Alexandra
Deuxs
S ENSEMBLE
1795-1995
avant la revolution
[fa. ' it
1
ad
riV 1 1 1
1 f AiMi 1
DEUX SIECLES ENSEMBLE
DU meme auteur
Une journee d'Ivan Denissovitch, Julliard, 1963.
La Maison de Matriona,
suivi de 1'Inconnu de Kretchetovka
et de Pour le bien de la cause, Julliard, 1966.
Le Pavillon des Cancereux, Julliard, 1968.
Le Premier Cercle, Laffont, 1968.
Les Droits de lecrivain, Seuil, 1969.
Zacharie l'Escarcelle et autres recits, Julliard, 1970.
La Fille d' Amour et l'Innocent, theatre, Laffont, 1971.
Aout quatorze (premiere version), Seuil, 1972.
Lettre aux dirigeants del'Union sovietique, Seuil, 1974.
L'Archipeldu Goulag, I et II, Seuil, 1974 ; III, Seuil, 1976.
Le Chene et le Veau, Seuil, 1975.
Lenine a Zurich, Seuil, 1975.
Flamme au vent, Seuil, 1977.
Le Declin du Courage, Seuil, 1978.
Message d'exil, Seuil, 1979.
LErreur de l'Occident, Grasset, 1980.
Les Tanks connaissent la verite, Fayard, 1982.
Les Pllralistes, Fayard, 1983.
Les Invisibles, Fayard, 1992.
Le « probleme russe » A la fin du xx e sieci.e, Fayard, 1994.
Ego suivi de Sur lefil, Fayard, 1995.
Nos jeunes, recits en deux parties, Fayard, 1997.
La Russiesous les decombres, Fayard, 1998.
Le Grain tombe entre les meules, Fayard, 1998.
Deux Recits de guerre, Fayard, 2000.
Dans la serie des CEuvres en version definitive
publiees aux Editions Fayard :
Tome 1. Le Premier Cercle, 1982.
Tome 2. Le Pavillon des Cancereux et autres recits, 1983.
Tome 3. CEuvres dramatiques, 1986.
Tome 4. L'Archipeldu Goulag, I, 1991.
La Roue rouge, Premier nceud, Aout quatorze, 1984.
La Roue rouge, Deuxi&me nceud, Novembre seize, 1985.
La Roue rouge, Troisieme nceud. Mars dix-sept,
Tome 1, Chapitres 1-170, 1992.
Tome 2, Chapitres 171-353, 1993.
Tome 3, Chapitres 354-531, 1998.
Tome 4, Chapitres 532-656, 2001.
Alexandre Soljenitsyne
DEUX SIECLES
ENSEMBLE
(1795-1995)
tome premier
Juifs et Russes
avant la revolution
traduit du russe par
Anne Kichilov, Georges Philippenko
et Nikita Struve
Fayard
Les chapitres 1 a 4 ont ete traduits par Nikita Struve,
les chapitres 5 a 8 par Anne Kichilov,
les chapitres 9 a 12 par Georges Philippenko.
© Alexandre Solj6nitsyne, 2001, pour la langue russe.
' Librairic Artheme Fayard, 2002, pour le monde entier
a l'exception de la langue russe.
ENTREE EN MATIERE
Dans mon travail d'un demi-si6cle sur l'histoire de la revolution
russe, je me suis heurte plus d'une fois au probleme des relations
entre Russes et Juifs. Son dard s'enfoncait a tout bout de champ
dans les evenements, la psychologie des horames, et suscitait des
passions chauffees a blanc.
Je ne perdais pas espoir qu'un auteur me devancerait et saurait
eclairer, avec 1' amplitude et l'equilibre necessaires, cet epieu incan-
descent. Mais nous avons plus souvent affaire a des reproches
unilateVaux : soit les Russes sont coupables face aux Juifs, pire, le
peuple russe est perverti depuis toujours, cela nous le trouvons a
profusion ; soit, a l'autre pole, les Russes qui ont traite de ce
probleme relationnel l'ont fait pour la plupart avec hargne, exces,
sans vouloir meme imputer le moindre merite a la partie adverse.
On ne peut dire que Ton soit en manque de publicistes ; notam-
ment chez les Juifs russes, ils sont bien plus nombreux que chez
les Russes. Neanmoins, malgre l'abondance d'esprits brillants et de
belles plumes, nous n'avons toujours pas de mise au jour et
d'analyse de notre histoire mutuelle qui puissent satisfaire les
deux parties.
II faut apprendre a ne pas faire craquer les fils deja si tendus de
cet entrelacement.
J'aurais aime ne pas eprouver mes forces sur un sujet aussi
epineux. Mais je considere que cette histoire - a tout le moins
1' effort pour y penetrer - ne doit pas rester « interdite ».
L'histoire du « probleme juif » en Russie (en Russie seulement ?)
est avant tout d'une exceptionnelle richesse. En parler signifie
8 DEUX SIECLES ENSEMBLE
entendre soi-memc des voix nouvclles et les donner a entendre au
lecteur. (Dans ce livre, les voix juives vont retentir bien plus
souvent que les voix russes.)
Mais les tourbillons du climat social font que Ton se trouve
communcment sur le fil du rasoir. On sent peser sur soi, des deux
cotes, toutes sortes de griefs et d' accusations, piausi'oles aussi bien
qu'invraiscmblables, qui vont en s'amplifiant.
Le propos qui me guide au fil de cet ouvragc sur la vie commune
des peuples russe et juif consiste a chercher tous les points d'une
comprehension mutuelle, toutes les voies possibles qui, ddbar-
rassees de ramertume du passe, puissent nous conduire vers
1'avenir.
Comme tout autre peuple, comme nous tous, le peuple juif est a
la fois sujet actif et objet passif de l'Histoire ; plus d'une fois il a
accompli, fut-ce inconscicmmcnt, d'importants desseins que
l'Histoire lui avait devolus. Le « probleme juif » a ete traite sous
les angles les plus divers, mais toujours avec passion et souvent
dans 1' auto-illusion. Pourtant, les evenements qui ont affecte tel ou
tel peuple au cours de l'Histoire n'ont pas toujours ete, loin de la,
determines par ce seul peuple, mais par tous ceux qui l'environ-
naient.
Une attitude trop passionnelle de Tune et 1'autre parties est humi-
liante pour elles. Ncanmoins, il ne saurait y avoir ici-bas de
probleme que les hommes ne puissent abordcr raisonnablement. En
parler ouvertement, amplement, est plus honnete, et, dans notre cas
precis, en parler est plus que necessaire. Hdlas, des blessures
mutuelles se sont accumulees dans la memoire populaire. Mais, si
Ton tait le passe, quand gu6rirons-nous la memoire ? Tant que
l'opinion populaire ne trouvera pas une plume pour l'eclairer, elle
restera une rumeur confuse, pire : mena9ante.
Nous ne pouvons nous abstraire definitivement des siecles
ecoules. Notre planete s'est rctrccie, et, quelles que soicnt les lignes
de partage, nous sommes a nouveau voisins.
Pendant de longues annces, je remettais ce livre a plus tard ;
j'aurais 6te heureux de ne pas prendre sur moi cette charge, mais
les dclais de ma vie etant presque epuises, me voici contraint de
l'assumcr.
Jamais je n'ai pu reconnaitre a personne le droit de celer quoi
que ce soit de ce qui a ete. Je ne peux pas non plus appeler a
ENTREE EN MATIERE 9
une entente qui serait fondce sur un eclairage fallacieux du passe.
J'appclle les deux parties - russe et juive - a chercher patiemment
a se comprendre, a reconnaitre chacune sa part de peche, car il est
si facile de s'en detourner : sur, ce n'est pas nous... Je m'evertue
ici sinccrcmcnt a comprendre les deux parties en presence dans ce
long conflit historique. Je me plonge dans les evenements, non dans
la polemique. Je cherche a montrer. Je n'entre dans les discussions
que dans des cas limites oil requite est recouverte par des couches
successives de mensonges. J'ose esperer que ce livre ne sera pas
accueilli par l'ire des extremistes et des fanatiques, qu'au contraire
il favorisera 1'entente mutuclle. J'espere trouver des interlocuteurs
bienveillants aussi bien parmi les Juifs que parmi les Russes.
Voici comment l'auteur a envisage sa tache et son but final :
essayer d'entrevoir, dans l'avenir des relations russo-juives, des
voies accessibles pouvant conduire au bien de tous.
1995
J'ai ecrit ce livre en me pliant uniquement a ce que me dictaient
les materiaux historiqucs et en cherchant des issues bienfaisantes
pour l'avenir. Mais ne nous leurrons pas : ces dernieres annees, la
situation de la Russie a evolue de facon si catastrophique que le
probleme etudie ici s'est trouve comme releguc a rarriere-plan et
n'a pas l'acuite des autres problemes russes d'aujourd'hui.
2000
DU PERIMETRE DE CETTE ETUDE
Quelles peuvent etre les limites de ce livre ?
Je me rends parfaitement compte de toute la complexity et de
l'ampleur du sujet. Je comprends qu'il comporte 6galement un
aspect metaphysique. On dit meme que le probleme juif ne pcut
rigoureusement se comprendre que d'un point de vue mystique et
religieux. Je reconnais bien sur la realite de ce point de vue, mais,
bien que de nombreux livres l'aient deja aborde, je pense qu'il reste
inaccessible aux hommes, qu'il est par nature hors de ported meme
des experts.
Pour autant, toutes les finalites importantes de 1'histoire humaine
recelent des interferences et des influences mystiques, cela ne nous
empeche pas de les examiner sur un plan historique concret. Je
doute qu'il faille necessairement faire appel a des considerations
superieures pour analyser des phenomenes qui se trouvent a notre
ported immediate. Dans les limites de notre existence terrestre, nous
pouvons dmettre des jugements sur les Russes comme sur les Juifs
a partir des criteres d'ici-bas. Ceux d'en haut, laissons-les a Dieu !
Je ne veux eclairer ce probleme que dans les categories de
l'Histoire, de la politique, dc la vie quotidienne et de la culture, et
quasi exclusivement dans les limites de deux siecles de vie
commune des Russes et des Juifs en un seul Etat. Jamais je n'aurais
ose aborder les profondeurs de l'Histoire juive, tri- ou quadri-mille-
naire, suffisamment representee dans de nombreux ouvrages et dans
des encyclopedies meticuleuses. Je ne compte pas non plus
examiner 1'histoire des Juifs dans les pays qui nous sont les plus
proches : Pologne, Allemagne, Autriche-Hongrie. Je me concentre
12 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ici sur les relations russo-juives, en insistant sur le xx* siecle, si
capital et si catastrophique dans la destinec de nos deux peuples.
Me fondant sur la dure experience mutuelle de notre coexistence,
je m'emploie a dissiper les erreurs dues a 1' incomprehension, les
accusations mensongeres, tout en rappelant en revanche les griefs
legitimes. Les ouvrages publies dans les premieres decennies du
xx? siecle n'ont guere eu le temps d'embrasser cette experience
dans sa totalite.
Bien evidemment, un auteur contemporain ne saurait pcrdre de
vue l'existence, depuis un demi-siecle, de 1'Etat d'Israel, ainsi que
son enorme influence sur la vie des Juifs et d'autres peuples dans
le monde entier. II ne le peut pas, ne serai t-ce que s'il veut avoir
une comprehension etendue sur la vie interne d'Israel et sur ses
orientations spirituelles - aussi, par des reflets incidents, cela doit-
il transparaitre dans ce livre. Mais ce serait une pretention exorbi-
tante de la part de l'auteur que d'introduirc ici une analyse des
problemes inherents au sionisme et a la vie d'Israel. J'accorde
neanmoins une attention toutc particuliere aux ecrits publies de nos
jours par les Juifs russes cultives qui ont vecu des dizaines d'annees
en URSS avant d'emigrer en Israel, et qui ont eu ainsi l'occasion
de repenser, a partir de leur propre experience, nombre de
problemes juifs*.
* Les notes bibliographiques appelecs par un chiffre sont de l'auteur. Parmi celles-ci,
celles marquees d'un astdrisque renvoient a une refdrence de seconde main.
Les notes explicatives appelees par un astdrisque sont des traducteurs.
MENTIONS ABREGEES DES PRINCIPALIS SOURCES
CITEES EN NOTES PAR L'AUTEUR
EJ : Encyclopedic juive en 16 volumes, Saint- Petersbourg, Socicte
pour la promotion des editions juives scientifiques et ed. Brokhaus et
Efron, 1906-1913.
EJR : Rossiskaia Evreiskai'a Entsiklopedia [Encyclopedie juive
russe], M. 1994, 2 e edition en cours de publication, corrigee et
augmentee.
LMJR : Kriga o rousskom evrei'stve : ot 1860 godov do Revo-
lioutsii 1917 g. [Livre sur le monde juif russe : des annees 1860 a la
revolution de 1917], New York, 6d. de l'Union des Juifs russes, 1960.
MJ : Evrei'skii mir [Le Monde juif], Paris, Union des intellectuels
russo-juifs.
PEJ : Petite encyclopedie juive, Jerusalem, 1976, ed. de la Societe
pour 1'etude des communautes juives.
RHR : Istoriko-revolutsionnyi sbornik [Recueil historique revolu-
tionnaire], sous la direction de V. I. Nevski, en 3 vol., M. L., GIZ,
1924-1926.
RiE : Rossia i evrei [La Russie et les Juifs], Paris, YMCA Press,
1978 (ed. originale, Berlin, 1924).
Chapitre premier
EN ENGLOBANT LE XVIII C SIECLE
Cet ouvrage n'etudie pas la presence des Juifs en Russie avant
1772. Nous nous limiterons i rappeler en quelques pages les
pdriodes anterieures.
On pourrait prendre pour point de depart des relations entre Juifs
et Russes les guerres entre la Russie de Kiev et les Khazars*, mais
ce ne serait pas rigoureusement exact, car seule I' elite dirigeante
des Khazars etait d'origine juive, eux-memes eteient des Turcs
convertis au judai'sme.
A suivre les propos d'un auteur juif bien informe du milieu de
notre siecle, Julius D. Brutskus, une partie des Juifs de Perse
avaient gagne par le detroit de Derbent le bassin inferieur de la
Volga ou, a partir de l'an 72, s'etait elevee Itil, la capitale du
kaganat khazar 1 . Les chefs ethniques des Turco- khazars (idolatres
a cette epoque 2 ) ne voulaient ni de 1' islam (pour n'avoir pas a se
soumettre au khalife de Bagdad), ni du christianisme (pour eviter
la tutelle de l'empereur de Byzance). Ainsi, pres de 732 tribus
adopterent la religion juive. II y avait bien evidemment une colonie
juive dans le royaume du Bosphore 2 (en Crimee, dans la presqu'tle
1 . J.D. Brutskus, Istoki rousskogo evrei'stva (Les origines des Juifs russes), in
Annuaire du monde juif, 1939. Paris, 6d. de l'Union des intellectuels russo-juifs,
pp. 17-23.
2. EJ, t. 15, p. 648.
* Ancien peuple de race turque 6tabli depuis une haute Antiquite dans la region de la
Basse- Volga. Au vn c siecle, ils fonderent un vaste empire, de l'Oural au Dniepr, qui
ddclina au y? siecle apres leur defaite par le prince de Kiev, Sviatoslav (966).
16 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de Taman) ou l'empereur Hadrien transfera les prisonniers juifs en
137, apres le sac de Bar-Kokhba*. Par la suite, la population
juive de Crimee s'y maintint durablement, aussi bien sous les
Goths que sous les Huns ; Kafa (Kcrtch), en particulier, resta
juive. En 933, le prince Igor** s'empara pour un temps de Kertch ;
son fils Sviatoslav*** reprit aux Khazars tout le bassin du Don.
En 969, les Russes occupaient tout le bassin de la Volga, avec
Itil, et les bateaux russes faisaient leur apparition prcs de Semender,
sur le littoral de Drebent. II ne restait des Khazars que les
Koumiks**** au Caucase, tandis qu'en Crimee ils avaient
constitue avec les Polovtsiens***** la pcupladc des Tatars de
Crimee. (Toutcfois, les Karai'mes ****** et les Juifs de Crimee
ne passerent pas a l'islam). C'est Tamerlan qui mit fin a l'existcnce
des Khazars.
Cependant, certains chercheurs supposent - mais sans preuves
precises - qu'un important contingent de Juifs emigra en direction
de 1'ouest et du nord-ouest a travers l'espace meridional russe.
L'oricntaliste Avrakham Garkavi affirme que la communaute
juive de la future Russie « a ete formee par des Juifs venus des rives
de la mer Noire et du Caucase, ou avaient vccu lcurs ancetres apres
les captivitcs assyrienne et babylonienne \ » J. rutskus n'est pas
loin de partager ce point de vue. (Une opinion voudrait que ce
soient la les rcliquats des dix tribus ******* « disparues » du
Royaume d'Israel.) Ce mouvement de population a pu encore
continuer quelque temps apres la prise dc Tmoutarakan (1097)
par les Polovtsiens. Garkavi pense que la langue parlee de ces
3. PEJ, I. 2, p. 40.
* Fondd en -480 par les Grecs, conquis par Milhridate en - 107, il se maintint sous
protectorat romain jusqu'au iv c siecle.
** Prince de Kiev (912-945), successeur d'Oleg le Sage.
*** Grand-prince de Kiev (964-972).
**** Peuple dc langue turquc ; Etat independant au XV* siecle, annexe" a la Russie en
1784.
***** Peuple de langue turque, venu d'Asic centralc occuper les steppes du sud de la
Russie au xi c siecle.
****** Peuple de langue turque professant une foi similaire au judai'sme, mais sans
reconnaitrc le Talmud (environ 5 900 en 1959).
******* Apres la mort de Salomon, sous le regne de Roboam, dix des douze tribus
d'Israel se sdparerent de la Maison de David, formerent le Royaume d'Israel et furent
ensuite punies et disperses.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 1 7
Juifs, du moins depuis le LX e siecle, aurait ete le slave : ce n'est
qu'au xvn e , lorsque les Juifs ukrainiens, fuyant les pogroms de
Khmelnitski*, ont emigre en Pologne, qu'ils ont adopte le yiddish,
la langue parlee des Juifs installes dans ce pays.
Les voies par lesquelles les Juifs arriverent a Kiev et s'y
etablirent furcnt multiples. Du temps d'Igor, deja, la ville basse
s'appelait Kozary ; Igor y a transfere en 933 les prisonniers juifs
de Kertch, en 965 sont venus des prisonniers juifs de Crimee, en
969 des Khazars d'ltil et de Scmendcr, en 989 de Chersonese, en
1017 de Tmoutarakan. Kiev a vu venir aussi des Juifs d'Occident :
avec les caravanes commerciales d'ouest en est, peut-etre meme, a
partir du xi e siecle, suite aux persecutions sevissant en Europe du
temps de la premiere croisade 4 .
Des chercheurs plus recents confirment l'origine khazare de
l'« element juif » dans Kiev au xi e siecle. Voire plus tot : au
tournant des ix e et x e siecles, on a note a Kiev la presence d'une
« administration et d'une garnison khazares ». Et, « des la premiere
moitie du xi e siecle, 1' element juif et khazar a Kiev... jouait un role
important 5 ». Kiev aux ix e et x c siecles etait une ville multi-
nationale, tolerante envers les differentes ethnies. Ainsi, a la fin du
x e siecle, au moment oil Vladimir** choisissait une foi nouvelle pour
les Russes, on ne manquait pas de Juifs a Kiev, et parmi eux se
trouvaient des personnes instruites qui lui avaient propose la foi
juive. Mais le choix fut different de celui fait en Khazarie deux
cent cinquante ans plus tot. Karamzine transpose le reck de la facon
suivante : « Apres avoir entendu les Juifs, il demanda : Ou est leur
patrie ? - A Jerusalem, repondirent les predicateurs, mais Dieu,
dans Sa colere, nous a disperses sur des terres etrangeres. - Punis
par Dieu, vous osez enseigner autrui ? repliqua Vladimir. Nous
ne voulons pas nous trouver, comme vous, prives dc notre
4. EJ. t. 9, p. 526.
5. V N. Toporov, Sviatost i sviatye v russkoT doukhovnoi' koultoure (La saintetd ct les
saints russes dans la culiure russe spirituelle), t. 1, M. 1995, pp. 283-286, 340.
* Hetman. chef ukrainien (1593-1657), souleva victorieusement les Cosaques ukrai-
niens contre la Pologne avec l'aide des Talars de Crimee. En 1654, obtinl la protection
de Moscou et devint le vassal du tsar Alexis Mikhai'lovitch.
** Saint Vladimir (956-1015), tils de Sviatoslav, devint le souverain unique de la
Russie kilvienne dont il est considdre comme le fondateur. Se convertit au christianisme
byzantin qu'il dtablit dans tout le pays (988).
1 8 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
patrie 6 . » Apres le bapteme de la Russie, ajoute Brutskus, une partie
des Juifs kazars s'est egalement convertie au christianisme ; mieux,
l'un des leurs, Luc Jidiata 7 , a ete a Novgorod l'un des premiers
eveques russes et auteurs d'ecrits spirituels.
La coexistence a Kiev des deux religions, chretienne et juive, a
amene ineluctablement les plus doctes a se livrer a un intense
travail comparatif. En particulier, cela a donne naissance au fameux
(dans la litterature russe) Sermon sur la Loi et la Grdce (milieu du
xr 3 siecle), dans lequel s'affirme pour les siecles a venir la profonde
conscience chretienne des Russes. « La polemique y est aussi
fraiche, aussi vivace que dans les epitres apostoliques 8 . » Et ce
n'etait la que le premier siecle du christianisme en Russie. Les Juifs
suscitaient un vif interet chez les Russes de ce temps de par leurs
reflexions religieuses, et a Kiev les contacts etaient frequents. Cet
interet revetait un caractcre plus eleve que celui que fera naitre la
nouvelle cohabitation au xvm e siecle.
Puis, pendant plus d'un siecle, les Juifs ont participe intensement
a la vaste activite commerciale de Kiev. « Dans la nouvelle enceinte
de la ville (achevee en 1037), il y avait des Portes juives qui don-
naient sur le quartier des Juifs 9 . » Les Juifs de Kiev ne rencontraient
aucune restriction ni agressivite de la part des princes qui les prote-
geaient - entre autres, Sviatopolk Iziaslavitch* - car le commerce
et l'csprit d'entreprise des Juifs profitaient au Trcsor.
En 1113, apres la mort de Sviatopolk, quand Vladimir (dit plus
tard Monomaque) hesitait encore, par scrupule, a occuper le trone
de Kiev avant les enfants de Sviatoslav, « des mutins, profitant de
la vacance du pouvoir, pillerent la maison du chef de la milice
(tysiatchnik) ainsi que celles de tous les Juifs qui se trouvaient dans
la capitale sous la protection du cupide Sviatopolk... A l'origine de
cette revolte, semble-t-il, la rapacite des preteurs juifs : profitant
sans doute de la rarete de 1' argent a cette 6poque, ils pressuraient
6. N. M. Karamzine, Istoria gosoudarstva Rossiiskogo (Histoire de la nation russe),
Saini-Petersbourg, 1842-1844, t. 1, p. 127. Cf. egalement : S. M. Soloviev, Istoria Rossii s
drevneichikh vremen (Histoire de la Russie depuis les origines) en 15 volumes, M. 1962-
1966, t. I, p. 181.
7. Brutskus, pp. 21-22 ; EJ. t. 7, p. 588.
8. Toporov.l. 1, p. 280.
9. PEJ, t. 4, p. 253.
* Successivement prince de Polovsk, de Tomov et de Kiev (1050-11 13).
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 19
les debiteurs par des taux usuraires demesures l0 ». (On trouve par
exemple, dans le reglement de Vladimir Monomaque, des indica-
tions selon lesquellcs les usuriers de Kiev prenaient jusqu'a 50 %
d'interet annuel). Karamzine fait ici reference aux chroniques et
aux ajouts de V. N. Tatischev*. Tatischev nous dit : « Ensuite ils
ont me" beaucoup de Juifs et pille leurs maisons, car ceux-ci avaient
commis de nombreuses exactions et avaient beaucoup nui au
negoce des Chretiens. Nombre d'entre eux, reunis autour de leur
synagogue, se sont retrenches et se sont defendus du mieux qu'ils
purent en demandant qu'on attendit l'arrivee de Vladimir. » Une
fois ce dernier arrive\ les Kieviens « lui demanderent ouvertement
de mettre les Juifs a la raison, car ils avaient prive les Chretiens de
toute possibility de commerce alors qu'ils avaient eu sous Svia-
topolk grandes liberte et autorite... En outre, ils avaient rdussi a
attirer beaucoup de gens a leur religion ". »
De l'avis de M. N. Pokrovski, le pogrom de Kiev de 1113 revetit
un caractere social et non pas national. (II est vrai, on ne connait
que trop l'adhesion aux interpretations sociales de cet historien
des « classes ».)
Apres avoir occupe" le trone de Kiev, Vladimir repondit aux plai-
gnants en ces termes : « Dans la mesure ou ils [les Juifs] ont p6n£tre
dans de nombreuses principautes et s'y sont fixes en grand nombre,
il ne me convient pas, sans l'avis des princes et a l'encontre du
droit..., d'autoriser qu'on les pille et qu'on les tue, ce qui pourrait
entrainer la mort de beaucoup d' innocents. A cet effet, je vais sans
attendre convoquer les princes en conseil n . » Le conseil adopta une
loi limitant l'usure qui fut introduite par Vladimir dans le code de
Iaroslav. Karamzine, suivant en cela Tatischev, laisse entendre que,
par decision du conseil, Vladimir « a exile tous les Juifs et que,
depuis ce temps-la, il n'y en a plus eu dans notre patrie ». Mais il
se corrige aussitot : « Dans les chroniques, il est dit au contraire
qu'en 1124 (quand eut lieu un grand incendie), les Juifs de Kiev en
soujfrirent particulierement : e'est done qu'ils n'avaient pas 6t6
10. Karamzine, t. 2, pp. 87-88.
11. V. N. Tatischev, Histoire russe en 7 volumes, t. 2, M. 1963, p. 129.
12. Ibidem, p. 129.
* 1686-1750, collaboratcur de Pierre le Grand, historien, geographe, crdateur de
l'historiographie russc moderne.
20 DEUX SIECLES ENSEMBLE
expulses'l » Brutskus explique que « c'etait tout un quartier dans
la plus belle partie de la ville... pres des Portes juives, a deux pas
des Portes d'Or 14 ».
Du moins, a Vladimir*, un Juif avait gagne la confiance d' Andre
Bogolioubski**. « Au nombre des intimes d' Andre se trouvait
aussi un certain Efrem Moizitch, dont le patronyme Moizitch ou
Moiseevitch revele une origine juive » - c'est lui, a en croire les
chroniqueurs, qui fut Tun des instigateurs du complot qui couta la
vie a Andre 15 . Mais la chronique note egalement que sous Andre
Bogolioubski, « il est venu des regions de la Volga beaucoup de
Bulgares et de Juifs qui recevaient le bapteme », et qu'apres la
mort d' Andre, son fils Georges s'est enfui au Daghestan aupres du
prince juif 16 .
De facon generate, pour toute la penode de la Russie de
Souzdal***, les informations sur les Juifs sont parcimonieuses,
comme l'etait sans doute leur nombre.
V Encyclopedic juive note que, dans les epopees russes, le « Roi
des Juifs » apparait comme l'une des appellations preferees pour
designer l'ennemi de la foi chretienne, tout comme le preux-juif
dans les bylines**** sur Ilya et Dobrynia 17 . II se pourrait qu'il y
ait la de lointaines reminiscences de la lutte avec la Khazarie. Mais
on y decele aussi le fondement religieux de Thostilite ou de la
reserve a l'encontre des Juifs qui souhaitaient s'installer en Russie
moscovite.
L' invasion des Tatars mit fin a l'exuberante activite commerciale
en Russie de Kiev et, apparemment, de nombreux Juifs partirent
alors pour la Pologne. (Toutefois, ayant peu souffert de l'invasion
tatare, des peuplements juifs se sont conserves en Volhynie et en
Galicie.) L'Encyclopedie precise : « Au moment de l'invasion des
Tatars (1239) et de leur mise a sac de Kiev, les Juifs ont 6galement
13. Karamzine, t. 2. Notes, p. 89.
14. Brutskus, p. 23.
15. Soloviev, livre I. p. 546.
16. Brutskus, p. 26.
17. EJ, t. 9, p. 5.
* Principaute' russe rattach6e a Moscou au milieu du xv c siecle.
** Grand-Prince de Vladimir et de Souzdal (env. 1110-1174).
*** Principaut6 russe rattachec a Moscou au milieu du xv e siecle.
**** Chansons de geste russes.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 21
souffert, mais, dans la seconde moitie du xm e siecle, les grands
princes les inviterent a s' installer a Kiev qui se trouvait sous
l'autorite supreme des Tatars. Jouissant des privileges reserves
aux Juifs en d'autres terres tatares, les Juifs de Kiev ont de ce fait
attire" sur eux la haine des citadins l8 . » On observe le meme
phenomene non seulement a Kiev, mais aussi dans les villes de la
Russie du Nord ou la domination tatare avait fraye « un chemin a
de nombreux marchands etrangers, de Kharaz ou de Khiva, de
longue date rompus au commerce et aux astuces de la cupidite :
ces gens-la achetaient aux Tatars le droit de prdlever le tribut,
ils pratiquaient une usure exorbitante a l'egard des pauvres, et,
en cas de non-paiement, les declaraient esclaves et les emmenaient
en captivite. Les habitants de Vladimir, de Souzdal, de Rostov
perdirent bientot patience et se souleverent unanimement, au son
des cloches, contre ces mechants usuriers : certains furent rues, les
autres chasseV 9 ». Les revokes devaient etre reprimes par l'armee
du khan, mais, grace a l'entremise du prince Alexandre de la
Neva*, celle-ci ne vint pas. Enfin, « des archives du xv 6 siecle
mentionnent des Juifs de Kiev, collecteurs d'impots, jouissant de
fortunes importantes 20 ».
« Le mouvement des Juifs de Pologne vers Test », entre autres
pays, vers la Bielorussie, « est decelable au xv e siecle : on trouve
des Juifs qui ont afferme la collecte des taxes douanieres et autres
a Minsk, Polotsk », Smolensk, mais il ne se forme encore aucune
communaute sedentaire. Neanmoins, apres l'eph£mere exil des
Juifs de Lituanie (1495), « ce mouvement vers Test a repris avec
une energie particuliere au debut du xvi c siecle 21 ».
La penetration des Juifs en Moscovie a ete tout a fait insigni-
fiante, bien que la venue de « Juifs influents a Moscou ne rencontrat
alors aucun obstacle 22 ». Mais, a la fin du xv c siecle, eurent lieu
18. Ibidem, p. 517.
19. Karamzine, I. 4, pp. 54-55.
20. PEJ, t. 4, p. 254.
21. EJ, t. 5, p. 165.
22. Ibidem, 1. 13, p. 610.
* Grand-due de Novgorod puis grand-prince de Vladimir, saint (1220-1263), battit en
1240 les Su6dois sur les bords dc la Neva, et en 1242 les chevaliers Teutoniques ;
gouverna comme vassal des Mongols, mais obtint la reduction du tribut qui leur 6tait
pay6.
22 DEUX SIECLES ENSEMBLE
au coeur mcme du pouvoir administratif et rcligieux en Russie dcs
evenements qui, sans faire, semble-t-il, grand bruit, ont pu entrainer
de mena§ants remous et de profondes consequences dans le
domaine spirituel. C'est ce qu'on a appele l'«heresie des judai-
sants ». Selon l'expression de son pourfendeur, Joseph de Voloko-
lamsk, « la pieuse terre russe n'avait pas vu pareille tentation depuis
les temps d'Olga* et de Vladimir 23 ».
Karamzine en relate les debuts en ces termes : le Juif Skharia,
arrive en 1470 de Kiev a Novgorod, « reussit a seduire deux pretres,
Denis et Alexis ; il les convainquit que la loi de Mo'ise est seule
divine ; que l'histoire du salut est une invention ; que le Christ
n'etait pas encore ne, qu'il ne faut pas venerer les icones, etc. Ainsi
naquit l'heresie judaique 24 ». Soloviev ajoute que Skharia dut son
succes « au concours de cinq complices, tous juifs », et que cette
heresie etait « apparemment un melange de judaisme et de rationa-
lisme Chretien, qui niait le mystere de la Sainte Trinite et la divinite
de Jesus-Christ 25 ». A la suite de quoi, « le pope Alexis prit le nom
d' Abraham, donna a sa femme celui de Sarah, et debaucha, avec
Denis, de nombreux clercs et laics... Mais on comprend mal que
Skharia ait pu si aisement multiplier le nombre de ses disciples a
Novgorod si sa sagesse consistait seulement a refuser le christia-
nisme et a exalter le judaisme... II est vraisemblable que Skharia
ait abuse les Russes par la Kabbale, une science attrayante pour les
ignorants et les curieux, fameuse au xv e siecle, quand les plus
savants dcs hommes... cherchaient en cllc reponse a tous les
problemes qui se posaient a 1' intelligence humaine. Les kabbalistes
se targuaicnt... de connaitre tous les mysteres de la Nature, de
pouvoir expliquer les songes, de pre voir l'avenir, de commander
aux esprits 26 ... ».
Inversement, J. Hessen, historien juif du xx e siecle, estime - sans
citer, il est vrai, aucune source - « tout a fait etabli que les Juifs
n'ont pris aucune part ni a l'etablissement de l'heresie, ni a sa
23. Karamzine, t. 6. p. 121.
24. Ibidem, p. 121.
25. Soloviev, livre III, p. 185.
26. Karamzine, t. 6, pp. 121-122.
* Sainte Olga (?-969), princesse de Kiev, epouse du prince Igor dont elle fut veuve
en 945 ; exerca la regence jusqu'a I'avenement de son Ills Svialoslav. Convertie en 954,
elle ne reussit cependant pas a re"pandre le christianisme dans tout le pays.
EN ENGLOBANT LE XVIII* S1ECLE 23
propagation ulterieure 27 ». Le Dictionnaire encyclopedique de
Brockaus et Efron affirme que « l'element juif proprement dit n'a
joue, semble-t-il, aucun role notable dans cette doctrine et s'est
limite a quelques rites 28 ». Pourtant, « 1' influence juive sur la secte,
apres la publication du Psautier des juda'isants, entre autres ecrits...,
doit etre aujourd'hui considered comme tranchee dans un sens
affirmatif 29 ».
« Les heretiques de Novgorod gardaient un exterieur decent,
avaient l'air d'humbles ascetes, zeles dans raccomplissement des
actes de piete 30 », ce qui «leur attira l'attention du peuple et
concourut a la rapide diffusion de l'heresie" ». Quand Ivan III*
vient a Novgorod apres la chute de la ville, il emmene avec lui les
deux instigateurs de l'herdsie, Alexis et Denis, et, eu egard aux
merites de leur piete, les eleve en 1480 au rang d' archiprctres des
cathedrales de l'Assomption et de l'Annonciation au Kremlin. « lis
y apporterent le schisme, dont la racine resta a Novgorod. Alexis
obtint les faveurs particulieres du Souverain, avait entree libre chez
lui », et, par son enseignement dispense en secret, seduisit non
seulement certains hauts dignitaires de 1'Etat et de l'Eglise, mais
convainquit le grand-prince d'elever a la dignite de metropolite
- autrement dit de placer a la tete de toute l'Eglise russe - 1' archi-
mandrite Zosime** qu'il avait converti a son her^sie. En outre, il
convertit a cette heresie Helene, la belle-fille du grand-prince,
veuve de Jean le Jeune*** et mere de l'eventuel hdritier du trone, « le
petit-fils bien-aim6 » Dimitri**** 12 .
27. /. Hessen, I&toria cvrei'skogo naroda v Rossi i (Histoire du peuple juif en Russie),
en 2 vol., 1. 1, Leningrad, 1925, p. 8.
28. Dictionnaire encyclop&liquc en 82 volumes, Saint-P6tersbourg, 1890-1904, t. 22,
1904, p. 943.
29. EJ, t. 7, p. 577.
30. Karamzine, t. 6, p. 122.
31. Soloviev, livre III, p. 185.
32. Karamzine, I. 6, pp. 120-123.
* Ivan HI le Grand (1441-1505), grand-prince de Moscou a partir de 1402, mit fin a
la suzerainete mongole.
** Eleve a la dignite" supreme de mdtropolite de Moscou en 1490, qu'il abandonna en
1414, ofriciellement pour raisons de sante\
*** Jean dit « le Jeune », fils du grand-prince Jean III, mourut a 32 ans en 1490.
**** Fils de Jean le Jeune (1483-1509), prive de son droit d'heritier du trone par son
oncle Basile, n6 du second mariage de son grand-pcrc avec la princesse Sophie Paleo-
logue, et moit en prison.
24 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Le rapide et facile succes de ce mouvement ne laisse pas
d'etonner. II s'explique sans doute par un interet reciproque.
« Quand furent traduits en russe le Psautier des judaisants et
d'autres ceuvres qui avaient pour but de seduire le lecteur russe et
etaient nettement antichretiennes, on aurait pu croire que seuls les
Juifs et le judaisme y seraient interess6s. » Cependant, « le lecteur
russe trouvait lui aussi de 1' interet a la traduction des textes rcli-
gieux juifs », d'oii « le grand succes de la propagande des "judai-
sants" dans les differentes couches de la societe 33 ». La vivacite" et
la vigueur de ces contacts rappellent ceux qui s'etaient deja mani-
festos a Kiev au xi e siecle.
Cependant, vers 1487, l'archeveque de Novgorod, Guennadius,
avait d6piste l'heresie, envoys a Moscou des preuves irrefutables,
et s'etait attache a 1' investigation et a la refutation de cette heresie
jusqu'a ce qu'un concile se reunisse en 1490 pour en debattre (sous
la houlette du metropolite Zosime, recemment consacre). « Avec
effroi, ils entendirent les accusations de Guennadius : ces renegats
deblaterent contre le Christ et la Mere de Dieu, crachent sur les
croix, disent des icones que ce sont des idoles, les dechiquettent
avec les dents, les jettent dans des endroits impurs, ne croient ni au
Royaume des cieux ni a la Resurrection des morts, et, silencieux
face a des chretiens zeles, cherchent impudemment a devergonder
les faibles 34 . » « L' arret rendu par le concile montre que les "judai-
sants" ne reconnaissaient pas dans le Christ le Fils de Dieu... ensei-
gnaient que le Messie n'etait pas encore venu... veneraient le sabbat
vetero-testamentaire "plus que le jour de la Resurrection du
Seigneur" 35 . » Lors du concile, on avait propose que les heretiques
fussent mis a mort - mais, de par la volonte d'lvan III, ils ne furent
condamnes qu'a la reclusion, et l'heresie fut anathemisee. « Un tel
chatiment, vu les rigueurs du temps et 1' importance du mefait, 6tait
des plus clementes 36 . » Les historiens sont unanimes a expliquer
cette mansuetude d'lvan par le fait que l'heresie, ayant couve sous
son propre toit, avait ete adoptee par des personnalites connues,
influentes, notamment par le tres puissant secretaire d'Etat (faisant
alors fonction en quclque sorte de ministre des Affaires etrangeres)
33. Toporov.l. 1, p. 357.
34. Karamzine, t. 6, p. 123.
35. EJ, t. 7, p. 580.
36. Karamzine, t. 6, p. 123.
EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 25
Fedor Kouritsyne, « fameux par son savoir et ses capacites 37 ».
«L'etrange liberalisme de Moscou avait pour origine la breve
"dictature du coeur" exercee par F. Kouritsyne. Les seductions de
son cabinet secret avaient prise sur le grand-prince lui-meme et sur
sa belle-fille... L'hercsie non seulement ne s'etiola pas, mais fleurit
de plus belle et se propagea... A la cour moscovite..., l'astrologie
et la magie 6taient a la mode, de meme que la tentation d'une
revision pseudo-scientifique de l'ancienne conception moyenageuse
du monde » ; un ample courant « de libre-pens6e soutenu par les
tentations du savoir et 1' ascendant de la mode 18 ».
U Encyclopedic juive suppose aussi qu'Ivan HI « ne s'est pas
oppose" i l'heYdsie pour des considerations politiques. Avec l'aide
de Skharia, il esperait accroitre son influence en Lituanie», et
voulait en outre preserver les bonnes dispositions des Juifs de
Crimee : « du prince-proprietaire de la presqu'ile de Taman,
Zacharie de Grisolfie », ainsi que du Juif de Crimee Khozi Kokos,
proche du khan Mengli-Guirc "\
Apres le concile de 1490, Zosime entretint pendant quelques
annees encore une societe secrete, mais il fut a son tour demasque"
et, en 1494, le grand-prince lui demanda, sans jugement et sans
bruit, de se retirer comme de son propre gre dans un monastere.
« Neanmoins, l'hercsie ne faiblit pas : il fut meme un temps (1498)
oti ses adeptes faillirent prendre tout le pouvoir a Moscou et ou
leur candidat, Dimitri, tils de la princesse Helene, fut couronne
tsar 40 . » Mais Ivan III ne tarda pas a se reconcilier avec sa femme
Sophie Paleologue, et, en 1502, son fils Basile herita du trone
(Kouritsyne, a l'epoque, 6tait deja mort.) Pour ce qui est des here-
tiques, les uns furent brules vifs, d'autres emprisonnes, certains
s'enfuirent en Lituanie « ou ils embrasserent formellement le
judai'sme 41 ».
Notons que cette lutte contre l'hercsie des « judai'sants » donna
une impulsion a la vie spirituelle de la Russie moscovite de la fin
du xv c et du debut du xvi e siecle, a la prise de conscience de la
37. Soloviev, livre III. p. 168.
38. A.V. Karlachev, Olcherki po istorii Russkoi Tserkvi (Essais sur l'histoire de
l'Eglise russe) en 2 vol., Paris, 1959, t. I, pp. 495, 497.
39. EJ, 1. 13, p. 610.
40. Ibidem, t. 7, p. 579.
41. PEJ, t. 2, p. 509.
26 DEUX SIECLES ENSEMBLE
necessite de l'instruction rcligieuse et d'ecoles pour le clerge ; le
nom de l'6veque Gucnnadius est associe a la compilation et a
1' edition de la premiere Bible slavonne, qui n'existait pas encore
en tant que corpus dans 1' Orient orthodoxe. Avec 1' invention de
rimprimerie, « quatre-vingts ans plus tard, cette meme Bible de
Guennadius... fut publiee a Ostrog (1580-1582), premiere Bible
traduite en slavon d'eglise, devancant par la tout l'Orient
orthodoxe 42 ». S. F. Platonov tire les conclusions generates sui-
vantes : « Le mouvement des "judai'sants" recelait sans nul doute
des elements du rationalisme occidental... ; l'heresie avait ete
condamnee, ses predicateurs martyrises, mais 1' atmosphere de
critique et de scepticisme envers le dogme et la structure de
l'Eglise, qu'ils avaient suscitee, n'avait pas disparu 43 . »
La recente Encydopedie juive rappelle « les suppositions selon
lesquelles une attitude tres negative envers le judai'sme et les Juifs a
pris naissance en Russie moscovite, ou clle etait inconnue jusqu'au
xvi e siecle », a l'occasion de cette lutte contre les « judai'sants 44 ».
Cela paratt assez vraisemblable, vu les dimensions spirituelles et
politiques de cette heresie. Mais J. Hessen s'inscrit en faux contre
cette opinion : « II est significatif que la coloration specifique de
l'heresie en tant que "judai'sante" n'a pas empeche le succes de la
secte et, de facon generate, n'a pas suscite d'attitude agressive
envers les Juifs 45 . »
Durant ces memes siecles, du xm e au xvm e , dans la Pologne
voisine s'etait creee, developpee, affermie dans des coutumes
stables une tres importante communaute juive qui devait servir de
base a la future population juive de Russie, jusqu'a devenir au
xx e siecle la fraction la plus importante du judai'sme mondial. Au
xvr 2 siecle « se produisit une importante migration de Juifs polonais
et tcheques » vers l'Ukraine, la Bielorussie et la Lituanie 46 . Au
XV s siecle, les marchands juifs de l'Etat polono-lituanien se
rendaient encore librement a Moscou. Mais, sous Ivan le Terrible,
la situation changea : l'entree aux marchands juifs fut interdite. Et
quand, en 1550, le roi polonais Sigismond-Auguste exigea que le
42. Kartachev, t. 1 , p. 505.
43. S. F. Platonov, Moskva i Zapad (Moscou et TOccident), Berlin, 1926, pp. 37-38.
44. PEJ, t. 2, p. 509.
45. Hessen, t. 1, p. 8.
46. Bruiskus; CM, t. 1, p 28.
EN ENGLOBANT LE XVIII C SIECLE 27
libre acces a la Russie leur fut accorde, Ivan opposa un refus en
ces termes : « Ne pas permettre aux Juifs de se rendre dans nos
Etats, car Nous ne voulons voir dans Nos Etats aucun mal, Nous
voulons au contraire que Dieu accorde aux hommes dans Nos Etats
de vivre dans la paix, sans aucun trouble. Et toi, Notre frere,
desormais ne Nous ecris plus a propos des Juifs 47 », car ils ont
cherche a « detourner les Russes du christianisme, ont introduit
dans Nos terres des drogues nuisibles, et ont fait de nombreuses
miseres a Nos gens 48 ».
Une legende voudrait que lors de la prise de Polotsk en 1563,
c£dant aux plaintes des habitants russes «contre les mauvaises
actions et oppressions » des Juifs, des fermiers et hommes de
confiance des magnats polonais, Ivan IV cut enjoint a tous les Juifs
de se faire baptiser sur-le-champ ; quant aux recalcitrants, au
nombre exact de trois cents, il aurait ordonne" de les noyer illico,
en sa presence, dans la Dvina. Mais les historiens serieux, tel
J. Hessen, non seulement ne confirment pas cette version, meme
edulcoree, mais ne la mentionnent pas.
En revanche, Hessen ecrit que, sous le faux-Dimitri* (1605-
1606), des Juifs firent leur apparition a Moscou « en nombre relati-
vement important », ainsi que divers etrangers. Aprds la fin du
Temps des Troubles**, on fit savoir que le faux-Dimitri II***
(le « Brigand de Touchino ») etait « d'origine juive 49 ». Pour ce
qui est de l'origine de ce « Brigand de Touchino », les sources
divergent. Certains affirment qu'il etait le fils d'un pretre d'Ukraine
et repondait au nom de Matthieu Verevkine ; « ou bien un Juif...,
comme il est dit dans les documents officiels ; si Ton en croit un
historien etranger, il connaissait l'hebreu, lisait le Talmud, les livres
des rabbins... Sigismond a envoye un Juif qui se faisait passer pour
47. EJ, t. 8, p. 749.
48. Hessen, t. 1. pp. 8-9.
49. Ibidem, p. 9.
* Pcrsonnage mysterieux qui prdtendail etre le (ils d'lvan IV. et qui, venu de Pologne
avec l'appui d'une armec de mercenaires polonais, s'empara de Moscou et y regna de
juin 1605 a mai 1606, date a laquelle il fut tue par des opposants.
** Pdriode agitee (1598-1613) entre l'extinction de la lignee des princes issus de
Riourik et l'avenement des Romanov.
*** Personnage lui aussi mysterieux qui se fit passer pour le vrai Dimitri en 1607 et
reussit a se maintenir en differentes villes proches de Moscou jusqu'en 1610, date a
laquelle il fut assassine a Kalouga.
28 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le tsarevitch Dimitri 50 ». L' Encyclopedic juive dit : « Des Juifs
faisaient partie de la suite de l'imposteur et eurent a souffrir lors
de sa chute. Selon certains renseignements... le faux-Dimitri II etait
un Juif baptise qui avait servi dans la suite du faux-Dimitri I cr51 . »
Arrives en grand nombre en Russie pendant le Temps des
Troubles, les Polono-Lituaniens ont 6t6, a Tissue de cette penode,
limit.es dans leurs droits, et « les Juifs venus de ces pays parta-
geaient le sort de leurs compatriotes » auxquels on avait interdit
de se rendre avec leurs marchandises a Moscou et dans les villes
avoisinantes 52 . L' accord entre Moscovites et Polonais sur 1' ac-
cession au trone de Vladislav* stipulait : «I1 ne faut pousser
personne a embrasser la foi romaine ou d'autres confessions, et on
ne doit pas permettre aux Juifs d'entrer dans 1'Etat moscovite pour
y faire du commerce 53 . » Mais d'autres sources indiquent que les
marchands juifs eurent libre acces a Moscou meme apres le Temps
des Troubles 54 . « Des decrets contradictoires montrent que le
gouvernement de Michel Feodorovitch** ne poursuivait aucune
politique bien d6finie envers les Juifs... mais qu'il etait plutot
tolerant a leur egard 55 . »
« Sous le regne d' Alexis Mikha'ilovitch***, on trouve des indices
de la presence des Juifs en Russie - le Code ne contient aucune
restriction concernant les Juifs... ils avaient alors acces a toutes les
villes russes, y compris Moscou 56 . » Hessen affirme que dans la
population prise lors de l'offensive russe en Lituanie dans les
annees 30 du xn c siecle se trouvaient bon nombre de Juifs, et « a
leur egard les dispositions etaient les memes que pour les autres ».
Apres les actions militaires des annees 1650-1660, « des Juifs faits
50. Karamzine, t. 12, p. 35-36 ; notes, p. 33.
51. PEJ, i. 7, p. 290,
52. Hessen, I- 1 , p. 9.
53. Karamzine, t. 12, p. 141.
54. /. M. Dijour. Evrei v ekonomitcheskoi jizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6cono-
mique de la Russie), in LMJR, p. 156.
55. EJ, I. 13, p. 611.
56. Ibidem.
* Roi polonais (1595-1648) pretendant au trone de Moscou qu'il occupa avec l'accord
des Moscovites pendant quelques mois en 1610.
** Premier tsar (1596-1645) de la dynastie des Romanov, 61u par l'Assemblde du
peupie en 1613.
*** Fils du precedent, tsar de Russie de 1645 a 1676.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 29
prisonniers se retrouverent a nouveau dans l'Etat moscovite, et le
comportemcnt a leur endroit n'etait nullement pire que celui envers
les autres prisonniers ». Apres la signature de la paix d'Androussov
en 1667, « on proposa aux Juifs de rester dans le pays. Beaucoup
d'entre eux profiterent de cette occasion, certains embrasserent le
christianisme et parmi les prisonniers quelques-uns furent les fonda-
teurs de families nobiliaires russes 57 ». (Quelques Juifs baptises se
sont installed au xvn e siecle sur le Don, dans le village cosaque de
Starotcherkassk, et pres de dix families cosaques en descendent.)
Autour de cette meme annee 1667, 1'Anglais Collins 6crit que « les
Juifs se sont depuis peu multiplies a Moscou et a la cour », appa-
remment grace a la protection d'un medecin juif de la cour 58 .
Sous Feodor Aleksdevitch*, on essaya de decreter que, « si des
Juifs se rendaient clandestinement a Moscou avec des marchan-
dises », il ne fallait pas que la douane laissat passer leurs marchan-
dises, car « avec ou sans marchandises il est interdit de laisser passer
les Juifs en provenance de Smolensk 59 ». Cependant, « la pratique
ne correspondait guere a cette reglementation thdorique 60 ».
Dans les premieres annees du regne de Pierre le Grand (1702), en
relation avec le Manifeste invitant les etrangers de valeur a venir en
Russie, on trouve cette reserve visant les Juifs : « Je veux... voir chez
moi plutot des mahometans et des pai'ens que des Juifs. Ce sont des
filous et des dupeurs. J'extirpe le mal, je nc le propage pas ; il n'y
aura pour eux en Russie ni logement ni commerce, malgre tous leurs
efforts et les tentatives pour soudoyer mon entourage 61 . »
Neanmoins, durant tout le regne de Pierre le Grand, nous ne
trouvons aucune information sur des persecutions de Juifs, aucune
loi n'a ete promulguee qui limiterait leurs droits. Au contraire, la
bienveillance generale accordee a tout etranger offrait dgalement
aux Juifs un vaste champ d'activites, y compris dans le cercle etroit
des proches de l'empereur : le vice-chancelier Pierre Chafirov
(homme politique important et creatif, mais enclin a l'cscroquerie,
57. J. Guessen,L 1. pp. 9-10.
58. EJ, 1. 11, p. 330.
59. Ibidem.
60. EJ, 1. 13, p. 612.
61. Soloviev, livre VHJ, p. 76.
* Fils du prdeddent. tsar de Russie de 1676 a 1682.
30 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ce pour quoi il fut puni par Pierre lui-meme apres la mort de qui
l'enquete fut confiee au Senat 62 ) ; ses cousins Abram Veselovski,
tres proche de Pierre, et Isaac Veselovski ; Antoine Deviere,
premier g6n6ral de la police a Saint-Petersbourg ; Viviere, chef des
services secrets ; le bouffon Acosta, et d'autres encore. Dans une
lettre a A. Veselovski, Pierre precise : « II m'est tout a fait indif-
ferent qu'untel soit baptise ou circoncis pourvu qu'il sache son
affaire et se distingue par son honnetete 63 . » Les maisons de
commerce juives en Allemagne demanderent que le gouvernement
russe leur garantisse la securite du commerce avec la Perse tran-
sitant par la Russie, mais cette garantie ne leur fut pas accordee 64 .
Au debut du xvur 2 siecle, les Juifs ont developpe une activite
commerciale en Petite Russie un an avant que les marchands
grands-russes ne recoivent 6galement ce droit. Le hetman*
Skoropadski avait a plusieurs reprises publie des decrets expulsant
les Juifs, mais ils ne furent jamais appliques, au contraire : le
nombre de Juifs en Petite Russie ne fit que croitre 65 .
En 1727, peu avant sa mort, cedant aux instances de
Menchikov**, Catherine p**** donna l'ordre de chasser tous les
Juifs d'Ukraine (en l'occurrence, « il se peut qu'ait joue un r61e la
part prise par les Juifs dans la fabrication et le commerce d'eau-de-
vie ») et des villes russes. Mais cette mesure, meme si elle recut un
debut d'application, ne dura pas plus d'un an 66 .
En 1728, sous Pierre H****, l'autorisation «a etc donnee aux
Juifs de venir en Petite Russie en tant que personnes utiles au
commerce du pays », d'abord « pour un sejour temporaire », lequel,
arguments a l'appui, s'est « bien sur transforme peu a peu en resi-
dence permanente ». Sous Anne*****, ce droit fut etendu en 1731
62. Ibidem, livre X. p. 477.
63. EJ, t.5, p. 519.
64. EI, 1. 11, p. 330.
65. Hessen, 1. 1. pp. 11-12.
66. Ibidem, p. 13 ; EJ, t. 2, p. 592.
* Titrc du haut dirigeant cosaque de 1648 a 1704.
** Alexandre Menchikov (env. 1670-1729). favori de Pierre le Grand et dc Catherine I rc .
*** lmpe>atrice de Russie de 1725 a 1727 apres la mort de son mari Pierre le Grand.
**** Fils du tsar6vitch Alexis, ne en 1715, empereur de Russie de 1727 a 1730.
***** Anne Ioannovna, petite-tille du tsar Alexis I", imperatrice de Russie de 1730
1740.
EN ENGLOBANT LE XVHP SIECLE 3 1
a la region de Smolensk, en 1734 a 1' Ukraine Slobodskai'a* (au
nord-est de Poltava). En outre, les Juifs furent autorises a affermer
des terres chez les proprietaires, a exercer le commerce des spiri-
tueux, et recurent en 1736 le droit de livrer de la vodka polonaise dans
tous les debits de boissons publics, y compris en Grande Russie 67 .
II faut aussi mentionner ici la personnalite du financier Ldvy
Lipman, des pays Bakes. Mors que la future imperatrice Anna
Ioannovna vivait encore en Courlande, elle avait grand besoin
d' argent « et il n'est pas impossible que, des cette epoque, Lipman
ait eu 1' occasion de lui etre utile ». Sous Pierre I er , il est deja etabli
a Saint-Petersbourg. Sous Pierre II, il « devicnt agent de change ou
joaillier a la cour russe ». A 1' accession au trone d'Anna Ioannovna,
il « se fait d'importantes relations a la cour » et d6croche le rang
de haut commissaire. « Jouissant de contacts directs avec l'impera-
trice, il etait en relation particulierement etroite avec son favori,
Biron**... Les contemporains affirmaient que... Biron lui demandait
conseil sur les problemes vitaux de l'Etat russe. L'un des ambassa-
deurs a la cour russe ecrivait : "... On peut dire que e'est bien
Lipman qui gouverne la Russie." Plus tard, ces appreciations de
contemporains ont ete nuancees 68 . » Neanmoins, Biron « avait
transmis a Lipman presque toute 1' ad ministration des finances et
differents monopoles commerciaux 69 ». (« Lipman continua
d' assurer ses fonctions a la cour meme apres qu'Anna Leopol-
dovna***... eut exile Biron 70 . »)
Lipman n'a pas ete sans influencer Anna Ioannovna dans son
attitude generate envers les Juifs. Meme si, lors de son accession
au trone, en 1730, elle a exprime, dans une lettre a son ambassadeur
aupres du hetman de Petite Russie, son inquietude d'entendre
« qu'une infime partie de Petits-Russiens s'adonne au commerce,
et que ce sont surtout les Grecs, les Turcs et les Juifs qui font
67. Hessen, t. 1, pp. 13-15 ; EJ, t. 2, p. 592.
68. EJ, t. 10, pp. 224-225.
69. Ibidem, t.4, p. 591.
70. Ibidem, t. 10, p. 225.
* Nom donne" a la partie de 1' Ukraine situee sur la rive gauche du Dniepr.
** Favori de I'imperatrice Anne, gouverne la Russie, se proclame rdgent a la mort
d'Anne, ce qui entraine sa disgrace et son exil en Sibene jusqu'i l'accession au trone
de Pierre II.
*** 1718-1746, arriere-petite-fille du tsar Alexis I cr . Son projet de se faire reconnaitre
imperatrice apres l'exil de Biron n'aboutit pas.
32 DEUX SIECLES ENSEMBLE
commerce 71 , - de la on peut derechef conclure que Fexpulsion de
1727 ne s'etait pas traduite dans les faits, tout comme ses propres
decrets devaient rester lettre morte : en 1739, 1' interdiction aux
Juifs d'affermer des terres en Petite Russie ; en 1760, 1'expulsion
vers l'etranger d'environ 600 Juifs 72 (s'y opposait egalcment l'in-
teret des proprietaires).
Un an apres son accession au trone, Elisabeth* publia Ie decret
suivant (decembre 1742) : « Dans tout notre empire, les Juifs sont
interdits ; mais aujourd'hui il a etc porte a notre connaissance que
lesdits Juifs, dans notre empire, mais principalement en Petite
Russie, continuent de residcr sous diffcrents pretextes ; de cela on
ne peut attendre aucun fruit, mais bien plutot, de ces ennemis du
nom du Christ, un prejudice extreme pour nos fideles sujets, en
vertu de quoi nous ordonnons que de tout notre empire tous les
Juifs de sexe masculin et feminin soicnt immediatement expulses
avec leurs biens a l'etranger et qu'ils n'y soient plus admis, a
l'exception de ceux d'entre eux qui desireraient embrasser la foi
chretienne de confession grecque 7 '. »
II s'agissait la de cette intolerance religieuse qui avait ebranle
1'Europe pendant plusieurs siecles d'affilee. Dans la mentalite de
ce temps, il n'y avait la aucune hostilite spccifiquement russe ou
dirigee exclusivement contre les Juifs. Entre Chretiens, Intolerance
se manifestait avec une non moindre cruaute, tout comme en Russie
la persecution de fer et de feu qui s'etait abattue sur les vieux-
croyants, des coreligionnaires, quasi orthodoxes.
Ce decret d'Elisabeth « a recu une grande publicite. Mais,
aussitot, diverses tentatives furent faites pour amener rimperatrice
a des concessions ». La chancellerie militaire de Petite Russie
informa le Senat que Ton avait deja expulse 140 personnes, mais
que « 1' interdiction faite aux Juifs d'amener leurs marchandiscs
aurait pour consequence de diminuer les recettes de l'Etat 74 ». Le
Senat remit a 1'imperatrice un rapport disant que « le decret de
l'annee precedente interdisant aux Juifs l'entree dans l'empire a
71. Soloviev, livre X, pp. 256-257.
72. Hessen, t. I, p. 15.
73. Soloviev, livre XI, pp. 155-156.
74. Hessen, I. 1, p. 16.
* Elisabeth, fille de Pierre I er et de Catherine J re , accede au trone en 1741.
EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 33
porte un rade coup au commerce en Petite Russie, comme dans les
pays Baltes ; parallelement, le Tresor va souffrir de la diminution
des droits de douane ». L'imperatrice repondit dans sa resolution :
« Des ennemis du Christ je ne vcux aucun interet ni profit 75 . »
Hessen en conclut que, de cette facon, « la Russie resta, sous
Elisabeth, sans population juive 76 ». L'historien juif S. Doubnov
affirme que sous Elisabeth, « selon les estimations d'un historien
de ce temps..., vers 1753, 35 000 Juifs avaient ete chasses de
Russie 77 ». Mais ce chiffre est par trop different de la disposition,
prise trois ans auparavant par Elisabeth (et restee inappliquee),
d'expulser de toute 1' Ukraine environ 600 Juifs, bien trop different
aussi des 142 Juifs r^ellement expulses qui figuraient dans le
rapport du Senat a Elisabeth 78 . V. I. Telnikov suggere 79 que l'« his-
torien contemporain », de ces faits n'a jamais existe, que cet
historien contemporain, dont Doubnov ne cite ni le nom ni le titre
de 1'ouvrage, n'est autre que E. Herrmann, qui a publie ce chiffre
non pas a 1'epoque, mais exactement cent ans plus tard, en 1853,
et toujours sans reference a quelque source que ce soit... De
surcroit 80 , il ajoute que « les Juifs avaient recu l'ordre de quitter le
pays sous peine de mort », ce qui montre que ledit historien (ou
1'un et 1' autre) ignorait meme que, lors de son avenement, c'est
Elisabeth qui abolit precisemcnt toute peine de mort en Russie (a
nouveau pour des raisons religieuses). Telnikov remarque que Tun
des tres grands historiens juifs, Heinrich Graertz, ne souffle mot
de 1' execution de ces decrets d'Elisabeth. A titre de comparaison,
signalons que, selon G. Sliosberg, sous le regne d'Elisabeth « des
tentativcs furent faites pour chasser les Juifs d'Ukraine 81 ».
75. Soloviev, livre XI, p. 204.
76. Hessen, t. 1, p. 18.
77. S. M Doubnov, History of the Jews in Russia and Poland, from the earliest times
until the present day, Philadelphie, the Jewish Publication Society of America, 1916,
vol. 1, p. 258. Trad, fran^aise diffusee par les eel. du Cerf, Paris, 1992.
78. EJ, t.7, p. 513.
79. Dans son livre inacheve" el rest6 in6dit sur la politique du regime tsariste a 1'egard
des Juifs, Telnikov fait &at de nombreuses et importantes sources que nous avons
utilisees avec reconnaissance dans la premiere partie de cet ouvrage.
80. E. Herrmann, Geschichte des russischen Staats. Fiinfter band : Von der Thronbes-
teigung der Kaiserin Elisabeth bis zur Feier des Friedens von kainardsche (1742-1775),
Hambourg, 1853, p. 171.
81. G.B. Sliosberg, Dorevolioutsionnyi stroi Rossii (Le regime pre>6volutionnaire de
Russie), Paris, 1933, p. 264.
34 DEUX SIECLES ENSEMBLE
II faut plutot considerer comme vraisemblable qu'ayant ren-
contre de nombreuses oppositions chez les Juifs, les proprietaires
terriens et au sein de l'appareil de l'Etat, le decret d'Elisabeth
n'a guere ete applique, ou aussi peu que, precedemment, divers
decrets analogues.
Par ailleurs, du temps d'Elisabeth, des Juifs ont occupe des
postes eminents. Le diplomate Isaac Veselovski exer?a des respon-
sabilites et fut comble de faveurs par l'lmperatrice ; lui aussi
appuya la requete du chancelier A. Bestoujev-Rioumine * pour
qu'on n'expuls&t pas les Juifs. (Plus tard, il enseigna le russe a
l'heritier, au futur Pierre III ; quant a son frere Feodor, il devint, a
la fin du regne d'Elisabeth, curateur de l'universite de Moscou 82 .)
Signalons aussi l'ascension du marchand saxon Griinstein,
lutherien, qui se convertit a l'orthodoxie, suite a un commerce
infructueux avec la Perse ou il avait ete retenu en captivity. II
integra le regiment Preobrajenski**, participa activement au coup
d'Etat d'Elisabeth***, recut en recompense le grade d'aide de camp,
la noblesse hereditaire, et le pactole de 927 « ames » de serfs.
(Qu'ils etaicnt gcnereux dans la distribution de ces « ames », nos
tres orthodoxes souverains !) Mais, par la suite, « le succes de sa
carriere brouilla son esprit ». Une fois, il menaga de tuer le
procureur general, puis, de nuit, sur une route, il s'en prit a un
proche parent d' Alexis Razoumovski (sans le savoir pour tel), et
de surcroit son favori. « Ces coups et blessures ne resterent pas
impunis : il fut exile a Oustioug 83 . »
Pierre III, qui n'a regne que six mois****, n'a guere eu le temps
de prendre position sur le probleme juif. (Bien qu'il eut peut-etre
garde au cceur une blessure due a un certain « Juif Mousafai »
qui, au temps de la jeunesse de Pierre en Holstein, « avait servi
82. EJ, 1.5, pp. 519-520.
83. Soloviev, livre XI, pp. 134, 319-322.
* Nomme grand-chancelier par Elisabeth I rc en 1 744, il a gouverne" la Russie pendant
16 ans, jusqu'a sa disgrace en 1758.
** Regiment de la Garde crec par Pierre le Grand en 1687 (du nom du village Preobra-
jenskoe, proche de Moscou).
*** Elle dut, pour accdder au trdne, dcarter et exiler Anna L6opoldovna.
**** Petit-tils de Pierre le Grand par sa fille Anna qui etait mariee au due de Holstein,
Karl Friedrich, reconnu heritier du trone en 1742, marid a sa cousine Sophie, future
Catherine II, il fut ditioai par clle en 1762, interne et assassin^.
EN ENGLOBANT LE XVTIP STECLE 35
d'intermediaire dans des prets d'argent, lesquels avaient mine le
tresor du Holstein ; Mousafai s'6tait eclipse des l'annonce de la
majorite du grand-prince 84 ».
Toujours est-il (fut-ce un hasard ?) que, lors de la premiere appa-
rition au Senat de Catherine, nouvellement intronisee, l'un des
points a l'ordre du jour fut de savoir s'il fallait accorder aux Juifs
le droit d'entrer en Russie. (La majorite du S6nat etait deja encline
a le faire.) Manifestement pour se justifier devant 1' opinion euro-
p6enne, Catherine a laisse une relation sur la facon dont les choses
se sont passees. L'un des secateurs lui lut aussitot la resolution
negative d' Elisabeth. Catherine, elle, etait fort bien disposee a
l'egard du projet permettant aux Juifs d'entrer dans le pays, mais
elle ne se sentait pas encore tout a fait d' aplomb apres le coup
d'Etat et se devait de mettre l'accent sur son orthodoxie de
n6ophyte. « Commencer le regne par un decret accordant aux Juifs
la libre enttee n' etait pas le meilleur moyen d'apaiser les esprits ;
admettre que la libre entree des Juifs etait nuisible etait impos-
sible 85 . » Catherine ordonna d'ajourner l'examen du projet.
Quelques mois plus tard, elle assortit son Manifeste sur la
permission accorded aux Strangers de s'etablir en Russie de la
reserve : « a l'exclusion des Juifs ». (Dix ans plus tard, elle
expliqua a Diderot que le probleme des Juifs avait alors ete pos6
inopportuneme nt ^.J
II n'empeche que le moment etait bien choisi : les Juifs de
1' Stranger insistaient pour etre admis en Russie, appuyes par des
interventions venant de Saint-Petersbourg meme, de Riga, de Petite
Russie : on faisait savoir que le commerce local «jouissait d'un
grand elan du fait que, comme les autres marchands etrangers, les
Juifs avaient recu l'autorisation de pratiquer librement le commerce
en Petite Russie 87 ».
Tout a fait bien disposee envers ces d-marches, mais craignant
toujours pour sa reputation d'orthodoxe, rimperatrice se trouva
contrainte... de recourir a la conspiration ! Pour contoumer ses
propres lois, elle imagina de confier a quelques marchands juifs la
84. Ibidem, p. 383.
85. Soloviev, livre XHI, p. 112.
86. EJ, t. 7, p. 494.
87. Hessen, 1. 1, p. 19
36 DEUX SIECLES ENSEMBLE
colonisation de la Nouvelle-Russie*, recemment conquise et restee
encore deserte, et de concentrer la direction de 1' affaire a Riga tout
en masquant soigneusement leur nationalite : dans tous les docu-
ments, ces Juifs devaient etre appetes « marchands de Nouvelle
Russie ». De fait, ces Juifs convies a s'etablir a Riga « pratiquerent
la leur commerce habituel ». En outre, dans les faits, « Catherine ne
manqua aucune occasion d' installer des Juifs en Nouvelle-Russie, a
la seule condition qu'il ne leur fut pas fait trop de publicite » ; elle
y admit des Juifs de Lituanie, de Pologne, ceux qui avaient ete faits
prisonniers par les Turcs ou qui fuyaient les hai'damaks 88 **.
La-dessus vint l'an 1772, le premier partage de la Pologne qui permit
a la Russie de recuperer la Bielorussie avec son importante masse de
cent mille habitants juifs. C'est de cette annee qu'il faut dater le premier
croisement important des des tinees juive et russe.
L'arrivce des Juifs dans les terres polonaises s'est fait plus visible a
partir du xi e siecle. Les princes, puis les rois accordent alors leur
protection « a toutes sortes d'entrepreneurs actifs originaires d'Europe
occidentale. Les Juifs ont plus d'une fois beneficie du soutien royal et
re?u des privileges (au xni c siecle, de la part de Boleslav le Prude, au
xiv e de Casimir le Grand, au xvi e de Sigismond I er et d'Etienne Bathory),
bien que, par moments, le soutien alternat avec des coercitions (au
xv 6 siecle sous Vladislav Jagellon et sous Alexandre Kazimirovitch ; ce
siecle connut aussi deux pogroms juifs a Cracovie). Au xvi e siecle, le
ghetto a ete introduit dans toute une serie de villes polonaises, preten-
dument pour la securite des Juifs eux-memes. Les Juifs ont constamment
subi l'hostilite du clerge calholique. Mais, pour les Juifs, le bilan general
de la vie en Pologne etait sans nul doute plutot positif, car « durant la
premiere moitie du xvi e siecle, la population juive de Pologne a consi-
derablement augmente du fait de 1'immigration ». Les Juifs «ont pris
alors une part importante dans l'agriculture sur les terres des proprie-
taries en y developpant le fermage... notamment dans la production
d'alcool 89 ».
Dans la mesure ou les restes de la principaute de Kiev apres la
88. Ibidem, pp. 20-21.
89. Ibidem, 1. 1, pp. 22-27.
* Norn donne en 1764 au territoire peu peuple\ situ6 entre la Crimde et l'actuelle
Moldavie, el propose a la colonisation.
** Detachements fonnes de paysans, de cosaques, de soldats russes, etc., qui, en Petite
Russie, luttaient contre la domination des seigneurs polonais et contre les Juifs.
EN ENGLOBANT LE XV III' SIECLE 37
devastation tatare furent incorpores au xiv c siecle a la principality litua-
nienne, puis a l'Etat uni de Pologne et de Lituanie, « peu a peu, de Podolie
et de Volhynie les Juifs commencerent a penetrer en Ukraine » dans les
regions de Kiev, de Poltava et de Tchernigov. Ce processus s'accelera
quand, apres 1' Union de Lublin* (1569), une vaste portion de 1' Ukraine
passa directement a la Pologne. La population de base y etait la paysan-
nerie orthodoxe qui jouissait depuis longtemps de franchises et £tait
dispensee de la capitation. A cette epoque commence l'intense coloni-
sation de 1' Ukraine par la noblesse polonaise, avec le concours des Juifs.
« Les cosaques furent attaches a la glebe et astreints a la corvee et au
tribut... Les proprietaires catholiques accablaient d'impdts les serfs ortho-
doxes, et les Juifs obtinrent de leurs maitres le droit exclusif de produire
et de vendre la vodka. » « Le Juif-fermier, prenant la place du maitre,
recevait dans une certaine mesure le pouvoir sur le paysan qui appartenait
au proprietaire, et puisque le Juif-fermier cherchait a tirer du paysan le
plus grand profit, la haine du paysan etait dirigee aussi bien a l'encontre
du maitre catholique que du fermier juif. Voila pourquoi, quand, en 1648,
eut lieu le terrible soulevement organise par Khmelnitski, les Juifs autant
que les Polonais en furent victimes » - des dizaines de milliers de Juifs
perirent 90 .
Les Juifs, « attires en Ukraine par ses richesses naturelles, et les
magnats polonais qui avaient colonise le pays y ont occupe une place
d^terminante dans la vie economique... Se trouvant au service des proprie-
taires terriens et du gouvernement..., les Juifs sont devenus la cible de la
haine de la population 91 ». N. I. Kostomarov ajoute a cela que les Juifs
« avaient afferme non seulement divers domaines des proprietaires
(polonais), mais imposerent des taxes sur le bapteme des enfants 92 ».
Apres le soulevement, aux termes du traite de Belai'a Tserkov (1651),
« les Juifs furent de nouveau autoris6s a s'installer partout en l'Ukraine :
"Les Juifs etaient auparavant des bourgeois ou des fermiers sur les terres
de Sa Majeste ainsi que sur celles de la noblesse ; ils doivent aujourd'hui
le rester 93 " ». Au xvm e siecle, la production d'eau-de-vie etait devenue
pratiquement l'occupation principale des Juifs. « Cette activite suscitait
souvent des heurts entre les Juifs et le paysan, serf prive de tous droits
90. Ibidem, pp. 32-34.
91. EJ, 1. 15, p. 645.
92. Ibidem, t. 9, p. 788.
93. Hessen, 1. 1, p. 35.
* La ville de Lublin etoit le siege de la Diete qui scella 1' union entre la Pologne et
la Lituanie.
38 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qui allait au cabaret non parce qu'il etait aise\ mais par extreme
denuement et d6tresse 94 . »
Parmi les limitations que Ton imposait de temps a autre aux Juifs a la
demande instante de l'Eglise catholique figurait rinterdiction d'employer
pour leur service personnel des Chretiens. Mais, si cela valait pour les
Polonais, ce n'etait pas le cas de nombreux habitants venant de la Russie
voisine pour echapper a la conscription et aux impots. En Pologne, ils ne
jouissaient d'aucun droit et Ton pouvait entendre dire au cours des d^bats
de la Commission de Catherine* (1767-1768) qu'en Pologne «les Juifs
95
».
avaient a leur service jusqu'a plusieurs fugitifs russes
Tout en communiquant activement sur le plan economique avec la
population environnante, le judai'sme polonais d'alors n'a jamais admis
en son sein aucune influence exterieure. Les siecles du developpement
postmfdieval de 1' Europe avaient beau se succeder, il restait en vase clos,
de moins en moins en phase avec le monde contemporain. Le monde juif
polonais n'avait rien de disparate, mais possedait une solide organisation.
(II faut dire que ses conditions de vie, qui ont perdure ensuite jusqu'au
milieu du xix e siecle en Russie, 6taient, des les origines de la diaspora
juive, les plus favorables a la sauvegarde de 1' identity religieuse et
nationale des Juifs.) Toute la vie juive etait administree par les kehalim
locaux, formes a la base meme de la vie juive, et par les rabbins. En
Pologne, le kahal servait d'intermediaire entre le monde juif, d'une part,
et les autorit£s et les juges, d' autre part ; il prelevait les impots de la
Couronne et recevait en retour le soutien des autorites ; il collectait des
fonds pour les besoins sociaux des Juifs, etablissait les regies r6gissant le
commerce et 1'industrie ; la revente de biens, le rachat ou la prise d'un
fermage ne pouvaient se faire qu'avec l'approbation du kahal. Les plus
anciens parmi les kehalim avaient droit de justice sur la population juive.
Les proces entre Juifs devaient obligatoirement avoir lieu dans le systeme
des kehalim ; celui qui avait perdu dans un proces kahal ne pouvait faire
appel a un tribunal d'Etat, sous peine d'etre en butte au kherem (anatheme
religieux et mise a I'ecart de la communaute). « Les principes democra-
tiques qui se trouvaient a la base du kahal ont ete rapidement pietines par
l'oligarchie... », note l'historien liberal J. Hessen. « Le kahal se mettait
souvent en travers du developpement populaire. En fait, les gens du
94. 5. M. Doubnov, p. 265 ; James Parks, Evrei sredi narodov : obznr pritchin antise-
mitizma (Les Juifs parmi les autres peuples : apercu sur les causes de l'antisemitisme),
Paris, YMCA Press, 1932, p. 154.
95. Soloviev, livre XIV, p. 108.
* Apres son accession au trone, Catherine convoqua une commisssion representative
chargee d'ctudier et de promouvoir des rdt'ormes.
EN ENGLOBANT LE XVIll^ SIECLE 39
peuple n'avaient pas acces aux organes d'autoadministration de la socie"te\
Jaloux de leur autorite, les ancicns, parmi les kehalim et les rabbins...,
tenaient la masse des gens a l'ecart. » « Independant dans tout ce qui
concemait les problemes religieux, le rabbin se trouvait, dans les autres
affaires, dependant du kahal qui louait ses services. » Mais, par ailleurs,
« les decisions des kehalim n'entraient en vigueur qu'une fois avalis6es
par le rabbin ». « Les kehalim, ne jouissant pas d'une grande autorite"
parmi le peuple, ne maintcnaient leur suprematie que grace au soutien
du gouvernement 96 . »
A la fin du xvn c siecle et au xvin e , la Pologne entiere fut secouee par
des desordres inteneurs, la vie £conomique s'en trouva ruinee et l'arbi-
traire des magnats, que rien ne limitait, ne fit que s'accroitre. « Au cours
de la lente agonie de la Pologne qui s'etendit sur deux siecles..., le monde
juif sombre dans la misere, se degrade moralement, et, fige dans sa forme
m6di£vale, accuse un important retard par rapport a l'Europe 97 . »
H. Graertz en parle ainsi : « A aucune autre epoque les Juifs n'ont offert
un tableau aussi affligeant que dans la periode qui s'etend de la fin du
xvir 2 siecle jusqu'au milieu du xviiF, comme si on avait voulu faire croire
que leur ascension a partir des bas-fonds devait etre considered comme
un miracle. Dans le cours tragique des siecles, les maitres spirituels de
l'Europe furent ravates jusqu'a l'infantilisme, ou, pis, jusqu'a l'imbe-
cillite" senile 98 . »
« Au xvi e siecle, la primaut£ dans le monde juif appartient au judaisme
germano-polonais... Pour prevenir la possibility d'une assimilation totale
du peuple juif au sein des autres peuples, les chefs spirituels avaient
depuis longtemps instaure des regies dans le but d'isoler le peuple de tout
contact avec ses' voisins. Mettant a profit l'autorite" du Talmud..., les
rabbins avaient tisse autour de la vie sociale et quotidienne des Juifs un
reseau de regies a caractere religieux et rituel qui empechait tout
rapprochement avec les heterodoxes. » Les besoins reels ou spirituels
« etaient sacriftes au profit de formes surannees de la vie populaire »,
« l'accomplissement aveugle des rites se mua pour le peuple en une fin
en soi pour la survie du judaisme... Le rabbinisme, fige dans des formes
sans vie, maintenait dans un carcan de fer et la pensee et la volonte du
peuple 99 ».
96. Hessen, t. 1. pp. 30-31, 37, 43.
97. /. M. Bikerman, Rossia i rousskoe evreistvo (La Russie et le monde juif russe), in
RiE, p. 85.
98. H. Graertz, Popular history of the Jews, New York, 1919, vol. V, p. 212.
99. Hessen, 1. 1, pp. 40, 42.
40 DEUX SIECLES ENSEMBLE
La conservation bimillenaire du peuple juif dans la diaspora
appelle admiration et respect. Mais, a y regarder de plus pres, a
certaines epoques, comme la periode russo-polonaise s'etendant du
xvr 2 siecle jusqu'au milieu du xrx c , cette integrite s'obtint par les
methodes autori takes des kelahim, et Ton ne sait plus s'il faut
montrer du respect pour ces methodes du seul fait qu'elles
emanaient d'unc tradition religieuse. Quoi qu'il en soit, meme une
faible dose de ce type d'isolationnisme, quand il est de notre fait,
a nous autres Russes, nous est imputee comme une horrible tare.
Quand le monde juif est passe sous l'autorite du gouvernement
russe, tout ce systeme interne auquel tenait la hierarchie kahal a ete
preserve et, comme le suppose J. Hessen, non sans provoquer la
meme irritation que la tradition talmudique petrifiee au milieu du
xvm c siecle avait suscitee chez les Juifs eclairds : « Les represen-
tants de la classe dirigeante juive se sont efforces de persuader le
gouvernement [russe] de la necessite de conserver une institution
qui correspondait autant aux interets du pouvoir russe qu'a la classe
dirigeante juive » ; « le kahal, allie au rabbinat, detenait la totalite
du pouvoir et en abusait frequemment : il dilapidait les fonds
sociaux, lesait les droits des pauvres, infligcait des impots injus-
tifi.es, se vengeait de ses ennemis personnels' 00 ». A la fin du
xvni e siecle, l'un des gouverneurs de la region annexee a la Russie
ecrivit dans un de ses rapports : « Le rabbin, le tribunal religieux et
le kahal, "lies entre eux par des liens etroits, possedant une autorite
absolue jusqu'a disposer de la conscience meme des Juifs, exercent
leur pouvoir sur eux de facon tout a fait independante, sans en
referer aux autorites civiles" 101 . »
Quand, precisement au xvm e siecle, au sein du judai'sme
d'Europe orientale, surgirent d'un cote le puissant mouvement
religieux hassidique, de 1' autre celui de Moi'se Mendelssohn
favorable a une education lai'que, les kehalim mirent toute leur
energie a les reprimer l'un et l'autre. En 1781, le rabbinat de
Vilnius anathematisa les hassidim ; en 1784, le congres des rabbins,
reuni a Mohilev, les proclama « hors la loi », et leurs biens « en
desherence ». A la suite de quoi, dans certaines villes, « la populace
se livra au pillage des maisons des hassidim, veritable pogrom
100. Ibidem, pp. 51,55.
101. Note de service du gouverneur lituanien Frizel, in J. Guessen, 1. 1, p. 83.
EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 41
intra-juif 102 ». Les hassidim furent persecutes tres cruellement,
parfois aussi de facon perfide, car on n'hesitait pas a envoyer sur
leur compte des denonciations politiques calomnieuses aux auto-
rites russes. Inversement, en 1 799, sur denonciation des hassidim,
les autorites arreterent les membrcs du kahal de Vilnius pour recel
d'impots collectes. Le hassidisme continua a se repandre dans
certaines regions avec grand succes. Le rabbinat vouait les livres
hassidiques a des autodafes publics, cependant que les hassidim
intervenaient en faveur du peuple contre les abus des kehalim. « A
cette epoque, la lutte religieuse releguait a rarriere-plan les autres
problemes de la vie juive 103 . »
La partie de la Bielorussie incorporee a la Russie en 1772 avait
constitue les gouvernorats de Polotsk (par la suite, de Vitebsk) et
de Mohilev. Dans l'adresse a ces gouvernorats, il fut annonce" au
nom de Catherine que les habitants de cette region, « de quelque
origine ou titre qu'ils fussent, pouvaient pratiquer publiquement
leur religion et posseder des biens », qu'ils pourraient en outre jouir
« de tous les droits, libertes et privileges dont jouissent ses plus
anciens sujets ». Ainsi les Juifs se virent-ils reconnaitre les memes
droits que les Chretiens, ce dont ils avaient ete prives en Pologne.
Avec ce codicille special pour les Juifs : « seront laissees et main-
tenues a leurs communautes toutes les libertes dont elles jouissaient
deja 104 » - autrcment dit, on ne leur retirait rien des acquis polonais.
II est vrai que, par la, on perennisait le pouvoir des kehalim, et que
les Juifs, du fait de leur organisation kahale, restaient coupes de la
population environnante, dans l'impossibilite de faire partie inte-
grante de la classe marchande et industrielle correspondant a leurs
occupations privilegiees.
Dans un premier temps, Catherine redoutait aussi bien la 'faction
hostile de l'elite polonaise, en passe de perdre son pouvoir, que
1' impression facheuse que pouvaient eprouver ses sujets ortho-
doxes. Mais, bien disposee a l'egard des Juifs, et attendant d'eux
un profit economique pour le pays, elle se preparait a dlargir leurs
droits. Des 1778 est etendu a la region bielorusse un arrete recent
pris pour 1' ensemble de la Russie : ceux qui possedent un capital
102. Hessen,t. 1, pp. 68-69.
103. Ibidem, I. I, pp. 103-108.
104. Ibidem, p. 47.
42 DEUX SIECLES ENSEMBLE
inferieur a 500 roubles constituent desormais la classe des bour-
geois ; si leur capital est superieur, ils font partie de la classe des
marchands, divisee en trois guildes selon le montant de leur
fortune ; dispenses de la capitation, ils paient 1 % du capital « qu'ils
auront declare en conscience 105 ».
Cet arrete revetait une signification particulierement importante :
il sapait l'isolcment national des Juifs (c'est bien ce que Catherine
cherchait a faire). II sapait le point de vue traditionnel des Polonais
qui voyaient dans les Juifs un element exterieur a l'Etat. II sapait
aussi le systeme des kehalim, le pouvoir contraignant du kahal.
« De ce temps-la date le processus d' insertion des Juifs dans l'orga-
nisme national russe... Les Juifs profiterent largement du droit de
s'inscrire a la classe des marchands », si bien que, par exemple,
dans le gouvernorat de Mohilev, 10 % de la population juive
declara appartenir a la classe des marchands (contre 5,5 % de la
population chretienne 106 ). Les marchands juifs etaient desormais
dispenses de payer l'impot au kahal ; en particulier, ils ne devaient
plus s'adresser comme auparavant au kahal pour demander l'autori-
sation de s'absenter : a l'egal des autres citoyens, ils n'avaient plus
affaire qu'aux autorites locales officielles. (En 1780, les Juifs de
Mohilev et de Chklov, venus a la rencontre de Catherine, l'accueil-
lirent avec des odes a sa gloire.)
La mention officielle « Juif » disparut avec 1' absorption d'un
certain nombre d'entre eux par la classe des marchands. Tous les
autres Juifs devaient desormais appartenir a une classe, et, de toute
evidence, exclusivement a celle des « bourgeois ». Mais, au debut,
les volontaires ne furent point tres nombreux, car la capitation
annuelle pour chaque bourgeois s'elevait a l'epoque a 60 kopecks,
alors que les Juifs en tant que tels n'en payaient que 50. Mais il n'y
avait pas d' autre issue. Et, des 1783, les Juifs marchands comme les
Juifs bourgeois durent l'impot non plus au kahal, mais, au meme
titre que les autres, au pouvoir civil ; de meme, c'est a ce dernier
qu'ils avaient a demander leur passeport pour sortir du pays.
Cette evolution fut confortee en 1785 par le nouveau Reglement
general des villes qui ne tenait compte que des classes, et non
plus des nationalites. Selon ce reglement, tous les bourgeois
105. Ibidem, p. 56.
106. Ibidem, p. 57.
EN ENGLOBANT LE XVIII* SIECLE 43
(c'est-a-dire tous les Juifs egalement) recevaient le droit de parti-
ciper a 1' administration locale et a occuper des fonctions publiques.
« Cela signifiait, compte tenu des conditions de ce temps, que les
Juifs devenaient des citoyens egaux en droits... La possibility de
faire partie de la classe des marchands ou de celle des bourgeois
etait un evenement d'une haute importance sociale », elle devait
transformer les Juifs « en une force sociale dont on ne pouvait pas
ne pas tenir compte, et, par la, elle elevait leur conscience
morale 107 ». La defense de leurs interests vitaux s'en trouvait faci-
litee. « A cette epoque, la classe des marchands et des industriels,
de meme que les associations municipales, jouissaient d'une
gestion largement autonome... De ce fait, les Juifs, a l'egal des
Chretiens, recurent une part de l'autorite" administrative et judiciaire,
grace a quoi la population juive acquit force et representativite dans
le domaine administratif et social l08 . » 11 y eut parmi les Juifs des
maires, des conseillers municipaux, des juges. Au commencement,
dans les grandes villes, des limitations furent introduites pour que,
dans les fonctions electives, il n'y eut pas plus de Juifs que de
chr6tiens. Pourtant, en 1786, « Catherine envoya au gouverneur
general de Biclorussie un ordre signe de sa propre main, exigeant
que "dans 1' administration des villes l'egalite des droits pour les
Juifs soit introduite sur-le-champ, sans le moindre atermoiement",
sous peine de "sanctions penales pour ceux qui y contrevien-
draient" 109 ».
Notons que, de ce fait, les Juifs obtinrent l'egalite des droits
civiques non seulement a la difference de ce qui avait cours en
Pologne, mais avant meme de l'obtenir en France ou dans les terres
allemandes. (Sous Frederic II, les Juifs patirent de graves restric-
tions.) Plus important encore : les Juifs en Russie recurent d'emblee
la liberte" individuelle dont les paysans russes resteront privet
pendant encore quatre-vingts ans. Et, paradoxalement, aux Juifs
echut meme une liberte plus grande que celle des marchands et des
bourgeois russes : ces derniers etaient contraints de vivre dans les
villes alors que la population juive « pouvait s'etablir dans les
districts pour s'occuper, entre autres, de la production d'alcool 110 ».
107. Ibidem, p. 59.
108. EJ, t. 2, p. 731.
109. Hessen.t. 1, pp. 76-77.
110. Ibidem, p. 76.
44 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Si la grande masse des Juifs residaient non seulement dans les
villes, mais aussi dans les bourgs et les villages, ils etaient nean-
moins rattaches a la communaute des citadins, inclus dans les
classes des bourgeois et des marchands 1 ". » Entoures par une
paysannerie privee de liberie, ils jouaient un role economique
important du fait meme de leur activite : le commerce dans les
campagnes se trouvait concentre entre leurs mains, ils exercaient
di verses activites rentables sur les terres des proprietaires, s'occu-
paient de la vente de la vodka dans les estaminets - « contribuant
par la a repandre l'ivrognerie ». L' administration bielorusse notait
a ce propos : « La presence des Juifs dans les campagnes a des
consequences nocives pour l'etat materiel et moral de la population
paysanne, car les Juifs... favorisent l'ivrognerie de la population
locale. » Les rapports de 1' administration laissent entendre que les
Juifs, en donnant aux paysans la vodka a credit, et [en prenant des
objets gages sur la vodka], les poussaient a la boisson, a l'oisivete
et a la misere" 2 ». Mais «la production d'eau-de-vie etait une
source de revenus tentante" , » aussi bien pour les proprietaires
polonais que pour leurs sous-traitants juifs.
II etait logique que la reconnaissance d'egalite civique dont
ben£ficiaient les Juifs comportat en contrepartie une menace : a
l'evidence, les Juifs auraient a se plier a la directive generate
exigeant d'arreter la production d'alcool dans les villages, et done
a les quitter. En 1783, il fut decrete que « "chaque citoyen doit
avoir pour regie precise de s'astreindre a un commerce ou un
artisanat qui convienne a sa condition, mais non a la distillation
de l'eau-de-vie, qui ne lui sied pas", et si un proprietaire sous-
traite... dans un village la distillation de la vodka "a un marchand,
a un bourgeois ou a un Juif, qu'il soit considere comme enfrei-
gnant la loi" 4 ». En consequence, «les Juifs furent sommes de
quitter les villages et les bourgs, en sorte de les detourner de leur
occupation seculaire..., le fermage des centres de distillation et
des estaminets 115 .
Bien evidemment, la menace d'etre chasses des villages apparut
111. BJ, t. 13, p. 613.
112. Hessen,l 1, pp. 72-73.
113. Ibidem, p. 64.
1 14. Ibidem, p. 65.
115. EJ, t. 13, p. 614.
EN ENGLOBANT LE XVUI C SIECLE 45
aux Juifs non comme une mesure gouvernementale applicable
uniformement a tous, mais comme une mesure discriminatoire
visant leur groupe national et religieux. Prives manifestement d'une
activite fort rentable dans les campagnes, transferes dans les villes,
les Juifs bourgeois s'y retrouvaient coinces par une dure concur-
rence intra-muros et intra-juive. Une forte agitation s'empara alors
des Juifs et, en 1784, une deputation des kehalim se rendit a Saint-
Petersbourg pour exiger que cette loi fut rapportee. (Les kehalim
avaient egalement en vue de se servir du gouvernement pour
recouvrer la totalite du pouvoir qu'ils avaient exerce jusqu' alors
sur la population juive.) Mais, au nom de l'lmperatrice, voici ce
qu'il leur fut repondu : « Du moment que les gens relevant de la
religion juive ont acquis une condition egale a celle des autres, il
convient en toutes choses de respecter la loi decrdtee par Sa
Majeste, a savoir que tout individu, selon ses condition et etat, est
cense jouir des privileges et des droits sans aucune distinction
religieuse et ethnique" 6 . »
II fallut cependant compter avec le pouvoir des proprietaires
polonais solidaires dans leurs interets. Bien qu'en 1783 l'admi-
nistration de la region bielorusse leur eut interdit de ceder la distil-
lation a ferme ou a bail « a ceux qui n'en ont pas le droit, "surtout
aux Juifs"..., les proprietaires continuaient d'affermer aux Juifs la
production d' eau-de-vie. C'etait la leur prerogative 117 », h6ritee de
coutumes polonaises seculaires.
Le Senat non plus n'ose les contraindre. Et, en 1786, le transfert
des Juifs dans les villes est rapporte. Pour ce faire, on imagine le
compromis suivant : les Juifs vont etre considered comme transferes
dans les villes, mais garderont le droit de resider temporairement a
la campagne. Autrement dit, que chacun reste dans le village ou il
habite. Le decret du Senat de 1786 autorisait done les Juifs a vivre
dans les villages «et leur permettait de prendre a ferme la
production et la vente d'alcool, alors qu'aux marchands et aux
bourgeois Chretiens ce droit n'etait pas accorde" " 8 ».
Les demarches de la delegation des kehalim a Petersbourg ne
resterent pas sans remporter un certain succes. On ne donna pas
116. Ibidem, t. 7, p. 496.
117. Hessen,t.7,p.l2.
118. PEJ, t. 7, p. 298.
46 DEUX SIECLES ENSEMBLE
suite a leur dcmande d'instituer des tribunaux juifs distincts pour
tous les litiges entre Juifs, mais (en 1786) on rendit aux kehalim
une part importante de leurs attributions administratives et de leur
role de surveillance sur la population juive : non seulement la repar-
tition des obligations sociales, mais aussi la collecte de la capi-
tation, et, derechef, un droit de regard sur les Sventuels departs. On
peut en deduire que le gouvernement voyait un interet pratique a
ne pas affaiblir le pouvoir du kahal.
En regie generate, dans toute la Russie, marchands et bourgeois
ne jouissaient pas de la liberte de changer de residence, mais 6taient
attaches au lieu de leur domicile (pour que leur depart ne diminue
pas la solvability des communautes urbaines). Mais, pour la Bielo-
russie, le Senat avait fait en 1782 une exception : les marchands
pouvaient changer de ville « selon les besoins de leur commerce ».
Cette disposition privilegiait de nouveau les marchands juifs.
Or ceux-ci userent de ce droit au-dela de ce qui avait ete pr6vu :
« Les marchands juifs s'inscrivirent a Moscou et a Smolensk 119 . »
« Les Juifs vinrent s'installer a Moscou peu de temps apres 1* an-
nexion en 1772 de la region bielorusse... A la fin du xvm e siecle,
le nombre des Juifs presents a Moscou n'etait pas negligeable...
Certains Juifs, inscrits a Moscou dans la classe des marchands,
possedaient des entreprises commerciales importantes... D'autres
faisaient commerce de denrees etrangeres dans leur appartement
ou leur auberge, ou du porte a porte, ce qui, a l'epoque, 6tait en
principe interdit 120 . »
En 1790, «la societe des marchands de Moscou publia un
document accusateur» selon lequel «"un nombre considerable de
Juifs", venus de l'etranger et de Bielorussie, ont fait leur apparition
a Moscou » ; certains s'inscrivent directement dans la classe des
marchands et usent de procSdes prohibes dans le commerce, « y
apportant un prejudice et un desordre notables » ; les prix cass6s de
leurs marchandises montrent qu'elles proviennent de la contre-
bande ; de plus, « on sait que les Juifs fabriquent des pieces de
monnaie et il n'est pas exclu qu'ils fassent de meme a Moscou ».
En reponse a « leurs stratagemes et a leurs ruses », les marchands
moscovites exigeaient que l'on chassat les Juifs de Moscou. Les
119. Hessen.t. 12. p. 77.
120. EJ. t. 11, p. 331.
ENENGLOBANTLEXVIIFSIECLE 47
marchands juifs se plaignirent a leur tour en haut lieu de ce qu'« on
ne les acceptait plus dans le corps des marchands ni a Moscou ni
a Smolensk 121 ».
L'examen des plaintes est confie au « Conscil de l'imperatrice ».
Conformement a la loi russe unifiee, il considcre que les Juifs n'ont
pas le droit « de s'inscrire en tant que marchands dans les villes et
les ports de Russie», mais uniquement en Bielorussie 122 . Que
l'acces des Juifs a Moscou « n'a ete d'aucune utilite ». En
decembre 1779 est promulgue un decret imperial « interdisant aux
Juifs de s'inscrire dans le corps des marchands dans les provinces
de la Russie centrale », et ne leur autorisant l'acces a Moscou,
« dans des buts commerciaux, que pour un temps limite ». Les Juifs
ne peuvent jouir de leurs droits de marchands et de bourgeois que
dans les limites de la Bielorussie 123 . Mais Catherine ajoute une
clause adoucissante : accorder aux Juifs le droit de residence en
qualite de bourgeois dans les territoires nouvellement rattaches de
la Nouvelle Russie, soit dans le gouvernement general de Iekateri-
noslav et en Tauride (qui vont bientot constituer les provinces de
Iekaterinoslav, de Kherson et de Crimec) ; autrement dit, elle ouvre
aux Juifs de nouvelles et vastes regions dans lesquelles marchands
et bourgeois Chretiens, conformement a la loi generate, ne peuvent
s'installer s'ils viennent des provinces centrales. (En 1796, quand
on sut que des groupes de Juifs s'etaient installes dans les pro-
vinces de Kiev, Tchernigov et Novgorod-Seversk, on autorisa les
Juifs de ces provinces « a jouir des droits des marchands et des
bourgeois 124 ».)
L' Encyclopedie juive publiee avant la revolution commente : le
decret de 1791 « posait les fondements de la Zone de residence, de
facon, il est vrai, non premeditee. Etant donne les conditions du
r6gime social et gouvernemental de ce temps, en particulier celles
de la vie juive, le gouvernement n'avait nulle intention de creer
pour les Juifs une situation specifiquement contraignante, d'intro-
duire a leur intention des lois d' exception qui limiteraient leur droit
de residence. Dans les conditions de cette epoque, ce decret ne
comportait rien qui put mettre les Juifs, sous ce rapport, dans une
121. Hessen, t. l,p. 77-78.
122. Ibidem, p. 78.
123. EJ, 1. 11, p. 331.
124. Hessen, t. 1, p. 79.
48 DEUX SIECLES ENSEMBLE
situation defavorable par comparaison avec les Chretiens... Le
decret de 1791 n'apporta aucune limitation aux droits des Juifs en
ce qui concernait le droit de residence, il ne creait pas de "zone"
particuliere », au contraire, « les Juifs purent s'installer dans de
nouvelles regions dont l'acces, selon le Reglement general, etait
interdit » ; «ce que visait le decret de 1791, ce n'etaient pas les
Juifs en tant que tels, mais le fait qu'il s'agissait de gens du
commerce ; le probleme etait envisage non pas d'un point de
vue national ou religieux, mais uniquement d'un point de vue
pratique 125 ».
Ce decret de 1791 qui avantageait plutot les marchands juifs par
rapport aux marchands Chretiens est devenu, au fil des annees, le
fondement de la future Zone de residence qui a jete son ombre
sinistre sur l'existence des Juifs en Russie presque jusqu'a la revo-
lution.
Pourtant, a 1'epoque, le decret de 1791 n'a nullement empeche"
que « se constitue a Saint-Petersbourg, des la fin du regne de
Catherine, une petite colonie [juive] : "Abram Perets, un fermier
bien connu", et un certain nombre de marchands de son entourage ;
au plus fort de la lutte religieuse, le rabbin Avigdor Chai'movitch
s'y est oppose au rabbin Zalman Boroukhovitch, un fameux sage
hassidique 126 ».
En 1793 et en 1795 eurent lieu le deuxieme et le troisieme
partage de la Pologne qui incorporerent a la Russie une population
juive de pres d'un million d'individus vivant en Lituanie, en
Podolie et en Volhynie. Son entree dans le corps de la Russie cons-
titua un evenement historique d'une importance capitale (dont on
ne prit conscience que bien plus tard), qui, par la suite, exerca une
grande influence sur les dcstinees de la Russie comme sur celles
du judai'sme d'Europe de l'Est.
Le voila qui se trouvait reuni, « apres de longs sidcles d'errance,
sous un seul toit, en une seule immense communaute l27 ».
*
125. EJ, t. 7, pp. 591-592.
126. Ibidem, l. 13, p. 939.
127. Bikerman, in RiE, p. 90.
EN F.NGLOBANT LE XVHP S1ECLE 49
Dans ce terriioire desormais tres dlargi de residence des Juifs,
les memes problemes se posaient. Tous les Juifs beneficierent des
droits afferents aux marchands et aux bourgeois - droits dont ils ne
jouissaient pas en Pologne -, de celui de prendre une part egale a
l'administration, mais ne devaicnt-ils pas aussi partager les limita-
tions imposees a ces classes : ne point s'installer dans les villes des
provinces de Russie centrale et consentir a etre chasses des
villages ?
Face a la masse desormais tres importante de la population juive,
T administration russe n'avait plus moyen de masquer le maintien
des Juifs dans les villages par un droit « de visite temporaire ».
« Probleme brulant... la situation economique ne pouvait s'accom-
moder de la presence d'un nombre excessif de marchands et d' ar-
tisans parmi les paysans 128 . »
Pour faciliter la solution de ce probleme, de nombreuses petites
agglomerations furent assimilees a des villes, ce qui donnait la
possibilite legale aux Juifs d'y demeurer. Mais, vu les effectifs
nombreux de la population juive dans les campagnes et la surpopu-
lation des villes, ce n'etait guere une issue.
On aurait pu croire que l'idee serait naturellement venue aux
Juifs de s'installer desormais en Nouvelle Russie, vaste et peu
peuplee, a laquelle Catherine leur avait donne acces. Les nouveaux
arrivants y avaient droit a certains privileges. Neanmoins, ces privi-
leges « ne provoquerent pas de mouvement colonisateur chez les
Juifs. Meme le fait d'etre exempte de 1' impot ne leur semblait pas
assez attirant », face a un tel deplacement m .
Aussi, en 1794, Catherine se resolut-elle a transplanter les Juifs
par des mesures diametralement opposees : elle commenca par les
expulser des campagnes pour les installer dans les villes. Paralle-
lement, elle decida de frapper l'ensemble de la population juive
d'un impot double de celui que payaient les Chretiens. (Depuis
longtemps deja, cet impot double etait payd par les vieux-croyants ;
aux Juifs, cette loi ne fut guere appliquee et fit long feu).
Telles furent en la matiere les decisions de Catherine, parmi les
dernieres qu'elle ait prises. A la fin de 1796, Paul I er monta sur le
trone. \2 Encyclopedic juive dresse de son regne le bilan suivant :
128. Hessen,l- 1. p. 83.
129. Ibidem A. 1, p. 86.
50 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Le regne feroce de Paul I er se passa sans mal pour les Juifs...
Toutes les actions de Paul I cr envers les Juifs temoignent d'une
attitude tolerante, de bienveillance a 1'egard de la population
juive » ; « quand les interets des Juifs et des Chretiens entraient en
conflit, Paul I er ne prenait nullement la defense des Chretiens contre
les Juifs ». Et si, en 1797, il ordonna « de prendre des mesures pour
limiter lc pouvoir des Juifs et du clergc sur les paysans », c'etait
« en fait une mesurc qui n'etait pas dirigee contre les Juifs, mais
qui visait a defendre les paysans ». Paul « reconnaissait au hassi-
disme le droit d'exister l30 ». II etendit a la province de Courlande
le droit des Juifs d'appartenir a la classe des marchands et des
bourgeois (cette province n'etait pas un heritage polonais, et, par la
suite, ne fit pas partie de la Zone de residence). II rejeta l'une apres
1'autre les demandes des communautes chretiennes de Kaunas,
Kamenets-Podolsk, Kiev et Vilnius (« les Juifs y ont toute liberte
de dominer les Chretiens ») de les expulser de leurs villes 131 .
Paul herita de la resistance opiniatre des proprietaries polonais a
toute modification de leurs droits, notamment de ceux qu'ils exer-
caient sur les Juifs, dont celui de les juger, qu'ils avaient exerce en
Pologne et dont ils abusaient au-dela de toute limite. Ainsi, dans la
plainte des Juifs de Berditchev a l'encontre du prince Radziwill,
on pouvait lire que « pour pratiquer nos offices, nous sommes
contraints de verser de 1' argent a ceux auxquels le prince a afferme
notre religion » ; de l'ancien favori de Catherine, Zoritch, elle disait
que, «chez lui, seul Pair n'etait pas taxe l12 ». (Au temps de la
Pologne, certains lieux et certaines villes etaient dits en propriete,
et leur proprietaire instaurait arbitrairement des impositions supple-
mentaires sur les habitants.)
Des les premieres annees du regne de Paul, de grandes famines
frapperent la Bielorussie, en particulier la province de Minsk.
Gabriel Romanovitch Derjavine, alors senateur, fut charge d'aller
sur place elucider les causes de cette famine pour essayer d'y
remedier ; s'il ne recut pas les moyens d'acheter des cereales, il
avait en revanche le droit de priver de leurs propri6t6s les maitres
insouciants, et de disposer de leurs reserves pour les distribuer.
130. EJ, t. 12, p. 182.
131. Ibidem, t. 2. p. 732.
132. Hessen,t.], pp. 92-93.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 51
Derjavine, qui ne fut pas seulement l'un de nos 6minents
poetes*, mais aussi un homme d'Etat de valeur, a laisse" un temoi-
gnage unique en son genre et remarquablement ecrit. Examinons-le.
La famine qu'il trouva sur place etait extreme. Voici ce qu'il en
ecrit : « Parvenu en Bielorussie, j'ai pu constater personnellement
a quel point les habitants manquaient de pain... La famine £tait telle
que presque tous se nourrissaient d'herbes cuites avec un zeste de
farine et de gruau » ; les paysans « sont exsangues et pales comme
des cadavres ». « Pour y rem^dier, j'ai cherche a savoir ceux qui,
parmi les riches proprietaries, avaient des reserves de ceYeales dans
leurs entrepots, et je les ai empruntees pour les distribuer aux
pauvres » ; quant a la propriete d'un comte polonais, « voyant sa
rapacite inhumaine, j'ai ordonne' de la placer sous tutelle ». « Ayant
oui" rapporter cette severite, la noblesse est sortie de sa somnolence,
ou, pour mieux dire, de son indifference au prochain : elle a recouru
a tous les moyens pour nourrir les paysans en se procurant du ble
dans les provinces voisines. Comme..., deux mois plus tard, devait
avoir lieu la moisson, la famine a 6te jugulee. » Par ses visites
a travers la province, Derjavine « flanqua une telle frousse » aux
marechaux de noblesse et aux chefs de la police que la noblesse
« ourdit un complot, et, de connivence, adressa a 1 empereur une
denonciation calomnieuse a l'encontre de Derjavine 133 ».
Derjavine estimait que les distillateurs juifs abusaient de l'ivro-
gnerie des paysans. « Ayant appris que les Juifs, par gout du lucre,
soutiraient du ble lors des beuveries, puis en faisaient derechef de
l'eau-de-vie, affamant ainsi les paysans, il ordonna de fermer leur
distillerie dans le village de Liozno. » Dans la foulee, aupres des
« gens simples mais raisonnables » comme aupres des nobles, des
marchands ct des villageois, il recueillit des renseignements
« concernant la facon de vivre des Juifs, leurs industries, leur facon
d'abuser et toutes les sortes de ruses et de subterfuges par lesquels
ils r6duisent a la famine les pauvres et stupides villageois, sur les
133. Derjavine, CEuvres en 9 vol.. Saint-P&ersbourg, 1864-1883, t. 6, 1876, pp. 690-
691, 693.
* Le plus grand des poetes russes antfirieurs a Pouchkine, Derjavine (1743-1816) fit
une brillante carriere administrative : ayant commence comme simple soldat, il devint
gouverneur de Tambov, s6nateur, secretaire particulier de Catherine n, ministre de la
Justice sous Alexandre I".
52 DEUX SIECLES ENSEMBLE
moyens qui permettraient d'en preserver ccttc foule sans cervelle
et de lui procurer une subsistance honnete et respectable afin d'en
faire des citoyens utiles 134 ».
Ces nombreux abus des proprietaires polonais ct des afferma-
taires juifs, Derjavine, durant les mois d'automne qui suivirent, les
consigna dans son « Memoire sur les moyens de prevenir la famine
en Bielorussie et sur l'amenagement de la vie quotidienne des
Juifs », qu'il transmit a l'attention dc l'empereur et des hauts digni-
taires de l'Etat. Ce « Memoire », d'une grande amplitude de vues,
conticnt une appreciation des usages herites de la Pologne, une
description des differents moyens susceptibles de juguler la mi sere
des paysans ainsi que des particularites de la vie quotidienne juive,
un projet visant a transformer cette derni6re en s'inspirant de celle
qu'elle menait en Prusse et en Cesarie (l'Autriche) ; plus loin, une
etude tres fouillee des mesures envisagees presente un grand interet,
car elle offre le premier temoignage d'un homme d'Etat russe
eclaire sur les conditions de vie des Juifs en Russie peu d'annees
apres que celle-ci en eut englobe une masse tres importante.
Le « Memoire » se compose de deux parties. La premiere est
intituled « Considerations generates sur les habitants de la Bielo-
russie » (dans les jugemcnts sur le « Memoire », on ne trouve
aucune mention de cette importante partie) ; la seconde traite
« Des Juifs ».
Derjavine commence par noter que 1' agriculture en Bielorussie
a ete laiss6e dans un etat d' abandon extreme. Les paysans y sont
« paresseux dans les travaux, malhabiles, ignorant toute forme d' In-
dustrie et ne se souciant guere de bien travailler la terre ». D'annee
en annee, « ils consomme nt un grain non vannc, au printemps de
la kolotoukha ou bouillie d'orge », l'ete « ils se contentent, en les
saupoudrant d'une farine quelconque, d'herbes hachees et cuites a
l'eau... Ils sont si flapis qu'ils ont peine a se deplacer 135 ».
Quant aux proprietaires polonais de ces lieux, « ce ne sont pas
de bons maitres, ils n'administrent pas leurs proprietes... eux-
memes, mais par l'intermediaire d'affcrmataires » - une coutume
polonaise ; or le fermage « ne connait aucun reglement general qui
permettrait d'epargner aux paysans des corvees trop lourdes et
134. Derjavine, t. 6, pp. 691-692.
135. Ibidem, t. 7, 1878, p. 263.
EN ENGLOBANT LE XVIIP SIECLE 53
d'dviter le desordre dans I' activity £conomique » ; « nombre d'af-
fermataires cupides ruinent les paysans par des travaux et des impo-
sitions 6crasants, ils en font des paysans sans terre et sans
famiHe » ; ce fermage est d'autant plus destructeur qu'il est de
courte duree, d'un a trois ans, et le fermier « se hate de tirer du
profit... sans avoir cure que la propriete s'appauvrit 136 ».
Si les paysans sont epuises, c'est egalement parce que certains
« proprietaircs, qui afferment aux Juifs dans leurs villages le
commerce de l'eau-de-vie, s'arrangent avec eux pour que leurs
paysans n'achetent rien de ce qui leur est necessaire, ni ne fassent
d'emprunts ailleurs qu'auprds de ces affermataires (trois fois plus
cher), ni ne vendent leurs produits a personne d'autre qu'a ces
affermataires juifs... a des prix inferieurs aux prix reels ». « Ils
reduisent ainsi les villageois a la misere, en particulier lorsque
ceux-ci doivent leur rendre le grain qu'ils avaient emprunte... et en
rendre, bien entendu, le double. Ceux d'entre eux qui ne s'ex6-
cutent pas sont punis... On ote ainsi toute possibilite a un villageois
de vivre decemment et de se nourrir en suffisance l37 . »
La distillation, nous dit-il plus loin, connait un grand essor, les
proprietaircs distillent, la noblesse des environs en fait autant, de
meme que les popes, les moines et les Juifs. (La population juive
avoisine le million d'ames, dont « deux, trois cent mille » vivent a
la campagne 138 et s'adonnent principalement a la production d'eau-
de-vie.) Les paysans, « une fois la recolte achevee, pechent par
exces dans leurs depenses ; ils boivent, mangent, festoient, resti-
tuent aux Juifs leurs anciennes dettes, puis, pour payer leurs
beuveries, tout ce que ces derniers leur reclament ; aussi, des que
survient l'hiver, se trouvent-ils demunis... Dans chaque village, il y
a une et parfois plusieurs tavernes construites par les proprietaries,
dans lesquelles, pour le profit des affermataires juifs, on vend de la
vodka de nuit comme de jour... De cette facon, les Juifs arrivent a
leur soutirer non seulement leur pain quotidien, mais aussi celui
qui est seme en terre, ainsi que leurs outils agricoles, leurs biens,
leur temps, leur sante, leur vie meme ». La coutume de la koleda
- un impot particulier aux provinces occidentales - ne fait
136. Ibidem, pp. 263-264, 269.
137. Ibidem, p. 264.
138. Hessen.t. I, p. 153.
54 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qifaggraver la situation : « Les Juifs, parcourant les villages,
surtout a l'automne, au moment des recoltes, font boire les paysans
et leurs proches, collectent leurs dettes et les privent de leur
derniere subsistance » ; « ils trompent les ivrognes, les depouillent
de la tete aux pieds, les plongent dans un complet denuement 139 ».
Puis d'enumerer d'autres causes de la misere paysanne...
II est incontestable que la responsabilite de ces activites devasta-
trices revenait aux proprietaires polonais : les cabaretiers et les
affcrmataires agissaient sur instructions des proprietaires et pour
leur profit ; et, comme l'affirme Hessen, « parmi eux, il n'y avait
pas que des Juifs, mais aussi des Chretiens », en particulier des
pretres l40 . Mais les Juifs devinrent un maillon indispensable, actif
et ingenieux, dans cette exploitation des paysans sans droits, ni
instruction, ni pouvoir. Si les villages bielorusses n'avaient ete
infiltres par ces cabaretiers et affermataires juifs, il efit 6t6 impos-
sible d' organiser ce vaste systeme de drainage de fonds ; si le
maillon juif etait venu a lacher, ce systeme se serait effondre.
Derjavine propose en suite des mesures energiques pour
eradiquer ces maux de la vie paysanne. II appartient aux proprie-
taires de les corriger. C'est a eux seuls, dans la mesure ou ils sont
responsables des paysans, qu'il convient de permettre la distillation,
« sous leur surveillance... personnelle, et non dans des endroits
ecartes », et a la condition que le proprietaire « s' engage chaque
annee a garder par-devers soi et chez les paysans suffisamment de
grain en reserve » pour assurer leur subsistance. « S'il y a crainte
qu'ils ne s'y conferment pas, proceder a la saisie publique de leur
propri&e" » ; ne pas commencer la distillation avant la mi-
septembre, et la terminer a la mi-avril, c'est-a-dire 6viter la
consommation d'alcool pendant toute la saison des travaux agri-
coles. De meme, interdire la vente d'alcool pendant la duree des
offices religieux et la nuit. N'autoriser « l'ouverture d'estaminets
que sur les grands-routes, dans les foires, pres des moulins et aux
embarcaderes, la ou se reunissent des gens venus d'ailleurs ». Tous
les debits qui sont en trop, recemment construits hors de ces
endroits, « apres Tannexion de cette region [la Bielorussie], et a ce
jour il en a ete cree beaucoup trop », « les detruire sur-le-champ et
139. Derjavine, t. 7, pp. 263, 265, 287.
140. Hessen, 1. 1, pp. 126-127.
EN ENGLOBANT LE XVtlP SIECLE 55
interdire qu'on y vende de la vodka ». « Dans les villages et les
endroits deserts et recules, ne pas en ouvrir du tout afin que les
paysans ne se livrcnt pas a l'ivrognerie. » Ne pas autoriser les Juifs
« a vendre de la vodka, que ce soit par seaux ou au gobelet, ni a
travailler dans les distilleries », ni a affermer non plus des debits
de boissons. Interdire les koleda, de meme que les baux a court
terme, et, par des contrats precis, « mettre un frein a la ruine des
proprietes ». Et, par la menace, supprimer « Tabus... qui s'est
subrepticcment introduit », a savoir 1' interdiction faite par les
proprietaries aux paysans d'acheter ailleurs que chez eux ce qui
leur est necessaire, et de ne vendre leurs surplus qu'aux tenanciers
d'estaminets. Suit encore une serie d'autres propositions concretes,
et, « de cette fagon, il sera possible, dans un futur proche, d'ecarter
de la province bielorusse tout danger de disette 141 ».
Dans la seconde partie de son « Memoire », Derjavine, allant au-
dela de la mission qu'il a regue du S6nat, propose un projet de
reforme globale de la vie des Juifs dans 1'Etat russe, non pas en
soi, mais en rapport avec la pauperisation de la Bielorussie et dans
le but d'y remedier. II estime utile de donner un bref apercu de
toute 1'histoire juive, en insistant sur l'epoque polonaise, pour
mieux comprendre, a partir de la, le mode de vie juif de son temps.
II met egalcment a profit ses conversations avec Ilya Frank, un
medccin (forme a Berlin) qui lui avait egalement expose sa pensee
par ecrit : selon lui, « les maitres d'ecole juifs ont deforme le veri-
table esprit de la doctrine religieuse par leurs fausses interpretations
mystico-talmudiques » de la Bible, ils ont introduit des lois tres
strides afin d'isoler les Juifs des autres peuples, inspire aux Juifs
une profonde aversion pour toutes les autres confessions ; « au lieu
de cultiver la vertu de la convivialite », ils ont institue... un rituel
de prieres vide de sens » ; « au cours de ces derniers siecles, le
caractere moral des Juifs s'est degrade, a la suite de quoi ils sont
devenus de mauvais citoyens » ; « pour r^generer moralement et
politiquement les Juifs, il faut rendre a leur foi sa purete origi-
nelle » ; la reforme juive en Russie doit commencer par l'ouverture
d'ecoles publiques dans lesquelles on enseignerait les langues
russe, allemande et hebrai"que». C'est un prejuge de croire que
l'acquisition de connaissances profanes reviendrait a trahir et sa
141. Derjavine, t. 7, pp. 267-275.
56 DEUX SIECLES ENSEMBLE
religion ct son peuple, ou que le travail agricole ne sicrait pas a un
Juif 42 . Dans son « Memoire », Derjavine s'est egalement servi du
projet de Nota Khai'movitch Notkine, un important marchand de
Chklov avec lequel il avait lie connaissance. Notkine ne partageait
pas les conclusions fondamentales ni les propositions de Derjavine,
mais il jugeait neanmoins necessaire de detourner autant que
possible les Juifs de la production d'alcool, de leur dispenser de
l'instruction et de les attacher a un travail productif, principalement
industriel ; il admettait meme qu'ils pussent etre transferes « dans
les steppes fertiles pour y Clever des moutons et travailler la
terre l43 ».
Suivant en cela les considerations de Frank, adversaire du
pouvoir des kehalim, Derjavine partait de la conclusion generate
que « les fondements originels de leur religion et de leur morale »
etaient aujourd'hui transformed « en conceptions fausses », a la
suite de quoi le simple peuple juif « a ete si aveugle\ et continue
de l'etre, que s'est dresse, s'est consolide un mur pour ainsi dire
indestructible, lequel, en les entourant de tenebres, maintient
fermement leur unite et les separe de tous ceux qui cohabitent avec
eux ». Telle est aussi l'education qu'ils dispensent a leurs enfants ;
« pour leur apprendre le Talmud, ils paient cher, sans sourciller...
or tant que leurs ecoles continuent d'existcr dans leur etat actuel, il
ne saurait y avoir aucun espoir de voir changer leur mode de vie...
L'idee superstitieuse selon laquelle ils se considerent comme les
seuls a honorer ventablement Dieu ne fait que se renforcer, et pour
tous les autrcs croyants qui ne partagent pas leur foi ils n'ont que
mepris... Ils inculquent au peuple l'attente continue du Messie...
l'idee que leur Messie, apres avoir soumis tous les hommes a son
autorite materielle, sera leur maitre selon la chair et leur restituera
leur ancienne royaute, leur gloire, leur magnificence ». Parlant de
leur jeune age, il ajoute : « Ils se marient extremement jeunes,
parfois meme avant d'avoir 10 ans, et, s'ils sont feconds, ils restent
tout faibles. » Du systeme des kehalim il dit que la collecte annuelle
de fonds aupres des Juifs « constitue pour [eux] une source non
negligeable de revenus, incomparablement plus importante que
1' imposition gouvernementale de ceux qui sont soumis k la
142. Hessen. t. 1, pp. 129-130 ; EJ. I. 15, pp. 358-359.
143. EJ, 1. 11, p. 801 ; Derjavine, I. 7, pp. 353-355 ; Hessen, 1. 1, pp. 131-132.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 57
conscription. Les doyens des kehalim n'en rendent compte a
personne. Le menu peuple sc trouve dans un etat de denuement et
de misere extremes dans sa tres grande majorite. Par contre, les
membres des kehalim sont riches et vivent dans l'abondance : mani-
pulant les deux ressorts de l'autorite\ spirituelle et civile..., ils
exercent un grand pouvoir sur leur peuple. Par ce moyen, ils le
maintiennent... dans une profonde servitude et dans la crainte ».
Les « differents ordres que les kehalim dcversent sur leur peuple...
sont executes avec une ponctualite et une celerite telles qu'on en
reste confondu m ».
Voici comment Derjavine voyait le fond du probleme : « Le
grand nombre [de Juifs] en Bidlorussie, du seul fait qu'il est sans
commune mesure avec celui des cultivateurs, pese lourdement sur
cette contree... (Test Tune de ces vastes regions qui produisent trop
peu de cereales et autres denrees. » « Nul d'entre eux n'a jamais
cultive la terre, mais chacun detient et consomme plus de ble que
le paysan et sa maisonnee qui, a la sueur de son front, l'a produit. »
« Leur principale occupation dans les villages... consiste a preter
aux paysans le necessaire, mais en se permettant une usure
extreme ; c'est pourquoi il suffit au paysan de tomber une seule
fois sous leur dependance pour ne plus pouvoir se defaire de ses
dettes. » Qui plus est, « ces naifs propri&aires ont livre aux Juifs
leurs villages... non pour un temps, mais pour toujours ». Les
proprietaries a leur tour ne sont que trop contents de rejeter toutes
les fautes sur les Juifs : « 1' unique raison du denuement de leurs
paysans, ils l'imputent dans leurs arguties aux Juifs » ; rare est le
proprietaire a reconnaitre « que si on les expulsait de sa propridte,
c'est lui qui subirait de grandes pertes, etant donne que le fermage
lui procure des revenus substantiels l45 ».
Derjavine, on le voit, n'a pas omis d'examiner le probleme sous
tous ses differents aspects : « II faut cependant rendre justice a ces
derniers [les Juifs] que, face a la disette en cereales, ils ont fourni
a de nombreux villageois de quoi manger ; toutefois, chacun sait
que ce n'etait pas sans calcul, car une fois la moisson faite, ceux-
ci auraient a leur rendre ce du au centuple 146 . » Dans une lettre
144. Derjavine, I. 7, pp. 280-283, 287.
145. Ibidem, pp. 279, 287-291, 326.
146. Ibidem, p. 288.
58 DEUX SIECLES ENSEMBLE
priv6e au procureur general, Derjavine ecrivit : « II est difficile,
sans commettre d'erreur et en restant equitable, d'accuser trop seve-
rement qui que ce soit. Les paysans, par l'abus de la boisson, se
privent de nourriture au profit des Juifs. Les proprietaires ne
peuvent interdire l'ivrognerie, car ils tirent de la vente de l'eau-de-
vie presque tous leurs revenus. Mais on ne peut non plus trop
reprocher aux Juifs que, pour se nourrir eux-memes, ils privent les
paysans de leur ultime grain 147 . »
Derjavine confia un jour a I. Frank : « Du moment que la Provi-
dence a preserve jusqu'a nos jours ce petit peuple dissemine\ nous
aussi devons avoir souci de le preserver 148 . » Mais, dans son
rapport, il s'exprime avec la franchise quelque peu rude de son
temps : « Si la Providence supreme, dans raccomplissement de ses
impen&rables desseins, garde ce peuple aux moeurs dangereuses
sur la surface de la terre, ne l'extermine pas, il appartient aussi aux
gouvcrnements sous le sceptre desquels il s'est place de le souffrir...
Ils se doivent d'etendre aux Juifs leur sollicitude afin qu'ils soient
utiles a eux ainsi qu'a la societe au milieu de laquelle ils se sont
installed l49 . »
Pour toutes ses observations sur la Bielorussie, pour ses conclu-
sions, pour 1'ensemble de son « Memoire », en particulier pour les
lignes cities plus haut, sans doute aussi pour avoir Ioue « la clair-
voyance des grands monarques russes... qui avaient strictement
interdit la venue et 1' entree sur le territoire de l'empire de ces
pillards experimentes l5 ° », Derjavine a ete estampille « judeophobe
fanatique » et antisemite a tout crin. On l'a accuse (comme nous
1'avons vu : faussement) d'« imputer dans les documents officiels
l'ivrognerie et la misere des paysans bielorusses aux seuls Juifs ;
quant aux « mesures concretes qu'il preconisait », on les a expli-
quees, sans preuve aucune, par des ambitions personnelles 151 .
Or, il ne nourrissait en fait aucun prejuge indecrottable vis-a-
vis des Juifs, tout son « Memoire » s'est elabore en 1800, a
partir du fait que les paysans etaient ruined et souffraient de la
famine, dans le but de faire du bien aux paysans bielorusses,
147. Dossier du ministerc de la Justice, 1800, n°251, in Hessen, t. 1, p. 133.
148. EJ, 1. 15, p. 358.
149. Derjavine, t. 7, p. 277.
150. Ibidem, p. 280.
151. EJ,t.7,pp. 112-113.
EN ENGLOBANT LE XVIIF S1ECLE 59
mais aussi aux Juifs eux-memes en distendant le lien economique
entre les uns et les autres et en orientant les Juifs vers un travail
plus productif, en premier lieu en projetant d'en installer une
partie sur les terres non encore colonisers, ce qu'avait deja
propose Catherine.
La difficult^ initiale, Derjavine la voyait dans la mobilite" perma-
nente et 1' absence de prise en compte de la population juive : a
peine un sixieme d'entre eux etaient recenses. « Sans une mesure
particuliere et exceptionnelle, il est difficile d'en faire un recen-
sement equitable : car, vivant dans les villes, les bourgades, chez
des proprietaries, dans les villages et les auberges, sans cesse chan-
geant de domicile, ils ne se considerent pas comme des residents,
mais comme des notes de passage venus d'un district ou de quelque
autre lieu etrangers » ; au surplus, « ils sont tous semblables,
portent les memes prenoms », n'ont pas de nom de famille, sont en
outre tous vetus uniform6ment d' habits noirs, si bien que, quand
on cherche a les diSnombrer et a les differencier, la memoire se perd
et il y a confusion ». « Les kehalim a leur tour craignent de les
signaler tous pour ne pas surcharger les Juifs aises par les impots
frappant ceux qui se feraient enregistrer 152 . »
Derjavine essaya de trouver une solution globale au probleme :
comment faire pour, « sans leser les interets de quiconque..., r6duire
[le nombre des Juifs dans les villages bielorusses] et faciliter ainsi
1' appro visionnement des habitants de souche ; et, quant a ceux qui
resteraient, leur donner les meillcurs moyens de subsister sans
porter atteinte aux interets des autres ». En outre : « attenuer leur
fanatisme et, insensiblement, les civiliser sans toutefois s'ecarter en
rien des regies de tolerance envers les differentes religions ; de
facon generate, tout en gommant leur haine envers les peuples hete-
rodoxes, reduire a n6ant leurs sournoises velleites de s'emparer du
bien d'autrui m ». De cette facon, disjoindre la liberte de conscience
religieuse... de l'« impunite des mefaits ».
Suit une etude detaillee, graduelle, des mesures proposees ou il
fait appel a la raison d'Etat et au pragmatisme economique. En
premier lieu, « afin de ne pas susciter parmi eux [les Juifs] de
remous, de tcntatives de fuite, ni le moindre m^contentement »,
152. Derjavine, t. 7, p. 302.
153. Ibidem, p. 291.
60 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
les manifcstes imperiaux doivent leur annoncer protection et
sollicitude, reaffirmer la tolerance envers leur foi et le maintien des
privileges accorded par Catherine, « moyennant cependant 1' abro-
gation de certaines anciennes dispositions ». (Quant a ceux « qui
refuseraient de se plier a cette disposition, il conviendrait de leur
donner le droit de partir pour 1' Stranger » - par la il devancait de
tres loin, dans l'octroi de cette latitude, le xx e siecle sovietique...)
Sitot apres, selon un calendrier tres precis, interdire temporairement
tout nouveau credit, examiner, documents a l'appui, tous les griefs
mutuels entre Juifs et Chretiens concernant les dettes, et leur trouver
une solution, « retablir l'ancienne confiance reciproque, mais de
facon telle que ce ne soit pas desormais un empechement ou un
obstacle a la transformation du mode de vie des Juifs », « a leur
transfert en d'autres regions », et, sur leurs anciens lieux de
peuplement, « a ce qu'ils acceptent un nouveau mode de vie ». « II
faut au plus vite liberer les Juifs de leurs dettes et les rendre dispo-
nibles a la reforme. » Des la promulgation du manifeste, tous les
fonds recueillis par l'imposition des Juifs doivent etre consacres « a
secourir les plus demunis », c'est-a-dire les Juifs misereux, a
couvrir les dettes des kehalim et a installer les Emigres. Selon les
cas, les exempter d' impositions pendant trois ou six ans, mais en
les orientant vers la creation de fabriques et d' ateliers. Les proprie-
taires doivent s'engager a ce que les Juifs qui resident dans leurs
domaines creent d'ici a trois ans des manufactures, des fabriques,
des ateliers ; s'ils resident sur leurs terres, qu'ils s'occupent reel-
lement de travaux agricoles « afin qu'ils se procurent leur subsis-
tance de leurs propres mains », mais « qu'en aucun cas ils ne
vendent en cachette ni ouvertement de 1' eau-de-vie » sous peine,
pour les proprietaires, de perdre leur privilege de bouilleurs de cru.
II est indispensable de proceder a un recensement complet et exact
de la population sous la responsabilite des doyens des kelahim.
A ceux qui ne pourront declarer suffisamment de patrimoine pour
appartenir a la classe des marchands ou des bourgeois de ville, il
convient de donner acces a des classes nouvelles requeYant une
moindre fortune : bourgeois de village ou bien « proprietaires
paysans » (car « le nom de krestianine [paysan], par sa similitude
avec le mot khristianine [chretien], leur est insupportable). Les resi-
dents juifs « doivent etre consideres comme des hommes libres et
EN ENGLOBANT LE XV1II C S1ECLE 61
non des serfs » ; toutefois, ils ne doivent pas se permettre, pour
quelque raison ou sous quelque forme que ce soit, d' avoir a leur
service des Chretiens ou des chrdtiennes, de possEder des villages
Chretiens, ne serait-ce qu'une seule ame ; on ne doit pas non plus
leur permettre de sieger dans les mairics et les hotels de ville afin
de ne pas leur reconnaftre de droits sur les Chretiens. « Si d'aucuns
manifestent leur desir de mener tel ou tel mode de vie », envoyer
« un nombre convenable de ces jeunes gens a Petersbourg, Moscou,
Riga » pour « apprendrc aux uns la comptabilite commerciale, aux
autres tel ou tel metier d'artisan », ou former les troisiemes « dans
des Ecoles a l'agronomie et a la construction de batiments agri-
coles ». Entre-temps, choisir « quelques-uns parmi les Juifs les plus
habiles et les plus appliques, et les envoyer en eclaireurs... partout
ou il y a des terres a coloniser ». (Plus loin, nous trouvons des
details sur l'elaboration des plans, du cadastre, 1' Edification des
maisons, l'itineraire a suivre pour les groupes de colons, leurs droits
pendant le voyage, les annees privilegiees ou ils seront exemptes
d'impots - toutes ces etudes on ne peut plus fouillEes, patiemment
colligees par Derjavine, nous les laissons ici de cote.) « Pour ce qui
est de l'organisation interne des communautes juives, et afin de
soumettre [les Juifs], a l'egal des autres peuples sujets de la Russie,
a un gouvernement centralise unique, les kehalim ne doivent plus
exister sous quelque forme que ce soit. » Avec la suppression de
ces derniers, « toutes les impositions exorbitantes infligees antErieu-
rement par les kehalim a la population juive seront supprimEes...
Celle-ci doit etre soumise aux impositions gouvernementales,
comme tous les autres citoyens » (e'est-a-dire deux fois moindres) ;
« les Ecoles et les synagogues doivent etre protegees par la loi ».
Le mariage ne peut etre contracte avant 17 ans (pour les hommes),
15 ans pour les femmes. Jusqu'a 12 ans, les enfants frequentent les
Ecoles juives, ensuite des ecoles communes afin qu'ils se familia-
risent avec les non-juifs ; « ceux qui ont atteint un haut degre" de
savoir doivent etre admis dans les academies, les universites en tant
que membres d'honneur, docteurs, professeurs », « a l'exclusion
des grades d'officier et d'officier d'etat-major », car, « bien qu'on
puisse les admettre dans la carriere militaire », « il se peut, par
exemple, que le samedi ils refusent, face a l'ennemi, de prendre les
armes, ce qui est deja arrivE a diverses reprises ». Mettre sur pied
62 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des imprimeries pour editer les livres juifs ; aupres des synagogues,
amenager des hopitaux, des asiles pour vieillards, des orphelinats
juifs 154 .
Et Derjavine de conclure non sans aplomb : « Les Juifs sont un
peuple retif... Sorti de son triste etat [de dispersion], il acquerra une
forme d'aisance. » En premier lieu grace a l'instruction : « Ce seul
point, meme si ce n'est pas dans 1'immediat, mais plus tard, d'ici
a quelques generations, de facon insensible donnera des fruits, et
les Juifs deviendront alors les sujets directs du trone russe 155 ».
Lors de la redaction de son « Memoire », Derjavine s'est certes
enquis de l'avis des kehalim, mais il ne les a nullement rejouis par
ses propositions. Dans les reponses officielles, leur refus a ete
modere : « Les Juifs, dirent-ils, n'ont ni les capacites, ni l'habitude
de travailler la terre, et y trouvent dans leur religion un
obstacle 156 » ; « outre leurs occupations actuelles, ils ne prevoient
pas d'autres modes de subsistance, n'en ont nul besoin et aspirent
a rester dans leur condition ancienne l57 ». Les kehalim voyaient
bien que le rapport Derjavine risquait de saper tout le systeme du
kahal et d'imposer un controle de leurs revenus, aussi se mirent-ils
a opposer a l'ensemble du projet Derjavine une resistance sourde,
mais forte et opiniatre.
Derjavine vit une manifestation de cette hostilite dans la plainte
que s'empressa de deposer a l'intention de l'Empereur une Juive
de Liozno : pretendument, a la distillerie du lieu, « il l'aurait
bastonnee a mort, a la suite de quoi, etant enceinte, elle aurait
accouche d'un enfant mort-ne ». Le Senat ordonna une enquete.
Derjavine repondit : « Je suis reste dans cette distillerie un quart
d'heure ; non seulement je n'y ai bastonne aucune Juive, mais de
mes yeux je n'en ai vu aucune », et il se demena pour etre recu par
l'Empereur en personne. « Qu'on m'enferme dans une forteresse,
moi je prouverai rinanite" de celui qui donnera cet ordre...
Comment avez-vous pu vous fier a une plainte aussi saugrenue,
aussi inepte ? » (Le Juif qui avait redige cette plainte calomnieuse
au nom de la femme fut condamne a un an de prison, mais, deux ou
154. Derjavine, t. 7, p. 292-330.
155. Ibidem, p. 331.
156. Hessen, 1 1, p. 131.
157. Derjavine, t. 7, p. 289.
EN ENGLOBANT LE XVIII' SIECLE 63
trois mois plus tard, sous Alexandre*, Derjavine, comme il l'ecrit,
« intervint pour obtenir son elargissement 158 ».)
Assassins' en mars 1802, Paul n'a pas eu le temps de prendre de
decision concernant le « Memoire » de Derjavine. Le rapport « eut
beaucoup moins de resultats pratiques qu'on ne pouvait en attendre,
car, a la suite du changement de regne, Derjavine vit son autorite
s'amoindrir 159 ».
Ce n'est qu'a la fin de l'annee 1802 que fut cree le « Comite
pour l'organisation des Juifs », charge d'examiner le « Memoire »
de Derjavine et de prendre des decisions en consequence. En firent
partie des magnats polonais amis d' Alexandre I er , le prince Adam
Czartoryski, le comte Seweryn Potocki, le comte Val6rien Zoubov
(de ces trois-la Derjavine note qu'ils possedaient d'importantes
proprietes en Pologne ; de ce fait, dans l'hypothese ou les Juifs
viendraient a quitter les villages, « ils perdraient beaucoup de leurs
revenus », aussi « l'interet personnel de ces seigneurs l'emporta-t-
il sur celui de l'Etat 160 »), le comte Kotchoube'i, ministre de l'lnte-
rieur, et Derjavine qui venait d'etre nomme ministre de la Justice
(le premier dans toute l'histoire russe) ; Michel Speranski** y fut
egalement associe. On enjoignit au Comite d'inviter les deputes
juifs de tous le.s kehalim de province ; ils y furent done depeches ;
pour la plupart, il s'agissait de marchands appartenant a la premiere
guilde. « En outre, les membres du Comite furent autoris^s a
coopter quelqucs Juifs parmi les plus eclaires et les mieux inten-
tionnes 161 . » En cette qualite furent invites Nota Notkine, qui avait
emigre de Bielorussie a Moscou (nous l'avons deja rencontre) ; de
Saint-Petersbourg, le fermier Abram Perets, ami tres proche de
Speranski ; les amis de Perets, Leiba Nevakhovitch et Mendel
Satanover, et d'autres encore. Tous ne prirent pas directement part
aux reunions, mais ils exercerent leur influence par l'intermediaire
des membres du Comite. (II n'est pas sans interet de noter ici
- l'occasion ne s'en presentera plus - que le fils d' Abram Perets
158. Derjavine, I. 6. pp. 715-717.
159. EJ, t. 2, p. 733.
160. Derjavine, t. 6, pp. 766-767.
161. Ibidem, p. 761.
* Alexandre I CT (1777-1825), fils de Paul I cr , empcreur de Russie de 1801 a 1825.
** Michel Speranski (1772-1839), ministre de la Justice de 1808 a 1812, nSformateur
liberal, fut entre 1826 et 1833 codificateur des lois russes.
64 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
fut juge et deporte dans I'affaire des decabristes*, sans doute
uniquement parce qu'il avait discute avec Pestel** du probleme juif
sans rien soupconner de leur complot 162 , et que son petit-fils devint
secretaire d'Etat, fonction tres importante en Russie. Nevakhovitch
etait un humaniste eclaire, mais sans trace de cosmopolitisme,
attache a la vie culturellc russe, ce qui etait extremement rare a
l'epoque parmi les Juifs : en 1803, il publia en russe Le Cri de la
fille juive, exhortant la societe russe a se souvenir que les Juifs
etaient limites dans leurs droits et cherchant a convaincre les Russes
de voir dans les Juifs des « compatriotes », afin que la societe russe
les acceptat en son sein l63 .)
Le Comite tomba d' accord pour « faire participer les Juifs a une
vie civile commune et a une education commune », pour « les
orienter... vers un travail productif m », pour leur faciliter l'acces
aux activites commerciales et industrielles ; pour assouplir les
contraintes entravant le droit de deplacement et de residence ; pour
les habituer a adopter le costume europeen, « car 1' habitude de
porter un habit qui appelle necessairement le mepris ne fait que
renforcer l'accoutumance a ce mepris 165 ». Le probleme le plus
brulant a se poser etait celui du lieu de residence des Juifs, lie au
commerce de r eau-de-vie. Notkine « chercha a persuader le Comite
de laisser les Juifs sur place, tout en prenant des mesures contre
d'6ventuels abus de leur part 166 ».
« Linstitution du Comite" a seme le desarroi parmi les kehalim »,
ecrit Hessen. La reunion extraordinaire de leurs deputes, a Minsk,
en 1 802, proclama : « Demander a notre Empereur, gloire Lui en
soit rendue, que ses [dignitaires] n'introduisent chez nous aucune
novation. » II fut decide d'envoyer des intercesseurs a P6tersbourg,
on annonca une collecte de fonds a cet effet, et meme trois jours
162. L Deitch, Rol evreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii (Le role des Juifs
dans le mouvement revolutionnaire russe), t. 1, 2 c ecl., M-L, 1925, p. 8.
163. EJ, t. 11, pp. 622-623.
164. Ibidem, t. 1 , p. 798.
165. Hessen, I l.p. 148.
166. Ibidem, p. 153.
* Groupe de nobles el d'officiers russes, membres de societes secretes, qui tenterent,
en decembre 1825, un coup d'fitat pour insiaurer en Russie un regime constitutionnel.
** Paul Pestel (1792-1826), l'un des decabristes les plus radicaux. Arret6 apres le coup
d'£tat avonc. il fut condamne a mort et pendu.
EN ENGLOBANT LE XVm c SIECLE 65
de jeune collectif ; « lc trouble... s' etait empare de toute la Zone de
residence ». Sans meme parler de la menace d'expulser les Juifs
des villages, « les kehalim, soucieux de preserver Fintegritd des
coutumes internes..., montraient une attitude negative envers la
culture du sol ». En rcponse aux principaux points du projet, « les
kehalim declarerent qu'il fallait reporter la re forme a quinze ou
vingt ans l67 ».
Si Ton en croit Dcrjavine, a compter de ce moment, pour que
tout reste comme par-devant, commencement de leur part diverses
intrigues : un proprietaire bielorusse, le sieur Gourko, remit a
Derjavine une lettre qu'il avait interceptee en Bielorussie, dans
laquelle un Juif ccrivait a son fonde de pouvoir a Petersbourg qu'ils
avaient anathemise Derjavine comme leur persecuteur et reuni
1 million de roubles pour les envoyer en dons a Petersbourg,
demandant de faire tout ce qui etait possible pour obtenir la revo-
cation du procureur general Derjavine, et, si la chose se revelait
impossible, d'attenter au moins a sa vie... Car leur interet etait qu'il
ne leur fut pas interdit de vendre de la vodka dans les auberges de
campagne... Pour faire avancer leur cause, ils se mirent a envoyer
« de differents endroits de l'etranger des opinions sur la meilleure
facon d' organiser la vie des Juifs » - opinions en langue francaise
ou en allemand, qui parvinrcnt effectivement au Comite l68 .
Entre-temps, Nota Notkine « etait devenu l'une des figures
centrales de la modeste communaute juive » de Petersbourg. En
1803, il « presenta... au Comite une note dans laquelle il cherchait
a contrecarrer l'influence du projet Derjavine l69 ». Derjavine, lui,
affirme que Notkine vint un jour chez lui, et, feignant la bien-
vcillance - et alleguant qu'il ne pourrait jamais, seul contre tous,
avoir le dessus sur ses collegues du Comite, tous acquis a la cause
juive -, lui proposa d'accepter 100 000, et, si ce n'etait pas assez,
200 000 roubles a condition qu'il se ralliat aux autres membres du
Comite. Derjavine « decida de faire part de cette tentative de
corruption a l'Empereur et d'6tayer ses dires en produisant la lettre
de Gourko » ; il pensait que « de telles preuves produiraient leur
effet et que l'Empereur n'accorderait pas sa confiance a des gens
167. Hessen, t. 1, pp. 139-140. 144-145.
168. Derjavine, t. 6, pp. 762-763.
169. EJ, t. II, p. 801.
66 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de son entourage qui favorisaient les Juifs ». Mais, apres l'Em-
pereur, la chose fut connue de Speranski, « lequel etait tout a fait
acquis aux Juifs », et, des la premiere reunion du Comite, tous les
membres tomberent d' accord pour laisser, comme par le passe, la
vente de l'eau-de-vie aux Juifs 170 ».
Derjavine continua de s'y opposer. Alexandre I er le traita avec
de plus en plus de froideur, et le revoqua bientot (en 1803) de son
poste de ministre de la Justice.
II est vrai que les « Camets » de Derjavine montrent qu'a Farmee
comme dans le civil il a toujours servi son pays de facon fougueuse,
intempestive, ce qui partout, en peu de temps, amenait sa revo-
cation.
II faut reconnaitre que Derjavine avait prevu nombre de
problemes qui allaient surgir tout au long du XK e siecle dans les
relations entre Russes et Juifs, mais non dans les formes inattendues
ou les choses se produisirent dans la rcalitc. Sa fagon de s'exprimer
est souvent grossiere, bien dans le gout du temps, mais, dans son
projet, il ne se proposait pas d'opprimer les Juifs ; au contraire,
il cherchait a leur frayer la voie d'une vie plus libre et plus
productive.
170. Derjavine, t. 6, pp, 763-764.
Chapitre 2
SOUS ALEXANDRE I er
A la fin de l'annee 1804, le Comite charge de 1'organisation des
Juifs termina ses travaux par l'elaboration d'un « Reglement sur les
Juifs » (connu sous le nom de « Reglement de 1 804 »), premier
recueil de lois en Russie concernant les Juifs. Le Comite y expli-
quait que son but etait d'ameliorer la condition des Juifs, de les
orienter vers une activite utile « en leur ouvrant cette voie exclusi-
vement pour leur bien... et en ecartant tout ce qui pourrait les en
detourner sans pour autant faire appel a des mesures coercitives 1 ».
Le Reglement instituait le principe de l'egalite des droits civils pour
les Juifs (article 42) : « Tous les Juifs qui habitent la Russie, qui
viennent de s'y installer ou qui y arrivent de pays etrangers pour
leurs affaires commerciales, sont fibres et se trouvent sous la rigou-
reuse protection des lois au meme titre que les autres sujets
russes. » (Aux yeux du professeur Gradovski, « on ne peut pas
ne pas voir dans cet article... le d6sir d'assimiler ce peuple a
l'ensemble de la population de Russie 2 ».)
Le Reglement offrait aux Juifs davantage de possibilites que les
propositions initiales de Derjavine ; ainsi, pour creer des fabriqucs
de textile ou des peausseries, ou passer a l'economie agricole sur
les terres vierges, il proposait que tut directement versde une
1. Hessen, Istoria evrei'skogo naroda v Rossii (Histoire du peuple juif en Russie), en
2 volumes, t. 1, Leningrad, 1925, p. 149.
2. M. Kovalevski, Ravnopravie evreev i ego vragi (L'egalite des droits des Juifs et ses
adversaires), in Schit, recueil litt^raire sous la redaction de L. Andreev, M. Gorki et
F. Sologoub, 3 e 6dition complete, Soci&6 russe pour l'euide de la vie des Juifs, Moscou,
1916, p. 117.
68 DEUX SIECLES ENSEMBLE
subvention gouvernementale. Les Juifs recevaient le droit d'ac-
querir des terres sans paysans-serfs, mais avec la possibilite d'em-
baucher des travailleurs Chretiens. Les Juifs proprietaires de
fabriques, marchands et artisans avaient le droit de quitter la Zone
de residence « pour un temps afin de vaquer a leurs affaires », ce
qui assouplissait les frontieres de cette zone, recemment instituee.
(On ne faisait que promettre pour le courant de l'annee a venir
1' abrogation de la double redevance*, mais elle ne tarda pas a
disparaitre.) On reaffirmait tous les droits des Juifs : a l'inviolabilite
de leurs biens, a la liberie individuelle, a professer leur religion, a
leur organisation communautaire - autrement dit, le systeme des
kehahm etait laisse sans changements significatifs (ce qui, en fait,
sapait l'idee d'une fusion du monde juif au sein de l'Etat russe) :
les kehalim gardaient leur ancien droit de collecter les redevances,
ce qui leur conferait une tres grande autorite, mais sans la faculte
de les majorer ; punitions religieuses et anathemes {herein) etaient
interdits, ce qui assurait la liberte aux hassidim. Conformement aux
vceux instants des kehalim, le projet d'instituer des Scoles juives
d'enseignement general fut abandonne, mais « tous les enfants juifs
peuvent etre admis a etudier sans aucune discrimination avec les
autres enfants dans toutes les ecoles, tous les lycees et toutes les
universites russes », et dans ces etablissements aucun enfant « ne
sera sous aucun pretexte d6tourne de sa religion ni contraint
d'etudier ce qui pourrait lui etre contraire ou oppose ». Les Juifs
« qui, grace a leurs capacit6s, atteindront dans les universites un
niveau meritoire en medecine, chirurgie, physique, mathematiques
et autres disciplines, seront reconnus pour tels et promus dans les
grades universitaires ». n etait considere comme indispensable que
les Juifs apprissent la langue de leur region, modifient leur aspect
exterieur et adoptent des noms de famille. Le Comite soulignait en
conclusion que dans les autres pays, « nulle part on n'avait a cet
effet utilise de moyens aussi liberaux, aussi mesures, aussi appro-
pries aux besoins des Juifs ». J. Hessen est d' accord pour dire que
le Reglement de 1804 imposait aux Juifs moins de limitations que
le Reglement prussien de 1797. D'autant que les Juifs possedaient
et conservaient leur liberte individuelle, ce dont ne jouissait pas la
* lmpot double institue" pour les Juifs par Catherine (auquel dtaient assujettis depuis
longtemps les « vieux-croyants »), mais qui ne fut guerc appliqud.
SOUS ALEXANDRE I" 69
masse de plusieurs millions de paysans russes soumis alors au
servage 3 . « Le Reglement de 1804 appartient au nombre des actes
empreints de 1' esprit de tolerance 4 . »
Le Messager de V Europe, une des revues de ce temps parmi les
plus lues, ecrivait : « Alexandre sait que les vices que Ton attribue
a la nation juive sont les inevitables consequences de l'oppression
qui pese sur clle dcpuis de nombreux siecles. Le but de la nouvelle
loi est de donner a l'Etat des citoyens utiles, et aux Juifs une
patrie 5 . »
Toutefois, le Reglement ne tranchait pas le probleme le plus aigu
conformement a ce qu'aurait souhaite l'ensemble des Juifs,
autrement dit la population juive, les deputes des kehalim et les
collaborateurs juifs du Comite. Le Reglement stipulait : « Personne
parmi les Juifs..., dans aucun village ni bourg, ne peut posseder
aucune forme de gerance d'estaminets, de cabarets, d'auberges, ni
sous son nom ni sous le nom d'un tiers, ni y vendre de l'eau-de-
vie ni meme y habiter'' », et se proposait de faire en sorte que toute
la population juive quittat la campagne en l'espace de trois ans, soit
d'ici au debut de l'annec 1808. (Nous nous souvenons qu'une telle
mesure avait deja ete preconisee sous Paul en 1797, avant meme
que n'apparut le projet Derjavine : non pas que tous les Juifs sans
exception fussent eJoignes des villages, mais, afin que, «par sa
masse, la population juive dans les villages ne deborde pas les
possibilites economiques des paysans en tant que classe productive,
il est propose d'en diminuer le nombre dans les agglomerations des
districts 7 ». Cette fois, on se proposait d'orienter la majorite des
Juifs vers le travail agricole dans les terres vierges de la Zone de
residence, de la Nouvelle Russie, mais aussi des provinces
d'Astrakhan et du Caucase, en les exonerant pour dix ans de la
redevance dont ils s'acquittaient jusqu'alors, « avec le droit de
recevoir pour leurs entreprises un pret du Tresor » a rembourser
progressivement, pass6 dix annees de franchise ; aux plus fortunes,
il £tait propose" d'acquerir des terres en propriete personnelle et
3. Hessen, t. 1, pp. 148-158 ; EJ, t. 1, pp. 799-800.
4. EJ, t. 13, pp. 158-159.
5. Hessen, t. 1, p. 158-159.
6. EJ, t. 3, p. 79.
7. Hessen, t. 1, p. 128.
70 DEUX SIECLES ENSEMBLE
hereditaire avec faculte de les faire exploiter par des travailleurs
agricoles 8 .
A son refus d'autoriser la distillation, le Comite donnait 1'expli-
cation suivante : « Tant que cette profession leur restera acces-
sible... laquelle, en fin de compte, les expose aux recriminations,
au mepris, voire a la haine des habitants, 1' indignation generate a
leur egard ne cessera pas 9 . » Par ailleurs, « peut-on considerer cette
mesure [consistant a eloigner les Juifs des villages] comme
repressive alors que leur sont offerts tant d'autres moyens non
seulement de vivre dans l'aisance, mais aussi de s'enrichir dans
l'agriculture, Findustrie, l'artisanat; que, de plus, ils se voient
accorder la possibilite de posseder des terres en toute propriete ?
Comment ce peuple pourrait-il se considerer comme opprime par
la suppression d'une seule branche d'activite" dans un Etat ou lui
sont offertes mille autres activites dans des regions fertiles, peu
habitees, propres a la culture des cereales et autres productions
agricoles 10 ... ?»
Ces arguments semblent de poids. Toutefois, Hcssen trouve que
le texte du Comite temoigne d'« un regard naif... sur la nature de
la vie economique d'un peuple, [consistant a] croire que Ton peut
changer les phenomenes economiques de facon purement meca-
nique, par decret" ». Du cote juif, le transfert projete des Juifs
hors des villages et l'interdiction qui leur etait faite de fabriquer
de l'alcool, cette « occupation seculairc » des Juifs 12 , furent per^us
comme une decision terriblement cruelle. (Et c'est en ces termes
qu'elle a tit condamnee par 1'historiographie juive cinquante et
meme cent ans plus tard.)
Etant donne les opinions liberates d' Alexandre I er , sa bienveil-
lance envers les Juifs, son caractere perturbe, sa volonte molle (sans
doute brisee a tout jamais par son accession au trone au prix de la
mort violente de son pere), il est peu probable que l'eloignement
8. V! N. Nikitine, Evrei i zemledeltsy : Istoritcheskoe. zakonodatelnoe. administra-
tivnoc i bylovoc polojenie kolonii so vremeni ikh vozniknivenia do nachikh dnei' (Les
Juifs dans ["agriculture : flat historique, juridique, administratif, pratique des colonies
depuis leur origine jusqu'a nos jours), 1807-1887. Saint-Petersbourg, 1887, pp. 6-7.
9. Prince N. N. Goliisyne, Istoria rousskogo zakonodatelstva o evreiakh (Histoire de
la legislation russe pour les Juifs), Saint-Pdtersbourg, t. 1, 1649-1825, p. 430.
10. Ibidem, t. 1, pp 439-440.
11. Ibidem.
12. EI, t. 3, p. 79.
SOUS ALEXANDRE I" 71
annonce des Juifs eut ete mene energiquement ; meme si le regne
avait suivi un cours paisible, on l'aurait sans doute etale" dans le
temps. Mais, shot apres r adoption du Reglement de 1804, plana la
menace de la guerre en Europe, suivie par les mesures prises en
faveur des Juifs par Napoleon qui reunit a Paris un sanhedrin de
deputes juifs. « Tout le probleme juif prit alors une tournure inat-
tendue. Bonaparte organisa a Paris une reunion des Juifs qui avait
pour but principal d'offrir a la nation juive differents avantages et
de creer un lien entre les Juifs dissemines en Europe. » Aussi, en
1806, Alexandre I er ordonna-t-il de r6unir un nouveau Comite
charge" d'« examiner s'il ne fallait pas prendre des mesures parti-
culieres et reporter a plus tard le transfert des Juifs " ».
Comme annonce" en 1804, les Juifs etaient census abandonner
les villages d'ici a 1808. Mais des difficultes pratiques etaient
survenues, et, des 1807, Alexandre I cr recut plusieurs rapports sur
la necessity de differer ce transfert. Un decret imperial fut alors
publie, « demandant a toutes les societes juives... d'elire des
deputes et de proposer par leur intermediate les moyens qui leur
paraitraient les plus adaptes pour mettre en pratique et avec succes
les mesures figurant dans le Reglement du 9 decembre 1804 ». Les
elections de ces deputes juifs eurent bien lieu dans les provinces
occidentales, et leurs avis furent transmis a Petersbourg. « Bien
entendu, ces deputes exprimerent 1' opinion que le depart des Juifs
residant dans les villages devait etre reporte a bien plus tard. »
(L'une des raisons invoquees tenait au fait que, dans les villages,
les cabaretiers disposaient de logements gratuits, alors que dans les
bourgs et les villes il leur aurait fallu les payer.) Le ministre des
Affaires interieures ecrivit quant a lui dans son rapport que « le
transfert des Juifs residant actuellement dans les villages vers des
terres appartcnant a l'Etat exigera plusieurs dizaines d'ann6es, vu
leur nombre plethorique 14 ». Vers la fin de l'annee 1808, l'Em-
pereur donna l'ordre de suspendre Particle interdisant aux Juifs le
fermage et la production d'alcool, et de laisser les Juifs la ou ils
habitaient, «jusqu'a une decision ulteneure 15 ». Aussitot apres
(1809) fut institue" un nouveau Comite - dit « du s^nateur Popov » -
13. G.R. Derjavine, CEuvres en 9 vol., 2 e dd., Saint-P6tersbourg, 1864-1883, t.6,
1876, pp. 761-762.
14. Hessen,l- 1, PP- 163-165.
15. EJ, t. 1, p. 801.
72 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pour 1'etude de l'ensemble des problemes et l'examen des requetes
formulees par les deputes juifs. Ce Comiti « estima indispensable »
de mettre « energiquement » un terme au transfert des Juifs et de
leur conserver le droit au fermage et au commerce de la vodka 16 .
Le Comite travailla trois ans durant et presenta son rapport a
l'Empereur en 1812. Alexandre I cr n'enterina pas ce rapport : il ne
ten ait pas a miner 1' importance de la decision precedente et n'avait
nullement perdu son desir d'agir en faveur des paysans : « U etait
pret a adoucir la mesure d'eloignement, non a y renoncer 17 . » La-
dessus 6claterent la grande guerre avec Napoleon, puis la guerre
europeenne, et les interets d' Alexandre changerent d'objet. Depuis
lors, le deplacement hors des villages n'a jamais et€ lance - en
tant que mesure globale dans toute la Zone de residence, mais
tout au plus sous forme de decisions particulieres en certains
endroits 18 .
Pendant la guerre, si Ton en croit une certaine source, les Juifs
furent les seuls habitants a ne pas fuir devant 1'armee franchise, ni
dans les forets ni vers l'interieur des terres ; dans les environs de
Vilnius, ils refuserent d'obtemperer a l'ordre de Napoleon de
rejoindre son armee, mais lui foumirent sans murmurer le fourrage
et les vivres ; neanmoins, en certains endroits, il fallut recourir aux
requisitions 19 . Une autre source signale que « la population juive a
beaucoup souffert des exactions commises par les soldats de
Napoleon », que « de nombreuses synagogues ont ete incendiees »,
mais elle va encore plus loin en affirmant que « les troupes russes
ont ete grandement aiders par ce qu'on a appele la "poste juive",
mise sur pied par les marchands juifs, qui transmettait les rensei-
gnements avec une ceterite inconnue a l'epoque (les auberges
servant de "relais") » ; on a meme « utilise des Juifs en qualite de
courriers pour les liaisons entre les differents detachements de
1'armee russe ». Lorsque 1'armee russe reprit possession du terrain,
« les Juifs accueillirent les troupes russes avec admiration,
apportant aux soldats du pain et de 1' eau-de-vie ». Le futur
Nicolas I cr , a cette epoque grand-due, nota dans son Journal : « D
16. Ibidem.
17. Hessen, 1. 1, p. 163-167.
18. EJ, t. 5, p. 859.
19. S. Pozner, Evrei Litvy i Beloroussii 125 let lomou nazad (Les Juifs de Lituanie et
de Btelorussie il y a 125 ans de cela), in M.J., Annuaire, 1939, pp. 60, 65-66.
SOUS ALEXANDRE I" 73
est etonnant de constater qu'ils [les Juifs] nous sont restes en 1812
etonnamment fideles et nous ont meme aide\s la ou ils le pouvaient,
au risque de leur vie 20 . »
Au point le plus critique de la retraite des Francais, lors du
passage de la Berezina, les Juifs du lieu communiquerent au
commandement russe l'endroit presume du passage ; cet episode est
bien connu. Mais il s'agissait en fait d'une ruse reussie du general
Laurancay : il dtait persuade que les Juifs communiqueraient ce
renseignement aux Russes, et les Frangais, bien entendu, choisirent
un autre lieu de passage 21 .
Apres 1814, le rattachement de la Pologne centrale reunit a la
Russie plus de 400 000 Juifs. Le problcme juif se posa alors au
gouvernement russe avec plus d'acuite et de complexite. En 1816,
le Conseil gouvernemental du royaume de Pologne qui, en de
nombreux domaines, jouissait d'une existence etatique separee,
ordonna de procdder a l'expulsion des Juifs de leurs villages - ils
pouvaient aussi y rester, mais uniquement pour travailler la terre et
sans l'aide de travailleurs Chretiens. Mais, a la requete du kahal de
Varsovie, aussitot transmise a 1'Empereur, Alexandre donna l'ordre
de laisser les Juifs en place en les autorisant a se livrer au
commerce de la vodka, a la seule condition de ne pas la vendre
a credit*.
JJ est vrai que, dans les Reglements publids par le Senat en 1818,
on trouve derechef les dispositions suivantes : « Mettre fin aux
mesures coercitives des propri6taires, ruineuses pour les paysans,
pour non-remboursement de leurs dettes aux Juifs, ce qui les accule
a vendre leurs derniers biens... Aux Juifs qui gerent des auberges
il faut intcrdire de preter de l'argent a interet, de servir de la vodka
a credit pour priver ensuite les paysans de leur betail ou de toutes
autres choses qui leur sont indispensables 23 . »
Trait caracteristique de tout le regne d'Alexandre : aucun esprit
de suite dans les mesures prises ; les reglements etaient promul-
gues, mais aucun controle efficace destine a suivre leur execution
ne voyait le jour. JJ en fut ainsi du statut de 1817 en ce qui concerne
l'impot sur l'alcool : dans les provinces de Grande Russie, la
20. PEJ, t. 7. pp. 309-311.
21. Cf. Rousskai'a Volia (La volont6 russe). Petrograd, 1917, 22 avril, p. 3.
22. Hessen, t. 1, pp. 222-223.
23. EJ*, t. 3, pp. 80-81.
74 DEUX SIECLES ENSEMBLE
distillation etait interdite aux Juifs ; toutefois, des 1819, cette prohi-
bition fut levee « jusqu'a ce que les artisans russes se soient suffi-
samment perfectionnes dans ce metier 24 ».
Bien entendu, l'eradication des distilleries juives dans les zones
rurales des provinces de l'Ouest se heurtait a l'opposition des
proprietaires polonais, trop interesses a leurs profits ; or le gouver-
nement russe n'osait pas encore, a cette 6poque, agir a leur
encontre. Toutefois, dans la province de Tchernigov ou leur implan-
tation etait recente, on reussit en 1821 a supprimer les distilleries
aux mains des proprietaires et des Juifs apres que le gouverneur, a
la suite d'une mauvaise r6colte, eut rapporte que « les Juifs main-
tiennent dans une dure servitude les paysans de la Couronne et les
cosaques 25 ». Une mesure analogue fut prise en 1822 dans la
province de Poltava ; en 1 823, elle fut particllcmcnt etendue aux
provinces de Mohilev et de Vitobsk. Mais son extension fut enray£e
par les demarches pressantes des kehalim.
Ainsi la lutte menee tout au long des vingt-cinq ans du regne
d' Alexandre contre la production d'alcool par la transplantation des
Juifs hors des villages n'a guere donne de resultats.
Mais la distil lerie ne constituait pas le seul type de fermage dans
la Zone de residence. Les proprietaires affermaient differents
biens en differents secteurs de l'Sconomie, ici un moulin, la la
peche, ailleurs des ponts, parfois toute une propriete, et, de cette
facon, se trouvaient affermes non seulement des paysans serfs (de
tels cas se multiplierent a partir de la fin du xvra c siecle 26 ), mais
encore des eglises « serves », c'est-a-dire orthodoxes, ainsi que le
signalent plusieurs auteurs : N. I. Kostomarov, M. N. Katkov,
V. V. Choulguine. Ces eglises, faisant partie integrante d'un
domaine, etaient considerees comme appartenant en propre au
proprietaire catholique, et, en leur qualite d'exploitants, les Juifs
s'estimaient en droit de prelever de l'argent sur ceux qui frequen-
taient ces eglises et sur ceux qui celebraient des offices prives. Pour
le bapteme, le mariage ou les obseques, il fallait recevoir l'autori-
sation « d'un Juif moyennant retribution » ; « les chants epiques de
24. Ibidem, t. 5, pp.609, 621.
25. Ibidem, p. 612.
26. EI, I. 11, p. 492.
SOUS ALEXANDRE I" 75
Petite Russie regorgent de plaintes ameres contre "les fermiers
juifs" qui oppriment les habitants 27 ».
Les gouvernements russes avaient depuis longtemps percu ce
danger : les droits des fermiers risquaient de s'etendre a la personne
meme du paysan et directement a son travail, or « il ne faut pas
que les Juifs puissent disposer du travail personnel des paysans et
que, par le biais d'un bail, tout en n'etant pas Chretiens, ils
deviennent proprietaires de paysans-serfs » - ce qui fut interdit a
diverses reprises aussi bien par le decret de 1784 que par les ordon-
nances du Senat de 1801 et 1813 : «que les Juifs ne puissent
posseder ni villages ni paysans, ni en disposer sous aucune appel-
lation ni a quelque titre que ce soit 28 ».
Toutefois, l'ingeniosite des Juifs et des propri6taires parvint a
contoumer l'interdit. En 1816, le Senat decouvrit que «les Juifs
avaient trouve" moyen d'exercer des droits de proprietaires sous
1' appellation de krestentsia, autrement dit, apres accord avec les
proprietaires, ils r6coltent le ble et 1'orge semes par les paysans,
que ces memes paysans doivent d'abord battre puis livrer aux distil-
leries affermees a ces memes Juifs ; ils doivent aussi surveiller les
bceufs que Ton amene paitre dans leur champ, foumir aux Juifs des
travailleurs et des chariots... Ainsi les Juifs disposent entierement
de ces domaines... tandis que les proprietaires, recevant d'eux un
fermage substantiel denomme krestentsia, vendent a forfait aux
Juifs toute la moisson a venir semce sur leurs terres : on peut en
conclure que, par ce biais, ils condamnent leurs paysans a la
famine 29 ».
Ce ne sont pas les paysans qui sont pour ainsi dire affermes en
tant que tels, mais seulement les krestentsia, ce qui n'empeche pas
le resultat d'etre le meme.
Malgre toutes les interdictions, la pratique des krestentsia n'en
continua pas moins son chemin sinueux. Son extreme intrication
venait de ce que de nombreux proprietaires terriens s'endettaient
aupres de leurs fermiers juifs, recevaient d'eux de F argent gage" sur
leur domaine, ce qui permettait aux Juifs de disposer et du domaine
et du travail des serfs. Mais quand, en 1816, le Senat decreta qu'il
27. V. V. Choulguine, « Tchto nam v nikh ne nravitsia... » : Ob antisemitisme v Rossii
(Ce qui en eux ne nous plait pas : De 1' antisemitisme en Russie), Paris, 1929, p. 129.
28. EJ*, t. 3, p. 81.
29. Ibidem*.
76 DEUX SIECLES ENSEMBLE
convenait « de reprendre aux Juifs les domaincs », il les chargea de
recuperer eux-memes les sommes qu'ils avaient pretees. Les
deputes des kehalim adresserent aussitot une humble requete a Sa
Majeste, lui demandant d'annuler ce decret : 1'administrateur
general en charge des affaires des confessions £trangeres, le prince
A. N. Golitsyne, convainquit l'Empereur qu'« il etait injuste d'in-
fliger des chatiments a une seule categorie de coupables en
exceptant » les proprietaires et les fonctionnaires. Les proprietaires
« peuvent encore y gagner s'ils refusent de restituer les capitaux
recus pour les krestentsia et garder de surcroit les krestentsia a leur
profit » ; s'ils ont abandonne leurs terres aux Juifs en depit de la
loi, ils se doivent maintenant de leur rendre 1' argent 30 .
Le futur decabriste P. I. Pestel, a cette epoque officier dans les
provinces occidentales, n'etait nullement un defenseur de l'auto-
cratie, mais un ardent republicain ; il a consigne quelques-unes de
ses observations sur les Juifs de cette region, qu'ils a partiellement
incluses dans le preambule a son programme gouvernemental
(« Recommandations pour le gouvernement supreme provisoire ») :
« Dans l'attente du Messie, les Juifs se considerent comme des
habitants temporaires de la contree ou ils se trouvent, aussi ne
veulent-ils a aucun prix s'occuper d' agriculture, ont-ils tendance a
mepriser meme les artisans, et ne pratiquent-ils que le commerce. »
« Les chefs spirituels des Juifs, que Ton appelle rabbins, main-
tiennent le peuple dans une dependance incroyable en lui inter-
disant, au nom de la foi, toute autre lecture que celle du Talmud...
Un peuple qui ne cherche pas a s'instruire restera toujours
prisonnier des prejug£s » ; « la dependance des Juifs par rapport
aux rabbins va si loin que tout ordre donne par ces derniers est
execute pieusement, sans murmurer. » « Les liens etroits entre les
Juifs leur donne les moyens d'amasser des sommes importantes...
pour leurs besoins communs, en particulier pour inciter differentes
autorites a la concussion et a toutes sortes de malversations qui leur
seraient a eux, Juifs, utiles. » Qu'ils accedent aisement a la
condition de possedants, « on peut le voir ostensiblement dans les
provinces ou ils ont elu domicile. Tout le commerce y est entre
leurs mains, et peu de paysans qui ne soient, par le biais des dettes,
en leur pouvoir ; voila pourquoi ils ruinent terriblement les regions
30. Ibidem*, p. 82 ; cf. 6galement Hessen, t, 1, pp. 185, 187.
SOUS ALEXANDRE I" 77
oil ils resident ». « Le gouvernement precedent [celui de Catherine]
leur a accorde des droits et privileges remarquables qui accentuent
le mal qu'ils font », par exemple le droit de ne pas fournir de
recrues, le droit de pas annoncer les deces, le droit d' avoir une
justice distincte soumise aux decisions des rabbins, et « ils jouissent
en outre de tous les autres droits reconnus aux autres ethnies chre-
tiennes » ; « ainsi, on peut voir clairement que les Juifs constituent
pour ainsi dire dans l'Etat, un Etat separe\ et jouissent par ailleurs
de droits plus etendus que les Chretiens eux-memes ». « Une telle
situation ne saurait se perpetuer davantage, car elle a amene les
Juifs a faire montre d'une attitude hostile envers les Chretiens et les
a places dans une situation contraire a l'ordre public qui doit regner
dans I'fitat 31 . »
Dans les dernieres ann£es du regne d' Alexandre I er , les interdits
economiques et autres a l'encontre des activites juives ont ete
renforces. En 1818, un decret du Senat interdit desormais qu'« en
aucun cas des Chretiens soient places au service de Juifs pour
dettes 32 ». En 1 819, un autre decret demande qu'il soit mis fin « aux
travaux et aux services que paysans et domestiques effectuent pour
le compte de Juifs 33 ». Golitsyne, toujours lui, exposa au Conseil
des ministres que « ceux qui habitent dans les maisons des Juifs
non seulement oublient et ne remplissent plus les obligations
de la foi chretienne, mais adoptent les usages et les rites
judai'ques 34 ». D fut alors decide que « les Juifs ne devraient plus
employer de Chretiens pour leur service domestique 35 ». On estimait
que « cela profiterait egalement aux Juifs dans le besoin qui pour-
raient fort bien remplacer la domesticite chretienne 36 ». Mais cette
decision ne fut pas appliquee. (Voila qui ne laissc pas d'etonner :
parmi la masse juive urbaine sevissaient pauvrete" et misere, « pour
la purpart c'etaient des gens miserables qui arrivaient a peine a se
nourrir 37 », or on n'a jamais releve le phenomene inverse : les Juifs
n'allaient guere travailler au service des Chretiens. Sans doute
31. P. I. Pestel, Rousskaia pravda (La Vdritd russe), Sainl-Pdtersbourg, 1906, chap. 2,
§ 14, pp. 50-52.
32. Ibidem*, t. 11, p. 493.
33. Ibidem*, 1. 1, p. 804.
34. Ibidem*, 1. 11, p. 493.
35. Ibidem*, t. 1, p. 804.
36. Ibidem, 1. 11, p. 493.
37. Hessen*. t. 1, pp. 206-207.
78 DEUX SIECLES ENSEMBLE
certaines considerations s'y opposaient-elles, mais ils avaient aussi,
semble-t-il, des moyens de subsistance provenant de communautds
entre lesquelles regnait la solidarity.)
Toutefois, des 1823, les fermiers juifs furent autorisds a
embaucher des Chretiens. De fait, « l'observance stricte de la
decision interdisant » aux Chretiens de travailler les terres des Juifs
« 6tait trop difficile a mettre en pratique 38 ».
Au cours de ces memes annees, pour repondre au d6veloppement
rapide de la secte des soubbotniki* dans les provinces de Voronej,
Samara, Toula et autres, des mesures furent prises pour que soit
plus severement respectee la Zone de residence. Ainsi, «en 1821,
les Juifs accuses d'"exploiter lourdement" les paysans et les
cosaques furent chasses des zones rurales de la province de Tcher-
nigov, et en 1822 des villages de la province de Poltava 39 ».
En 1824, lors de son voyage dans les montagnes de l'Oural,
Alexandre l er remarqua que, dans les fabriques, un grand nombre
de Juifs, « en achetant clandestinement des quantites de m&aux
precieux, soudoient les habitants au detriment du Tr6sor et des
manufacturiers », et ordonna « que les Juifs ne soient plus toleres
dans les manufactures privees ou publiques de l'industrie
miniere 40 ».
Le Tresor souffrait pareillement de la contrebande tout le long
de la frontiere occidentale de la Russie, marchandises et denrees
diverses etant acheminees et vendues dans les deux capitales sans
passer par la douane. Les gouverneurs rapportaient que la contre-
bande etait essentiellement pratiquee par les Juifs, particulierement
nombreux dans la zone frontaliere. En 1816, on ordonna d'expulser
tous les Juifs d'une bande de soixante kilometres de large a compter
de la frontiere et que ce soit meme chose faite en l'espace de trois
semaines. L'expulsion dura cinq ans, ne fut pas totale et, des 1821,
le nouveau gouvernement autorisa les Juifs a regagner leur ancien
lieu de residence. En 1 825 fut prise une decision plus globale mais
nettement plus moderee : seuls etaient passibles d' expulsion les
38. EJ. t. 11, p. 493.
39. PEJ, t. 7, p. 313 ; Kovalevski, in Schit [Lc Boucher], p. 17.
40. EJ, 1. 1. p. &05.
* Sabbatistes : secte dont l'existence est attested des la fin du xvn c siecle, qui se
dislinguait par des tendances judaisantes prononcees.
SOUS ALEXANDRE I" 79
Juifs qui n'dtaient pas rattaches aux kehalim locaux ou qui ne
possedaient pas dans la zone frontaliere de biens immobiliers 41 .
Autrement dit, on se proposait de n'expulser que les intrus. Au
reste, cette mesure-la non plus ne fut pas systematiquement
appliquee.
Le Reglement de 1804 et son article prevoyant dans les
provinces occidentales l'expulsion des Juifs hors des villages
posaient naturellement au gouvemement un grave probleme : ou
les transferer ? Villes et bourgades etaient densement peupl6es, et
cette densite etait accentuee par la concurrence sevissant dans le
petit commerce, vu le tres faible developpement du travail
productif. Or, au sud de 1' Ukraine s'etendait la Nouvelle Russie,
vaste, fertile et peu peuplee.
De toute evidence, l'interet de l'Etat consistait a inciter la masse
des Juifs non productifs expulses des villages a aller travailler la
terre en Nouvelle Russie. Dix ans plus tot, Catherine avait essaye
de faire aboutir cette incitation en frappant les Juifs d'une rede-
vance double, tout en exemptant totalement ceux d'entre eux qui
accepteraient d'etre transplantes en Nouvelle Russie. Mais cette
double imposition (les historiens juifs la mentionnent souvent)
n'etait pas reelle, car la population juive n'etait pas recensee, seul
le kahal en connaissait les cffectifs tout en les celant aux autorites
dans une proportion pouvant atteindre une bonne moitie. (Des
1808, ladite redevance cessa d'etre exigee. Et l'exemption accordee
par Catherine n'incita plus aucun Juif a migrer).
Cette fois-ci, et pour les seuls Juifs, on affecta en Nouvelle
Russie plus de 30 000 hectares de terres en propriete hereditaire
(mais non privee), a raison de 40 hectares de terres d'Etat par
famille (en Russie, le lot moyen des paysans etait de quelques
hectares, rarement plus de 10), des prets en argent pour le transfert
et l'installation (achat du betail, du materiel, etc. ; ces prets devaient
etre rembourses, apres une pdriode de franchise de six ans, dans les
dix annees suivantes) ; on offrait de construire prealablement aux
colons des izbas en rondins (dans cette region, non seulement les
41. EJ, t. 12, p. 599.
80 DEUX SIECLES ENSEMBLE
paysans mais meme certains proprietaires habilaient des maisons
de torchis), de les exemptcr de redevance pendant dix ans avec
maintien de la liberte individuelle (par ces temps de servage) et de
la protection des autoriteV 2 . (Le Reglement de 1804 ayant dispense
les Juifs du service militaire, sa compensation en argent etait
incluse dans la redevance.)
Les Juifs eclaires, peu nombreux encore a cette epoque (Notkine,
Levinson), soutenaient pour leur part cette initiative gouverne-
mentale - « mais ce resultat doit etre obtenu par des mesures inc na-
tives, en aucune facon coercitives » - et comprenaient bien la
necessite pour leur peuple de passer a un travail productif.
Les quatre-vingts ans de la dure epopee de l'agriculture juive en
Russie sont decrits dans le volumineux et minutieux travail du Juif
V. N. Nikitine (enfant, il avait ete confic aux cantonistes, ou il avait
re§u son nom), qui a consacre" de nombreuses annees a etudier
les archives de l'enorme correspondance officielle inedite entre
Petersbourg et la Nouvelle Russie. Presentation abondante entre-
coup£e de documents et de tableaux statistiques, avec d'inlassables
repetitions, des contradictions eventuelles dans les rapports fails a
des epoques parfois fort eloignees, par des inspecteurs d'opinions
divergentes, le tout assorti de tables detaillees et pourtant incom-
pletes - rien de tout cela n'a ete mis en ordre, et offre pour notre
bref expose un materiau beaucoup trop touffu. Essayons nean-
moins, en condensant les citations, d'en tirer un panorama qui soit
a la fois ample et clair.
Lobjectif du gouvernement, reconnalt Nikitine, en sus du
programme de colonisation des terres inoccupees, etait de donner
aux Juifs plus d'espace qu'ils n'en avaient, de les habituer a un
travail physique productif, de les ecarter des « occupations
nuisibles » par lesquelles, « qu'ils le voulussent ou non, un grand
nombre d' entre eux rendaient plus dure encore la vie deja peu
enviable des paysans serfs ». «Le gouvernement..., ayant en vue
l'am61ioration de lews conditions de vie, leur proposait de se
tourner vers l'agriculture... ; le gouvernement... ne cherchait pas
a attirer les Juifs par des promesses ; au contraire, il s'effor^ait
qu'il n'y ait chaque annee pas plus de trois cents families
42. Nikitine, pp. 6-7.
SOUS ALEXANDRE I" 81
transferees 41 » ; il differait le transfert tant que, sur place, les
maisons n'etaient pas construites, et invitait les Juifs, en attendant,
a envoyer certains des leurs en eclaireurs.
Initialement, l'idee n'etait pas mauvaise, mais elle n'avait pas
suffisamment pris en compte la mentalite des colons juifs ni les
faibles capacites de l'administration russe. Le projet etait par
avance condamne du fait que le travail de la terre est un art qui
demande des generations pour s'apprendre : on ne peut attacher a
la terre avec succes des gens qui ne le souhaitent pas ou qui y
sont indifferents.
Les 30 000 hectares affected aux Juifs en Nouvelle Russie leur
sont restes ensuite reserves de facon inali6nable pendant des
decennies. A posteriori, le journaliste I. G. Orchanski a estime que
l'agriculture juive aurait pu etre un succes, mais seulement si on
avait transfere aux Juifs des terres de la Couronnc situees a
proximite, en Bielorussie, ou le mode de vie paysan se deroulait
sous leurs yeux 44 . Mais de ces terres, la-bas, il ne s'en trouvait
guere (par exemple, dans la province de Grodno, on n'en comptait
que 200 hectares, des terres pauvres et infertiles « ou toute la popu-
lation patissait des mauvaises recoltes 4S ».) Au debut, il n'y eut que
trois douzaines de families a vouloir emigrer. Les Juifs esperaient
que la mesure d'61oignement des provinces occidentales serait
rapportee ; on avait prevu en 1804 que son application s'etendrait
sur trois ans, mais elle tardait a commencer. L'6cheance fatidique
du l er Janvier 1 808 approchant, on se mit a faire quitter les villages
sous escorte ; a partir de 1 806 se dessina egalement chez les Juifs
un mouvement en faveur de Immigration, d'autant plus que la
rumeur faisait etat des avantages qui lui etaient lies. Les demandes
d'emigration affluerent alors en masse : « lis s'y precipitaient...
comme en Terre promise... ; a l'instar de leurs ancetres qui Etaient
partis de Chaldee en Canaan, des groupes entiers partaient subrepti-
cement, sans autorisation, voire sans passeport. » Certains reven-
daient le passeport qu'ils avaient obtenu a d'autres groupes en
partance, puis exigeaient qu'il leur fut remplace sous pretexte qu'ils
l'avaient perdu. Les candidats au depart « etaient de jour en jour
43. Ibidem, pp. 7. 58. 154.
44. /. Orchanski, Evrei v Rossii (Les Juifs en Russie), Essais et dtudes, fasc. 1, Saint-
Petersbourg, 1872, pp. 174-175.
45. Nikitine, pp. 3, 128.
82 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plus nombreux », et tous « reclamaient avec insistance terres,
maison et subsistance 4 '' ».
L'afflux depassait les possibility d'accueil de 1' Office de prise
en charge des Juifs cree dans la province de Kherson : le temps
faisait defaut pour batir des maisons, creuser des puits, l'organi-
sation souffrait des grandes distances dans cette region de steppes,
du manque d' artisans, de medecins, de veterinaires. Le gouver-
nement n'etait pas regardant sur 1' argent, ni sur les bonnes disposi-
tions, ni sur sa sympathie envers les migrants, mais le gouveraeur
Richelieu demanda en 1807 que les entrees fussent limitees a 200,
300 families par an, tout en recevant sans limitation ceux qui desi-
raient s'installer a leur propre compte. « En cas de mauvaise
recolte, il faudra nourrir tous ces gens pendant plusieurs annees
d'affilee. » (Les colons les plus pauvres recevaient des indemnites
journalieres.) Toutefois, les gouverneurs de province laissaient
partir hors contingent ceux qui le desiraient - jusqu'a ne plus savoir
le nombre exact de ceux qui s'en allaient. D'ou bien des vicissi-
tudes en cours de route, dues a la misere, aux maladies, aux
trepas 47 . Certains disparaissaient tout bonnement durant le voyage.
Les distances a travers la steppe (de cent a trois cents kilometres
entre telle colonie et 1' Office), l'incapacite de 1' administration a
tenir un decompte exact et a instaurer une repartition Equitable
faisaient que, parmi les migrants, les uns 6taient plus aides que
d'autres ; certains se plaignaient de ne reccvoir ni indemnitee
ni prets. Les inspecteurs des colonies, trop peu nombreux, n'avaient
pas le temps d'y regarder de pres (ils recevaient un salaire
miserable, ne poss6daient pas de chevaux et faisaient la tournee
des terres a pied). Au bout de deux annees de sejour, certains
colons n'avaient toujours ni exploitation, ni semis, ni pain. On
laissait partir les plus demunis ou bon leur semblait, et « ceux qui
renoncaient a leur condition d'agriculteurs recouvraient leur
ancienne condition de bourgeois ». Mais seuls un cinquieme d'entre
eux revenaient dans leur contree d'origine, les autres vagabon-
daient (les prets accordes a ceux qu'on avait rayes du nombre des
colons pouvaient etre consideres comme definitivement perdus).
Certains reapparaissaient pour un temps dans les colonies, d'autres
46. Ibidem*, pp. 7. 13. 16, 19. 58.
47. Ibidem*, pp. 14. 15, 17, 19, 24, 50.
SOUS ALEXANDRE l« 83
disparaissaient « sans demander leur reste ni laisser de trace », les
troisiemes battaient le pave dans les villes voisines « en faisant du
commerce, selon leur vieille habitude 48 ».
Les nombreux rapports emanant de 1' Office et des inspecteurs
donnent une idee de la facon dont les nouveaux colons menent
leur exploitation. Pour former les colons qui ne savent ni par ou
commencer ni comment finir, on loue les services de paysans de la
Couronne ; les premiers labours sont faits pour la plupart grace a
l'embauche de Russes. L'habitude est prise de « corriger les defauts
par une main-d'oeuvre embauchee ». lis n'ensemencent qu'une
partie negligeable de la parcelle qui leur a ete allouee, utilisent des
semences de mauvaise qualite ; tel a recu des semences specifiques
mais ne laboure ni ne seme ; tel autre, lors des semailles, perd
beaucoup de semences, et de meme a la moisson. Par manque d'ex-
penence, ils cassent des outils, ou tout bonnement les revendent.
Ds ne savent pas garder les troupeaux. « Us abattent du betail pour
se nourrir, puis se plaignent de ne plus en avoir » ; vendent le betail
pour acheter des cereales ; ne font pas provision de bouses sechees,
aussi leurs izbas, insuffisamment chauffees, deviennent-elles
humides ; ne retapent pas leurs maisons, qui se d£glinguent ; ne
cultivent pas de potagers ; chauffent les maisons avec de la paille
stockee pour nourrir le b&ail. Ne sachant ni moissonner, ni faucher,
ni battre, les colons n'arrivent pas a se faire embaucher dans les
hameaux voisins : personne n'en veut. Ils n'entretiennent pas 1' hy-
giene de leurs habitations, ce qui favorise les maladies. Ils « ne
s'attendaient pas du tout qu'on les contraignit a s'occuper person-
nellement des travaux agricoles, ils pensaient sans doute que la
culture de la terre serait assuree par d'autres mains ; qu'une fois en
possession de grands troupeaux, ils iraient les vendre dans les
foires ». Les colons « esperent continuer a recevoir des aides
publiques ». lis se plaignent « d'etre reduits a un etat pitoyable »,
et il en est vraiment ainsi ; d'avoir « use leurs vetements jusqu'a la
corde », et c'est bien le cas ; mais l'inspection retorque : « S'ils
n'ont plus de vetements, c'est par paresse, car ils n'elevent pas de
moutons, ne s5ment ni lin ni chanvre », et leurs femmes « ne tissent
ni ne filent ». Certes, concluait un inspecteur dans son rapport, si
les Juifs ne viennent pas a bout de leur exploitation, c'est « par
48. Ibidem, pp. 26, 28, 41, 43-44, 47, 50, 52, 62-63, 142.
84 DEUX SIECLES ENSEMBLE
habitude d'une vie relachee, a cause de leur peu d'empressement a
se livrer aux travaux agricoles et de leur inexperience », mais il
jugeait equitable d'ajouter : « A l'agriculture il faut se preparer des
sa prime jeunesse, or les Juifs, ayant vecu dans 1' indolence jusqu'a
45 ou 50 ans, ne sont pas en mesure de se transformer en agri-
culteurs en si peu de temps 49 . » Le Tresor etait amene a depenser
pour les colons deux a trois fois plus que prevu, on ne cessait de
reclamer des rallonges. Richelieu assurait que « les plaintes
emanaient des Juifs faineants, non des bons exploitants » ;
toutefois, un autre rapport note que, « pour leur malheur, depuis
leur arrived, ils n'ont jamais ete confortes par une recolte tant soit
peu appreciable 50 ».
«Aux nombreux elements communiques a Petersbourg pour
signaler comme les Juifs renoncaient deliberement a tout travail
agricole », le ministere reagit de la facon suivante : « Le gouver-
nement leur a dispense" une aide publique dans l'espoir qu'ils se
fassent agriculteurs non seulement de nom, mais dans les faits.
Nombreux sont les immigrants qui risquent, si on ne les incite pas
a travailler, de rester longtcmps encore debiteurs de l'Etat 51 . »
L'arrivee de colons juifs en Nouvelle Russie aux frais de l'Etat,
incontrolee et mal appuyee par un programme d'equipement, fut
suspendue en 1810. En 1811, le Senat rendit aux Juifs le droit au
fermage en matiere de production d'alcool dans les localites appar-
tenant a la Couronne, mais dans les limites de la Zone de residence.
Sitot la nouvelle connue en Nouvelle Russie, la volonte de rester
dans l'agriculture s'en trouve ebranlee chez de nombreux colons :
bien qu'il leur fut interdit de quitter le pays, certains s'en allerent
sans aucun papier d'identite pour se faire cabaretiers aussi bien
dans les villages dependant de la Couronne que dans ceux relevant
des proprietaires terriens. En 1812, il apparut que, sur les
848 families installees, il n'en restait en fait que 538 ; 88 etaient
considerees comme en conge (parties gagner leur vie a Kherson,
Nikolaiev, Odessa ou jusqu'en Pologne) ; quant aux autres, elles
avaient purement et simplement disparu. Tout ce programme
- « 1' installation dirigiste de families sur des terres » - etait quelque
49. Ibidem*, p. 72.
50. Ibidem, pp. 24, 37-40, 47-50, 61, 65, 72-73, 93.
51. Ibidem, pp. 29, 37-38.
SOUS ALEXANDRE 1" 85
chose d'inedit non seulement en Russie, mais dans 1' Europe
entiere 52 ».
Le gouvernement considerait a present que, « vu le degout
desormais avere des Juifs pour le travail de la terre, vu qu'ils ne
savent pas comment s'y prendre, vu la negligence des inspecteurs »,
il appert que la migration a engendre de grandes perturbations ;
aussi « les Juifs doivent-ils etre juges avec indulgence ». Mais, par
ailleurs, « comment garantir le remboursement des prets publics par
ceux qui recevront l'autorisation de quitter leur condition d'agri-
culteurs, comment pallier, sans leser le Tresor, les insuffisances de
ceux qui resteront a cultiver la terre, comment soulager le sort de
ces gens qui ont endure tant de malheurs et se sont vus reduits a
la derniere extremite 53 ? » Pour ce qui est des inspecteurs, ils ne
souffraient pas seulement de sous-effectifs, d'un manque de
moyens, d'imperfections diverses, on relevait aussi de leur part
negligence, absenteisme, retards dans la remise du grain et des
fonds ; ils voyaient avec indifference les Juifs vendre leurs biens ;
il y eut aussi des abus : moyennant finance, ils accordaient des
autorisations pour des absences de longue duree, y compris aux
travailleurs les plus fiables d'une famille, ce qui pouvait entrainer
rapidement la mine de V exploitation.
Meme apres 1810-1812, la situation des colonies juives ne
donnait aucun signe d' amelioration : «outillage egard, brise ou
hypothequd par les Juifs » ; « bceufs derechef egorges, voles ou
revendus » ; « champs ensemencds trop tard, dans l'attente de la
chaleur » ; utilisation « de mauvaises semences » et trop a
proximite des maisons, toujours sur une seule et meme parcelle ;
pas de defrichement, « semailles cinq annees de suite sur des
champs qui n'avaient ete laboures qu'une fois », sans faire alterner
bid et pommes de terre ; recolte insuffisante d'une annee sur l'autre,
« la encore sans avoir recolte de semences ». (Mais les mauvaises
recoltes profitent aussi aux immigres : ils ont alors droit a un
conge.) Betail laisse sans soin, bceufs donnes en location ou
« affectes au voiturage... ils les ereintaient, ne les nourrissaient pas,
les troquaient ou les abattaient pour se nourrir et dire ensuite qu'ils
etaient morts de maladie ». Les autorites leur en fournissaient
52. Ibidem, pp. 29. 49, 67, 73, 89, 189.
53. Ibidem*, pp. 87-88.
86 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'autres ou bien les laissaient partir a la recherche d'un gagne-
pain. « lis ne se souciaient guere d'amenager des enclos surs pour
empecher que le betoil ne soit vole durant la nuit ; eux-memes
passaient leurs nuits a dormir sans treve ; pour bergers, ils prenaient
des enfants ou des faineants qui veillaient mal a 1' integrity des trou-
peaux » ; les jours de fete ou le samedi, ils les laissaient paitre sans
surveillance aucune (de plus, le samedi, interdiction de rattraper les
voleurs !). Ils en voulaient a leurs rares coreligionnaires qui, a la
sueur de leur front, obtenaient de remarquables r6coltes. Ces
derniers encouraient la malediction vet6ro-testamentaire, le herem,
« car, s'ils montrent aux autorites que les Juifs sont capables de
travailler la terre, on finira par les y contraindre ». « Peu assidus au
travail de la terre..., ils avaient pour dessein, tout en feignant de
travailler, de prouver aux autorites, par leurs continuels besoins,
leur incapacite » ; ils desiraient « avant tout revenir au commerce
de l'eau-de-vie, de nouveau autorise a leurs coreligionnaires ».
Betail, instruments, semences leur etaient fournis a plusieurs
reprises, de nouveaux prets pour leur subsistance leur etaient sans
relache accordes. « Nombreux etaient ceux qui, apres avoir bene-
ficie d'un pret pour s'etablir, ne venaient dans les colonies qu'au
moment de la distribution de fonds, pour repartir ensuite... avec cet
argent dans les villes et localites voisines, a la recherche d'autres
activites » ; « ils revendaient la parcelle qui leur avait ete allouee,
vagabondaient, vivaient plusieurs mois dans des agglomerations
russes aux moments les plus intenses du travail agricole, et
gagnaient leur vie... en bernant les pay sans ». Les tableaux des
inspccteurs montrent que la moitie des families etaient portees
absentes avec ou sans autorisation, et que certaines avaient disparu
a jamais. (Un exemple : le desordre regnant dans le village d'lzrae-
levka, dans la province de Kherson ; « ses habitants, venus tous a
leur propre compte, s'estimaient en droit de pratiquer d'autres
metiers : ils n'etaient la que pour profiter des privileges ; sur
32 families, 13 seulement y residaient en permanence, et encore ne
semaient-elles que pour donner le change ; les autres faisaient le
metier de cabaretiers dans les districts voisins 54 ».)
Les nombreux rapports des inspecteurs remarquent en particulier
et a plusieurs reprises que « le degout des femmes juives pour
54. Ibidem*, pp. 64, 78-81, 85, 92-97, 112, 116-117, 142-145.
SOUS ALEXANDRE I" 87
1' agriculture... constituait un gros empechement a la reussite des
colons ». Les femmes juives qui semblaient s'etre mises aux
travaux des champs s'en sont par la suite detournees. « Lors des
manages de Juives, leurs parents s'entendaient avec leurs futurs
gendres pour que ceux-ci ne contraignissent pas leurs femmes a des
travaux agricoles penibles, mais qu'ils embauchassent plutot des
travailleurs ; « ils s'engageaient a preparer, pour les jours de fete,
parures, fourrures de renard ct de lievre, bracelets, coiffures et
meme des pedes ». Ces conditions amenaient les jeunes gens a
satisfaire les caprices de leurs epouses « jusqu'a ruiner leur exploi-
tation » ; ils vont « jusqu'a posseder des effets qui sacrifient au luxe
et a la gabegie, des soieries, des objets en argent ou en or », alors
que d'autres immigrants n'ont pas meme de vetements pour l'hiver.
Les mariages excessivement precoces font que « les Juifs se multi-
plied nettement plus vite que les autres habitants ». Puis, par
l'exode des jeunes, les families deviennent trop peu fournies et
inaptes a assurer le travail. L'entassement de plusieurs families dans
des maisons trop rares engendre la malproprete et favorise le
scorbut. (Certaines femmes prennent pour maris des bourgeois et
quittent alors les colonies pour toujours 55 .)
A en juger d'apres les rapports de 1' Office de controle, les Juifs
des differentes colonies ne cessent de se plaindre de la terre des
steppes, « si dure qu'il faut la labourer avec quatre paires de
bceufs », des mauvaises recoltes, de la penurie d'eau, du manque
de combustibles, du mauvais climat, gencrateur de maladies, de
la grele, des sauterelles. Ils se plaignent aussi des inspecteurs,
mais abusivement, car, a l'examen, ces plaintes se revelent sans
fondement. Les immigr6s « se plaignent sans vergogne de leurs
moindres contrarietes », ils « ne cessent de majorer leurs revendica-
tions » - « quand c'est a juste titre, ils recoivent satisfaction par
l'entremise de POffice ». Par contre, ils n'avaient guere motif a se
plaindre de limitations a l'exercice de leur piete" ni du nombre
d'6coles ouvertes dans les agglomerations (en 1829, pour huit
colonies, on comptait quarante instituteurs 56 ).
Cependant, comme le souligne Nikitine, dans cette meme steppe,
a la meme epoque, ces memes terres vierges, menac6es par les
55. Ibidem, pp.79, 92, 131, 142, 146-149.
56. Ibidem*, pp. 36, 106, 145.
88 DEUX SIECLES ENSEMBLE
memes sautcrclles, avaient ete mises en culture par des colons alle-
mands, des mennonites*, des Bulgares, ils avaient souffert des
memes mauvaises recoltes, des memes maladies, et la plupart
avaient pourtant toujours suffisamment de pain, de b&ail, ils habi-
taient de belles maisons avec des dependances, leurs potagers
6taient abondants et leurs demeures entourees de verdure. (La diffe-
rence sautait aux yeux, surtout lorsque les colons allemands
venaient, a la demande des autorites, vivre dans les colonies juives
pour transmettre leur experience et donner l'exemple : meme de
loin, on distinguait leurs proprietes.) Dans les colonies russes, les
maisons avaient aussi meilleure figure que celles des Juifs.
(Toutcfois, des Russes avaient reussi a s'endetter aupres de certains
Juifs plus riches qu'eux et s'acquittaient de leurs dettes en
travaillant dans leurs champs.) Les paysans russes, explique
Nikitine, « sous l'oppression du servage s'etaient accoutumes a
tout... et supportaient stoi'quement tous les malheurs ». C'est ainsi
que les colons juifs qui avaient subi des pertes consecutives a
diverses avanies etaient aides « par les vastes espaces de la steppe
qui attiraient des fugitifs serfs de toutes les regions... Pourchasses
par les colons sedentaires, ces derniers repondaient par le pillage,
le vol de betail, l'incendie des maisons ; bien re?us, au contraire, ils
le faisaient en proposant leur travail et leur savoir-faire. En hommes
reflechis et pratiques, par instinct de conservation, les cultivateurs
juifs accueillaient plutot ces fugitifs avec amabilite et empres-
sement ; en retour, ces derniers les aidaient volontiers aux labours,
aux semailles et aux moissons » ; d'aucuns, pour mieux se cacher,
embrassaient la religion juive. « Ces cas venant a s'ebruiter », en
1820 le gouvernement interdit aux Juifs de se servir de main-
d'ceuvre chretienne 57 .
Entre-temps, en 1817, les dix ans pendant lesquels les colons juifs
Etaient exoneres de redevances s'etaient e'coules, ils devaient
desormais en payer, a l'instar des paysans de la Couronne. Des peti-
tions collectives emanant non seulement des colons, mais aussi de
fonctionnaires, demanderent qu'on prolongeat le privilege pour
quinze nouvelles annees. Ami personnel d' Alexandre I er , le prince
57. Ibidem, pp. 13, 95, 109, 144, 505.
* Membres d'une secle d'anabaptistes, nombreux encore aujourd'hui aux Pays-Bas et
aux Elats-Unis.
SOUS ALEXANDRE I" 89
Golitsyne, ministre de l'lnstruction et des Cukes, egalement charge
de tous les problemes concemant les Juifs, prit la decision
d'exempter ceux-ci de la redevance pour cinq ans encore, et de
reporter le remboursement complet des prets jusqu'a trente ans. « II
importe de noter, a l'honneur des autorites de Petersbourg, qu'aucune
requete des Juifs, avant comme maintenant, n'a ete ignoree 58 . »
Parmi les requetes des colons juifs, Nikitine en a trouve" une
qui lui a paru particulierement caracteristique : « U experience l'a
prouve, autant l'agriculture est indispensable a l'humanite, autant
elle est considdree comme une occupation des plus primaires qui
exige davantage d'efforts physiques que d'ingeniosite et d'intelli-
gence : aussi, dans le monde entier, seuls sont affectis a cette occu-
pation des gens qui, par leur simplicity ne sont pas capables
d' occupations plus serieuses, lesquelles regroupent la classe des
industriels et des marchands ; c'est a cette derniere, dans la mesure
ou elle exige plus de talent et d'education, ou elle concoure plus
que toutes les autres a la prosperite des nations, qu'a toutes les
epoques on a accorde estime et respect bien plus qu'aux cultiva-
teurs. Les representations calomnieuses des Juifs adressees au
gouvernement ont abouti a priver les Juifs de la liberie d'exercer
leur metier prefere - le commerce - et a les contraindre a changer
de condition en devenant cultivateurs, ce qu'on appelle la plebe.
Entre 1807 et 1809, plus de 120 000 personnes ont 6te chassis
des villages [pour la plupart vivant du commerce de l'alcool], et
contraintes de s'installer dans des lieux... inhabited. » D'oii leur
revendication : leur « rendre a nouveau le statut de bourgeois
assorti du droit, atteste dans le passeport, de pouvoir partir sans
59
».
entraves, selon le voeu de chacun
Voila des formules bien pesees et depourvues d'ambigui'te.
De 1814 a 1823, les exploitations de Juifs n'ont guere prospere.
Les tableaux statistiques montrent que chaque individu recense"
mettait en culture moins de deux tiers d' hectare. Comme « ils
essayaient de couper aux travaux les plus rudes » (aux yeux des
inspecteurs), ils trouvaient une compensation dans le commerce et
autres metiers divers w .
58. Ibidem, pp. 99-102, 105, 146.
59. Ibidem, pp. 103-109.
60. Ibidem*, pp. 103-104.
90 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Un demi-siecle plus tard, le journaliste juif I. G. Orchanski
proposait 1' interpretation suivante : « Quoi de plus naturel que les
Juifs transplanted ici pour s'adonner a F agriculture y aient vu un
vaste champ vierge d'activites economiques et se soient precipites
sur celles de leurs occupations coutumieres et favorites qui promet-
taient dans les villes une recolte plus abondante que celle a laquelle
ils pouvaient s'attendre en tant que cultivateurs... Pourquoi done
exiger d'eux qu'ils s'occupent necessairement de travaux agricoles
qui, a coup sur, ne leur reussiront pas », vu « l'activite bouillon-
nante qui attire les Juifs dans les villes en formation 61 ».
Les autorites russes d'alors voyaicnt les choses differemment :
avec le temps, les Juifs « pourraient devenir des cultivateurs
utiles », s'ils reprennent « leur condition de bourgeois, ils ne feront
qu'accroitre le nombre des parasites dans les villes 62 ». Bilan :
300 000 roubles depenses pour neuf colonies juives, somme
colossale vu la valeur de la monnaie a cette epoque.
En 1822 s'etaient ecoulees les cinq annees supplementaires
exemptes de redevances, mais l'&at des exploitations juives
exigeait toujours de nouvelles franchises et de nouvelles subven-
tions : on relevait « Vital d 'extreme pauvrete des colons », lie"
« & leur faineantise inveteree, aux maladies, a la mortalite, aux
mauvaises recoltes et a leur ignorance des travaux agricoles 63 ».
Neanmoins, la jeune generation juive commencait a acquerir
petit a petit de l'experience en agriculture. Constatant que de
bonnes recoltes regulieres n'etaient pas du domaine de 1' impos-
sible, les colons inviterent leurs compatriotes de Bielorussie et de
Lituanie a venir les rejoindre, d'autant plus qu'on avait connu la-
bas de mauvaises recoltes ; les families juives affiuerent en masse,
avec ou sans autorisation, craignant pour 1824, dans la partie occi-
dentale du pays, la menace d'une expulsion generale ; en 1821,
nous l'avons deja mentionne, des mesures avaient ete prises pour
en finir avec les distilleries juives dans la province de Tchemigov,
puis dans deux ou trois autres. Les gouverneurs des provinces de
I'Ouest laissaient partir tous les volontaires sans trop s'enquerir
du point de savoir combien il restait en Nouvelle Russie de terres
61. Orchanski, pp. 170, 173-174.
62. Nikitine,p. 114.
63. Ibidem*, p. 135.
SOUS ALEXANDRE I" 91
disponibles devolues aux Juifs. De la-bas, on fit savoir que les
possibilites d'accueil ne ddpassaient pas 200 families par an, or
1 800 families s'etaient deja mises en route (les unes s'egaillaient
dans la nature, les autres s'installaient chemin faisant). Desormais,
on refusa aux colons toute aide de l'Etat (mais avec maintien de la
franchise de dix ans pour les redevances) ; cependant les kehalim
6taient interesses a faire partir les plus pauvres pour avoir moins
de leurs redevances a payer, et, dans une certaine mesure, ils
pourvoyaient les partants avec les fonds de la communaute. (Ils
encourageaient le depart des vieux, des malades, des families
nombreuses, mais avec peu d'adultes aptes au travail et utiles a
1' agriculture ; quand les autorit6s exigerent de leur presenter un
accord ecrit des partants, on leur adressa des listes de signatures
depourvues de toute signification".) Des 453 families arrivees dans
les environs de likaterinoslav en 1823, deux seulement furent
capables de s'installer a leurs propres frais. Or ce qui les y avait
pouss6es, c'etait le fol espoir de recevoir des aides publiques qui
auraient pu dispenser les nouveaux arrivants de travailler. De Bielo-
russie, en 1822, affluerent en Nouvelle Russie 1 016 families : les
colonies se remplirent rapidement de ces immigrants auxquels on
offrait une hospitalite provisoirc ; confinement et malproprete"
engendrerent des maladies 65 .
Aussi, en 1825, Alexandre I er interdit-il le transfert des Juifs. En
1824 et 1825, a la suite de nouvelles mauvaises recoltes, les Juifs
furent soutenus par des prets (mais, pour ne pas leur donner trop
d'espoirs, on en dissimula l'crigine : ils venaient soi-disant de la
decision personnelle d'un inspecteur, ou a titre de retribution pour
quelque travail). On delivra de nouveau des passeports pour que
les Juifs pussent s'installer dans les villes. Quant a payer des rede-
vances, meme pour ceux installes la depuis dix-huit ans, il n'en
6tait plus question 66 .
64. Ibidem, p. 118.
65. Ibidem*, pp. 110, 120-129, 132, 144, 471.
66. Ibidem, pp. 138, 156.
92 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Parallelement, en 1823, « un decret de Sa Majeste ordonne... que
dans les provinces de Bielorussie, les Juifs cessent des 1824 toutes
leurs activites de distillerie, abandonnent fermages et relais de
poste » et s'etablissent definitivement « dans les villes et les agglo-
merations ». Le transfert fut mis en ceuvre. En Janvier 1824, environ
20 000 personnes avaient deja 6te d^placees. L'Empereur exigea de
veiller a ce que les Juifs soient « pourvus en activites et en subsis-
tance » lors de ce displacement, « afin que, restes sans port d' at-
tache, ils ne souffrent, dans ces conditions, de besoins encore plus
criants pour ce qui concerne leur nourriture 67 ». La creation d'un
comite compost de quatre ministres (quatrieme « cabinet minis-
teriel » cree" pour les affaires juives) ne donna aucun resultat
tangible ni en matiere de financement, ni dans l'habilite' de 1' admi-
nistration, ni dans la structure sociale de la societe juive, impossible
a rebatir de l'exterieur.
En cela, comme pr£c6demment en maints autres domaines, l'em-
pereur Alexandre I er nous apparait velleitaire dans ses 61ans,
inconstant et inconsequent dans sa volonte (comme nous le voyons
passif face au renforcement des societe\s secretes qui preparaient le
renversement du trone). Mais en aucun cas il ne faut imputer ses
decisions a un manque d'egards pour les Juifs. Bien au contraire,
il 6tait a l'ecoute de leurs besoins et, meme durant la guerre de
1812-1814, il avait garde au Grand Quartier g6n6ral les delegues
juifs Ziindel Sonnenberg et Leisen Dillon qui « defendaient les
interets des Juifs ». (Dillon, il est vrai, allait bientot etre juge pour
s'etre approprie 250 000 roubles de deniers publics et pour avoir
ex torque des fonds aux proprietaires terriens. Sonnenberg, par
contre, resta longtemps Tun des intimes d' Alexandre.) Sur ordre du
tsar (1814) fonctionna pendant plusieurs annees a Petersbourg une
deputation juive permanente pour laquelle les Juifs avaient eux-
memes reuni des fonds, « car on pr^voyait d' importances ddpenses
secretes au sein des administrations gouvernementales ». Ces
deputes demandaient que «dans toute la Russie, les Juifs aient
droit de se livrer « au commerce, au fermage et a la distillation de
l'eau-de-vie », que leur soient accordes « des privileges en matiere
d' imposition », que leur soient «remis les arrier6s », que ne soit
plus limite le nombre des Juifs admis a etre membres de la
67. Hessen, 1. 1, pp. 205-206.
SOUS ALEXANDRE I" 93
magistrature ». L'Empereur les 6couta avec bienveillance, fit des
promesses, mais aucune mesure concrete ne fut prise 68 .
En 1817, la Societe missionnaire anglaise envoya en Russie
l'avocat Louis Weil, militant de l'egalit6 des droits pour les Juifs,
dans le but spiScifique de se familiariser avec la situation des Juifs
de Russie : il eut un entretien avec Alexandre I er a qui il remit une
note. « Profondement convaincu que les Juifs representaient une
nation souveraine, Weil affirmait que tous les peuples Chretiens,
puisqu'ils avaient requ le salut des Juifs, devaient leur rendre les
plus hauts hommages et leur temoigner leur reconnaissance par des
bienfaits. » En cette derniere periode de sa vie, empreinte de dispo-
sitions mystiques, Alexandre devait etre sensible a de tels argu-
ments. Lui-meme comme son gouvcrnement redoutaient « de
toucher d'une main imprudente aux regies religieuses » des Juifs.
Alexandre nourrissait un grand respect pour le peuple venerable de
l'Ancienne Alliance et compatissait a sa situation prcsente. De la
ses recherches utopiques en vue de faire acceder ce peuple au
Nouveau Testament. A cet effet fut creee en 1817, avec le concours
de l'Empereur, la Societe des Chretiens dTsrael, e'est-a-dire des
Juifs convertis au christianisme (pas necessairement a l'ortho-
doxie), auxquels echurent d'appreciables privileges : ils avaient le
droit, partout en Russie, « de commercer et d'exercer divers metiers
sans s'inscrire dans les guildes ou les ateliers », et ils etaient
« affranchis, eux et leurs descendants, pour toujours, de tout service
civil et militaire ». Neanmoins, cette societe ne connut aucun afflux
de Juifs convertis et cessa bientot d'exister 69 .
Les bonnes dispositions d'Alexandre I cr a l'egard des Juifs firent
qu'il mit toute sa conviction a faire cesser les accusations de
meurtres rituels qui s'elevaient contre eux. (Ces accusations etaient
inconnues en Russie jusqu'au partage de la Pologne d'ou elles
vinrent. En Pologne, elles apparaissent au xvi° siecle, transmises
d'Europe ou elles ont vu le jour en Angleterre en 1144 avant de
refaire surface au xn e -xm e siecle en Espagne, en France, en Alle-
magne et en Grande-Bretagne. Papes et monarques les combattirent
sans qu'elles disparussent ni au xrv e ni au xv c siecle.) Le premier
proces en Russie eut lieu a Senno, dans les environs de Vitobsk, en
68. Ibidem, pp. 176-181 ; EJ, t. 7, pp. 103-104.
69. Hessen, 1. 1, pp. 180, 192-194.
94 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1799, et les accuses furent relaches faute de preuves. Le proces de
Grodno (1816) fut non seulement arrete «par decision de Sa
Majeste », mais incita le ministre des Cultes, Golitsyne, a envoyer
aux autorites de toutes les provinces l'injonction suivante :
desormais, ne pas accuser les Juifs « d' avoir mis a mort des enfants
Chretiens sans preuve, sur la seule foi de prejugeV ». En 1822-
1823, une autre affaire de ce genre eclata a Velije, toujours dans
la province de Vitobsk. Mais la cour decreta en 1824 : « Les Juifs
que de nombreux tcmoignages incertains de Chretiens suspectent
d' avoir tue ce gar9on, pretendument pour recuperer son sang,
doivent etre exondres de tout soup9on 71 . »
N6anmoins, en vingt-cinq ans de regne, Alexandre I er ne s'est
pas suffisamment penche sur la question pour concevoir et mettre
en pratique une solution methodique, satisfaisante pour tous, sur le
probleme juif tel qu'il se posait alors en Russie.
Comment agir, que faire avec ce peuple separe qui ne s'est pas
encore greffe sur la Russie et qui ne cesse de croitre en nombre,
voila egalement la question a laquelle le decabriste Pestel, opposant
a l'Empereur, chercha une reponse pour la Russie de l'avenir qu'il
se proposait de diriger. Dans La Write de la Russie, il proposa
deux solutions. Ou bien faire en sorte que les Juifs se fondissent
pour de bon dans la population chr&ienne de la Russie : « Avant
tout, il faut se donner pour but d'ecarter l'effet, nuisible pour les
Chretiens, du lien etroit qui unit les Juifs entre eux ou qui est dirige
contre les Chretiens, ce qui isole completement les Juifs de 1' en-
semble des autres citoyens... Convoquer les plus savants parmi les
rabbins et les personnalites juives les plus avisees, ecouter leurs
propositions et prendre ensuite des mesures... Si la Russie n'expulse
pas les Juifs, d'autant moins ces derniers doivent-ils adopter des
attitudes inamicales en vers les Chretiens. » La seconde solution
« consisterait a aider les Juifs a creer un Etat separe dans l'une des
regions d'Asie Mineure. A cet effet, il convient de fixer un point
de rassemblement pour le peuple juif et d'y envoyer plusieurs
armces pour le soutenir » (on n'est pas tres loin ici de la future id6e
sioniste). Les Juifs russes et polonais reunis formeront un peuple
de plus de deux millions d'ames. « Une telle masse d'hommes en
70. PEJ, t. 4, pp. 582-586 ; Hessen, 1. 1, p 183.
71. Hessen*, t.\, pp. 211-212.
SOUS ALEXANDRE I" 95
quete d'une patrie n'aura pas de mal a vaincre les obstacles que lui
opposeront les Turcs. Traversant la Turquie d' Europe, ils passeront
en Turquie d'Asie et occuperont la suffisamment de place et de
terres pour creer un Etat specifiquement juif. » Cependant, Pestel
reconnait qu'« une entreprise aussi gigantesque exige des circons-
tances particulieres et un esprit d'entreprise qui tiendrait du
genie 72 ».
Nikita Mouraviev, autre decabristre, stipulait dans son projet de
Constitution que « les Juifs peuvent jouir des droits civiques dans
les lieux ou ils habitent, mais que la liberte de s'installer en d'autres
lieux dependra des decisions particulieres de 1' Assembled popu-
laire supreme 73 ».
Cependant, les instances propres a la population juive, les
kehalim, s'opposaient de toutes leurs forces a I'immixtion du
pouvoir etatique et a toute influence exterieure. Sur ce sujet, les
opinions divergent. Du strict point de vue religieux, comme Pexpli-
quent nombre d'auteurs juifs, vivre dans la diaspora est un
chatiment historique qui pese sur Israel pour ses anciens peches. D
faut assumer la dispersion pour meriter de Dieu le pardon et le
retour en Palestine. Pour cela, il faut vivre sans faillir selon la Loi
et ne point se meler aux peuples environnants : la est Pepreuve.
Mais, pour un historien juif liberal du debut du xx c siecle, « la
classe dominante, incapable du moindre travail creatif, sourde aux
influences de son epoque, a consacre toute son 6nergie a preserver
des atteintes du temps, aussi bien exterieures qu'interieures, une
vie nationale et religieuse petrifiee ». Le kahal etouffait drasti-
quement les protestations des plus faibles. « La reforme culturelle
et educative de 1804 se borna a estomper en surface le caractere
etranger et separe des Juifs, sans recourir a la contrainte », voire
« en menageant meme les prejuges » ; « ccs decisions ont seme un
grand trouble au sein du kahal..., en ce qu'elles recelaient une
menace pour le pouvoir qu'il exercait sur la population » ; dans le
Reglement, le point le plus sensible pour le kahal « 6tait Pinter-
diction de livrer Pinsoumis au herem », ou, plus severe encore, le
constat que, « pour maintenir la population dans une soumission
servile a un ordre social qui s'etait constitu^ depuis des siecles, il
72. Pestel. pp. 52-53.
73. Hessen*, t. 2, p. 18.
96 DEUX SIECLES ENSEMBLE
etait interdit dc changer de costume 74 ». Mais, on ne saurait non
plus le nier, les kehalim avaient aussi, pour la vie des Juifs, des
prescriptions regulatrices raisonnables, comme la regie du khasaki
permettant ou interdisant aux mcmbres de la communaute de
prendre tel fermage ou de choisir telle occupation, ce qui mettait
un terme a la concurrence excessive entre Juifs 75 . «Tu ne depla-
ceras pas les bornes de ton voisin » (Deuteronome, XIX, 14).
En 1 808, un Juif non identifie transmit anonymement (craignant
les represailles du kahal) au ministre des Affaires interieures une
note intitulee : « Quelques remarques conccrnant l'amenagement
de la vie des Juifs ». II y ecrivait : « Beaucoup ne considerent pas
comme sacres les innombrables rites et regies... qui detournent 1' at-
tention de tout ce qui est utile, asservissent le peuple aux prejuges,
prennent par leur multiplication enormement de temps et privent
les Juifs "de l'avantage d'etre de bons citoyens". » II notait que
« les rabbins, ne poursuivant que leur interet, ont enserre' la vie
dans un entrelacs de regies », ont concentre entre leurs mains toute
I'autorite policiere, juridique et spirituelle ; « plus precisement,
1' etude du Talmud et l'observance des rites comme moyen unique
de se distinguer et d'acquerir de l'aisance sont devenus "le reve et
l'aspiration premiere des Juifs" » ; et bien que le Reglement gou-
vernemental « ait limite les prerogatives des rabbins et des kelahim,
"1' esprit du peuple est reste le meme" ». L'auteur de cette note
consideYait « les rabbins et le kahal comme les principaux respon-
sables de 1' ignorance et de la misere du peuple 76 ».
Un autre homme public juif, Guiller Markevitch, originaire de
Prusse, ecrivit que les membres du kahal de Vilnius, avec l'aide de
1' administration locale, cxercaient une severe repression a 1'en-
contre de tous ceux qui denoncaient leurs agissements illegaux ;
prives desormais du droit au herem, ils maintenaient leurs accusa-
teurs de longues annees en prison, et si d'aventure 1'un de ceux-ci
arrivait a faire passer un message de sa cellule aux autorites
superieures, « ils l'expediaient sans autre forme de proces dans
1' autre monde ». Quand ce genre de crime etait devoile, « le kahal
depensait de grosses sommes pour etouffer 1' affaire 77 ». On trouve
74. Hessen, I. 1, pp. 169-170.
75. Ibidem, p. 51 ; EJ. t. 14, p. 491.
76. Hessen, t. 1, pp. 171-173.
77. Hessen*, t. 2, pp. U-13.
SOUS ALEXANDRE I" 97
chez d'autres historiens juifs des exemples d'assassinats direc-
tement commandites par le kahal.
Dans leur opposition aux mesures gouvernementales, les kehalim
s'appuyaicnt essenticllcmcnt sur le sens religieux de leur action ;
ainsi « l'union du kahal et des rabbins, desireux de maintenir leur
pouvoir sur les masses, faisait croire au gouvernement que tout acte
d'un Juif etait soumis a telle ou telle prescription religieuse ; le role
de la religion s'en trouvait ainsi majore. De ce fait, les gens de
1' administration voyaient dans les Juifs non des membres de grou-
pes sociaux differents, mais une seule entite etroitement soudee ;
les vices et infractions des Juifs s'expliquaient non par des motifs
individuels, mais par "le pretendu amoralisme foncier de la
religion juive 7 *" ».
« L'union des kehalim et des rabbins ne voulait rien voir ni
entendre. Ellc etendait sa chape de plomb sur les masses. Le
pouvoir du kahal ne fit que s'amplifier alors meme que les droits
des anciens et des rabbins avaient ete limites » par le Reglement
de 1804. « Cette deperdition se trouve compensee par le fait que le
kahal acquit - il est vrai, seulement dans une certaine mesure - le
role d'une administration representative dont il avait joui en
Pologne. Ce renforcement de son autoritc, le kahal le devait a l'ins-
titution des deputes. » Cette deputation des communautes juives
etablies dans les provinces occidentales, chargee de debattre a loisir
avec le gouvernement des problemes de la vie juive, avait ete elue
en 1807 et a siege par intermittence pendant dix-huit ans. Ces
deputes chercherent avant tout a ce qu'on rendit aux rabbins le droit
au herem ; ils « declarerent que priver les rabbins du droit de
chatier les desobeissants est contraire "au respect religieux" que les
Juifs "sont tenus de par la Loi d'avoir pour les rabbins". » Ces
deputes r6ussirent a persuader les membres du Comite (du senateur
Popov, 1809) que l'autorite des rabbins constituait un soutien pour
le pouvoir gouvernemental russe. « Les membres du Comite n'ont
pas resiste devant la menace de voir les Juifs qui echapperaient a
l'autorite des rabbins verser dans la depravation » ; le Comite -
«6tait pret a maintenir dans son integrite toute cette structure
archai'que pour eviter les terribles consequences qu'evoquaient les
deputes... Ses membres ne chercherent pas a savoir qui done les
78. Ibidem, t. 1, p. 195.
98 DEUX SIECLES ENSEMBLE
deputes consideraient comme des "contrcvenants a la loi spiri-
tuelle" ; ils ne se doutaient pas qu'il s'agissait de ceux qui aspi-
raient a 1' education » ; les deputes « employerent tous leurs efforts
a renforccr l'autoritc du kahal et a tarir a sa source le mouvement
vers la culture 79 ». Ils reussirent a faire differer les limitations prises
auparavant au port du costume juif traditionnel, lequel remontait au
Moyen Age et separait de fa?on si flagrante les Juifs du monde
environnant. Meme a Riga, « la loi qui prescrivait aux Juifs de
porter un autre habit n'etait appliquee nulle part», et elle fut
rapportee par l'Empereur en personne - dans l'attente d'une
legislation nouvelle 80 ...
Toutes les requetes des deputes ne furent pas satisfaites, loin de
la. II y fallait de V argent et, « pour en obtenir, les deputes faisaient
peur a leurs communautes en leur annoncant sous de sombres
couleurs les intentions du gouvernement et en amplifiant les
rumeurs de la capitale ». En 1820, Markevitch accusa les deputes
« de repandre intentionnellement de fausses nouvelles... pour forcer
ainsi la population a verser au kahal les sommes exigees 81 ».
En 1825, l'institution des deputes juifs fut supprimee.
L'une des sources de la tension entre les autorites et les kehalim
residait dans le fait que ces derniers, seuls autorises a prelever la
capitation sur la population juive, « dissimulaient les "ames" lors
des recensements » et en celaient une grande quantite. « Le gouver-
nement pensait connaitre les effectifs exacts dc la population juive
afin d'exigcr le montant correspondant de la capitation », mais il
avait bcaucoup de mal a l'etablir 82 . Par exemple, a Berditchev, « la
population juive non recensee... representait regulierement pres de
la moitie du nombre reel des habitants juifs 83 ». (Selon les donnees
officielles que le gouvernement avait reussi a etablir pour 1818,
les Juifs etaient 677 000, chiffre deja important ; par exemple, par
comparaison avec 1812, le nombre des individus males avait subi-
tement double... - mais il s'agissait encore d'un chiffre minore, car
il fallait y ajouter pres de 40 000 Juifs du royaume de Pologne.)
Meme avec ces chiffres minores par les kehalim, il y avait chaque
79. Ibidem, pp. 173-175.
80. Ibidem*, pp. 191-192.
81. Ibidem, p. 209.
82. Ibidem, p. 178.
83. Orclianski, p. 32.
SOUS ALEXANDRE l CT 99
annee des impots non recouvres ; et non seulement ils n'etaient pas
ensuite recup6res, mais ils augmentaient d'annee en annee.
Alexandre I er en personne fit part aux repnSsentants juifs de son
mecontentement a voir tant de dissimulations et tant d'arrerages
(sans parler de 1'industrie de la contrebande). En 1817 furent
decrees la remission de toutes les amendes et majorations, de
toutes les penalites et de tous les arrieres, le pardon accorde a tous
ceux qui avaient ete sanctionnes pour n' avoir pas recense - correc-
tement les « ames », mais a condition que, desormais, les kehalim
fournissent des donnees honnetes 84 . Mais « aucune amelioration ne
s'ensuivit. En 1820, le ministre des Finances annonga que toutes
les mesures destinees a assainir la situation 6conomique des Juifs
restaient sans resultat... De nombreux Juifs vagabondaient sans
papier d'identite" ; un nouveau recensement fit 6tat d'un nombre
d'ames deux a trois fois sup£rieur (si ce n'est plus) aux statistiques
qui avaient 6t6 precedemment fournies par les societes juives 85 ».
Or la population juive ne cessait d'augmenter. La plupart des
chercheurs voient l'une des principales raisons de cette croissance
dans la coutume, etablie a cette epoque chez les Juifs, des manages
precoces : des 13 ans pour les garcons, des 12 ans pour les filles.
Dans la note anonyme de 1808 citee plus haut, l'auteur juif inconnu
ecrit que cette coutume des unions precoces « est a la racine de
maux innombrables » et empeche les Juifs de se debarrasser « de
coutumes et agissements inveteres qui attirent sur eux 1' indignation
generale et nuisent a eux-memes comme aux autres ». La tradition
chez les Juifs veut alors que « ceux qui ne sont pas maries dans
leur jeune age soient mepris^s et que meme les plus demunis
puisent dans leurs dernieres ressources pour marier leurs enfants le
plus tot possible, bien que ces jeunes maries encourent les vicissi-
tudes d'une existence miserable. Les manages precoces ont ete
introduits par les rabbins qui en tiraient profit. Et sera mieux a
meme de contracter un mariage profitable quiconque mettra tout
son zele a etudier le Talmud et a observer strictement les rites.
Ceux qui se sont maries tot ne sont en effet occupes qu'a etudier
le Talmud, et quand enfin arrive le temps de mener une existence
autonome, ces peres de famille, mal prepares au travail, ignorant
84. Hessen, t. 1, pp. 178-179. 184, 186.
85. Ibidem, t. 2, pp. 62-63.
100 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tout de la vie active, se tournent vers la fabrication d'alcool et le
petit commerce ». II en va de meme dans l'artisanat : « En se
mariant, l'apprenti de quinze ans n'apprend plus son metier, mais
devient son propre patron et ne fait que gacher le travail 86 . » (Au
milieu des annees 20, « dans les provinces de Grodno et de Vilnius,
la rumeur courut qu'il serait interdit de contracter mariage avant la
majorite », c'est pourquoi « on se mit a conclure a la hate des
mariages entre enfants qui n'avaient guere plus de 9 ans 87 ».)
Ces mariages precoces debilitaient la vie populaire des Juifs.
Comment un tcl essaimage, une telle densification de la population,
une telle concurrence dans des occupations similaires n'auraient-ils
pas engendre la misere ? La politique des kehalim concourait « a
l'aggravation de la situation materielle des Juifs 88 ».
Menashe Ilier, distingue" talmudiste mais aussi partisan des
Lumieres, publia en 1807 un livre qu'il fit parvcnir aux rabbins
(rapidement retire de la circulation par le rabbinat, tandis que son
second livre allait etre voue a un autodafe massif) : il y relevait
« les aspects tenebreux de la vie juive. La misere, disait-il, est inha-
bituellement grande, mais peut-il en etre autrement quand, chez les
Juifs, il y a beaucoup plus de bouches a nourrir que de mains pour
travailler ? D importe de faire comprendre aux masses qu'il faut
gagner sa vie a la sueur de son front... Les jeunes gens, qui n'ont
aucun revenu, contractent mariage en comptant sur la misericorde
de Dieu et sur la bourse de leur pere, et quand ce soutien vient a
faire defaut, charges de famille, ils se jettent sur la premiere occu-
pation venue, fut-elle malhonnete. En foule ils s'adonnent au
commerce, mais comme celui-ci ne peut pas les nourrir tous, ils
sont obliges de recourir a la duperie. Voila pourquoi il est souhai-
table que les Juifs se tournent vers 1' agriculture. Une arm6e de
desoeuvres, sous des dehors de "gens instruits", vivent grace a la
charite et aux depens de la communauti. Personne n'a cure du
peuple : les riches ne pensent qu'a s'enrichir, les rabbins qu'aux
disputes entre hassidim et minagdes » (Juifs orthodoxes), et le seul
souci des activistes juifs est de court-circuiter « le malheur qui se
86. Ibidem*, t. 1. pp. 171-172.
87. Ibidem, 1. 2. p. 56.
88. Ibidem, I I, p. 210.
SOUS ALEXANDRE I" 101
presente sous la forme des arretes gouvernementaux, meme si ces
89
».
derniers concourent au bien du peuple
Ainsi « la grande majorite des Juifs de Russie vivaient du petit
negoce, de rartisanat et de la petite industrie, ou servaient d'inter-
m^diaires » ; « ils ont inonde les villes de manufactures et de
commerces de detail 90 ». Comment la vie economique du peuple
juif pouvait-elle etre saine dans ces conditions ?
Toutefois, un auteur juif bien plus tardif, du milieu du xx e siecle,
a pu ecrire en evoquant ce temps : « D est vrai, la masse juive
vivait chichcment, pauvrement. Mais la communaute juive dans son
ensemble n'etait pas miserable 91 . »
La ne manqueront pas d'interet des temoignages plutot inat-
tendus : la vie des Juifs dans les provinces occidentales vue par les
participants a l'expedition napoleonienne de 1812 qui a preci-
s£ment traverse cette region. Aux abords de Dochitsa, les Juifs
« sont riches et aises, ils font du commerce intensif avec la Pologne
russe et se rendent meme a la foire de Leipzig ». A Gloubokie,
« les Juifs avaient le droit de distiller Talcool et de fabriquer de la
vodka et de 1'hydromel », ils « affermaient ou possedaient cabarets,
auberges et relais situes sur les grandes routes ». Les Juifs de
Mohilev vivent dans l'aisance, commercent sur une grande echelle
(bien qu'« autour regne une misere terrible »). « Presque tous les
Juifs de ces endroits avaient un brevet les autorisant a vendre de
l'eau-de-vie. Les operations financieres y dtaient largement deve-
loppees. » Voici encore le temoignage d'un observateur impartial :
« A Kiev, les Juifs ne se comptent plus. » La vie juive a pour carac-
teristique generate l'aisance, bien que celle-ci ne soit pas lc lot
de tous 92 .
Sur le plan de la psychologie et de la vie quotidienne, les obser-
vateurs relevent chez les Juifs russes les « traits specifiques »
suivants : « une constante preoccupation concernant... leur destin,
leur identite... comment lutter, se defendre... ». « La cohesion
decode des coutumes etablies : l'existence d'une structure sociale
autoritaire et puissante chargee de preserver... 1'originalite du mode
89. Ibidem, pp. 170-171 ; EJ, t. 10, pp. 855-857.
90. Hessen,t l.pp. 190,208.
91. B. C. Dinour, Religiozno-natsionalnyj oblik rousskoo evrei'stva (La physionomie
religieuse et nationale des Juifs russes), in LMJR-1, p. 318.
92. Pozner, in MJ-1, pp. 61, 63-64.
102 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de vie » ; « l'adaptation aux conditions nouvelles est dans une tres
large mesure collective » et non pas individuelle 93 .
II faut rendre justice a cette unite organique fonciere qui, dans la
premiere moitie du xix e siecle, « a confcre au monde juif russe son
aspect original. Ce monde etait compact, organique, en butte a des
vexations, non epargne par les souffrances et les privations, mais
c'etait un monde en soi. L'homme n'y etouffait pas. Dans ce monde,
on pouvait eprouver de la joie de vivre, on pouvait trouver sa nour-
riture... a la fois materielle et spirituelle, on pouvait construire sa
vie a son gout et a sa fa9on... Fait capital : la dimension spirituelle
de la collectivite etait liee a un savoir traditionnel et a la langue
hebraique 94 ».
Mais, dans le meme recueil consacre au monde juif russe, un
autre auteur note que « 1' absence de droits, la misere mat6rielle,
1' humiliation sociale ne permettaient guere au respect de soi de se
developper parmi le peuple 95 ».
Complexe est done le tableau que nous avons present^ ici de
ces annees, comme Test presque tout probleme lie au monde juif.
Dorenavant, tout au long de notre developpement, il ne faudra pas
perdre de vue cette complexite, mais 1' avoir constamment presente
a 1' esprit, sans se laisser troubler par les contradictions apparentes
entre les differents auteurs.
« Jadis, avant d'etre expulses d'Espagne, les Juifs [de Test de
l'Europe] marchaient a la tete des autres peuples ; aujourd'hui [dans
la premiere moitie du xvm c siecle], leur appauvrissement culturel
est total. Priv6s de droits, coupes du monde environnant, ils se
sont replies sur eux-memes. La Renaissance est passee a cote" d'eux
sans les concerner, de meme que le mouvement intellectuel du
xvni e siecle en Europe. Mais ce monde juif etait en lui-meme
solide. Entrave par d'innombrables commandements et interdits
religieux, le Juif non seulement n'en souffrait pas, mais voyait
en eux la source de joies infinies. Chez lui 1' intelligence trouvait
93. Dinour, LMJR-1, pp. 61, 63-64.
94. Ibidem, p. 318.
95. J. Mark, Literatoura na idich v Rossii (La litterature en langue yiddish en Russie),
inLMJR-I,p.520.
SOUS ALEXANDRE I" 103
satisfaction dans la subtile dialectique du Talmud, le sentiment dans
le mysticisme de la Kabbale. Meme 1' etude de la Bible £tait
releguee au second plan, et la connaissance de la grammaire etait
considered prcsquc comme un crime 9 ''. »
La forte attirance des Juifs pour les Lumieres commenca en
Prusse durant la seconde moitie du xvm e siecle et recut le nom de
Haskala (ere des Lumieres). Ce reveil intellectuel traduisit son desir
de s'initier a la culture europeenne, de rehausser le prestige du
judaisme humilie face aux autres peuples. Parallelement a 1' etude
critique du passe juif, les militants de la Haskala (les maskilim
[« eclaires », « instruits »]) voulaient unir harmonieusement culture
juive et savoir europeen 97 . Dans un premier temps, « ils avaient
1' intention de rester fideles au judaisme traditionnel, mais, dans
leur 61an, ils se mirent a sacrifier la tradition juive et a prendre le
parti de 1' assimilation en montrant de surcroit du mepris... pour la
langue de leur peuple 98 » (c'est-a-dire le yiddish). En Prusse, ce
mouvement dura le temps d'une generation, mais il gagna rapi-
dement les provinces slaves de l'empire, la Boheme et la Galicie.
En Galicie, les partisans de la Haskala, davantage encore enclins a
1' assimilation, se tenaient deja prets a introduire les Lumieres par
la force, et meme « assez souvent recouraient pour cela" » a 1'aide
des autorites. La frontiere entre la Galicie et les provinces occiden-
tales de la Russie etait permeable aux individus comme aux
influences. Avec un retard d'un siecle, le mouvement finit par
penetrer en Russie.
En Russie oil, des le debut du xix e siecle, le gouvernement
« s'efforcait precisement de vaincre le "particularisme" juif en
dehors de la religion et du culte », ainsi que le specifie par euphe-
misme un auteur juif 100 , confirmant par la que ce gouvernement
n'entravait pas la religion des Juifs ni leur vie religieuse. Nous
avons deja vu que le Reglement de 1804 ouvrait grandes, sans
limitations ni reserves, a tous les enfants juifs les portes des
96. EJ, t. 6. p. 92.
97. Ibidem, pp. 191-192.
98. J. Kissine, Rasmychlenia o ousskom evrei'stve i ego lileraloure (Reflexions sur le
judaisme russe et sa littcrature), in Evrei'skii mir. 2, New York, ed. de l'Union des Juifs
russes, 1944, p. 171.
99. EJ, t. 6, pp. 192-193.
100. Dinour, LVJR-1, p. 314.
104 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ecoles primaries, des etablissements secondaires et des universites.
Mais ! - « tuer dans l'ceuf cette reforme educative et culturellc,
voila a quoi tendaient tous les efforts de la classe dominante
juive 101 » ; « le kahal s'efforcait d'eteindre les moindres lueurs des
Lumieres 102 ». Pour « preserver dans son integrite l'ordre religieux
et social etabli..., le rabbinat et le hassidisme s'acharnaient de
conserve a eradiquer les jeunes pousses de l'education lai'que 103 ».
Ainsi, « les grandes masses de la Zone de residence eprouvaient
pour l'ecole russe horreur et suspicion, et ne voulaient pas en
entendre parler 1(W ». En 1817, puis en 1821, dans differentes
provinces, on a releve des cas ou les kehalim empechaient les
enfants juifs d'apprendre la langue russe dans quelque ecole que ce
fut. Les deputes juifs a Petersbourg repetaient avec insistance
qu'«ils n'estimaient pas necessaire l'ouverture d'ecoles juives »
ou Ton enseignerait d'autres langues que l'hebrai'que 105 . lis ne
reconnaissaient que le heder (ecole elementaire de langue juive) et
la yeshiva (6cole superieure destinee a approfondir la connaissance
du Talmud) ; « presque toute communaute importante » avait sa
yeshiva 106 .
La masse juive en Russie etait ainsi comme entravee et ne
pouvait se liberer clle-meme.
Mais de son sein sont aussi issus les premiers protagonistes de
la culture, impuissants toutcfois a faire bouger les choses sans
l'aide des autorites russes. En premier lieu Isaac-Ber Levinson,
savant qui avait vecu en Galicie oil il avait ete en contact avec
les militants du Haskala : il considerait non seulement le rabbinat,
mais egalement les hassidim comme responsables de beaucoup
des malheurs populaires. Se fondant sur le Talmud meme et sur la
litterature rabbinique, il demontrait, dans son livre Instruction a
Vadresse d' Israel, qu'il n'est nullement interdit aux Juifs de
connaitre les langues etrangeres, surtout la langue officielle du
pays oil ils vivent, si necessaire dans la vie privee aussi bien
101. Hessen, p. 160.
102. Ibidem, p. 160.
103. Ibidem, t. 2, p. 1.
104. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), in LVJR-1,
p. 350.
105. Hessen*, 1. 1, pp. 188-189.
106. Dinour, LVJR-1, p. 315.
SOUS ALEXANDRE I" 105
que publique ; que la connaissance des sciences profanes ne
presente pas de menaces pour le sentiment national et religieux ;
enfin, que la predominance des occupations commerciales est en
contradiction avec la Torah comme avec la raison, et qu'il importe
de developper le travail productif. Mais, pour editer son livre,
Levinson dut utiliser une subvention du ministere de l'Education ;
du reste, lui-meme etait persuade que la reforme culturelle au sein
du judai'sme ne pourrait se realiser qu'avec le soutien des auto-
rites superieures l07 .
Ce fut ensuite Gueseanovski, instituteur a Varsovie, qui, dans
une note aux autorites, sans s'appuyer sur le Talmud, mais au
contraire en s'opposant a lui, imputait au kahal et au rabbinat « la
stagnation spirituelle qui avait comme pctrifie le peuple » ; seul,
disait-il, l'affaiblissement de leur pouvoir permettrait d'introduire
1'ecole laique ; il fallait controler les melamed (instituteurs du
primaire) et n*admettre a enseigner que ceux qui seraient pedagogi-
quement et moralcment convenables ; ecarter le kahal de l'admi-
nistration financiere ; et relever l'age des contrats nuptiaux.
Bien avant eux, dans sa note au ministre des Finances, Guiller
Markevitch, deja cite, ecrivait egalement que, pour sauver le peuple
juif du declin spirituel et economique, il fallait supprimer les
kehalim, apprendre aux Juifs les langues, organiser pour eux le
travail dans les fabriques, mais aussi les autoriser a se livrer
librement au commerce dans tout le pays et a utiliser les services
de Chretiens.
Plus tard, dans les annees 30, Litman Feiguine, marchand de
Tchernigov et grand fournisseur, reprit l'essentiel de ces arguments
avec encore plus d'insistance, et, par l'entremise de Benkendorf*,
sa note aboutit entre les mains de Nicolas I er (Feiguine beneficiait
du soutien des milieux bureaucratiques). II defendait le Talmud,
mais reprochait aux melamed d'etre « les derniers des ignares »...,
d' enseigner une theologie « fondee sur le fanatisme », d'inculquer
aux enfants « le mepris des autres disciplines ainsi que la haine
des heterodoxes ». Lui aussi jugeait indispensable de supprimer les
kehalim. (Hessen, ennemi jure du systeme du kahal, affirme que
107. Hessen, t. 2, pp. 4-7.
* Comte Alexandre Benkendorf (1783-1844), nommd en 1814 par Nicolas I cl
commandant des gendarmes et de la 1I1 C Section (le service de renseignement).
106 DEUX SIECLES ENSEMBLE
celui-ci, « par son despotisme », suscita chez les Juifs « un ressen-
timent obscur 108 ».)
Long, bien long fut cependant le chemin qui permit a l'education
lai'que de penetrcr en milieu juif. En attendant, les seules exceptions
etaient Vilnius ou, sous l'influence des relations avec l'Allemagne,
s'etait renforce le groupe des intcllectuels maksilim, et Odessa,
recente capitale de la Nouvelle Russie, abritant de nombreux Juifs
issus de Galicie (de par la permeabilite des frontieres), peuplee de
nationaliles diverses et en proie a une intense activite commerciale,
- de ce fait, le kahal ne s'y sentait pas puissant, 1' intelligentsia
avait au contraire le sentiment de son inddpendance et se fondait
culturellement (par la facon de s'habiller, par tout l'aspect exte-
rieur) dans la population environnante" N . Bien que, meme la, « la
majorite des Juifs odessites fussent opposes a la creation d'un
etablissement d'enseignement general"" », grace essentiellement
aux efforts de 1' administration locale, dans les annees 30, a Odessa
comme a Kichinev furent creees des ecoles laiques juives de type
prive qui connurent le succes" 1 .
Puis, au fil du xix e siecle, cette percee des Juifs russes vers Tedu-
cation s'intensifia irresistiblement et allait avoir des consequences
historiques pour la Russie comme pour toute l'humanite du
xx e siecle. Grace a un grand effort de volonte, le judai'sme russe
reussit a se liberer de l'etat de stagnation menacante dans lequel il
se trouvait et a acceder pleinement a une vie riche et diversifiee.
Des le milieu du xrx c siecle, on discernait nettement les signes d'un
renouveau et d'un 6panouissement tout proche dans le judai'sme
russe, mouvement d'une haute signification historique qu'a cette
epoque nul n' avait encore pressenti.
108. Hessen, t. 2, pp. 8-10 ; EJ, t. 15, pp. 198.
109. Hessen, t. 2, pp. 2-3.
110. EJ, t. 11, p. 713.
111. Troitski, inLMJR-1, p. 351.
Chapitre 3
SOUS NICOLAS I er
A l'6gard des Juifs, Nicolas I er s'est montre" tres resolu. C'est
sous son regne, nous disent les sources, que furent publies plus de
la moitie de tous les actes juridiques relatifs aux Juifs depuis Alexis
Mikha'flovitch et jusqu'a la mort d' Alexandre II*, et l'Empereur
s'est personnellement penche" sur ce travail legislatif pour le
diriger 1 .
L'historiographie juive a estime que sa politique a 6ti exception-
nellement cruelle et sombre. Or les interventions personnelles de
Nicolas I er ne lesaient pas nccessairement les Juifs, loin de la. Ainsi,
l'un des premiers dossiers recus par lui en heritage fut la reou-
verture par Alexandre I cr , a la veille de sa mort (alors qu'il faisait
route pour Taganrog), de l'« affaire de V61ij6 » - l'accusation
portee contre les Juifs d' avoir perpetre" un meurtre rituel sur la
personne d'un enfant. JJ 'Encyclopedic juive 6crit que « dans une
large mesure, les Juifs sont redevables du verdict d'acquittement a
l'Empereur qui a cherche a connaitre la verite" en depit de
l'obstruction de la part des gens auxquels il faisait confiance ».
Dans une autre affaire bien connue, liee a des accusations emises
contre les Juifs (l'« assassinat de Mstislavl »), l'Empereur s'est
porte" de plein gre vers la verite" : apres avoir, dans un moment de
1. EJ, 1. 11, p. 709.
* (1818-1881), le tsar « liberaleur » donl le nom est associe^ aux « grandes retormes »
des anri6es 1860 (abolition du servage, justice, presse, zemstvos, etc.) et a la mont6e du
mouvement rdvolutionnaire ; assassin^ le 13 mars 1881 par un commando de La Volonte
du Peuple.
108 DEUX SIECLES ENSEMBLE
colore, inflige des sanctions a la population juive locale, il n'a pas
refuse de reconnaitre son erreur 2 . En apposant sa signature au bas
du verdict d'acquittement dans 1' affaire de Velije, Nicolas ecrivit
que « le flou des requisitions n'avait pas permis de prendre une
autre decision », ajoutant neanmoins : « Je n'ai pas la conviction
intime que des Juifs aicnt pu commettre un tel crime, ni ne puis
1' avoir. » « Des exemples repetes de ce genre d'assassinat, avec les
memes indices », mais toujours sans preuves suffisantes, lui laissent
entendre qu'il existerait peut-etre, chez les Juifs, une secte fana-
tique, mais, « malheureusement, chez nous autres chrdtiens, il
existe aussi des sectes tout aussi terrifiantes et incomprehen-
sibles 3 ». « Nicolas I er et ses proches collaborateurs continuaient de
croire que certains groupes juifs pratiquaient les meurtres rituels 4 . »
« Pendant plusieurs annees, l'Empereur se trouvait sous la dure
emprise d'une calomnie qui sentait le sang... aussi a-t-il ete conforte
dans son prejuge que la doctrine religieuse juive etait censee
presenter un danger pour la population chretienne 5 ».
Ce danger, Nicolas le voyait dans le fait que les Juifs pouvaient
convertir les Chretiens au judai'sme. Depuis le xvnr 2 siecle, on avait
garde en memoire la conversion retentissante au judai'sme de
Voznitsyne, un capitaine de l'armee imperiale. « En Russie, a partir
de la seconde moitie du xvn e siecle, les groupes de "judai'sants" se
multiplient. » En 1823, le ministre des Affaires interieures signalait
dans un rapport « la large diffusion de l'heresie des "judai'sants" en
Russie, et estimait le nombre de ses adeptes a 20 000 personnes ».
Des persecutions commencerent, a la suite desquelles « de nom-
breux membres de la secte feignirent de retourner dans le giron de
l'Eglise orthodoxe tout en continuant a observer en secret les rites
de leur secte 6 ».
«Tout cela a eu pour consequence que la legislation sur les
Juifs revetit a 1'epoque de Nicolas l er ... une coloration religieuse 7 » ;
les decisions et les actes de Nicolas I er a l'egard des Juifs s'en sont
2. Ibidem, pp. 709-710.
3. Hessen, Istoria evrei'skogo naroda v Rossii (Histoire du peuple juif en Russie), en
2 vol., t. 2. Leningrad, 1927, p. 27.
4. PEJ, t. 7, p. 322.
5. EJ, t. 11, pp. 709-710.
6. PEJ, t. 2, p. 509.
7. EI, 1. 11, p. 710.
SOUS NICOLAS I" 109
ressentis, comme son insistance a leur interdire de recourir a des
domestiques Chretiens, en particulier a des nourrices chr6tiennes,
car « le travail chez les Juifs porte atteinte et affaiblit chez les
femmes la foi chretienne ». En fait, nonobstant des interdictions
reiterees, cette disposition « n'a jamais ete appliquee integra-
lement... et des Chretiens continuaient de servir » chez les Juifs 8 .
La premiere mesure envers les Juifs a laquelle Nicolas songea
des le debut de son regne fut de les mettre a egalite" avec la popu-
lation russe dans I'assujettissement aux services obligatoires de
l'Etat, et notamment en les astreignant a participer physiquement a
la conscription a laquelle ils n'avaient pas et£ soumis depuis leur
rattachement a la Russie, les Juifs bourgeois ne fournissant pas de
recrues, mais acquittant par tete 500 roubles 9 . Cette mesure n'Stait
pas dictee seulement par des considerations gouvernementales
visant a uniformiser les obligations de la population (les commu-
nautes juives tardaient de toute facon beaucoup a rdgler la rede-
vance ; par ailleurs, la Russie recevait de nombreux Juifs de Galicie
oil ces derniers etaient deja astreints au service militaire) ; ni par le
fait que l'obligation de fournir des recrues « diminuerait le nombre
de Juifs non occupes a un travail productif » - plutot par l'idee que
la recrue juive, isolee de son milieu ferme, serait mieux a meme
d'adherer au mode de vie de l'ensemble du pays, voire a Tortho-
doxie l0 . Prises en compte, ces considerations allaient durcir nota-
blement les conditions de la conscription appliquee aux Juifs en
debouchant sur une augmentation progressive du nombre des
recrues et sur l'abaissement de l'age des consents.
On ne saurait dire que Nicolas reussit a faire appliquer le decret
sur le service militaire des Juifs sans rencontrer de resistances. Au
contraire, toutes les instances d'execution procederent avec lenteur.
Au Conseil des ministres, on discuta longuement du point de savoir
s'il etait ethiquement deTendable de prendre une telle mesure « en
vue de limiter le surpeuplement juif » ; comme le declara le
ministre des Finances E. T. Kankrine, « tous reconnaissent qu'il est
8. Hessen, t. 2, pp. 30-31.
9. V. N. Nikitine, Evrei zemlevladeltsy : Istoritcheskoe, zakonodatelnoe, administra-
tivnoe i bytovoe polojenie kolonij so vremeni ikh vozniknovenia do nachikh dnei [Les
agriculteurs juifs : situation historique, legislative, administrative et concrete des colonies
depuis leur creation jusqu'a nos jours], 1807-1887, Saint-P6tersbourg, 1887, p. 263.
10. EJ, t. 13, p. 371.
110 DEUX SOCLES ENSEMBLE
inconvenant de prdlever des humains plutot que de 1' argent ». Les
kehalim ne menagerent pas leurs efforts pour ecarter des Juifs cette
menace ou la differer. Quand, exaspere par tant de lenteurs, Nicolas
ordonna qu'on lui presentat dans les delais les plus brefs un rapport
definitif, «cet ordre, semble-t-il, ne fait qu'inciter les kehalim
a intensifier leur action en coulisse pour retarder la marche de
1' affaire. Et ils reussirent apparemment a gagner a leur cause l'un
des hauts fonctionnaires », si bien que... « le rapport n'arriva jamais
a destination » ! Au sommet meme de 1'appareil imperial, « ce
mysterieux episode », conclut J. Hessen, « n'aurait pu se produire
sans la participation du kahal ». Ledit rapport ne fut pas davantage
retrouve ulterieurement et Nicolas, sans attendre plus longtemps,
introduisit la conscription pour les Juifs par decret en 1827" (puis,
en 1836, l'egalit6 dans l'obtention de medailles pour les soldats
juifs qui s'etaient distingues 12 ).
Etaient exemptes totalement du recrutement « les marchands de
toutes les guildes, les habitants des colonies agricoles, les chefs
d' atelier, les mecaniciens dans les fabriques, les rabbins et tous les
Juifs ayant une instruction de niveau secondaire ou superieur l3 ».
D'ou le desir de nombreux bourgeois juifs d'essayer de passer dans
la classe des marchands, la societe bourgeoise renaclant a voir ses
membres astreints au depart sous les drapeaux, « celui-ci minant les
forces de la communaute, que ce soit sous l'effet des impositions ou
du recrutement ». Les marchands, de leur cote, cherchaient a
minorer leur « surface » visible pour laisser le paiement des impots
aux bourgeois. Les rapports entre marchands et bourgeois juifs se
tendirent, car « a cette epoque, les marchands juifs, devenus plus
nombreux et plus riches, avaient noue de solides relations dans
les spheres gouvernementales ». Le kahal de Grodno s'adressa a
Petersbourg pour demander que la population juive fut divisee en
quatre « classes » - marchands, bourgeois, artisans et cultivateurs -
et que chacune n'eut pas a repondre des autres 14 . (Dans cette idee
proposee au debut des annees 30 par les kehalim eux-memes, on
peut voir lc premier pas vers la future « categorisation » op6r6e par
Nicolas en 1 840, et qui fut si mal accueillie par les Juifs.)
11. Hessen*, t. 2, pp. 32-34.
12. EJ, t. 11, pp. 468-469.
13. PEJ, t. 7, p. 318.
14. Hessen, I. 2, pp. 68-71.
SOUS NICOLAS I" 111
Les kehalim furent egalement charges de proccder a la levee des
recrues parmi une masse juive qui, pour le gouvernement, n'avait
ni effectifs recenses ni contours. Or le kahal « fit peser tout le poids
de cette levee sur le dos des pauvres », car « il paraissait preferable
que les plus demunis quittassent la communautd, alors qu'une
reduction du nombre de ses membres aises risquait d'entrainer la
ruine generate ». Les kehalim demanderent aux autorites provin-
ciales (mais ils essuyerent des refus) le droit de ne pas tenir comptc
du roulcment « afin de pouvoir livrer au recrutement les "va-nu-
pieds", ceux qui ne payaient pas la capitation, les insupportables
fauteurs de desordre », en sorte que « les proprietaires... qui
assument toutes les obligations de la socictc n'aient pas a fournir
des recrues appartenant a leurs families » ; en outre, de cette facon,
les kehalim beneficiaient de la possibilite d'agir a 1'encontre de
certains membres de la communaute 15 .
Cepcndant, avec l'introduction du service militaire chez les Juifs,
les homines qui y etaient soumis commencerent a s'y soustraire et
jamais le compte plcin ne fut atteint. L'impot en numeraire frappant
les communautes juives avait ete notablement diminue\ mais on
s'apercut que cela ne 1'empechait nullement de continuer a ne
rentrer que tres partiellement. C'est ainsi qu'en 1829 Nicolas I er fit
droit a la requctc de Grodno pour que, dans certaines provinces, on
levat des recrues juives en sus du contingent impose afin de couvrir
les arrieres d'impots. « En 1830, un ddcret du Senat stipula que
l'appel d'une recruc supplementaire degrevait les sommes dues par
le kahal de 1 000 roubles dans le cas d'un adulte, de 500 roubles
dans le cas d'un mineur 16 . » II est vrai qu'a la suite du zele intem-
pestif des gouverneurs cette mesure fut bientot rapportee, alors que
« les communautes juives elles-memes demandaient au gouver-
nement d'enroler des recrues pour couvrir leurs arrieres ». Dans les
milieux gouvernementaux, « cette proposition fut accueillie froi-
dement, car il etait aise de prevoir qu'elle ouvrait pour les kehalim
de nouvelles possibilites d'abus l7 ». Cependant, on le voit, l'idee
mQrissait d'un cote comme de l'autre.
Evoquant ccs rigueurs accrues dans le recrutement des Juifs par
15. Ibidem, pp. 59-61.
16. PEJ, t.7, p. 317.
17. Hessen, t. 2, pp. 64-65.
112 DEUX SIECLES ENSEMBLE
comparaison avec le reste de la population, Hessen ecrit qu'il
s'agissait la d'« une anomalie criante » dans le droit russe, car, de
facon generate, en Russie, « la legislation applicable aux Juifs
n'avait pas tendance a leur imposer plus d'obligations qu'aux
autres citoyens lx ».
L' intelligence roide de Nicolas I cr , enclin a tracer des perspec-
tives aisement lisibles (la legende veut que la voie ferr6e
Petersbourg-Moscou ait ainsi 6te tracee a la regie !), dans sa volonte"
tenace de transformer les Juifs particularistes en sujets russes ordi-
naires, voire, si possible, en Chretiens orthodoxes, est alors passee
de l'id£e du recrutement militaire a celle des cantonistes juifs. Les
cantonistes (le nom remonte a 1 805) etaient une institution abritant
les enfants mineurs des soldats (altegeant en faveur des peres le
fardeau d'un service qui durait... vingt-cinq ans !) ; elle etait censee
prolonger les « sections pour orphelins militaires » creees sous
Pierre le Grand, sortcs d'ecoles a la charge du gouvernement qui
dispensaient aux eleves des connaissances techniques utiles pour
leur service ult£rieur dans 1'armee (ce qui, aux yeux des fonction-
naires, parut desormais tout a fait approprie aux jeunes enfants
juifs, voire hautement souhaitable pour les maintenir des leur jeune
age et pendant de longues annees coupes de leur milieu). Ayant en
vue l'institution de cantonistes, un decret de 1827 accorda « aux
communautes juives le droit de dormer en recrue, a leur choix, un
mineur en lieu et place d'un adulte », et ce, a partir de 12 ans 19
(soit avant l'age de la nuptialite chez les Juifs). La Nouvelle Ency-
clopedic juive estime que cette mesure fut « un coup tres dur ».
Mais cette faculty ne signifiait nullement 1'obligation d'un appel
sous les drapeaux des l'age de 12 ans, elle n'avait rien a voir avec
« l'introduction de la conscription obligatoire pour les enfants
juifs 20 », comme l'ecrit de maniere erronee l'Encyclopedie et
comme cela a fini par s'accrediter dans la Utterature consacree aux
Juifs de Russie, puis dans la memoire collective. Les kehalim trou-
verent meme cette substitution profitable et en userent en livrant
au recrutement « les orphelins, les enfants de veuves (parfois en
18. Ibidem, p. 141.
19. Ibidem, p. 34.
20. PEJ, t.7, p.317.
SOUS NICOLAS I" 113
contournant la loi protegcant les enfants uniques), les misereux »,
souvent « au profit de la progeniture d'un riche 21 ».
Puis, a partir de l'age de 18 ans, les cantonistes effectuaient le
service militairc habituel, si long a l'epoque - mais n'oublions pas
qu'il ne se limitait pas a une vie de caserne ; les soldats se
mariaient, vivaient avec leur famille, apprenaient a exercer d'autres
metiers ; ils recevaient le droit de s'etablir dans les provinces
int^rieures de l'empire, la ou ils achevaient leur service. Mais,
incontestablement, les soldats juifs restes fideles a la religion juive
et a son ritucl souffraient de ne pouvoir observer le sabbat ou de
contrevenir aux regies sur la nourriture.
Les mineurs places chez les cantonistes, separes de leur milieu
familial, avaient naturellement du mal a resister a la pression de
leurs educateurs (que des recompenses incitaient a remporter des
succes dans la conversion de leurs eleves) lors des lecons de russe,
d'arithmetique mais surtout de catechisme ; eux aussi etaicnt
recompenses pour leur conversion, d'ailleurs facilitee par leur
ressentiment cnvers une communaute qui les avait livres au recru-
tement. Mais, inversement, la tenacite du caractere juif, la fidelite
a la religion inculquee des le plus jeune age faisaient que nombre
d'entre eux tenaient bon. Inutile de preciser que ces methodes de
conversion au christianisme n'avaient rien de Chretien, et man-
quaient leur but. En revanche, les recits de conversions arrachees a
force de cruaute, ou par des menaces de mort proferees a l'egard
des cantonistes, voire jusqu'a des noyades collectives dans les
fleuves pour ceux qui refusaient le bapteme (de tels recits re?urent
une diffusion publique dans les dccennics qui suivirent), relevent
du domaine de la pure fiction. Comme l'ccrivit V Encyclopedic
juive publiee avant la revolution, la « l^gende populaire » sur les
quelques centaines de cantonistes pretendument tues par noyade est
nee de 1' information parue dans un journal allemand, selon laquelle
« huit cents cantonistes ayant ete emmenes un beau jour pour se
faire baptiser dans 1'eau d'une riviere, deux d'entre eux p6rirent
noyes 22 ... ».
Les donnees statistiques des archives de l'inspection militaire
21. PEJ, t. 4, p. 75-76.
22. EJ. t. 9 (qui porte sur les ann&s 1847-1854), p. 243.
114 DEUX SIECLES ENSEMBLE
aupres de l'etat-major- 3 portant sur les annees 1847-1854, 6poque
ou le recrutement des cantonistes juifs etait particulierement eleve,
montrent qu'ils ne representaient en moyenne que 2,4 % du nombre
de tous les cantonistes de Russie, autrement dit, que leur proportion
ne d6passait pas celle de la population juive dans le pays, meme si
Ton tient compte des donnees sous-evaluees fournies par les
kehalim lors des recensements.
Sans doute les baptises avaient-ils cgalcment interet, pour se
disculper vis-a-vis de leurs compatriotes, a exagerer le degre de
coercition qu'ils avaient du subir lors de leur conversion au
christianisme, d'autant plus qu'a 1' occasion de cette conversion ils
beneficiaient de certains avantages dans 1' accompli ssement de leur
service. Au demcurant, « de nombreux cantonistes convertis restaient
secretement fideles a leur religion d'origine et certains d'entre eux
revinrent par la suite au judaisme 24 ».
Dans les dernieres annees du regne d' Alexandre I cr , apres une
nouvelle vague de famine en Bielorussie (1822), un nouveau
senateur y avait ete envoye en mission : il en etait revenu avec les
memes conclusions que Derjavine un quart de siecle auparavant.
Le «Comite juif» institue en 1823, compose de quatre ministres,
avait propose d'etudier « sur quels fondements il serait convenable
et profitable d'organiser la participation des Juifs a l'Etat » et de
« coucher par ecrit tout ce qui pourrait concourir a 1' amelioration
de la situation civile de ce peuple ». Ils s'etaient bientot rendu
compte que le probleme ainsi pose etait au-dessus de leurs forces,
et, en 1825, ce «Comite juif » au niveau ministeriel avait 6t6
remplace par un « Comite de directeurs » (le cinquieme), compose
cette fois de directeurs de leurs ministeres, qui se consacra a l'etude
du probleme durant huit annees encore 25 .
Dans son impatience, Nicolas devanca par ses decisions le travail
23. K. Korobkov, Evrei'skaia rekroutchina v tsarslvovanie Nikolaia 1 (Le recrutement
des Juifs sous le regne de Nicolas I"), in Evrei'skaia starina, Saint-Pdtersbourg, 1913,
t. 6, pp. 79-80.
24. EJ. t. 9, pp. 242-243.
25. Ibidem, t. 7, pp. 443-444.
SOUS NICOLAS I" 115
de ce comite. C'est ainsi, on l'a vu, qu'il introduisit la conscription
pour les Juifs. C'est ainsi qu'il fixa un delai de trois ans pour
expulser les Juifs de tous les villages des provinces occidentales et
mettre un terme a leur activite de fabrication d'eau-de-vie, mais,
comme sous ses devanciers, cette mesure connut des ralentisse-
ments, des coups d' arret, puis fut rapportee. Par la suite, il interdit
aux Juifs detenant des tavernes et des gargotes d'y habiter et d'y
assurer en personne la vente d'alcool au detail, mais cette mesure
la non plus ne fut pas appliquee 26 .
Une autre tentative fut faite pour interdire aux Juifs l'un de lews
emplois favoris : la maintenance des relais de poste (avec leurs
auberges et leurs estaminets), mais de nouveau en vain car, en
dehors des Juifs, il ne se trouvait pas suffisamment de candidats
pour les occuper 27 .
En 1827 fut introduit dans tout 1'empire un systeme d'affermage
des activity de distillerie, mais Ton s'apercut d'une chute impor-
tante des prix obtenus a la criee quand les Juifs s'en trouvaient
ecartes et « qu'il arrivait qu'il ne se presentat aucun autre candidat
pour prendre ces fermages », si bien qu'il fallut les autoriser aux
Juifs, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, y compris
meme au-dela de la Zone de residence. Le gouvernement se d£char-
geait en fait sur les Juifs du soin d' organiser la collecte des taxes
sur les alcools et recevait ainsi une rentree reguliere 28 . « Bien avant
que les marchands de la premiere guilde aient recu le droit de
resider dans n'importe quelle region de l'cmpire, tous les fermiers
jouissaient de la liberte de se deplacer et residaient longuement
dans les capitales et autres villes hors de la Zone de residence... Du
milieu des fermiers sont issus des hommes publics juifs eminents »
comme Litman Feiguine, deja mentionne, et Evsel Guinzbourg (« il
avait tenu un fermage de fabrication d'eau-de-vie dans Sevastopol
assiege » ; « en 1 859, il avait fonde a Petersbourg un etablissement
bancaire... l'un des plus importants de Russie » ; plus tard, « il
participa au placement des emprunts du Tresor russe en Europe » ;
il a 6te" le fondateur de la dynastie des barons Guinzbourg 29 ). A
26. Hessen, t. 2, p. 39.
27. EJ. I. 12, p. 787 ; Hessen, t. 2, p. 39.
28. Ibidem, t. 5, p. 613.
29. Encyclopedic juive russe, 2" eU revue, corrigde el augmentde, t. 1, Moscou,
1994, p. 317.
1 1 6 DEUX SIECLES ENSEMBLE
partir de 1848, tous «les marchands juifs de la premiere guilde
recurent l'autorisation d'affermer des debits de boissons jusque
dans les lieux ou les Juifs n'avaient pas le droit de resider de
facon permanente 30 ».
Les Juifs recurent egalement un droit plus etendu pour ce qui
concernait la distillation de l'eau-de-vie. Comme on s'en souvient,
en 1819, on les avait autorises a la distiller dans les provinces de
Grande Russie « jusqu'a ce que les artisans Hisses acquierent suffi-
samment de competence ». En 1826, Nicolas prit la decision de les
rapatrier dans la Zone de residence, mais, des 1827, il accSda a
plusieurs requetes particulieres visant a maintenir sur place les
distillateurs, par exemple dans les fabriques d'Etat a Irkoutsk 31 .
Vladimir Soloviev cite les reflexions suivantes de M. Katkov :
« Dans les provinces de l'Ouest, c'est le Juif qui s'occupe de l'eau-
de-vie, mais la situation est-elle meilleure dans les autres provinces
de Russie ?... Les Juifs cabaretiers qui saoulent le peuple, ruinent
les paysans et causent leur perte, sont-ils presents dans toute la
Russie ? Qu'en est-il ailleurs en Russie, la ou les Juifs ne sont pas
admis et ou le debit est tenu par un mastroquet orthodoxe ou un
koulak 32 ? » Pretons l'oreille a Leskov, ce grand connaisseur de la
vie populaire russe : « Dans les provinces de la Grande Russie oil
les Juifs ne resident pas, le nombre de ceux qui sont juges pour
ivrognerie, comme celui des crimes commis sous I'emprise de la
boisson sont regulierement et nettement plus eleves que dans les
limites de la Zone de residence. Meme chose pour ce qui est du
chiffre des deces dus a l'ethylisme... Et ce n'est pas la un
phenomcne nouveau : il en a ete ainsi depuis les temps les plus
recules 33 . »
Mais, c'est vrai, les statistiques nous disent que, dans les
provinces occidentales et meridionales de l'empire, on denombrait
un debit de boissons pour 297 habitants, alors que dans les
provinces orientales on n'en trouvait qu'un pour 585. Le journal
30. EJ. t. 12, p. 163.
31. Ibidem*. I 11, p. 710.
32. Lettre de V. I. Soloviev a T. Gcrtz, in V. Soloviev, Evrei'skij vopros - khristianskij
vopros (Le probleme juif est un probleme chrdtien), recueil d'articles, Varsovie, 1906,
p. 25.
33. Nicolas Leskov, Evrei v Rossii : neskolko zametchanij po evrei'skomou voprosou.
(Les Juifs en Russie : quelques remarques sur le probleme juif), Pelrograd, 1919 (repro-
duction de l'dd. de 1884), p. 31.
SOUS NICOLAS \" 117
La Voix, qui n'etait pas sans influence a l'epoque, a pu dire du
commerce de l'eau-de-vie par les Juifs qu'il etait « la plaie de
cette zone » - nommcment la zone occidentale - « et une plaie
incurable ». Dans ses considerations theoriqucs, I. G. Orchanski
s'echine a vouloir demontrer que plus forte est la densite en debits
de boissons, moins il y aurait d'ivrognerie (il faut comprendre que,
selon lui, le paysan succombera moins a la tentation si le debit de
boissons se trouve sous son nez et le sollicite vingt-quatre heures
sur vingt-quatre - souvenons-nous de Derjavine : les tenanciers
commercent de nuit comme de jour ; pour autant, se laissera-t-il
tenter par un cabaret lointain, quand il lui faudra traverser plusieurs
champs fangeux pour l'atteindre ? Mais non, on ne le sait que trop :
l'alcoolisme est entretenu non seulement par la demande, mais
aussi par l'offre de vodka. Orchanski n'en poursuit pas moins sa
demonstration : quand, entre le propridtaire distillateur et le paysan
ivrogne, s' interpose le Juif, celui-ci agit objectivement en faveur
du paysan, car il vend la vodka a moindre prix, mais, il est vrai,
en prenant en gages les effets du paysan. Certes, ecrit-il, d'aucuns
estiment que les Juifs tenanciers exercent neanmoins « une pietre
influence sur la condition des paysans », mais c'est parce que,
« dans le metier de gargotier comme dans toutes les autres occupa-
tions, ils se distinguent par leur savoir-faire, leur habilete et leur
dynamisme 34 ». Ailleurs, il est vrai, dans un autre essai du meme
recueil, il reconnait l'existence de « transactions frauduleuses avec
les paysans » ; « il est juste de souligner que le commerce des Juifs
est gros de duperies et que le revendeur, le cabaretier et l'usurier
juifs exploitent une population miserable, surtout dans les
campagnes » ; « face a un proprietaire, le paysan tient ferme sur
ses prix, mais il se montre etonnamment souple et confiant quand
il a affaire a un Juif, surtout si ce dernier tient en reserve une
bouteille de vodka... Le paysan se voit sou vent conduit a vendre au
Juif son ble a vil prix 35 ». Neanmoins, a cette verite crue, criante,
interpellante, Orchanski cherche des circonstances attenuantes. Or
ce mal qui ronge la volonte des paysans, comment le justifier ?...
34. /. Orchanski, Evrei v Rossiii {Les Juifs en Russie, essais et Etudes), fasc. 1, Saint-
Petersbourg, 1872, pp. 192-195, 200-207.
35. Ibidem, pp. 114-116, 124-125.
118 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Du fait de son insistante energie, Nicolas I er , tout au long de
son regne, n'a pas connu que des insucces dans ses efforts pour
transformer la vie juive sous ses differents aspects.
D en a ete ainsi de ragriculture juive.
Le «Reglement sur les obligations du rccrutement et sur le
service militaire des Juifs », date de 1827, stipulait que les agri-
culteurs juifs « transfers... » sur des parcelles privees etaient
liberes, ainsi que leurs enfants, de l'obligation de fournir des
recrues pour une duree de cinquante ans (exemption courant a partir
du moment ou ils commenceraient effectivement « a s'adonner aux
travaux agricoles »). Des que ce reglement fut rendu public, il
revint dans les colonies plus de Juifs qui s'en etaient absentes de
leur propre chef que de Juifs portes absents 36 .
En 1 829 fut publiee une reglementation plus elaboree et detaillee
conceraant les cultivateurs juifs : elle prevoyait leur acces a la
classe des bourgeois a condition que toutes leurs dettes fussent
acquittees ; l'autorisation de s'absenter jusqu'a trois mois pour
rechercher un gagne-pain pendant les periodes ou la terre ne
requerait pas leurs bras ; des sanctions contre ceux qui s'absente-
raient sans autorisation, et des recompenses pour les chefs d'exploi-
tations agricoles qui se distingueraient. V. Nikitine reconnait : « A
comparer les severes contraintes imposees aux agriculteurs juifs,
"mais assorties de droits et de privileges exclusivement accordes
aux Juifs", et celles visant les autres classes imposables, force est
de constater que le gouvernement traitait les Juifs avec une
grande bienveillance 37 . »
Et voila que, de 1829 a 1833, « les Juifs travaillent la terre avec
zele, le sort les recompense par de bonnes recoltes, ils sont satisfaits
des autorites, et reciproquement, et la prosperite generate n'est
entachee que par des incidents fortuits, sans grande importance ».
Apres la guerre avec la Turquie - 1829 -, « les arrieres d'impots
sont entierement remis aux residents juifs comme a tous les
colons... pour "avoir souffert du passage des armees". » Mais, selon
le rapport du comite de surveillance, « la mauvaise recolte de 1833
36. Nikitine*. pp. 168-169, 171.
37. Ibidem, pp. 179-181.
SOUS NICOLAS I" 119
fit qu'il fut impossible de retenir [les Juifs] dans les colonies, elle
permit a beaucoup de ceux qui n'avaient ni l'envie ni le courage
de s'adonner aux travaux agricoles de ne plus rien semer, ou
presque rien, de se debarrasser du betail, de s'en aller vaquer de-
ci, de-la, de reclamer des subventions et de ne pas acquitter les
redevances ». En 1834, on en vit plus d'une fois « vendre le grain
qu'ils avaient recu, et abattre le betail », ce que firent aussi ccux
qui n'y etaient pas pousses par la necessity ; les Juifs ecopaient de
mauvaises recoltes plus souvent que les autres paysans, car, hormis
des semis insuffisants, ils travaillaient la terre sans methode, a
contretemps, ce qui etait du a « l'habitude, transmise de generation
en generation, de pratiquer des metiers faciles, a l'incurie et a la
negligence dans la surveillance du betail 38 ».
On aurait pu croire que trois decennies d'exp6riences malheu-
reuses dans la mise en place d'une agriculture juive (compares a
l'experience universelle) suffiraient au gouvernement pour renoncer
a ces tentatives aussi vaines que dispendieuses. Mais non ! Les
rapports reiteratifs ne parvenaient-ils pas jusqu'a Nicolas I er ? Ou
6taient-ils enjolives par les ministres ? Ou bien l'inusable energie
et l'irrefragable espoir du souverain le poussaient-ils a renouveler
sans cesse ces tentatives ?
Toujours est-il que, dans le nouveau Reglement sur les Juifs date -
de 1835 et approuve - par PEmpereur (fruit du travail du « Comite
des directeurs »), 1' agriculture juive n'est nullement mise au rancart,
mais, au contraire, elargie : « organiser la vie des Juifs selon des
regies qui leur permettraient de gagner convenablement leur vie
en pratiquant 1'agriculture et l'industrie, en dispensant progressi-
vement de l'instruction a leur jeunesse, ce qui les empecherait de
s'adonner a l'oisivete ou a des occupations illicites ». Si, auparavant,
on exigeait de la communaute juive qu'elle versat prealablement
400 roubles par foyer, desormais « chaque Juif etait autorise a se
faire agriculteur a tout moment, tous les arrieres d'impots lui etaient
aussitot remis, ainsi qu'a sa communaute" » ; on leur accordait le
droit de recevoir des terres de l'Etat en usufruit sans limite de temps
(mais dans le perimetre de la Zone de residence), d'y acquerir des
parcelles, de les vendre, de les louer. Ceux qui devenaient agri-
culteurs etaient exempttJs de la capitation pendant vingt-cinq ans,
38. Ibidem*, pp. 185-186, 190-191.
120 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de l'impot fonder pendant dix ans, de recrutement pendant cin-
quante ans. A rebours, aucun Juif « ne pouvait etre contraint de se
faire agriculteur ». « Les industries et metiers pratiques dans le cadre
de la vie villageoise leur etaient egalement autorises M . »
(Cent cinquante ans se sont ecoules. Oublieux du passe\ un
physicien juif eminent et des plus eclaires formule sa vision de la
vie juive d'alors en ces tcrmes : « Une zone de residence couplee
a Tinterdiction (!) de pratiquer 1' agriculture 40 . » L'historien et
penseur M. Gucrchcnson use quant a lui d'une formulation plus
generate : «L' agriculture est interdite au Juif par 1' esprit de son
peuple car, en s'attachant a la terre, l'homme prend plus facilement
racine en un lieu determine 41 . »)
L'influent ministre des Finances Kankrine proposa de mcttre a la
disposition de V agriculture juive les terres desertes de Siberie ;
Nicolas donna son aval a ce projet a la fin dc cette meme annee
1835. On proposait d'attribuer aux colons juifs «jusqu'a
15 hectares de bonne terre par individu male », avec outils et betes
de somme factures au Tresor, et de payer les frais de transport, y
compris la nourriture. II scmble que des Juifs pauvres, charges de
families nombreuses, furent tentes d'entreprendre ce voyage de
Siberie. Mais, cette fois, les kehalim etaient partages dans leurs
calculs : ces Juifs pauvres leur etaient en effet necessaires pour
satisfaire les besoins du recrutement (en lieu et place des families
riches) ; on leur cachait que les arrieres leur Etaient tous remis et
on exigeait qu'ils s'en acquittassent au prealable. Mais le gouver-
nement se ravisa a son tour, craignant les difficultes d'un transfert
aussi lointain et que, sur place, les Juifs, manquant d'exemples de
savoir-faire et d'amour du travail, ne reprissent leur « negoce
sterile, reposant essentiellement sur des operations malhonnetes qui
ont deja fait tant de mal dans les provinces occidentales de
l'empire », leurs « occupations d'aubergistes consistant a miner les
habitants en satisfaisant a bon compte leur penchant pour la
39. Nikiiine*. pp. 193-197.
40. E. Gliner, Stikhia s tchelovctchcskim lilsora ? (L' element a visage humain ?), in
« Vremia i my » (Revue iniernationale de litterature et de problemes sociaux). New York,
1993, n" 122, p. 133.
41. M. Guerchenson, Soudby evrei'skogo naroda (Les destinees du peuple juif), in 22,
revue litterairc et politique de 1' intelligentsia juive emigree d'URSS en Israel, Tel-Aviv,
n°19, 1981, p. 111.
SOUS NICOLAS I" 121
boisson », etc. En 1 837, on mit done fin au transfert en Siberie sans
que les raisons en fussent rendues publiques 42 .
La meme annee, l'inspection estimait qu'en Nouvelle Russie
« les parcelles reservees aux colons juifs contcnaicnt un tcrreau noir
de la meilleure qualite, qu'elles etaient "parfaitement appropriees a
la culture des cereales, que les steppes etaient excellentes pour la
production de foin et l'elevage" » (les autorites locales, el les,
contestaient cctte appreciation) 43 .
Toujours en cette meme annee 1837 fut cree un ministere des
Bicns publics avec, a sa tete, le comte P. Kissilev, auquel on confia
(mesure de transition destinee a preparer l'abolition du servage) le
soin de « proteger les cultivateurs libres » (les paysans de la
Couronne) - on en recensait 7 millions et demi -, et aussi, partant,
les agriculteurs juifs - rnais on n'en denombrait que 3 000 a
5 000 families, soit « une gouttc d'eau dans la mer, rapportees au
nombre des paysans de la Couronne ». Neanmoins, sitot cree, ce
ministere re9ut de nombreuses requetes et recriminations de toutes
sortes dmanant de Juifs. « Six mois apres, il devint evident qu'il
serait necessaire d'accorder aux seuls Juifs tant d'attention que les
taches principales du ministere en patiraient 44 ». En 1840,
cependant, Kissilev fut egalement nomme' president d'un comite
nouvellement cree (le sixieme 45 ) « pour determiner les mesures a
prendre aux fins de reorganiscr la vie des Juifs en Russie », tant et
si bien qu'il s'attela aussi au probleme juif.
En 1839, Kissilev fit adopter par le Conseil d'Etat une loi auto-
risant a se faire cultivateurs (a condition que ce fut avec toute leur
famille) les Juifs figurant sur les listes d'attente du recrutement, ce
qui - privilege de taille - les en dispensait. En 1844, « un rcglement
plus detaille encore conccrnant les cultivateurs juifs » leur donnait
- y compris dans la Zone de residence - le droit d' employer
pendant trois ans des Chretiens, censes leur apprendre a bien gerer
une exploitation agricole. En 1840, « de nombreux Juifs vinrent en
Nouvelle Russie soi-disant a leurs propres frais (ils produisaient sur
place des « attestations » comme quoi ils en avaient eu les moyens),
en fait, ils ne possedaient rien et faisaient savoir des les premiers
42. Nikitine, pp. 197-199. 202-205, 209, 216.
43. Ibidem, pp. 229-230.
44. Ibidem, pp. 232-234.
45. EJ, t. 9, pp. 488-489.
122 DEUX SIECLES ENSEMBLE
jours que « leurs ressourccs etaient epuisces » ; « on denombra
jusqu'a 1 800 families de ce genre, dont plusieurs centaines ne
possedaient ni papiers ni quclque preuve que ce fut indiquant d'ou
ellcs venaient et comment ellcs s'etaient retrouvees en Nouvelle
Russie» ; et « il ne cessait d'en rappliquer, qui suppliaient qu'on
ne les laissat pas croupir dans leur misere ». Kissilev ordonna de
les accueillir en prelevant sur les sommes devolues aux « colons en
general, sans distinction d'ethnie ». Autrement dit, il leur vint en
aide bien au-dela des montants prevus. En 1847, on edicta des
« ordonnances additionnelles » destinees a faciliter aux Juifs le
passage a la condition d'agriculteurs 46 .
Par le truchement de son ministere, Kissilev eut 1' ambition d'ins-
tituer des colonies modeles puis, par la, « de proceder 6ventuel-
lement a une installation de ce peuple sur une vaste echelle » :
l'une apres 1' autre, il fit amenager a cet effet, dans la province de
Iekaterinoslav, des colonies sur des sols fertiles, bien irrigues par
des rivieres et des ruisseaux, avec d'exccllentes patures et des
champs a foin, esperant beaucoup que les nouveaux colons profite-
raient de la remarquable experience deja acquise par les colons
allemands (mais, comme il fut difficile de trouver parmi ceux-ci
des volontaires pour venir s' installer au milieu des colonies juives,
on decida de les y employer en tant que salaries). Des credits
nouveaux etaient sans cesse octroyes a ces futures colonies
modeles ; tous les arrieres leur etaient remis. Dans la seconde annde
de leur installation, on exigeait des families juives qu'elles eussent
a tout le moins un potager et un hectare ensemence\ puis qu'elles
assurassent une lente progression de la surface ensemencee au fil
des ans. Dans la mesure ou elles n'avaient aucune experience en
matiere de selection du betail, on en confiait le soin aux curateurs.
Kissilev chercha a faciliter les conditions de deplacement des
families (accompagnees d'un petit nombre de journaliers) et a
trouver les moyens de dispenser a un certain contingent de colons
une formation agronomique specialisee. Mais, dans certaines
families, on etait encore bien loin de se soucier d'agronomie : par
grands froids, on ne sortait meme pas nourrir les betes - si bien
qu'on dut les equiper de longs cabans a capuche 47 !
46. Nikiiine, pp. 239, 260-263, 267, 355, 358.
47. Ibidem, pp. 269, 277, 282, 300, 309, 329-330, 346, 358, 367, 389-391, 436-443, 467.
SOUS NICOLAS I" 123
Entre-temps, !e flux de Juifs migrant vers 1'agriculture ne
tarissait pas, et ce, d'autant moins que les provinces occidentales
souffraient alors de mauvaises recoltes. On expediait souvent des
families qui ne comptaient pas en leur sein le nombre necessaire
d'hommes capables de travailler, « les kehalim envoyaient de force
misereux et invalides, retenaient les riches et les bien portants pour
avoir la possibilite de mieux repondre aux collectes, de payer les
redevances et d'entretenir par la leurs institutions ». « Pour prevenir
1' afflux d'un grand nombre de misereux exsangues », le ministere
dut exiger des gouverneurs des provinces occidentales un controle
rigoureux des departs - mais, sur place, on se hata de faire partir
des contingents sans meme attendre qu'on eut fait savoir si les gttes
eHaient prets ; de surcroit, on retenait les credits alloues aux
partants, ce qui compromettait parfois une ann6e entiere de travaux
agricoles. Dans la province de Iekaterinoslav, on n'eut meme pas
le temps de distribuer les terres aux volontaires : 250 families repar-
tirent de leur propre chef pour Odessa ou elles s'installerent 48 .
Toutefois, les rapports de divers inspecteurs en provenance
d'endroits differents se fondent en une seule voix : « En se pliant a
cette extr^mite, [les Juifs] pourraient faire de bons, voire d'excel-
lents agriculteurs, mais ils mettent a profit la premiere occasion
pour abandonner la charrue, sacrifier leurs exploitations et s'en
revenir au maquignonnage et a leurs occupations favorites. » « Pour
le Juif, le travail numero un, c'est l'industrie, fut-ce la plus humble,
d'une totale insignifiance, mais a condition qu'elle procure la
plus grande marge de profit... Leur etat d'esprit fondamentalement
industrieux ne trouvait aucune satisfaction dans la paisible vie
du cultivateur », « ne crdait pas chez eux le moindre desir de
s'adonner a 1'agriculture ; ce qui les attirait la-bas, c'etaient en
premier lieu 1'abondance de terres, la rarete de la population juive,
la proximite" des frontieres, le commerce et une industrie lucrative,
sans oublier les franchises qui les exemptaient des redevances et de
la conscription ». Ils ne seraient astreints, pensaient-ils, qu'a l'ame-
nagement de leurs maisons ; quant aux terres, ils esperaient « les
donner en location a un tarif appreciable, pour s'occuper eux-
memes, comme par le passe, de commerce et d'industrie ». (C'est
ce qu'ils declaraient en toute naivete aux inspecteurs.) Et « c'est
48. Ibidem, pp. 309, 314, 354-359, 364-369.
124 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avec un degout total qu'ils s'attelaient au travail de la terre ». En
outre, « les regies religieuses... n'avantageaient pas les cultivateurs
juifs », elles les forcaient a de longues periodes d'inactivite comme,
par exemple, lors des semis printaniers, la longue fete de la Paque ;
en septembre, celle des Tabernacles durait quatorze jours « au
moment ou sont n^cessaires des travaux agricoles intensifs comme
la preparation des sols et les semailles, bien que, si Ton "en croit
l'opinion de Juifs cultives qui meritent toute confiance, l'Ecriture
n'exige, lors des fetes, qu'une stricte observance durant les premiers
et derniers deux jours". Par ailleurs, les chefs spirituels, sur les lieux
de peuplement juif (il y avait parfois jusqu'a deux maisons de
priere, l'une pour les orthodoxes - ou mitnagdes -, l'autre pour les
hassidim), entretenaient chez leurs fideles l'idee qu'en qualite de
peuple elu ils n'etaient pas destines au dur labeur de l'agriculteur,
qui est le lot amer des goyim ». « Ils se levaient tard, consacraient
une heure entiere a la priere et s'en allaient travailler quand le soleil
etait deja haut dans le ciel » - a quoi s'ajoutait le sabbat, repos du
vendredi soir jusqu'au dimanche matin 49 .
A partir d'un point de vue juif, I. Orchanski arrive en fait a des
conclusions analogues a celles des inspecteurs : « Affermer une
exploitation et y employer des travailleurs salaries... rencontre plus
de sympathie chez les Juifs que le passage a tous egards difficile
du maquignonnage au labeur agricole... On note une tendance de
plus en plus affirmee des Juifs se livrant a une activite rurale a
l'exercer en premier lieu en affermant des terres et en les exploitant
grace au concours de travailleurs salaries. » En Nouvelle Russie,
les echecs de 1' agriculture juive resultent « de leur manque d'ac-
coutumance au travail physique et des profits qu'ils retirent de
metiers urbains dans le sud de la Russie ». Mais de souligner aussi
le fait que, dans une colonie donnee, les Juifs « avaient construit
de leurs propres mains une synagogue », et qu'en d'autres ils entre-
tenaient « de leurs propres mains » des potagers 50 .
Les nombreux comptes rendus des inspecteurs s'accordaient
neanmoins pour dire qu'en ces annees 40 et dans ces colonies
« modeles », comme par le passe, « le niveau de vie des colons,
leurs activitSs, leur entreprises etaient bien en retard par rapport a
49. Nikiiine*. pp. 280-285. 307, 420-421, 434, 451, 548.
50. Orchanski, pp. 176, 182, 185, 191-192.
SOUS NICOLAS I" 125
ceux des paysans de la Couronne ou des proprietaires terriens ».
Dans la province de Kherson, en 1845, chez les colons juifs, « les
exploitations sont dans un etat vraiment peu satisfaisant, la plupart
des ces colons sont tres pauvres : il redoutent les travaux de la
terre, peu d'entre eux la cultivent convenablemcnt ; aussi, meme
par annees de bonnes recoltes, ils n'obtiennent que de faibles rende-
ments » ; « dans les parcelles, le sol est a peine remue », femmes
et enfants ne travaillent guere la terre et « un lot de 30 hectares
suffit a peine a la subsistance quotidienne ». « L'exemple des
colons allemands n'est suivi que par un nombre infime de residents
juifs ; la plupart d'entre eux "montrent une aversion patente" pour
ragriculture et "se plient aux exigences des autorit6s uniquement
pour recevoir ensuite un passeport qui leur permette de s'en
aller...". Ils laissent beaucoup de terrains en jachere, ne travaillent
la terre que par endroits, selon le bon vouloir de chacun... lis
traitent le betail avec trop de negligence... harassent les chevaux
jusqu'a les crever, les nourrissent peu, surtout les jours de sabbat » ;
ils traient les vaches dedicates de race allemande a n'importe quelle
heure de la journee, si bien qu'elles ne donnent plus de lait. « On
avail fourni gratuitement aux Juifs des arbres fruitiers, "mais ils
n'ont pas su planter de vergers". On avait bad a l'avance pour eux
des maisons - certaines etaient "elegantes, bien seches et chaudes,
solides" ; en d'autres endroits, elles avaient ete mal construites et
avaient coute" fort cher, mais, meme la ou elles avaient ete edifiees
de facon fiable, avec des materiaux de bonne quality..., l'incurie
des Juifs, leur incapacity a garder leurs gites en bon etat... les
avaient conduits a un etat de degradation tel qu'on ne pouvait plus
les habiter sans operer des reparations urgentes » ; ils etaient
envahis par l'humidite qui entrainait leur delabrement et favorisait
les maladies ; de nombreuses maisons se trouvaient a 1' abandon,
d'autres etaient occupees par plusieurs families a la fois "sans qu'U
y eflt de liens de parente entre elles, et, compte tenu du caractere
impetueux de ce peuple et de sa propension aux querelles", pareille
cohabitation donnait lieu a d'interminables plaintes 51 . »
Les responsabilites dans l'impreparation a cette grande migration
incombent a l'evidence aux deux parties : mauvaise coordination et
retards dans les actes de 1' administration ; ca et la, l'amenagement
51. Nikitine*. pp. 259, 280, 283, 286, 301, 304-305, 321, 402-403, 416-419, 610.
126 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des habitations, mal surveille, laissait a ctesirer, donnant lieu a
maints abus et gaspillages. (Ce qui entraina la mutation de plusieurs
responsables et la mise en jugement de certains d'entre eux.) Mais,
dans les villages juifs, les anciens renaclaient egalement a controler
efficacement les insouciants dont l'exploitation et 1'outillage se
degradaient ; d'ou la nomination de surveillants choisis parmi des
sous-officiers a la retraite que les Juifs saoulaient et amadouaient
par des pots-de-vin. D'ou aussi l'impossibilite de prelever sur les
colons les redevances, soit pour cause d' indigence - « dans chaque
communaute\ il ne subsistait qu'une dizaine d'exploitants tout juste
capables de s'en acquitter pour eux-memes » - soit a cause « du
penchant naturel des Juifs a se soustraire a leur paiement » ; au fil
des annees, les arrieres ne faisaient d'ailleurs qu'augmenter et on
les leur remettait a nouveau sans exiger le moindre remboursement.
Pour chaque jour d'absence sans autorisation, le colon ne payait
que 1 kopeck, ce qui ne lui pesait guere, et il le compensait
aisement par ses gains en ville. (A titre de comparaison : dans les
villages, les melamed recevaient de 3 000 a 10 000 roubles par an ;
parallelement aux melamed, on avait cherche a introduire dans les
colonies, en sus du maniement de la langue juive, les premiers
rudiments d'un enseignement general a base de russe et d'arithme-
tique, mais les « gens simples » n'avaient guere « confiance dans
les institutions scolaires fondees par le gouvernement 52 ».)
« II devenait de plus en plus incontestable que les "colonies
modeles" si ardemment souhaitees par Kissilev n'etaient guere
qu'un reve » ; mais, tout en freinant (1849) l'envoi de nouvelles
families, il ne perdit pas espoir et affirmait encore en 1852 dans
une de ses resolutions : « Plus une affaire est ardue, plus il faut
montrer de fermete et ne pas se laisser decourager par les premiers
insucces. » Jusqu'alors, le curateur n'etait pas le veritable chef de
la colonie, « il lui arrivait d'essuyer moqueries et insolences de la
part des colons qui comprenaient fort bien qu'il n'avait sur eux
aucun pouvoir » ; il n'etait en droit que de leur prodiguer des
conseils. Plus d'une fois, dans 1' exasperation suscit^e par les
echecs, on avait propose des projets qui auraient consiste a
dispenser aux colons des lecons obligatoires de telle sorte qu'ils
les missent en pratique dans un d£lai de deux ou trois jours, avec
52. Ibidem*, pp. 290, 301, 321-325, 349, 399, 408, 420-421, 475, 596.
SOUS NICOLAS I" 127
verification des r£sultats ; de les priver de la libre disposition de
leur tcrre ; de supprimer radicalement les autorisations d'absence ;
et meme d'introduire des chatiments : jusqu'a trente coups de fouet
la premiere fois, le double en cas de recidive, puis la prison, et,
selon la gravite de l'infraction, l'enrclement dans l'armee. (Nikitine
affirme que ce projet d' instruction, des qu'il fut connu, « exerca sur
les cultivateurs juifs une terreur telle... qu'ils redoublerent d 'ef-
forts..., s'empresserent de se procurer du b6tail, de se munir
d' instruments agricoles... et firent preuve d'un zele etonnant dans
les travaux des champs et le soin apporte a leur maison ». Mais
Kissilev donna son aval a un projet edulcore (1853) : « Les le9ons
doivent correspondre parfaitement aux capacites et a 1' experience
de ceux auxquels elles sont destinies » ; l'instructeur charge de
1'organisation des travaux agricoles ne peut s'en ecarter que dans
le sens d'un allegement des taches ; pour la premiere infraction,
aucun chatiment, pour la deuxieme et la troisieme, dix a vingt
coups de fouet, pas plus. (L'enrolement dans l'armee n'a jamais et€
applique, « nul... n'a jamais ete fait soldat pour ses manquements
au travail » ; puis, en 1860, cette loi fut definitivement abrogee 53 .)
N'oublions pas qu'on etait encore a l'epoque du servage. Mais,
un demi-siecle apres les consciencieuses tentatives du gouver-
nement pour amener les Juifs a fournir un travail productif sur
des terres vierges, commencaient a se profiler les contours des
villages d'Araktcheev*.
On s'etonne que le pouvoir imperial n'ait pas compris, a ce stade,
la sterilite des mesures prises, le caractere dcsesper6 de toute cette
entreprise de retour a la terre.
Au reste, on n'en avait pas encore fini...
Apres 1' introduction du service militaire obligatoire, des bruits
alarmants se r£pandirent parmi la population juive, annoncant une
nouvelle et terrible legislation preparee tout spdcialement par le
53. Ibidem*, p. 350-351, 382-385, 390, 425, 547, 679.
* Comte Alexis Araktcheev (1769-1834), favori d 'Alexandre I er , cr6ateur des « colonies
militaires» qui devaient h^berger les soldats avec leurs families et se substituer aux
garnisons.
128 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Comite juif». Mais en 1835 finit par etre promulgue un
Reglement general concernant les Juifs (destine a se substituer a
celui de 1804), et, comme le note discretement V Encyclopedic
juive, « il n'imposa pas aux Juifs de nouvelles limitations 54 ». Si
Ton veut en savoir plus : ce nouveau Reglement « conservait aux
Juifs le droit d'acquerir toutes sortes de biens immobiliers a 1' ex-
clusion des domaines habites, de mener toutes sortes de commerce
sur un pied d'egalite avec les autres sujets russes, mais uniquemcnt
dans les limites de la Zone de residence 55 ». Ce Reglement de 1 835
confirmait la protection de tous les droits reconnus a la confession
juive, introduisait pour les rabbins des distinctions, leur conferant
les droits accordes aux marchands de la premiere guilde* ; instituait
un age raisonnable pour convoler (18 et 16 ans) ; adoptait des
mesures pour que 1' habit juif ne differe point trop et ne coupe pas
les Juifs de la population environnante ; orientait les Juifs vers des
moyens de gagner leur vie par un travail productif (il n'interdisait
que le commerce des spiritueux a credit ou gages sur des effets
domestiques), autorisait toutes sortes d'activites industrielles (y
compris le fcrmage de distilleries). Avoir des Chretiens a son service
n'6tait interdit que pour des emplois reguliers, mais autorise « pour
des travaux de courte duree » (sans que les delais fussent precises)
et « pour les travaux dans les fabriques et usines », ainsi qu'« a titre
d'aide dans les travaux des champs, jardins et potagers 56 », ce qui
sonnait comme une derision par rapport a l'idee meme d'« agri-
culture juive ». Le Reglement de 1835 appelait la jeunesse juive a
s'instruire ; il ne limitait nullement 1' inscription des Juifs dans les
ecoles secondares ni a l'universite 57 . Les Juifs qui avaient recu le
grade de docteur dans quelque discipline que ce soit, une fois
reconnucs (non sans formalites) leurs qualites eminentes, recevaient
le droit d'entrer au service de 1'Etat. (Les medecins juifs jouissaient
54. EJ, 1. 12, p. 695.
55. M. Kovalevski, Ravnopravie evreev i ego vragui (L'dgalite" des droits des Juifs et
ses ennemis), in Schit : literatournyj sbornik (Recueil litterairc), sous la dir. de
L. Andreev, M. Gorki et F. Sologoub, 3 C 6d. augmentee, Moscou, Soci6t6 russe pour
l'£tude de la vie juive, 1916, p. 117.
56. EJ, 1. 11, p. 494.
57. Kovalevski, in Schit, p. 117.
* La classe des marchands avait ete divisee en 1742 en trois guildes selon le capital
declare" ; en 1863, cette classification tut reduite a deux guildes.
SOUS NICOLAS I" 129
deja de ce droit.) En ce qui concerne 1' administration locale, le
Reglement abrogeait les limitations antirieures : de\sormais, les
Juifs pouvaient occuper des fonctions dans les doumas locales, les
magistratures et les municipalites, « aux memes conditions que si
Ton elisait a ces fonctions des membres d'autres confessions ». (II
est vrai, certaines autorites locales, en particulier en Lituanie,
eleverent des objections a cette disposition : dans certaines circons-
tances, le maire doit mener ses administres a l'eglise - comment
un Juif pourrait-il le faire ? ou encore un Juif peut-il sieger parmi
les juges alors que le serment est prete sur la croix ? Face a ces
fortes reticences, un decret de 1 836 stipula que dans les provinces
occidentales les Juifs ne pourraient occuper dans la magistrature
et les municipalites qu'un tiers des postes 58 .) Enfin, pour ce qui
est de l'epineux probleme economique inherent a la contrebande
aux frontieres, si nuisible aux interets de l'Etat, le Reglement
autorisa a y rester les Juifs qui y residaient deja, mais interdit toute
installation nouvelle 59 .
Pour un Etat qui maintenait encore des millions de ses sujets
dans le servage, tout ce qui vient d'etre mentionne pouvait ne pas
apparaitre comme un systeme de cruelles contraintes.
Lors de l'examen du Reglement devant le Conseil d'Etat, les
discussions porterent sur la possibility de laisser aux Juifs libre
acces aux provinces interieures de la Grande Russie, et les opinions
exprimees a ce sujet furent aussi nombreuses que diverses. Certains
avancerent que, « pour admettre les Juifs a s' installer dans les
provinces centrales, il fallait qu'ils pussent justifier de qualites
morales determinees et d'un niveau d'instruction suffisant » ;
d'autres repliquerent que « les Juifs peuvent etre d'une grande
utilite grace a leur activite commerciale et industrielle, et qu'on ne
peut prevenir la concurrence par l'interdiction faite a qui que ce
soit de resider et d'exercer le commerce » ; « il faut poser le
probleme... sans ambages : les Juifs peuvent-ils etre toleres dans ce
pays ? Si Ton considere qu'ils ne peuvent pas 1'etre, alors il faut
tous les en chasser » plutot que de « laisser cette cat£gorie au sein
de la nation dans une situation susceptible d'engendrer continuel-
lement chez eux mecontentement et grogne ». Et « s'il faut toterer
58. Hexsen*. t. 2, pp. 50-52, 105-106.
59. EJ, t. 12, p. 599.
130 DEUX SIECLES ENSEMBLE
leur presence dans ce pays, alors il importe de les affranchir de
toutes limitations mises a leurs droits 60 ».
Par ailleurs, les « privileges archaiques polonais (abandonnes par
l'Etat russe des le regne de Catherine) qui accordaient aux commu-
nautes urbaines la faculte d'introduire pour les Juifs des limitations
concernant leur droit de residence » refirent leur apparition avec
une nouvelle acuite a Vilnius d'abord, puis a Kiev. A Vilnius, les
Juifs se virent interdire de s' installer dans certains quartiers de la
ville. A Kiev, les marchands locaux s'indignerent que « les Juifs,
au grand dam de tout un chacun, fassent commerce et affaires entre
les murs des monasteres de Petchersk*..., qu'ils accaparent a
Petchersk tous les 6tablissements commerciaux » et excluent « les
Chretiens du commerce » ; ils pousserent le gouvemeur general a
obtenir 1' interdiction (1827) « aux Juifs de vivre en permanence a
Kiev... Seules quelques categories d'individus pourront s'y rendre
pour un temps determine ». « Comme toujours en pareilles circons-
tances, le gouvernement fut contraint de repousser a plusieurs
reprises les delais fixes pour leur expulsion ». Les discussions
remonterent jusqu'au « Comite directorial », diviserent en deux
camps egaux le Conseil d'Etat, mais, aux termes du Reglement de
1835, Nicolas confirma 1' expulsion des Juifs de Kiev. Cependant,
peu de temps apres, « certaines categories de Juifs furent a nouveau
autorisees a resider temporal rement a Kiev ». (Mais pourquoi les
Juifs etaient-ils si chanceux dans la concurrence commerciale?
Souvent, ils vendaient a des prix inferieurs a ceux des Chretiens, se
contentant d'« un benefice moindre » que celui qu'exigeaient les
Chretiens ; mais, dans certains cas, leur marchandise etait reputee
provenir de la contrebande. Le gouvemeur de Kiev, qui avait pris
la defense des Juifs, remarquait que « si les Chretiens voulaient bien
s'en donner la peine, ils pourraient evincer les Juifs sans ces
mesures de contrainte 61 ».) Ainsi, « en Bielorussie, les Juifs
n'avaient le droit de resider que dans les villes ; en Petite Russie,
ils pouvaient vivre partout, a 1' exception de Kiev et de certains
villages ; en Nouvelle Russie, dans tous les lieux habit6s a
60. Hessen, t. 2. pp. 47-48.
61. Ibidem, pp. 40-42.
* Ou « des Grotles » : ensemble de monasteres dont l'origine remonte au milieu du
xi c siecle et qui existe encore de nos jours.
SOUS NICOLAS I" 131
1' exception de Nikolai'ev et Sevastopol 62 », ports militaries d'ou les
Juifs avaient 6te bannis pour raisons touchant a la securite de l'Etat.
« Le Reglement de 1835 permit aux marchands et aux manufac-
turiers [juifs] de participer aux principals foires des provinces de
l'interieur afin d'y faire temporairement commerce, et leur accorda
le droit de vendre certaines marchandises hors de la Zone de resi-
dence 63 . » De meme les artisans n'etaient-ils pas tout a fait prives
d'acces aux provinces centrales, ne fut-ce qu'a titre temporaire.
D'apres le Reglement de 1827, «les autorites des provinces exte-
rieures a la Zone de residence avaient le droit d'autoriser les Juifs
a y sojourner durant six mois 64 ». Hessen precise : le Reglement de
1835 « et des lois ulterieures elargirent quelque peu pour les Juifs la
possibilite de vivre temporairement hors de la Zone de residence »,
d'autant plus que les autorites locales fermaient les yeux « quand
les Juifs outrepassaient les interdits 65 ». Ce que confirme Leskov
dans une note qu'il redigea a la demande du comite gouverne-
mental : « Dans les annees 40 », les Juifs « firent leur apparition
dans les villages de Grande Russie appartenant aux grands proprie-
taires afin d'y proposer leurs services... Tout au long de 1'annee, ils
rendaient des visites opportunes "aux seigneurs de leur connais-
sance" » dans les provinces voisines de Grande Russie, et partout
commercaient et abattaient de la besogne. « Non seulement on ne
chassait pas le Juif, mais on le retenait. » « Habituellement, les gens
accueillaient et donnaient refuge aux artisans juifs... ; partout les
autorites locales les traitaient avec bienveillance, car, pour eux
comme pour les autres habitants, les Juifs offraient d'importants
avantages 66 . » « Avec le concours des Chretiens qui y 6taicnt inte-
resses, les Juifs enfreignaient les arreted limitatifs. Et les autorites
6taient a leur tour incitees a derogcr aux lois... On dut se resoudre,
dans les provinces de Russie centrale, a fixer des amendes a infiiger
aux proprietaries qui laissaient les Juifs s'installer chez eux 67 . »
C'est ainsi que, conduites notamment par des considerations
conservatrices (plus specifiquement religieuses) a ne pas vouloir de
62. PEJ, t.7, p. 318.
63. EI, t 14, p. 944.
64. Ibidem, t. 11, p. 332.
65. Hessen, t. 2, pp. 46. 48.
66. Leskov, pp. 45-48.
67. Hessen, t. 2, p. 49.
132 DEUX SUECLES ENSEMBLE
fusion entre Chretiens et Juifs, les autorites de l'Etat russe, face a
la poussee economique qui attirait les Juifs au-dela de la Zone de
residence, n'arrivaient ni a prendre une decision claire, ni a l'ap-
pliquer nettement dans les faits. Quant au caractere dynamique et
entreprenant des Juifs, il souffrait d'une trop grande concentration
territoriale et d'une concurrence interne trop vive ; il etait naturel
pour lui de deborder aussi largement que possible. Comme le
remarquait I. Orchanski : « Plus les Juifs sont diss^mines dans la
population chretienne..., plus eleve" est leur niveau de vie 68 . »
Mais on aurait du mal a contester que, meme dans son penmetre
officiel, la Zone de residence des Juifs en Russie etait fort vaste :
en sus de ce qui avait ete recu en heritage du dense regroupement
juif de Pologne, aux provinces de Vilnius, Grodno, Kaunas,
Vitobsk, Minsk, Mohilev, Volhynie, Podolsk et Kiev (cela, toujours
en sus de la Pologne meme et de la Courlande), on avait ajoute les
vastes et fertiles provinces de Poltava, Iekaterinoslav, Tchernigov,
Tauride, Kherson et Bessarabie, toutes ensemble plus grandes que
n'importe quel Etat, voire groupe d'Etats europeen. (Peu de temps
apres, de 1804 au milieu des annees 30, on y avait encore ajoute
les riches provinces d' Astrakhan et du Caucase, mais les Juifs ne
s'y installment guere ; encore en 1824, dans celle d' Astrakhan,
« aucun Juif n'etait inscrit comme imposable 69 ».) Cela faisait done
quinze provinces a Tinterieur de la zone, contre trente et une pour
la « Russie profonde ». Et rares celles qui etaient plus peuplees que
les provinces de Russie centrale. Quant a la part des Juifs dans
la population, elle ne depassait pas celle des musulmans dans les
provinces de l'Oural ou de la Volga. Aussi la densite des Juifs dans
la Zone de residence ne resultait-elle pas de leur nombre, mais
bien plutot de 1' uniformity de leurs occupations. Ce n'est que dans
1' immense Russie qu'une telle zone pouvait paraitre exigue.
On nous objectera que l'etendue de cette zone etait illusoire : on
en excluait tous les espaces exterieurs aux villes et autres agglome-
rations. Mais ces espaces 6taient des surfaces agricoles ou destinees
a l'agriculture, et on a vu que celle-ci, accessible aux Juifs, ne les
attirait pas ; tout leur probleme etait plutot : comment se servir de
68. Orchanski, p. 30.
69. EJ, t. 3, p. 359.
SOUS NICOLAS I" 133
ces espaces pour le commerce de l'eau-de-vie. Ce qui etait une
deviation.
Et si l'important massif juif ne s'etait deplace de l'dtroite
Pologne vers la vaste Russie, le concept meme de Zone de resi-
dence n'aurait jamais vu le jour. Dans l'etroite Pologne, les Juifs
auraient v£cu dens6ment entassds, dans une plus grande indigence,
croissant rapidement sans se livrer a aucun travail productif, 80 %
de la population pratiquant le petit commerce et le metier d' inter-
mediates.
En tout etat de cause, nulle part on n'avait cr£e dans les villes
russes de ghettos obligatoires pour les Juifs comme on en
connaissait encore qa et la en Europe. (Si ce n'est le faubourg de
Glebovo, a Moscou, pour ceux qui s'y rendaient en visiteurs.)
Si Ton veut bien se rappeler une fois de plus que cette zone
coexista pendant trois quarts de siecle avec le servage auquel etait
soumise la majorite de la population rurale russe, alors, par compa-
raison, le poids de ces limitations a la liberte d'aller et venir pouvait
ne plus apparaitre plus sous des couleurs trop sombres. Dans
1' Empire russe, de nombreux peuples vivaient par millions enticrs
dans une forte densite a l'interieur de leurs regions respectives.
Dans les frontieres d'un Etat multinational, les peuples vivent
souvent de facon compacte en entites plus ou moins separees. Ainsi
en 6tait-il par exemple des Karai'mes et des Juifs « des montagnes »,
ces derniers ayant la liberte de choisir leur lieu de residence mais ne
l'utilisant guere. Aucune comparaison possible avec les limitations
territoriales, les « reserves » imposees par des colonisateurs venus
d'ailleurs (anglo-saxons ou espagnols) aux populations de souche
des pays conquis.
C'est precisement l'absence, chez les Juifs, d'un territoire
national, vu le dynamisme dont ils faisaient preuve dans leurs
deplacements, leur haut sens pratique, leur zele dans la sphere
economique, qui promettait de se transformer a bref delai en un
important facteur d' influence sur la vie du pays tout entier. On peut
dire que c'est le besoin de la diaspora juive d'acce'der a toutes
les fonctions existantes, d'une part, et, de 1' autre, la crainte d'un
debordement de leur activite qui alimenterent les mesures limita-
tives prises par le gouvernement russe.
Oui, les Juifs de Russie se sont dans leur ensemble detournes
de l'agriculture. Dans l'artisanat, ils se faisaient de preference
134 DEUX SIECLES ENSEMBLE
taillcurs, cordonniers, horlogers, joailliers. Cependant, malgre' les
contraintes imposees par la zone, leur activity productive ne se
limitait pas a ces menus metiers.
U Encyclopedic juive publiee avant la revolution 6crit que,
pour les Juifs, avant le developpement de l'industrie lourde, « le
plus important etait le commerce de 1' argent ; peu importe que le
Juif intervienne en qualite d'usurier-preteur sur gages ou de
changeur, de fermier des revenus publics ou privet, de tenancier ou
d'affermataire - primordialement, il s'occupait d'operations finan-
cieres ». Car, meme a l'epoque de I'economie primaire en Russie,
« la demande d' argent se faisait deja sentir dans des proportions
sans cesse croissantes 70 ». De la le transfert de capitaux juifs dans
1'industrie pour qu'ils y travaillent. Deja, sous Alexandre I er ,
on avait pris des dispositions energiques pour favoriser la partici-
pation des Juifs a rindustrie, en particulier dans la draperie.
« Celle-ci a joue par la suite un role important dans 1' accumulation
de capitaux entre les mains des Juifs », puis ceux-ci « n'ont pas
manque d'utiliser successivement ces capitaux dans les fabriques
et usines, dans l'industrie extractive, les transports et la banque.
C'est ainsi qu'a commence la formation d'une moyenne et grande
bourgeoisie juive 71 ». Le Reglement de 1835 « prevoyait egalement
des privileges pour les fabricants juifs 72 ».
Vers les annees 40 du xix c siecle, l'industrie sucriere connut un
grand developpement dans les provinces du Sud-Ouest. Les capita-
listes juifs commencerent par accorder des subsides aux raffineries
appartenant aux proprietaires fonciers, puis ils se chargerent de leur
administration, puis ils en devinrent proprietaires, et enfin ils
construisirent leurs propres usines. En Ukraine et en Nouvelle
Russie s'affirmerent ainsi de puissants « rois du sucre », entre autres
Lazare et Lev Brodski. « La plupart de ces sucriers juifs avaient
debute dans la distillerie d'eau-de-vie... ou comme tenanciers de
cabarets ». Pareille situation se retrouvait dans la minoterie 73 .
Sur l'instant, aucun contemporain ne comprit ni ne se soucia
de prevoir quelle puissance materielle d'abord, spirituelle ensuite,
70. EJ, t. 13. p. 646.
71. J.M. Dijour, Evrei v ekonomitcheskoi jizni Rossii (Lxs Juifs dans la vie econo-
mique russe), in LMJR-1, pp. 164-165.
72. EJ. t. 15. p. 153.
73. Dijour, in PEJ-1, pp. 165-168.
SOUS NICOLAS I" 135
s'amorcait la. Bien entcndu, Nicolas I er fut le premier a ne pas voir,
a ne pas comprendre. II avait pour cela une trop haute opinion de la
toute-puissance du pouvoir imperial et de Fefficacite des methodcs
administratives de type mihtaire.
Mais il desirait opiniatremcnt des succcs dans F instruction des
Juifs afin que ces derniers pussent depasser leur extran£ite par
rapport au reste de la population, en quoi il voyait un danger
majeur. Des 1831, il indiqua au « Comite des dirccteurs » qu'« au
nombre des mesures susceptibles d'ameliorer la situation des Juifs,
il fallait preter une attention particuliere a les relever par l'ins-
truction..., par la creation de fabriques, Finterdiction des manages
trop prccoces, une meilleure organisation des kehalim..., un chan-
gement dans les coutumes vestimentaires 74 ». Et en 1840, lors de
la creation du « Comite charge de definir les mesures visant a une
transformation radicale de la vie des Juifs en Russie », Fun des
premiers buts envisages par ce comite fut de « favoriser le develop-
pement moral de la nouvelle generation par la creation d'ecoles
juives dans un esprit contraire a Fenseignement talmudique en
vigueur 75 ».
Tous les Juifs progressistes de ce temps desiraient eux aussi des
ecoles dispensant un enseignement general (divises, ils Fetaient
seulement sur le point de savoir s'il fallait exclure totalement le
Talmud du programme ou bien Fetudier dans les classes supe-
rieures, « sous un eclairage scientifique, et ainsi debarrasse" de tous
les ajouts indesirables 76 »). Une 6cole d'enseignement general qui
venait d'etre creee a Riga eut a sa tete un jeune diplome de F uni-
versity de Munich, Max Liliental, qui aspirait a s'investir dans la
« diffusion de F instruction parmi les Juifs russes ». En 1840, il fut
cordialement recu a Petersbourg par les ministres de FInterieur
et de F Education, et redigea a F intention du « Comite pour la
transformation de la vie des Juifs » le projet d'un consistoire et
d'un seminaire de theologie dans le but de former rabbins et maitres
« selon des fondemcnts ethiques purs », par opposition « aux talmu-
distes encroutes » ; toutefois, « avant F acquisition des principes
essentiels de la foi, il ne serait pas permis d'etudier les matieres
74. Hessen*, t. 2, p. 77.
75. EJ, t. 9, pp. 689-690 ; Hessen, t. 2, p. 81.
76. Hessen, t. 2, p. 83.
136 DEUX SIECLES ENSEMBLE
profanes ». Aussi le projet ministeriel fut-il modiHe" : on augmenta
le nombre d'heures consacrees a l'cnseignement des matieres
juives 77 . Lilicntal chercha aussi a persuader le gouvernement de
prendre des mesures preventives contre les hassidim, mais sans
succes : le pouvoir « desirait une union de fagade entre les diffe-
rents milieux sociaux juifs qui se faisaient la guerre 78 ». Liliental,
qui avait mis au point son ecole de Riga « avec un succes epoustou-
flant », fut invite par le ministere a visiter les provinces de la Zone
de residence afin de concourir, par des reunions publiques et des
rencontres avec les personnalites juives, a l'ceuvre d'education. Son
voyage - exterieurement du moins - fut un grand succes ; en regie
generate, il ne rencontra guere d'hostilite ouverte et semblait etre
parvenu a convaincre les milieux influents du monde juif. « Les
ennemis... de la reTorme... se devaient d'exprimer exterieurement
leur approbation. » Mais l'opposition cachee etait bien entendu tres
importante. Et quand la reforme scolaire finit par etre appliquee,
Liliental renon^a a sa mission. En 1844, il partit inopinement pour
les Etats-Unis pour ne plus revenir. « Son depart de Russie - peut-
etre une maniere de fuite - reste entoure de mystere 79 . »
Ainsi, sous Nicolas I er , non seulement les autorites ne s'oppo-
saient pas a l'assimilation des Juifs, mais elles y appelaient ; mais
les masses juives, restees sous 1' influence du kahal, craignant des
mesures contraignantes dans le domaine religieux, ne s'y preterent
guere.
II n'empeche que la reforme scolaire commenga bel et bien en
cette annee 1844, en depit de 1'extreme resistance des dirigeants
des kehalim. (Et bien qu'«en errant ces ecoles juives on n'eut
pas du tout en vue de reduire le nombre des Juifs dans les etablis-
sements d'enseignement general ; au contraire, on faisait bien
remarquer que ceux-ci devaient, comme auparavant, etre ouverts
aux Juifs 80 ».) Deux sortes d'ecoles publiques juives furent crepes
(« sur le modele des dcoles elementaires juives en Autriche 81 ») :
de deux ans, correspondant aux ecoles paroissiales russes, et de
77. Ibidem, p. 84 ; EJ, t. 13. p. 47.
78. Hessen, t. 2, pp. 85-86.
79. Ibidem, pp. 84, 86-87.
80. EJ, 1. 13, pp. 47-48.
81. Ibidem, t. 3, p. 334.
SOUS NICOLAS I" 137
quatre ans, correspondant aux ecoles de district. Seules les disci-
plines juives y etaient enseignees par des pedagogues juifs (et en
hebreu) ; les autres 1' etaient par des enseignants russes. (Comme
l'apprecia Lev Deitch, un rcvolutionnaire frenetique : « Le monstre
couronne a donne l'ordre de leur [aux enfants juifs] apprendre le
russe 82 ».) Pendant de longues annees, ces 6coles furent dirigees
par des Chretiens, et ne le furent par les Juifs que bien plus tard.
« Fidele au judai'smc traditionnel, ayant appris ou subodore
l'objectif secret d'Ouvarov [ministre de 1' Education], la majorite
de la population juive voyait dans ces mesures gouvernementales
en matiere d' instruction un moyen de persecution comme les
autres 81 . » (Ledit Ouvarov qui, de son coti, cherchait a rapprocher
les Juifs de la population chretienne par l'eradication « des prejuges
inspires par les preceptes du Talmud », voulait exclure totalement
cclui-ci de 1'enseignement, le considerant comme un recueil
antichretien 84 ). Continuant pendant de nombreuses annees encore a
se defier des autorites russes, la population juive se detournait de
ces ecoles et nourrissait a leur egard une vraie phobie : « De meme
que la population cherchait a echapper a la conscription, elle se
defiait de ces ecoles, craignant de laisser ses enfants dans ces foyers
de "libre-pensee". » Les families juives aisees envoyaient souvent
dans les ecoles publiques non pas leur propre progeniture, mais
celle des milieux pauvres 85 . C'est ainsi que fut confie a une ecole
publique P. B. Axelrod* ; il passa ensuite au college, puis lui echut
son ample notoriete politique en tant que compagnon de lutte de
Plekhanov et de Deitch au sein de 3a Liberation du travail 86 .)
Si, en 1855, rien que les heder dument enregistres comptaient
70 000 enfants juifs, les ecoles publiques des deux types n'en
accueillaient que 3 200 87 .
Cette peur face a 1'enseignement public a longtemps perdure
82. L Deitch, Rol cvreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii. (Le role des Juifs
dans le mouvcment rcvolutionnaire russe), t. 1, 2 C 6d., Moscou-Lcningrad, GIZ. 1925,
p. 11.
83. EI, t.9, p. 111.
84. Hmen, t. 2, p. 85.
85. Ibidem, p. 120.
86. Deitch, p. 12-13.
87. /. M. Trotski, Les Juifs dans l'6cole russe, in LMJR-1, pp. 351-354.
* Paul Axelrod (1850-1928). fondateur a Geneve du tout petit groupe « Liberation du
travail », embryon du futur Parti social-democrate russe, fondd en 1.898.
138 DEUX SlfeCLES ENSEMBLE
dans les milieux juifs. L. Deitch se rememore ainsi les annees 60,
et non pas dans un trou perdu, mais a Kiev : « Je me souviens bien
de ce temps oil mes compatriotes consideraient comme un peche
d'apprendre le russe » et ne toleraient son usage « que dans les
relations avec les goyim™ ». A. G. Sliosberg se souvient que, jusque
dans les annees 70, le fait d'entrer au college 6tait considere comme
une trahison de l'essence de la judaite, l'uniforme de collegien etant
signe d'apostasie. « Entre Juifs et Chretiens il y avait un abime que
ne pouvaient franchir que quelques rares Juifs, et uniquement dans
les grandes villes ou l'opinion publique juive ne paralysait pas trop
la volonte de chacun 89 . » La jeunesse attachee aux traditions juives
n'aspirait pas a 6tudier dans les universites russes, bien que le
diplome de fin d'etudes, selon la loi sur le recrutement de 1827,
dispensat a vie du service militaire. Toutefois, Hessen souligne que
chez les Juifs russes appartenant « aux milieux les plus aises »,
« le desir spontane d'integrer... les ecoles publiques allait en gran-
dissant 90 ».
II ajoute : dans les ecoles publiques juives, « non seulement les
surveillants Chretiens, mais la majorite des instituteurs juifs, qui
enseignaient les disciplines juives en langue allemande, etaient bien
loin d'etre du niveau requis ». Aussi, « parallelement a la creation
de ces 6coles publiques, on decida d'organiser une ecole superieure
destinee a la formation des maitres..., de former des rabbins mieux
instruits, susceptibles d'agir dans un sens progressiste sur les
masses juives. Des "ecoles rabbiniques" de ce type furent fondees
a Vilnius et a Jitomir (1847) ». « Malgre leurs defauts, ces ecoles
furent d'une certaine utilite », si Ton en croit le temoignage du
liberal J. Hessen, « la generation montante se familiarisant avec
la langue russe et sa grammaire 91 ». Le revolutionnaire M. Krol
est du meme avis, tout en s'obligeant a condamner sans reserve
le gouvernement : « Les lois de Nicolas I er instituant les ecoles
publiques primaires et les ecoles rabbiniques avaient beau etre reac-
tionnaires et hostiles aux Juifs, malgre" tout, ces ecoles, bon gre,
mal gre, permcttaicnt a un petit nombre d'enfants juifs de s'initier
a Tenseignement profane. » Quant aux intellectuels « eclaires » (les
88. Deitch, p. 10.
89. EJ, 1. 11, p. 713.
90. Hessen, t. 11, p. 112.
91. Ibidem, p. 121.
SOUS NICOLAS I" 139
maskilim) et a ceux qui meprisaient ddsormais les « superstitions
des masses », ils « n'avaient pas ou aller », toujours selon Krol, et
restaient des Strangers parmi les leurs. « Cette evolution n'en a pas
moins joue un role enorme dans l'eveil spirituel des Juifs russes
durant la seconde moitie du xrx e siecle », meme si les maskilim,
ddsireux d'eclairer les masses juives, rencontraient « 1'opposition
feroce des croyants juifs fanatiques qui voyaient dans la science
profane une alienation au demon 92 ».
En 1850 fut creee une espece de superstructure : un institut de
« Juifs savants », ainsi qu'un corps d'inspecteurs consultants aupres
des responsables d' academies.
Ceux qui sortaient des £coles rabbiniques nouvellement creees
occuperent des 1857 les fonctions de « rabbins publics » ; elus de
mauvaise grace par leur communaute\ leur designation 6tait
soumise a l'aval des autorites de leur province. Mais leur responsa-
bilite resta d'ordre purement administratif : les communaute^ juives
les consideraient comme des ignores dans les sciences hebraiques,
et les rabbins traditionnels 6taient maintenus es qualites de
« rabbins spirituels » authentiques 93 . (De nombreux diplomes des
ecoles rabbiniques, « ne trouvant de postes, ni de rabbins ni d'insti-
tuteurs », poursuivaient leurs etudes a l'universite 94 , puis se
faisaient medecins ou avocats.)
Nicolas I er ne relachait cependant pas sa pression en vue de
reglementer la vie interne de la communaute juive. Le kahal,
qui possedait deja un immense pouvoir sur la communaute, se
renfor?a encore a partir du moment ou fut introduite la
conscription : lui echut le droit de « livrer au recrutement, a tout
moment, tout Juif qui n'acquittait pas ses redevances, qui n'avait
pas de domicile fixe ou commettait des ecarts de conduite intole-
rables a la societe juive », et il usait de ce droit au profit des riches.
«Tout cela a nourri l'indignation des masses vis-a-vis des diri-
geants des kehalim et devint l'une des causes de rirremediable
declin du kahal. » Aussi, en 1844, les kehalim « furent part out
dissous, et leurs fonctions transmises aux municipalites et aux
92. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evrei'skol istorii (Le nalionalisme et l'assi-
milation dans l'histoire juive), in MJ, p. 188.
93. PEJ, t. 4, p. 34 ; B. C. Dinour, Religiosno-natsionalnyj oblik rousskogo evrei'stva
(Le profil religieux et national des Juifs russes) in LMJR-1, p. 314.
94. Hessen, t. 2, p. 179.
140 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mairies 95 » ; autrement dit, les communautes juives urbaines se
retrouverent soumises a la legislation uniforme de l'Etat. Mais cette
reTorme non plus ne fut pas mende a son terme : la collecte des
sempiternels et e\anescents aniens, la levee des recrues furent a
nouveau confides a la communauti juive dont les « preposds au
recrutemcnt » et les collecteurs d'impots se virent substituer aux
anciens des kehalim. Quand aux registres des actes, et, partant, au
decompte de la population, ils resterent aux mains des rabbins.
Le gouvernement de Nicolas prit egalement position sur l'inex-
tricable probleme des collectes d'impots internes aux communautes
juives, en premier lieu celui dit de la « cassette » (impot indirect
sur la consommation de la viande casher). Une disposition de 1844
precisait qu'il fallait utiliser une partie du montant de cette collecte
pour couvrir les arridres publics de la communaute, financer 1 'orga-
nisation des ecoles juives, distribuer des subsides aux Juifs qui se
vouaient a 1' agriculture 96 . Mais surgit la encore un imbroglio
imprevu : bien que les Juifs « fussent assujettis a la capitation au
meme titre que les bourgeois Chretiens », c'est-a-dire a un impot
direct, « la population juive, grace au montant de la "cassette",
se trouvait dans une situation pour ainsi dire privilegiee pour
s'acquitter de la redevance » ; en effet, desormais, « les Juifs, y
compris des milieux les plus aises, ne couvraient par des verse-
ments personnels qu'une partie insignifiante des impots dus au rise,
en transformant le solde en arrieres », et ceux-ci ne cessaient de
s'accumuler : vers le milieu des annees 50, ils depassaient les
8 millions de roubles. S'ensuivit alors un nouveau decret imperial
dicte par 1' exasperation : « pour chaque 2 000 roubles » d'arrierds
nouveaux, « livrer au recrutement un adulte 97 ».
En 1 844 fut entreprise une nouvelle et energique tentative - de
nouveau avortee - pour expulser les Juifs des villages.
Hessen ecrit de facon imagee que, « dans les lois russes destinees
a normaliser la vie des Juifs, on entend comme un cri de ddsespoir :
malgre toute son autorite, le gouvernement ne parvient pas a
extirper l'existence des Juifs des trefonds de la vie russe 98 ».
Non, les dirigeants de la Russie n'avaient toujours pas pris
95. PEJ*, t.4, pp. 20-21.
96. Hessen, t. 2, pp. 89-90.
97. EJ, t. 12, p. 640.
98. Hessen, t. 2, p. 19.
SOUS NICOLAS I c ' 141
conscience de toute la pesanteur, voire de l'« inassimilabilite » de
l'immense legs juif recu en cadeau aux termes des successifs
partages de la Pologne : que faire de cet ensemble intrinsequement
resistant et en rapide expansion dans le corps national russe ? lis ne
trouvaient pas de decisions sures et etaient d'autant plus incapables
de prevoir l'avenir. Les tres energiques mesures de Nicolas I cr
deferlaient l'une apres l'autre, mais la situation ne faisait, semble-
t-il, que se compliquer.
Un semblable echec, qui allait en s'amplifiant, poursuivit
Nicolas I cr dans sa lutte contre la contrebande des Juifs aux fron-
tieres. En 1843, il enjoignit categoriquement d'expulser tous les
Juifs d'une zone-tampon de cinquante kilometres de profondeur
jouxtant l'Autriche et la Prusse, en depit du fait qu'« a certaines
douanes frontalieres les marchands qui commercaient etaient prati-
quement tous juifs" ». La mesure edictee fut aussitot corrigee par
de nombreuses exemptions : d'abord fut accorde un delai de deux
ans pour la vente des biens, puis cette duree fut prorogue. Une aide
materielle fut proposee aux expulses pour leur nouvelle instal-
lation ; de surcroit, ils etaient exemptes pour cinq ans de toute rede-
vance. Plusieurs annees durant, le transfert ne fut meme pas
amorce\ et bientot « le gouvernement de Nicolas I cr cessa d'insister
sur 1' expulsion des Juifs de cette bande frontaliere de cinquante
kilometres, ce qui permit a une partie d'entre eux de rester la ou
ils residaient l0O ».
C'est a cette occasion que Nicolas regut un nouvel avertissement
dont il ne mesura pas la portec ni les consequences pour 1' ensemble
de la Russie : cette mesure redoutable, mais tres partiellement
appliquee, qui visait a chasser les Juifs de la zone frontaliere,
motivee par une contrebande qui avail pris un extension dangereuse
pour l'Etat, avait suscit^ en Europe une indignation telle qu'on peut
se demander si ce n'est pas elle qui brouilla drastiquement l'opinion
publique europ€enne avec la Russie. C'est dire qu'il faut peut-etre
dater de ce decret particulier de 1843 le tout debut de l'ere ou le
monde juif occidental, dans la defense de ses coreligionnaires en
Russie, se mit a exercer une influence determinante qui, des lors,
ne devait plus retomber.
99. Hessen, t. 1, p. 203.
100. PEJ, t.7, p. 321.
142 DEUX SIECLES ENSEMBLE
L'une des manifestations de cette nouvelle attention fut l'arrivee
en Russie, en 1846, de sir Moses Montefiore, porteur d'une lettre
de recommandation de la reine Victoria le chargeant d'obtenir
l'« amelioration du sort de la population juive » de Russie. II se
rendit dans plusieurs villes a forte densite juive ; puis, d'Angleterre,
envoya, pour presentation a l'Empereur, une longue missive recom-
mandant d'affranchir les Juifs de toute legislation limitative, de leur
accorder l'« egalite des droits avec tous les autres sujets » (a l'ex-
ception, bien sur, des paysans serfs), « dans l'immediat : abolir
toutes contraintes dans l'exercice du droit de s' installer et de
circuler entre les limites de la Zone de residence », autoriser
marchands et artisans a se rendre dans les provinces centrales,
« permettre d'employer des Chretiens au service des Juifs..., r6tablir
le kahal... 101 ».
Mais, tout a l'oppose, Nicolas ne relacha pas sa determination a
mettre de 1'ordre dans la vie des Juifs de Russie. II ressemblait a
Pierre le Grand dans sa resolution a structurer par decret tout l'Etat
et toute la societe d'apres son plan, et a reduire la complexite de
la societe a des categories simples, aisees a cerner, comme jadis
Pierre « ebarbait » tout ce qui derangeait la nette configuration des
classes imposables.
H s'agissait cette fois de differencier la population juive des
villes - les bourgeois. Ce projet vit le jour en 1840 ; des lors qu'on
se proposait dc dcpasser la singularity nationale et religieuse des
Juifs (les opinions de Levinson, Feiguine, Gueseanovski furent
alors examinees), on s'evertua a « etudier la racine de leur
isolement opiniatre » par rapport « a l'ensemble de la societe"
civile », « 1' absence chez eux de tout travail productif», leur
« pratique nuisible de menus metiers s'accompagnant de toutes
sortes de fraudes et de ruses ». L'« oisivete » de nombreux Juifs,
les milieux gouvernementaux l'imputaient a « des habitudes inv6-
terees » ; ils consideraient que « la masse juive aurait bien pu se
trouver des gagne-pain, mais se refusait par tradition a exercer
certains types d'emplois 102 ».
Le comte Kissilev proposa a l'Empereur la mesure suivante :
sans toucher aux marchands juifs, parfaitement bien installed, se
101. Hes.ien, t. 2, pp. 107-108.
102. Ibidem*, pp. 79-80.
SOUS NICOLAS I" 143
prdoccuper des Juifs dits bourgeois, plus precisement les repartir en
deux categories : compter dans la premiere ceux qui beneficient
d'une sedentarite a toute 6preuve et de biens, inclure dans la seconde
ceux qui en sont depourvus et leur fixer un delai de cinq ans pour se
faire soit artisans dans des ateliers, soit cultivateurs. (On considerait
comme artisan celui qui s'inscrivait pour toujours dans un atelier ;
comme bourgeois sedentaire, celui qui s'etait inscrit dans un atelier
pour un certain temps l0 \) Quant a ceux qui ne rempliraient pas ces
conditions au bout du delai de cinq ans et resteraient confines dans
leur etat anterieur, ils seraient considered comme « inutiles » et assu-
jettis a un service militaire et a une periode de travail d'un type
particulier : on les enrolerait dans I'armce (a partir de 20 ans)
en nombre trois fois plus eleve que ne le voulait la norme, non
pour les vingt-cinq ans habituels de service militaire, mais pour
seulement dix, et, pendant ce temps, « on les utiliserait dans l'armee
de terre ou la marine en leur inculquant avant tout differents metiers
pour en faire ensuite, avec leur accord, des artisans ou des cultiva-
teurs », autrement dit, on leur dispenserait de force un enseignement
professionnel. Mais le gouvernement ne disposait pas de fonds pour
ce faire et envisageait d'utiliser l'impot de la « cassette », la societe
juive ne pouvant qu'etre interessee par cet effort visant a rehabiliter
ses membres par le travail 104 .
En 1840, Nicolas I er donna son aval au projet. (L' expression
« Juifs inutiles » fut remplacee par « n'exercant pas de travail
productif ».) Toutes les mesures visant a transformer la vie des Juifs
se nfduisit a un arrete unique prevoyant les etapes suivantes :
1) « regularisation de la collecte de la "cassette" et suppression du
kahal » ; 2) creation d'ecoles d' enseignement general pour les
Juifs ; 3) institution des « rabbins de province » ; 4) « installation
des Juifs sur des terres appartenant a 1'Etat » pour qu'ils s'occupent
d'agriculture ; 5) categorisation ; 6) interdiction de porter 1' habit a
longs pans. Kissilev pensait pour sa part introduire la categorisation
sociale dans un avenir assez eloigne ; Nicolas la plaga avant
1' agriculture, laquelle, depuis un quart de siecle, n'avait cesse de
constituer un echec l0S .
103. EJ. t. 13, p. 439.
104. Hessen*. t. 2, pp. 81-82.
105. Ibidem, pp. 82-83.
144 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Toutcfois, la categorisation prevoyait un delai de cinq ans pour
le choix des occupations, et la mesure elle-meme ne fut annoncee
qu'en 1846, si bien qu'elle ne pouvait entrer dans les faits qu'a
partir de Janvier 1852. (En 1843, le gouverneur general de Nouvelle
Russie, le comte M. Vorontsov, s'eleva contre ladite mesure :
il ecrivit que les occupations « de cette classe nombreuse de
marchands et d'intermediaires etaient "declines", que Ton avait
range au nombre des elements "inutiles" [80 %] de la population
juive », ce qui revenait a dire que 80 % des Juifs s'adonnaient
principalement au commerce. Vorontsov esperait que, vu les vastes
potentialites economiques de la Nouvelle Russie, « on pourrait
eviter toute mesure de contrainte » ; il n'estimait pas necessaire
d'expulser les Juifs des villages, mais pensait qu'il suffisait d'inten-
sifier leur instruction. II avertissait que la categorisation susciterait
vraisemblablement l'indignation en Europe 106 .)
Echaude par la fa?on dont l'Europe avait reagi a la tentative
d'expulser les Juifs de la zone frontaliere, le gouvernement russe
redigea en 1846 un communique circonstancie sur la nouvelle
mesure : en Pologne, les Juifs n'avaient ni la citoyennete, ni le droit
de posseder des biens immeubles, et devaient done se limiter a
pratiquer le petit commerce et la vente d'alcool ; incorpores a la
Russie, ils ont vu les limites de leur residence elargies, ils ont re?u
les droits civiques, l'acces a la classe des marchands dans les villes,
le droit de posseder de l'immobilier, celui d'entrer dans la categorie
des agriculteurs, le droit a l'instruction, y compris l'acces a l'uni-
versite et aux academies lu7 .
II faut le reconnaitre, les Juifs ont bel et bien re?u tous ces droits
des les premieres decennies de leur presence dans la fameuse
« prison des peuples ». II n'empechc : un siecle plus tard, dans un
recueil redige par des auteurs juifs, on trouve 1' appreciation
suivante : « Lors de 1' annexion a la Russie des provinces polonaises
avec leur population juive, des promesses furent faites, relatives
aux droits, et des tentatives pour les r6aliser [l'italique est de moi,
A. S. ; lesdites promesses furent tenues, et les tentatives ne furent
pas sans succes]. Mais, a la meme dpoque, on avait commence les
expulsions massives hors des villages [en effet, elles avaient et6
106. Ibidem, pp. 100-103.
107. Ibidem, p. 103.
SOUS NICOLAS I" 145
esquissees, mais sans etre jamais effectives], precede a une double
imposition [qui ne fut pas prelevee de facon systematique, pour etre
ensuite abandonnee] et a 1' institution de la Zone de residence 108 »
[nous avons vu que les frontieres de cette zone avaicnt ete initia-
lement un heritage geographique]. Si Ton pense que cette facon
d'exposer l'histoire est objective, alors on n'accedera jamais a la
v6rite.
Mais, malheureusement, soulignait ensuite le communique
gouvernemental de 1846, les Juifs n'ont pas profite de bon nombre
de ces mesures : « Se defiant constamment d'une integration a la
societe civile dans laquelle ils vivent, ils ont garde pour la plupart
leur ancien mode de vie, profitant du travail des autres, ce qui, de
tous cotes, entraine legitimement les plaintes des habitants. »
« Aussi, dans le but [d'elever le niveau de vie des Juifs]..., il
importc de les delivrer de leur dependance vis-a-vis des anciens de
la communaute, heritiers des ex-dirigeants du kahal, de diffuser
dans la population juive rinstruction et des connaissances pratiques,
de creer des ecoles juives d'enseignement general, de fournir les
moyens pour leur passage a l'agriculture, d'estomper les differences
vestimentaires » qui indisposent a l'encontre de nombreux Juifs.
Quant au gouvcrnement, « il s'estime en droit d'esperer que les
Juifs abandonneront toutes leurs facons de vivre reprehensibles et
se tourneront vers un travail reellemcnt productif et utile ». Seuls
ceux qui s'y rcfuseront feront l'objet de « mesures incitatives en
tant qu'etements parasites pesant sur la societe et lui nuisant 109 ».
Dans sa reponse a ce texte, Montefiore condamna la categori-
sation en insistant sur le fait que tout le malheur venait des limita-
tions imposees a la libre circulation des Juifs et a leur commerce.
Nicolas r&orqua que si le passage des Juifs a un travail productif
etait couronne de succes, le temps, «de lui-meme, adoucirait
progressivement ces limitations ' l0 ». II comptait sur la possibilite
d'une reeducation par le travail... Tenu en echec ici, la et ailleurs
dans ses efforts pour transformer le mode de vie des Juifs, il eut
1' ambition de briser le repli des Juifs sur eux-memes et de resoudre
le probleme de leur integration a la population environnante par
108. Dinour, in LMJR-1. p. 319.
109. Hessen*, t. 2, pp. 103-104.
110. Ibidem, pp. 107-110.
146 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le travail, et le probleme du travail par une conscription drasti-
quement renforcee.
La reduction pour les Juifs de la durce du service militaire (de
25 a 10 ans) et l'intention de les doter d'une formation profession-
nelle ne se voyaient guere ; cc qui etait per?u concretement, c'etait
la levee des recrues, desormais proportionnellement trois fois plus
nombreuses que chez les Chretiens : « Dix recrues par an pour mille
habitants males, et pour les Chretiens sept recrues pour mille une
fois tous les deux ans 1 " ».
Face a ce renforcement de la levee des recrues, davantage de
gens chercherent a y echapper. Ceux qui etaient designed pour la
conscription se cachaient. En guise de represailles, a la fin de 1 850,
un arrete stipula que toute recrue non livree dans les delais devait
etre compens6e par trois recrues supplementaires en sus de la
defaillante ! Desormais, les communautes juives etaient interessees
a capturer les fuyards ou a leur substituer des innocents. (En 1 853
fut edicte un « arrets permettant aux communautes juives et a de
simples particuliers de presenter en qualite de recrue tout individu
pris sans papiers ».) On vit apparaitre au sein des communautes
juives des « prencurs » ou des « rafleurs » remun6res qui captu-
raient leurs « prises" 2 » ; a la remise de ceux qui ne repondaient
pas a 1'appcl, ou qui portaient des passeports perimes - meme s'ils
venaient d'une autre province -, ou des adolescents sans famille,
ils recevaient un recu de la communaute qui avait use de leurs
services.
Mais tout cela ne suffisait pas a compenser les recrues
manquantes. Et, en 1852, on ajouta deux nouveaux arreted : le
premier prevoyait, pour chaque recrue fournie en sus du quota
impose, de degrever la communaute de 300 roubles d' arrives" 3 ; le
second « interdisait le recel des Juifs qui se soustrairaient au service
militaire et exigeait que fussent severement punis ceux qui avaient
fui la conscription, d'imposer des amendes aux communautes qui
les avaient caches, et, a la place des recrues manquantes, d'enroler
leurs proches ou les dirigeants des communautes responsables dc la
livraison des recrues dans les delais reglementaires. Cherchant par
111. PEJ, t. 4. p. 75.
112. EJ, t. 9, p. 243.
113. Hessen, t. 2, p. 115.
SOUS NICOLAS I" 147
tous les moyens a dchapper au recrutemcnt, de nombreux Juifs s'en-
fuyaient a l'6tranger ou s'en allaient dans d'autres provinces 114 ».
Des lors, le recrutement donna lieu a une veritable bacchanale :
les « rafleurs » se firent de plus en plus acharnes ; au contraire,
les hommes en bonne sante et capables de travailler se carapaterent,
se planquerent, et les arrier^s des communautes ne firent qu'aug-
menter. La partie sedentaire et productive emit protestations et
requetes : si le recrutement se met a frapper dans une mesure egale
les « elements utiles » et ceux qui n'exercent pas de travail pro-
ductif, alors les vagabonds trouveront toujours moyen de se cacher
et tout le poids du recrutement tombera sur les « utiles », ce qui
repandra parmi eux le desordre et la ruine" 5 .
Les debordements administratifs rendirent criante l'absurdit6 de
la situation du fait des difficultes qui s'ensuivirent ; on s'interrogea
par exemple sur les differents types d'activite : sont-ils « utiles »
ou pas ? Ce qui mit en ebullition les ministeres petersbourgeois" 6 .
Le Conseil d'Etat demanda qu'on retardat la categorisation sociale
tant que ne seraient pas elabores les reglements des ateliers. L'Em-
pereur, lui, ne voulait pas attendre. En 1851 furent publiees les
« Regies provisoires de categorisation des Juifs » ; en 1852, « des
regies particulieres pour les ateliers juifs », visant a les conforter.
La population juive manifestait une vive inquietude, mais, selon le
temoignage du gouverneur general de la region du Sud-Ouest, elle
ne croyait plus que cette categorisation allait entrer en vigueur" 7 .
Et, de fait, « ... elle n'eut pas lieu ; la population juive ne fut pas
repartie en categories" 8 ». En 1855, Nicolas I er mourut subitement,
et la categorisation fut abandonnee pour toujours.
Tout au long des annees 1850-1855, le souverain avait dans 1' en-
semble fait preuve d'un orgueil et d'une assurance passant toute
limite, accumulant de grossieres bevues qui nous entrainerent stupi-
dement dans la guerre de Crimee face a une coalition d'Etats, avant
de trepasser subitement alors que le conflit faisait rage.
La mort soudaine de l'Empereur sauva les Juifs d'une situation
114. PEJ, t. 7, p. 323.
115. Hessen,t. 2, pp. 114-118,
116. Ibidem, p.U2.
117. EJ, 1. 13, p. 274.
118. Hessen, t.2, p. 118.
148 DEUX SIECLES ENSEMBLE
difficile, tout comme ils allaient etre sauves, un siecle plus tard, par
la mort de Staline.
Ainsi s'achevaient les six premieres decennies de presence
massive des Juifs en Russie. II faut reconnaitre que ni leur niveau ni
leur manque de lucidite ne preparaient les autoritds russes d'alors a
affronter un probleme aussi enracine\ aussi noueux, aussi complexe.
Mais apposer sur ces dirigeants russes l'estampille « persecuteurs
des Juifs » revient a deformer leurs intentions et a majorer leurs
possibility.
Chapitre 4
A L'EPOQUE DES REFORMES
Au moment ou Alexandre II acceda au trone, le probleme paysan
etait plus que mur depuis un siecle et exigeait imperativement une
solution. Mais il apparut subitement qu'il n'6tait pas moins urgent
d'en trouver une au probleme juif, moins ancien que le vieux et
cruel systeme du servage, et qu'on avait pu estimer de moindre
importance pour le pays. (Pourtant, desormais, tout au long du
xrx e siecle, et a la douma d'Etat jusqu'en 1917, ces deux problemes,
juif et paysan, apparaitront lies, vont rivaliser et entrelacer leurs
destinees concurrentes.)
En outre, Alexandre II avait recu le trone alors que le pays 6tait
empetre dans la dure guerre de Crimee contre une Europe occi-
dentale coalisee, et dans 1' incertitude d'une decision difficile a
prendre - tenir bon ou se rendre.
Des son intronisation, « des voix se firent entendre pour la
defense de la population juive » et, quelques semaines plus tard,
l'Empereur prit la decision de « mettre sur un pied d'egalite" les
Juifs avec le reste de la population pour la conscription et de cesser
de recruter des mineurs ». (Peu de temps apres, le projet d'une
« division en categories » des Juifs bourgeois fut abandonne ;
autrement dit, « toutes les classes de la population juive allaient
desormais etre egales devant la conscription ' ».) Decision confirmee
dans le Manifeste du couronnement de 1 856 : « Une recrue juive,
pour etre admise, doit etre de meme age que les autres et repondre
aux criteres definis pour les recrues d'autres conditions, et la
1. e, pp. 373-374.
150 DEUX SIECLES ENSEMBLE
conscription des Juifs d'age mineur doit etre abandonnee 2 . » On
supprima alors definitivement 1' institution des cantonistes militaires,
si bien que les Juifs, parmi eux, qui n'avaient pas atteint 20 ans,
meme s'ils avaient ete deja faits soldats, furent rendus a leurs
parents. Les grades subalternes qui avaient accompli toute la duree
de leur service militaire recevaient avec leurs descendants le droit
de residence sur tout le territoire de 1' Empire russe. (lis s'etablis-
saient la ou ils avaient acheve leur service militaire et, residents
desormais permanents, y devinrent souvent fondateurs de commu-
nautes juives 3 . Derision de 1'Histoire ou en guise de chatiment
historique : les descendants sedentarises de ces cantonistes ont
gratifie' la Russie et la dynastie des Romanov de Jacob Sverdlov 4 !)
Le meme Manifeste de 1856 remettait aux habitants juifs « tous
les arrieres [fort importants] de la redevance » pour les annees
pass6es. (« Mais, des les cinq annees suivantes, les nouveaux
arrieres s'eleverent a 22 % de la redevance due 5 . »)
Plus globalement, Alexandre II exprima son intention de
resoudre le problemc juif, pour l'essentiel, dans un sens favorable.
La facon de le poser changea du tout au tout. Sous Nicolas I er ,
le gouvernement s'etait en premier lieu donn6 pour tache de
transformer le mode de vie des Juifs en l'assouplissant progres-
sivement par le travail productif et 1' instruction, pour arriver ensuite
a la lev6e des limitations administratives ; alors que, sous
Alexandre II, au contraire, le gouvernement commence par lever
rapidement contraintes et limitations sans trop chercher quelles
etaient eventuellement les causes profondes de Fisolement des
Juifs, dans l'espoir que tous les autres problemes se resoudraient
d'eux-memes ; il entama done son action « avec l'intention d'in-
tegrer ce peuple a la population de souche », comme il est dit dans
l'ordonnance imperiale de 1856 6 .
A cet effet, on crea un nouveau « Comite pour l'organisation de la
2. Ibidem*, t. 3, p. 163.
3. Ibidem, t. 11. p. 698 ; J. Hessen, Istoria evreiskogo naroda v Rossii* (Histoire du
peuple juif en Russie) en 2 vol, t. 2, L., 1927, p. 160.
4. PEJ, p. 79.
5. Hessen. I. 2, p. 183.
6. M. Kovalevski. Ravnopravie evreev i ego vragi (L'egalite des Juifs et ses adver-
saires), in Schitz (Le boucher), recueil littdraire sous la direction de L. Andreev,
M. Gorki, T. Sologoub, 2" 6d. augm., M. 1916, Soci6te" russe pour l'etude de la vie juive,
pp. 117-118.
A L'EPOQUE DES REFORMES 151
vie des Juifs » (le septieme voue" aux affaires juives, mais nullement
le dernier). Son president, derechef le comte Kissilev, declara dans
son rapport a l'Empereur que le but - « assimiler les Juifs au reste
de la population » - « etait entrave par di verses limitations adoptees
a titre temporaire et qui, par rapport aux lois generates, recelent
de nombreuses contradictions et font naitre la perplexite » ; a quoi
l'Empereur repondit en ordonnant de « revoir toutes les regimenta-
tions existantes concernant les Juifs afin de les mettre en accord
avec l'intention generate d'assimiler les Juifs a la population de
souche dans la mesure ou leur etat moral le permettra » (il visait
par la « le fanatisme et la nocivite economique qu'on leur prete 7 »).
Non, ce n'est pas pour rien que vecurent en Russie et Herzen
avec sa Cloche*, et Bielinski**, et Granovski, et Gogol (car lui
aussi, sans poursuivre un but identique, avait agi dans le meme sens
qu'eux). Sous l'ecorce du regne austere de Nicolas, le besoin de
r6formes decisives n' avait cesse de grandir, de meme que les forces
et les hommes pour les realiser, et, chose etonnante, les hauts digni-
taires eclaires de l'Etat furent plus sensibles a ces nouveaux projets
que les membres (non fonctionnaires) de 1' elite cultivee. L'impact
sur le probleme juif fut immediat. Et les ministres de l'lnterieur
(Lanskoi d'abord, puis Valouev) et les gouverneurs generaux des
regions de l'Ouest et du Sud-Ouest ne cesserent de soumettre leurs
reflexions au souverain qui les accueillait avec un vif interet. « Le
gouvernement, de sa propre initiative, avec le soutien de l'Em-
pereur », apporta des ameliorations partielles au statut juridique
des Juifs 8 , a quoi s'ajouterent les autres reTormes liberatrices
concernant autant les Juifs que le reste de la population.
En 1858, le gouverneur general de Nouvelle Russie, Stroganov,
proposa d'accorder immediatement, d'un seul tenant, tous les
droits aux Juifs, mais le Comite, place maintenant sous la presi-
dence de Bloudov, hesita, ne se montra pas pret a faire sienne
une telle mesure; en 1859, il fit remarquer que « si les Juifs
7. EJ, t. 1, pp. 812-813.
8. Ibidem, p. 108.
* Alexandre Herzen (1812-1870), 6crivain et publiciste russe, choisil d'dmigrer en
1847 en Angleterre ou il publia la revue Kolokol (La Cloche) qui, bien qu'interdite,
exer^a une grande influence en Russie.
** Vissarion Bielinski (1811-1848), critique littfraire et publiciste russe, d'abord
romantique, puis proche du socialistic utopique.
152 DEU X S IECLES ENSEMBLE
d' Europe occidentale, des la premiere invite de leur gouvernement,
envoyerent leurs enfants dans les ecoles communes et se tournerent
d'eux-memes vers des occupations utiles, le gouvernement russe,
lui, doit lutter avec les prejuges et le fanatisme des Juifs », et e'est
pourquoi « accorder des droits egaux aux Juifs ne peut se faire que
progressivement, au fur et a mesure de la diffusion d'une ins-
truction veritable parmi eux, des changements dans leur mode de
vie et de l'orientation de leur activite vers des occupations utiles 9 ».
Le Comite vit alors se deployer divers arguments hostiles a
legalisation des droits : le probleme debattu est moins juif que
russe ; il serait imprudent de proccder a une egalisation totale avant
que ne s'eleve le niveau d'education et de culture de la population
russe dont la masse inculte ne saura register a la poussee econo-
mique d'un monde juif soude ; les Juifs ne cherchent pas du tout a
s'int6grer aux citoyens de ce pays, mais a ben^ficier de tous les
droits civils tout en conservant leurs particularismes et un caractere
monolithique que Ton n'observe pas chez les Russes.
Cependant, ces voix n'eurent aucune influence. Les limitations
qui frappaient les Juifs tomberent les unes apres les autres. En
1859, on abrogea l'interdit de 1835 qui ne permettait pas aux Juifs
d'affermer ou administrer les domaines de proprietaires terriens qui
6taient par ailleurs habites. (Done, de ce fait, 1' interdiction de
disposer de pay sans - il est vrai qu'auparavant, « dans des cas
isoles, cette interdiction... dtait secretement transgressee ». Mais,
apres 1861, les terres restees aux mains des proprietaires nc purent
plus etre considerees comme « habitues ».) Cette modification avait
pour but de « permettre aux proprietaires de faire plus facilement
et ouvertement appel a 1'aide des Juifs » en raison de la degradation
economique des domaines, mais aussi « pour elargir tant soit peu
aux Juifs le champ par trop etroit de leur sphere d' activite ».
Ddsormais, les Juifs pouvaient affermer ces terres et s'y etablir,
mais non pas en devenir proprietaires '". Precisement, dans la region
du Sud-Ouest, «des capitaux importants, susceptibles d'etre
affectes a l'achat de terres, s'etaient concentres entre les mains de
certains Juifs..., mais les Juifs refusaient de confier leurs capitaux
[aux proprietaires terriens] en les gageant sur les domaines, des
9. Ibidem, pp. 814-815 ; J. Hessen*, I. 2, pp. 147-148.
10. Hessen, t. 2, p. 163.
A L'EPOQUE DES REFORMES 153
lors qu'en cas de besoin ils ne pouvaient les acquerir ». Bientot,
cependant, dans les iimites de la Zone de residence, les Juifs
re§urent egalcment le droit d'acheter des terres aux proprietaires".
Avec le developpement des chemins de fer et du trafic fluvial,
l'une des activites juives, celle des auberges et des relais de poste,
se trouva en declin. De meme les nouveaux tarifs douaniers, plus
liberaux, diminuerent drastiquement les « profits nes de l'industrie
de la contrebande 12 ».
En 1861 fut abrogee 1' interdiction faite aux Juifs d'affermer
certains revenus des domaines. Mais en cette meme ann6e 1861 fut
abandonne le systeme des fermages publics et celui de l'eau-de-
vie. Ce fut un coup tres rude pour la grosse entreprise juive ;
« fermier et entrepreneur, chez les Juifs, sont des mots synonymes
de richard » ; desormais, ecrit Orchanski, « on ne pouvait plus
qu' avoir la nostalgie du temps de la guerre de Crimee, quand les
entrepreneurs, moyennant quelques accommodemcnts avec leur
conscience et, dans certaines spheres, une curieuse notion de l'in-
teret public, empochaient des millions » ; « des milliers de Juifs
vivaient et gagnaient bien leur vie sous les ailes Denies des
fermages » - et voici que, desormais, 1'interet general prevalait, si
bien que ces entreprises devinrent moins lucratives. Le « commerce
de l'alcool » se fit lui aussi « bien moins rentable... qu'a l'epoque
du systeme des fermages 13 ».
Quand, dans la production d'eau-de-vie, le systeme de 1'accise*
se substitua progressivemcnt a celui du fermage, les Juifs ne
connurent aucune limitation particuliere et purent pratiquer la vente
d'alcool et le fermage de distilleries sur leurs lieux de residence
aux conditions generates 14 . Ils profiterent abondamment du droit
de fermage et d' acquisition tout au long des vingt annees qui
suivirent ; aux alentours des annees 80, selon les provinces de la
1 1. Ibidem, p. 164.
12. Ibidem, pp. 161-162.
13. /. Orchanski, Evrei v Rossii : otcherki i issledovania. (les Juifs en Russie. Essais
et eludes), recueil 1, Saint-Pt?tersbourg, 1872, pp. 10-11.
14. V.N. Nikitine, Evrei zemledeltsy : Istoritcheskoe, zakonodatelnoe, administra-
tivnoe i bytovoe polojenie kolonij so vremeni ikh vozniknovenia do nachikh dnei', 1807-
1887 (Les Juifs agriculteurs : situation historique, legislative, administrative, pratique des
colonies depuis leurs origines jusqu'a nos jours), Saint-Petersbourg, 1887, p. 557.
* ImpSt indirect frappant certains produits de consommation, notamment les
boissons alcoolisccs.
154 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Zone de residence, les Juifs possedaient de 32 % a 76 % des dis-
tilleries, et presque toutes revetaient la « dimension d'une grosse
entreprise 15 ». Dans la region du Sud-Ouest, en 1872, les Juifs
affermaient 89 % des distilleries"'. Des 1863, on avait autorise aux
Juifs de se livrer a la distillation en SibeYie occidentale et orientale
(car « les plus remarquables specialistes dans le domaine dc la
distillation se trouvent presque exclusivement parmi les Juifs »), et,
a partir de 1865, les distillateurs juifs se virent accorder le droit
d'habiter le lieu de leur choix 17 .
Pour ce qui concerne le commerce d'alcool dans les campagnes,
rappelons que, vers le debut des annees 80, le tiers de la population
juive de la « zone » vivait dans les campagnes, a deux ou trois
families par village 1 *, vestiges de leur activite d'aubergistes. En
1870, un communique officiel du gouvernement souligna que « le
commerce d'alcool dans la region de 1'Ouest s'est exclusivement
concentre entre les mains des Juifs, et que les abus qu'on rencontre
dans ces etablissements depassent les limites du tolerable 19 ».
L'on exigea alors des Juifs qu'ils ne se livrassent au commerce
d'eau-de-vie que sous leur propre toit. Sliosberg explique le sens
de cette exigence : dans les villages de la Petite Russie, e'est-a-dire
hors des structures heritees de la Pologne, les proprietaires fonciers
n'avaient pas le droit de se livrer au commerce de spiritueux ;
partant, les Juifs ne pouvaient le leur racheter. Mais les Juifs ne
pouvaient pas non plus leur acheter la moindre parcelle de terre ;
aussi prenaient-ils a bail les maisons des paysans et s'y livraient-ils
au commerce de la vodka. Quand ce type de commerce, a partir de
maisons qui n'etaient pas les leurs, leur fut interdit, cette prohibition
fut souvent contournee par un commerce sous « prete-nom » : une
patente Active pour le debit de boissons etait delivree a un Chretien
tandis que le Juif ne figurait chez lui que comme locataire 20 .
Pareillement, l'« article penal » (comme 1'appelle Y Encyclopedic
juive), e'est-a-dire la sanction accompagnant l'interdiction faite aux
15. EJ, 1.5, pp. 610-611.
16. Ibidem, 1. 13, p. 663.
17. Ibidem*, t. 5, p. 622.
18. /. Larine, Evrei i antisemilizm v SSSR (Les Juifs et l*antisdmilisme en URSS),
M-L, 1929, p. 49.
19. Orchanski, p. 193.
20. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei' : zapiski rousskogo evreia (Ev6nements
du temps pass6 : camels d'un Juif russe), en 3 vol., Paris, 1933-1934, 1. 1, p. 95.
A L'EPOQUE DES REF0RMES 155
Juifs d'utiliser des Chretiens a leur service personnel, fut abroge en
1865 comme « incompatible avec l'esprit g6n6ral des mesures de
tolerance adoptees ». Du coup, « de nombreuses families juives...,
d£s la fin des annees 60, recoururent aux services de Chretiens 21 ».
Voici malheureusement un trait caracteristique de l'historio-
graphie juive en Russie : si, hier, pour arracher un droit quelconque,
on a concentre sur lui toute son attention et livre pour lui un combat
exclusif, et qu'aujourd'hui ce droit est obtenu, on ne le considere
plus d^sormais que comme une vetille. On a ainsi beaucoup glose
sur la « double redevance » due par les Juifs, comme si elle avait
existe" depuis des siecles, aJors qu'elle ne fut imposed que l'espace
de quelques annees, sans avoir d'ailleurs 6te rdellement collectee.
Le Reglement de 1835 qui, en son temps, avait €i€ accueilli avec
grand soulagement par les Juifs est appele chez Doubnov, aux
confins du xx e siecle, la «charte de I'ill6galit6 ». Dans les
annees 60, encore sujet fidele, par manque de maturite, sans doute,
le futur revolutionnaire Lev Deitch avait l'impression que ('admi-
nistration « n'appliquait pas rigoureusement certaines limitations
relatives... aux droits des Juifs », mais « fermait les yeux sur... leurs
violations » ; « dans les annees 60, les Juifs, somme toute, ne
vivaient pas mal du tout..., je n'avais jamais remarque que mes
contemporains juifs se fussent sentis opprimes ou mis a l'6cart »
par leurs camarades Chretiens 22 . Mais, en revolutionnaire digne de
ce nom, il se reprend et estime les « adoucissements » accordes aux
Juifs sous Alexandre I er « au fond d'insignifiants », sans omettre
les poncifs du genre « les crimes d'Alexandre II » - un souverain
que, cependant, a son avis, il ne convenait pas d'assassiner 2 '. Enfin,
du milieu du xx e siecle, voici comment on voit deja les choses :
tout au long du xrx c , on a cree des comites et des commissions
pour revoir les limitations apportees aux droits des Juifs, « et on en
est arrive a la conclusion que les limitations existantes n'attei-
gnaient pas leur but et devaient etre... abrogees... Mais aucun projet
elabore" par ces comites... n'est entre en application 24 ».
21. EJ*, t. 11, p. 495.
22. L Deitch, Rol evreev v rousskom revolioutsionnom dvijenii (Le r61e des Juifs
dans le mouvcment revolutionnaire russe), t. 1, 2 e 6d., M-L., 1925, pp. 14. 21-22.
23. Ibidem, p. 28.
24. A. A. Goldenweiser, Pravovoe polojenie evreev v Rossii (La situation juridique
des Juifs en Russie), in LMJR-1, p. 119.
156 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Depasse\ oublie, et de tout Ton fait fi !
Apres les premiers avantages accordes par Alexandre I er , la
contrainte principale, celle ressentie le plus durement par les Juifs
restait la Zone de residence ; « des qu'apparut l'espoir de possibles
reTormes a venir pour 1' ensemble de la nation, des que fut percep-
tible le premier souffle d'une renovation attendue de la vie de
l'Etat, dans les milieux de 1' intelligentsia juive germa l'audacieuse
intention de poser la question de la suppression de la Zone de
residence 25 ».
Mais les Juifs avaient encore en memoire le projet de categori-
sation, les services obligatoires imposes a ceux qui n' avaient pas
de residence fixe ni de travail productif; aussi un groupe de
marchands de Petersbourg et d'autres villes, issus de la couche des
Juifs qui, « de par leur situation sociale, 6taient en mesure d'entre-
tenir des relations plus inttmes avec le pouvoir central 26 », adres-
serent en 1856 a l'Empereur une requete « demandant que les
avantages fussent accordes non a l'ensemble de la population juive,
mais a des categories precises », a la jeune generation « elevee dans
1' esprit du gouvemement et sous sa surveillance », « aux gros
marchands », « aux artisans consciencieux qui gagnent leur pain
a la sueur de leur front », en sorte que « le gouvemement les
distingue, par des droits plus larges, de ceux qui n'ont pas encore
t£moigne ni de leur loyaute, ni de leur utilite, ni de leur amour
du travail... Notre requete consiste a demander au misericordieux
monarque de nous accorder sa bienveillance, qu'il consente, en
separant le ble de l'ivraie, et en signe d' encouragement au bien et
aux activites louables, a accorder quelques avantages du reste
modestes aux plus dignes, aux plus instruits d'entre nous 27 ».
(Malgre la montee des espoirs, eux non plus ne pouvaient concevoir
la rapidite avec laquelle la situation des Juifs allait evoluer, mais,
des 1862, certains auteurs de cette note en viendront a demander
« que soit accordee l'egalite des droits a tous ceux qui ont acheve
leurs etudes secondaires », car les collegiens « ne peuvent en aucun
cas etre considered comme des personnes qui n'auraient pas recu
une Education a l'europeenne 28 ».)
25. Hessen, t. 2, p. 143.
26. EJ, 1. 1, p. 813.
27. Hessen*, t. 2, pp. 144-145 ; EJ, t. 1, p. 813.
28. Hessen, t. 2, p. 158.
A L'EPOQUE des reformes 157
Du reste, « le tsar n'etait pas systematiquement hostile a l'idee
d'amender les lois sur la Zone de residence au profit de certaines
cat6gories de la population juive». En 1861, le droit de resider
sur tout le territoire de la Russie fut accorde aux marchands juifs
de la premiere guilde (a partir de 1861, a Kiev, a ceux de la
deuxieme guilde aussi ; a Nikolaev, Sevastopol, Yalta, a toutes les
trois guildes 29 ), avec droit de fonder des fabriques, des entreprises,
d'acquerir des biens immobiliers. Le droit de resider partout,
medecins et docteurs es sciences en jouissaient deja (avec celui
d'occuper des fonctions dans l'Etat ; on peut citer a cet effet le
professeur de medecine G. A. Zakharine qui aura plus tard a porter
le diagnostic fatal sur la maladie d' Alexandre III). A partir de
1861, ce droit fut accorde aux « diplomes des universites », c'est-
a-dire a ceux qui en avaient acheve le cursus 30 , ainsi qu'a tous
« ceux qui exercent des professions liberates 31 ». Les contraintes
de la Zone de residence ne s'appliquaient plus desormais a « ceux
qui desiraient recevoir un enseignement superieur..., plus exac-
tement a ceux qui entraient a l'Academie de medecine, dans les
universities et dans les instituts techniques 32 ». Bientot, a Tissue de
demarches faites par differents ministres et gouverneurs, ainsi
que par des marchands juifs influents (Evzel Guinzbourg), a
compter de 1865, tout le territoire de la Russie, y compris Saint-
Petersbourg, s'ouvrit aux artisans juifs pour autant qu'ils prati-
quassent effectivement leur metier. (Le concept d' artisan s'elargit
ensuite pour englober les technicicns dc toutes sortes, compo-
siteurs et autres ouvriers typographies 33 .)
Mais il faut aussi tenir compte de ce que les marchands s' instal-
ment avec leurs commis, leurs employes, leurs hommes de main
et de service, et les artisans avec leurs apprentis et compagnons.
Tous, pris ensemble, constituaient un flux important. Ainsi, un Juif
qui avait recu le droit de resider hors de la zone etait libre de s'y
rendre aussi avec toute sa famille.
Les nouvelles autorisations etaient devancees par de nouvelles
requetes. En 1861, sitot apres les diplomes des university, le
29. Ibidem, pp. 144, 154-155.
30. EJ, t. 1, p. 817.
31. PEJ. t. 4. p. 255.
32. Cf. M. Kovalevski, in Schitz, p. 118.
33. EJ, t. 1, p. 818.
158 DEUX SIECLES ENSEMBLE
gouvcrncur general de la region du Sud-Ouest demanda qu'on auto-
risat le depart de la Zone de residence a tous ceux qui avaient
termine leurs etudes dans les ecoles juives publiques, autrement dit,
un cycle secondaire incomplet, et il decrivait en terrnes pittoresques
la situation des eleves sortants : « Les jeunes gens qui sortent de
ces etablissements se voient completement isoles des communautes
juives... ; ne trouvant pas dans leurs communautes un travail corres-
pondant a l'enseignement qu'ils ont recu, ils s'habituent a l'oisivete
et, bien souvent, discredited aux yeux de la societe l'enseignement
dont ils sont devenus les indignes representants ,4 . »
Cette meme annee, les ministres de l'lnterieur et de l'lnstruction
6noncerent d'une meme voix que « la raison premiere de la situation
miserable des Juifs reside dans la proportion anormale entre eux,
qui s'adonnent pour l'essentiel au negoce et a l'industrie, et le reste
de la masse paysanne », en vertu de quoi « les paysans deviennent
incluctablement victimes des Juifs, car ils sont comme obliges
de sacrifier une partie de leurs moyens pour les entretenir ». Mais
leur concurrence interne place egalement les Juifs « dans la quasi-
impossibilite de se trouver des moyens de subsistance par des voies
legales ». Aussi faut-il « accorder aux marchands des deuxiemes
et troisiemes guildes, ainsi qu'a ceux qui ont acheve leurs etudes
secondaires, de vivre partout ou ils le veulent 35 ».
Et le gouverneur general de Nouvelle Russie de demander a
nouveau en 1862 la « suppression totalc de la Zone de residence »,
et que Ton commence « par accorder a tout le peuple juif le droit
de resider partout ,6 ».
Sans suivre pour autant cette allure, les autorisations particulieres
de resider ici et la se multipliaient. En 1865, les Juifs furent auto-
rises a occuper les fonctions de medecin militaire, et, aussitot apres
(1866, 1867), les medecins juifs recurent la possibilite de servir
dans les ministeres de l'lnstruction publique et de rinterieur". En
1879, ce droit fut etendu aux pharmaciens, aux veterinaires, de
meme qu'a « ceux qui se preparaicnt a ce type d'activites 38 », ainsi
34. Hessen, t. 2, p. 150.
35. Ibidem*, p. 148.
36. Ibidem, p. 150.
37. Ibidem, p. 169.
38. Ibidem, p. 208.
A L'EPOQUE DES REFORMES 159
qu'aux sages-femmes, aux aides-soignants « et a celles et ceux qui
desireraient acquerir ce metier 39 ».
Enfin, en 1880, Ie ministre de l'lntcrieur (Makov) decretait le
maintien hors de la Zone de residence dc tous les Juifs qui s'y
etaient installed illegalemcnt 40 .
II convient d'ajouter ici que dans les annees 60 « les juristes
juifs..., vu l'absence en ce temps-la de tout barreau, trouvaient sans
difficult^ des emplois dans le service public 4 ' ».
Certaines attenuations furent egalement apportees au regime
de la zone frontaliere. Quand, en 1856, a la suite du traite de
Paris*, la frontiere russe recula pour se rapprocher de Kichinev et
d'Akkerman, les Juifs nc furent plus tenus de quitter la nouvelle
bande frontaliere. En 1858, « les decrets dc Nicolas I er enjoignant
aux Juifs de quitter les zones frontal ieres furent definitivement
abroges 42 ». Des 1868, on permit aux Juifs (1' interdiction antericure
n'etait que formelle, jamais dirimante) de quitter les provinces occi-
dentales de la Russie pour s'installer dans le royaume de Pologne,
et vice versa 4 -'.
Parallelemcnt aux adoucissements officiels des limitations mises
a lcurs droits, il y avail de nombreuses derogations et entorses aux
regies. Par exemple, dans la capitale, a Petersbourg, « nonobstant
les interdits..., les Juifs arrivaient neanmoins a s'installcr pour
des temps assez longs » ; avec « l'avenement d' Alexandre II...,
le nombre de Juifs a Saint-Petersbourg augmenta rapidement.
Des capitalistes firent leur apparition, qui porterent une attention
soutenue a l'organisation d'une communauti locale », comme,
par exemple, le baron Horace Guinzbourg..., L. Rosenthal,
A. Varchavski, etc. 44 ». A la fin du regne d'Alexandre n, ce
fut E. A. Perets (fils du fermier Abram Perets) qui occupa le poste
39. EJ, t. 15, p. 209 ; 1. 1. p. 824.
40. Perejiloe, Sbomik posviaschenny'i obschestvennoi' i koultourno'i istorii evreev v
Rossii (Choses vecues. Recueil consacre" a l'hisioire socialc ct culturelle des Juifs en
Russie), t. 2, Saint-P&ersbourg, 1910, p. 102.
41. Sliosberg, t. 1, p. 137.
42. PEJ, t. 7, p. 327.
43. EJ, t. 1, p. 819.
44. EJ, 1. 13, pp. 943-944.
* Traite" marquant la fin de la guerre de Crim6e. La Russie, vaincue. ce^la le sud de
la Bielorussie et la Moldavie.
160 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de secretaire d'Etat* russe. Dans les annees 60 du xix e siecle,
« P6tersbourg attira de nombreux representants des milieux
commergants, industriels et intellectuels juifs 45 ». Selon les donnees
du Comite" a ramenagement de la vie des Juifs, en 1880-1881 la
ville comptait officiellement 6 290 Juifs 46 ; selon d'autres donnees,
8 993 ; selon le « recensement local » de 1881, 16 826, soit pres de
2 % de 1' ensemble de la population 47 .
A Moscou, des 1856, fut abolie l'obligation, pour les marchands
juifs de passage, de resider exclusivement dans le faubourg de
Glebovo ; cette contrainte « fut supprimee..., les Juifs ayant re9u le
droit d'elire domicile dans n'importe quel arrondissement de la
ville. Sous Alexandre II..., la population juive s'y accrut rapi-
dement », pour compter pres de 16 000 ames en 1880 48 .
II en alia de meme a Kiev. A compter de 1 861, « on assiste a un
accroissement rapide de la population juive de Kiev » (d'un demi-
millier en 1862, elle passa a 81 000 en 1913). A partir de 1880,
Kiev connut un veritable afflux de Juifs. « En depit des frequents
controles policiers qui avaient cours a Kiev, les effectifs de la popu-
lation juive depassaient de beaucoup les estimations officielles... A
la fin du xrx e siecle, 44 % des marchands de Kiev etaient juifs 49 . »
J. Hessen juge « d'une extreme importance » l'octroi aux artisans
d'un droit de residence sans limitation aucune (1865). II est vrai,
ces derniers hesiterent a bouger. « Entassds, comprimes, prives de
debouches pour leurs produits, et done de revenus, pourquoi n'ont-
ils pas profite du droit de quitter la Zone de residence ? » En 1881,
dans les trente-trois provinces centrales, on ne comptait que 28 000
de ces artisans (sur 34 000 Juifs au total). Hessen donne a ce
paradoxe l'explication suivante : les artisans aises n'avaient guere
besoin d'aller ailleurs, les miserables n'avaient pas les moyens de
demenager, les bourses moyennes, « subsistant tant bien que mal,
au jour le jour, sans trop crier misere », craignaient qu'apres leur
45. /. Troiiski, Samodeiatelnost i samopomosch evreev v Rossii (Les activitds et l'en-
iraide des Juifs en Russie), in LEMJ-1, p. 471.
46. EJ, 1. 13, p. 947 ; PEJ, t. 4, p. 770.
47. PEJ. t. 5, p. 473.
48. Ibidem, p. 473.
49. Ibidem, t. 4, p. 255.
* En Russie. le secretaire d'Etat dirigeant la chancellerie qui g^rait alors les affaires
du Conseil d'Etat.
A L'EPOQUE DES REF0RMES 161
depart leur ex-communaute, pour des raisons fiscales, ne refuse de
proroger leur passeport annuel ou n'exige meme que les Emigres
s'en retournent chez eux S(1 ».
Mais il est permis de douter seiieusement de ces donnees statis-
tiques. Nous venons de voir qu'a Saint-Petersbourg il y avait au
moins deux fois plus de Juifs que ne l'indiquaient les statistiques
officielles. L'appareil administratif russe pouvait-il, dans sa lentcur,
tenir compte, en tous lieux ct a tous moments, de la mobilite mercu-
rielle de la population juive ?
Or la population juive de Russie augmentait a un rythme aussi
constant que rapide. En 1864, Pologne non comprise, elle s'elevait
a 1,5 million 51 . Avec la Pologne, cela faisait 2 350 000 en 1850, et
3 980 000 en 1880. Du million herite des premiers partages de la
Pologne jusqu'aux 5 175 000 du recensement de 1897, la popu-
lation juive avait ainsi quintuple en un siecle. (Au debut du
xix e siecle, les Juifs de Russie const ituaient 30 % du judai'sme
mondial ; en 1880, jusqu'a 51 % 52 .) L'importance de ce phenomene
historique n'a pas ete suffisamment meditee en son temps ni par la
societe, ni par 1' administration russes.
A elle seule, sans tenir compte des autres particularites concomi-
tantes du probleme juif, la rapidite de cette croissance demo-
graphique posait a la Russie un probleme gouvernemental non
negligeable. Et la, comme toujours et face a tout probleme, il est
indispensable d'essayer de comprendre les deux points de vue. 11
fallait aux Juifs (vu 1c caractere dynamique de leur existence trimil-
lenaire) que le plus grand nombre d'entre eux pussent pratiquer
le commerce, travailler en tant qu'intermediaires et producteurs
(ensuite seulemcnt avoir le champ libre dans la vie culturelle de la
population environnante). Les Russes, aux yeux du gouvernement,
se devaient pour leur part de maintenir la dynamique de la vie
economique (puis de la culture) et d'en assurer le developpement
par leurs propres forces.
N'oublions pas que, parallelement a toutes les ameliorations
particulieres apportees a la vie des Juifs, les grandes reformes libe-
ratrices d' Alexandre II traversaient Tunc aprcs 1' autre la Russie et
50. He.isen, t. 2, pp. 159-160, 210.
51. Ibidem, p. 159.
52. B. Dinour, Religiosno-natsionalnyj oblik rousskogo evreistva (Physionomie reli-
gicuse et nationale des Juifs russes), in LMJR-1, pp. 311-312.
162 DEUX SIECLES ENSEMBLE
6tendaient aussi leurs bienfaits aux Juifs. A titre d'exemple : en
1863, les citadins et, partant, la majeure partie de la masse juive
furent affranchis de la capitation ; ne subsistaient plus que les rede-
vances provinciales que les Juifs payaient en puisant dans la
collecte de la « cassette 53 * ».
Mais, la reforme majeure d'Alcxandre II, historiquement la
plus signifiante, veritable tournant dans l'histoire russe, Emanci-
pation des paysans, l'abolition du servage en 1861, se trouva etre
justement prejudiciable aux Juifs et, pour beaucoup d'entre eux,
ruineuse. « Les bouleversements socio-economiques d'ensemble
qui ont accompagne l'abolition du servage... ont considerablement
aggrave, au cours de cette periode de transition, la situation mate-
rielle de la grande masse de la population juive 54 . » La transfor-
mation sociale consista dans le fait que la classe des paysans, avec
ses millions et ses millions de sujets prives de tout droit, y compris
celui de se deplacer, cessait d'exister, ce qui reduisait d'autant, par
comparaison, le degre de liberie obtenu par les Juifs. La transfor-
mation economique, dans le fait que « le paysan, sorti de sa depen-
dance, avait d^sormais moins besoin des services des Juifs », libere
qu'il etait de 1' interdiction tres stride de proceder a la vente de ses
propres produits et a 1' achat de marchandises autrement que par un
intermediaire designe" a cet effet (dans les provinces occidentales,
e'etait presque toujours un Juif)- Et aussi dans le fait que, pour
eviter la faillite, les proprietaires fonciers, prives desormais du
travail gratuit des serfs, « furent obliges de s'occuper eux-memes
de leur exploitation dans laquelle un role eminent etait auparavant
devolu aux Juifs en tant qu'affermataires ou intermediaires dans les
affaires commerciales les plus diverses 55 ».
Notons que le credit pour 1' achat des terres, introduit en ces
annees-la, evincait le Juif, « en tant que pourvoyeur de fonds, de la
vie des proprietaires 56 ». Le developpement des associations d'en-
traide et de credit mutuel eut pour effet de « liberer le peuple de la
tyrannie de l'usure 57 ».
53. EJ, i. 12, p. 640.
54. Hessen, t. 2, p. 161.
55. Ibidem.
56. Ibidem.
57. Orchanski, p. 12.
* Rcdcvance interne percue sur les kehalim.
A L'EPOQUE DES REFORMES 163
Un contemporain avise nous a transmis 1'etat d' esprit prevalant
parmi les Juifs a cette epoque. Bien qu'ils aient desormais acces
aux emplois de fonctionnaires et aux professions liberates ; « bien
que soient elargis leurs droits dans l'industrie » et qu'ils aient
« davantage de moyens pour s'instruire » ; que Ton sente... presque
partout « un rapprochement entre population juive et population
chretienne » ; « bien que les restrictions qui subsistent ne soient
plus appliquees avec zele », que «ceux qui sont charges d'ap-
pliquer la loi leur montrent desormais beaucoup plus de respect »,
la situation actuelle des Juifs en Russie n'en est pas moins « des
plus d^plorables », et ils « regrettent a juste litre le bon vieux
temps » ; « dans toute la Zone de residence, on entend en effet
les Juifs "regretter le temps pass6" ». Car, au temps du servage,
« le metier d' intermediate avait connu un essor extraordinaire » ;
sans le commer9ant et sans 1' agent juif, « le proprietaire de
domaine, dans sa faineantise, etait incapable de faire le moindre
pas, tandis que le malheureux paysan ne pouvait non plus se
passer de lui : ce n'est que par son truchement qu'il vendait sa
moisson, et c'est a lui qu'il empruntait ». « La classe industrieuse »
des Juifs « tirait auparavant d'enormes profits de 1' incapacity de
la gabegie, du manque de savoir-faire des proprietaires fonciers » ;
desormais, le proprietaire s'est attele lui-meme au travail. Et a son
tour le paysan est devenu « moins timore et conciliant », souvent
il s'adresse directement aux marchands en gros, il boit moins, ce
qui « rejaillit naturellement sur le commerce d'alcool qui nourrit
un grand nombre de Juifs ». Et l'auteur de conclure en souhaitant
que les Juifs, comme ce fut le cas en Europe, « s' integrent aux
classes productives pour ne pas etre de reste dans l'economie
nationale 58 ».
Les Juifs se sont alors lances dans le fermage et 1' achat de terres.
Dans differents rapports, d'abord (1869) celui du gouverneur
general de Nouvelle Russie qui demandait que Ton interdit aux
Juifs d'acheter des terres dans sa region, comme ce l'avait deja ete
dans les neuf provinces occidentales, puis dans celui du gouverneur
general de la region du Sud-Ouest (1872), il est dit que « les Juifs
afferment des terres non pour les cultiver, mais uniquement a des
fins sp6culatives ; ils confient les terres affermees aux paysans non
58. Ibidem, p. 1615.
164 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pour de l'argcnt, mais en dchange de travaux divers qui depassent
la valeur courante de la location du sol, "etablissant ainsi une
dependance analogue au servage" ». Bien que, « par leurs capitaux
comrae par leur commerce, ils stimulent la population paysanne »,
le gouverneur gdndral « ne juge pas opportun que soit ainsi concen-
trees entre quelques mains puissantes 1'industrie et l'agriculture »,
car seule une libre concurrence entre agriculture et industrie per-
mettrait aux paysans d'eviter « que leur travail et leurs terres soient
lourdement assujettis aux capitaux juifs, ce qui entrainerait leur
faillite mat6rielle et morale ». Mais, tout en voulant mettre dans sa
region certaines limites a la location de terres par les Juifs, il
proposait de leur « donner la possibilite de s'etablir dans toutes les
provinces de Grande Russie 59 ».
Cette note avait pour destinataire le « Comite a l'am6nagement
de la vie des Juifs » nouvellement crde (le huitieme de la serie des
« Comites juifs »), tres bienveillant a l'egard de la situation des
Juifs, et en recut une reponse negative, confirmee par la suite par
le gouvernement : interdire les fermages juifs « constituerait une
atteinte directe aux droits des proprietaires... II est vrai que les
proletaires juifs se regroupent autour des gros fermiers et vivent du
travail et des ressources de la population villageoise. Mais il en
va de meme dans les domaines geres par leurs proprietaires qui,
aujourd'hui encore, ne peuvent se passer de l'aide des Juifs
60
».
Toutefois, dans le territoire de l'Armie du Don*, la fougueuse
avancee economique des Juifs etait contenue par l'interdiction
(1880) qui leur etait faite de posseder en propre ou en fermage
des biens immobiliers. L' administration du territoire estimait que,
« vu son caractere exceptionnel - la population cosaque etant tout
entiere astreinte au service arme -, cette mesure serait le plus
sur moyen de sauver de la mine les entreprises des cosaques
- des industries et des commerces qui venaient tout juste de s'im-
planter dans cette region » -, car « une exploitation hative des
richesses locales et le rapide essor de 1'industrie... s'accompagnent
d' ordinaire d'une repartition tres inegale du capital, d'un rapide
59. Hessen, t. 2, pp. 224-225.
60. EJ, t. 3, pp. 83-84
* Region situde dans le bassin du Don, jouissant d'une large autonomie sous l'autorite'
de I'ann6c formee par les cosaques.
A L'EPOQUE DES REFORMES 165
enrichissement des uns et de la pauperisation des autres. Mors que
les cosaques doivent jouir d'un bon revenu, car ils accomplissent
leur service sur leurs propres chevaux et avec leur propre equi-
pement 61 ». De cette fa§on fut evitee une eventuelle revolte des
cosaques.
Et qu'en &ait-il pour les Juifs du service militaire par recru-
tement apres les assouplissements de 1856? Dans les annees 60,
la situation etait la suivante : « Au moment ou doit etre annonce"
le Manifeste de Sa Majeste" sur la conscription des recrues, si
les Juifs en sont avertis a l'avance, avant qu'il ne soit publie en
bonne et due forme, tous les membres des families juives aptes au
service quittent leur domicile et se dispersent a tous vents. » Les
exigences de leur religion, « F absence de camaraderie, le sempi-
ternel isolement du soldat juif... leur faisaient apparattre le service
militaire comme la plus lourde, la plus ruineuse, la plus terrible des
contraintes 62 ». A partir de 1860, les Juifs purent servir dans la
Garde ; des 1861, etre promus sous-officiers, acceptes en qualite
de greffiers 63 , mais les grades superieurs ne leur etaient toujours
pas accessibles.
T6moin de ces annees 60, 1. G. Orchanski constate : « n est vrai,
de nombreux faits accreditent le sentiment que les Juifs, ces
dernieres annees,^ ne remplissent pas leurs obligations militaires
"pour de bon". A cette fin, ils achetent et presentent au fisc de
vieilles quittances de recrutement », - certains paysans les conser-
vaient depuis 1812 sans se rendre compte de leur valeur, et l'inge-
niosite" des Juifs les a remises en circulation ; ils louent aussi des
volontaires pour les remplacer, « font des versements au Trevor »,
« s'efforcent aussi d'6mietter les families en petites unites », un
biais qui leur permet d'invoquer dans chacune le privilege des « fils
uniques » (exemptes du service militaire). Neanmoins, fait-il
remarquer, « toutes ces astuces pour echapper au recrutement... se
constatent aussi bien chez les villageois russes pur-sang », et il
cite a ce propos des chiffres de la province de Iekaterinoslav. II
va jusqu'a s'etonner que les paysans russes, meme grassement
61. EJ*,t. 7, pp. 301-302
62. Sliosberg, t. 2, pp. 155-156.
63. EJ. t. 3, p. 164.
166 DEUX SIECLES ENSEMBLE
payes, ne restent pas dans l'armee, mais « n'aspirent qu'a revenir
a l'occupation favorite du peuple : le travail de la terre 64 ».
En 1874, le statut unique instituant le service militaire pour tous
remplaca la conscription, ce qui apporta aux Juifs un « altegement
important ». « Le texte du statut ne comportait aucun article discri-
minatoire concernant les Juifs 65 . » En revanche, s'ils effectuent leur
service militaire dans les provinces centrales, les Juifs ne sont plus
autorises a s'y installer. Des regies furent elaborees « pour arriver a
connaitre avec precision le nombre des Juifs males », car, dans une
large mesure, il restait flou, non etabli. Les responsables pro-
vinciaux recevaient « des renseignements sur les abus commis par
des Juifs cherchant a echapper au service militaire 66 *. En 1876
furent prises « des mesures destinees a garantir l'accomplissement
effectif par les Juifs du service militaire 67 ». V Encyclopedic juive y
voit « un lourd faisceau de mesures repressives » : « des regies
exigerent que les Juifs soient enregistres dans les bureaux de recru-
tement, que les Juifs inaptes au service soient remplaces par d'autres
Juifs », que soit verifie le bien-fonde" des exemptions en fonction de
la composition de la famille : au cas ou ces regies seraient trans-
gressees, « on autoriserait a enroler... les fils uniques 68 ».
Le quotidien La Voix, journal petersbourgeois influent en ces
decennies, cite un chiffre gouvernemental qui laisse pantois : publie
dans « le Rapport sur les nSsultats de l'appel des conscrits en
1880..., il indique qu'ont manque a l'appel [pour 1' ensemble de
1' Empire russe] 3 309 conscrits ; dans ce resultat final, on comptait
3 054 Juifs, soit 92 % 69 ».
A. Chmakov, avocat repute\ peu bienveillant envers les Juifs, fait
6tat des donn6es suivantes en se referant au Messager gouverne-
mental : pour la periode comprise entre 1876 et 1883, « sur les
282 466 Juifs appeles, 89 105, soit 31,6%, ne s'etaient pas
presented » (contre 0,19 % pour 1' ensemble des sujets de l'empire).
L' administration l'avait necessairement remarque et « toute une
serie de mesures furent prises pour pallier un tel abus ». Elles
64. Orchanski, pp. 65-68.
65. PEJ, t. 7, p. 332
66. EJ. t. l,p. 824.
67. Ibidem*, t. 3, p. 164.
68. Ibidem, t. 1, p. 824 ; PEJ, t. 7, p. 332.
69. Golos (La Voix), 1881, n"46, 15 (27) Kvr., p. 1.
A UEP0QUE DES REFORMES 167
eurent de l'effet, mais dans l'immediat seulement. En 1889,
46 190 Juifs devaient ete appeles ; 4 255 d'entre eux, soit 9,2 %,
manquerent a l'appel. Mais, en 1891, « sur un nombre total de
51 248 inscrits sur les listes d'appel..., 7 658, soit 14,94 %, se dero-
berent a la conscription, alors que le pourcentage des Chretiens
defaillants n'etait que de 2,67 % ». En 1892 manquerent a l'appel
16,38 % de Juifs et 3,18 % de chr&iens. En 1894, les Juifs defail-
lants etaient au nombre de 6 289, soit 1 3,6 % (pour un pourcentage
global de defaillants de 2,6 %) 70 .
Cependant, les memes documents nous indiquent « qu'au total,
l'appel concernait 873 143 Chretiens, 45 801 Juifs, 27 424 maho-
metans et 1 135 pai'ens ». A comparer ces chiffres, on s'etonne :
les mahometans reprtisentaient en Russie (selon le recensement de
1870) 8,7 % de la population, alors que 2,9 % avaient ete appeles.
Les Juifs etaient done places en situation defavorable par rapport
aux mahometans et a 1' ensemble de la population : leur proportion
d'appetes etait de 4,8 % alors que celle de la population entiere
(en 1870) e"tait de 3,2 %. (Les chr&iens constituaient 87 % de la
population et leur part dans le contingent etait de 92 %.) 71 .
De tout ce qui precede, il ne faut pas inferer que dans la guerre
russo-turque des annees 1877-1878 les soldats juifs ne manifes-
terent ni bravoure ni esprit d'initiative dans les combats. La revue
Le Juif russe donna des exemples convaincants de l'une et de
1' autre 72 . Toutefois, au cours de cette guerre, on nota aussi
beaucoup d' irritation en vers les Juifs, essentiellement a cause de
l'indelicatesse de certains fournisseurs de l'intendance, « lesquels
etaient presque exclusivement des Juifs, a commencer par ceux de
la compagnie Horowitz, Greguer et Kagan 73 ». Ces fournisseurs
procuraient (il faut croire, proteges par des fonctionnaires de haut
rang) a des prix surfaits des equipements de mauvaise qualite, les
fameuses « semelles en carton » a cause desquelles les soldats se
gelaient les pieds au col de la Schipka*.
70. A. Chmakov, Evrei'skie retchi (Discours juifs), 1897, pp. 101-103.
7 1 . Entsiklopeditcheskii slovar (Dictionnaire encyclop&lique), en 82 volumes, Saint-
P&ersbourg, 6d. Brokhaus et Efron, 1890-1904, t. 54, 1899, p. 86.
72. EI, I. 3, pp. 164-167.
73. Ibidem, pp. 164-167.
* Passage montagneux dans les Balkans, lieu de durs combats entre Russes et Turcs
durant l'hiver 1877.
168 DEUX SIECLES ENSEMBLE
A l'epoque d'Alcxandre II s'achevait - par un echec - le projet,
entretenu pendant un demi-siecle, d'attacher les Juifs a la culture de la
terre.
Apres l'abolition en 1856 du recrutement renforce des Juifs, 1' agri-
culture « avait perdu d'un coup tout attrait » pour les Juifs, ou, pour
reprendre la formulation d'un fonctionnaire du gouvernement, « inter-
pr6tant faussement le Manifeste, ils se consideraient desormais comme
dispenses de cultiver la terre », libres aussi de s'absenter a volonte\ « Les
demandcs des Juifs a etre verses dans l'agriculture avaient alors prati-
quement cesse 74 . »
La situation des colonies existantes restait tout aussi pr^caire, sinon
pire : « les champs... laboures et ensemences comme pour rire, pour faire
semblant». En 1859, «certaines colonies n'ont meme pas s61ectionne
leurs semences ». Pour le betail, y compris dans les colonies modeles, il
n'y a toujours ni etable, ni meme auvent, ni enclos. Les colons juifs ne
cessent de donner la plus grande partie de leurs terres en location a des
paysans ou aux colons allemands. Beaucoup demandent l'autorisation
d'embaucher des travailleurs Chretiens, autrement ils menacent de reduire
encore davantage les surfaces ensemencees, et ce droit leur est accorde
independamment de la surface reellement ensemencee 75 .
Bien entendu, il y avait parmi les colons quelques agriculteurs aises qui
geraient leurs domaines avec succes. L' installation de colons allemands
& proximity, pour qu'ils pussent transmettre leur experience, se rev61a
parfaitement justifiee. Et la jeune generation, n6e sur place, se montra
deja plus receptive a 1' agriculture et au savoir-faire allemand, elle put « se
convaincre que sa situation dans 1' agriculture etait plus rentable par
rapport a ce qu'elle avait ete dans les villes et les bourgades » ou, se
trouvant a 1'etroit, elle 6tait soumise a une concurrence harassante 76 .
Ne"anmoins, l'ecrasante majorite des Juifs faisait tout son possible pour
abandonner l'agriculture. Les rapports des inspecteurs se font parfaitement
monotones : « Ce qui frappe partout, c'est le degoiit qu'eprouvent les
Juifs pour les travaux agricoles, leur regret de leurs occupations passees,
artisanats divers et commerce » ; par exemple, « alors que les travaux des
champs battent leur plein..., ils les abandonnent quand ils apprennent que,
dans le voisinage, on peut acheter ou vendre un cheval, un bceuf ou quoi
que ce soit d' autre » ; ils se passionnent pour les petites transactions
commerciales qui, selon « leur conviction, exigent moins de travail et
74. Nikitine*, pp. 448, 483, 529.
75. Ibidem*, pp. 473, 490, 501, 506-507, 530-531, 537-538, 547-548, 667.
76. Ibidem, pp. 474-475, 502, 547.
A L'EPOQUE DES RE>"ORMES 169
procurent davantage de moyens de subsistance » ; les Juifs « ont un
gagne-pain nettement plus facile dans les villages avoisinants, allcmands,
russes ou grecs, ou les colons juifs sont aubergistes ou font du menu
commerce ». Plus grave encore pour l'etat des terres est Icur absenteisme :
ils s'en vont loin et pour longtemps. Laissant un ou deux membres de
leur famille chez eux dans la colonie, ils partent a la recherche d'autres
gagne-pain ou de courtage. Dans les ann£es 60 (soit un demi-siecle apres
la creation des colonies), ils recurent l'autorisation de s'absenter des
colonies avec toute leur famille ou avec la plus grandc partie de ses
membres ; dans les colonies, beaucoup de ceux qui n' y avaient jamais
mis les pieds etaient neanmoins recenses. Ou ils quittaient la colonie
souvent sans qu'on leur fixat aucun d£lai pour s'inscrire dans une nouvelle
categorie sociale sur leur nouveau lieu de domicile, et, la, « ils Staient
nombreux a rester plusieurs ann£es sans etre inscrits dans aucune cate-
gorie sociale, a n'acquitter aucune redevance et a n'etre soumis a aucune
obligation ». Dans les colonies, les maisons qu'on leur avait construites
restaient vides et se degradaient. A partir de 1861, on permit egalement
aux Juifs de tenir des debits de boissons dans les colonies memes 77 .
En fin de compte, les autorites petersbourgeoises constaterent que la
notion d'agriculture juive se prescntait sous un jour decidement sombre.
Les arrieres (remis a l'occasion des differents evenements de l'Etat ou de
la cour, comme, par exemple, le mariage de l'Empereur) ne cessaient de
crottre, ct chaque effacement ne faisait qu'inciter a ne plus payer les
nouvellcs redevances et a ne pas rembourser les prets. (En 1857 s'ache-
vaient les dix nouvellcs annees de franchises et de reports d'echeances
que Ton avait consentis, on leur en rajouta encore cinq. Mais, en 1863
non plus, on n'arriva pas a recouvrer les dettes. A quoi bon alors avoir
procede a cette transplantation des Juifs ? A quoi bon avoir accorde tous
ces avantages et ces prets ? Toute cette epopee qui avait dure soixante ans
avait d'une part procure aux Juifs « un moyen d'eviter de se soumettre
aux differents services nationaux », et, d'autre part, n'avait pas developpc
chez l'ecrasante majorite d'entre eux de « dispositions au travail
agricole » ; « les benefices ne correspondaient en rien aux depenses ». Au
contraire, « la simple autorisation de resider dans les provinces centrales
sans y jouir d'aucun avantage y attirait un nombre incomparablement plus
61eve de Juifs emigres », tant ils aspiraient a y aller 78 .
Si, en 1858, on comptait sur le papier 64 000 colons juifs, soit 8 000 a
10 000 families, le ministere n'en denombrait plus en 1880 que 14 000,
77. Ibidem*, pp. 502-505, 519, 542, 558, 632, 656, 667.
78. Ibidem*, pp. 473, 510, 514, 529-533, 550, 572.
170 DEUX SIECLES ENSEMBLE
soit moins de 2 000 families 79 . Et les commissions qui verifiaient sur
place si les terres etaient utilisees ou restaient en jachere ne decouvrirent
en 1872, dans toute la region du Sud-Ouest, que quelque 800 families 80 .
Les autorites russes pouvaient desormais constater de facon irrefutable
que la transformation des Juifs en agriculteurs sedentaires se soldait par
un echec complet. On ne pouvait plus croire que « l'espoir longtemps
caresse de voir les colonies prosperer se fut realise ». II efit ete particulie-
rement dur, pour le ministre Kissilev, de renoncer a ce reve, mais, en
1856, il avait deja pris sa retraite. L'un apres 1' autre, les documents offi-
ciels disaient uniformement que le transfert des Juifs sur les terres agri-
coles « n'a pas ete suivi de resultats positifs ». Par ailleurs, « un vaste
espace de fertiles terres noires restait entre les mains des Juifs, sans
aucune productivite ». Car, pour la population juive, on avait choisi et
attribue les meillcures terres. Celles que Ton donnait moyennant rede-
vance a qui en voulait rapportaient un revenu substantiel (les colonies
juives en vivaient) ; la population du Sud augmentant, tous reclamaient
des terres. Maintenant, meme les parcelles moins fertiles, celles gardees
en reserve, outre celles qui avaient deja ete attributes aux Juifs, voyaient
leur valeur augmenter 81 . La region de Nouvelle Russie avait deja absorbe
beaucoup d'autres colons dynamiques et « cessait d'avoir besoin d'une
colonisation artificielle 82 ».
La colonisation juive n'avait plus aucun sens pour l'Etat.
En 1866, Alexandre II decida done de rapporter les ordonnances
particulieres relatives a la reclassification des Juifs en agriculteurs. Le
probleme etait desormais de savoir par quels moyens les 6galiser en droits
avec les autres agriculteurs de 1' empire. Les colons juifs ne se trouverent
pas preparees a la vie ind^pendante des campagnes qui voyait le jour un
peu partout. II ne restait plus qu'a leur permettre d'abandonner leur
condition d'agriculteurs, fut-ce partiellement, et a faire en sorte qu'une
partie de leurs families (1868) puisse passer a la condition d' artisans ou
de marchands. On les autorisa a racheter leurs parcelles, ce qu'ils firent
pour les revendrc ensuite avec grand profit 83 .
Cependant, dans les discussions portant sur diffdrents projets au
ministere des Biens de l'Etat, le probleme d'une reTorme des colonies
juives tardait a etre resolu ; il traina tant et si bien que tout projet fut
abandonne en 1880. Entre-temps, avec le nouveau statut du service mili-
taire de 1874, les agriculteurs juifs perdirent les avantages relatifs au
79. Ibidem, pp. 447. 647.
80. EJ, I. 7, p. 756.
81. Nikitine*, pp. 478-479, 524, 529-533, 550-551.
82. EJ, t. 7, p. 756.
83. Nikitine, pp. 534, 540, 555, 571, 611-616, 659.
A L'EPOQUE DES RfLFORMES 171
recrutement, et, par la meme, tout interet pour l'agriculture. En 1881,
« dans les colonies, "on ne voyait guere que des propri&ds composees
d'une seule maison d'habitation, sans aucun signe de sedentarite alentour,
autremcnt dit ni haies ni abris pour le bewail, ni batiments de travail ni
potagers, ne serait-ce qu'un seul arbre ou buisson ; les exceptions
etaient rares" 84 ».
Un fonctionnaire ayant quarante ans d'experience dans le domaine
agricole (le conseiller d'Etat Ivanchintsev, envoye en 1880 etudier la
situation des colonies) ecrivit : dans toute la Russie, « il n'est pas une
seule communaute" paysanne qui ait recu une manne aussi g£n6reuse en
subsides », « lesquels ne pouvaient rester ignores des paysans et ne pas
susciter leur mdcontentement ». Dans le voisinage de ces colonies juives,
les paysans « "s'indignaient que, manquant eux-memes de terres, ils
fussent contraints de louer au prix fort a des Juifs des terres que l'Etat
attribuait a ces derniers a vil prix et en quantite nettement sup6rieure a
leurs besoins rebels". C'est precisement ce qui expliquait... "en grande
partie 1'animosite des paysans envers certains agriculteurs juifs, qui
s'exprima dans la mise a sac de plusieurs hameaux" » (en 1881-1882) 85 .
En ces annees-la, des commissions siegerent pour determiner quelles
proportions de terres excedentaires dans les colonies juives pouvaient etre
redistributes aux paysans. Les lots inutilises ou delaiss^s furent repris aux
colons juifs par le gouvernement. « Dans les provinces de Volhynie, de
Podolsk et de Kiev, sur 39 000 hectares, il n'en restait que 4 082 [a etre
exploiters par des Juifs] 86 ». Des villages agricoles juifs assez importants
se sont n6anmoins maintenus. Iakchitsa, par exemple, dans la province de
Minsk si pauvre en terres, avec 46 families pour 740 hectares 87 , soit
16 hectares par famille, ce qui ne se voyait guere chez les paysans en
Russie centrale. Ou Annenhof, dans la province de Mohilev, elle non plus
guere gen^reuse en terres : en 1848, 20 families juives avaient recu
chacune 20 hectares de terres de l'Etat, mais, en 1872, il n'en restait plus
que 10, et la majeure partie des terres etait laissee a l'abandon 88 . Ou
encore Vichenka, encore dans la province de Mohilev : 16 hectares par
famille 89 ; Ordynovschina, dans celle de Grodno, 12 hectares. Et dans les
provinces meYidionales, l'espace 6tait naturellement plus vaste encore ;
dans les premieres implantations, on comptait encore, a Bolchoi Nagartav,
17 hectares par famille, a Sidemenoukh 16, a Novo-Berislav 17. Au
84. Ibidem, pp. 635, 660-666.
85. Ibidem*, pp. 658-661.
86. EJ, t. 7, p. 756.
87. Ibidem, t. 16, p. 756.
88. Ibidem, I. 2, p. 596.
89. Ibidem, t. 5, p. 650.
172 DEUX SIECLES ENSEMBLE
hameau de Roskochnai'a, dans la province de Iekaterinoslav, 15 hectares,
mais, avec les terres « attenantes a la colonie », cela faisait 42 hectares 90 .
A Veselai'a (en 1897), 28 hectares par famille. A Sagai'dak, 9 hectares,
mais on estimait que c'etaient la de bien petits lots 91 . Enfin, dans la
province de Kiev, a leliouvka, 6 families juives se partageaient
400 hectares, soit 67 hectares par famille ! Et « la terre se trouvait
affermee aux Allemands 92 ».
Ce qui n'a pas empeche un auteur sovietique des annees 20 d'ecrire
d'un ton categorique : « Le tsarisme avait presque totalement interdit aux
Juifs de pratiquer l'agriculture 93 . »
Dans son immense et consciencieux ouvrage, le chercheur
V. N. Nikitine, en dressant le bilan de l'agriculture juive, arrive a
la conclusion suivante : « Les reproches que Ton fait aux Juifs
de n'avoir pas et6 assidus au travail agricole, de s'absenter sans
autorisation pour s'adonner dans les villes au commerce et a l'arti-
sanat, sont parfaitement fondes... Nous ne nions nullement la
responsabilite des Juifs dans le fait qu'au cours de ces huit
decennies un nombre relativement faible de Juifs aient acquis la
qualite" d'agriculteurs. » Mais, a la dechargc des agriculteurs juifs,
il avance les arguments suivants : « On ne leur faisait confiance en
rien ; on a change a plusieurs reprises le systeme de leur implan-
tation dans les colonies », parfois « on chargea, pour les guider dans
leur vie courante, des gens qui ne comprenaient goutte a 1' agri-
culture ou qui les traitaient avec une parfaite indifference... De
citadins independants qu'ils etaient, les Juifs se retrouvaient a la
campagne sans etre prepares a y vivre 94 ».
A peu pres a la meme epoque, en 1884, dans une note destinee
a la Commission gouvernementale de Pahlen*, encore toute
nouvelle a 1' epoque, N. S. Leskov estimait que « l'impreparation
des Juifs aux travaux des champs n'est pas le fait d'une seule gene-
ration », elle est si marquee qu'elle « equivaut a la perte de toute
90. Ibidem, I. 13, p. 606.
91. Ibidem, t. 5, p. 518 ; 1. 13, p. 808.
92. Ibidem, t. 16, p. 251.
93. Larine, p. 36.
94. Nikitine, pp. 12-13.
* Comte Constantin Pahlen, secretaire d'Etat, membrc du Conseil d'£tat, fut, en 1 883,
nomme president de la Commission chargde de rdcxaminer la legislation concernant
les Juifs.
A L'EPOQUE DES REFORMES 173
aptitude a l'agriculture » ; un Juif ne redeviendra pas un laboureur,
a moins que ce ne soit tres progressivement 95 .
(Quant a Lion Tolstoi, dans des propos transmis par un tiers, il
en jugeait ainsi : qui sont ces gens « qui maintiennent un peuple
entier dans l'etau d'une vie citadine et qui ne lui donnent pas la
possibilite de se fixer a la campagne et de s'adonner a la seule
occupation naturelle a l'homme, le travail de la terre ? Autant priver
ce peuple de la possibilite de respirer... Qui done pourrait patir... de
ce que les Juifs s'installent dans les villages pour y mener une vie
laborieuse et pure a laquelle, sans doute, ce vieux peuple intelligent
et admirable aspire depuis si longtemps 96 ? » Sur quels nuages
vivait-il done ? Que savait-il de la colonisation agricole et de sa
pratique quatre-vingts ans durant ?)
Mais que dire apres 1' experience de la colonisation de la
Palestine ou les emigres juifs se sont sentis dans leur patrie, et ou ils
ont parfaitement maitrise - le travail de la terre dans des conditions
tellement plus defavorables qu'en Nouvelle Russie ? Alors que
toutes les tentatives pour les disposer ou les contraindre aux travaux
des champs en Russie (puis en URSS) s'etaient soldees par des
echecs (d'ou vint l'humiliante legende que les Juifs ne seraient
absolument pas faits pour l'agriculture).
Ainsi, au terme de quatre-vingts ans d'efforts du gouvernement
russe, il apparut que toute cette colonisation avait ete une affaire
grandiose mais vaine : des efforts tenaces, une masse de moyens,
des retards dans le developpement de la Nouvelle Russie, et tout
cela pour rien... Inexperience entreprise avait montre qu'on n'aurait
pas du 1' engager.
En brossant a grands traits l'activite commerciale et industrielle
des Juifs, I. G. Orchanski ecrivit fort justement, vers le debut des
annees 70, que cette activite constituait « le soubassement du
probleme juif et determinait les destinees du peuple juif dans tous
95. N. S. Leskov, Evrei v Rossii : neskolko zatnetchanij po evrei'skomou voprosou
(Les Juifs en Russie. Quelques remarques sur le probleme juif), Pelrograd, 1919 (reprint
del*61,de 1884), pp.61. 63
96. L. N. Tolstoi o evreiakh (L. Tolstoi a propos des Juifs), Introd, de 0. Pergament,
Saint-Petersbourg, Vreniia, 1908, p. 15.
174 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les pays » ; voila une ethnie vivante, commercante, debrouillarde :
« pendant que, chez le Russe, le rouble rend au double, chez le
Juif il rapporte cinq fois plus » ; chez le marchand russe, c'est la
stagnation, la somnolence, le monopole (par exemple, apres 1' ex-
pulsion des Juifs de Kiev, la vie y est devenue plus chere). La
force de la participation des Juifs a la vie commerciale reside dans
l'acceleration du capital roulant le plus insignifiant. Refutant 1'idee
que l'« esprit corporatiste » des Juifs leur permet de triompher dans
toutes les formes de mise en concurrence, que « les marchands juifs
se soutiennent toujours les uns les autres, ayant leurs propres
banquiers, leurs fabricants, leurs transporteurs », Orchanski assigne
a cet esprit corporatiste les deux seuls domaines social et religieux,
et non pas le commerce oil, dit-il, les Juifs se livrent une concur-
rence implacable (ce qui contredit en partie la khazake, la repar-
tition obligatoire des spheres d'activite, cette derniere n'ayant
disparu que progressivement a mesure qu'evoluait la situation
legale des Juifs 97 ), Mieux, s'il mentionne ['opinion selon laquelle
tout commerce juif n'enrichit pas necessairement le pays, car il
consiste exclusivement dans l'exploitation des classes productives
et laborieuses, et « le profit des Juifs est une perte seche pour le
pays », c'est pour la refuter : les Juifs cherchent et trouvent en
permanence de nouveaux debouches et, ce faisant, « ouvrent a la
miserable population chretienne de nouvelles sources de gains 98 ».
L'entreprise commerciale et industrielle juive a subi en 1861
deux contrecoups sensibles du fait de 1' abolition du servage et de
celle des fermages lies a la production et a la vente d'eau-de-vie,
mais elle s'en est rapidement remise. « Le role financier des Juifs
est devenu particulierement important vers les annees 60 : leur
precedente activite avait accumule entre leurs mains des capitaux,
or 1'emancipation des serfs et, liee a celle-ci, la mine des "nichees
de gentilshommes*" ont entraine un grand besoin d'argent frais
parmi la classe des proprietaries. C'est alors qu'apparaissent les
banques agricoles dans l'organisation desquelles les capitalistes
97. EJ, l. 15, p. 492.
98. Orchanski, pp. 71-72, 95-98, 106-107, 158-160.
* Ou domaines seigneuriaux. Expression devenue courante depuis le roman de Tour-
gueniev, Une nichie de gentilshommes ( 1 859).
A L'EPOQUE DES REFORMES 175
juifs ont joue un role preponderant". » L' ensemble de la vie econo-
mique du pays connaissait des transformations rapides dans toutes
les directions a la fois et l'esprit curieux, l'invcntivite constante des
Juifs, leurs investissements dpousaient a mcrveille ces change-
ments, voire les devancaicnt. Comme on l'a deja mentionne, ces
capitaux alimentaient entre autres l'industrie sucriere du Sud-Ouest
(si bien qu'en 1872 le quart des raffineries et le tiers des societes
par actions du secteur appartcnaicnt a des Juifs" 10 ), de meme que
les minoteries et diverses autres industries aussi bien dans la Zone
de residence qu'a l'exterieur de celle-ci. Apres la guerre de Crimee,
« on se mit a amenager a toute allure un reseau de chemins de fer,
diverses entreprises commerciales et industrielles virent le jour en
grand nombre, de meme que des societes d'actionnaires et des
banques », et « de nombreux Juifs... trouverent dans les entreprises
mentionnees un vaste champ d'application a leurs forces et a leurs
talents... ce qui, pour certains, donna lieu a un enrichissement
incroyablement rapide 101 ».
« Les Juifs avaient depuis longtemps pratique le commerce des
cereales, mais leur role y devint partial licrement important a partir
de l'abolition du servage et de 1' implantation des chemins de fer. »
« Des 1 878, 60 % des exportations de cereales transitaient par des
Juifs ; bientot, ce serait presque 100 %. » Puis, « grace aux indus-
triels juifs, le second produit d'exportation (apres les cereales)
devint le bois ». Des 1835, les contrats passes pour l'abattage des
arbres et l'acquisition de domaines forestiers ne leur furent plus
interdits. « L'industrie forestiere et le commerce du bois ont ete
developp6s par les Juifs. Ce sont dgalement les Juifs qui ont deve-
loppe l'exportation du bois a l'etranger. » « Le commerce du bois
est a la fois Tune des plus importantes branches du commerce juif
et l'une des plus remarquables en ce qui concerne la concentration
du capital. L'amorce d'un commerce foresticr intensif par les Juifs
remonte aux annees 60-70, quand, suite a l'abolition du servage,
les propri£taires ont jete" a profusion sur le marche domaines et
forets ». « C'est dans les annees 70 que les Juifs se sont pour la
premiere fois lances en masse » dans l'activite industrielle : tissus,
99. EJ, t. 13, p. 646.
100. Dijour, in LMJR-1, p. 168 ; EJ, t. 13, p. 662.
101. Deitch, 1. 1, pp. 14-15.
176 DEUX SIECLES ENSEMBLE
lin, produits alimcntaires, pclleterie, menuiserie, ameublement ;
« quant au tabac, sa production a toujours 6te concentree entre les
mains des Juifs 102 ».
Laissons ici la parole aux auteurs juifs : « A l'epoque
d'Alexandre II, toute la riche bourgeoisie juive etait... loyale... a la
monarchie. C'est a cettc epoque que se sont constituees les grandes
fortunes des Guinzbourg, Poliakov, Brodski, Zaitsev, Balakhovski,
Ashkenazi ». Comme deja dit, « l'affermataire Evzel Guinzbourg
a alors fonde a Saint-Petersbourg sa propre banque ». Samuel
Poliakov a construit six lignes de chemins de fer ; les trois freres
Poliakov ont tous recu la noblesse hereditaire m . « Grace a la
construction des chemins de fer, garantie et en partie subventionnee
par 1'Etat, se sont constituees les grosses fortunes des Poliakov, de
I. Bliokh, de A. Varchavski et d'autres. » Et comment reussir a
enumerer les fortunes plus modestes, par exemple celle d'un
A. I. Zak, ancien collaborates d'E. Guinzbourg dans les fermages :
venu a Saint-Petersbourg, il y crea une banque d'escompte et de
prets, et, « possedant un large cercle de parents, les siens comme
ceux de sa femme, il les faisait tous travailler dans ses entreprises
dont il assurait la direction in4 ».
Au fur et a mesure que se mettaient en place les reformes
d'Alexandre n, la vie sociale changeait du tout au tout, ouvrant
aux Juifs entreprenants de nouvelles perspectives. « Les decrets
gouvernementaux autorisant certains groupes de Juifs nantis d'une
instruction superieure d'entrer au service de 1'Etat ne limitaient
nullement leur avanccmcnt. Avec l'obtention du titre de conseiller
d'Etat effectif*, les Juifs recevaient, conformement a 1' usage
general, la noblesse hereditaire" 15 . »
En 1864 vint le tour de la reforme rurale (assemblies de districts
ou zemstvos). Elle « concernait toutes les couches de la population.
Le reglement... ne comportait aucune restriction des droits des Juifs
102. EJ, t. 13, pp. 647, 656-658. 663-664 ; Sliosberg, t. 3, p. 93 ; PEJ, t. 7, p. 337.
103. M. A. Aldanov, Rousskie evrei v 70-80 godakh : istoritcheskij etind (Les Juifs
russes dans les anndes 70-80, dtude historique), in LMJR-1, pp. 45-46.
104. Stiosberg,l. l.pp. 141-142.
105. PEJ, t. 7, pp. 328, 331.
* L'£chelle hierarchique elablie par Pierre le Grand pour les lonctionnaires et les
militaires prdvoyait quatorze grades ou litres ; celui de conseiller d'Etat effectif dtait le
quatrieme et conferait la noblesse hereditaire.
A L' EPOQUE DES REFORMES 1 77
a participer aux elections dans les asscmblees de districts ni a
occuper des fonctions dans les zemstvos. Pendant vingt-six ans,
tant que le Reglement resta en vigueur, on trouvait dans nombre
d'endroits des Juifs en qualite de dclcgues, mais aussi en tant que
membres du bureau des gouvernements locaux 106 ».
Aucune limitation non plus n'etait imposee aux Juifs dans les
statuts judiciaires promulgucs en cette meme annee 1864. La
reforme prevoyait la creation d'une autorite judiciairc indcpcn-
dante, et, en lieu et place des anciens avoues prives, instituait un
barreau constitue en classe autonome dotee d'une organisation
corporative specifique (et, soit dit en passant, avec le droit impres-
criptible de refuser son assistance a tout solliciteur « en fonction de
1' appreciation morale de sa personnalite », ce qui pouvait etre
utilise aussi pour des raisons politiques). Et, pour les Juifs, aucune
restriction a faire partie de cette corporation. Hessen ecrit : « Sans
parler du barreau dans lequel ils prirent une place eminente, les
Juifs commencerent a faire de temps en temps leur apparition dans
les chancelleries judiciaires en qualite d'officiers a" instruction,
mais aussi dans les rangs du ministere public ; ici ou la, ils occu-
paient des postes dans les assemblies de juges de paix ou les cours
d'assises » ; on les voyait aussi parmi les jures 107 , et, dans les
premieres decennies, sans aucun quota. (A noter encore : le serment
des Juifs devant le tribunal civil se faisait sans observer les
exigences de la religion juive.)
En ces memes annees, on proceda a la reforme de l'autoadmi-
nistration municipale. Initialcmcnt, on avait propose que le nombre
des Juifs membres de l'assemblce (douma) municipale et de
son bureau executif ne depassat pas la moitie de la totalite des
membres, mais, cedant a l'opposition du ministre de l'lnterieur, le
Reglement municipal de 1870 ramena cette proportion a un tiers ;
en outre, les Juifs n'avaient pas le droit d'occuper le poste de
make 108 : on craignait « qu'autrement, la solidarite interne et l'iso-
lement externe des Juifs ne leur garantissent un role dirigeant dans
les organes municipaux et une preeminence dans le reglement des
affaires sociales l,w ». Toutefois, les Juifs beneficiaient desormais
106. EJ, 1. 1, p. 762.
107. Hessen, t. 2, p. 168.
108. Ibidem, p. 168.
109. Ibidem, p. 206.
178 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'unc totale egalite dans le processus electoral (auparavant, ils
votaient en corps separe), ce qui « renforca leur influence dans les
affaires municipales ». (Au reste, dans la libre Odessa, ce vote
commun avait eu cours des les origines de la ville, comme ce
sera aussi le cas a Kichinev. « De facon generale, dans le sud de
la Russie, les Juifs n'etaient pas en butte au mepris social qu'on
favorisait naguere en Pologne 110 . »)
Ce fut « sans doute... pour les Juifs la meilleure pcriode de toute
l'histoire russe ». « On leur avait ouvert l'acces au service public...
Les ameliorations juridiques et l'atmosphere generale de cette "ere
de grandes reformes" exercerent une action bienfaisante sur l'etat
d'esprit de la population juive'".» Sous Taction des grandes
reformes, il semblait que « le mode de vie traditionnel de la masse
populaire juive se tournat davantage vers le monde environnant » ;
les Juifs « commencaient a participer dans la mesure de leurs
moyens a la lutte pour le droit et la liberte. II n'est pas un domaine
de la vie economique, sociale et spirituelle de la Russie oil ne se
soient alors manifestos les efforts creatifs des Juifs russes" 2 ».
Enfin : les portes donnant droit a une instruction generale pour
les Juifs s'etaicnt largement ouvertes des le debut du siecle. Mais ni
nombreux, ni tres disposes, les Juifs mirent du temps a les franchir.
Homme de loi plus tard bien connu, J. L. Teitel se souvient de la
ville de Mozyr dans les annees 60 : « Le directeur du college...
s'adressait souvent... aux Juifs de Mozyr, leur remontrant les avan-
tages de 1' instruction et le desir des autorites de voir dans le college
un plus grand nombre de Juifs. Helas, les Juifs n'allaient pas au-
devant de ce desir "\ » De fait, dans les premieres annees d'apres
la promulgation des reformes, ils n'y ont guere repondu, meme
lorsqu'on leur proposait de les entretenir aux frais de l'Etat et alors
que le statut des colleges (1864), pour le cycle long comme pour
le cycle court, stipulait solennellement que les etablissements
scolaires etaient ouverts a tous sans distinction de confession
religieuse " 4 . « Le ministere de 1' Instruction publique... s'efforcait
110. EJ, t. 6, pp. 712, 715-716.
111. lbidem,t. 13, p. 618.
112. LMRJ-1, introduction, pp. m-IV.
113. J. L Teitel, Iz moei jizni za 40 let (Quarante ans de ma vie), Paris, 1925, p. 15.
114. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), in LMJR-1,
p. 534.
A L'EPOQUE DES REFORMES 179
de faciliter aux Juifs l'acces des etablissements scolaires publics »
et manifestait « une grande bienveillance... a la jeunesse juive
d'age scolaire" 5 ». L. Deitch met particulierement en valeur le
role de l'inspecteur d'academie de Novorossisk, le fameux
chirurgien N. Pirogov* : « Dans une tres large mesure, c'est lui qui
contribua a attenuer l'hostilite de mes compatriotes envers les
ecoles et la science des "goyim" ' l6 . » Peu apres le couronnement
d' Alexandre II, le ministre de l'lnstruction formula ainsi le
programme gouvernemental : « II est indispensable d'intensifier par
tous les moyens l'enseignement des matieres d'interet gen6ral, et,
parallelement, de s'immiscer le moins possible dans l'instruction
religieuse des enfants, la confiant davantage aux soins des parents
sans imposer aucune contrainte ni aucune directive de la part du
gouvernement" 7 . »
Pour les enfants des marchands juifs et les Juifs faits citoyens
d'honneur** juifs, l'enseignement dans les etablissements publics
fut decrete (1859) obligatoire " 8 .
Cependant, toutes ces invites et ces avantages n'eurent pas un
effet foudroyant : le mieux que les autorites reussirent a obtenir fut
qu'en 1863, dans les colleges de Russie, les Juifs atteignissent les
3,2 %" 9 , soit leur pourcentage normal (par rapport a la population
globale). Non seulement les milieux juifs restaient hostiles a l'en-
seignement russe, mais les buts poursuivis par les dirigeants de la
soci&e" juive avaient change : « Quand vint l'epoque des grandes
reformes, les "amis des Lumieres" lierent le probleme de l'ins-
truction des masses a celui de leur statut legal 120 », autrement dit,
a la suppression de toutes les contraintes subsistantes. La possibilite
de mesures liberates d'une telle ampleur apparut clairement apres
le choc consecutif a la dure guerre de Crimee.
115. Hessen, t. 2, p. 179.
116. Deitch, p. 14.
117. EJ, t. 13, p. 48.
118. Ibidem, p. 49.
119. Hessen, l. 2, p. 179.
120. EJ, t. 13, p. 48.
* Nicolas Pirogov (1810-1881), un des fondateurs de la chirurgie militaire. pionnier
de I ' utilisation de I'dther comme antiscptique et aneslh^sique, pedagogue et penseur
liberal russe.
** Statut social particulier ct&6 par Catherine (« citoyens de renom »), puis codifie" en
1832, accordant aux bourgeois mdritants differents privileges.
180 DEUX SECLES ENSEMBLE
En ce qui concerne l'instruction, un changement quasi magique
intervint en 1874 apres la publication du nouveau statut militaire
« accordant des privileges aux personnes instruites » : des ce
moment, « les Juifs affluerent dans les etablissements d'ensei-
gnement general 121 ». « Apres la reforme militaire de 1874, meme
les families juives orthodoxes se mirent a envoyer leurs fils dans
les etablissements scolaires secondaires et sup6rieurs arin qu'ils
ben6ficient d'un service militaire rtfduit 122 . » Ces privileges consis-
taient non seulement dans le report et l'allegement du service,
mais, comme le rappelle Marc Aldanov, les Juifs pouvaient
desormais presenter des examens pour obtenir des grades d'officier
« ou etre promus dans ces grades. II n'etait pas rare qu'ils recoivent
[egalement] la noblesse 123 ». Les annees 70 virent une augmentation
prodigieuse du nombre des Juifs scolarises dans les etablissements
publics et la formation d'une couche nombreuse d'intellectuels juifs
diplomes. Dans 1'ensemble des universites du pays, en 1881, les
Juifs representaient pres de 9 % des etudiants ; en 1887, ce chiffre
grimpa a 13,5 %, soit un etudiant juif sur sept. Dans certaines
universites, ce pourcentage etait encore beaucoup plus eleve : a la
faculty de medecine de Kharkov, on comptait 42 % de Juifs, a
celle d'Odessa 31 %, et a la faculte de droit 41 % 124 . Dans tous
les colleges du pays, cycle court et cycle long confondus, le
pourcentage des Juifs avait double entre 1870 et 1880, jusqu'a
atteindre 12 % (par rapport a 1865, il avait meme quadruple) ; en
1886, dans l'academie d'Odessa, il atteignait 32 %, et dans certains
etablissements scolaires, 75 % et plus 125 . (Et quand le ministre de
l'instruction [depuis 1866] Dimitri Tolstoi se proposa en 1871 de
cadenasser l'ecole russe dans le systeme « classique » en mettant
l'accent sur l'Antiquite, 1' intelligentsia russe fut saisie d'indignation
alors que, parmi les Juifs, cette reforme ne suscita aucun meconten-
tement, ainsi que le rapporte plus d'un memorialiste.)
Cependant, ce mouvement vers l'instruction ne touchait encore
« que la bourgeoisie et 1' intelligentsia juives. Les masses, dans
121. Hessen, t. 2. p. 208.
122. PEJ, t. 7, p. 333.
123. Aldanov, LMJR-1, p. 45.
124. /. M. Troitski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'6cole russe), op. cit.,
pp. 355-356.
125. EJ, t. 13, p. 50.
A LF.POQUE DES REF0RMES 181
leur immense majorite, restaient fideles... aux kheder et aux
yeshivot, l'ecole elementaire russe... n'offrant aucun privilege parti-
culier 126 ». « Le Juif russe de la masse est reste confine dans son
ancien isolement en vertu des conditions propres a son mode de vie
exteYieur et interieur 127 . » « Les masses populaires des villes et des
bourgades de la Zone de residence, vivant dans une atmosphere
faite de traditions et d'une discipline religieuses tres strides, s'ini-
tiaient a la civilisation moderne avec une grande lenteur, et les
jeunes pousses peinaient a percer 128 . » « Entassee dans la Zone de
residence, la masse juive ne sentait pas, dans sa vie quotidienne, la
n6cessite" de connaitre la langue russe... La grande majorite restait,
comme par le passe\ confinee entre les murs de l'ecole elementaire,
le kheder originel 129 », et celui qui savait tout juste lire se devait
de lire directement la Bible, et en hebreu 130 .
Tournons-nous maintenant du cote de la politique du gouver-
nement : a present que 1'enseignement general 6tait largement
ouvert aux Juifs, les ecoles publiques juives perdaient leur raison
d'etre. En 1862, on avait decide d'y nommer egalement des Juifs
aux fonctions de surveillants generaux. Desormais, dans ces ecoles,
« le personnel se recrutait parmi des pedagogues juifs eclaires :
agissant dans l'esprit du temps, ces demiers consacrerent leurs
efforts a Clever le niveau de l'apprentissage du russe et a reduire
1'enseignement des disciplines juives 131 ». En 1873, ces etablisse-
ments furent soit supprimes, soit transformers en ecoles elementaires
juives de type commun, avec une scolarite de trois et six ans, et les
deux ecoles rabbiniques de Vilnius et Jitomir furent transformers
en instituts pe^lagogiques l32 . Le gouvernement se proposait desor-
mais de vaincre l'isolement des Juifs par une education commune.
Mais le « Comite" a l'am6nagement de la vie des Juifs » recut des
126. /. M. Troiiski, Les Juifs dans l'ecole russe, op. cil., pp. 355-356.
127. EJ, t. 13, p. 618.
128. G.J. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : obschestvennye
tetchenia v rousskom evrei'stve (Dans la lutte pour les droits civils et nationaux : les
tendances sociales dans le monde juif russe). in LMJR-1, p. 207.
129. Hessen, t. 2, pp. 178, 180.
130. J. G. Froumkine, Iz istorii rousskogo evrei'stva : vospominania. materialy, dokou-
menty (Contribution a l'histoire du monde juif russe : souvenirs, matdriaux, documents),
in LMJR-1, p. 51.
131. Hessen, t. 2, p. 180.
132. EJ, t. 2, p. 205.
182 DEUX SIECLES ENSEMBLE
rapports - certains dmanant de fonctionnaires haut places - favo-
rables a un enseignement specifique, ainsi que divers avis qui frei-
nerent la politique gouvernementale : « On ne peut traiter les Juifs
comme les autres ethnies de l'empire... on ne peut admettre qu'ils
vivent inconditionnellement sur tout le territoire de la Russie... on
ne pourra 1' accepter que dans la mesure ou on aura au prealable
essaye" toutes les dispositions possibles pour en faire des citoyens
productifs et utiles sur leurs lieux de residence actuels, et lorsque
ces dispositions auront prouve leur efficaciti 133 . »
Or, sous le coup de toutes les reformes en cours, plus parti-
culierement sous le coup de la suppression (1856) de la lourde
conscription militaire (mais aussi, par la, des prerogatives des
anciens sur les communautes juives), puis de la suppression (1863)
de la redevance speciale qui y etait attachee, « le pouvoir admi-
nistratif des dirigeants communautaires se trouva passablement
dbranle par comparaison avec l'autorite quasi illimitee » qu'ils
avaient heritee du kahal supprim^ en 1844, ce kahal qui avait
auparavant regne sans partage sur toute la vie juive 134 .
C'est prccisement a cette epoque - la fin des ann6es 50 et les
annees 60 - qu'un Juif converti, Jacques Brafman, intervint
energiquement aupres du gouvernement, puis aupres du grand
public, en mettant en avant le projet d'une reforme decisive de la
vie juive. II avait adresse en ce sens une note a 1'Empereur, fut
convoque pour consultation par le saint-synode a Petersbourg. II
prit sur lui de mettre a nu et d'expliquer le systeme du kahal (trop
tard, au demeurant, puisque celui-ci avait 6l6 aboli), il se procura a
cette fin et traduisit en russe les actes des kehalim de Minsk
remontant a la fin du xvin e et au debut du xix e siecle, et les publia
d'abord en extraits, ensuite (1869, 1874) sous la forme d'un corpus
intitule Le Livre du kahal, illustrant l'etendue de l'arbitraire absolu
qui regnait sur la personne et les biens des membres de la commu-
naute. Ce livre « fit autorite aux yeux de Padministration qui s'y
refera comme a un manuel officiel, et recut droit de cite (surtout par
oui'-dire) dans dc larges cercles de la societe russe » : « la marche
triomphale de Brafman », « un succes exceptionnel 135 ». (Plus tard,
133. Hesxen, t. 2, p. 205.
134. Ibidem, p. 170.
135. Ibidem*, pp. 200-201.
A L'EPOQUE DES REFORMES 183
le livre sera traduit en francais, en allcmand et en polonais '"'.) « Le
Livre du kahal r£ussit a inspirer a de nombreuses personnes une
haine fanatique envers le peuple juif en tant qu'"ennemi universel
des Chretiens", et a repandre une representation defiguree de la vie
interne des Juifs 137 . »
Cette « mission » de Brafman consistant a reunir les actes des
kehalim et a les traduire en russe « mit en emoi la societe juive » ;
a la demande des Juifs et avec leur concours fut alors creee
une commission gouvernementale de verification. Des « ecrivains
juifs s'empresserent de prouver que les documents des kehalim
publics par Brafman etaient les uns falsifies, les autres faussement
interpreted », et l'un des critiques « mit meme en doute l'authen-
ticite des pieces 138 ». Un siecle plus tard (1976), la Nouvelle Ency-
clopedic juive a neanmoins confirme" que « les matcriaux utilises
par Brafman etaient bien authentiques, et ses traductions plutot
exactes 119 . Plus recente encore, Y Encyclopedic juive russe estime
en 1994 que « les documents publics par Brafman sont une source
precieuse pour l'etude de l'histoire des Juifs en Russie au tournant
des xvm c et xix e siecles 140 ». (Soit dit en passant, le poete Khodas-
sevitch* etait le petit-neveu de Brafman.)
Brafman affirmait que « les lois du gouvemement sont impuis-
santes a neutral iser le pouvoir de nuisance qui se love dans 1' auto-
administration juive... selon lui, cette organisation ne se limite pas
aux kehalim locaux... mais est censee embrasser le peuple juif dans
le monde entier... en consequence de quoi, les peuples Chretiens ne
pourront s'affranchir de l'exploitation juive tant que ne sera pas
annihile tout ce qui concourt a l'isolement des Juifs ». Brafman
s' employ a a conforter « l'idee que le Talmud n'est pas un code a
caractere national et religieux, mais un code civil et politique
qui va "a 1'encontre du developpement politique et moral des pays
Chretiens" 141 » et cherche a cr6er une « republique talmudique ». II
136. PEJ, 1. 1, p. 532.
137. Hessen.l- 2, pp. 200-201.
138. EJ, t.4, p. 918.
139. PEJ, 1. 1, p. 532.
140. EJR, t. l,p. 164.
141. Hessen, t. 2, pp. 200-201.
* Vladislav Khodassevitch (1886-1939), 6migr6 en 1922, s'installe en 1925 a Paris.
Son ceuvre poetique, peu abondante, est d'une remarquable quality.
184 DEUX SIECLES ENSEMBLE
repetait avec insistance que « les Juifs constituent un Etat dans
l'Etat », qu'ils « considerent que les decisions gouvernementales
n'ont pas pour eux un caractere obligatoire 142 », que l'un des prin-
cipaux buts de la communaute juive est de « lcurrer les Chretiens
pour n'en faire que les proprietaires fictifs des biens qui leur appar-
tiennent l4, ». Mieux encore, il « accusait la Society pour la diffusion
de l'instruction parmi les Juifs de Russie et PAlliance israelite de
participer au "complot juif universel" m ». Hessen, quant a lui,
estime que «Le Livre du kahal... se contentait d'exiger que fut
extirpee jusqu'aux racines l'autoadministration sociale des Juifs »,
independamment meme « de leur absence de droits civiques 145 ».
« Tout en attenuant la phraseologie trop poussee du Livre du
kahal », le Conseil d'Etat declara que meme si des mesures admi-
nistratives arrivaient a faire disparaitre le signes exterieurs distin-
guant les Juifs du reste de la population, cela ne garantirait pas
encore la disparition de 1' attitude de fermeture, voire de quasi-
hostilite des communautes juives envers les Chretiens ; l'isolement
des Juifs, nuisible a l'Etat, pourrait etre combattu « d'une part par
l'affaiblissement, dans la mesure du possible, des liens rattachant
les Juifs a l'autorite abusive des anciens, de l'autre, facteur plus
146
».
important, par la diffusion de l'instruction parmi les Juifs
Mais ce processus - de « diffusion des Lumieres » - avait deja
commence - dans la societe juive elle-meme. La Haskala, le mou-
vement precedent* des annees 40, s'etait plutot inscrit sur le terrain
de la culture allemande, la langue russe lui 6tait restee etrangere
(on connaissait Goethe et Schiller, mais on ignorait Pouchkine et
Lermontov l47 ). « Jusqu'au milieu du xix e siecle, a de rares excep-
tions pres, meme les Juifs cultives ne connaissaient ni la langue ni
la litterature russes, tout en mattrisant parfaitement l'allemand 148 . »
Mais le mouvement de ces maskilim, plus preoccupes de leur
142. EJ, t. 4, pp. 918, 920.
143. PEJ, t. 1, p. 532.
144. EJR, I. 1, p. 164.
145. Hessen, t. 2, p. 202.
146. Hessen", t. 2, pp. 202-203
147. S.M. Guinzbourg, O rousskoi evreisko'i intelligenlsii (De 1' intelligentsia russo-
juive), MJ, p. 34.
148. EJ, t. 3, p. 334.
* Ere des Lumieres qui s'est de\elopp6e initialement dans le judai'sme d'Europc du
Nord, pour s'dtendre cnsuite a l'Europe orientale.
A L'EPOQUE DES REFORMES 1 85
propre culture que de celle du peuple juif profond, s'etait etiole
vers les annees 60 l49 . « Le souffle russe a fait irruption dans le
milieu juif au cours des annees 60 du XTX e siecle. Auparavant, les
Juifs ne vivaient pas en Russie, ils se contentaient d'y habiter 150 »,
considerant leurs problemes comme independants de la realite
russe. Jusqu'a la guerre de Crimee, l'intclligentsia juive en Russie
ne reconnaissait que la culture allemande ; mais, a compter des
reformes, elle se sentit une certaine inclination pour la culture
russe ; maitriser le russe « rehaussait le sentiment de sa propre
estime 15l ». Desormais, F education juive se developpa en etant
fortement influenced par la culture russe. « Les meilleurs... parmi
les intellectuels juifs russes n'oubliaient pas leur peuple », ne se
confinaient pas uniquement « dans la sphere de leurs interets
personnels », mais avaient aussi le souci d'« adoucir son sort » ; du
reste, la litterature russe n'exhortait-elle pas elle aussi a « se mettre
au service de nos freres desherites 152 » ?
Toutefois, pour le nouveau « mouvement des Lumicrcs », cette
attention portee aux masses populaires etaient freinee du fait que
ces dernieres restaient intimement liees a la religion, autrcment dit,
aux yeux des progressistes, « a un facteur nettement retrograde 153 ».
Conformcment a l'air du temps, le mouvement europeen pour la
culture etait parfaitement seculier. Ce processus de secularisation
de la conscience socialc dans les milieux juifs « avan^ait avec
d'autant plus de difficulte que la religion avait joue des siecles
durant un role exceptionnel dans la diaspora ou elle avait servi de
fondement a la conscience nationale juive », tant et si bien que « la
formation d'une conscience nationale juive seculiere » ne reussit en
fait a se developper veritablement que vers la fin du siecle 154 . « Non
149. /. Mark, Lileraloura na idish v Rossii (la Litldrature yiddish en Russie), in
LMJR-1, p. 521 ; G. J. Aronson, Roussko-evrei'siaia petdal, ibidem, p. 548.
150. B. Orlov, Ne te vy outchili alfavily (Vous n'avez pas appris les bons alphabets)
in Vremia i my. Revue intcrnationale de littdrature et des problemes sociaux, Tel-Aviv,
1975, n°l, p. 130.
151. M. Ocherovitch, Rousskie evrei v Soedinennykh Chtatakh (Les Juifs russes aux
Etats-Unis), in LMJR-1, pp. 289-290.
152. Guinzbourg, in MJ, p. 35.
153. Aronson, V borbe za... (En lutte pour...), op. cit*, p. 210.
154. S. Schwarz, Evrei v Sovetskom Soiouze s natchala Vtoroi' mirovoi' voiny, 1939-
1965 (Les Juifs en URSS depuis le d<5but de la Seconde Guerre mondiale, 1939-1965).
New York, 6d. du Comit6 juif americain du Travail, 1966, p. 290.
186 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pas tradition d'immobilisme, mais phenomene tout a fait conscient :
le Juif refusait de courir le risque d'etre separe de Dieu 155 . »
L'intelligentsia russo-juive s'est done trouvee confronted des ses
premiers pas a la culture russe a l'epoque meme ou l'intelligentsia
rasse connaissait un developpement impetueux et ou la Russie etait
submerged par le torrent de la culture occidentale (Bold, Hegel,
Heine, Hugo et jusqu'a Comte et Spencer). On attire notre
attention 156 sur le fait que les protagonistes de la premiere gy-
ration d'intellectuels russo-juifs qui exercerent ensuite une
influence non negligeable sur le monde juif universel sont nes a
peu pres tous dans les memes annees 1860-1866 : S. Doubnov,
M. Krol, G. Sliosberg, O. Grusenberg, Saul Guinzbourg. (Du reste,
en ces memes annees naissaient - leurs contemporains, done - les
eminents revolutionnaires juifs suivants : M. Gotz, G. Gershuni,
F. Dan, Azef, L. Axelrod-« Ortodoxes », et, plus important que ce
dernier, P. Axelrod, L. Deitch, entre maints autres revolutionnaires
juifs dont certains avaient meme vu le jour dans les annees 50.)
En 1863, a Petersbourg, grace au soutien des richissimes Evzel
Guinzbourg et A. M. Brodski, l'autorisation fut donn£e de fonder
la « Societe pour la promotion de l'instruction parmi les Juifs »
(OPE), pour commencer avec un effectif reduit ; durant sa premiere
diScennie, elle cut une activite non pas d'education, mais d'edition,
mais cela suffit pour provoquer une « violente riposte » des ortho-
doxes juifs 157 (qui protest&rent meme contre 1' edition russe du
Pentateuque, consideree comme une atteinte blasphematoire au
caractere sacre de la Torah). A partir des annees 70, l'OPE assura
un soutien financier aux ecoles juives. Son activite" s'etait russifiee,
elle ne faisait des concessions qu'a l'hebreu, mais pas au
« jargon 158 », comme tous appelaient alors d'un commun accord le
yiddish ; selon l'opinion de 1'ecrivain Ossip Rabinovitch, « le
"jargon vicie" que parlent les Juifs en Russie ne peut "favoriser
rinstruction, car il ne permet pas d'exprimer non seulement les
155. /. M.Bikerman, K samopoznaniou evreia : Ichem my byli, tchem my stali, tchem
my doljny byl (Vers une prise de conscience des Juifs : ce que nous avons 6t6, ce que
nous sommes devenus, ce que nous devons etre), Paris, 1939, p. 48.
156. K. Leitis, Pamiati M. A. Krolia (A la memoire d'A. Krol), in MJ-2, 1944,
pp. 408-411.
157. EJ, t. 13. p. 59.
158. /. M. Troilski., op. cil, in LMJR-1, pp. 471-474.
A L'EPOQUE DES REFORMES 187
notions abstraites, mais meme des pensees tant soit peu cons6-
quentes" l59 ». «Nous, Juifs de Russie, au lieu d'apprendre la
magnifique langue russe, nous nous en tenons a notre langage
vicie, peu melodieux, incorrect et indigent 160 . » (En leur temps,
les maskilim allemands se gaussaient du jargon encore plus
vertement.)
Ainsi, dans le monde juif russe « naquit une nouvelle force
sociale qui ne tarda pas a entrer en conflit avec l'alliance... du
capital et de la synagogue », selon 1'expression du liberal J. Hessen.
Encore timide a sa naissance, cette force fut la presse periodique
juive de langue russe 161 .
Son premier-ne" a ete L'Aurore, journal d'Odessa qui n'a paru, il
est vrai, que pendant deux ans (1859-1861), 6dite par le susmen-
tionne O. Rabinovitch. Ce journal devait servir a « diffuser "des
connaissances utiles, une religiosite authentique, les regies de la vie
en communaute et celles de l'ethique", a donner aux Juifs l'envie
d'apprendre le russe et a "se sentir proche de la culture de leur
patrie" 162 ». L'Aurore accordait toute son attention a la politique,
etalant « son amour de la Patrie » et son intention « de concourir
aux visees du gouvernement l63 ». « Vivre d'une vie commune avec
tous les peuples, participer a leur formation et a leur succes, mais
en meme temps conserver, developper et perfectionner son identite
et sa richesse nationales m ». L'un des principaux collaborateurs de
L'Aurore, le publiciste L. Levanda, formula en ces termes le double
objectif du journal : « etre a la fois defensif et offensif, se defendre
contre les attaques venues du dehors quand il s'agit de lutter pour
nos droits civils et nos inttirets confessionnels, et passer a l'attaque
contre nos ennemis interieurs : 1'obscurantisme, la routine, les
desordres sociaux, nos tares et nos faiblesses ethniques l6S ».
Cette derniere orientation - « mettre a nu les points sensibles de
la vie juive » - suscita dans les milieux juifs la crainte « qu'elle
n'attirat de nouvelles mesures repressives ». Les journaux juifs
159. Hessen, t. 2, p. 172.
160. EJ\ t. 3. p. 335.
161. Hessen, t. 2. p. 170.
162. Ibidem, p. 171.
163. G. J. Aronson, in La presse russo-juive, in LMJR-1, p. 562.
164. Guinzbourg, MJ-1, p. 36.
165. Hessen*, t. 2, p. 173.
188 DEUX SIECLES ENSEMBLE
surgis a la meme epoque (en yiddish) « trouvaient 1' orientation de
L'Aurore par trop radicale ». Mais ces memes journaux moderes,
du seul fait meme de leur apparition, ebranlaient « la "structure
patriarcale" de la vie communautaire, entretenue par l'aphasie du
peuple 166 ». Bien sur, au sein de la societe juive, la lutte entre le
rabbinat et les hassidim n'avait pas cesse" ; elle s'6tait double,
depuis les annees 60, de la lutte des publicistes d'avant-garde
contre les fondements routiniers de la vie quotidienne.
Comme le remarque Hessen, « dans les annees 60, 1' arsenal
de mesures repressives visant les ennemis ideologiques n'effa-
rouchait pas meme la conscience des intellectuels les plus
cultives » ; ainsi le publiciste A. Kovner, le « Pissarev* juif », ne
s'est pas retenu de denoncer un des journaux juifs au gouverneur
general de Nouvelle Russie 167 . (Quant a Pissarev lui-meme, dans
les annees 70, « il jouissait aupres des intellectuels juifs... d'une
popularite immense m ».)
M. Aldanov** considere qu'on doit commencer a examiner la
participation des Juifs a la culture et a la vie politique russes a partir
des annees 70 l69 (au mouvement revolutionnaire, dix ans avant).
Des annees 70 date en effet la collaboration de nouveaux publi-
cistes juifs - L. Levanda, que nous avons deja cite, le critique
S. Venguerov, le poete N. Minski - a la grande presse rasse
(Minski, nous dit Aronson, se prepara durant la guerre russo-turque
a aller combattre pour les freres slaves). Le ministre de 1' Instruction,
le comte Ignatiev, a exprime a cette epoque sa foi dans l'atta-
chement des Juifs russes a la Russie. A la suite de la guerre russo-
turque de 1877-1878, des bruits coururent dans les milieux juifs,
annoncant d'importantes reTormes qui leur seraient favorables.
Entre-temps, le centre de 1' intelligentsia juive s'6tait deplace
d' Odessa a Petersbourg ; la, des ecrivains et avocats nouveaux
venus exercaient une influence d6terminante sur l'opinion publique.
166. Ibidem*, p. 174.
167. Ibidem*, p. 174.
168. EJ. t.3.
169. Aldanov, op. cit, p. 44.
* Dimitri Pissarev (1841-1868). critique littdraire, reprdsentant du nihilisme en Russie.
** Marc Aldanov, pseudonyme de Landau (1886-1957), dcrivain juif d'origine russe,
auteur de nombreux romans hisloriques. 6migr6 en 1919, il vit a Paris jusqu'en 1940,
puis aux Etats-Unis jusqu'a sa mort.
A L'EPOQUE DES REFORMES 189
C'est dans cette atmosphere marquee par un regain d'espoir que fut
reprise en 1879 a Petersbourg la publication de L'Aurore. Dans son
Editorial, M. I. Koulicher ecrivit : « Etre l'organe des besoins et des
exigences des Juifs russes... pour faire sortir l'cnorme masse des
Juifs russes de sa lethargie intellectuelle... ce qui est egalement
n6cessaire pour le bien de la Russie... De ce point de vue, les intel-
lectuels juifs russes ne veulent pas se differencier des autres
citoyens russes J7 °. »
Suivant en cela la presse juive, la literature juive se d£veloppa
a son tour, d'abord en h6breu, puis en yiddish, enfin en russe,
stimulee par les modeles de la litterature russe 171 . Sous
Alexandre II, « nombreux furent les ecrivains juifs qui voulaient
convaincre leurs coreligionnaires d'apprendre le russe et de consi-
derer la Russie comme leur patrie 172 ».
Les Juifs eclaires, encore si peu nombreux dans les annees 60-70,
entoures de tous cotes par la culture russe, n'avaient d'autre possi-
bility que de se tourner vers 1' assimilation, d'« emprunter le chemin
qui, dans des conditions analogues, avait amene les intellectuels
juifs d'Europe occidentale a s'assimiler au peuple dominant 173 » - a
cette difference pres, toutefois, que dans les pays europeens le
niveau de culture du peuple de souche avait toujours ete nettement
plus eleve, alors que, dans les conditions de la Russie, il fallait
s'assimiler non pas au peuple russe, que la culture n' avait fait
encore qu'effleurer, ni a la classe dirigeante russe (par opposition,
par refus), mais uniquement a la fine couche des intellectuels,
encore peu nombreuse mais en revanche deja parfaitement secula-
rised et qui, elle aussi, avait repudie son Dieu. Pareillement, ceux
parmi les Juifs qui etaient des esprits eclaires rompirent avec la
religion juive, « et, comme ils n'avaient d'autre lien avec leur
peuple, ils s'en eloignerent tout a fait, ne se considerant plus,
spirituellement parlant, que comme des citoyens russes 174 ».
« Peu a peu s'etablit une certaine communaute" de vie entre les
170. Aronson, La presse russo-juive, op. at, pp. 558-561.
171. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii (Le nationalisme et l'assi-
milation dans l'histoire juive). in MJ-1, pp. 188-189.
172. J. Parks, Evrei sredi narodov. Obsor pritchin anlisemitisma (Les Juifs au milieu
des peoples. Panorama des causes de l'antisdmitisme), Paris, YMCA Press, 1931.
173. Hessen, t. 2, p. 198.
174. Ibidem.
190 DEUX SIECLES ENSEMBLE
milieux intellectuels des societes juive et russe' 75 . » L'animation
generate, le mouvement, la vie hors de la Zone de residence d' une
certaine cat6gorie de Juifs, mais aussi le developpement des
chemins de fer (et les voyages a l'etranger), tout cela « favorisait
des contacts plus etroits entre l'isolat juif et le monde envi-
ronnant 176 ». A Odessa, au debut des annees 60, « jusqu'a un tiers
des Juifs... parlaient le russe l77 ». La population y augmentait a vive
allure « grace a rimmigration massive aussi bien des Juifs russes
que des Juifs etrangers venus principalement d'Allemagne et de
Galicie 178 ». L'epanouissement d'Odessa au milieu du siecle pr6fi-
gurait celui de l'ensemble du monde juif russe a l'aube du suivant.
Des le d6but du xix e siecle, la libre Odessa s'etait developpee selon
ses propres lois, differentes des lois russes, tantot port franc, tantot
ouverte aux navires turcs, y compris meme pendant la guerre avec
la Turquie. « A cette 6poque, les Juifs [d'Odessa] avaient pour
occupation dominante le commerce du grain. De nombreux Juifs
dtaient des commercants modestes, des intermediaires (principa-
lement entre les proprietaries fonciers et les exportateurs), courtiers
ou agents locaux des grandes compagnies etrangeres de cereales
- grecques surtout ; estimateurs a la Bourse des cereales, caissiers,
peseurs, debardeurs, ils occupaient une position dominante dans le
commerce du grain : en 1870 se trouvait entre leurs mains le
plus gros des exportations de cereales. En 1910... 89,2 % de ces
exportations 179 . » «Par comparaison avec les autres villes de la
Zone de residence, il y avait i Odessa davantage de Juifs pratiquant
des professions liberates... ; ils avaient noue d'excellentes relations
avec les representants de la societe russe cultiv6e et jouissaient
des faveurs de la haute administration de la ville... L'inspecteur
d'academie d'Odessa de 1856 a 1858, N. Pirogov, leur etait particu-
lierement favorable 180 . » Un contemporain a brosse de fac,on pitto-
resque ce brassage odessite ou, dans une concurrence exacerb£e,
s'affrontaient commercants juifs et grecs, et ou, « les annees de
bonne recolte, la moitie de la ville vivait de la vente des produits
175. Ibidem, p. 177.
176. EJ, t. 13, p. 638.
177. Aronson, La presse russo-juive, op. cit, p. 551.
178. PEL t.6, p. 117.
179. Ibidem, pp. 117-118.
180. Ibidem, p. 118.
A L'EPOQUE DBS REFORMES 191
c6realiers, depuis le gros brasseur de transactions sur le grain
jusqu'au dernier des brocanteurs », - et la, dans ce melting-pot
tourbillonnant, unifie par 1' usage de la langue russe, « on aurait eu
grand mal a tracer une ligne de demarcation cntre un negotiant en
ccreales, un banquier et un intellectucl l81 ».
Ainsi, « dans le monde juif eclaire, le processus d' assimilation a
tout ce qui est russe... ne faisait que se renforcer 182 ». « L' education
europeenne, la connaissance de la langue russe devinrent des
besoins vitaux », « tous se mirent a etudier la langue et la litterature
russes ; chacun ne pensait qu'a se rapprocher, jusqu'a fusion totale,
du milieu environnant », non seulement a maitriser la langue russe,
mais a lutter « pour une russification complete, pour se penetrer de
l"'esprit russe", en sorte que le Juif ne se distingue en rien, si ce
n'est par la religion, des autres citoyens ». Un contemporain,
M. G. Morgulis, s'est exprime comme suit : « Tous ont commence
a se sentir citoyens de leur pays, a tous est alors 6chue une
patrie 183 . » « Les representants de 1'intelligentsia juive conside-
raient qu'ils "etaient obliges, au nom des interets gouvernementaux,
de renoncer a leurs particularites nationales..., de fusionner avec la
nation dominante du pays oil il leur etait donne de vivre". L'un des
progressistes juifs de l'epoque ecrivit que "les Juifs, en tant que
nation, n'existent pas", qu'ils "se considerent comme des Russes
de confession mosai'que"... "Les Juifs reconnaissent que leur salut
reside dans leur fusion avec le peuple russe" 184 . »
D convient sans doute de mentionner ici le nom de Benjamin
Portougalov, mtidecin et publiciste. Dans sa jeunesse, il s'est laisse
entrainer par la subversion, il a meme 6l6 emprisonne a Petro-
pavlovsk ; en 1871, il s'est etabli a Samara. II « a joue un role
eminent dans le developpement de la medecine des zemstvos et
dans Taction sanitaire... il a ete l'un des pionniers du traitement de
l'alcoolisme et de la lutte contre ce fleau en Russie », organisant a
cet effet des conferences publiques. « Des sa jeunesse, il s'est
impregne des idees populistes sur le role nefaste des Juifs dans la
situation economique des paysans russes. Ces idees servirent de
181. K. Itskovitch, Odessa-gorod khlebnyj (Odessa, la ville cdrealiere), in Novoe
Rousskoe Slovo, New York, 21 mars 1984, p. 6.
182. EJ, t. 3, pp. 334-335.
183. Ibidem*, t. 13, p. 638.
184. Aronson, En lutte pour..., op. cit., p. 207.
192 DEUX SIECLES ENSEMBLE
fondement aux dogmes du "mouvement judeo-chretien" des anndes
1880 et suivantes » (une fraternite spirituelle et biblique). Portou-
galov estimait necessaire d'affranchir la vie des Juifs du ritualisme,
il pensait que « les Juifs ne peuvent exister et ceuvrer au develop-
pement de la culture et de la civilisation qu'en se diluant dans les
peuples d'Europe (il entendait par la le peuple russe) l85 ».
On peut remarquer parallelement la baisse notable, sous le regne
d'Alexandre II, du nombre des baptemes, devenus inutiles apres
l'« epoque des cantonistes » et l'extension des droits juifs 186 . La
secte des juda'isants recut elle aussi alors le droit de confesser sa
religion 187 .
Cette attitude a regard de la Russie des Juifs aises, en particulier
a l'exterieur de la Zone de residence, de meme que celle des Juifs
ay ant recu une education russe doivent retenir 1' attention et
ineritent d'etre soulignees. Elles l'ont d'ailleurs etc. « Dans la
perspective des grandcs rcformes, tous les Juifs russes conscients,
sans exception, ont ete, peut-on dire, des patriotes russes et des
monarchistes, et vis-a-vis d'Alexandre II eprouvaient litteralement
de 1'adoration. Repute pour sa cruaute envers les Polonais (lors de
leur revoke de 1863), M. N. Mouraviev (alors gouverneur general
de la region du Nord-Ouest) patronnait les Juifs en cherchant,
ce qui etait de saine politique, a rallier la majeure partie de la
population de la region de l'Ouest, la juive en particulier, aux prin-
cipes gouvernementaux russes 188 . » Bien que, lors du soulevement
de 1863, les Juifs de Pologne eussent nettement soutenu les
Polonais 189 , ceux des provinces de Vilnius, Kaunas et Grodno,
« mus par un instinct populaire sain, comprirent qu'il fallait
soutenir la Russie, car ils pouvaient attendre d'elle plus d'equite et
d'humanite que de la part des Polonais qui, tout en supportant
depuis longtemps les Juifs, les avaient toujours traites comme une
race inferieure |,J0 ». (J. Teitel l'explique ainsi : « Les Juifs polonais
se sont toujours tenus a l'ecart des Juifs russes », ils les regardaient
185. PEJ, t. 6. pp. 692-693.
186. EJ, 1. 11, p. 894.
187. PEJ. t. 2. p. 510.
188. V. S. Mandel, Konservativnye i razrouchitelnye elementy v evreistve (Les
dldments conservateurs et deslructeurs chez les Juifs). in RiE, pp. 195 s.
189. Troiiski, op. tit., p. 356.
190. Mandel, op. cit., p. 195.
A UEPOQUE DES REFORMES 193
en « vrais Polonais ». Les Polonais eux-memes lui confiaient dans
l'intimite\ parlant des Juifs russes de Pologne : « Les meilleurs
parmi les Juifs sont nos ennemis. Les Juifs russes qui ont inonde
Varsovie, Lodz et d'autres grands centres polonais sont les promo-
ters dc la culture russe qui nous est si antipathique 191 . »)
A cette epoque, la russification des Juifs de Russie repondait au
desir du gouvernement russe 192 . Les autorites russes consideraient
que « des relations suivies avec la jeunesse russe etait le plus sur
moyen de reeduquer les jeunes Juifs et d'en extirper l'"hostilite
envers les Chretiens 193 " ».
Au reste, nouvellement ne, ce patriotisme russe des Juifs avait
des limites precises. Le juriste et publiciste I. G. Orchanski laissait
entendre que, pour accclerer le processus, « il 6tait indispensable
de placer les Juifs dans une situation telle qu'ils pussent se sentir
et se considercr comme les libres citoyens d'un pays libre et
civilise 194 ». Lev Levanda, deja cite, « savant juif» travaillant
aupres du gouverneur de Vilnius, ecrivit alors : « Je ne deviendrai
[un patriote russe] que lorsque le problcme juif aura trouve une
solution definitive et satisfaisante. » Un auteur juif contemporain
qui a connu un long chemin de tourments au xx 6 siecle et qui
emigra par la suite en Israel lui a repondu un siecle plus tard :
« Levanda ne se rend pas compte qu'on ne pose pas de conditions
a la Mere-Patrie. On l'aime sans restrictions, sans reserves ni
prdalables, on l'aime parce qu'elle est la Mere. Ce programme - un
Amour sous conditions ! - a ete professe avec une rare Constance
par r intelligentsia russo-juive tout au long d'un siecle, bien que,
sous tous les autres aspects, elle se soit montree d'une "russite"
irreprochable 195 . »
Cependant, a l'epoque que nous decrivons, « n'adheraient a la
"citoyennete russe" que des groupes isoles et peu nombreux de la
societe juive, principalement dans les grands centres commerciaux
et industriels... aussi avait-on une vision exageree de la marche
triomphale de la langue russe jusque dans les trefonds de la vie
juive ». En fait, « la grande masse restait a l'ecart de ces nouvelles
191. Teilel, p. 239.
192. Cf. EJ, t. 3, p. 335, entrc autres.
193. Hessen, t. 2, p. 208.
194. EJ, t. 3, p. 335.
195. Orlov, in VM, 1975, n" 1, p. 132.
194 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tendances... elle etait coupee non seulement dc la socicte russe, mais
aussi de l'intelligentsia juive l% ». Jusque dans les annees 60-70, la
grande masse juive demeura non concernee par 1' assimilation, et
menacee de se trouver coupee de l'intelligentsia juive. (En Alle-
magne, si l'assimilation juive n'avait pas connu pareil phenomene,
c'etait faute d'une « masse populaire juive » : tous se trouvaient
places plus haut sur 1'echelle sociale, et les circonstances historiques
n'avaient pas fait qu'elle vecut dans un tel entassement 197 .)
A la fin des annees 60, au sein de Tintelligentsia juive, des voix
s'inquieterent de cette transformation des intellectuels juifs en
simples patriotes russes. Le premier a en parler fut Perets Smo-
lenskine en 1868 : l'assimilation aux Russes presente pour les Juifs
le « caractere d'un danger national » ; certes, il ne faut pas craindre
les Lumieres, mais il ne faut pas non plus rompre avec le passe
historique ; tout en s'impregnant de la culture generate, il importe
de garder son visage spirituel propre l98 ; « les Juifs ne sont pas une
secte religieuse, mais une nation '"». Si les intellectuels juifs se
coupent de leur peuple, ce dernier ne se degagera pas de 1' op-
pression administrative ni de sa torpeur spirituelle. (Le poete
I. Gordon a eu cette formule : « Sois un homme dans la rue, mais
un Juif dans ta maison. »)
Les journaux petersbourgeois L'Aurore (1879-1882) et Le Juif
russe allaient desormais dans cette direction 200 . lis entendaient
renforcer l'attrait exerce sur la jeunesse juive par 1'etude conjointe
du passe et de la situation presente. Au tournant des annees 70 et
80, un fosse se creusa entre tendances nationale et cosmopolite au
sein du monde juif russe 201 . « En fait, les dirigeants de L'Aurore
ne croyaient deja plus au caractere benefique de l'assimilation...
Sans trop s'en rendre compte, L'Aurore favorisait... l'eveil de la
conscience nationale... et penchait de plus en plus nettement vers le
nationalisme... Les illusions de la russification... se dissipaient 202 . »
196. Hessen, t.2, p. 181.
197. Aronson, in La lutte pour..., op. cit., pp. 56, 208-209.
198. Hessen, t. 2, pp. 198-199.
199. EJ, t. 3, p. 336.
200. Hessen, t. 2, pp. 232-233.
201. S. M. Guinzbourg, Nastroenia evreisko'i molodeji v 80-kh godakh prochlogo
stoletia (Les tendances dans la jeunesse juive des annees 80 du siecle passe), in
LMJR-l,p.380.
202. Aronson, in La presse russo-juive, op. dr., pp. 561-562.
A L'EPOQUE DES REFORMES 195
Cette tendance faisait echo aux evenements historiques qui
se deroulaient en Europe au cours de cette seconde moitie du
xix c siecle : l'imp6tueux soulevement polonais, la reunification par
les armes de l'ltalie, puis de l'Allemagne, ensuite des Slaves dans
les Balkans. Partout montait et triomphait l'idee nationale. Selon
toute vraisemblance, cette tendance se serait renforcee au sein de
1' intelligentsia juive meme si les evenements de 1881-1882 ne
s'&aient pas produits.
Entre-temps, toujours en ces annees 70, 1' attitude de la socicte
russe a l'egard des Juifs changeait elle aussi : au plus haut des
reTormes d' Alexandre n, elle avait 6te des plus bienveillantes.
Mais, par ailleurs, les ecrits de Brafman, pris tres au serieux,
avaient eveille parmi elle les soupcons.
Autre coincidence : en 1 860, la creation retentissante a Paris de
1'Alliance israelite universelle « dans le but de defendre les interets
des Juifs » dans le monde entier, avec un Comite central (a la
tete duquel fut place" peu apres Adolphe Cremieux 203 ). «Peu
renseignee... sur la situation des Juifs en Russie », l'AIliance
israelite universelle « s'intdressa au monde juif russe et se mit a
travailler avec une grande Constance en faveur des Juifs de
Russie ». Elle ne disposait pas de bureaux en Russie ni ne fonc-
tionnait a l'interieur de ses frontieres. En sus de son ceuvre de bien-
faisance et d'education, elle s'adressa plus d'une fois directement
au gouvernement de la Russie pour prendre la defense de Juifs
russes, il est vrai sou vent mal a propos. (Ainsi en 1866 pour qu'on
n'executat pas Itska Borodai', accuse d'avoir provoque un incendie
pr6medite dans un but politique - or il n' avait pas ete condamne a
mort ; quant aux autres Juifs impliqu£s dans cette affaire, ils avaient
tous 6te" acquittes bien avant la demarche effcctucc en leur faveur ;
ou encore, Cremieux protesta contre le transfer! des Juifs au
Caucase ou dans la region de 1' Amour, alors que le gouvernement
russe n'en avait nullement Tintention ; en 1869, il deplora que les
Juifs fussent persecutes a Petersbourg 204 alors qu'il n'en 6tait
rien ; il se plaignit aussi au president des Etats-Unis, pretendant
que le gouvernement russe allait jusqu'a persecuter la religion
juive.) Selon un rapport de l'ambassadcur russe a Paris, l'AIliance
203. EJ, t. 1, p. 932 ; PEJ. t. 1, p. 103.
204. Ibidem, pp. 948-950.
196 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nouvellement creee (elle avait pour embleme les Tables de la Loi
de Moi'se dominant le globe terrestre) jouissait deja « d'une enorme
influence sur la society juive de tous les pays ». Tout cela contribua
a alerter et le gouveraement et la societe russes.
J. Brafman s'est beaucoup depense pour contrer 1' Alliance. D
affirma que celle-ci, « comme toutes les associations juives, revetait
un caractere de duplicite (ses documents officiels disent aux
gouvernements une chose, ses documents secrets une autre) »,
qu'elle avait pour but « de prot£ger le judai'sme de l'influence,
mortelle pour lui, de la civilisation chretienne 205 ». (Par ricochet,
ces accusations atteignirent egalement TOPE, la « Societe pour la
diffusion de 1' instruction parmi les Juifs de Russie », creee en
1863 : celle-ci aurait eu pour tache « de favoriser et de renforcer la
solidarity juive universelle et l'esprit de caste 206 ».)
Les craintes suscitees par 1' Alliance avaient ete alimentees par
le premier appel, emotionnel a souhait, adresse par ses organisa-
teurs « au monde juif de tous les pays », mais aussi par des faux.
Le theme de 1' unite des Juifs y etait presente de la facon suivante :
« Juifs !... Si vous croyez que 1' Alliance est pour vous un bien, que,
tout en faisant partie de differents peuples, vous pouvez cependant
avoir des sentiments, des ddsirs et des espoirs communs... si vous
pensez que vos efforts disparates, les bonnes intentions et les aspi-
rations de personnes isolees peuvent devenir une force puissante en
s'unissant en un scul tout et en suivant une seule direction vers un
mSme but..., apportez-nous voire soutien par votre sympathie et
votre concours 207 . »
Plus tard fit son apparition un document connexe imprime' en
France - soi-disant un appel d'Adolphe Cremieux en personne. II
semble toutefois qu'il se soit agi d'un faux. On ne peut exclure que
ce soit un des projets d'appel, rejete" par les organisateurs de
l'Alliance (mais il confortait les accusations de Brafman comme
quoi l'Alliance avait des intentions cachees) : « Nous vivons en
terres etrangeres et nous ne pouvons etre concernes par les interets
changeants de ces pays tant que nos propres interets moraux et
materiels seront en danger... La doctrine juive doit se repandre
205. Ibidem.
206. EJ*, p. 742.
207. EJ. 1. 1, pp. 933-936.
A L'EPOQUE DES REFORMES 197
dans le monde entier... » Dans la presse russe, cela donna lieu a un
debat anime a Tissue duquel I. S. Aksakov* ecrivit en guise de
conclusion, dans son journal La Russie, que « le probleme de 1' au-
thenticity de l'appel ne presents pas, dans le cas present, de signifi-
cation particuliere, 6tant donne le caractere authentique des idees
et des esperances qui y sont exprim6es 208 ».
L' Encyclopedic juive publiee avant la revolution ecrivit que
depuis les annees 70, dans la presse russe, « de plus en plus rares
etaient les voix qui s'elevaient pour defendre les Juifs... L'idee
se renforcait parmi les Russes que les Juifs de tous pays seraient
unis par une forte organisation politique qui avait sa direction
centrale au sein de l'Alliance israelite universelle 209 ». C'est ainsi
que la cr6ation de l'Alliance produisit en Russie - et sans doute
pas seulement en Russie - un effet contraire au but qu'elle se
proposait...
Si les organisateurs de l'Alliance avaient pu prevoir le nombre
de blames formules a 1'encontre de la solidarite juive mondiale,
voire d'accusations de complots que cette Alliance allait susciter,
peut-etre se seraient-ils abstenus de la creer, d'autant plus qu'elle
n'a guere modifie l'histoire du continent europeen.
Apres 1874, quand le nouveau statut militaire introduisit le
service 6gal pour tous, « de nombreux articles de presse accusant
les Juifs de se derober a la conscription attiserent, au sein de la
societe" rus.se, l'inimitie a l'egard des Juifs. On reprocha a l'Alliance
son intention de prendre en charge le sort des Juifs qui quittaient
la Russie a cause de la nouvclle loi sur le service militaire 210 », car,
ainsi « nantis d'un soutien Stranger, les Juifs auront plus de facilites
pour quitter le pays que les autres citoyens ». (Voila un probleme
qui se posera avec acuite" un siecle plus tard, dans les anndes 70 du
XX e siecle...) Cremieux repondit que la tache de l'Alliance 6tait de
lutter contre la « persecution religieuse », qu'elle avait decide « a
l'avenir de ne pas accorder d'aide aux Juifs qui chercheraient a se
208. EJ, t. 1, pp. 950-951 ; I.S. Aksakov, OZuvres en 7 vol., M, 1886-1887, t. 3,
p. 843-844.
209. EJ, t. 2, p. 738.
210. Ibidem, pp. 738-739.
* Ivan Aksakov (1823-1886), poete et publiciste russe, chef de file des Slavophiles,
milita ardemment pour l'emancipation des pays slaves dans les Balkans.
198 DEUX SIECLES ENSEMBLE
derober au service militaire » en Russie, et de publier en outre « un
appel a nos coreligionnaires de Russie pour les inciter a remplir
scrupuleusement toutes les obligations contenues dans la nouvelle
loi 2n ».
En dehors du depart a l'etranger, l'un des moyens de se
soustraire au service militaire etait l'automutilation. Denikine,
general plutot liberal (aussi bien avant la revolution que pendant),
relate a partir de son experience - pendant plusieurs annees,
il participa dans la province de Volhynie au controle medical
des appeles juifs - des centaines de cas de ce genre ; il est vrai
que c'etait au debut du xx c siecle, mais son temoignage sur
ces nombreuses et terribles automutilations n'en est que plus
frappant 212 .
Comme nous l'avons deja signale, a compter de cette meme
annee 1874, a partir done du nouveau statut militaire et des privi-
leges lies a 1' education dont il etait assorti, les Juifs affluerent dans
les etablissements d'enseignement general du secondaire et du
superieur. Ce saut quantitatif, tres perceptible, pouvait maintenant
paraitre excessif. Dans la region du Nord-Ouest, encore auparavant,
« on avait deja demande de limiter 1' inscription des Juifs dans les
Etablissements d'enseignement general ». En 1875, le ministre de
l'lnstruction publique fit remarquer a son tour au gouvernement
« qu'il etait impossible de trouver de la place pour tous les Juifs
desireux de s'inscrire dans ces etablissements sans gener la popu-
lation chretienne 213 ».
Ajoutons le temoignage rcprobateur de G. Aronson selon lequel
Mendeleev*, a l'universite de Petersbourg, « avait fait preuve
d'antisemitisme 214 ». De tout cela V Encyclopedic juive conclut « a
un touraant dans les tendances d'une fraction de 1' intelligentsia
russe... qui a repudic les ideaux de la decennie precedente, en parti-
culier concernant le probleme juif 215 ».
211. Ibidem, t. 1, pp. 948-949.
212. A.I. Denikine, Pout rousskogo ofitsera (Le cheminement d'un officier russe).
New York, dd. Tchekhov, 1953, p. 284.
213. EJ,t. 13, pp. 50-51.
214. Aronson, La presse russo-juive, op. cit., p. 558.
215. EJ.t. 12, pp. 525-526.
* Dimitri Mendeleev (1834-1907), illustre chimiste russe, createur de la classification
penodk|iie des elements.
A L'EPOQUE DES REFORMES 199
Voila bien l'un des traits caracteristiques de cette 6poque :
l'attitude mefiante (mais nullement hostile) au projet d'egalisation
totale des droits des Juifs emanait de la presse, plutot celle de
droite, et non des cercles gouvernementaux. On pouvait ainsi lire
dans les journaux : comment peut-on « accorder tous les droits
civils... a cette ethnie resolument fanatique ct lui donner acces a
des fonctions administratives de haut rang ?... Seule 1' instruction...
et le progres social pourraient rapprocher en toute sincerite les Juifs
des Chretiens... Introduisez-les dans la famille commune des
peuples civilises et nous serons les premiers a leur dire une parole
d'amour et de reconciliation ». « La civilisation ne pourra que
gagner a ce rapprochement que lui promet le concours d'un peuple
energique et intelligent... Les Juifs... en arriveront a la conclusion
qu'il est grand temps pour eux de rejeter le joug de l'intolerance a
laquelle les ont conduits les interpretations trop strictes des talmu-
distes. » Ou bien : « Tant que l'education n'aura pas amene les Juifs
a l'idee qu'il ne faut pas vivre seulement sur le dos des Russes,
mais aussi a leur profit, il ne saurait etre question d'une plus grande
egalite de droits que celle qui existe aujourd'hui. » Ou encore :
«S'il est possible d'accorder aux Juifs les droits civils, on ne
saurait en aucun cas leur permettre l'acces a des fonctions "ou la
vie et les coutumes des Chretiens leur seraient soumises et ou ils
pourraient avoir quelque influence sur 1' administration et la
legislation d'un pays chretien" 216 . »
On peut se rendre compte du ton de la presse russe de l'epoque
en parcourant l'un des principaux organes de Petersbourg, deja
mcntionne, La Voix : « Les Juifs russes en general n'ont pas du
tout lieu de se plaindre que la presse russe ne manifeste guere de
bienveillance a l'egard de leurs interets. La majority de la presse
russe appelle bel et bien a une egalisation des droits civils des
Juifs » ; on comprend certes « que les Juifs aspirent eux-memes a
l'extension de leurs droits, et a legalisation avec les autres citoyens
russes », mais... « quelle force tenebreuse pousse la jeunessc juivc
vers une folle agitation politique ? Pourquoi n'est-il presque pas un
proces ou ne figurent des Juifs, et immanquablement a des roles de
premier plan ?... Et le fait que la quasi-totalite des Juifs se d6robent
a l'accomplissement de leurs obligations militaires, tout comme
216. Ibidem*, t. 2, pp. 736, 740.
200 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'implication habituelle de Juifs et de Juives dans tous lcs proces
politiques ne peuvent en rien servir la cause de legalisation des
droits » ; « si tu veux avoir des droits, tu dois au prealable montrer
par tes actes que tu peux egalement remplir les devoirs qui leur
sont indissolublement attaches », « en sorte que, par rapport aux
interets generaux du gouvernement et de la societe, la population
juive n'offre pas aux regards un tableau aussi defavorable pour die
et aussi desesperement sombre 217 ».
Mais, fait remarquer V Encyclopedic juive, « malgre cette propa-
gande, les hautes spheres de l'administration avaient nettement
conscience que la solution du probleme juif devait necessairement
passer par la voie de ['emancipation : en mars 1880, la majorite des
membrcs du Comite a l'amenagement de la vie des Juifs inclinait a
penser qu'il etait indispensable d'egaliser les Juifs dans leurs droits
avec le reste de la population 21 " ». Formes par les deux decennies
de rdformes d' Alexandre, les bureaucrates de son regne 6taient
gris6s par leur marche triomphale : nous avons deja releve certaines
de leurs propositions assez radicales - et bienveillantes a l'egard
des Juifs - dans les rapports des gouverneurs generaux de la Zone
de residence.
N'omettons pas non plus les nouvelles demarches influentes de
sir Moses Montefiore, revenu en Russie en 1872, ni les pressions
de Benjamin Disraeli, ni celles de Bismarck sur Gortchakov* au
Congres de Berlin de 1872. Embarrasse, Gortchakov se justifia en
disant que « la Russie n' etait nullement opposee a la liberte reli-
gieuse et l'octroyait pleinement, mais qu'il ne fallait pas la
confondre avec l'octroi de droits civils et politiques 219 ».
Or, en Russie, la conjoncture allait precisement dans cette
direction. 1880 vit s' installer la «dictature du coeur» de Loris-
Melikov**, et grandes et fondees furent alors les esperances des
Juifs russes de se voir accorder a breve echeance l'egalite des
droits - on en etait a la veille.
217. Golos (La Voix), 1881, n°46, 15 (27) f£vr., p. 1.
218. EJ, t. 2, p. 740.
219. Ibidem, t. 4, pp. 246, 594.
* Alexandre Gortchakov (1798-1883). homme politique russe, ministre des Affaires
dtrangeres (1856-1882), partisan d"un rapprochement avec la Prusse.
** Michel Loris-M61ikov (1825-1888). ministre de I'lnterieur de tendance liberate,
avait pr^pard un projet de Constitution lorsque Alexandre n fut assassin^.
A L'EPOQUE DES REFORMES 201
Mais c'est a ce moment-la que des membres de La Volonte du
Peuple* assassinerent Alexandre II, cassant de ce fait de nombreux
processus liberaux - entre autres, legalisation totale des droits
des Juifs.
Sliosberg remarque : le tsar fut tue la veille de Pourim**.
Apres toute une cascade d'attentats, les Juifs n'en furent point
etonnes, mais ils se mirent a craindre pour l'avenir 220 .
220. Sliosberg, I. 1, p. 99.
* Organisation terrorisie, nee en ] 879, responsable du meurlre d' Alexandre n.
** Fete d'institution rabbinique cdldbrant la victoire des Juifs sur leurs ennemis par
l'intermediaire d'Esther.
Chapitre 5
APRES L'ASSASSINAT
D'ALEXANDRE II
L'assassinat du tsar « liberateur » provoqua dans la conscience
populaire un veritable choc - ce qu'escomptaient bien sur les terro-
ristes de La Volonte du Peuple (Narodnaia Volia), mais ce qui, au
fil du temps, a ete escamote par les historiens, deliberement par les
uns, inconsciemment par les autres. Que d'autres tsars ou heritiers
de la couronne du siecle precedent - le fils de Pierre I er , Alexis,
Ivan VI Antonovitch, Pierre III, Paul I er - eussent connu des morts
violentes, le peuple ne le savait meme pas. L'assassinat du 1" mars
1881 engendra dans les esprits une commotion generalised. Pour
les couches populaires et surtout les masses paysannes, c'etaient
les fondements memes de la vie qui etaient ebranles. Et cela aussi,
conformement aux espcrances des terroristes, ne pouvait pas ne pas
produire une explosion.
Et elle se produisit. Mais sous une forme imprevisible : sous la
forme de pogroms antijuifs en Nouvelle Russie et en Ukraine.
Six semaines apres 1' attentat « se propagea a travers un immense
territoire, avec la virulence d'une epidemic », la mise a sac des
boutiques, des gargotes, des habitations de Juifs 1 . « Reellement...,
ce fut comme le dechainement d'une force elementaire... Les popu-
lations locales, qui, pour diverses raisons, voulaient en decoudre
avec les Juifs, entreprirent d'afficher proclamations et appels, de
recruter des fauteurs de pogroms auxquels se joignirent bientot
volontairement, a la faveur de 1' excitation generate, et appals par
1. EJ, t. 12, p. 611.
204 DEUX SIECLES ENSEMBLE
un gain facile, des gens par centaines. C'ctait un phenomene
incontrole. Or... meme enflammees par l'alcool, ces foules qui
perpetrerent pillages et violences porterent toujours leurs coups
dans une seule direction - contre les Juifs, toujours elles briderent
leurs emportements devant la porte des Chretiens 2 . »
Le premier pogrom eut lieu a Elisabethgrad, le 15 avril. « Les
desordres se sont amplifies quand, des villages avoisinants, ont
afflue des paysans, dans le but de faire main basse sur les biens des
Juifs. » Au debut, la troupe, ne sachant que faire,, resta passive.
Enfin, « un important regiment de cavalerie reussit a juguler les
troubles 3 ». « L'arrivee de forces nouvelles nut fin au pogrom 4 . »
« II n'y eut ni viols, ni meurtres au cours de ce pogrom 5 ». Scion
d'autres sources, « un Juif a ete tue. Le pogrom a ete ecrase le
17 avril par la troupe qui a tire sur les pillards 6 ». Cependant, « parti
d' Elisabethgrad, le mouvement se propagea parmi les localites
environnantes ; dans la majorite des cas, les desordres se limiterent
au pillage des tavernes ». Une semaine plus tard, un pogrom se
produisit dans le district d'Ananiev, province d'Odessa, puis dans
la ville meme d'Ananiev « oil le mouvement fut lance par un
habitant qui repandit le bruit que le tsar avait ete assassine par les
Juifs et qu'ordre avait 6tc donne de s'attaquer a eux, ce que les
autorites cachaient 7 ». Le 23 avril, un foyer se declara a Kiev, mais
fut vite etouffe par la troupe. Cependant, le 26 avril, un nouvel
incident eclata dans la ville, puis le lendemain, et le mouvement
atteignit bientot les faubourgs : ce fut le pogrom le plus violent
de toute la serie. Aucun, cependant, « n'entraina de pertes
humaines 8 ». (Dans un autre tome de la meme Encyclopedic, nous
lisons au contraire que « plusieurs Juifs furent tuds 9 ».)
Apres la ville de Kiev eurent encore lieu dans une cinquantaine
2. Hessen, 1.2, pp. 215-216.
3. Ibidem, pp. 216-217.
4. EJ, t. 12, p. 612.
5. L Priceman. Pogromy i samooborona (Les pogroms et Pautodefense), in « 22 »
Obschcstvenno-polititcheskii i literatumyi journal evreiskoi intclligenlsii iz SSSR v
Izraile (« 22 », Revue politique, sociale et litteraire des intellectuels juifs 6migr^s d*URSS
en Israel). Tel-Aviv, 1986-1987, n" 51, p. 174.
6. PEJ, p. 562.
7. EI, t. 12, p. 612.
8. PEI, t. 4, p. 256.
9. Ibidem, t. 6, p. 562.
APRES L'ASSASSINAT D'ALEXANDRE II 205
de localites de cette province des pogroms au cours desquels « les
biens des Juifs furent mis a sac, et, dans certains cas isoles, il y eut
voies de fait sur des personnes ». Fin avril, un pogrom se produisit
a Konotope, « perpetre principalement par les ouvriers et employes
du chemin de fer, et qui fit une victime. A Konotope, il y eut des
cas d'autodefense de la part des Juifs ». Le pogrom de Kiev en
provoqua d'autres - a Jmerinka et dans certaines localites de la
province de Tchernigov ; puis, au debut de mai, dans le bourg de
Smela ou les violences « furent arretees des le lendemain par la
troupe depechee sur place » (« On constata le pillage... d'une
boutique de confection »). Dans tout le courant de mai et jusqu'au
debut de l'&e, des foyers s'allumerent dans les provinces de Iekate-
rinoslav et de Poltava, dans certaines localites comme Aleksan-
drovsk, Romny, Nejine, Pereiaslavl, Borissov. « Quelques d6sordres
insignifiants eurent lieu ici ou la dans le district de Melitopolsk. II
y eut des cas ou les paysans dedommagerent aussitot les Juifs pour
les pertes subies l0 . »
« A Kichinev, le mouvement, qui faillit prendre corps le 20 avril,
fut etouffe dans l'oeuf". » Ni cette annee-la, ni les suivantes, il n'y
eut dans toute la Bi<51orussie aucun pogrom 12 , meme si, a Minsk,
une panique s'empara des Juifs quand parvint la nouvelle de ['exis-
tence de pogroms dans le sud-oucst du pays - phenomene abso-
lument inconnu ici 13 .
Puis ce fut le tour d'Odessa. En fait, seule la ville d'Odessa avait
connu auparavant - en 1821, 1859 et 1871 - des pogroms anti-
juifs. « C'etaient des incidents ponctuels, provoques le plus souvent
par 1'animosite envers des Juifs de la communaute grecque |,, »,
c'est-a-dire par la rivalite commerciale entre Juifs et Grecs. En
1871, trois jours\ durant, les echoppes, les debits de boissons,
les logements des N Juifs furent saccag6s, mais il n'y eut aucune
victime.
10. EJ, 1. 12, pp. 612-613.
11. Ibidem, p. 612.
12. PEJ, t. l.p. 325.
13. S. Guinzbourg, Nastroeniia evreiskoj molodioji v 80-x godakh prochlogo stoletiia
(L'dtat d'esprit de la jeunesse juive dans les annees 80 du siecle dernier), in MJ-2,
1944, p. 383.
14. EI, L 12, 611.
206 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Ce pogrom a ete decrit dans le detail par I. G. Orchanski qui temoigne :
les biens des Juifs ont ete non point voles, mais detruits - comme ces
montres du bijoutier, jetees sur le pave et pietinees. Le « declencheur » du
pogrom etait certes Thosulite" envers les Juifs des marchands grecs, surtout
apres qu'a Tissue de la guerre de Crimee les Juifs d'Odessa eurent rafle
aux Grecs le commerce des epices et produits coloniaux. Mais il y avait
aussi « une animosite generate envers les Juifs de la part de la population
chretienne d'Odessa. Ce sentiment £tait beaucoup plus conscient et plus
profond dans la classe aisee et instruite que parmi le simple peuple ».
Pourtant, Odessa abrite alors diverses nationalites vivant en bonne entente,
alors d'ou vient que les Juifs attirent sur eux une antipathie qui deg£nere
parfois en haine f£roce ? Un professeur de \yc6e expliquait a ses Aleves :
« Les Juifs cntretiennent avec le reste de la population des relations 6cono-
miques irregulieres. » Orchanski retorque : une telle explication fait fi du
« poids d'une lourde responsabilite morale ». Lui-meme en voit la raison,
entre autres, dans Taction sur les esprits de la legislation russe qui dote
les Juifs d'un statut special en leur infligeant, a eux seuls, des limitations.
Car, dans la tentative que font les Juifs pour s'affranchir de ces limitations,
les gens ne voient qu'« insolence, insatiabilite et usurpation 15 ».
Pour Theure, done, en 1881, Tadministration d'Odessa, forte
d'une experience que n'avaient pas les autres, sut etouffer d'emblee
les desordres qui avaient eclate" ca et Ik. « Le gros des emeutiers a
ete embarque sur des chaloupes et eloigne des cotes 16 » - un fort
ingenieux procede. (Contrairement a F edition d'avant la revolution,
X Encyclopedic juive actuelle ecrit que, la encore, le pogrom dura
trois jours 17 .)
U Encyclopedic juive d'avant la Revolution concede que « le
gouvernement tenait pour necessaire de mater resolument les tenta-
tives de violences contre les Juifs 18 . II en etait reellement ainsi : le
nouveau ministre de TInterieur, le comte N. P. Ignatiev, qui, en mai
1881, succeda a Loris-Mclikov, mena une tres ferme politique de
repression des pogroms, bien que maitriser des desordres qui
se propageaient avec la virulence d'une epidemie fut chose
fort malaisee du fait du caractere absolument imprevisible du
15. /. G. Orchanski, Evrei v Rossii : Otcherki i issledovaniia, vyp. 1 (Les Juifs en
Russie. Essais et 6tudes), recueil 1, Saint-P6tersbourg., 1872. pp. 212-222.
16. EJ, t. 12, p. 613.
17. PEJ, t. 6, p. 562.
18. EJ, t. 1, p. 826.
APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 207
phenomene, ainsi que dcs cffcctifs insuffisants de la police (sans
comparaison avec les forces de l'ordre des pays europeens et a
fortiori avec ceux de la police sovietique) et de la faible concen-
tration des garnisons implantecs dans ces regions. « Pour la defense
des Juifs contre les fautcurs de pogroms, on fit usage des armes a
feu l9 . » On tira sur la foule, il y eut des blesses. Ainsi, a Borissov,
« les soldats tirerent et tuerent quelques paysans 20 ». De meme, « a
Nejine, les troupes mirent fin au pogrom en ouvrant le feu sur la
foule des paysans pillards : quelques-uns furent tues et d'autres
blesses 2 ' ». A Kiev, 1 400 individus furent arretes 22 . Tous ces
temoignages dressent le tableau d'une reaction fort energique. Mais
le gouvernement sut aussi reconnaitre son absence d'efficacite. Un
communique officiel proclama que, lors du pogrom de Kiev, « les
mesures destinees a mattriser la populace furent prises trop tard et
trop mollement 23 ». En juin 1881, dans un rapport a l'Empereur sur
la situation dans la province de Kiev, le directeur du departement
de la police, V. K. Plehve, citait, parmi les causes « de la multipli-
cation des desordres et de la lenteur de la repression », le fait que
le tribunal militaire « s'etait montre excessivement indulgent envers
les accuses, et fort leger vis-a-vis de 1' affaire en soi ». Alexandre III
griffonna en marge : « C'est impardonnable 24 . »
Pourtant, au plus fort des evenements, comme plus tard, des
accusations alleguant que les pogroms auraient ete provoques par
le gouvernement lui-meme ne manquerent pas de se faire entendre.
Cette accusation, parfaitement arbitrairc, ctait d'autant plus absurde
qu'en avril 1881 le gouvernement avait a sa tete le meme Loris-
Melikov, reformateur et liberal, et que les postes dans la haute
administration etaient occupes par des hommes a lui. Apres 1917,
un groupe d'historiens - S. Doubnov, G. Krasnyi-Admoni et
19. Hessen, t. 2, p. 222.
20. EJ, t. 12, p. 613.
21. PEJ, t. 6, pp. 562-563.
22. S. M. Doubnov, Noveichaia Istoriia. Ot frantsouskoi revolioutsii 1789 goda do
mirovoi voiny 1914 goda : v 3-x T. (Histoire moderne du pcuplc juif. De la Rdvolution
franfaise de 1789 a la guerre mondiale de 1914, en 3 vol.), t.3 (1881-1914), Berlin,
Grani, 1923, p. 107. Vseobschaia istoriia evreiskogo naroda ot drevneichikh vremion do
nastoiaschego (Histoire universelle du peuple juif depuis 1' Antiquity jusqu'a nos jours).
23. EJ, t.6, p.612.
24. R. Kantor, Aleksandr III o evreiskikh pogromakh 1881-1883 gg. (Alexandre HJ a
propos des pogroms antijuifs de 1881-1883), in Evreiskaia letopis (Chronique juive),
recueil 1, M. Ed. Radouga, 1923, p. 154.
208 DEUX SIECLES ENSEMBLE
S. Lozinski - chercherent scrupuleusement des preuves dans les
archives de l'Etat ouvertes au public, et ils ne trouverent que la
preuve du contraire, a commcncer par ce fait que le tsar
Alexandre ITI en personne exigea qu'on menat sur l'affaire une
enquete approfondie. (Mais ne fallut-il pas qu'un quidam inventat
et lancat dans l'opinion la fable calomnieuse selon laquelle
Alexandre ITI aurait dit - a qui, nul ne le sait ; quand et en quelles
circonstances, on l'ignore : « Moi, a parler franc, je suis content
quand on s'en prend aux Juifs ! » Et ca a pris, ca a marche, la
phrase a et6 reprOduite dans les brochures libertaires de l'emi-
gration, elle est entree dans le folklore liberal et maintenant encore,
cent ans apres, on la voit ressortir dans certaines publications
comme un fait avere 2 \ Et V Encyclopedic juive de rencherir : « Les
autorites agissaient en contact dtroit avec les emeutiers 26 . » Au
point que Tolstoi lui-meme, du fond de sa demeure de Iasnaia
Poliana, voyait les choses « claircment » : les pouvoirs publics ont
tout en main. « Qu'ils le veuillent, et ils suscitent un pogrom ;
qu'ils ne le veuillent pas, et le pogrom ne survient pas 27 . »)
La verite, c'est que non seulement il n'y eut aucune incitation
aux pogroms de la part du gouvernement, mais encore, comme le
fait remarquer Hessen, « 1' apparition dans un laps de temps tres
bref et sur un large territoire de nombreux commandos fauteurs de
pogroms, ainsi que leur mode d'action, excluent l'idee qu'il y aurait
eu un centre operationnel unique 28 ».
Or, voici un autre temoignage, contemporain des evenements, et
qui nous vient d'ou on l'attendait le moins : d'un libelle ouvrier du
« Partage noir » (Tchornyi Peredet), autrement dit, d'un appel au
peuple date de juin 1881. Cette brochure revolutionnaire nous
brosse de la situation le tableau suivant : « Non seulement tous
les gouverneurs sans exception, mais de nombreux fonctionnaires,
policiers, militaires, les popes, les juges, les joumalistes, tous ont
pris la defense des Juifs exploiteurs... Le gouvernement protege les
Juifs, leur personne et leurs biens » ; les gouverneurs menacent :
25. A. Lvov, in Novaia gazela (Nouveau Journal). New York, 5-11 sept. 1981, n°70,
p. 26.
26. PEJ. t. 6, p. 563.
27. Mejdounarodnaia evreiskaia gazela (Journal international juif). mars 1992, n°6
(70). p. 7.
28. Hessen, t. 2, p. 215.
APRES L'ASSASSINAT D'ALEXANDRE II 209
« les fauteurs de troubles seront trails avec toute la rigueur des
lois..., la police les recherche parmi la foule et les arrete ; on les
emmene au poste... Les soldats et les cosaques matent les bandits
a coups de crosse et de cravache... les uns sont traines devant les
tribunaux d'ou Us sont jetes en prison ou expedies au bagne, les
autres sont fouettes sur place au poste de police 29 ».
Un an plus tard, toujours au printemps, « les pogroms reprirent,
mais moins nombrcux et moins violents qu'avant 30 ». « Le plus dur
fut celui subi par les Juifs de la ville de Balta. » Par la suite, des
troubles eurent encore lieu dans le district de Balta et dans certains
autres. «Cependant, de par leur nombre et leur ampleur, les
troubles de 1882 furent largement en retrait par rapport a ceux de
1881. La mise a sac des biens des Juifs a ete un phenomene moins
frequent 31 . » V Encyclopedic juive d'avant la revolution fait nean-
moins etat d'un Juif tue au cours du progrom de Balta 32 .
Un contemporain juif connu ecrit : lors des pogroms des annees
1880, « on pillait les malheureux Juifs, on les rouait de coups mais
on ne les tuait pas 33 ». (D'autres sources font etat de 6 ou 7 victimes.)
A l'epoque, dans les annees 1880-1890, nul n'a mentionne" d'assas-
sinats collectifs ou de viols. Mais plus d'un demi-siecle a passe et
nombre d'hommes de plume, dispenses de T obligation de trop
chercher la verite sur des faits deja anciens, et jouissant en revanche
d'un vaste et credule auditoire, se sont mis a evoqucr des atrocites
massives et premeditees. Dans l'ouvrage maintes fois reedite' de
Max Raisin, nous lisons par exemple qu'au cours des pogroms de
1881 on avait vu «des femmes violees, des millicrs d'hommes,
de femmes et d'enfants rues ou estropies. II s'avdra plus tard que,
les troubles avaient ete fomentes par le pouvoir lui-meme, qui
avait excite les fauteurs de pogroms et empcche les Juifs de se
defendre 34 ».
Quant a G. B. Sliosberg, pourtant raisonnablement instruit des
29. Zenw, Rabotchii listok (Brochure otivriere), juin 1881, n° 3, in RHR, t. 2,
pp. 360-361.
30. Hessen, t. 2, p. 217.
31. EJ, t. 12, p. 614.
32. EJ, t. 3, p. 723.
33. M. Krol, Kichiniovskii pogrom 1903 goda i Kichiniovskii pogromnyi protscss (Le
pogrom de Kichiniov de 1903 et le processus des pogroms a Kicriiniov), in MJ-2, p. 370.
34. M. Raisin, A History of the Jews in Modern Times, 2 e dd., New York, Hebrew
Publishing Company, 1923, p. 163.
210 DEUX SIECLES ENSEMBLE
methodes de l'appareil d'Etat russe, il declarait en 1933 a l'etranger
que les pogroms de 1881 avaient surgi non point d'en bas, mais
d'en haut, du cabinet du ministre Ignatiev* (... qui n'etait pas
encore ministre a cette epoque : le vieil homme aurait-il eu la
memoire qui flanche ?) et que, « sans aucun doute, Ton pourrait
des cette epoque trouver au departcment de la Police les fils
conducteurs menant aux pogroms 35 » - et voila comment un juriste
chevronne" s'autorise une approximation grave et de mauvais aloi.
Mais voici encore : dans une revue juive actuelle fort sdrieuse,
nous apprenons d'un auteur moderne (en contradiction avec les
faits, et sans l'apport d'aucun document nouveau) qu'a Odessa, en
1881, il y eut un pogrom qui dura trois jours ; qu'a Balta « soldats
et policiers prirent une part directe » au pogrom, lequel « fit
40 morts et blesses graves parmi les Juifs, et 170 blesses legers 36 ».
(Nous venons de lire dans la vieille Encyclopedic juive qu'a Balta
il n'y qu'eut qu'un mort et quelques blesses. Mais, dans la nouvelle,
un si5cle apres l'evenement, nous lisons qu'a Balta « aux emeutiers
se sont joints les soldats... Plusieurs Juifs ont ete tues, des centaines
ont etc blesses, de nombreuses femmes ont ete violees » ; a Kiev,
« pres de 20 femmes ont ete violees 37 »). Les pogroms sont une
forme d'agression trop barbare et trop atroce pour qu'on se
permette en plus de manipuler les donnees et le nombre final des
victimes.
Mais e'est ainsi : enfoui, enseveli - a quoi bon reprendre les
fouilles ?
Les causes des premiers pogroms ont 6(6 patiemment scrutees,
commentees par les contemporains. Des 1872, apres le pogrom
d' Odessa, le gouverneur general de la region du Sud-Ouest, dans
un rapport officiel, prevenait qu'un incident de meme nature
risquait de se reproduire dans sa region, du fait que « la haine et
l'hostilite envers les Juifs ont ici des racines historiques et que,
pour l'heure, seule la dependance materielle des paysans a lew
35. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : Zapiski russkogo evreia (Choscs du
temps passd. Notes d'un Juif nisse), en 3 vol., Paris, 1933-1934, 1. 1, p. 118 ; t. 3, p. 53.
36. Praisman, in « 22 », 1986, n° 51, p. 175.
37. PEJ, t. 6, pp. 562-563.
* Ignatiev Nicolai' Pavlovitch (1832-1908) : succede a Loris-Mdlikov au poste de
ministre de l'lnterieur et occupe celui-ci jusqu'en mai 1882.
apres UASSASSINAT D'ALEXANDRE II 211
egard, et les mesures prises par 1' administration empechent que
n'explose l'indignation de la population russe contre la minorite
juive». Le gouverneur general reduisait l'affaire a un conflit
d'ordre economique : « On a calcule et evalue les possessions des
Juifs, dans le commerce et l'industrie, pour la region du Sud-
Ouest ; on a Egalement montre" que les Juifs s'emploient activement
a prendre a bail les terres des proprietaire fanciers pour les retro-
ceder aux paysans a des conditions tres dures. » Et ce lien de
causalite « a ete" gEneralement reconnu pour les Emeutes de
l'annee 1881 38 ».
Au printemps 1881, Loris-MElikov * rapportait a son tour au
tsar : « A la racine des desordres actuels, il y a la haine profonde
de la population locale envers les Juifs qui l'ont asservie, mais
il est certain que des gens malintentionnes ont profile de cette
circonstance 39 . »
Les journaux d'alors donnaient la meme explication. «Exa-
minant les causes des pogroms, seuls de rares organes de presse
ont mentionne" la haine raciale ou religieuse ; les autres estiment
que le mouvement a une origine Economique, les uns voyant dans
ces debordements une protestation dirigee specialement contre les
Juifs du fait de leur domination Economique sur la population
russe », les autres constatant que la masse populaire, Ecrasee econo-
miquement, « cherchait sur qui deverser sa colere » - et les Juifs
ont fait l'affaire, eux qui dtaient prives de certains droits 40 . Un
contemporain des Evenements, l'humaniste (deja cite) V. Portou-
galov, voyait lui aussi « dans les pogroms antijuifs des annees 1880
l'expression d'une protestation de la part des paysans et des indi-
gents des villes contre 1'injustice sociale 41 ».
Quelques decennies plus tard, Hessen confirme que « la popu-
lation juive des provinces du Sud » trouvait malgre tout a subvenir
a ses besoins aupres des Juifs capitalistes, tandis que la population
paysanne locale vivait des temps extremement difficiles » : elle
38. Hessen, t. 2. pp. 216, 220.
39. Kantor, in Evreiskaia letopis (Chronique juive), rccucil 1, op. cit., p. 152.
40. Hessen, t. 2, p. 218.
41. PEJ, t. 6, p. 692.
* Loris-M61ikov Mikhail Tarpdlovitch (1825-1888) : ministre de l'lnteneur d'aoQt
araai 1882.
212 DEUX SIECLES ENSEMBLE
n'avait pas assez de terre, « circonstance qu'avaient en partie favo-
ris6e les Juifs aises en affermant les terres des proprietaries fonciers
et en faisant par la meme grimper le prix de la redevance, jusqu'a
un montant inabordable pour les paysans 42 ».
Ne negligeons pas non plus cet autre temoin, bien connu pour
son impartialite et son serieux, que nul n'a jamais soupconne d'etre
« reactionnaire » ou « antisemite » : Gleb Ouspenski. Au debut des
annees 1880, il ecrivait : « Les Juifs ont 616 agresses parce que
justement, ils profitaient de la misere d'autrui, du labeur d'autrui,
au lieu de gagner leur pain a la sueur de leur front » ; « bastonne,
fouette, le peuple a tout endure - et les Tatars, et les Allemands,
mais quand le Juif a commence a lui soutirer ses derniers sous,
alors il ne I'a plus supportd 43 ! ».
Mais voici maintenant ce qu'il faut faire remarquer. Lorsque,
assez vite, a la suite de ces pogroms, au debut du mois de mai
1881, une delegation de notables juifs de la capitale, avec a sa
tete le baron G. Guinzbourg, fut recue par le tsar, celui-ci declara
clairement que « dans les desordres criminels du sud de la Russie,
les Juifs ne sont qu'un pretexte : les vrais auteurs sont les anar-
chistes 44 ». Or, a la meme date, le frere du tsar, le grand-due
Vladimir Alexandrovitch, declarait au meme Guinzbourg que,
« comme le gouvernement l'a maintenant decouvert, les desordres
ont pour origine non point un soulevement dirige exclusivement
contre les Juifs, mais la volonte de certains de creer des troubles
coute que coute ». C'est aussi ce que rapportait le gouverneur
general de la region du Sud-Ouest : « L'etat d'excitation de la popu-
lation est du a des agitateurs 45 . » II se confirma que de cela
egalement les autorites 6taient averties. Des reactions aussi rapides
de leur part montrent bien qu'elles ne laissaient pas trainer
l'enquete. Mais la coutumiere legeret6 de 1' administration russe
d'alors, son ignorance du role de l'opinion firent que les conclu-
sions des enqueteurs ne furent pas portees a la connaissance du
public. Sliozberg* en fait le reproche au pouvoir central : pourquoi
42. Hessen, t. 2, pp. 219-220.
43. G. Ouspenski, Vlast Zerali (La Puissance de la terre), L. 1967, pp. 67, 68.
44. EJ*, 1. 1, p. 826.
45. Ibidem*. 1. 12, p. 614.
* Heinrich Sliozberg : reprdsentanl au Congres de Vilnius.
APRES LASSASSINAT D' ALEXANDRE D 213
n'a-t-il pas « tente" de se justifier face aux accusations qui lui etaient
faites d' avoir laisse se developper les pogroms 46 » ? (Oui, bien sur,
le reproche est juste. Mais n'accusait-on pas le gouvernement,
comme nous l'avons vu, d'attiser expres les pogroms, de les
orchestrer ? Absurde de commencer par demontrer que tu n'es pas
le criminel...)
C'est que d'aucuns repugnaient a croire dans le role d'instiga-
teurs des revolutionnaires. Ainsi, un memorialiste juif de Minsk se
souvient : pour les Juifs de Minsk, Alexandre II n'etait certes pas
le « liberateur », puisqu'il n'avait pas aboli la Zone de residence,
mais ils n'en pleurerent pas moins sa mort*. Nonobstant, ils ne
prononcerent pas un mot desobligeant a l'encontre des revolution-
naires, allant jusqu'a parler de leur heroisme et de la purete de leurs
intentions. Et, lors des pogroms du printemps et de l'ete 1881, ils
refuserent de croire que les socialistes y avaient leur part : tout,
pensaient-ils, venait du nouveau tsar et de son gouvernement. « Le
gouvernement souhaite les pogroms, il se cherche un bouc 6mis-
saire. » Et lorsque, plus tard, des temoins dignes de foi, venus du
Sud, confirmerent que les instigateurs avaient bel et bien 6te les
socialistes, ils persisterent a croire que c'etait la faute du gouver-
nement 47 .
Cependant, au d6but du xx e siecle, des auteurs scrupuleux
reconnaissent : « II y a dans la presse des indications sur la parti-
cipation aux pogroms de certains membres de La Volonte
du Peuple**, participation dont on ignore encore l'ampleur... A
en juger par ce qu'ecrit l'organe du parti, les membres de cette
organisation consideraient les pogroms comme des formes appro-
priees du mouvement revolutionnaire ; on presumait que ces
pogroms initiaient le peuple aux actions subversives 48 » ; que « le
mouvement, si facile a dinger contre les Juifs, se tournerait ensuite
contre les nobles et les fonctionnaires ». En conformite avec cette
46. Hessen,t.2, p. 218.
47. A. Lesin, Epizody iz moei jizni (Episodes de ma vie), in MJ-2, pp. 385-387.
48. EJ, t. 12. pp. 617-618.
* Le l cr mars 1881, Alexandre II est victime d'un attentat terroriste.
** La Volonte du Peuple : organisation secrete revolutionnaire issue de la scission en
1879 de Terre et Liberte, championne de la terreur. Son triomphe est l'assassinat
d'Alexandre II, qui sera bientot suivi par son demantelement par la police et son declin.
Combat repris par les S.-R. (sociaux-revolutionnaires).
214 DEUX SIECLES ENSEMBLE
idee, dcs proclamations furent redigees, incitant le pcuple a s'en
prendre aux Juifs 49 . De nos jours, on parle de cela a la legere,
comme d'une chose archiconnue : « Une propagande active fut
menee par les populistes, tant les membres de La Volonte du Peuple
que ceux du Partage noir*, prets a soulever un mouvement popu-
laire sur n'importe quel terrain, fut-ce celui de rantisemitisme 50 . »
De Immigration oil il se trouvait, l'infatigable Tkatchev**,
champion de la tactique de la conspiration et precurseur en cela de
Lenine, applaudissait aux pogroms naissants.
Les membres de La Volonte" du Peuple (et ceux, affaiblis, du
Partage noir) ne pouvaient plus guere temporiser, maintenant que
l'assassinat du tsar avait manque de provoquer 1' insurrection
generale spontanee sur laquelle ils comptaient. La commotion au
sein de la masse populaire etait si forte, apres l'assassinat du tsar
« liberateur », qu'il n'en fallait guere plus pour que les esprits
deboussotes basculassent d'un cote" ou de 1' autre.
Dans l'etat d' ignorance generale ou se trouvait le pays, ce bascu-
lement pouvait sans doute s'operer de differentes fa9ons. (Ainsi
entendit-on dire dans le peuple, au cours de ces semaines-la, que
le tsar avait ete assassine par les nobles qui se vengeaient ainsi de
l'affranchissement des serfs.) En Ukraine, les motivations anti-
juives existaient indeniablement. Les premiers troubles, au prin-
temps 1881, depasserent peut-etre les intentions des extremistes de
La Volonte du Peuple, mais ils leur indiquerent sur quelles braises
souffler. Puisque le peuple s'en prend aux Juifs, ne soyons pas en
reste ! Le mouvement est parti des masses populaires - comment
ne pas en profiter ? Sus aux Juifs ! - et nous nous en prendrons
en suite aux proprietaries ! Les pogroms avortes d' Odessa et de
Iekaterinoslav ont tres probablement ete attises par les populistes.
Que la marche des emeutiers ait suivi les voies ferrees, que les
cheminots y aient pris une large part, permet de supposer la presence
49. Hessen.1.2, p. 218.
50. Praisman, in « 22 », 1986, n° 51, p. 173.
* Le Partage noir : groupe rdvolutionnaire issu de la scission de Terre et Liberte\
Prone le partage total des terres, refuse le terrorisme de La Volonte" du Peuple, noyau du
futur parti marxiste SD (menchevik).
** Piotr Nikitich Tkatchev (1844-1885) : publiciste russe, ideologue du populisme
r^volutionnaire. Plusieurs fois emprisonne. Emigre en 1873. Redacteur en chef du Nabat
(le Tocsin) (Geneve). II mcurt a Paris.
APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 215
d'agitateurs itinerants, charges de repandre le bruit que « Ton cache
l'ordre du tsar » de s'atlaquer aux Juifs pour venger Fassassinat de
son pere. (Le procureur du tribunal d' Odessa l'a bien remarque" :
« En perpetrant des pogroms antijuifs, le peuple etait intimcment
convaincu d'agir conformement a la loi, car il croyait dur comme
fer a l'existence d'un edit du tsar autorisant et meme recommandant
la destruction des biens des Juifs 31 . » Ici, selon Hessen, se mani-
festait « la conviction bien ancree dans le peuple que le Juif est
hors la loi, que le pouvoir ne peut s'en prendre au peuple pour
defendre les Juifs 52 ». C'est cette facon de voir, ce leurre que les
extnSmistes se proposaient d'exploiter.
Quelques brochures revolutionnaires datant de ces ann6es-la ont
ete conservees pour les historiens futurs. Ainsi le tract du 30 aout
1881, 6mis par le comite executif de La Volonte du Peuple, typo-
graphic chez eux et redige directement en ukrainien : « Qui a
accapare les terres, les forets, les auberges ? - Le Juif. Qui le
moujik, parfois a travers ses larmes, supplie-t-il de le laisser jouir
de sa terre ? - Le Juif... Ou que Ton regarde, ou que Ton se tourne,
le Juif est partout. Le Juif vous insulte, il vous trompe, il boit votre
sang... » Avec cet appel a la fin : « Levez-vous done, braves gens
laborieux 53 !... » On lit aussi, dans le numdro 6 de La Volonte du
Peuple : « Toute l'attention du peuple, qui cherche a se defendre,
est maintenant concentree sur les marchands, les gargotiers, les
usuriers, brcf, sur les Juifs, cette "bourgeoisie" locale si apre, si
empressee a plumer le peuple travailleur. » Mais, plus tard (en
1883), dans un supplement a ce numero, sous la mention « recti-
ficatif» : les pogroms sont le debut d'un ample mouvement
populaire « non pas contre les Juifs en tant que tels, mais contre
les exploiteurs du peuple 54 ». Et, dans Zerno, la feuille deja citde
du Partage noir : «Le pauvre peuple n'en peut plus de se voir
plumer par les Juifs. Ou qu'il se tourne, il rencontre toujours le Juif
exploiteur. Le Juif tient les debits de boissons et les tavernes, il
prend au proprietaire la terre a bail pour la sous-louer au paysan, il
51. EJ*,t. 1, p. 826.
52. Hessen, t. 2. p. 215.
53. Katorga i ssylka : Isloriko-revolioutsionnyi vestnik (Bagne et exil : le Messager
historique et revolutionnaire), livre 48, M. 1928, pp. 50-52.
54. D. Choub, Evrei v russkoi revolioutsii (Les Juifs dans la revolution russe), in MJ-2,
pp. 129-130.
216 DEUX SIECLES ENSEMBLE
achete la r£colte du bl6 sur pied, il pratique l'usure avec des interets
exorbitants... "C'est notre sang !" disaient les paysans aux agents
de la police venus leur reprendre le bien des Juifs. » Puis Ton trouve
dans Zerno le meme « rectificatif » : « Parmi les Juifs, tous ne sont
pas riches, tant s'en faut... tous ne sont pas des exploiteurs... Rejetez
done l'animosite a l'egard des autres peuples et des autres religions
- et unissez-vous avec eux "contre l'ennemi commun" : le tsar, la
police, les proprietaires terriens et les capitalistes 55 . »
Seulement voila : ces « rectificatifs » sont arrives trop tard. Des
tracts de ce genre avaient ete tires et diffuses et a Elisabethgrad et
dans les autres villes du Sud, et a Kiev par les soins de l'Union des
ouvriers de la Russie du Sud - les pogroms etaient deja du passe
que les populistes les attisaient encore, en 1883, esperant les faire
renaitre et, a travers eux, declencher la grande revolution panrusse.
La vague de pogroms dans le Sud suscita forcement de larges
echos dans la presse de la capitale. Dans un organe repute « reac-
tionnaire », les Nouvelles de Moscou (Moskovskiie Vedomosti),
M. N. Katkov *, indefectible defenseur des Juifs, fustigeait les
pogroms provoques par des « intrigants scelerats... qui embrouillent
intentionnellement la conscience populaire en incitant a resoudre
la question juive non par une etude approfondie, mais par des
pugilats 56 ».
Se signalerent a l'attention du public des articles d'6crivains.
I. S. Axakov, adversaire resolu de la complete emancipation des
Juifs, avait tente, d£s la fin des ann6es 1850, de retenir le gouver-
nement «sur la voie de mesures trop radicales». Quand fut
promulguee la loi sur 1'acces au service de TEtat des Juifs
diplomas, il avait emis des objections (1862), au motif que les Juifs
sont « une poignee de gens qui nient completement la doctrine
chretienne, 1' ideal et le code de moralite Chretiens (et done tous les
fondements de la vie sociale du pays), et qui confessent une
doctrine opposee et hostile ». II n'admettait pas l'egalite des Juifs
en matiere de droits politiques, tout en reconnaissant parfaitement
55. RHR, t. 2, pp. 360-361.
56. E), (.9, p. 381.
* Mikhail Nikitorovitch Katkov (1818-1887) : c^lfebre publiciste russe, r6dateur en
chef des Nouvelles de Moscou. Membre du cerele Stanki6vitch. Liberal modere\ puis
adversaire des r6formes.
APRES UASSASSINAT D' ALEXANDRE II 217
leur egalite en droits civiques, souhaitant qu'au peuple juif « soit
garantie la pleine liberte de mceurs, d'organisation domestique, de
developpement, d' instruction, de commerce... et meme... de resi-
dence sur tout le territoire de la Russie ». En 1867, il ecrivait
qu'economiquement parlant, « ce n'etait pas de l'emancipation des
Juifs qu'il convenait de parler, mais de l'emancipation des Russes
par rapport aux Juifs ». II faisait remarquer la surdite, 1' indifference
de la presse liberale a la situation des paysans et a leurs besoins.
Et, dans la vague des pogroms de 1881, Axakov voit maintenant
l'expression de la colere du peuple contre « le joug que les Juifs
font porter a la population russe locale », d'ou, lors de ces pogroms,
l'« absence de rapines », mais une simple mise a sac des biens,
accompagnee « de la conviction naive d'etre dans son bon droit » ;
et il repetait qu'il convenait de poser la question « non de l'egalite
en droits des Juifs et des Chretiens, mais la question de 1' absence
de droits de la population chr&ienne face aux Juifs" ».
L' article de Saltykov-Schedrine etait au contraire rempli d' indi-
gnation : « L'histoire n'a jamais inscrit sur ses pages question plus
douloureuse, plus aux antipodes de la simple humanite, plus tortu-
rantc que la question juive... Rien de plus inhumain, de plus insense
que la legende, sortie des limbes d'un sinistre passe..., qui reporte
le sceau de la honte, de l'alienation et de la haine... Quoi qu'il
entreprenne, le Juif reste toujours un homme stigmatise^ 8 . »
Schcdrine ne niait pas qu'« un bon contingent d'usuriers et d'ex-
ploiteurs de toutes sortes se rccrutait panni les Juifs », mais il s'in-
dignait : comment peut-on, a cause d'un certain type d'individus,
reporter le blame sur la nation tout entiere 59 ?
Considerant tout lc debat d'alors, un auteur juif modcrne ecrit :
« La presse liberale et progressiste (comme il est convenu de
l'appeler) couvrait les emeutiers 60 . » V Encyclopedic juive d'avant
la revolution parvient a la meme conclusion : « Mais, dans les
milieux progressistes eux-memes, la sympathie pour le malheur du
57. /. S. Aksakov, Sotch. v 7-mit (Euvres en 7 volumes). M. 1886-1887, t. 3, pp. 690,
693,708,716,717, 719,722.
58. M. E. Saltykov-Schedrin, Iioulskoie veianiie (Souffle de juillet), in Otetcestvcnnyie
zapiski (Annales de la patrie), 1882, n° 8.
59. EJ, t. 16, p. 142.
60. S. Markish, O evreiskoi nenavisti v Rossii (A propos de la haine antijuive en
Russie), in « 22 », 1984, n° 38, p. 216.
2 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE
peuple juif s'est manifested mollcment... On a regarde cette
catastrophe du point de vuc des pillards, en qui on voyait lc pauvre
paysan demuni, et Ton oubliait souverainement la souffrance
morale et la situation materielle du peuple juif agresse fil . » La revue
radicale Otetchestvennyie Zapiski (« Les Annales de la Patrie »)
jugeait elle-meme les choses ainsi : le peuple s'est souleve contre
les Juifs parce qu'« ils se sont arroge le role de pionniers du capita-
lisme, parce qu'ils vivent selon une nouvelle loi [pravda] et puisent
largement a cette source nouvelle pour edifier, sur le malheur de
leur voisinage, leur propre prosperite », c'est pourquoi « il est
necessaire que le peuple soit protege contre le Juif, et le Juif contre
le peuple », et, pour ce faire, « il faut ameliorer la condition des
pay sans ».
L'6crivain D. Mordovtsev, sympathisant des Juifs, exprima son
pessimisme dans un textc intitule « Lettre d'un chretien a propos
de la question juive », publie dans la revue juive Rassvet : il invitait
les Juifs « a emigrer en Palestine et en Amerique, car c'est la seule
facon de resoudre la question juive en Russie 62 ».
Les ecrits des publicistes et memorialistes juifs de 1'epoque s'in-
dignent : en effet, les attaques parues dans la presse contre les Juifs
- venant de la droite comme de la gauche - faisaient directement
suite aux pogroms, et, sitot apres eux - et d'autant plus fermement
a cause d'eux -, le gouvernement renforca les mesures restrictives
contre les Juifs. Cette indignation, il faut la souligner et la
comprendre.
II convient cependant de considerer au prealable la position
du gouvernement dans toute sa complexity. Dans les spheres de
l'Etat et du pouvoir, la question etait debattue, des solutions d' en-
semble etaient recherchees. Dans un rapport a l'Empereur, le
nouveau ministre de l'lnterieur, N. P. Ignatiev, evoquait l'ampleur
du probleme tel qu'il s'etait pose pendant tout le regne precedent :
« Tout en reconnaissant les consequences negatives, pour la popu-
lation chretienne de ce pays, de l'activite economique des Juifs,
de leur isolationnisme culturel, de leur fanatisme religieux, le
gouvernement, au cours des vingt dernieres annees, a cherche par
une serie de mesures a favoriser l'assimilation des Juifs au reste de
61. EI, t. 2, p. 741.
62. PEJ, t. 5, p. 463.
APRES fASSASSINAT D- ALEXANDRE II 219
la population et il a presque realise Fegalite en droits des Juifs et
de la population de souche. » Cependant, est-il dit dans ce rapport,
l'actuel mouvement antijuif « prouve incontestablement qu'en d£pit
des efforts du gouvernement les relations entre la communaute
juive et la population locale continuent d'etre anormales », et ce,
pour des raisons de nature economique : depuis qu'ont et6 assou-
plies les limitations des droits des Juifs, ceux-ci ont accapare non
seulement le commerce et d'autres corps de metiers, mais ils ont
fait l'acquisition de grands domaines agricoles, et, « ce faisant,
grace a la solidarity qui les unit, ils ont - a de rares exceptions
pres - employe leurs efforts non point a developper les forces
productives de l'Etat, mais a exploiter la population environnante,
de preference les classes les plus pauvres ». Maintenant que les
emeutes ont ete reprimees, que les Juifs sont a l'abri des violences,
« il apparait juste et urgent de prendre des mesures non moins ener-
giques en vue d'abolir les relations anormales qui existent entre la
population de souche et les Juifs, et de proteger celle-la contre la
funeste activite de ceux-ci 63 ».
Conformement a cette exigence furent institutes en novembre
1881 des zones de residence dans quinze provinces, et, dans la
province de Kharkov 64 , des commissions constitutes « de represen-
tants de toutes les classes et de toutes les communautes (y compris
la juive), dont la tache 6tait justement de faire la lumiere sur la
question juive et de proposer des solutions 65 ». Ces commissions
etaient invitees a repondre, entre autres questions de nature plutot
factuelles, a celles-ci : « Quels sont les aspects de l'activite econo-
mique des Juifs qui aggravent la situation des habitants de souche
de vos regions ? Qu'est-ce qui empeche d'appliquer la legislation
sur les Juifs concernant l'achat et l'affermage des terres, le
commerce des boissons et le pret sur gages 66 ? Que faudrait-il
changer pour eviter que les Juifs echappent a la loi ? Quelles
mesures legislatives et administratives faudrait-il prendre pour
neutraliser la funeste concurrence des Juifs dans les differentes
spheres economiques 67 ? »
63. Hessen*, t. 2, pp. 220-221.
64. EJ, t. 1, p. 827.
65. Hessen, t. 2, p. 221.
66. EJ, t. 1, pp. 827-828.
67. Hessen, t. 2, p. 221.
220 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Une « Haute Commission » interministerielle, presidee par le
liberal Pahlen, fut creee deux annees plus tard. Elle etait chargee
de reviser la legislation sur les Juifs. Elle observa que, dans le
programme de travail soumis aux commissions provinciales, on
admettait comme a priori la « nocivite » des Juifs, leurs mauvaises
dispositions, leur caractere a part 68 .
Cependant, les administrateurs eux-memes, formes a l'epoque
des grandes reformes d'Alexandre, 6taient pour la plupart foncie-
rement liberaux ; en outre, dans ces commissions siegeaient des
membres actifs de diverses associations. Ignatiev re?ut done un
florilege de reponses passablement heteroclites. Tantot Ton se
pronon9ait pour 1' abolition de la Zone de residence : « Certains
membres [de ces commissions] - et ils etaient nombreux » -
tenaient la suppression de toutes les limitations comme la seule
solution possible de la question juive. Tantot, a 1' inverse, une
commission, celle de Vilnius, soulignait que les Juifs « ont r€ussi a
exercer une domination economique a la faveur de la notion falla-
cieuse, fort repandue, de l'egalite en droits, notion nefaste quand
elle s'applique aux Juifs au detriment de la population de souche » ;
la loi juive autorise a « profiter de la faiblesse et de la credulite du
non-Juif ». « Que les Juifs renoncent a leur isolationnisme, a leur
particularisme, qu'ils devoilent les secrets de leur organisation
sociale, qu'ils laissent penetrer la lumiere la ou le profane ne voit
qu'obscuritc - et Ton pourra songer a ouvrir aux Juifs d'autres
spheres d'activite sans craindre qu'ils ne songent, eux qui ne sont
pas membres de la nation et ne portent pas leur part du fardeau
national, a profiter des avantages de la nationality 69 . »
« Concernant le droit de resider dans les- campagnes et les
villages, les commissions ont reconnu la necessite d'une limitation
de ce droit » : ou bien interdire purement et simplement, ou bien
subordonner ce droit a une autorisation emanant des associations
villageoises. Concernant le droit de propriete immobiliere hors des
villes et des gros bourgs, les commissions proposaient, les unes
d'en priver carrement les Juifs, les autres d'introduire des restric-
tions. La plus grande unanimite se fit au sein des commissions sur
68. EJ*. 1. I. pp. 827-828.
69. Ibidem*, I. 2, pp, 742-743.
APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 221
la question du commerce d'alcool dans les campagnes, qu'il
convenait d'interdire.
Le ministere prit egalement l'avis des gouverneurs et, « a de
rares exceptions prcs, 1' opinion des autorites locales etait peu favo-
rable aux Juifs » : il fallait trouver moyen de proteger la nation
chretienne contre « un peuple aussi hautain que le peuple juif » ;
« de la nation juive, on ne saurait s'attendre qu'elle consacre ses
talents au bien de la patrie » ; « la morale talmudique ne dresse
aucune barriere devant les Juifs des lors qu'il s'agit pour eux de
s'enrichir aux depens d'une autre nation ». Mais il y avait aussi des
divergences : ainsi, le gouverneur general de Kharkov ne jugeait
pas possible de prendre des mesures restrictives a l'encontre de
toute la population juive « sans faire la difference entre coupables
et innocents » ; il proposait d'« elargir le droit de circulation des
Juifs et de developper parmi eux l'instruction 70 ».
Ce meme automne, sur proposition d'Ignatiev, fut cree un comite
special dit « Comite pour les Juifs » (le neuvieme de son espece),
compose de trois membres permanents, dont deux ayant le grade
de professeur. D avait pour tache de dcpouiller les materiaux
rassembles par les commissions et d'en faire un projet de loi 71 . Le
precedent comite, d£nomme « Commission pour l'etablissement
des Juifs », qui existait depuis 1872, fut bientot supprime pour
« inadequation a l'etat actuel de la question juive ». Le nouveau
comite partait de la conviction que l'assimilation des Juifs au reste
de la population, que le gouvemement avait cherche a realiser
au cours des dcrnieres ann6es, etait un objectif impossible a
atteindre 72 . Des lors, « la difficulte de resoudre l'epineuse question
juive oblige a se tourner vers les usages du passe, vers cette epoque
ou les diverses innovations n'avaient pas encore penetre la
legislation - celle des autres pays aussi bien que la notre - et n'avait
pas encore eu les tristes effets qui ne manquent pas de se produire
lorsqu'on applique a un pays donne des principes contraires a
l'esprit de son peuple ». De tout temps, les Juifs ont 6te consideres
comme des elements etrangers, et doivent en definitive etre consi-
deres comme tels 73 .
70. Ibidem* t. 1, pp. 827-828.
71. Ibidem, t. 9, pp. 690-091.
72. Ibidem*, 1. 1 p. 829.
73. Hessen*, t. 1, p. 222.
222 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Hessen commente : «... La pensee la plus rdactionnaire ne
pouvait aller plus loin. » Mais, tant qu'a se preoccuper des fonde-
ments de la nation, n'aurait-on pas dfl, ces vingt dernieres anndes,
se preoccuper d'une veritable Emancipation des paysans ?
Car c'est un fait : 1' Emancipation des paysans operee par
Alexandre n'a fait alors qu'engendrcr une situation confuse, chao-
tique, qui a perverti la paysannerie.
Pourtant : « Dans les spheres du pouvoir, on trouvait encore des
gens qui estimaient impossible de se demarquer tant soit peu de la
politique du regne precedent 74 . » Or, il s'agissait de gens occupant
des postes importants, de gens puissants. Une partie des ministres
s'opposerent done aux propositions d'Ignatiev. Devant cette oppo-
sition, celui-ci dut scinder les mesures avancees en deux groupes
- les mesures defond (soumises a la procedure normale, a 1' appro-
bation du gouvernement et du Conseil d'Etat) et les mesures
provisoires (qui passeraient legalement par une procedure sim-
plifiee et acceleree). « Alin que les habitants des campagnes soient
convaincus que le gouvernement les protege contre leur exploi-
tation par les Juifs », on decida d'interdire aux Juifs de rdsider
hors des villes et des gros bourgs (dans des lieux oil, justement,
« le pouvoir est impuissant a les defendre contre les pogroms
susceptibles de se produire dans les hameaux disperses »), d'in-
terdire 1' achat et l'affermage de biens immobiliers, de se livrer
au commerce d'alcool ; on laisserait aux associations rurales le
soin de decider du s6rt des Juifs deja etablis a la campagne, d'user
du droit de les expulser « si tel est le verdict des conseils de
villages ». Mais les autres ministres, notamment celui des Finances,
N. X. Boungue, et celui de la Justice, D. N. Nabokov, empecherent
Ignatiev de promouvoir ces mesures : ils rejeterent le projet de loi,
arguant qu'on ne pouvait prendre des mesures aussi coercitives
« sans les avoir discutees conformement a la procedure legale
habituelle 75 ».
Allez done, apres cela, disserter sur rarbitraire vengeur et sans
limites de l'autocratie russe !
Les mesures de fond d'Ignatiev ne passerent pas. Ses mesures
provisoires passerent, mais notablement tronquEes. Furent rejetdes :
74. EJ, t. 2, p. 744.
75. Ibidem, t. I. pp. 829-830.
APRES L'ASSASSINAT D" ALEXANDRE U 223
la possibility d'expulser des villages les Juifs qui y r£sidaient deja,
l'interdiction pour eux de se livrer au commerce des boissons,
d'acheter et d'affermer des terres. Et, seulemcnt par craintc qu'au
moment de la Paque 1882 les pogroms ne resurgissent, on enterina
(mais comme une mesure provisoire, en attendant que soit mise au
point toute la legislation sur les Juifs) « l'interdiction faite aux Juifs
de s'etablir a nouveau ou dorenavant hors des villes et des gros
bourgs (done dans les villages), d'y acquerir des terres et des biens
immobiliers, de commercer les dimanches et les jours de fetes
chretiennes 76 » ; « stopper provisoirement la signature des actes
d' achat et des lettres de gages au nom d'un Juif, ainsi que la legali-
sation des contrats de location sur des biens immobiliers, les pro-
curations pour la gestion et la repartition des biens susdits 77 ».
Ainsi ne restait-il des mesures preconisees par Ignatiev que des
debris. Ces debris furent enterines le 3 mai 1882 sous l'appellation
« Reglement provisoire », connu aussi comme le « Reglement de
mai ». Des debris - et, le mois suivant, la demission d'Ignatiev, la
cessation d'activite du Comite fonde par lui, la nomination d'un
nouveau ministre de l'lntcrieur, le comte D. A. Tolstoi, lequcl s'em-
pressa de rediger une vigoureuse circulaire contre d'eventuels
pogroms, faisant porter toute la responsabilite aux autorites locales
et leur faisant obligation de prevenir a temps tous les desordres 78 .
Ainsi, conformement au « Reglement provisoire » de 1 882, les
Juifs qui s'etaient etablis dans les localites rurales avant le 3 mai
ne risquaient pas l'expulsion, et leur activite economique n'etait
quasiment pas limitee. Au surplus, il etait preconise d'« appliquer
ce Reglement uniquement dans les provinces de residence perma-
nente des Juifs », et non pas dans celles de la Russie profonde. Ni
les medecins, ni les avocats, ni les ingenieurs, aucun de ceux « a qui
leur degre d' instruction donne le droit de resider partout », n'etaient
soumis a ces regies - non plus que « les colonies juives existantes
adonnees a l'agriculture ». Figurait en outre une liste fort longue
- et qui ne fera que s'allonger - de villages ou, en derogation au
Reglement, les Juifs 6taient autorises a s'etablir 79 .
Du fond des provinces, apres la publication de ce Reglement, les
76. Hessen, t. 2. pp. 226-227 ; PEJ, t. 7, p. 341.
77. EJ, t. 5, pp. 815-817.
78. Ibidem, 1. 12, p. 616.
79. EJ. t. 5, pp. 815-817.
224 DEUX SIECI.ES ENSEMBLE
questions affluerent, ct du Senat reflucrcnt rcponses et eclaircisse-
ments. II fut precise par exemple que « les emplacements dans les
campagnes, avec des haltes et meme de brefs sejours de personnes
n'ayant pas le droit d'y resider, ne sont pas interdits par la loi du
3 mai 1882 » ; que « seul est interdit l'affermage des terres et biens
agricoles, qu'en revanche, la location d'autres biens immobiliers tels
que distilleries, locaux commerciaux, ateliers et logements n'est pas
prohibee ». Ou encore : « Le Senat a autorise la legalisation des
contrats d'abattage du bois passes avec des Juifs, meme si un long
ddlai pour le travail est prdvu et meme si l'acheteur demande la
jouissance du terrain deboise. » II est egalement stipule que toute
infraction au texte du 3 mai n'entraine pas de poursuites penales 80 .
II faut bien reconnaitre que ces mises au point vont dans le sens
d'un assouplissement, et qu'elles temoignent de la bienveillance du
Senat. « Dans les annccs 1880, le Senat combattait toute interpre-
tation des lois dans un sens arbitraire* 1 . » Pourtant, ces regies en
elles-memes, avec l'interdiction de « se reinstaller hors des villes
et des bourgs, de redevenir proprietaires de biens immobiliers,
genaient grandement les Juifs dans leur activite de fabricants d'eau-
de-vie » ; or, la part des Juifs dans la distillation d'alcool etait fort
importante avant la publication du Reglement du 3 mai 82 .
Ce type de mesure visant a restreindre la part des Juifs dans le
commerce de l'alcool a la campagne avait deja etc" envisag6 en
1804 ; en 1882, elle ne fut que ties partiellement mise en ceuvre.
Elle souleva pourtant une indignation generate face a l'« excep-
tionnelle durete » du Reglement. Le gouvernement, pour sa part, se
trouvait confronte a un choix difficile : soit 6tendre la production
d'alcool dans les campagnes, avec pour consequence l'aggravation
de la misere paysanne ; soit, au contraire, freiner le libre d£velop-
pement de cette activite en decretant que seuls les Juifs deja etablis
dans les villages pourraient y rester et qu'aucuns nouveaux arri-
vants n'y seraient admis. II fit le choix de la limitation, ce qui fut
impute" a sa durete\
Mais combien de Juifs, en 1882, vivaient dans les localites
rurales ? En consultant les Archives nationales, nous avons trouve"
80. Ibidem, pp. 816-819.
81. PEJ, t. 7, p. 342.
82. EJ, t. 5, pp. 610-611.
APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 225
des chiffres datant d'apres la revolution : dans les campagnes
residait un tiers de toute la population juive dc la « zone » ; dans
les bourgs, un tiers egalement ; 29 % residaient dans les villes
moyennes, et 5 % dans les grosses agglomerations 83 . Et, done, le
Reglement allait cmpcchcr ce tiers « campagnard » de croitre
encore ?
II n'empechc : le « Rdglement de mai » represente, dans 1'ima-
gerie courante, une ccsure dans l'histoire de l'Etat russe - la fron-
tiere avec le tout repressif, l'irrevocable. Un auteur juif va jusqu'a
ecrire : ce fut la premiere incitation a l'emigration ! - 1 'emigration
« interieure » d'abord, en attendant 1' emigration massive vers
l'etranger 84 : la cause premiere de l'emigration juive sont les
« Regies provisoires d'Ignatiev, qui ont jete a la rue, hors des
villages et des campagnes, pres d'un million de Juifs pour les
confiner dans les villes et les bourgs de la Zone de residence 85 ».
Nous nous frottons les yeux : comment ont-elles pu jeter a la
rue... et tout un million, qui plus est ? Elles n'ont fait apparemment
que n'en pas admettre de nouveaux ? Mais non, mais non ! - e'est
enclenche, e'est parti : en 1882, voyez-vous, non seulement on
interdit aux Juifs de vivre oil que ce soil en milieu rural, mais
aussi dans toutes les villes, a l'exception de treize provinces ; on
les refoulait dans les bourgades de la « zone », et e'est de la qu'a
commence la grande vague de departs des Juifs vers l'etranger 86 ...
On devrait, la tete refroidie, se souvenir de certains faits : l'idee
d'emigrer de Russie en Amerique fut pour la premiere fois inspiree
aux Juifs par le congres de 1' Alliance (de l'Union juive universale)
des 1869. L'idee etait que les premiers qui s'etabliraicnt la-bas,
avec l'aide de 1' Alliance et des Juifs du pays d'accueil, «devien-
draient une force attractive pour leurs coreligionnaires russes 87 ».
On devrait sc souvenir que « le debut de l'emigration des Juifs de
Russie remonte au milieu du xix siecle ; qu'elle s'amplifie nota-
blement apres les pogroms de 1881. Mais ce n'est qu'a partir du
83. J. Larine, Evrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisdmitisme en URSS).
M.L. GIZ, 1929.
84. /. M. Dijour, Evrei v ekonomilcheskoi jizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6co-
nomique de la Russie), in LJR-1, p. 160.
85. /. M. Dijour, Itogi i perspektivy evrciskoi emigratsii (Bilans et perspectives de
Immigration juive), in MJ-2, p. 343.
86. Larine, pp. 52-53.
87. EJ, t. 1, p. 947.
226 DEUX SIECLES ENSEMBLE
milieu des annees 90 qu'eJle devient un phenomene important de
la vie economique des Juifs, un phenomene de masse 88 ». Notons-
le bien : de la vie economique, et non pas politique.
Et puis, en prenant de la hauteur, en embrassant du regard le
monde enticr : l'immigration des Juifs aux Etats-Unis fut, au
xrx e siecle, un immense processus historique. II y eut trois vagues
successives : la vague hispano-portugaise, puis la vague germa-
nique en provenance d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie, et, en
dernier lieu, celle venue d'Europe de l'Est et de Russie 89 . Pour des
raisons qu'il n'est pas opportun de discuter ici, il y eut, au
xrx e siecle, un puissant mouvement migratoire des Juifs vers les
Etats-Unis, lequel fut loin de ne partir que de Russie. L'on ne
saurait surevaluer 1' importance de cette derniere emigration dans
l'histoire millionaire du peuple juif.
De Russie, « le flot de Immigration juive partait de toutes les
provinces incluses dans la Zone de residence, mais le gros des
effectifs fut fourni par la Pologne, la Lituanie et la Bielorussie 90 »
- done pas par 1' Ukraine, pourtant frappee par les pogroms -, et
la cause etait toujours la meme : la densite" de population qui
cree une forte concurrence economique au sein de la communaute
juive. Mieux : V. Telnikov, stalistiques russes a l'appui, nous fait
remarquer qu'au cours des deux dernieres decennies du siecle, done
apres les pogroms de 1881-1882, la migration des Juifs quittant la
region de l'Ouest, ou il n'y avait pas eu de pogroms, pour s'etablir
dans la region du Sud-Ouest, qui avait connu les pogroms, fut
numeriqucment egale, voire superieure au depart des Juifs hors des
frontieres de la Russie 91 . Et si, en 1880, dans les provinces du
centre du pays, vivaient, selon les donnees officielles, 34 000 Juifs,
le recensement de 1897 en denombrait deja 315 000, soit neuf
fois plus 92 !
88. Ibidem, t. 16, p. 264.
89. M. Oserovii, Rousskie evrci v Socdinionnykh Chtatakh Ameriki (Les Juifs russes
aux Etats-Unis d'Amcrique), in PEJ-1, p. 287.
90. J. D. Lescinski, Evrciskoc naselenie Rossii i evreiskii Iroud (La population juive
de la Russie et le iravail juif). in PEJ-1, p. 190.
9 1 . Sbornik malerialov ob ekonomitcheskom polojenii evreiev v Rossii (Recueil de
materiaux sur la situation economique des Juifs en Russie), t. 1, Saint-Petersbourg,
Evreiskoie Kolonizatsionnie Obschestvo (Societe pour la colonisation juive), 1904,
pp. XXX1II-XXXV, XIV-XVI.
92. Hessen, t. 2, p. 210 ; EJ, 1. 11, pp. 524-539.
APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE U 227
Les pogroms de 1881-1882 ont, certes, provoque un choc - mais
1' Ukraine elle-meme a-t-elle et€ touchee tout entiere ? A titre
d'exemple, citons Sliosberg : « Les pogroms de 1881 n'ont pas mis
en Ebullition les Juifs de Poltava, et on les oublia vite. » Dans les
annees 80, a Poltava, « la jeunesse juive ignorait tout de la question
juive, elle ne se sentait nullement differenciee par rapport a la
jeunesse russe 93 ». Du fait de leur absolue soudainete, les pogroms
de 1881-1882 pouvaient donner a penser qu'ils allaient rester sans
lendemain, et l'emportait toujours le souci constant des Juifs de
s' installer la ou ils etaient moins nombreux, pour une meilleure
efficacite economique.
Mais une chose est indeniable, ne souffre pas de discussion :
1881 a dessine une frontiere au-dela de laquelle l'elite cultivee
juive a cesse d'esperer en une fusion parfaite avec ce pays appele
« Russie » et avec sa population ; quelque peu hativement,
G. Aronson conclut meme que « les illusions concernant l'assimi-
lation ont ete brisees par le pogrom d'Odessa de 1881 94 ». Eh bien,
non ! Encore une fois, non, ce n'est pas lui ! En revanche, oui, si
Ton retrace les biographies des Juifs de Russie appartenant a l'elite
cultivee, on remarque que nombre d'entre eux, a dater de ce
moment - 1881-1882 -, ont radicalement change d'avis sur la
Russie et sur la possibility d'une totale assimilation. Bien qu'a
Pepoque, deja, Ton ne contestat plus le caractere spontane\
incontrole des pogroms, et qu'on n'eut aucune preuve de la
complicite des autorite\s (qu'au contraire on eut celles du role joue
par les populistes revolutionnaires), il n'en reste pas moins que
c'est au gouvernement russe qu'on ne pardonnait pas et qu'on ne
pardonnera jamais les pogroms. Ces pogroms ont beau avoir ete le
fait, la purpart du temps, de la population ukrainienne, c'est au
vocable « russe » qu'ils seront a jamais accoles.
« Les pogroms des annees 80... ont degrise pas mal de
[partisans] de 1' assimilation » (mais pas tous : 1'idee elle-
meme resta vivace). Mais voila que certains publicistes juifs ont
bascule" dans un autre exces, affirmant qu'il 6tait simplement
impossible aux Juifs de vivre au milieu des autres peuples, qu'on
93. Sliosberg, t. I, pp. 98, 105.
94. G. J. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obschestvennye
tetchenia v russkom evreistve (Dans la lutle pour les droits civiques et nationaux : les
mouvements patriotiques chez les Juifs russes), in PEJ-1, p. 208.
228 DEUX SECLES ENSEMBLE
les considererait toujours comme des Strangers. Et « le mouvement
vers la Palestine... de croitre rapidement 95 ».
C'est bien sous l'effet des pogroms de 1881 que Lev Pinsker, un
medecin d'Odessa, publia en 1882 a Berlin, a tilre anonyme, une
brochure intitulee Auto-emancipation. Appel d'un Juif russe a ses
freres, qui « fit grosse impression sur les Juifs de Russie et
d'Europe de l'Ouest ». C'etait un manifeste proclamant l'« irreduc-
tible incompatibilite du peuple juif avec les autres peuples 96 ».
Nous y reviendrons au chapitre 7.
P. Axelrod soutient que la jeunesse juive radicale elle-meme
avait decouvert a cette epoque que jamais la societe russe ne l'avait
reconnue comme sienne, et que c'est a partir de ce moment-la
qu'elle se serait eloignee du mouvement revolutionnaire. Eh bien,
cette affirmation nous parait tout a fait prematuree. Car les milieux
revolutionnaires, eux, ont toujours considere les Juifs comme etant
des leurs (exception faite de la tentative lancee par La Volonte du
Peuple, deja evoquce),
Cependant, tandis que dans 1' intelligentsia juive regressait l'idee
d'assimilation, dans les allees du pouvoir regnait 1'inertie de
1'epoque d'Alexandre II et allait subsister quelques annees encore
une attitude comprehensive a 1'egard du probleme juif. Le comte
Ignatiev etait reste un an a la tete du ministere ; il s'etait heurt6 a
la resistance acharnee, a propos de la question juive, des liberaux
presents dans les plus hautes spheres du pouvoir. Apres lui fut
creee, au debut 1883, une « Haute Commission pour la revision des
lois sur les Juifs de l'empire », bientot connue sous le nom de son
president comme la « Commission Pahlen » (le dixieme « Comite"
juif »). Elle comptait quinze a vingt membres issus de la haute
administration, des conseillers de ministres, des directeurs de
cabinet (certains portant de grands noms comme Bestoujev-
Rioumine, Golitsyne, Speranski), ainsi que sept « experts juifs »
- grands financiers comme le baron Horatius Guinzbourg et Samuel
Poliakov, c61ebres hommes publics comme J. Halpern, le physio-
logue et publiciste N. Bakst (« il est fort probable que la bonne
volonte et le desir de resoudre au mieux la question juive parmi la
95. G. Svel, Rousskie evrei v sionizme i v stroilelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs
de Russie dans le sionisme et la construction de la Palestine ct d'Israel), in PEJ-1, p. 208.
96. EJ, t. 12, p. 526.
APRES L'ASSASSINAT D' ALEXANDRE U 229
majorite des membres de la Commission furent dus dans une large
mesure a 1' influence » de Bakst), et le rabbin A. Drabkine 97 . Ces
experts juifs prirent une grande part a la reunion des materiaux
preparatoires aux travaux de la commission.
La commission Pahlcn dans sa majorite exprima la conviction
que « le but final de la legislation sur les Juifs ne doit etre autre
que sa suppression » ; « il n'existe qu'une issue et qu'une voie :
celle de Emancipation et de la fusion des Juifs avec le reste de la
population, a l'ombre des memes lois 98 ». (Et effectivement rien,
dans le droit russe, n'a connu autant de strates et de textes contra-
dictoires que la legislation sur les Juifs au fil des d6cennies :
626 articles deja en 1885 ! Et il s'en rajoutait sans cesse, dont le
Senat devait en permanence etudier, discuter, interpreter la formu-
lation...) La Commission posa que meme si les Juifs ne remplis-
saient pas leurs obligations de citoyens a Egalite" avec les autres,
on ne saurait neanmoins « les priver de ce sur quoi sont fondles
leur existence et leur egalite en droits de sujets de l'empire ».
Tout en admettant que « certains cote\s de la vie interne des Juifs
exigent d'etre changes, que certains aspects de l'activite des Juifs
constituent une exploitation de la population environnante », la
Commission dans sa majorite condamnait le systeme des « mesures
repressives d'exception ». Elle fixait comme objectif a la legislation
« que les droits des Juifs soient mis a egalite avec ceux des autres
sujets », tout en recommandant quand meme « une extreme
prudence, et d'agir progressivement" ».
Dans la pratique, toutefois, la Commission ne fit qu'apporter
quelques assouplissements aux lois existantes, notamment au
Reglement provisoire de 1882, surtout en ce qui concerne 1'af-
fermage des terres par les Juifs. Elle avanca des arguments qui
pretendaient proteger non pas les Juifs, mais les proprietaires
terriens - comme quoi l'interdiction faite aux Juifs d'affermer les
terres non seulement freinait le devefoppement de 1' agriculture,
mais mettait a mal, dans la region de l'Ouest, certains secteurs de
l'activite agricole, a perte pour les proprietaires, du fait qu'il ne se
trouvait pas de volontaires pour prendre ces biens a bail. En depit
97. Ibidem, t. 5, p. 862 ; t. 3, p. 700.
98. Ibidem*, t. 1, pp. 832-833.
99. Hessen*, t. 2, pp. 227-228.
230 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de cela, le ministre de l'lnterieur, D. A. Tolstoi, apporta son soutien
a la minority de la Commission et on decida de reconduire 1'inter-
diction d'affermage des terres pour toute nouvelle transaction 100 .
La Commission Pahlen poursuivit ses travaux pendant cinq ans,
jusqu'en 1888. S'y affronterent continuellement la majorite liberate
et la minorite conservatrice. D'entrde de jeu, « le comte Tolstoi
n'avait pas l'intention de reviser les lois dans un sens necessai-
rement repressif ». Les cinq annees d'exercice de la Commission
confirmerent ce point. A l'epoque, « l'Empereur ne desirait pas non
plus influencer personnellement son gouvernement dans le sens
d'un durcissement de la repression contre les Juifs ». Monte sur le
trone dans des circonstances on ne peut plus dramatiques,
Alexandre III n'a rien fait a la hate - ni limoger les fonctionnaires
liberaux, ni adopter une ligne politique plus dure : il a murement
refiechi. « Tout au long du regne d' Alexandre HI, la question d'une
revision generate de la legislation sur les Juifs est rested en
suspens l0l .» Autour des annees 1886-1887, l'Empereur inclina
neanmoins a un durcissement de certaines limitations specifiques
des droits des Juifs, et les travaux de la Commission resterent sans
grands resultats.
L'une des premieres choses qui incitement l'Empereur, en ce qui
concerne les Juifs, a exiger un controle plus strict que du temps de
son pere, fut peut-etre la conscription des Juifs, qui se faisait mal :
le recrutement etait nettement inferieur, toutes proportions gardees,
a celui des Chretiens. Or, conformement au Reglement de 1874 qui
avait aboli la conscription forcce, le service militaire s'etendait a
tous les citoyens sans distinction de classes, mais a condition que
les excmptes fussent remplaces - les Chretiens par des Chretiens,
les Juifs par des Juifs. Dans le cas de ces derniers, le Reglement
etait tres mal applique. Entraient en jeu et Immigration des appeles,
et leur desertion a la faveur de la confusion et de la negligence
avec lesquelles etaient tenus les registres d'etat civil, du peu de
fiabilite des donnees relatives a la situation familiale de l'appele et
a sa domiciliation. (Cette tendance aux approximations remontait
au temps des kehalim et etait sciemment perpetuee, puisqu'elle
permettait d'allcger le poids de la capitalisation : « En 1883-1884,
100. EJ, t. 3, p. 85.
101. Ibidem, t. 1. pp. 832-834.
APRES V ASSASSINAT D' ALEXANDRE II 23 1
il n'etait pas rare de voir arreter de jeunes consents juifs, au mepris
de la loi et sur simple soupcon qu'ils se cachaient l02 . » (En fait, le
proc£de avait jadis frappe ici et la des conscrits Chretiens.) On
exigea parfois du jeune consent juif une photo d'identitd, ce qui
n'etait pas encore l'usage a l'cpoque. Et en 1886 fut promulguee
une loi « fort contraignante instituant diverses mesures propres a
assurer un bon accomplissement par les Juifs de leurs obligations
militaires », loi qui infligeait notamment « une amende de
300 roubles, payable par la famille, pour tout conscrit s'erant
soustrait a l'appel 103 ». « A dater de 1887, les Juifs qui, au cours
de leur service, avaient joui d'un sursis pour mener a bien leurs
etudes ne furent plus admis a l'examen en vue de l'obtention du
grade d'officier 104 . » (Sous Alexandre II, ils pouvaient etre offi-
ciers.) Seule la medecine militaire avait la faculte d'admettre des
officiers juifs.
Cependant, si Ton considere qu'en ces annees-la, pres de
20 millions d'« allogenes » de l'empire 6taient exemptes du service
militaire, une question se pose : n'aurait-il pas mieux valu exempter
aussi les Juifs, ce privilege venant compenser les contraintes
auxquelles ils etaient astreints ? Mais sans doute y avait-il la une
survivance de l'idee de Nicolas I cr : assimiler les Juifs a la societe
russe par le biais du service militaire, et occuper les « impro-
ductifs ».
Dans le meme temps, les Juifs entraient en masse dans les
etablissements d'enseignement. De 1876 a 1883, leur nombre avait
presque double dans les lycees et colleges. Le nombre des etudiants
dans les universites sextupla en huit ans, de 1878 a 1886, pour
atteindre les 14,5% de l'effectif global 105 . Deja, sous le regne
precedent, des autorites locales s'en etaient emues et avaient
exprime leurs doleances. Ainsi, en 1878, le gouverneur de Minsk
rapportait que, « grace a leurs ressources financieres, les Juifs
assurent mieux que les Russes l'instruction de leurs enfants. La
situation materielle des elcves juifs est meilleure que celle des
Chretiens ; e'est pourquoi, dans le but d'eviter que la proportion
des Juifs soit superieure a celle du reste de la population, il faut
102. Ibidem, t. 3. p. 167.
103. Ibidem, l- 1. p. 836.
104. Ibidem, I. 3, p. 167.
105. Hessen, I. 2, p. 230.
232 DEUX SIECLES ENSEMBLE
introduire un numerus clausus pour 1' admission des eleves juifs
dans l'enseignement secondare"" 1 ». Puis, a la suite de troubles
dans certains lycees de la region du Sud, en 1880, l'inspecteur de
1' Education pour le district d'Odessa fit la meme observation.
Enfin, en 1883 et 1885, ce furent les deux gouverneurs successifs
de Nouvcllc Russie (Odessa) qui denoncerent la « surpopulation
juive des etablissements scolaires », estimant qu'il fallait « limiter
le nombre des Juifs dans les lycees et les colleges, soit a 15 % du
nonibre global des eleves, soit a un quota plus equitable corres-
pondant a la proportion des Juifs au sein de la population 107 ». (II
y avait en 1881, dans certains lycees du district d'Odessa, jusqu'a
75 % de Juifs 108 . En 1886, le gouverneur de Kharkov se plaignit,
dans un rapport, de « l'affluence des eleves juifs dans les ecoles
generates l0y ».)
A aucun des cas cites le comite des ministres n'cstima possible
de repondre par des decisions restrictives de portee generate. Les
rapports furent transmis a la Commission Pahlen oil ils ne
rencontrerent pas d'echo.
Par ailleurs, depuis les annees 1870, 1' effervescence revolution-
naire etait grandement entretenue par le milieu estudiantin. Apres
l'assassinat d' Alexandre II, la volonte d'etouffer le mouvement
revolutionnaire atteignit forcement ces « nids de la revolution »
que constituaicnt les etudiants - et qu'alimentaient egalement
les classes terminales des lycees. Et la s'esquissa un lien qui ne
pouvait manquer d'inquieter les autorites : le nombre accru de Juifs
dans les effectifs estudiantins et leur participation accrue au
mouvement revolutionnaire. Le plus revolutionnaire des etablisse-
ments d'enseignement sup£rieur 6tait l'Academie de medecine et
de chirurgie (plus tard : de medecine militaire), et dans les proces
des annees 1870 apparaissent deja des noms juifs d'auditeurs de
cette Academic
La premiere mesure limitative specifique fut prise en 1882 a
l'encontre de cette Academie de medecine militaire : une ordon-
nance vint limiter a 5 % le nombre des Juifs admis a s'y inscrire.
En 1883, une ordonnance semblable affecta les inscriptions a
106. Ibidem, p. 229
107. EJ, 1. 13. p. 51 ; t. 1, pp. 834-835.
108. Hessen, I. 2, p. 231.
109. EJ, 1. 1, p. 835.
APRES L'ASSASSINAT D - ALEXANDRE II 233
l'Ecole des mines ; en 1886 ce fut le tour de l'Ecole des Ponts et
Chaussees "°. En 1885, on Iimita a 10 % le nombre des Juifs inscrits
a 1'Institut technologique de Kharkov, et, en 1886, l'Ecole veteri-
naire leur fut totalement fermde du fait que « la ville dc Kharkov a
toujours ere un centre de propagande politique, et que la presence
en son sein de Juifs en plus ou moins grand nombre apparait
comme indesirable et meme dangereuse" 1 ».
C'est ainsi que Ton s'imaginait pouvoir endiguer la montee de
la maree revolutionnaire.
110. EJ, 1. 1, p. 834.
111. Ibidem*, 1. 13, p. 51.
Chapitre 6
AU SEIN DU MOUVEMENT
REVOLUTIONNAIRE RUSSE
Dans la Russie des annees 60-70 du xrx 6 siecle ou les reformes
marchaient a grands pas, il n'y avait pas de motifs 6conomiques ni
sociaux pour un mouvement re\olutionnaire d'envergure. Pourtant,
c'est bien sous Alexandre II, des le debut de son oeuvre reformatrice,
que ce mouvement a vu le jour, comme le fruit trop tot muri de
l'ideologie : en 1861, il y eut des manifestations estudiantines a
Saint-Petersbourg ; en 1862, de violents incendies d'origine crimi-
nelle a Petersbourg egalement, et la proclamation sanguinaire de la
Jeune Russie* (Molodaia Rossiia) ; en 1866, le coup de feu de Kara-
kozov**, les prodromes de l'ere terroriste, un demi-siecle a l'avance.
Et c'est aussi sous Alexandre II, alors que les restrictions aux
droits des Juifs 6taient si relachees, qu'apparaissent des noms juifs
parmi les revolutionnaires. Ni dans les cercles de Stankievitch***,
Herzen**** et Ogariov*****, ni dans celui de Petrachevski il n'y
* Molodaia Rossiia : proclamation revolulionnairc des « Jacobins » russes datanl de
mai 1862, rcdigee par P. G. Zai'tchnevski.
** Dmitri Vladimirovitch Karakozov (1840-1866) tira un coup de feu sur Alexandre II
le 4/16 avril 1866 : le premier d'une longue serie d'attentats. Condamn6 a mort et execute.
*** Nikolai' Vladimirovitch Stankievitch (1813-1840) : philosophe et poete, huma-
niste. Fonde en 1831 le « cercle Stankievitch » oil se retrouvent de grands intellectuels
comme Bielinski, Axakov, Granovski, Katkov, etc. Emigre en 1837.
**** Alexandre Ivanovitch Herzen (1812-1870) : 6crivain, philosophe et reVolu-
tionnaire russe « occidenlaliste ». Passe six ann&s en exil. Emigre en 1847 et fonde le
premier journal antitsariste publie a 1'dtranger, Kolokol (La Cloche). Auteur de Mcmoires
sur son temps, Passe et Pensees.
***** Nikolai' Platonovitch Ogariov (1813-1877) : poete, publiciste rerolu-
tionnairc russe. Ami et compagnon d'armes de Herzen. Emigre en 1856. Participe a la
fondation dc Terre et Libert^.
236 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avail eu un seul Juif. (Nous ne parlons pas ici de la Pologne.) Mais
aux manifestations estudiantines de 1861 participeront Mikhoels,
Outine* et Guen. Et nous retrouverons Outine dans le cercle
de Netchai'ev**.
La participation des Juifs au mouvement revolutionnaire russe
doit retenir notre attention ; en effet, Taction revolutionnaire
radicale devint alors une forme d'activite de plus en plus repandue
parmi la jeunesse juive. Le mouvement revolutionnaire juif est une
composante qualitativement importante du mouvement revolution-
naire russe en general. Quant au rapport en nombre des revolution-
naires juifs et trusses au fil des differentes annees, il nous surprend.
Bien sur, si, dans les pages qui suivent, nous parlons principalement
de Juifs, cela n'implique nullement qu'il n'y ait pas eu parmi les
Russes un grand nombre de revolutionnaires influents : c'est notre
propos qui le veut.
En fait, jusqu'au debut des annees 70, seul un tres petit nombre
de Juifs avaient adhere au mouvement revolutionnaire, et dans des
roles secondares. (En partie sans doute parce qu'il y avait encore
peu de Juifs parmi les 6tudiants.) On apprend, par exemple, que
Leon Deutsch, a Page de 10 ans, fut indigne par le coup de feu de
Karakozov, car il se sentait « patriote ». De meme, peu de Juifs
adhererent au nihilisme russe des annees 60 que, pourtant, de par
leur rationalisme, ils assimilaient aisement. « Le nihilisme a joue
un role encore plus b6nefique au sein de la jeunesse estudiantine
juive que dans la jeunesse chretienne 1 . »
Toutefois, des le debut des annees 70, le cercle des jeunes Juifs
de l'ecole rabbinique de Vilnius a commence a jouer un role
important. (Parmi eux, V. Iohelsohn, que nous citons plus loin, et
le futur terroriste bien connu A. Zondelevitch - tous deux brillants
eleves, destines a etre d'excellents rabbins ; A, Liebermann, futur
1 . L Deutsch, Rol evreicv v rousskom revolioutsionnom dvijeaii (Le r61e des Juifs
dans le mouvement revolutionnaire russe), 1. 1, 2 C Gd., M.L., GIZ, 1925, pp. 20-22.
* Nikolai Isaakovitch Outine (1841-1883) : revolutionnaire, membre dirigeant de
Terre et Liberie. Condamne a mort par contumace. Emigre en 1863, retourne en Russie
en 1878.
** Serguei Guennadievitch Netchai'ev (1847-1882) : revolutionnaire et conspirateur
russe. autcur du celebre Catechisme du re'volutionnaire. Organise en 1869 le meurtre de
l'etudiant Ivanov, soi-disant traitre a la Cause (ce qui inspira Dostoi'evski dans Les
Demons). Passe a l'etranger. Livre par la Suisse a la Russie, condamn6 a vingt ans de
reclusion. Meurt en prison.
AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 237
editeur de La Pravda de Vienne, ainsi qu'Anna Einstein, Maxime
Romm, Finkelstein.) Ce cercle etait influent du fait qu'il etait en
contact etroit avec les « contrebandiers * » et permettait a la litte-
rature clandestine, ainsi qu'aux clandestins eux-memes, de traverser
la frontiere 2 .
C'est en 1868, apres le lycee, que Marc Natanson entra a
l'Academie de m6decine et de chirurgie (qui deviendra l'Academie
de medecine militaire). II sera un organisateur et une figure de
premier plan dans le mouvement revolutionnaire. Bientot, avec la
jeune etudiante Olga Schleisner, sa future femme (que Tikhomirov
appelle « la deuxieme Sofia Perovskai'a », bien qu'a l'epoque elle
fut plutot la premiere**), il posa les bases d'un systeme de cercles
dits « pedagogiques », c'est-a-dire de propagande (« travail prepa-
ratoire, culturel et revolutionnaire aupres de la jeunesse intellec-
tuelle 3 ») dans plusieurs grandes villes. (Ces cercles ont ete a tort
surnommcs « tcha'ikovskiens », du nom d'un de leurs membres
peu influent, N. V, Tchaikovski.) Natanson se demarqua tres
vite et resolument du cercle de Netchai'ev (et il n'hesita pas, par la
suite, a exposer ses vues au juge d' instruction). En 1872, il
se rendit a Zurich chez Pierre Lavrov, principal representant du
« courant de la propagande pacifique*** », qui rejetait pour sa part
la rebellion ; Natanson voulait y fonder un organe revolutionnaire
permanent. II fut, la meme annee, envoye en exil proche, a Chen-
koursk, puis, grace a l'intercession de son beau-pere, le pere d'Olga
Schleiser, transfere a Voronej, puis en Finlande, et enfin relache a
Saint-Petersbourg. II n'y trouva que decouragement, delabrement,
inertie. II s'employa a visiter les groupes desunis, a les relier, a les
souder, et c'est ainsi qu'il fonda la premiere Terre et Liberie
2. D. Schub, Evrci v rousskoi revolioutsii (Les Juifs dans la revolution russc), MJ-2 ;
Hessen, t. 2, p. 213.
3. O. V. Aptekman, Dve doroguiid t£ni (Deux ombres cheres) ; Byloie" : journal
posviaschionnyi islorii osvoboditelnogo dvijeniia (Passe : revue consacr6e a Thistoire du
mouvement de liberation), M. 1921, n° 16, p. 9.
* Personnes qui rdussissaient a faire passer les frontieres illdgalement a des 6crits
r6volutionnaires interdits en Russie.
** Sofia Lvovna Perooskai'a (1853-1881) : populiste revolutionnaire, membre de Terre
et Liberte et membre dirigeant de La Volonte du Peuple. Organise les attentats contre
Alexandre 11. Condamnee et executee en avril 1881.
*** Piotr Lavrovitch Lavrov (1823-1900) : ceiebre theoricien du populisme. Emigre en
1870. Public la revue Vperiod (En avant).
238 DEUX SIECLES ENSEMBLE
{Zemlia i Volia) (peu connue, rejetee dans l'ombre par la deuxieme*
qui lui succedera). II voyagea en Europe de l'Ouest, glanant des
fonds pour son organisation et depensant des centaines de milkers
de roubles.
Parmi les principaux organisateurs du populisme russe, Natanson
est le plus eminent revolutionnaire. C'est dans son sillage qu'ap-
parut le tres celebre Leon Deutsch ; quant au populiste a toute
epreuve que fut Alexandre Mikhai'lov, il se disait le disciple de
« Marc le Sage ». Natanson connaissait personnellement beaucoup
de revolutionnaires. Ni orateur ni ecrivain, c'etait un organisateur-
ne\ doue d'une etonnante qualite : il ne regardait pas aux opinions,
a 1' ideologic, il n'entamait avec personne de discussions thc'oriques,
il s'arrangeait de toutes les tendances (a 1'exception des positions
extremistes de Tkatchev, predecesseur de Lenine), placait chacun
la ou il pouvait etre utile. En ces annees ou partisans de Bakounine
et partisans de Lavrov etaient irreconciliables, Natanson proposait
de mettre un terme aux « discussions sur la musique du futur » et
de s'occuper plutot des besoins reels de la cause. C'est lui qui, a
Fete 1876, organisa l'evasion sensationnelle de Piotr Kropotkine**
sur le « Barbare », ce demi-sang qui fera souvent encore parler de
lui***. En decembre de la meme ann6e, il con^ut et mit en place le
premier meeting public devant la cathedrale Notre-Dame de Kazan,
a la sortie de la messe, le jour de la Saint-Nicolas : tous les revolu-
tionnaires s'y rassemblerent et Ton y vit deploye pour la premiere
fois le drapeau rouge de Terre et Liberie. Natanson fut arrete en
1877, condamne a trois ans de detention, puis relegue en lakoutie
et ecarte de Taction revolutionnaire jusqu'en 1890 4 .
II y avait un certain nombre de Juifs dans le cercle des « tchai'-
kovskiens », a Saint-Petersbourg tout comme dans ses succursales
de Moscou, Kiev, Odessa. (Dans celle de Kiev, notamment,
4. L Deutsch. pp. 97, 108, 164, 169-174, 196.
* Terre et Liberie : 1) la prcmi&re : 1861-1864, organisation secrete inspir6e par les
iddes de Herzen, Ogariov, Tchernychevski ; 2) la deuxieme, fondee en 1876 et appelee
ainsi a partir de 1878. Se scinde en 1879 en deux groupes, La Volonte' du Peuple et Le
Parlagc noir.
** Piotr Alexedvitch Kropotkine (1842-1921) : r6volutionnaire russe, thcoricien de
Tanarchie. Gdographe et geologue. Dans l'6migration de 1876 a 1917. Retlige les Notes
d'un revolutionnaire.
*** L'episode de Invasion est notamment contc dans l'autobiographie de
A. J. Komilova-Moriz et dans les propres souvenirs de Kropotkine.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 239
P. B. Axelrod, que nous avons deja evoque, le futur editeur et
diplomate danois Grigori Gourcvitch, lcs futurs profcsseurs Semion
Lourie et Leiser Lcewenthal, son frere Nahman Lcewenthal, les
deux sceurs Kaminer.) Quant au premier cercle nihiliste de Leon
Deutsch a Kiev, il etait « constitue exclusivement de jeunes
erudiants juifs 5 ». Apres la manifestation devant la cathedrale
Notre-Dame dc Kazan, trois Juifs furent juges, mais pas Natanson
lui-meme. Au procds dcs « cinquante* » qui, se deroula a l'ete 1877
a Moscou, plusieurs Juifs furent inculpes, qui avaient fait de la
propagande aupres des ouvriers d'usincs. Au proces des « cent
quatre-vingt-treize** », il y eut treize inculpes juifs. Parmi les
premiers populistes, Ton peut citer encore lossif Aptekman et
Alexandre Khotinski, qui furent fort influents 6 .
L'idde de Natanson etait que les revolutionnaires investissent le
peuple (paysan) et soient pour lui comme des guides spirituels
laics. Cette « marche au peuple », devenue si fameuse depuis lors,
a pris naissance en 1 873 dans le cercle des « dolgouchiniens »
(Dolgouchine, Dmokhovski, Gamov, etc.) oil Ton ne comptait
aucun Juif. Plus tard, les Juifs aussi « allercnt au peuple ». (L' in-
verse se produisit aussi : a Odessa, P. Axelrod tenta d'attirer
Jeliabov*** dans une organisation revolutionnaire secrete, mais
celui-ci refusa : a l'epoque, il etait encore Kulturtrager.) Au milieu
des annees 70, il n'y avait qu'une petite vingtaine de ces « popu-
listes », tous ou presque partisans de Lavrov et non de Bakounine.
(Seuls les plus extremes ecoutaient les appels a 1' insurrection de
Bakounine. C'etait le cas de Deutsch qui, avec 1'aide de Stefano-
vitch, avait souleve la « revolte de Tchiguirine**** » en ayant fait
croire aux paysans que le tsar, encercle par l'ennemi, avait fait dire
5. Ibidem, pp. 20, 130, 139.
6. Ibidem, pp. 33, 86-88, 185.
* Tenu en mars 1877. dit aussi proces des « moscovites », dont seize femmes.
** Tenu d'octobre 1877 a tevrier 1878 : le plus important des proces politiques de la
Russie d'avant 1917 (il y eut quatre millc attestations parmi les populistes de la « marche
au peuple »).
*** Andrei Ivanovitch Jeliabov (1851-1881) : 1'un des fondateurs de La Volonte"
du Peuple. D6nommd le « Robespierre russe ». Organisateur des attentats contre
Alexandre II. Ex6cut6 en avril 1881.
**** En 1876-1877, un groupc dc populistes revolutionnaires tenterent de soulever une
insurrection paysanne dans le district de Tchiguirine, en Ukraine.
240 DEUX SIECLES ENSEMBLE
au peuple : Renversez toutes ces autorites, emparez-vous de la terre
et instaurez un regime de liberte !)
D est interessant de remarquer que presque aucun revolutionnaire
juif ne s'est lance dans la revolution pour cause de pauvrete, mais
que la plupart etaient issus de families aisees. (Dans les trois tomes
de 1' ' Encyclopedie juive russe, les exemples ne manquent pas.) Seul
Paul Axelrod venait d'une famille tres pauvre et, comme nous
l'avons deja dit, il avait ete envoye par le kahal dans un etablis-
sement d'Etat uniquement pour completer le contingent fixe. (De
la, fort naturellement, il entra au gymnase de Moghilev, puis
au lycee de Nejine.) Provenaient de milieux marchands aises
Natanson, Deutsch, Aptekman (dont la famille comptait de nom-
breux talmudistes, docteurs de la loi - notamment tous ses oncles),
Khotinski, Gourevitch, Semion Lourie (dont la famille, meme dans
ce milieu, etait considered comme « aristocratique » ; « le petit
Simon etait destine lui aussi a etre rabbin », mais, sous l'influence
de la vague des Lumieres, son pere, Gerts Lourie, avait confie son
fils au lycee pour qu'il devint professeur) ; la premiere marxiste
italienne, Anne Rosenstein (entouree des l'enfance de gouvernantes
parlant plusieurs langues), les figures tragiques de Moi'se Rabino-
vitch et Betty Kaminskaia, Felicie Cheftel, Joseph Guetsov,
membre du Partage noir, entre beaucoup d'autres. Et puis encore
Christine (Khasia) Grinberg, « d'une famille marchande traditiona-
liste aisee », qui adhera en 1880 a La Volonte du Peuple : son
logement hebergeait les reunions clandestines, elle fut complice des
attentats perpetres contre Alexandre II, et devint meme en 1882
proprietaire d'une fabrique clandestine de dynamite - puis fut
condamnee a la deportation 7 . Ne venait pas non plus d'une famille
pauvre Fanny Moreinis ; elle aussi « participa aux preparatifs
d' attentats contre l'empereur Alexandre II », et passa deux ans au
bagne de Kara 8 . Certains dtaient issus de families de rabbins, telle
la future docteur en philosophic Lioubov Axelrod ou Ida Axelrod.
Voire encore de families de la petite-bourgeoisie, mais assez aisees
pour mettre leur enfant au lycee, comme Ai'zik Arontchik (apres le
college, il entra a l'Ecole des ingenieurs de Saint-Petersbourg, qu'il
abandonna bientot pour se lancer dans Taction revolutionnaire),
7. EJR, t. 1, M. 1994, p. 377.
8. EJR, t. 2, p. 309.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 241
Alexandre Bibergal, Vladimir Bogoraz, Lazare Goldenberg, les
freres Loewenthal. Souvent est mentionnee, dans lcs biographies,
l'Academie privilegiee, deja cit£e, de medecine militaire, notam-
mcnt dans celles de Natanson, Bibergal, Isaac Pavlovski (futur
contre-revolutionnaire*), M. Rabinovitch, A. Khotinski, Solomon
Tchoudnovski, Solomon Aronson (qui se retrouva par hasard mele
a ces milieux), entre autres 9 .
Ce n'etait done pas le besoin materiel qui les poussait, mais la
force de leurs convictions.
II n'est pas sans interet de constater que dans ces families juives
l'adhesion des jeunes a la revolution n'a que rarement - ou pas du
tout - provoque de rupture entre « peres et fils », entre les parents
et leurs enfants. « Les " peres" ne s'en prirent pas trop aux "fils",
comme cela se voyait alors dans les families chretiennes. » (Bien
que Gucssia Gelfman ait du quitter les siens, une famille tradition-
nelle de l'Ancienne Alliance, en cachette.) Les « peres » etaient
meme le plus souvent fort loin de s'opposer a leurs enfants. Ainsi
Guertz Lourie, ou encore Isaac Kaminer, un medecin de Kiev :
toute la famille participa au mouvement r6volutionnaire des
annees 70, et lui-meme, en qualite de « sympathisant..., rendait de
grands services » aux revolutionnaires ; trois d'entre ceux-ci
devinrent les epoux de ses filles. (Dans les annees 90, il adhera au
mouvement sioniste et devint l'ami d'Achad-Haam 10 **.)
L'on ne saurait non plus imputer a ces premiers revolutionnaires
juifs des motivations antirusses, comme le font certains actuel-
lement en Russie. En aucune facon !
Tout a commence par ce meme « nihilisme » des annees 60.
« S'etant initiee en Russie a l'instruction et a la culture "goy" »,
s'etant imprcgnee de la litterature russe, « la jeunesse juive a eu tot
fait de rejoindre le mouvement le plus progressiste d' alors », le
nihilisme, et avec une facilite d'autant plus grande qu'elle rompait
9. Deutsch, pp. 77-79, 85, 89-112, 140, 218; V.I. lohelsohn. Daliokoie prochloie"
(Un passe" lointain) ; Byloid, 1918, n° 13, pp. 54-55.
10. Deutsch, pp. 18, 149, 151, 154.
* Isaac Iaknvlevitch Pavlovski, dit I. Iakovlev : journalisle, l'un des accuses du proces
des cent quaire-vingt-lreize. Emigre, protdgd par Tourgueniev, devient le correspondant
a Paris des Temps nouveaux.
** Achad-Haam (e'est-a-dire « L'un de son pcuplc »), dit Asher Finzberg : &rivain
yiddish Ires impliqud dans le mouvement sioniste.
242 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avec Ies prescriptions du passe. Meme « lc plus fanatique des eleves
d'une yeshiva, plonge" dans r etude du Talmud », apres « deux ou
trois minutes d'entretien avec un nihiliste » rompait avec le « mode
de pensde patriarcal ». « II [le Juif, meme picux] n'a alors fait
encore qu'effleurer la culture "goy", il n'a encore pratique qu'une
breche dans sa vision du monde traditionnel, mais deja le voici
capable d'aller loin, tres loin, jusqu'aux extremes". » Ces jeunes
gens 6taient soudain empoignes par les grands ideaux universels,
revant de voir tous les hommes devenir freres et jouissant tous de
la meme prosperite. La tache etait sublime : libdrer l'humanite de
la misere et de l'esclavage !
Et la jouait son role la litterature russe. Un Pavel Axelrod,
au lycee, eut pour maitres a penser Tourgueniev, Bielinski,
Dobrolioubov (et, plus tard, Lassalle* qui le fera se tourner vers la
revolution). Aptekman etait feru de Tchernychevski, Dobrolioubov,
Pissarev (et de Buklc dgalement). Lazare Goldenberg, lui aussi,
avait lu et relu Dobrolioubov, Tchernychevski, Pissarev, Nekrassov
- et Roudine**, mort sur les barricades, etait son heros. Solomon
Tchoudnovski, grand admirateur de Pissarev, pleura a la mort de
celui-ci. Le nihilisme de Semion Lourie etait ne de la litterature
russe, il s'en etait nourri. Ce fut le cas d'un tres grand nombre - la
liste en serait trop longue.
Mais, aujourd'hui, a un siecle de distance, rares sont ceux qui
ont en mdmoire 1' atmosphere de ces annees-la. On ne menait
aucune action politique serieuse « rue des Juifs », comme on disait
alors, tandis que, « rue des Russes », le populisme se levait. C'etait
tout simple : il suffisait de « se couler, se fondre dans le mouvement
de liberation russe l2 » ! Or cette fusion se trouva on ne peut plus
facilitee, acceleree par la litterature russe et les ecrits des publi-
cistes radicaux.
En se tournant vers le monde russe, ces jeunes gens se detour-
naient du monde juif. « Beaucoup d'entre eux congurent de
LI. Ibidem, pp. 17-18.
12. K. Leites, Pamiati M. A. Krolia (La mdmoire de M. A. Krol), MJ-2, p. 410.
* Ferdinand Lassale (1825-1864) : philosophe, (Sconomiste, juriste et cdlebre socia-
liste allemand.
** Roudine : heros du roman de Tourgueniev, Roudine (1856), que l'auteur fait mourir
sur les barricades a Paris en 1848.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 243
l'hostilite' et du dedain cnvers le judai'sme de leurs peres, comme
envers une anomalie parasitaire l3 . » Dans les annees 70 « se consti-
tuerent de petits groupes de jeunes gens juifs radicaux qui, au nom
des ideaux du popuiisme, s'eloignerent de plus en plus de leur
peuple..., entreprirent de s'assimiler vigoureusement et de s'appro-
prier l'esprit national russe l4 ». Jusqu'au milieu des annees 70, les
Juifs socialistes n'estimaient pas necessaire de faire un travail poli-
tique aupres de leurs semblables, car, pensaient-ils, les Juifs n'ont
jamais possede de terres et ne peuvent done pas assimiler les idees
socialistes. Les Juifs n'ont jamais eu de paysans a eux. « Aucun
des revolutionnaires juifs des annees 70 ne pouvait concevoir l'idee
qu'il fallait agir pour sa propre nation seulement. » II etait clair
que Ton n'agissait que dans la langue dominante et que pour
les paysans russes. «Pour nous..., il n'existait pas de travailleurs
juifs. Nous les regardions avec des yeux de russificateurs : le Juif
doit s'assimiler completement a la population de souche » ; on
regardait meme les artisans comme des exploiteurs potentiels, puis-
qu'ils avaient des apprentis, des employes. En fait, on n'accordait
pas non plus d' importance aux ouvriers et aux artisans russes en
tant que classe autonome : ils n'existaient qu'en tant que futurs
socialistes qui faciliteraient le travail au sein du monde paysan 15 .
L' assimilation une fois acceptee, ces jeunes gens, de par leur
situation, tendaient naturellement vers le radicalisme, ayant perdu
sur ce sol nouveau les solides racines conservatrices de leur
milieu d'antan.
« Nous nous preparions a aller au peuple et, bien entendu, au
peuple russe. Nous reniions la religion judai'que, comme toute autre
religion d'ailleurs ; nous comptions notre jargon pour une langue
artificielle, et l'hebreu pour une langue morte... Nous etions de
sinceres assimilateurs et nous voyions dans Tinstruction et la
culture russes le salut pour les Juifs... Pourquoi done cherchions-
nous a agir au sein du peuple russe, et non du peuple juif ? Cela
13. B. Froumkine, Iz istorii revolioutsionnogo dvijeniia sredi evreiev v 1870-x godakh
(Pages d'histoire du mouvemeni rdvolutionnairc parmi les Juifs dans les anndes 70) ; Sb.
Soblazn Sotsializma : Revoliouisiia v Rossii i cvrei (Rec. La tenlation du socialisme : la
revolution en Russie et les Juifs), compose par A. Serebrennikov, Paris, YMCA Press ;
Rousskii Put (La Voie russe), 1995, p. 49.
14. EJ, t. 3, p. 336.
15. Deutsch, pp. 56, 67-68.
244 DEUX SIECLES ENSEMBLE
vient dc ce que nous etions devenus etrangers a la culture spirituelle
des Juifs de Russie et que nous rejetions leurs maitres a penser qui
appartenaient a une bourgeoisie traditionaliste... des rangs de
laquelle nous etions nous-memes sortis... Nous pensions que, quand
le peuple russe serait libere du despotisme et du joug des classes
poss^dantes, surviendrait la liberte economique et politique de tous
les peuples de Russie, y compris le peuple juif. Et il faut reconnaitre
que la litterature russe... nous a aussi quelque peu inculque" l'idee
que le peuple juif n'etait pas un peuple, mais une classe para-
sitaire 16 . »
Entraient egalement en jeu le sentiment d'une dette envers le
peuple grand-russien, ainsi que « la foi des rebelles populistes en
1' imminence d'une insurrection populaire 17 ». Dans les annees 70,
« la jeunesse intellectuelle juive... "est allee au peuple" dans
l'espoir de lancer, de ses faibles mains, la revolution paysanne en
Russie 18 ». Comme l'ecrit Aptekman, Natanson, « tel le heros des
Mtsyri de Lermontov*,
ne connaissait V emprise que d'une seule pensee,
ne vivait qu 'une seule, mais brulante passion.
Cette pensee, c'etait le bonheur du peuple ; cette passion, la lutte
pour sa liberation 19 ». Aptekman lui-meme, tel qu'il est depeint par
Deutsch, etait « emacie, de petite taille, le teint pale », « avec des
traits nationaux tres accuses » ; devenu infirmier de village, il
annoncait aux paysans le socialisme a travers l'Evangile 20 .
C'est un peu sous 1' influence de leurs predecesseurs, les
membres du cercle Dolgouchine, lesquels inscrivaient sur les
branches du crucifix : « Au nom du Christ, Liberte, Egalite,
Fraternite », et prechaient presque tous l'Evangile, que les premiers
populistes juifs se tournerent vers le christianisme, dont ils userent
16. Iohelson, Byloie, 1918. n° 13, pp. 56-57.
17. Ibidem, pp. 61,66.
18. G. J. Aronson, V borbe za grajdanskii6 i natsionalnyid prava : obschestvennyi£
tetcheniia v rousskom evreistve (Dans la lutte pour les droits civiques et nationaux : les
courants sociaux chez les Juifs de Russie), LJR-1, p. 210.
19. Aptekman. Byloie", 1921, n° 16, pp. 11-12.
20. Deutsch, pp. 183-185
* Mikhai'1 Iourdvitch Lermontov (1814-1841) : grand poete romantique russe. Le hfiros
de son poeme Mtsyri (Le Novice, en georgien) est assoiffi de liberty.
AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LUTI0NNAIRE RUSSE 245
comme d'un point d'appui et d'un instrument. Aptekman ecrit sur
lui-meme : « Je me suis converti au christianisme par un mou-
vement venu du cceur et par amour pour le Christ 21 . » (Ne
confondons pas avec les motivations de Tan Bogoraz qui, dans les
anndes 80, s'dtait converti au christianisme « pour echapper aux
vexations que lui valait son origine juive 22 ». Ni « avec la feinte de
Deutsch qui s'en alia precher les molokanes* en se prdsentant
comme un "bon orthodoxe" ».) Mais, ajoute Aptekman, « pour se
donner au peuple, point n'est besoin de se repentir » : a l'egard du
peuple russe, «je n'avais pas trace de repentir. D'ou aurait-il
d'ailleurs pu me venir ? N'est-ce pas plutot a moi, descendant d'une
nation opprim6e, de demander le reglement de la traite, au lieu de
payer le remboursement de je ne sais quel emprunt fantastique ? Je
n'ai pas observe non plus ce sentiment de repentance chez mes
camarades de la noblesse qui marchaient avec moi sur le meme
chemin 23 ».
Remarquons a ce propos que l'idde d'un rapprochement entre le
socialisme desire et le christianisme historique n'etait pas etrangere
a nombre de revolutionnaires russes d'alors, et comme justifi-
cation de leur action, et comme procede tactique commode.
V. V. Flerovski** ecrivit : « J'avais toujours en tete la comparaison
entre cette jeunesse qui se preparait pour Taction et les premiers
Chretiens. » Et, aussitot apres, l'etape suivante : « En tournant cons-
tamment cette idee dans ma tete, j'en suis venu a la conviction que
nous n'atteindrons notre but que par un seul moyen - en creant
une nouvelle religion... II faut apprendre au peuple a consacrer
toutes ses forces a soi-meme exclusivement... J'ai voulu creer la
religion de la fraternite » - et les jeunes disciples de Flerovski
tentaient de « mener l'experience en se demandant comment une
religion qui n'aurait ni Dieu ni saints serait recue par le peuple ».
21. O. V. Aptekman, Flerovski-Bervi i kroujok Dolgouchina (Flerovski-Bervi et le
cercle de Dolgouchine), Byloie, 1922, n° 18, p. 63.
22. EI, t. 4, p. 714.
23. Aptekman. Byloie, 1922, n° 18, p. 63.
* Les molokanes ou « buveurs de lait » (ils consomment du lait pendant le careme)
sont une secte russe qui remonte au xvm c siecle. lis ont ete persecutds, exiles en 1 800
au nord de la mer d'Azov, et certains emigrerent aux Etats-Unis.
** Vassili Vassilievitch Bervi-Flerovski (1829-1918) : publiciste russe, sociologue,
economiste. Participe au populisme des annees 60. En exil de 1862 a 1887. A ecrit les
Notes d'un utopiste rtvolutionnaire.
246 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Son disciple Gamov, du cercle de Dolgouchine, 6crivit plus
crument encore : « E faut inventer une religion qui serait contre le
tsar et le gouvernement... II faut r£diger un catechisme et des
prieres dans cet esprit-la 24 . »
L'action revolutionnaire des Juifs en Russie s'explique aussi
d'une autre facon. Nous la trouvons exposed, puis reTutee par
A. Srebrennikov : « II existe un point de vue selon lequel si, a la
faveur des reformes des annees 1860-1863, la "Zone de residence"
avait etc" abolie, toute notre histoire se serait d^roulee autrement...
Si Alexandre II avait aboli la "zone de residence", il n'y aurait eu
ni le Bund*, ni le trotskisme ! » Puis il fait 6tat des idees internatio-
nalistes et socialistes qui affluerent d'Occident, et ecrit : « Si la
suppression de la Zone de residence avait ete capitale pour eux,
tout leur combat aurait tendu vers elle. Or, ils s'occupaient de tout
autre chose : ils revaient de renverser le tsarisme 25 ! »
Et, l'un apres 1' autre, mus par la meme passion, ils abandon-
nerent leurs etudes (notamment l'Academie de medecine militaire)
pour « aller au peuple ». Tout diplome etait marque du sceau de
l'infamie en tant que moyen d' exploitation du peuple. Ils renon-
cerent a toute carriere, et certains rompirent avec leur famille. Pour
eux, « chaque journee non mise a profit [constituait] une perte irre-
parable, criminelle pour la realisation du bien-etre et du bonheur
des masses desheYitees 26 ».
Mais, pour « aller au peuple », il fallait « se faire simple », a la
fois interieurement, pour soi-meme, et pratiquement, « pour inspirer
confiance aux masses populaires, il fallait s'y infiltrer sous l'aspect
d'un ouvrier ou d'un moujik 27 ». Mais, ecrit Deutsch, comment
aller au peuple, se faire entendre et qu'on vous croie, quand vous
etes aussitot trahi par voire langage, votre apparence et vos
manieres ? Et il faut encore, pour seduire les auditeurs, lancer des
blagues et des bons mots de la langue populaire ! Et il faut encore
se montrer habile aux travaux des champs, si penibles pour des
24. Ibidem*.
25. Obschaia gazeta (La gazette ge'ne'ralc), n° 35, 31 aoflt-6 sept. 1995, p. 11.
26. Deutsch, pp. 106, 205-206.
27. lohelson, Byloie\ 1918, n° 13, p. 74.
* Le Bund (en yiddish : l'Union) : l'« Union g6nirale des ouvriers juifs de Lituanie,
Pologne et Russie », fondle a Vilnius en 1897, apparent6e au parti SD en 1898-1903 ;
puis de nouvcau en 1906-1918 proche des mencheviks. Dissoute en 1921.
AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLLTIONNAIRE RUSSE 247
citadins. Pour cette raison, Khotinski travailla a la ferme chez son
frere, et y fit metier de laboureur. Les freres Lcewenthal apprirent
la cordonnerie et la menuiserie. Betty Kamenskaia entra comme
ouvriere dans une filature a un postc tres dur. Beaucoup se firent
aides-soignants. » (Deutsch ecrit qu'a tout prendre d'autres activites
convenaient mieux a ces Juifs revolutionnaires : le travail au sein
des cellules, la conspiration, les communications, la typographic, le
passage de frontieres 28 .)
La « marche au peuple » commenca par de breves visites, des
sejours de quelques mois - une marche « fluide ». Au debut, on ne
comptait que sur le travail d'agitation. On s'imaginait qu'il suffirait,
pour convaincre les paysans, de leur dessiller les yeux sur le regime
en place et sur l'exploitation des masses, et de promettre que la
terre et les instruments de production deviendraicnt la propriete
de tous.
En fait, toute cette « marche au peuple » des populistes se solda
par un echec. Et pas seulement a cause de quelque coup de feu
intempestif dirige contre le tsar (Soloviov, 1879), qui les obligea
tous a fuir la campagne et a se planquer a cent lieues, a l'abri des
villes. Mais surtout parce que les paysans, parfaitement sourds a
leur predication, etaient meme parfois prets a les hvrer aux auto-
rites. Quant a entrainer les paysans dans une insurrection - on en
etait bien loin !... Les populistes, les russes (guere plus chanceux)
comme les juifs, perdirent « la foi... en une volonte revolutionnaire
spontanee et dans les instincts socialistes de la paysannerie », et
« se transformerent en pessimistes impenitents 29 ».
L' action clandestine, elle, marchait mieux. Trois habitants de
Minsk, lossif Guetsov, Saul Levkov et Saul Grinfest, reussirent
a installer dans leur ville une presse clandestine qui allait des-
servir le pays tout entier. Elle subsista jusqu'en 1881. C'est la
que fut imprime" en lettres d'or le tract sur « l'cxecution
d' Alexandre II ». On y imprima le journal Le Portage noir*, puis
les proclamations de La Volonte du Peuple. Deutsch les situe au
nombre des « propagandistes pacifiques »... Apparemment, le
28. Deutsch, pp. 34-37, 183.
29. Ibidem, pp. 194 et suiv. ; lohelson, Byloie, 1918, n° 13, p. 69.
* Le Partage noir, journal clandestin portant le meme nom que l'organisation, qui
connut cinq numeros en 1880-1881 (Minsk-Geneve).
248 DEUX SIECLES ENSEMBLE
vocable « pacifique » embrassait tout ce qui n'etait pas le lancer de
bombes - la contiebande, le passage illegal des frontieres, voire
meme l'appel a ne pas payer l'impot (appel aux paysans de
Lazare Goldenberg).
Plusieurs de ces rgvolutionnaires juifs furent lourdement
condamnes (lourdement, meme a l'aune de notre temps). Certains
b£n6ficierent d'un allegement de leur peine - comme Semion
Lourie, grace a son pere qui obtint pour lui un regime moins severe
en prison. II y avait aussi 1' opinion publique qui inclinait a l'indul-
gence. Aptekman nous raconte par exemple qu'en 1881 - pourtant
apres l'assassinat d'Alexandre II - ils « vivaient relativement
librement dans la prison de Krasnoyarsk » oil « le directeur de la
prison, une vraie bete fauve, s'est brusquement apprivoise et nous
a octroye toutes sortes de permissions pour contacter les deportes
et nos amis ». Puis « on nous accueillit dans les prisons de transit
non comme des detenus, mais comme de nobles captifs » ; « le
directeur de la prison est entre, accompagne de soldats portant des
plateaux avec du the, des biscuits, de la confiture pour chacun, et,
en prime, un petit verre de vodka. N'etait-ce pas idyllique ? Nous
etions touches' ».
Les biographies de ces premiers populistes font apparaitre chez
eux une certaine exaltation, un certain manque d'equilibre mental.
Leon Deutsch temoigne : Lion Zlatopolski, un terroriste, « n'6tait
pas une personne psychiquement equilibree ». Aptekman lui-meme,
dans sa cellule, apres son arrestation, « n'etait pas loin de la
demence, tant ses nerfs itaient ebranles». Betty Kamenskai'a,
« ... des le deuxieme mois de detention... perdit la raison » ; on la
transfera a l'hopital, puis son pere, un negotiant, la reprit sous
caution. Ayant lu dans l'acte d'accusation qu'elle ne serait pas
deTeree devant le tribunal, elle voulut dire au procureur qu'elle etait
en bonne sante et qu'elle pouvait comparaitre, mais, peu apres, elle
avala du poison et mourut 11 . Moi'se Rabinovitch, dans sa cellule,
« avait des hallucinations... ses nerfs etaient a bout » ; il resolut de
feindre le repentir, de nommer ceux que 1' instruction connaissait
assurement deja, pour etre libere. II redigea une declaration
promettant de dire tout ce qu'il savait et meme, a sa sortie de
30. Aptekman, Byloie. 1922. n° 18, pp. 73, 75.
31. Deutsch, pp. 38, 41, 94, 189.
AU SEIN DU MOUVEMENT RF.VOLUTIONNAIRE RUSSE 249
prison, de chercher et transmettre des informations. Le resultat fut
qu'on lui fit tout avouer sans le liberer et qu'on l'expedia dans la
province d'Irkoutsk ou il devint fou et mourut « a l'age d'a peine
plus de 20 ans ». Les excmples de ce genre ne manquent pas. Leiser
Tsukerman, emigre a New York, y mit fin a ses jours. Nahman
Loewenthal, apres avoir Emigre a Berlin, « etait plongc dans une
grave depression nerveuse » sur quoi vint s'ajouter un amour
malheureux ; « il avala de l'acide sulfurique et se jeta dans le
fleuve » - a l'age d'environ 19 ans 32 . Ces jeunes gens s'etaient
lances a corps perdu en surestimant leurs forces et la resistance de
leurs nerfs.
Et meme Grigori Goldenberg, lui qui, de sang-froid, avait abattu
le gouverncur de Kharkov et qui demandait a ses camarades,
comme un supreme honneur, de tuer de sa propre main le tsar (mais
ses camarades, redoutant la colere populairc, l'avaient ecarti en
tant que Juif; apparemment, cet argument a souvent incite les
populistes a designer, pour perpetrer les attentats, le plus souvent
des Russes) : apres avoir &e arrete, porteur d'une charge de
dynamite, il fut pris, dans sa cellule du bastion Troubetsko'f, d'une
angoisse mortelle, sa resistance se brisa, il passa des aveux qui
atteignirent tout le mouvement, adressa des suppliques demandant
que Aron Zoundelevitch vienne partager sa cellule (qui montrait
plus d'indulgence que les autres envers son geste). Quand cela lui
fut refuse, il se suicida 33 .
D' autres ont pati, qui n'etaient pas dircctcment impliques, tel
Moi'se Edelstein, nullement ideologue, qui faisait « passer »,
moyennant finance, de la litterature clandestine ; il souffrit
beaucoup en prison, priait Yahve pour lui et sa famille : il se
repentit lors du jugement : « Je n'imaginais pas qu'il put y avoir
d'aussi mauvais livres. » Ou bien S. Aronson qui, apres le proces
des « cent quatre-vingt-treize », disparut completement de la
scene revolutionnaire 34 .
Un autre point est digne d'etre releve - ; c'est avec quelle facility
32. Ibidem, pp. 78-79. 156-157.
33. Grigori Goldenberg v Petropavolvskoi kreposli (Grigori Goldenberg a la prison
Saint-Pierre-el-Saint-Paul) ; Krasnyi arkhiv : istoritcheskii journal Tsentrarkhiva RSFSR
(Les Archives rouges : revue historique du Centre des archives de la FSSR), M., 1922-
1941, t. 10; 1925, pp. 328-331.
34. Deutsch*, pp. 85-86.
250 DEUX SIECLES ENSEMBLE
beaucoup d'entre eux quittercnt cette Russie que, quelque temps
auparavant, ils entendaient sauver. En fait, dans les annees 70,
6migrer etait considere dans les milieux revolutionnaires comme
de la desertion : meme si la police te recherche, plonge dans la
clandestinite, mais ne t'enfuis pas 35 ! - Tan Bogoraz est parti vivre
vingt ans a New York. - Lazare Goldenberg-Getroitman aussi
« partit en 1885 pour New York ou il donna des cours sur l'histoire
du mouvement revolutionnaire en Russie » ; il revint en Russie en
1906, apres l'amnistie, pour repartir assez vite apres en Grande-
Bretagne ou il resta jusqu'a sa mort"'. - A Londres, Tun des freres
Vainer devint proprietaire d'un atelier de meubles et s'y etablit.
- M. Aronson et M. Romm sont devenus medecins cliniciens a
New York. - Apres quelques annees passees en Suisse, I. Guetsov
est parti vivre en Amerique, ayant radicalement rompu avec le
mouvement socialiste. - Leizer Lcewenthal, Emigre" en Suisse,
termina des eludes de medecine a Geneve, devint l'assistant d'un
grand physiologiste avant d'obtenir une chaire d'histologie a
Lausanne. - De meme, Semion Lourie termina ses etudes dans une
faculte de medecine en Italie, mais mourut peu apres. - Lioubov
Axelrod (« l'Orthodoxe* ») resta longtemps dans T emigration, elle
y recut le grade de docteur en philosophic de l'universite de Berlin
(plus tard, elle inculquera le materialisme dialectique aux eleves
des ecoles superieures sovietiques). - A. Khotinski entra lui aussi
a la faculte de medecine de Berne (mais mourut I'annee d'apres
d'une phtisie galopante). - Grigori Gourevitch fit une belle carriere
au Danemark ; il revint en Russie comme ambassadeur de ce pays
a Kiev oil il resta jusqu'en 1918 37 .
Tout cela montre aussi combien d'hommes de talent il y avait
parmi ces revolutionnaires. Des hommes comme ceux-la, doues
d'une intelligence aussi vive, quand ils se retrouverent en Siberie,
loin de dep^rir ou de perdre la raison, ouvrirent les yeux sur
les peuplades qui les entouraient, etudierent leurs langues, lews
mceurs, et ecrivirent sur elles des Etudes ethnographiques : Leon
35. Ibidem, p. 132.
36. EJR, t. 1. p. 344.
37. Deutsch, pp. 61-62, 198-201, 203-216 ;
* Lioubov Issaakovna Axelrod : philosophe, iScrivain, membre du parti menchevik.
Son nom de plume est « l'Orthodoxe » (au sens non confessionnel du mot).
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 251
Sternberg sur les Ghiliaks*, Tan Bogoraz sur les Tchouktches**,
Vladimir Iohelsohn sur les Youkaghirs***, Naoum Guekker sur
le type physique des lakoutes 38 ****. Quelques etudes sur les
Bouriates***** sont dues a Moise Krohl.
Quelques-uns de ces revolutionnaires juifs rejoignirent de leur
plein gre le mouvement socialiste en Occident. Ainsi V. Iohelsohn
et A. Zoundelevitch, lors des elections au Reichstag en Allemagne,
se lancerent dans la campagne electorate dans le camp des sociaux-
democrates. Zoundelevitch fut meme arrete pour avoir use de
procedes frauduleux. Anne Rosenstein, en France, fut condamnee
pour avoir organise une manifestation de rue au mepris des regle-
ments regissant la circulation sur la voie publique ; Tourgueniev
interceda pour elle et elle fut expulsee en Italie ou elle fut a deux
reprises condamnee pour agitation anarchiste (elle devait epouser
plus tard F. Turati ******, le convertir au socialisme et devenir elle-
meme la premiere marxiste dTtalie). Abram Valt-Lessine, origi-
naire de Minsk, fit paraitre pendant dix-sept ans a New York des
articles dans l'organe socialiste d'Amerique Vorwdrts et exerca une
grande influence sur la formation du mouvement ouvrier
americain 39 . (Cette route-la, beaucoup d'autres de nos sociahstes
allaient l'emprunter...)
II advenait parfois que des revolutionnaires emigres fussent
decus par la revolution. Ainsi Moise Veller, ayant pris ses distances
avec le mouvement, reussit, grace a 1' intervention de Tourgueniev
aupres de Loris-Melikov, a rentier en Russie. Plus extravagant
encore fut le parcours d' Isaac Pavlovski : vivant a Paris, en sa
qualit6 d'« illustre revolutionnaire », il avait ses entrees chez
38. EJ, t. 6, p. 284.
39. ERJ, t. 2, p. 166; t. 1, p. 205.
* Les Ghiliaks sont une peuplade du nord de Tile de Sakhaline et dc la vallee du
bas Amour.
** Les Tchouktches, peuplade de la Sib6rie orientale occupant un territoire allant de la
mer de Behring a la Kolyma. Nomades et sddentaires. S'opposerent a la conquete russe.
*** Les Youkaghirs sont une peuplade du nord-est de la SiWric tres rdduite en nombrc.
**** Les lakoutes sont un peuple du nord-est de la Sibdrie, occupant les deux rives
de la Lena, s'dtendant a I'est jusqu'a la riviere Kolyma, au nord jusqu'a l'oc6an Arctique,
au sud jusqu'aux monts Iablovoi.
***** Les Bouriates, peuple de Sibene autour du lac Baikal, en partie refoule' vers la
Mongolie.
****** Filippo Turati (1857-1932) : l'un des fondateurs du Parti socialiste italien.
Emigre en 1926.
252 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Tourgueniev, lequel lui fit connaitre Emile Zola et Alphonse
Daudet ; il ecrivit une nouvelle sur les nihilistes russes que Tour-
gueniev fit publier dans le Vestnik Evropy* (Le Messager de
1' Europe), puis il devint le correspondant a Paris de Novoie
Vremia** « les Temps nouveaux » sous le pseudonyme de
I. Iakovlev - et meme, comme l'ecrit Deutsch, il s'afficha comme
« antisemite », envoya une supplique en haut lieu, fut gracie et
revint en Russie 40 .
Cela dit, la majorite des revolutionnaires juifs se fondit dans la
masse, tout comme les Russes, et leur trace s'est perdue. « A
l'exception de deux ou trois personnages de premier plan..., tous
mes autres compatriotes ont 6te des acteurs de second, voire de
troisieme plan », ecrit Deutsch 41 . Un recueil sovietique, paru des le
lendemain de la revolution sous le titre de Recueil historique et
re~volutionnaire 42 », cite beaucoup de noms d'humbles soldats
inconnus de la revolution. Nous y relevons des dizaines, voire des
centaines de noms juifs. Qui se souvient d'eux maintenant ? Or,
tous ont agi, tous ont apporte leur obole, tous ont £branl6 plus ou
moins fortement l'edifice de 1'Etat.
Ajoutons : ce tout premier contingent de revolutionnaires juifs
n'a pas rejoint en totalite les rangs de la revolution russe, tous
n'ont pas renie leur judai'sme. A. Liebermann, grand connaisseur
du Talmud, un peu plus age que ses condisciples populistes,
proposait des 1875 de mener une campagne specifique en faveur
du socialisme au sein de la population juive. Avec l'aide de
G. Gourevitch, il edita a Vienne, en 1877, une revue socialiste
en yiddish intitulee Ernes (Pravda = la Verite). Peu auparavant,
dans les annees 70, A. Zoundelevitch « avait entrepris une publi-
cation en langue hebraique » intitulee elle aussi Verite. (L. Shapiro
emet l'hypothese que cette publication fut « le lointain ancetre de
40. Deutsch, pp. 84-85 ; lohehohn, Byloie, 1918, n° 13, pp. 53-75; I.Gourvitch,
Pervyi6 evreiskii6 rabotchiie kroujki (Les premiers cercles ouvriers juifs), Byloie, 1907,
n" 6/18, p. 68.
41. Deu isch, p. 231.
42. RHR, t. 1, 2.
* Le Messager de /'Europe : 1) revue fondde par Karamzine et qui parut de 1802 a
1830 ; 2) revue mensuelle qui parut de 1866 a 1918 a P6tersbourg, d'orientation liberate.
** Les Temps nouveaux : quotidien petersbourgeois ultraconservateur fondd par le
publiciste Souvorine, qui parut de 1868 a 1917.
AU SE1N DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 253
La Pravda de Trotski 43 ». Durable fut la tradition de cette appel-
lation.) Certains, comme Valt-Lessine, ont insists sur la conver-
gence de 1'internationalisme avec le national isme judai'que. « Dans
ses conferences et preches improvises, le prophete Isai'e et Karl
Marx figuraient comme des autorites d'egale importance 44 . » A
Geneve fut fondee la Typographic libre juive 45 , destinee a imprimer
des tracts a l'adresse de la population ouvriere juive.
Des cercles specifiquement juifs se constituerent dans certaines
villes. Un « Statut pour l'organisation d'une union sociale-revolu-
tionnaire des Juifs de Russie », formule au debut de 1'annee 1876,
montrait la necessite de faire de la propagande en langue hebrai'que,
et meme d' organiser entre les Juifs de la region occidentale « un
r6seau de sections sociales-revolutionnaires, f6derees entre elles
et avec les autres sections de meme type a 1' Stranger ». « Les
socialistes du monde entier formaient une seule fratrie », et cette
« organisation devait s'appeler la Section juive du Parti social-
revolutionnaire russe 46 ».
Hessen conunente : Taction de cette Union au sein des masses
juives « n'a pas rencontre" de sympathies suffisantes », et c'est
pourquoi ces socialistes juifs, dans leur majorite, « ont prete main-
forte a la cause commune », c'est-a-dire a la cause russe 47 . Et, en
effet, des cercles furent crees a Vilnius, Grodno, Minsk, Dvinsk,
Odessa, mais aussi, par exemple, a Elts, Saratov, Rostov-sur-le-
Don.
Dans Facte de fondation tres d&aille de cette « Union sociale-
rSvolutionnaire de tous les Juifs de Russie », on peut lire des idees
surprenantes, des affirmations du genre : « Rien a" ordinaire n 'a le
droit d'exister s'il n'a pas de justification rationnelle 48 » (!)
A la fin des annees 70, le mouvement revolutionnaire russe
glissait deja vers le terrorisme. L'appel a la revolte de Bakounine
l'avait definitivement emporte sur le souci d' instruction des masses
de Lavrov. A partir de 1879, l'idee que la presence populiste aupres
43. Leonard Schapiro, The Role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement,
The Slavonic and East European Review, vol.40, Londres, Athlone Press, 1961-1962,
p. 157.
44. MJ.-2*, p. 392.
45. EJ, 1. 13, p. 644.
46. Hessen, t. 2, pp. 213-214.
47. Ibidem, p. 214.
48. RHR, 1. 1, p. 45.
254 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des paysans dtait sans effets - idee qui dominait dans La Volonte"
du Peuple - prit le dessus sur le refus de la terreur par Le Partage
noir. La terreur, rien que la terreur ! ! - bien plus : une terreur syste-
matique ! (Que le peuple n'eut pas voix au chapitre, que les rangs
de 1' intelligentsia fussent si clairsemes, cela ne les inquietait pas.)
Les actes terroristes - y compris contre le tsar en personne ! - se
succederent done.
D'apres 1 'evaluation de Leon Deutsch, a cette terreur naissante
ne prirent part que dix a douze Juifs, a commencer par Aron Gobst
(execute), Solomon Wittenberg (prepara en 1878 un attentat contre
Alexandre II ; execute en 1 879), Ai'zik Arontchik (eut sa part dans
1' explosion du train imperial ; condamne" au bagne a perp6tuit6)
et Gregoire Goldenbcrg, deja nomme. Tout comme Goldenberg,
A. Zoundelevitch - brillant organisateur de la terreur, mais a qui
on ne donna pas le temps de participer a l'assassinat du tsar - fut
arrete tres tot. II y eut egalement un autre terroriste fort actif :
Mlodetski. Quant a Rosa Grossman, Christina Grinberg et les freres
Leon et Saveli Zlatopolski, ils jouerent un role de second plan. (En
fait, Saveli, au l er mars 1881*, etait membre du Comite executif) ;
quant a Guessia Gelfman, elle faisait partie du groupe de base des
« acteurs du l cr mars 49 ».
Puis ce furent les annees 80 qui virent le deperissement et la
dissolution du populisme. Le pouvoir gouvernemental prenait le
dessus ; l'appartenance a une organisation revolutionnaire coutait
huit a dix annees de reclusion bien sonnies. Mais si le mouvement
revolutionnaire 6tait pris d'inertie, ses membres, eux, continuaient
d'exister. L'on peut citer ici Sofia Guinzbourg : elle ne se lanca
dans Taction revolutionnaire qu'en 1877 ; elle tenta de restaurer La
Volonte du Peuple, decimee par les arrestations ; elle prepara, juste
apres le groupe Oulianov**, un attentat contre Alexandre III 50 . Untel
6tait oublie en deportation, un autre en revenait, un troisieme ne
faisait qu'y partir - mais ils poursuivaient la lutte.
49. Deutsch, pp. 38-39, Protses dvadtsati narodovoltsev v 1882 g. (Le proces des
membres de La Volonte du Peuple en 1882), Byloie, 1906, n° 1, pp. 227-234.
50. ERJ, l. 1, p. 314.
* l CT mar.s 1881 : jour de l'assassinat d'Alexandre II.
** Le « groupe Oulianov », du nom d'Alexandre Hitch Oulianov, frere aine" de Lenine.
Fraction de La Volonte' du Peuple. Alexandre Oulianov prepara un attentat contre
Alexandre III en 1887. Condamne h mort et ex£cuui
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 255
Ainsi en fut-il d'une deflagration celebrc decrite par les memo-
rialistes : la rebellion dans la prison de lakoutsk en 1889. Un
important contingent de prisonniers politiques s'etaient entendu
dire qu'on allait les transferer a Verkhoiansk et, de la, plus loin
encore, a Srednie-Kolymsk, ce qu'ils voulaient a tout prix eviter.
Le groupe etait constitue en majoritc de detenus juifs. En outre,
on leur annonca qu'on reduisait la quantite des bagages autorisee :
au lieu de cinq pouds* de livres, vetements, linge, cinq pouds
egalement de pain et de farineux, deux pouds de viande, plus
l'huile, le sucre et le the" (le tout, bien entendu, charge sur des
chevaux ou des rennes), une reduction de cinq pouds en tout. Les
deported d^ciderent de faire de la resistance. Or, cela faisait deja
six mois qu'ils deambulaient librement dans la ville de lakoutsk, et
certains s'etaient procure des armes aupres des habitants. « Tant
qu'a perir, autant p6rir ainsi, et que le monde decouvre toute 1' abo-
mination du gouvernement russe - perir en sorte que 1 'esprit de
combat soit ranime chez les vivants ! » Quand on vint les chercher
pour les amener au poste de police, ils ouvrirent le feu les premiers
sur les grades, et les soldats repondirent par une salve. Furent
condamnes a mort, en meme temps que N. Zotov, ceux qui avaient
tire les premiers coups de feu sur le vice-gouverneur : L. Kogan-
Bernstein et A. Gausman. Furent condamnes aux travaux forces a
perpemite" : le memorialiste lui-meme, O. Minor, le celebrissime
M. Gotz**, et aussi « A. Gour6vitch et M. Orlov, M. Bramson,
M. Braguinski, M. Fundaminski, M. Ufland, S. Ratine, 0. Estro-
vitch, Sofia Gourevitch, Vera Gotz, Pauline Perly, A. Bolotina,
N. Kogan-Bernstein ». L' Encyclopedic juive nous informe que,
pour cette mutinerie, vingt-six Juifs et six Russes furent juges 51 .
Cette meme annee 1889, Marc Natanson revint d'exil et entreprit
de forger, a la place des anciennes organisations populistes deman-
telees, une nouvelle organisation denommee Le Droit du Peuple
(Narodnoie Pravo). Natanson avait deja pu constater l'apparition
du marxisme en Russie, importe d'Europe, et sa concurrence avec
51. O.S. Minor, lakoutskaia drama 22 marta 1889 goda (Le drame dc lakoutie du
22 mars 1889), Byloie\ 1906, n" 9, pp. 138-141, 144 ; EJ, t. 5, p. 599.
* Un poud equivaut a 16,38 kilos.
** Mikhail Rafailovitch Gotz (1866-1906) : membre du parti S.-R. Emigre en 1900.
256 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le populisme. II employa tous ses efforts a sauver le mouvement
revolutionnaire de la decadence et a garder des liens avec les
liberaux (« les meilleurs liberaux sont aussi des semi-socialistes »).
Pas plus qu'auparavant il ne regardait aux nuances dans les
convictions : ce qui lui importait, c'etait que tous s'unissent pour
renverser l'autocratie, et quand la Russie serait democratique, alors
on aviserait. Mais l'organisation qu'il mit cette fois sur pied se
revela amorphe, apathique et ephemere. Et puis, respecter les regies
de la conspiration n'etait plus necessaire. Comme l'a fort elo-
quemment souligne Isaac Gourvitch, « du fait de P absence de
conspiration, une masse de gens tombent dans les griffes de la
police, mais les revolutionnaires sont maintenant si nombreux que
ces pertes ne comptent pas - on abat les arbres, et volent les
copeaux 52 ! ».
La fracture qui s'etait produite dans la conscience juive apres
1881-1882 ne pouvait pas ne pas se refleter tant soit peu dans la
conscience des revolutionnaires juifs en Russie. Ces jeunes gens
avaient commence par s'eloigner du judai'sme, puis beaucoup y
etaient revenus ; ils avaient « quitte la "rue des Juifs", puis etaient
revenus vers leur peuple » : « toute notre destinee historique est
liee au ghetto juif, c'est a partir de lui que s'est forgee notre essence
nationale 53 ». Jusqu'aux pogroms de 1881-1882, « absolument
aucun d'entre nous autres, revolutionnaires, ne songeait un instant »
qu'il faudrait nous expliquer publiquement sur la participation des
Juifs au mouvement revolutionnaire. Mais survinrent les pogroms,
qui provoquerent « chez... la majorite de nos compatriotes une
explosion d' indignation ». Et voici que « ce ne furent plus
seulement les Juifs cultives, mais certains revolutionnaires juifs
n'ayant auparavant aucune affinite avec leur nation, qui... se
sentirent brusquement obliges de consacrer leurs forces et leurs
talents a leurs freres injustement persecutes 54 ». « Les pogroms ont
reveille des sentiments endormis, ils ont rendu les jeunes plus
sensibles aux souffrances de leur peuple, et le peuple plus receptif
aux iddes revolutionnaires. Que cela serve de base a une action
52. Gourvitch, Byloie\ 1907. n° 6/18. p. 68.
53. /. Mark, Pamiati I. M. Tch6rikover (A la m<5moire de I. M. Tcherikover). MJ-2,
pp. 424-425.
54. Deulsch, pp. 3-4.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 257
autonome de la masse juive » : « Nous allons obstinement pour-
suivre notre but : la destruction du regime politique actuel 55 . »
Mais voici qu'apportcnt inopinement leur soutien aux pogroms
antijuifs les tracts de La Volonte du Pcuple ! Leon Dcutsch exprimc
sa perplexite dans une lettre a Axelrod, qui s'interroge lui aussi :
« La question juive est maintcnant, dans la pratique, recllcmcnt
insoluble pour un revolutionnaire. Qu'irait-il faire, par exemple, a
Balta ou Ton s'attaque aux Juifs ? Prendre leur defense revient a...
"susciter la haine contre les revolutionnaires, qui non seulement
ont tue le tsar, mais en plus soutiennent les Juifs"... Faire la propa-
gande de la reconciliation est aujourd'hui extremement difficile
pour le parti 56 . »
Cette perplexite, P. L. Lavrov lui-meme, le chef venere\ 1' ex-
prime a son tour : « Je reconnais que la question juive est extre-
mement complexe, et pour le parti, qui entend se rapprocher du
peuple et le soulever contre le gouvernement, elle est difficile au
plus haut degre... du fait de l'etat passionnel dans lequel se trouve
le peuple, et de la necessity de 1' avoir de notre cote 51 . » II ne fut
pas le seul des revolutionnaires russes a raisonner ainsi.
Dans les annces 80, un courant reapparait chez. les socialistcs,
preconisant d'orienter 1' attention et la propagande vers les cercles
specifiquement juifs, et de preferences ouvriers. Mais, en fait de
proletariat, il n'y avait pas grand monde parmi les Juifs - quelques
menuisiers, des relieurs, des cordonniers. Le plus facile etait certai-
nement d'agir parmi les imprimeurs les plus instruits. Isaac Gour-
vitch raconte : avec Moi'se Khourguine, Leon Rogaller, Joseph
Reznik, « a Minsk nous nous etions donne pour tache de creer un
noyau d'ouvriers instruits ». Mais, si Ton prend par exemple
Bielostok ou Grodno, « nous n'y avons trouve aucun cercle
ouvier » : le recrutement elait trop faible.
La creation de ces cercles ne se faisait pas ouvertement, il fallait
conspirer : soit organiser la reunion hors de la ville, soit la tenir en
ville dans un appartement prive, mais alors en commencant syste-
matiquement par des le9ons de grammaire russe ou de sciences
naturelles... et ensuite seulement en recrutant des volontaires pour
55. /. lliacheviich (I.Rubinovilch), Chto delat evreiam v Rossii ? (Que pcuvent faire
les Juifs en Russie ?), Soblazn Sotsializma (La tentation du socialisme), pp. 185-186.
56. Schub, MJ-2*. p. 134.
57. Ibidem*, pp. 133-134.
258 DEUX SIECLES ENSEMBLE
leur precher le socialisme. Comme l'explique I. Martov : ce furent
ces lemons preliminaires qui attirerent des gens au sein des cercles
revolutionnaires. « S'averaient habiles et avises », aptes a devenir
leurs propres maitrcs, « ceux qui, justement, avaient frequente nos
reunions, y avaient recu de 1' instruction, et notamment la maitrise
du russe, car la langue est une arme precieuse dans la lutte concur-
rentielle du petit commerce et de Findustrie » ; apres cela, « nos
"petits chanceux", affranchis du role de travailleurs a gages et
jurant leurs grands dieux qu'eux-memes n'emploieraient jamais le
travail a gages, y avaient bel et bien recours, contraints qu'ils y
etaient par les exigences du marche 58 ». Ou bien, une fois forme
dans ces cercles, « 1'ouvrier abandonnait son metier et s'en allait
passer des examens "en externe" 59 ».
La bourgeoisie juive locale voyait d'un mauvais ceil cette
participation des jeunes aux cercles revolutionnaires, car elle avait
compris - plus vite et mieux que la police - a quoi tout ceci
menerait 60 .
Ici et la, cependant, les choses avancaient ; a l'aide des brochures
et proclamations socialistes fournies par rimprimerie de Londres,
les jeunes revolutionnaires r^digerent eux-memes, « sur toutes
les questions programmatiques, des formulations sociales-ddmo-
crates ». C'est ainsi que, dix annees durant, une lente propagande
conduisit pcu a peu a la creation du Bund.
Mais, « plus encore que les persecutions policieres, ce fut la nais-
sante emigration vers l'Amerique qui freina notre travail. En fait,
nous formions des ouvriers socialistes pour l'Amerique ». Les
souvenirs pourtant concis d'Isaac Gourvitch sur les premiers cercles
ouvriers juifs sont emailles de remarques incidentes du genre :
Schwartz, un £tudiant qui faisait de l'agitation revolutionnaire,
« emigra par la suite en Amcriquc ; il vit a New York ». - Ou bien,
lors d'une reunion dans l'appartement de Joseph Reznik : « II y
avait deux ouvriers presents, un charpentier et un menuisier : tous
deux sont maintcnant en Amerique. » Et, deux pages plus loin, nous
58. /. Martov, Zapiski sotsial-demokrata (Camets d'un social-ddmocrate), Berlin, 6d.
Grjebine, 1922, pp. 187-189.
59. N. A. Buchbinder, Rabotchiie' o propagandistskikh kroujkakh (Les ouvriers a
propos des cercles de propagandistes), Soblazn sotsializma (La tcntation du socia-
lisme), p. 230.
60. Gourvitch, Byloid, op. cit., pp. 65-68, 74.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 259
apprenons que Reznik lui-meme, apres son retour d'exil, « partit
vivre en Amerique ». Inversement, un jeune homme nomme
Guirchfeld, venu d' Amerique pour faire du travail rdvolutionnaire,
« est actuellement medecin a Minneapolis » et il a ete candidat
socialiste au poste de gouverneur. - « L'un des membres les plus
actifs du premier cercle Abramovitch, un certain Jacob Zvirine...,
apres avoir purge ses douze mois a la prison des Kresty..., emigra
en Amenque et vit actuellement a New York. » - « Chmoulevitch
("Kivel")... en 1889... fut contraint de fuir la Russie ; il vecut
jusqu'en 1896 en Suisse ou il fut un membre actif des organisations
sociales-democrates », puis « il s'installa en Amerique... et vit a
Chicago ». - Enfin le narrateur lui-meme : «En 1890, j'ai moi-
meme quitte la Russie », bien que, quelques annees auparavant,
« nous envisagions les choses autrement. Mener une propagande
socialiste parmi les ouvriers est V obligation de tout honnete homme
instruit : c'est notre facon de payer notre "dette historique" envers
le peuple. Et puisque sur moi repose 1' obligation de faire de la
propagande, il s'ensuit tres evidemment que j'ai le droit d'exiger
que me soit donnee la possibility de remplir cette obligation. »
Arrive a New York en 1890, Gourvitch y trouva « une association
ouvriere russe d'auto-developpement », constituee presque exclusi-
vement d' artisans originaires de Minsk, et, pour feter le nouvel an
russe, ils organiserent a New York « le bal des socialistes de
Minsk 61 ». A New York, « le mouvement socialiste local... dans sa
majority etait juif 62 ».
Comme nous le voyons, des cette epoque, l'Ocdan ne constituait
pas un obstacle majeur a la cohesion et a la poursuite de Taction
revolutionnaire menee par les Juifs. Ce lien vivant aura ses effets,
6 combien eclatants, en Russie.
Pour autant, tous les jeunes gens juifs n'avaient pas abandonne
la tradition revolutionnaire russe, loin de la ; beaucoup s'y tinrent
meme dans les annees 80-90. Comme le montre D. Schub, les
pogroms et les mesures restrictives d'Alexandre III ne firent que
les exciter plus fort encore au combat.
61. Ibidem, pp. 66-68, 72-77.
62. J. Krepliak, Poslesloviie" k static Lessina (Postface a 1' article de Lessine),
MJ-2, p. 392.
260 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Alors la necessite se fit jour d'expliquer du mieux possible au petit
peuple russe pourquoi tant de Juifs participaient au mouvement revolu-
tionnaire. S'adressant a des gens depourvus destruction, les brochures
populaires forgerent peu a peu toute une phraseologie qui eut ses effets
jusqu'en 1917 - annee 1917 comprise. C'est une brochure de ce genre
qui nous permet de reconstituer leur argumentation.
Dur est le sort du Russe, sujet du tsar ; le gouvernement le tient dans
sa poigne de fer. Mais « plus amer encore est le lot du Juif indigent » :
« le pouvoir se raille de lui, le pressure a mort. Son existence n'est qu'une
vie de famine, une longue agonie », et « ses freres de misere et de labeur,
les paysans et les ouvriers russes..., tant qu'ils sont dans l'ignorance, le
traitent en etranger ». S'ensuivent, l'une apres l'autre, des interrogations
didactiques : « Les capilalistes juifs sont-ils des ennemis pour le peuple
travailleur russe ? » Les ennemis, mais ce sont tous les capitalistes sans
distinction, et il importe peu au peuple travailleur d'etre pille par tel ou
tel : il ne faut pas concentrer sa colere sur ceux qui sont juifs. - « Le Juif
ne possede pas de terre... il n'a aucuns moyens de prosperer. » Si les
Juifs ne s'adonnent pas au travail de la terre, c'est que « le gouvernement
russe ne les a pas autoris6s a r£sider dans les campagnes » ; mais, dans
leurs colonies, ce sont « d'excellents cultivateurs. Les champs sont
superbement mis en valeur... par le travail de leurs bras, lis ne font appel
a aucune main-d'ceuvre exterieure, et ne pratiquent aucun metier
d'appoint... ils aiment le dur travail de la terre ». - « Les indigents juifs
font-ils du tort aux interets economiques des travailleurs russes ? » Si les
Juifs font du commerce, « c'est par necessite, non par gout ; toutes les
autres voies leur sont fermees, et il faut bien vivre » ; « ils cesseraient
avec joie de commercer si on les laissait sortir de leur cage ». Et, s'il y a
parmi eux des filous, il faut en accuser le gouvernement tsariste. - « Les
ouvriers juifs ont entame la lutte pour 1' amelioration de leur condition a
l'epoque ou, en Russie, le peuple travailleur etait sounds. » Les ouvriers
juifs « avant tous les autres ont perdu patience » ; « et, encore maintenant,
des dizaines de milliers de Juifs sont membres des partis socialistes russes.
Ils ont propage de par le pays la haine du systeme capitaliste et du gouver-
nement tsariste » ; ils ont rendu « un fier service au peuple travailleur
russe », et c'est pour cela que les capitalistes russes les hai'ssent. Le
gouvernement, « par l'intermediaire de la police, a aide a la preparation
des pogroms ; il a envoye la police et 1'armee preter main-forte aux
pillards » ; « par bonhcur, fort peu d'ouvriers et de paysans etaient parmi
eux ». - « Oui, la masse populaire juive hait ce gouvernement tsariste
irresponsable », car « c'6tait la volont6 du gouvernement que Ton
fracassat contre les murs le crane des enfants juifs... que Ton violat dans
les rues les femmes juives, les femmes agees comme les fillettcs. » Et,
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 261
cependant, « il ment effrontement, celui qui traite les Juifs d'cnncmis du
peuple russe... Et puis, comment pourraient-ils hair la Russie ? Auraient-
ils une autre patrie 6 - 1 ? ».
II y a, dans la tradition revolutionnaire, des resurgences eton-
nantes. En 1876, A. Biebergal avait etc" condamne pour avoir pris
part a la manifestation sur la place, devant Notre-Dame de Kazan.
Et ne voila-t-il pas que sa fille ainee, etudiante aux cours superieurs
de Saint-Petersbourg, fut apprehendee sur cette meme place de
Kazan, le jour anniversaire de cette manifestation, vingt-cinq ans
apres, en 1901. (En 1908, membre d'un groupe S.-R.*, elle fut
condamnee au bagne pour 1' attentat perpetre" contre le grand-due
Vladimir Alexandrovitch**.)
En fait, au fil des annees, les revolutionnaires russes avaient de
plus en plus besoin de l'apport des Juifs ; ils comprenaient de
mieux en mieux quel avantage tirer d'eux - de leur double combat :
et contre les vexations sur le plan de la nationality et contre celles
d'ordre economique - comme d'un detonateur pour la revolution.
En 1883, a Geneve, apparait ce qui peut etre considere comme
la tete de la social-democratie naissante : le groupe « Liberation du
Travail ». Ses fondateurs furent, avec Plekhanov et Vera Zassou-
litch, L. Deutsch et P. Axelrod 64 . (Quand Ignatov mourut en 1885,
il fut remplace par Ingerman.)
En Russie prend corps un courant qui leur apporte son soutien.
Constitues d'anciens membres du Partage noir demantele" (ils
depassaient considcrablement en nombre ceux de La Volonte du
Peuple), on appellera les « liberationnistes » (osvobojdentsy). On
compte parmi eux bon nombre de jeunes Juifs dont on peut citer
les deux plus connus : Israel Guelfand (le futur et fameux Parvus)
et Raphael Solovei'tchik. En 1889, lorsque Solovei'tchik, qui avait
sillonne la Russie pour mettre en place, dans plusieurs villes, une
63. Abramova, Vragi li troudovomou narodou cvrei ? (Les Juifs sont-ils des ennemis
du peuple travailleur ?), Tiflis, Izdatelskaia Komissiia Kraicvogo Soveta Kavkazskoi
armii (Commission editoriale du Soviel regional de Farmee du Caucasc), 1917, pp. 3-31.
64. Deutsch, p. 136.
* S.-R. : parti social-re"volutionnaire. Nait en 1901. pr6ne la terreur. Victime de
scissions apres la revolution de 1905. Reste puissant parmi l'intelligentsia.
** Grand-due Vladimir Alexandrovitch (1847-1909) : frere d' Alexandre ID. pere du
grand-due Cyrille.
262 DEUX SIECLES ENSEMBLE
action revolutionnaire, fut arrete, il fut juge avec d'autres membres
du groupe Liberation du Travail, et 1'on trouve parmi eux des noms
juifs 65 . A cette tendance sociale-revolutionnaire appartenait aussi
David Goldendach, lc futur et fort celebre bolchevik « Riazanov »
(qui avait fui Odessa en 1889 et s'etait refugie a l'etranger pour
echapper au service militaire 66 ).
Neanmoins, ce qui subsistait de La Volonte du Peuple apres son
effondrement representait un groupe tout de meme assez nombreux.
On y trouvait entre autres : Dembo, Roudevitch, Mandelstam, Boris
Reinchtein, Ludwig Nagel, Bek, Sofia Chentsis, Filippeo, Leventis,
Cheftel, Barnekhovski, etc. 67
C'est done qu'une certaine dose d'energie s'etait conservee pour
alimenter les rivalites entre groupuscules - La Volonte du Peuple,
Le Partage noir, Liberation du Travail - et les debats theoriques.
Les trois volumes du « Recueil historique et revolutionnaire » paru
dans les annees 20 (sovietiques), que nous utilisons ici, nous
offrent, dans une interminable et fastidieuse logorrhee, un compte
rendu de ces joutes oratoires, pretendument beaucoup plus impor-
tantes et sublimes que toutes les questions touchant la pensee et
l'histoire universelles. Le detail dc ces debats constitue un materiau
assassin sur l'etoffe spirituelle des revolutionnaires russes des
annees 80-90, et il attend encore son historien.
Mais, a partir des annees 30 de l'ere sovietique, il ne fut plus du
tout de mise d'enumerer ainsi avec fierte et en detail tous ceux et
celles qui avaient eu leur part dans la revolution ; une sorte de tabou
s'installa dans les publications historiques et politiques, on cessa
d'evoquer le role et le nom des Juifs dans le mouvement revolution-
naire russe - et, a ce jour encore, ce genre d'evocation suscite un
malaise. Or, rien n'est plus immoral et dangereux que de taire quoi
que ce soit quand on 6crit THistoire : cela ne fait qu'engendrer par
la suite une distorsion de sens oppose.
Si, comme on peut lire dans V Encyclopedic juive, «rendre
compte de 1' importance rcelle de l'element juif dans le mouvement
de liberation russe, l'exprimer en chiffres exacts ne parait pas
65. RHR. t. 2. pp. 36. 38-40.
66. Ibidem, t. 2, pp. 198-199.
67. Ibidem, p. 36.
AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LUT10NNAIRE RUSSE 263
possible 68 », on peut tout de meme, a partir de di verses sources,
brosser un tableau approximatif.
Hessen nous informe que « sur les 376 inculpes, accuses de
crimes contre 1'Etat au cours du premier semestre 1879, il n'y avait
que 4 % de Juifs », et « sur les 1 054 personnes jug^es devant le
Senat au cours de l'annee 1880..., il y avait 6,5 % de Juifs 69 ». On
trouve chez d'autres auteurs des estimations analogues.
Cependant, de dccennie en decennie, le nombre de Juifs a parti-
ciper au mouvement revolutionnaire augmente, leur role se fait plus
influent, plus notoire. Au cours des premieres annees du pouvoir
sovi6tique, quand cela etait encore un sujet d'orgueil, un commu-
niste tres en vue, Louric-Larine, disait : « Dans les prisons tsaristes
et en exil, les Juifs constituaient habituellement pres du quart
de tous les prisonniers et exiles 70 . » Et l'historien marxiste
M. N. Pokrovski, se fondant sur les effectifs des differents congres,
conclut que « les Juifs represented entre le quart et le tiers des
organisations de tous les partis revolutionnaires 71 ». (VEncyclo-
pedie juive moderne emet quelques reserves sur cette estimation).
En 1903, Witte, lors d'une rencontre avec Herzl, s'attacha a
demontrer que, tout en ne representant que 5 % de la population de
la Russie, soit 6 millions sur 136 millions, les Juifs regroupaient en
leur sein pas moins de 50 % de revolutionnaires 72 .
Le general N. N. Soukhotine, commandant en chef de la region
de Siberie, a etabli une statistique au l er Janvier 1905 des
condamn6s politiques place's sous surveillance pour toute la Siberie
et par nationalite. Cela donnait : 1 898 Russes (42 %), 1 678 Juifs
(37 %), 624 Polonais (14 %), 167 Caucasiens, 85 Baltes et 94
appartenant a d'autres nationalites. (Certes, ne sont comptes la que
les exiles, ne sont pas pris en compte les detenus des prisons et des
bagnes, et les chiffres ne valent que pour l'annee 1904 ; mais cela
permet cependant d'avoir une certaine vue d'ensemble.) S'y trouve
d'ailleurs une precision interessante a propos de ceux « qui se
68. EJ, 1. 13, p. 645.
69. Hessen, t. 2, p. 212.
70. /. Larine, Evrei i antisdmitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisfimitisme en URSS),
M-L., 1929, p. 31.
71. PEL t.7*. 1994, p. 258.
72. C. Svei, Rousskiie evrfii v sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs
russes dans le sionisme et rectification d'Israel). p. 258.
264 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sont planques » : 17 % dc Russes, 64 % de Juifs, 19 % d'autres
nationalities 73 .
Voici le temoignage de V. Choulguine : en 1889 parvinrent a
Kiev les nouvelles relatives aux manifestations estudiantines de
Saint-Petersbourg. « Les longs couloirs de Funiversite grouillaient
d'une foule dc jcunes en effervescence. Je fus frappe de voir predo-
miner les Juifs. Etaient-ils plus ou moins nombreux que les Russes,
je ne saurais le dire, mais ils "predominaient" incontcstablement,
car c'est eux qui etaient aux commandes de cette melee tumul-
tueuse en blousons. » A quelque temps de la, on se mit a chasser
des amphis les professeurs et les etudiants non grevistes. Puis cette
«" pure et sainte jeunesse" prit des photographies fallacieuses sur
lesquelles on voyait les cosaques tabasser les etudiants ; ces cliches
passaient pour avoir 6te pris "sur le vif ' » alors qu'ils etaient
realises a partir de dessins. « Tous les etudiants juifs ne sont pas de
gauche..., certains etaient de notre cote, mais ceux-la ont beaucoup
pati par la suite, ils ont etc harcelcs par la societe. » Choulguine
ajoute : « Le role des Juifs dans F effervescence revolutionnaire au
sein des universites etait notoire et sans rapport avec leur nombre
a travcrs le pays 74 . »
Milioukov qualifiait tout cela de « legendes sur Fesprit revolu-
tionnaire des Juifs... Ils [les fonctionnaires du gouvernement] ont
besoin de legendes, tout comme Fhomme primitif a besoin de prose
rimee 75 ». A F inverse, G. P. Fedotov ecrivait : « La nation juive,
moralement liberee a partir des annces 80..., a Finstar de F intelli-
gentsia russe sous Pierre le Grand, est au plus haut degre deracinee,
internationaliste et active... Elle prend d'emblce le role dirigeant
dans la revolution russe... Elle a imprime au profil moral du revolu-
tionnaire russe son caractere incisif et sombre 76 . » A dater des
annees 80, les elites russe et juive fusionnent non seulement dans
une action revolutionnaire commune, mais egalement dans tous les
73. I/, islorii borby s rcvolioutsiei v 1905 g. (Fragments de l'histoire de la luite avec
la revolution de 1905), Krasnyi arkhiv (Archives rouges), 1929, t. 32, p. 229.
74. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitizme v Rossii.
(« Ce qui ne nous plait pas en eux » : de l'antisemitisme en Russic). Paris, 1929, pp. 53-
54, 191.
75. Douma d'Elal, 4 C legislature, stcnogramme des seances, session 5, seance 18,
16 dec. 1916, p. 1174.
76. G. P. Fedotov, Litso Rossii ; sbornik stratei (Le visage de la Russie, recueil
d'articles) (1918-1931), Paris, YMCA Press, 1967, pp. 113-114.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 265
engouements d'ordre spirituel, et surtout dans la passion du non-
enracinement.
Aux yeux d'une contemporaine, simple tcmoin des faits (Zinai'de
Altanskai'a, qui correspondait de la ville d'Orel avec Fiodor
Krioukov*), cette jeunesse juive du debut du siecle apparais.sait
ainsi : « ... Chez eux, il y a I'art et 1' amour du combat. Et quels
projets ! - vastes, temeraires ! lis ont quelque chose en propre, une
aureole de souffrance, quelque chose de precieux. On les envie, on
est vexe » (que la jeunesse russe ne soit pas pareille).
M. Agourski emet l'hypothese suivante : « La participation au
mouvement revolutionnaire etait en quelque sorte une forme d'assi-
milation [plus] "convenable" que l'assimilation courante passant
par le bapteme » ; et elle apparait d'autant plus estimable qu'elle
signifiait aussi une sorte de revoke contre sa propre bourgeoisie
juive 77 - et contre sa propre religion, comptee dorenavant pour rien
par les revolutionnaires.
Cependant, cette assimilation « convenable » n'etait ni complete
ni meme reelle : beaucoup de ces jeunes gens, dans leur hate, s'ar-
racherent a leur propre sol sans vraiment s'enraciner dans lc sol
russe, et resterent a l'exterieur des deux nations et des deux cultures
pour n'etre plus que ce materiau dont est si friand V inter-natio-
nalisme.
Mais, comme l'egalite" en droits des Juifs restait Tune des reven-
dications majeures du mouvement revolutionnaire russe, ces jeunes
gens, en se lancant dans la revolution, gardaient presente dans le
cceur et a l'esprit 1'idee qu'ils servaient toujours les interets de leur
peuplc. C'etait la these que Parvus avait adoptee comme ligne de
conduite pour sa vie entiere, qu'il avait formulee, defendait et
inculquait aux jeunes gens : la liberation des Juifs de Russie ne
peut se faire qu'en renversant le regime tsariste.
Cette these trouvait un soutien notable aupres d'une couche
particuliere de la societe juive - des gens d'age mur, aises, poses,
77. M. Agourski, Sovmestimy li sionizm i sotsializm ? (Le sionisme et le socialisme
sont-ils compatibles ?), « 22 », Obschestvenno-polititcheskii i litcraturnyi journal
evreiskoi intelligentsii iz SSSR v Izraile (« 22 » : revue sociale et politique des intellec-
tuels juifs emigres d'URSS en Israel), Tel-Aviv, 1984. n° 36, p. 130.
* Fiodor Dmitrievitch Krioukov (1870-1920) : ecrivain du Don. populiste, mort du
typhus pendant la guerre civile. On lui a attribue la vraie paternitd du Don paisible du
prix Nobel Cholokhov.
266 DEUX SIECLES ENSEMBLE
parfaitement etrangers a l' esprit d'aventure, mais qui, depuis la fin
du xrx e siecle, nourrissaient une irritation permanente contre le
mode de gouvernement russe. C'est dans ce champ ideologique
que leurs enfants grandissaient avant meme d' avoir recu la seve du
judai'sme pour grandir a partir de lui. Un membre influent du Bund,
M. Rafts, fait remarquer qu'a la charniere des xrx e et xx" 5 siecles
« la bourgeoisie juive ne cachait pas les esperances et attentes
qu'elle placait dans les progres du mouvement revolutionnaire...
78
».
Lui, qu'elle rejetait autrefois, avait maintenant ses faveurs
G. Gerchouni expliqua a ses juges : « Ce sont vos persecutions
qui nous ont accules a la revolution. » En realite, 1' explication est
a chercher a la fois dans l'histoire juive et dans l'histoire russe - a
leur intersection.
Ecoutons G. A. Landau, publiciste juif de renom. II ecrivit apres
1917 : « Nombreuses etaient ces families juives, de la petite comme
de la grande bourgeoisie, oil les parents, bourgeois eux-memes,
voyaient d'un ceil bienveillant, fier parfois, tranquille toujours, leurs
rejetons se laisser marquer par le sceau a la mode d'une des ideo-
logies sociales-revolutionnaires en vogue. » Eux aussi, en fait,
« penchaient vaguement en favcur de cette ideologic qui protestait
contre les persecutcurs, mais sans se demander de quelle nature
etait cette protestation ni quelles etaient ces persecutions ». Et c'est
ainsi que, « petit a petit, s'installa dans la societe juive l'hegemonie
du socialisme... - la negation de la societe civile et de l'Etat, le
mepris de la culture bourgeoise et de l'heritage des siecles passes,
heritage dont les Juifs eurent d'autant moins de mal a s'arracher
qu'ils avaient deja, en s'europ6anisant, renonce a leur propre
heritage ». Les idees revolutionnaires «dans le milieu juif...
etaient... doublement destructrices », et pour la Russie et pour eux-
memes. Or, « elles penetrerent le milieu juif beaucoup plus en
profondeur que le milieu russe 79 ».
Un joaillier de Kiev, Marchak (qui cre"a meme certaines pieces
78. M. Rafts, Natsionalistitcheskii « ouklon » Bunda (La « tendance » nationaliste du
Bund), Soblazn Sotsializma (La tentation du socialisme), p. 276.
79. G.A. Landau, Revolioutsionnyie' idei v evreiskoi obschestvennosti (Les idees
revolutionnaires dans 1' opinion pubiiquc juive), Rossiia i evrei : Sb. 1 (La Russie et les
Juifs. Recueil 1), Otetchestvennoifi obicdineniid rousskikh evreiev zagranitsei (Union
patriotique des Juifs russes a l'6tranger), Paris, YMCA Press, 1978 (rdetl. Berlin, Osnova,
1924) pp. 106-109.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 267
pour omer les eglises de la ville), temoigne que «tout en
frequentant la bourgeoisie, la grande, j'ai ete contamine [par l'esprit
r6volutionnaire] 80 ». Au reste, c'est bien ce que nous voyons chez
le jeune Bogrov* : cette energie, cette passion qui grandissent en
lui pendant sa jeunesse passee au sein d'une famille fort riche. Son
pere, un liberal fortune, laissait pleine liberte d'action a son jeune
terroriste de fils. - Et les freres Gotz, terroristes eux aussi, avaient
pour grands-p&res deux Cresus moscovites, Gotz d'une part, de
1' autre Vyssotski, un fabricant de the multimillionnaire, et ceux-ci,
loin de retenir leurs petits-fils, versaient au parti S.-R. des centaines
de milliers de roubles.
« Beaucoup de Juifs sont venus grossir les rangs des socia-
listes », poursuit Landau 81 . Dans l'un de ses discours a la douma
(1909), A. I. Goutchkov cite le temoignage d'une jeune S.-R. : entre
autres causes de son desenchantement, « elle disait que le
mouvement revolutionnaire &ait entierement accapare par les Juifs
et que ceux-ci voyaient dans le triomphe de la revolution leur
propre triomphe a eux 82 ».
L'engouement pour la revolution s'est empare de la societe" juive
depuis le bas jusqu'en haut, nous dit I. O. Levine : « Ce ne sont
pas seulement les couches inferieures de la population juive de
Russie qui se sont livrees a la passion rdvolutionnaire », mais ce
mouvement « ne pouvait pas ne pas saisir une grande partie des
intellectuels et semi-intellectuels du peuple juif » (semi-intellec-
tuels qui, ecrit-il, constitueront, dans les annees 20, les cadres actifs
du regime sovietique). « lis 6taient encore plus nombreux parmi
les professions liberates, depuis les dentistes jusqu'aux enseignants
des universites - ceux qui pouvaient s' installer hors de la Zone
de residence. Ayant perdu le patrimoine culturel du judai'sme
80. A.O. Marchak, Interviou radiostantsii « Svoboda » (Interview a « Radio Liberte" »),
Vospominaniia o revolioutsii 1917 goda (Souvenirs sur la revolution de 1917), Int. n" 17,
Munich, 1965, p. 9.
81. Landau, op. at., p. 109.
82. A. Goutchkov, Retch v Gosoudarstvennoi Doume 16 dek. 1909; po zaprosou o
vzryve na Astrakhanskoi oulitse (Discours a la Douma d'Etat du 16 dec. 1909 ; interpel-
lation a propos de l'explosion de la rue d'Astrakhan), A. I. Goutchkov v Tretei Gosou-
darstvennoi Doume (1907-1912 gg.) : Cb. retchei (A. I. Goutchkov a la troisieme douma
d'Etat) (1907-1912), Recueil de discours, Saint-P&ersbourg, 1912, pp. 143-144.
* Dmitri Grigorievitch Bogrov : jeune agent des services secrets. Tira a Kiev sur le
ministre A. Stolypine et le tua (1911). Condamnd a mort et ex<Scut6.
268 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
traditionnel, ces personnes n'en 6taient pas moins restees etrangeres
et a la culture russe et a toute autre culture nationale. Ce vide
spirituel, dissimule sous une culture europeenne superficiellement
assimilee, rendait les Juifs, deja enclins au materialisme de par leurs
metiers de commercants ou d' artisans, tres receptifs aux theories
politiques mat£rialistes... Le mode de pensee rationaliste propre aux
Juifs... les predispose a adherer a des doctrines comme celle du
marxisme revolutionnaire 83 . »
Le co-auteur de ce recueil, V. S. Mandel, remarque : « Le
marxisme russe a l'etat pur, copie sur l'original allemand, n'a
jamais ete un mouvement national russe, et les Juifs qui, en Russie,
6taient animus d'un esprit revolutionnaire, pour qui rien n'etait plus
facile que d'assimiler une doctrine exposee dans des livres en
allemand, furent tout naturellement amenes a prendre une part
importante a Toeuvre de transplantation de ce fruit etranger sur le
sol russe 84 . » F. A. Stepoun exprimait la chose ainsi : « la jeunesse
juive discutait hardiment, citations de Marx a l'appui, la question
de savoir sous quelle forme le moujik russe devrait posseder la
terre. Le mouvement marxiste a commence en Russie avec la
jeunesse juive a Tinterieur meme de la Zone de residence ».
Developpant cette idee, V. S. Mandel rappelle « "Les Protocoles
des Sages de Sion"..., ce faux stupide et haineux ». Eh bien, « ces
Juifs voient dans les delires des "Protocoles" la maligne intention
des antisemites d'eradiquer le judai'sme », mais eux-memes « sont
prets, a des degres divers, a organiser le monde sur des principes
nouveaux, et croient que la revolution marque un pas en avant vers
l'instauration du Royaume celeste sur terre, et attribuent au peuple
juif, pour sa plus grande gloire, le role de guide des mouvements
populaires pour la liberte, l'egalite et la justice - un guide qui, bien
sur, n'hesite pas a abattre le regime politique et social en place ».
Et il en donne pour exemple une citation tiree du livre de Fritz
Kahn, Les Hebreux comme race et peuple de culture : « Moi'se,
mille deux cent cinquante ans avant Jesus-Christ, a, le premier dans
l'Histoire, proclame les droits de rhomme... Le Christ a paye de
sa vie la predication de manifestes communistes dans un Etat
83. /. O. IJvine, Evrei u revolioutsiia (Les Juifs et la revolution), Rossia i evrei (La
Russie et les Juifs), op. cit., pp. 130-132.
84. y S. Mandel, Konservativnyie i razrouchitelnyie' idei v evreistve (Les idees
conservatrices ct les idces dcstructrices dans la soci&6 juive), ibidem, p 199.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 269
capitaliste », puis « en 1848 s'est pour la dcuxicme fois levee au
firmament l'etoile de Bethlcem... et elle s'est levee a nouveau au-
dessus des toits de Judee : Marx 85 ».
Ainsi, « de cette commune veneration pour la revolution sortent
et se distinguent certains courants d'opinion dans la societe juive
- tous desesperement irrealistes, puerilement pretentieux, par la
meme aspirant irresistiblement a une ere trouble, et non point en
Russie seulement, mais englobant le siecle tout entier 86 ».
Avec quelle desinvolture et quelle pesanteur a la fois, avec
quelles belles promesses le marxisme penetre dans la conscience
de la Russie cultivee ! Enfin la revolution a trouve son fondement
scientifique avec son cortege d'infaillibles deductions et d'ineluc-
tables predictions !
Au nombre des jeunes marxistes, voici Julius Tsederbaum ;
Martov, le futur grand leader des mencheviks, lui qui, avec son
meilleur ami Lenine, va fonder tout d'abord l'« Union de combat
pour la liberation de la classe ouvriere » (de toute la Russie)
- seulement il ne jouira pas de la meme protection que Lenine,
exile dans la clemente contree de Minousine : il devra purger ses
trois annees dans la dure region de Touroukhan. C'est lui aussi qui,
toujours en collaboration avec Lenine, concut Ylskra* et mit en
place tout un reseau pour sa diffusion.
Mais, avant meme de collaborer avec Lenine pour fonder le Parti
social-democrate panrusse, Martov, alors exile a Vilnius, avait mis
sur pied, vers 1 895, les fondements ideologiques et organisationnels
d'une « Union ouvriere juive commune pour la Lituanie, la Pologne
et la Russie ». L'idee de Martov etait que, desormais, il fallait
preTeYer, au travail dans les cercles, la propagande au sein de la
masse, et, pour cela, rendre celle-ci « plus specifiquement juive »,
done, notamment, la traduire en yiddish. Dans son expose-
programme, Martov decrivait ainsi les principes de la nouvelle
Union : « Nous attendions tout du mouvement de la classe ouvriere
russe et nous nous considerions comme un appendice du
85. Mandel, ibidem, pp. 172-173.
86. /. M. Biekerman, Rossiia i rouskoie' evrcistvo (La Russie et les Juifs de Russie),
ibidem, p. 34.
* L'Iskra (L'Etincelle) est le premier journal marxiste cri6 par Lenine a l'dtranger.
Parut de 1900 a 1903. Repris par les mencheviks et parait jusqu'en 1905.
270 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mouvement ouvrier panrusse..., nous avions oublie de maintenir
le lien avec la masse juive qui ne sait pas le russe. » Mais, dans
le meme temps, « sans nous en douter, nous avons hisse le
mouvement juif a une hauteur inegalee par les Russes ». Le
moment est maintenant venu d'affranchir le mouvement juif « de
l'oppression mentale a laquelle l'a soumis la bourgeoisie » juive,
qui est « la bourgeoisie la plus minable, la plus basse du monde »,
«de creer une organisation ouvriere specifiquement juive qui
servira de guide et d'instructeur au proletariat juif ». Dans «le
caractere national du mouvement », Martov voyait une victoire sur
la bourgeoisie, et, avec cela, « nous sommes parfaitement a l'abri...
du nationalisme 87 ». Des Pannee suivante, Plekhanov, au Congres
de 1' Internationale socialiste, qualifia le mouvement social-ddmo-
crate juif d'« avant-garde de l'armee ouvriere en Russie 88 ». Cest
celui-ci qui devint le Bund (Vilnius, 1897), six mois avant la
creation du Parti social-democrate de Russie. L'etape suivante est
le I er Congres du Parti social-democrate russe, qui a lieu a Minsk
(ou se trouvait le siege du Comite central du Bund) en 1898.
L' Encyclopedic juive nous dit que « sur huit delegues, cinq etaient
juifs : les envoyes d'un journal de Kiev, La Gazette ouvriere,
B. Eidelman, N. Vigdortehik, et ceux du Bund : A. Kremer,
A. Mutnik, S. Katz [etaient egalement presents Radtchenko, Petrou-
sevitch et Vannovski]. Au Comite central du parti (de trois
membres) qui fut constitue" lors de ce Congres entrerent A. Kremer
et B. Eidelman 89 ». Ainsi naquit le Parti social-democrate ouvrier
de Russie, dans une etroite parentc avec le Bund. (Ajoutons : avant
meme la creation de VIskra, c'est a Lenine qu'avait €t€ proposee
la direction du journal du Bund 90 .)
Que le Bund ait ete cree a Vilnius n'a rien d'etonnant : Vilnius,
c'etait « la Jerusalem lituanienne », une ville ou r£sidait toute une
87. /. Martov, Povorotnyi punkt v istorii evreiskogo rabotchego dvijeniia (Un toumant
dans I'histoire du mouvement ouvrier juif), Soblazn Sotsializma (La tentation du socia-
lisme), pp. 249, 259-264, EJ, t. 5, p. 94.
88. G. V. Plekhanov o sotsialistitcheskom dvijenii sredi evrciev (G. V. Plekhanov sur
le mouvement socialiste parmi les Juifs), Soblazn Sotsializma (La tentation du socia-
lisme), p. 266.
89. PEJ, t. 7, p. 396.
90. V.I. Unine, Sotchineniia ((Euvres en 45 vol., 4 C ed.), Gospolitizdat, 1941-1967
t. 5, pp. 463-464, 518.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNA1RE RUSSE 271
elite juive cultivde et par ou transitait, en provenance de l'Ouest,
toute la litterature illegale a destination de Petersbourg et Moscou 91 .
Mais voici que le Bund, en depit de son ideologic internationa-
liste, « devint un facteur d' union nationale de la vie juive », meme
si « ses dirigcants se gardaicnt du nationalisme comme de la peste »
(tout comme les sociaux-democrates russes qui reussirent, eux, a
s'en garder jusqu'a la fin). Des subsides avaient beau affluer de
l'etranger, consentis par les milieux juifs fortunes, le Bund pronait
le principe selon lequel il n'y a pas un seul peuple juif, et rejetait
1'idee d'une « nation juive universelle 92 », pr&endant au contraire
qu'il existe dans le peuple juif deux classes antagonistes (le Bund
craignait que les humeurs nationales ne « vinssent obscurcir la
conscience de classe du proletariat »).
Cependant, de proletariat juif a proprement parler il n'y en avait
guere : les Juifs entraient rarement comme ouvriers dans les
fabriques car, comme l'explique F. Kohn, « ils tenaient pour desho-
norant de ne pas etre son propre maitre », fut-ce tres modestement
- en tant qu'artisan ou meme apprenti, quand on peut nourrir
l'espoir d'ouvrir son propre atelier. « S'embaucher a 1'usine, c'6tait
perdre toute illusion quant a l'eventualite de devenir un jour son
propre maitre, et e'est pourquoi entrer a 1'usine 6tait une humi-
liation, un deshonneur 93 . » (Un autre obstacle etait la repugnance
des patrons a embaucher des ouvriers dont le jour de repos etait
le samedi et non le dimanche.) En consequence, le Bund declara
« proletariat juif » et les artisans, et les petits commercants, et les
commis (tout individu travaillant a l'embauche n'etait-il pas un
proletaire, selon Marx ?), et meme les intermediaires commerciaux.
A tous ceux-la on pouvait inculquer l'esprit revolutionnaire, et on
devait les jeter dans le combat contre l'autocratie. Le Bund declara
meme que les Juifs « sont le meilleur proletariat du monde 94 ». (Au
91. Schub, MJ-2, p. 137.
92. Aronson, V borbe za... (Dans le combat pour...), LMJR-1, p. 222.
93. Revolioutsionnoie" dvijeniie sredi evreiev (Le mouvement revolutionnaire parmi
les Juifs) Sb. 1, M. ; Vsesoiouznoie" Obschestvo Politkatorjan i Ssylno-poselentsev
(Recueil 1, M. ; Association pour toute 1' Union sovi&ique des prisonniers et exiles poli-
tiques), 1930, p. 25.
94. S. Dinumstein, Revolioutsionnoie dvijeniie sredi evreiev (Le mouvement revolu-
tionnaire parmi les Juifs), Sb. 1905 : Istoriia rcvolioutsionnogo dvijeniia v otdelnykh
otcherkakh (Recueil 1905 : Histoire du mouvement rdvolutionnaire, quelques etudes
separecs), dirigc par M. N. Pokrovski. t. 3, livre 1, M-L., 1927, pp. 127, 138, 156.
272 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
reste, le Bund ne renonca jamais a l'idee de « renforcer son action
aupres des travailleurs Chretiens ».)
Non suspect de sympathies pour le socialisme, G. B. Sliosbcrg
ecrit a ce propos que l'enorme propagande deployee par le Bund et
certaines de ses interventions « ont fait du tort, et notamment un
tort immediat au commerce des Juifs ct a leur industrie en plein
demarrage ». Le Bund montait contre les patrons instructeurs les
tout jeunes apprentis, des gamins de 14-15 ans ; ses membres
cassaient les carreaux « des maisons juives plus ou moins
cossues ». Ainsi, « le jour de Yom-Kippour, des jeunes du Bund
sont entres en trombe dans la grande synagogue [de Vilnius], ont
interrompu la priere et ont entame une incroyable bamboche, avec
la biere coulant a dots... 95 ».
Mais, en depit de son fanatisme de classe, le Bund se fondait
toujours plus dans un courant universel egalement propre au libera-
lisme bourgeois : « On pensait de plus en plus couramment, dans
le monde cultive, que l'idee nationale joue un role essentiel dans
l'eveil de la conscience de soi, chez tout homme, ce qui obligeait
les theoriciens des cercles proletariens eux-memes a poser plus
largement la question nationale » ; c'est ainsi qu'au Bund « les
tendances assimilationnistes se virent peu a pcu supplanter par les
tendances nationales % ». - Cela, Jabotinski le confirme : « A
mesure qu'il grandit, le Bund substitue une ideologic nationale
au cosmopolitisme 97 . » Abram Amsterdam, « l'un des premiers
responsables importants du Bund », mort prematurement, « tentait
de concilier la doctrine marxiste avec les idees du nationalisme 98 ».
- En 1901, lors d'un congres du Bund, l'un des futurs leaders de
l'annee Dix-Sept, Mark Lieber (M. I. Goldman), qui n'etait alors
qu'un jeune homme de 20 ans, declara : « Nous etions jusqu'alors
des cosmopolites convaincus. Nous devons devenir nationaux. II ne
faut pas avoir peur du mot. National ne veut pas dire nationaliste. »
(Puissions-nous le comprendre, ffit-ce avec quatre-vingt-dix ans de
retard !) Et, bien que ce congres eut enterine une resolution contre
95. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : Zapiski rousskogo evreia (Choses du
temps pass6 : Notes d'un Juif russe), en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 3, pp. 136-137.
96. EJ. t. 3, p. 337.
97. V. Jabotinski, Vvdeniie' (PreTace) a Kh. N. Bialik, Pesni i poemy (Chansons ct
poemes), Saint-P6tersbourg, 6d. Zaltsman, 1914, p. 36.
98. EJ, t. 2, p. 354.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 273
« 1' exaltation du sentiment national qui conduit au chauvinisme »,
il s'est egalcmcnt prononce pour l'autonomie nationale des Juifs
« independamment du territoire habite par eux" ».
Ce slogan de l'autonomie nationale, le Bund le developpa
quelques annees durant, et dans sa propagande et dans sa campagne
de banquets politiques de 1904... bien que personne ne sut sans doute
au juste ce que pouvait signifier l'autonomie sans le territoire. Ainsi,
Ton accordait a toute personne juive le droit de n'utiliser que sa
propre langue dans ses rapports avec 1 'administration locale et les
organes de l'Etat... mais comment faire ? (Car ne faudrait-il pas alors
accorder egalement ce droit aux ressortissants des autres nations ?)
Soulignons aussi qu'en depit de ses tendances socialistes le
Bund, « dans son programme social-dcmocrate », se prononca
« contre la revendication du retablissement de la Pologne... et
contre des assemblies constituantes pour les marches de la
Russie 100 ». Le nationalisme, oui - mais pour soi seulement ?
Ainsi done, le Bund n'admettait en son sein que des Juifs. Et,
une fois cette orientation prise, et bien qu'il fut radicalement anti-
clerical, il n'accepta pas les Juifs qui avaient rcnie leur religion.
Les organisations paralleles social-democrates russes, le Bund les
qualifie de « chretiennes » - et d'ailleurs, comment se les repr6-
senter autrement ? Mais quelle cruelle offense pour Lenine" 11 que
d'etre ainsi catalogue parmi les « Chretiens » !
Le Bund incarne ainsi la tentative de defendre les interets juifs,
notamment contre les interets russes. La aussi, Sliosberg reconnait :
« L' action du Bund a eu pour consequence d'elever chez les travail-
leurs juifs le sentiment dc leur dignite et la conscience de leurs
droits' 02 .*
Par la suite, les relations du Bund avec le Parti social-democrate
russe n'ont pas ete faciles. Comme d'ailleurs avec le Parti socialiste
polonais qui, des la naissance du Bund, eut a son egard une attitude
« extremement mefiante » et declara que « l'isolationnisme du
Bund le place dans une position d'adversaire par rapport a
nous m ». Vu ses tendances de plus en plus nationalistes, le Bund
99. Aronson, V borbc za... (Dans lc combat pour...), LMRJ-1*, pp. 220-222.
100. EJ, t.5, p. 99.
101. Lenine, 4° 6d., t. 6, p. 298.
102. Sliosberg, t. 2, p. 258.
103. EJ*. t.5, p. 95.
274 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
ne pouvait avoir que des rapports conflictuels avec les autres
branches de la social-dcmocratie russe.
Lenine dealt ainsi la discussion que lui-meme et Martov eurent
avec Plekhanov a Geneve en septembre 1900 : « G. V.* fait preuve
d'une intolerance phenomenale en declarant qu'il [c'est-a-dire le
Bund] n'est nullcment une organisation social-democrate, mais
qu'il est tout bonnement une organisation exploiteuse, qui exploite
les Russes ; il dit que notre but est de chasser ce Bund du Parti,
que les Juifs sont tous sans exception des chauvins et des nationa-
listes, que le parti russe doit etre russe et non se livrer "pieds et
poings lies" a la tribu de Gad**... G. V. est reste sur ses positions
sans vouloir en demordre, disant que nous manquons tout
simplement de connaissances sur le monde juif et d'experience
dans les rapports avec lui m . » (De quelle oreille Martov, lui, le
premier initiateur du Bund, dut-il entendre cette diatribe ?!)
En 1898, le Bund, en depit de sa plus grande ancicnnete, accepta
d'entrer dans le Parti social-democrate russe, mais comme un tout,
en gardant sa pleine autonomic quant aux affaires juives. II acceptait
done d'etre membre du parti russe, mais a condition que celui-ci
n'interfMt en rien dans ses affaires. Tel fut 1' accord passe" entre
eux. Cependant, au debut de l'annee 1902, le Bund estima que 1' au-
tonomic, si facilement obtenue au I cr Congres du Parti social-demo-
crate, ne lui suffisait plus et qu'il voulait desormais adherer au parti
sur un mode federal, en jouissant d'une pleine independance jusque
dans les questions de programme. II fit paraitre a ce propos une
brochure contre YIskra m . L' argument central, nous expose Lenine,
etait que le proletariat juif « est une partie du peuple juif, lequel
occupe une place a part au sein des nations ""' ».
La, Lenine voit rouge et se sent oblige de fcrrailler lui-meme
avec le Bund. II n'appelle plus seulement a « maintenir la pression
[ contre l'autocratie] en evitant une fragmentation du parti en
plusieurs formations independantes ,fl7 », mais il se lance dans une
104. Unine, 4 C <5d., t. 4, p. 311.
105. EJ, t. 5, pp. 96-97.
106. Unine, 4" 6d., t. 7, p. 77.
107. Ibidem, t. 6, p. 300.
* G. V. : Gudorgui Valentinovitch Plekhanov (1856-1918), social -democrate, marxiste,
membre dirigcant de La Volonl6 du Peuple. Emigre en 1880. Leader du parti menchevik.
** Gad, l'un des douze fils de Jacob. L'une des douze tribus d'Isracl.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 275
argumentation passionnee visant a prouver (a la suite, il est vrai,
de Kautski) que les Juifs ne sont nullement une nation : ils n'ont
ni langue ni territoire communs (un jugement platement materia-
liste : les Juifs sont l'une des nations les plus authentiques, les plus
soudees qui soient sur Terre ; soudee, elle Test en esprit. Avec son
internationalisme superficiel et vulgaire, Lenine ne comprenait rien
a la profondeur ni a l'enracinement historique de la question juive.)
« L'idee d'un peuple juif a part est politiquement reactionnaire 10S »,
puisqu'elle justifie le particularisme juif. (Et d'autant plus « reac-
tionnaires » etaient pour lui les sionistes !) Lenine ne voyait de
solution pour les Juifs que dans leur totale assimilation - ce qui
revient a dire en fait : cesser carrement d'etre juif.
U6l6 1903, au H e Congres du Parti social-democrate de Russie
rduni a Bruxelles, sur 43 delegues, on n'en comptait que 5 du Bund
(et pourtant, « y prirent part beaucoup de Juifs »). Et Martov,
« soutenu par douze Juifs » (parmi eux : Trotski, Deutsch, Martynov,
Liadov, pour ne citer que ceux-la), prit la parole au nom du parti
contre le principe « federal » reclame par le Bund. Les membres du
Bund quitterent alors le Congres (ce qui permit au paragraphe 1 des
statuts proposes par Lenine de l'emporter), puis quitterent 6galement
le parti' 09 . (Apres la scission du Parti social-democrate en
bolcheviks et mencheviks, « les leaders des mencheviks furent
A. Axelrod, A. Deutsch, L. Martov, M. Lieber, L. Trotski ' Rl », ainsi
que F. Dan, R. Abramovitch - Plekhanov restant a 1'ecart.)
« Rue des Juifs », comme on disait alors, le Bund etait rapi-
dement devenu une organisation puissante et agissante. « Jusqu'a la
veille des evenements de 1905, le Bund etait l'organisation sociale-
democrate la plus puissante en Russie, avec un appareil bien rode,
une bonne discipline, des membres soudes, de la souplesse et une
grande experience de la conspiration. » « Nulle part ailleurs on ne
trouve une discipline comme au Bund. » Le « bastion » du Bund
etait la region du Nord-Ouest 1 ".
Toutefois, une redoutable concurrence surgit avec le « Parti
ouvrier juif independant » qui se crea en 1901 sous 1' influence et
108. Ibidem, t. 7, pp. 83-84.
109. EJ, t. 5, p. 97 ; PEJ, t. 7, p. 397.
110. PEJ, t. 7, p. 397.
111. Dimanslein, « 1905 », t. 3, livre I, pp. 127, 138. 156.
276 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les exhortations de Zoubatov* : celui-ci persuadait les ouvriers juifs
et tous ceux qui voulaient 1' entendre que ce n'etait pas l'ideologie
sociale-democrate qu'il leur fallait, mais lutter contre la bourgeoisie
en defendant leurs interets economiques a eux - le gouvernement
etant interesse a leur succes, ils pourraient agir legalement, le
pouvoir ne serait qu'un arbitre bienveillant. Prit la tete de ce
mouvement la fille d'un meunier, l'intrcpide Maria Vilbouchevitch.
« Les partisans de Zoubatov... jouissaient d'un grand succes a
Minsk aupres des ouvriers (juifs) » ; ils s'opposaient passionnement
aux membres du Bund et obtinrent beaucoup en organisant des
greves de type economique. Ils agissaient aussi, non sans succes, a
Odessa (Khuna Chaievitch). Mais tout comme, a l'echelle du pays,
le gouvernement apeure (et Plehve**) fit echouer le projet de
Zoubatov, de meme ici avec les « independants » : Chaievitch fut
arrete" en 1903, condamne a une peine assez courte - mais
parvinrent alors les nouvelles du pogrom de Kichinev***, et les
« independants » en eurent les bras scies" 2 .
Pendant ce temps, « le Bund recevait de l'aide des groupes
etrangers » : de Suisse d'abord, puis de Paris, Londres, des Etats-
Unis ou « les groupes d'action... avaient atteint d'assez importantes
proportions ». S'etaient organises « des clubs, des amicales, des
associations d'aide a Taction du Bund en Russie. Cette aide etait
surtout d'ordre financier" 3 ».
A partir de 1901, le Bund renonca a la « terreur economique »
(tomber a bras raccourcis sur les patrons, l'encadrement des
usines), parce qu'elle « obscurcit la conscience sociale-democrate
des ouvriers », et il fit mine egalement de condamner la terreur
politique" 4 . Ce qui n'empecha pas un certain Guirsh Lekkert, un
cordonnicr membre du Bund, de tirer sur le gouverneur de Vilnius
1 12. N. A. Buchkinder, Nezavissimaia evreiskaia rabolchaia partiia (Le Parti ouvrier
juif ind^pendant), Krasnaia letopis : lstoritchcskii journal (Chronique rouge : revue histo-
rique). 1922, n° 2-3. pp. 208-241.
113. EJ, t. 5, p. 101 ; PEJ, t. 1, pp. 559-560.
114. EJ, t.5, p. 96.
* Serguei Vassilievitch Zoubatov (1864-1917) : chef de la Police de Moscou et du
departcment special de la Police (1902-1905).
** Viatcheslav Konstantinovitch Plehve (1846-1904) : ministre ruse de l'lnterieur,
abattu par le terroriste S. R. Sozonov.
*** Le pogrom de Kichinev : le plus sanglant des pogroms antijuifs, survenu en
avril 1903 a Kichinev, chef-lieu de la Bessarabie. Voir infra, chapitre 8.
AU SEIN DU MOUVEMENT REV0LLTI0NNA1RE RUSSE 277
- et il fut pendu pour cela. Le jeune Mendel Deutsch, encore
mineur, tira lui aussi des coups de feu dont la signification marqua
« I' apogee du mouvement des masses juives" 5 ». Et deja le Bund
se demandait s'il ne fallait pas en revenir a la terreur. En 1902,
la Conference de Berditchev enterina une resolution sur la
« vengeance organisee ». Mais un d£bat s'ouvrit au sein du Bund
et, l'annee suivante, son congres annula de facon formelle cette
decision de la Conference" 6 . Au dire de Lenine, le Bund, en 1903,
tra versa « des tentations terroristes qui lui passerent" 7 ».
La terreur, qui s'etait manifested deja plus d'une fois en Russie,
ben6ficiait d'une complaisance generate, complaisance qui etait
dans l'air du temps et qui, avec la coutume de plus en plus r6pandue
dans la jeunesse de detenir, « pour le cas oil », une arme a feu (or,
il etait facile de s'en procurer par la contrebande) ne pouvait pas
ne pas susciter, dans 1' esprit des jeunes de la Zone de residence,
l'idee de former ses propres detachements de combat.
Mais le Bund avait des concurrents agissants et dangereux. Est-
ce une coincidence historique, ou est-ce justement parce que l'heure
etait venue, pour la conscience nationale juive, de renaltre, toujours
est-il qu'en 1897, annee de la creation du Bund, et meme un mois
avant, avait eu lieu le I er Congres universel du sionisme. Et c'est
ainsi qu'au debut des annees 1900 de jeunes Juifs frayerent une
voie nouvelle, « une voie de service public... au carrefour entre
Iskra et "Bne Moshe" ("les fils de Moi'se") les uns tournant vers la
droite, les autres se dirigeant vers la gauche" 8 ». «Dans les
programmes de tous nos groupements apparus entre 1904 et 1906,
le theme national tenait la place qui lui etait due ' l9 . » Nous avons
vu que le Bund, socialiste, n'y avait pas coupe\ et il ne lui restait
maintenant qu'a condamner d'autant plus fermement le sionisme
pour exciter le sentiment national au detriment de la conscience
de classe.
II est vrai que « les effectifs des cercles sionistes parmi la
115. Dimanstein, « 1905 », t. 3. livre 1, pp.149-150.
1 16. EJ*, t. 5, p. 97.
117. lenine, 4 e ed., t. 6, p. 288.
118. /. Ben-Tsvi.
119. S.M. Guinzbourg, O roussko-evreiskoi intelligentsii (De l'intelligentsia russo-
juive), Sb. Evreiski mir ; Ejegotlnik na 1939 g. (Rec. Le Monde juif. Annuel pour
l'annee 1939), Paris, Association de I' intelligentsia russo-juivc, p. 39.
278 DEUX SIECLES ENSEMBLE
jeunesse le cedaient au nombre des jeunes adherant aux partis
socialistes revolutionnaires ,20 ». (Bien qu'il existat des contre-
exemples : ainsi l'6diteur de La Pravda juive socialiste de Geneve,
G. Gourevitch, s'etait reconverti pour se consacrer entierement au
probleme de 1' installation des Juifs en Palestine.) Le fosse creuse
entre le sionisme et le Bund se trouvait peu a peu combl^ par
tel parti nouveau, puis tel autre, puis un troisieme - Poalei-
Tsion, Tseirei-Tsion, les « sionistes-socialistes », les serpovtsy
(seimovtsy) -, chacun conjuguant a sa facon sionisme et socialisme.
On comprend qu'entre des partis si rapproches les uns des autres
se soit developpee une lutte acharnee, et cela ne facilita pas la tache
du Bund. Non plus que Immigration des Juifs de Russie en Israel,
laquelle prit de l'ampleur en ces annees-la : pourquoi done
emigrer ? quel sens cela a-t-il quand le proletariat juif doit se battre
pour le socialisme cote a cote avec la classe ouvriere de tous les
pays..., ce qui resoudra automatiquement la question juive partout
et en tous lieux ?
On a souvent reproche aux Juifs, au cours de l'Histoire, le fait
que beaucoup d'entre eux furent des usuriers, des banquiers, des
negotiants. Oui, les Juifs ont forme un detachement de tete, createur
du monde du capital - et principalement dans ses formes financieres.
Cela, le grand economiste politique Werner Sombart l'a decrit d'une
plume vigourcuse et convaincante. Au cours des premieres annees
de la revolution, cette circonstance fut au contraire imputee a merite
aux Juifs, s'agissant d'une formation inevitable sur le chemin du
socialisme. Et dans l'un de ses requisitoires, en 1919, Krylenko
trouva lieu de souligner que « le peuple juif, depuis le Moyen Age,
a sorti de ses rangs les tenants d'une influence nouvelle, celle du
capital... ils ont precipite... la dissolution de formes 6conomiques
d'un autre age 121 ». Oui, assurement, le systeme capitaliste dans le
champ economique et commercial, le systeme democratique dans
le champ politique sont pour beaucoup redevables a l'apport
120. Slioxberg, t. 3, p. 133.
121. N. V Krylenko, Za piat let. 1918-1922 : Obvinitelnyie" retchi po naibolee
kroupnym protsessam, zaslouchannym v Moskovskom i Verkhovnom Revolioutsionnykh
Tribounalakh 'Sur cinq annees, 1918-1922 : Requisitoires prononc6s au cours des plus
grands proc&s devant la Cour supreme et le Tribunal reVolutionnaire de Moscou),
M., 1923, p. 353.
AU SEIN DU MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE RUSSE 279
constructif des Juifs, et ces systemes, en retour, sont les plus favo-
rables a l'epanouissement de la vie et de la culture juives.
Mais - et c'est une insondable enigme historique -, ces systemes
n'ont pas ete les seuls que les Juifs aient favorises.
Ainsi que V. S. Mandel nous le rappelle, si Ton s'en refere a la
Bible, on decouvre que « l'idee meme de monarchic a ete inventee
par nul autre peuple que par les Hebreux, et ils l'ont transmise au
monde Chretien. Le monarque n'est pas elu par le peuple, il est 1'elu
de Dieu... De la vient le rite, dont ont herite" les peuples chr&iens,
du couronnement et de l'onction des rois 122 ». (On pourrait rectifier
en rappelant que les pharaons, longtemps auparavant, etaient
egalement oints, et eux aussi comme porteurs de la volontc divine.)
De son cote, l'ancien revolutionnaire russe A. Valt-Lessine se
souvient : « Les Juifs n'accordaient pas au mouvcment revolution-
naire une grande importance. Ils mcttaient tous lcurs espoirs dans
les suppliques adressees a Petersbourg, ou meme dans les bakchichs
vers6s aux fonctionnaires des ministeres - mais nullement dans la
revolution 123 . » Ce genre de demarche aupres des spheres influentes
recut d'ailleurs, de la part de l'impatiente jeunesse juive, le
sobriquet, connu depuis le Moyen Age et devenu infamant
aujourd'hui, de chtadlan. Quelqu'un comme G. B. Sliosberg, qui
travailla de longues annees au Senat et au ministere de lTnterieur,
et qui, patiemment, dut resoudre des problemes juifs d'ordre prive,
jugeait que cette voie etait la plus sure, la plus riche d'avenir pour
les Juifs, et il etait ulcere de constater l'impatience de ces jeunes.
Oui, assurement, il etait parfaitement deraisonnable, dc la part des
Juifs, de se joindre au mouvement revolutionnaire, lui qui a ruine le
cours de la vie normale en Russie, et, par voie de consequence, celle
des Juifs de Russie. Pourtant : et dans la destruction de la monarchic,
et dans la destruction de l'ordre bourgeois - comme, quelque temps
auparavant, dans le renforccmcnt dc celui-ci -, les Juifs se sont
trouves a l'avant-garde. Telle est la mobilite innee du caractere juif,
sa sensibilite" extreme aux courants sociaux et a l'avancee du futur.
Ce ne sera pas la premiere fois que, dans l'histoire de l'humanite,
les elans les plus naturels des hommes deboucheront soudain sur les
monstruosite"s les plus contraires a leur nature.
122. Mandel, Rossia i evrei (La Russie et les Juifs). op. cit., p. 1 77.
123. A. Lessine, Epizody iz moei jizni (Episodes de ma vie), MJ-2, p. 388.
Chapitre 7
NAISSANCE DU SIONISME
Comment la conscience juive a-t-elle evolue en Russie au cours
de la seconde moitie du xix e siecle ? Vers 1910, Vladimir Jabo-
tinski decrit cette Evolution a sa maniere quelque peu passionnelle :
au debut, la masse des Juifs a oppose aux Lumieres « le prejuge
fanatique d'une specificite surevaluee ». Mais le temps fit son
ceuvre, et « autant les Juifs, auparavant, fuyaient la culture huma-
niste, autant maintenant ils y aspirent... et cette soif de connaissance
est si repandue qu'elle fait peut-etre de nous, Juifs de Russie, la
premiere nation du monde ». Cependant, « en courant au but, nous
l'avons depasse. Notre but etait de former un Juif qui, en restant
juif, pourrait vivre unc vie qui serait celle de l'homme universel »,
et « voici que maintenant nous avons totalement oublie que nous
devions rester juifs », « nous avons cesse d'attacher du prix a notre
essence juive, et elle a commence a nous peser ». U faut « cxtirper
cette mentalite du mepris de soi et faire renaitrc la mentalite du
respect de soi... Nous nous plaignons de ce qu'on nous meprise,
mais nous ne sommes pas loin de nous mepriser nous-memes ' ».
Cette description rend compte de la tendance generate a 1' assimi-
lation, mais pas de tous les aspects du tableau. Comme nous l'avons
deja vu (chapitre 4), le publiciste et homme de lettres perets
Smolenskine s'etait prononce vigoureusement, des la fin des
annees 60 du xix e siecle, contre la tendance a 1' assimilation des
1 . V. Jabotinski, O natsionalnom vospitanii (De l'education du sentiment national),
Sb. Felictony (Recueil Feuilletons), Saint-Petersbourg, Typographic «Herold», 1913,
pp. 5-7.
282 DEUX SIECLES ENSEMBLE
intellectuels juifs telle qu'il l'avait observee a Odessa ou telle
qu'elle s'etalait en Allcmagne. Et il avait aussitot declare la guerre
a la fois aux « bigots et aux faux devots qui veulent chasser toute
connaissance de la maison d' Israel ». Non ! il ne faut pas avoir
honte de ses origines, il faut chenr sa langue et sa dignite natio-
naJes ; or, la culture nationale ne peut etre conservee que grace a la
langue, a l'hebreu ancien. Cela est d'autant plus important que « le
judai'sme prive de territoire » est un phenomene particulier, « une
nation spirituelle 2 ». Les Juifs sont bien une nation, et non une
congregation rcligicuse. Smolenskine avanca la doctrine du
« nationalisme juif progressiste-' ».
Tout au long des annecs 70, la voix de Smolenskine resta prati-
quement sans echo. A la fin de cette pcriode, cependant, la liberation
des Slaves des Balkans vint contribuer au reveil national des Juifs
de Russie eux-memes. Mais les pogroms de 1881-1882 firent
s'effondrer les ideaux de la Haskala ; « la conviction que la civi-
lisation allait mettre fin aux persecutions d'un autre age contre
les Juifs et que ceux-ci, grace aux Lumieres, allaient pouvoir se
rapprocher des peuples europeens, cette conviction se trouva
considerablement ebranlee 4 . » (U experience des pogroms dans
le sud de l'Ukraine se voit extrapolee de la sorte a tous les
Juifs d' Europe ?) Chez les Juifs de Russie « apparut le type de
l'"intellectuel repentant", de ceux qui aspircnt a revenir au
judai'sme traditionnel 5 ».
C'est alors que Lev Pinsker, medecin et publiciste de renom, age
deja de soixante ans, lanca aux Juifs de Russie et d'Allemagne un
vigoureux appel a Y Auto-emancipation* . Pinsker ecrivit que la foi
dans Emancipation s'etait effondr6e, qu'il fallait desormais
etouffer en soi toute once d'espoir dans la fraternite entre les
peuples. Aujourd'hui, « les Juifs ne constituent pas une nation
vivante ; ils sont partout des etrangers ; ils endurent oppression et
mepris de la part des peuples qui les entourent ». Le peuple juif est
2. EJ*. 1. 14. pp. 403-404.
3. /. L. Klauzner, Litcratoura na ivrit v Rossii (La Lilldralure en hdbreu moderne en
Russie), LMJR. p. 506.
4. EJ, 1. 12, p. 259.
5. Ibidem, 1. 13, p. 639.
* Titrc dc son cfitebre ouvrage.
NAISSANCE DU SIONISME 283
« le spectre d'un mort errant au milieu des vivants ». « II faut etre
aveugle pour ne pas voir que les Juifs sont le "peuple elu" de la
haine universelle. » Les Juifs ne peuvent « s'assimiler a aucune
nation et, par voie de consequence, ils ne peuvent etre tolerds par
aucune nation ». « En voulant se fondre avec les autres peuples, ils
ont, a la legere, largement sacrifie leur propre nationalite », mais
« nulle part ils n'ont obtenu que les autres les reconnaissent comme
des habitants de souche egaux a eux ». Les destinies du peuple juif
ne sauraient dependre de la bienveillance des autres peuples. La
conclusion pratique gtt done dans la creation d'«un peuple sur
son propre territoire ». Ce qu'il faut, par consequent, e'est trouver
un territoire approprie\ « peu importe ou, dans quelle partie du
monde 6 », et que les Juifs viennent le peupler.
Au reste, la creation en 1860 de 1' Alliance [israelite universelle]
n'etait rien d'autre que le premier signe du refus par les Juifs d'une
option unique - 1' assimilation.
Or, il existait deja, chez les Juifs de Russie, un mouvement de
palestinophilie : 1' aspiration a retourner en Palestine. (Conforme,
au fond, au salut religieux traditionnel : « L'annee prochaine a Jeru-
salem ».) Ce mouvement prit de l'ampleur apres 1881-1882.
« Tendre ses efforts pour coloniser la Palestine... arm qu'en l'espace
d'un siecle, les Juifs puissent quitter definitivement la terre inhospi-
taliere d'Europe »... Les mots d'ordre que les tenants des Lumieres
diffusaicnt auparavant, incitant a combattre « le traditionalisme, le
hassidisme et les prejuges religieux, firent place a un appel a la
reconciliation et a l'union de toutes les couches de la societe juive
pour la realisation des ideaux » de la Palestine, « pour le retour au
judai'sme de nos peres ». « Dans de nombreuses villes de Russie,
des cercles se constituent, appeles cercles des "Amants de Sion"
- Khovevei-Tsion 7 *.
Et e'est ainsi qu'une idee vint s'accoller a une autre pour la
rectifier. Partir s'installer ailleurs, oui, mais pas n'importe ou : en
Palestine.
6. Ibidem, 1. 12, pp. 526-527 ; Hessen*. t. 2. pp. 233-234 ; G. Svet, Rousskii6 evrfi v
sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs de Russie dans le sionisme et
l'etiification de la Palestine et d'Israel), LMJR-1*, pp. 244-245.
7. EJ*, t. 12, pp. 259-260.
* Mouvement sioniste pionnier fonde" avant Hcrzl.
284 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Mais que s'etait-il passe en Palestine meme ? « La premiere
croisade s'etaii soldee par la quasi-disparition des quelques rares
Hebreux restes en Palestine. » Neanmoins, « une minuscule
communaute religieuse juive avait reussi a survivre et a la chute de
l'Etat croise, et a la conquete du pays par les Mamelouks, et a
l'invasion par les hordes mongoles ». Au cours des siecles suivants,
la population juive se trouva un peu renflouee par un modeste flux
migratoire de « croyants venus de differents pays ». A la fin du
xvni c siecle, un certain nombre de hassidim emigrerent de Russie.
« Au milieu du xrx e siecle, Ton comptait en Palestine douze mille
Juifs », alors qu'a la fin du xr= siecle il y en avait vingt-cinq mille.
«Ces bourgades juives en terre d' Israel constituaient ce qu'on
appelait le Yishouv. » Tous lcurs habitants (hommes) ne faisaient
qu'etudier le judai'sme, et rien d'autre. lis vivaient de la halouka
- subsides envoyes par les communautes juives d'Europe. Ces
fonds etaient distribues par les rabbins, d'ou l'autorite absolue de
ceux-ci. Les chefs du Yishouv « rejetaient toute tentative de creer
dans le pays ne serait-ce qu'un embryon de travail productif
d'origine juive ». L'on etudiait exclusivement le Talmud, rien
d'autre, et a un niveau assez elementaire. « Le grand historien juif
G. Gretz, qui a visite la Palestine en 1872 », trouva que « n'etudie
pour de bon qu'une minorite, les autres preferant fianer dans les
rues, rester oisifs, s'adonner aux ragots et a la medisance ». II
estima que « ce systeme favorise l'obscurantisme, la pauvrete et la
degenerescence de la population juive de Palestine » - et, pour cela,
lui-meme « dut subir le herein** ».
En 1882, a Kharkov, des etudiants palestinophiles fonderent le
cercle des Biluim. lis se proposaient de « creer en Palestine une
colonic agricole modele », de donner « le ton a la colonisation
generale de la Palestine par les Juifs » ; ils entreprirent de fonder
des cercles dans plusieurs villes de Russie. (Plus tard, ils cr^erent
tant bicn que mal une premiere colonie en Palestine, mais se
8. M. Wartburg, Plata za sionism (Le salairc du sionisme), in « 22 » : Obschestvenno-
polilitcheski i lilcratournyi journal evreiskoi intclligcnisii iz SSSR v Izraile (« 22 » :
revue poliiico-sociale et litteraire de l'intelligcntsia juive 6migr6e d'URSS en Israel),
Tel-Aviv, 1987, n" 56, pp. 112-114 ; Svel, PEJ-1, pp. 235-243.
* Herem (mot h^breu) : statut de cclui qui est retranche" de la communautd par suite
d'une impurete ou d'une consecration. L'individu en dtat de herem est un proscrit.
Sorte d'excommunication.
NAISSANCE DU SIONISME 285
heurterent a l'hostilite et a V opposition du yishouv traditionnel : les
rabbins exigeaient que, conformement a 1' antique coutume, Ton
suspendit une annee sur sept la culture de la terre 9 .)
Pinsker soutint les partisans du retour en Palestine ; il convoqua
en 1887 a Katovice le premier congres des palestinophiles, puis a
Druskeniki, le second en 1887. Des propagandistes se mirent a
parcourir la Zone de residence, prenant la parole dans les syna-
gogues et les reunions publiques. (Deutsch temoigne qu'apres 1882
P. Axelrod lui-mcme versait dans la palestinophilie 10 ...)
Bien evidemment, Smolenskine est du nombre des apotres
passionnes du retour en Palestine : tout bouillonnant, il se lie avec
des acteurs politiques anglo-juifs, mais il se heurte a l'opposition
de 1' Alliance, laquelle voulait non point favoriser la colonisation
de la Palestine, mais orienter la vague migratoire vers l'Amerique.
II qualifie alors la tactique de 1' Alliance de « trahison de la cause
du peuple ». Sa mort prematuree coupa court a ses efforts".
On constate cependant que ce mouvement vers la Palestine n'a
rencontre aupres des Juifs de Russie qu'un echo assez faible ; il a
meme ete contrecarre. « L'idee d'une renaissance politique du
peuple juif n'entraina derriere elle, a 1'epoque, qu'une faible
poignee d'intellectuels, et elle se heurta assez tot a des adversaires
acharnes 12 . » Les milieux conservateurs, le rabbinat et les tsadikim*
voyaient dans ce courant vers la Palestine un attentat a la volonte"
divine, « un attentat a la foi dans le Messie qui seul doit ramener
les Juifs en Palestine. Quant aux progressistes assimilationnistes,
ils voyaient dans ce courant un desir reactionnaire d'isoler les Juifs
du reste de l'humanite' eclairee 13 ».
Les Juifs d' Europe, eux non plus, ne soutinrent pas le mou-
vement.
Or, sur place, le succes du retour se revela par « trop mitige » :
« beaucoup de colons decouvrirent leur incompetence dans le
travail de la terre » ; « 1' ideal de renaissance de 1' antique patrie
9. EJ, t. 4, pp. 577-579 ; Wartburg, in « 22 », 1987, n° 56, p. 115.
10. L. Deutsch, Rol evreiev v rousskom rcvolioutsionnom dvijenii (Lc role des Juifs
dans le mouvement r6volutionnaire russe), t. 1, 2 C cd., M.L., 1925, pp. 5, 161.
11. EJ., t. 14, pp. 406-407.
12. Hessen, t. 2, p. 234.
13. EJ., 1. 12, p. 261.
* Tsadikim (mot hebreu) : les Justes.
286 DEUX SIECLES ENSEMBLE
s'effritait en menues actions de pure bienfaisance » ; « les colonies
ne survivaient que grace aux subsides envoyes [de Paris] par le
baron de Rothschild ». Et, au debut des annees 90, « la colonisation
traversa... une crise grave, due a un systeme anarchique d'achat des
terres » ainsi qu'a une decision de la Turquie (proprietaire de la
Palestine) d'interdire aux Juifs de Russie de debarquer dans les
ports palestiniens l4 .
C'est a cette dpoque que se fit connaitre, sous le pseudonyme
eloquent de Ahad Haam (« L'un de son peuple »), le publiciste,
penseur et organisateur Asher Guinzberg. II critiqua vivement la
palestinophilie pratique telle qu'elle s'etait constitute ; ce qu'il
pronait, c'etait, « avant de tendre ses efforts vers "une renaissance
sur un territoire", de se soucier d'une "renaissance des coeurs",
d'une amelioration intellectuelle et morale du peuple » : « installer
au centre de la vie juive une aspiration vivante et d'ordre spirituel,
un desir de cohesion de la nation, de reveil et de libre develop-
pement dans un esprit national, mais sur des bases propres a tous
les hommes ls ». Cette facon de voir recevra plus tard le nom de
« sionisme spirituel » (mais non « religieux », et cela a son
importance).
Cette meme ann£e 1889, dans le but d'unir entre eux ceux a qui
etait chere l'idee d'une renaissance du sentiment national, Ahad
Haam fonda une ligue - ou, comme on l'appelle, un ordre : Bne-
Moshe* (« les fils de Moise »), dont le statut « ressemblait fort a
ceux des loges ma?onniques : l'impetrant faisait la promesse solen-
nelle d'executer rigoureusement toutcs les exigences de l'ordre ; les
nouveaux membres ctaient inities par un maftre, le "grand frere" ;
le neophyte s'engagcait a servir sans reserve l'ideal de renaissance
nationale, meme s'il n'y avait que peu d'espoir que cet ideal se
realisat de sitot' 6 ». II etait stipule dans le manifeste de l'ordre que
« la conscience nationale prend le pas sur la conscience religieuse ;
les interets personnels sont soumis aux interets nationaux » ; et il
£tait recommande d'entretenir un sentiment d' amour sans reserve
pour le judai'sme, place au-dessus de tous les autres objectifs du
14. Ibidem, pp. 261-262.
15. EJ*. t. 3, pp. 480-482.
16. Ibidem, t. 4, pp. 683-684.
* Association fondde par Ahad Haam a Odessa.
NAISSANCE DU SIONISME 287
mouvement. Ainsi fut prepaid « le terrain pour la reception du
sionisme politique » de Herzl 17 ... dont Ahad Haam ne voulait
absolument pas.
II fit plusieurs voyages en Palestine : en 1891, 1893 et 1900. De
la colonisation il denonca le caractere anarchique et trop peu
enracine dans la tradition 18 . II « soumit a rude critique la conduite
dictatoriale des emissaires du baron de Rothschild |y ».
C'est ainsi que le sionisme naquit en Europe avec une decennie
de retard sur la Russie. Le premier chef de file du sionisme,
Theodor Herzl, avait ete, jusqu'a Page de trente-six ans (il n'en
vecut que quarante-quatre), 6crivain, dramaturge, joumaliste. II
ne s'etait jamais intdresse ni a l'histoire juive, ni a fortiori a la
langue hebraique, et, chose caracteristique, en bon liberal autrichien
qu'il £tait, il considerait comme reactionnaires les aspirations des
differentcs « minorites ethniques » de 1' Empire austro-hongrois a
Pautodetermination et a 1' existence nationale, et il trouvait normal
de les etouffer 20 . Comme 1'ecrit Stefan Zweig, Herzl caressait le
reve de voir les Juifs de Vienne entrer dans la cathedrale pour se
faire baptiser, et de voir ainsi « resolue une fois pour toutes la
question juive - par la fusion du judaisme et du christianisme ».
Mais voila que des sentiments antijuifs se developpaient en
Autriche-Hongrie parallelement a la montde du pangermanisme,
tandis qu'a Paris, oil residait alors Herzl, eclatait 1' affaire Dreyfus.
Herzl eut l'occasion d'assister a la « degradation publique du capi-
taine Dreyfus » ; convaincu de son innocence, il en fut bouleverse
et changea de cap. « Si la separation est inevitable, se dit-il, eh
bien, qu'elle soit radicale !... Si nous souffrons d'etre sans patrie,
edifions-nous a nous-memes une patrie 21 ! » Herzl eut alors comme
une revelation : il fallait creer un Etat juif ! « Comme par un eclair,
Herzl fut illumin6 par cette idee nouvelle : l'antisemitisme n'est
pas un phenomene fortuit relevant de conditions particulieres, c'est
un mal permanent, c'est l'6ternel compagnon de l'eternel Errant »,
et « "!' unique solution possible de la question juive", c'est un Etat
17. Svet, op. cit., pp. 250-251.
18. EJ, t.3, p. 481.
19. PEJ, t. 1, pp. 248-249.
20. EJ, t. 6. pp. 407-409.
21. Stefan Zweig, Vtch^rachnii mir. Vospominaniia evropeitsa (Le monde d*hier.
Souvenirs d'un Europeen), in « 22 », 1994, n° 92, pp. 215-216.
288 DEUX SIECLES ENSEMBLE
juif souverain 22 ». (Pour concevoir un tel projet apres bientot deux
mille ans de diaspora, quelle puissance d' imagination il fallait,
quelle exccptionnelle audace !) Cependant, d'apres S. Zweig, la
brochure de Herzl intitulee Un Etat juif recut de la part de la bour-
geoisie viennoise un accueil « perplexe et irrite... Quelle mouche a
done pique cet ecrivain si intelligent, si cultive et spirituel ? Quelles
sottises se met-il a ecrire ? Pourquoi irions-nous en Palestine ?
Notre langue, e'est l'allemand et non pas l'hebreu, notre patrie - la
belle Autriche » ; Herzl « ne fournit-il pas a nos pires ennemis des
arguments contre nous : il veut nous isoler ? » Ainsi done,
« Vienne... l'abandonna et se moqua de lui. Mais la reponse lui
parvint d'ailleurs ; elle eclata comme un coup de tonnerre, si subite,
chargee d'un tel poids de passion et d'une telle extase qu'il fut
presque effraye d' avoir eveille de par le monde, avec ses quelque
douzaines de pages, un mouvement aussi puissant et par lequel il
se trouvait d6borde. Elle ne lui vint pas, il est vrai, des Juifs d'Oc-
cident... mais des formidables masses de l'Est. Herzl, avec sa
brochure, avait fait flamber ce noyau du judai'sme qui couvait sous
la cendre de 1'dtranger 23 . »
Desormais, Herzl se donne corps et ame a sa nouvelle idee. II
« rompt avec ses proches, il ne frequente que le peuple juif... Lui
qui, tout recemment encore, meprisait la politique fonde maintenant
un mouvement politique ; il y introduit un esprit et une discipline
de parti, forme les cadres d'une puissante armee future et
transforme les congres [des sionistes] en veritable parlement du
peuple juif ». Au I er Congres de Bale, en 1897, il produit une tres
forte impression « sur les Juifs qui se retrouvaient pour la premiere
fois dans un role de parlementaires », et, « lors de son tout premier
discours, il fut a l'unanimite et dans l'cnthousiasme proclame...
leader et chef du mouvement sioniste ». II fait preuve « d'un art
consomme - pour trouver les formules de conciliation », et, a 1' in-
verse, « celui qui critique son objectif... ou ne fait que blamer
certaines mesures prises par lui..., celui-la est l'ennemi non
seulement du sionisme, mais du peuple juif tout entier 24 ».
Le semillant 6crivain Max Nordau (Suedfeld) le soutint en
22. EJ. t. 6. p. 409.
23. Zweig, in « 22 », op. cil., pp. 216-217.
24. EJ, t. 6, pp. 410-411.
NAISSANCE DU SIONISME 289
exprimant l'idee que l'emancipation est fallacieuse, puisqu'elle a
introduit la zizanie au sein du monde juif : le Juif emancipe croit
qu'il s'est vraiment trouve une patrie, alors que « tout ce qui est
vivant et vital dans le judai'sme, qui represente l'id6al juif, le
courage et la capacite d'avancer, tout cela n'est autre que le
sionisme 25 ».
A ce I cr Congres, les delegues du sionisme russe « constituaient
le tiers des participants... soit 66 sur 197 ». Or, aux ycux de certains,
leur presence pouvait passer pour un geste d'opposition au gou-
vernement russe. Au sionisme avaient adhere tous les Khovevei-
Tsion russes, « contribuant ainsi a la mise sur pied du sionisme
mondial 26 ». Ainsi « le sionisme puisait sa force dans les commu-
nautes de Juifs opprimes de l'Est, n'ayant trouve qu'un soutien
limite auprcs des Juifs d'Europe de I'Ouest 27 ». Mais il en decoulait
aussi que les sionistes russes repr6sentaient, pour Herzl, une oppo-
sition des plus serieuses. Ahad Haam mena une lutte acharnee
contre le sionisme politique de Herzl (aux cotes duquel s'&aient
pourtant rangee la majorite des palestinophiles), critiquant vivement
le pragmatisme de Herzl et de Nordau, et denoncant ce qu'il appelait
« leur indifference aux valeurs spirituelles de la culture et de la
tradition judai'ques 28 ». II trouvait chimerique l'espoir que nour-
rissait le sionisme politique de fonder un Etat juif autonome dans
un avenir proche ; il considerait tout ce mouvement comme extre-
mement nuisible a la cause de la renaissance spirituelle de la
nation... « lis ne se prdoccupent point du salut du judai'sme en
perdition, car ils ne se preoccupent en rien de Theritage spirituel et
culturel ; ils aspirent non point a la renaissance de l'antique nation,
mais a la creation d'un nouveau peuple a partir des particules
dispersees de l'antique matiere 29 ». (S'il emploie et meme souligne
le mot « judai'sme », il est presque evident que ce n'est pas au sens
de la religion judai'que, mais au sens du systeme spirituel herite'
des ai'eux. L' Encyclopedie juive nous dit a propos d'Ahad Haam
que, dans les annees 70, « il etait de plus en plus impregne' de ratio-
25. EJ, I. 11, pp. 788-792.
26. PEJ, t. 7, p. 940.
27. J. Parks, Evrei sredi narodov : Obzor pritchin antis6mitizma (Les Juifs parmi les
pcuples : apercu des causes de I'antis6mitisme), Paris, YMCA Press, 1932, p. 45.
28. PEJ, t. l,p.249.
29. EJ, t. 3, p. 482.
290 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
nalisme et s'etait ecarte de la religion™ ».) Si 1' unique vocation
pour la Palestine est de « devenir le centre spirituel qui pourrait
faire s'unir, par des liens nationaux et spirituels, les nations
disperses 31 », un centre qui « ddverserait sa "lumiere" sur les Juifs
du monde enticr », creerait « un nouveau lien spirituel entre les
membres disperses du peuple », elle serait moins un « Etat des
Juifs » qu'« une communaute spirituelle d'elite 32 ».
Les discussions agiterent fort les sionistes. Ahad Haam critiquait
vigoureusement Herzl que Nordau soutenait en accusant Ahad
Haam de « sioniste cache ». Des congres sionistes mondiaux se
deroulerent chaque annee ; en 1902 eut lieu a Minsk celui des
sionistes russes : les discussions y reprirent. C'est la qu'Ahad Haam
lut son celebre expose : Une renaissance spirituelle 33 .
Le sionisme ne rencontra pas plus d'amenite a l'exterieur. Herzl
escomptait ceci : des que le programme des sionistes prendrait une
forme concrete et des que debuterait le depart reel vers la Palestine,
l'antisemitisme partout prendrait fin. Mais, bien avant que ce
resultat ne soit atteint, on entendit s'elever, « plus fort que les
autres, la voix de ceux qui... craignaient que la prise de position
publique dans le sens nationaliste d'un Juif assimile ne donnat aux
antisemites l'occasion de dire que tout Juif assimile cache sous
son masque un Juif authentique... incapable de se fondre dans la
population locale 34 ». Et, des lors que serait cree un Etat inde-
pendant, les Juifs allaient partout etre soupconnes et accuses de
deloyaute civique, d'isolationnisme ideologique - ce dont les
avaient toujours soupconnes et accuses leurs ennemis.
En reponse, au II e Congres sioniste (1898), Nordau declara :
« Nous rejetons avec dedain l'appellation de "parti" ; les sionistes
ne sont pas un parti, ils sont le peuple juif meme... Ceux qui, a
Tinverse, sont a Taise dans la servitude et le mepris, ceux-la se
tiennent soigneusement a l'ecart, a moins qu'ils ne nous
combattent ferocement 35 . »
Comme le fait remarquer un historien anglais : oui, « le sionisme
30. PEJ. I. 1, p. 248.
31. EJ, 1. 12, p. 262.
32. Wartburg, in « 22 », 1987, a" 56, pp. 116-117.
33. EJ, t. 3, p. 482.
34. Ibidem, t. 6, p. 409.
35. Ibidem*, 1. 11, p. 792.
NAISSANCE DU SIONISME 29 1
a rendu un grand service aux Juifs en leur redonnant le sentiment
de leur dignite" », et pourtant « il laisse irresolue la question de leur
attitude a l'egard des pays dans lesquels ils vivent 36 ».
En Autriche, un compatriote de Herzl, Otto Weininger, pole-
miqua avec lui : « Le sionisme et le judai'sme sont incompatibles
du fait que le sionisme entend obliger les Juifs a prendre sur eux
la responsabilite d'un Etat a eux, ce qui contredit l'essence meme
de tout Juif". » Et il predisait l'echec du sionisme.
En Russie, en 1899, I. M. Biekerman se prononga vigoureu-
sement contre le sionisme en tant qu'idee « fumeuse, inspiree par
I'antis^mitisme, reactionnaire d'inspiration et nocive par nature » ;
il faut « rejeter les illusions des sionistes et, sans le moins du monde
renoncer au particularisme spirituel des Juifs, lutter la main dans la
main avec les forces culturelles et progressistes de la Russie au
nom de la regeneration de la patrie commune 38 ».
Au debut du si5cle, le poete N. Minski avait emis cettc critique :
le sionisme marque la perte de la notion d'homme universel, il
rabaisse les dimensions cosmopolites, la vocation universelle du
judai'sme au niveau d'un nationalisme ordinaire. « Les sionistes, en
parlant inlassablement de nationalisme, se detournent en realite du
visage authentiquement national du judai'sme et ne cherchent en fait
qu'a etre comme tout le monde, pas moins bien que les autres 39 . »
E est interes.sant de rapprocher ces phrases de la remarque faite
aussi avant la revolution par le penseur orthodoxe S. Boulgakov :
« La plus grosse difficulte pour le sionisme vient de ce qu'il n'est
pas capable de retrouver la foi perdue des peres, et il est contraint
de s'appuyer sur un principe soit national, soit culturel et ethnique,
principe sur lequel aucune veritable grande nation ne saurait exclu-
sivement se fonder 40 . »
Mais les premiers sionistes russes - or, « e'est de Russie que sont
sortis la plupart des fondateurs de l'Etat d' Israel et les pionniers
36. Parks, p. 186.
37. N. Gouiina, Kto boitsa Otto Veiningera ? (Qui a peur d'Otto Weininger ?), in
« 22 »*, 1983, n° 31, p. 206.
38. EJ, t. 4, p. 556.
39. N. Minski, Natsionalnyi lik i patriotizm (Le visage national et le patriotisme),
Slovo, Saint-P6tersbourg, 1909. 28 mars (10 avril), p. 2.
40. prot. S. Boulgakov, Khristianstvo i evreiskij vopros (Le christianisme et la question
juive), Paris, YMCA Press, 1991, p. 11.
292 DEUX SIECLES ENSEMBLE
edificateurs de cet Etat 41 », et c'est en russe que « furent ecrites les
meilleures pages du journalisme sioniste 42 » - Staient emplis d'un
irrepressible enthousiasme a l'idee de rendre a leur peuple la patrie
perdue, l'antique terre de la Bible et de leurs ai'eux, d'y creer un
Etat d'une qualite hors pair et d'y faire grandir des hommes d'une
quality hors du commun.
Et cet elan, cet appel adresse a tous de se tourner vers le travail
physique, le travail de la terre ! - cet appel ne fait-il pas echo aux
exhortations d'un Tolstoi', a la doctrine du depouillement^ ?
Tous les ruisseaux menent a la mer.
Mais, en definitive, comment un sioniste peut-il en effet se
comporter vis-a-vis du pays dans lequel il reside pour l'heure ?
Pour les sionistes russes qui consacraient toutes leurs forces au
reve palestinien, il fallait s'exciure des affaires qui agitaient la
Russie en tant que telle. Leurs statuts stipulaient : « Ne pas faire
de politique, ni interieure ni extericure. » lis ne pouvaient plus que
mollement, sans conviction, prendre part a la lutte pour l'egalite
des droits en Russie. Quant a participer au mouvement de liberation
nationale ? - mais ce serait tirer les matrons du feu pour les
autres 44 !
Pareille tactique attira les reproches enflamm^s de Jabotinski :
« Meme les voyageurs de passage ont interet a ce que l'auberge
soit propre et bien tenue 4S . »
Et puis dans quelle langue les sionistes devaient-ils deployer leur
propagande ? lis ne connaissaient pas l'hebreu, et, de toute facon,
qui les eut compris ? Done : soit en russe, soit en yiddish. Et cela
41 . F. Kolker, Novyj plan pomoschi sovietskomou evreistvou (Un nouveau plan d'aide
aux Juifs de Russie), in « 22 », 1983, n° 31, p. 149.
42. N. Goutina, V poiskakh outratchennoi samoidentifikatsii (A la recherche de 1' auto-
identification perdue), in « 22 », 1983, n" 29, p. 216.
43. Amos Oz, Spischaia krasavitsa : griozy i proboujdeniia (La Belle au bois dormant :
reves ct rcveil), in « 22 », 1985, n" 42, p. 117
44. G. J. laronson, V borbe za granjdanskiie i natsionalnyic prava : Obschestvennyie"
tetcheniia v rousskom evreistve (Dans le combat pour les droits civiqucs et nationaux :
les courants sociaux chez les Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 218-219.
45. Ibidem*, p. 219.
NAISSANCE DU S10NISME 293
les rapprochait une fois de plus des radicaux russes 46 et des revolu-
tionnaires juifs.
Evidemment, la jeunesse revolutionnaire juive rompit des lances
avec les sionistes : non et non ! la solution de la question juive ne
reside pas dans le depart hors de Russie, elle est dans le combat
politique pour Pcgalite des droits, id ! Plutot que de s'en aller
s'etablir loin par-dela les mers, il faut user de la possibilite de
s'affirmer ici meme, dans ce pays. Et leurs arguments ne pouvaient
manquer d'en ebranler plus d'un par leur clarte\
Dans les milieux bolcheviks, on fustigea les sionistes, qualifies
de « reactionnaires » ; on les traita de « parti du pessimisme le plus
noir, le plus desesp6r£ 47 ».
Des courants intermediaires devaient inevitablement ^merger.
Ainsi le parti sioniste de gauche Poalei-Tsion (« Ouvriers de
Sion »). C'est en Russie qu'il fut fonde en 1899 ; il alliait «au
sionisme politique l'ideologie socialiste ». C'etait une tentative
pour trouver une ligne mediane entre ceux que preoccupaient exclu-
sivement les problemes de classe et ceux qui n'avaient souci que
des problemes nationaux. « De profonds disaccords existaient au
sein de Poalei-Tsion sur la question de la participation a Taction
revolutionnaire en Russie 4 *. » (Et les revolutionnaires eux-memes
etaient divises, les uns penchant du cote des sociaux-democrates,
les autres vers les sociaux-revolutionnaires.)
«D'autres groupes Tseirei-Tsion, ideologiquement proches du
sionisme socialiste non marxiste, commencerent a se former a partir
de 1905 49 . » En 1904, une scission au sein de Poalei-Tsion donna
naissance a un nouveau parti, celui des « sionistes socialistes », en
rupture avec l'ideal de la Palestine : 1'extension du yiddish comme
langue parlee a toutes les masses juives, voila qui est bien suffisant,
et foin de 1'idee d'autonomie nationale ! Le sionisme commence a
prendre une teinte bourgeoise et r6actionnaire. Ce qu'il faut, c'est
creer a partir de lui un mouvement socialiste, reveiller dans les
46. Ibidem, pp. 219-220.
47. S. Dimanstein, Revolioutsionnyid dvijeniia sredi evreiev (Les inouvements revolu-
tionnaires parmi les Juifs), Sb. 1905 : Isloriia revolioutsionnogo dvijeniia v otdelnykh
otcherkakh (Recueil 1905 : Histoire du mouvement revolutionnaire dans des essais
separds), dirig^ par M. N. Pokrovski, t. 3, Uvre 1, M.L., 1927, pp. 107, 116.
48. PEJ, i.6, p. 551.
49. Ibidem, t.7, p. 941.
294 DEUX SIECLES ENSEMBLE
masses juives les instincts politiques revolutionnaires. Le parti
« prisait fort le "contenu social et economique" du sionisme, mais
niait la necessite de "faire renaitre la terre de Judee, la culture,
les traditions hebrai'ques" ». Certes, Immigration juive est par trop
chaotique, il faut l'orienter vers un territoire precis, mais « il
n'existe pas de lien essentiel entre le sionisme et la Palestine ».
L'Etat h6breu doit reposer sur des bases socialistes et non capita-
listes, voila ce qui prime. Or, pareille emigration est un processus
historique de longue duree ; le gros des masses juives restera encore
longtemps sur ses licux de residence actuels. « Le parti a approuve
la participation des Juifs au combat politique en Russie 50 » - e'est-
a-dire au combat pour leurs droits dans ce pays. Quant au judai'sme,
a la foi, ils les dedaignaient.
Tout ce meli-melo se devait d'engendrer un groupe « juif socia-
liste » denomme « Renaissance », lequel « estimait que le facteur
national est progressiste par nature », et, en 1906, les membres de
ce groupe qui avaient rompu avec les sionistes socialistes consti-
tuerent le Parti ouvrier socialiste juif, le SERP. (On les appela les
serpovtsy ou se'imovtsy, car ils reclamaient l'election d'une Diete
- Se'im - nationale juive destinee a etre l'« organe supreme de 1'au-
togestion nationale juive 51 ».) Pour eux, russe et hebreu etaient, en
quality de langues d'usage, a egalite. Et en pronant l'« autono-
misme » a l'interieur de l'Etat russe, le SERP, socialiste, se distin-
guait du Bund, lui aussi socialiste 52 .
En depit des disaccords qui divisaicnt les sionistes entre eux, se
produisit en Russie un glissement general du sionisme vers le socia-
lisme, ce qui attira l'attention du gouvernement russe. Jusqu'alors,
celui-ci n'avait pas fait obstacle a la propagande sioniste, mais, en
1903, le ministre de l'interieur, Plehve, adressa aux gouverneurs
des provinces et aux makes des grandes villes une circulaire
enoncant que les sionistes avaient relegue au second plan l'idee de
depart en Palestine et s'etaient concentres sur l'organisation de la
vie juive sur leurs lieux de residence, qu'une telle orientation
ne pouvait etre toleree et qu'en consequence toute propagande
50. Ibidem*, pp. 1021-1022.
51. Aronson, PEJ-1, pp. 226-229.
52. PEI.Ll, p. 705,1.7, p. 1021.
NAISSANCE DU SIONISME 295
publiquc en faveur du sionisme serait desormais interdite, ainsi que
les reunions, conferences, etc. 53
Mis au courant, Herzl (qui avait deja sollicite en 1899, sans I'ob-
tenir, une audience de Nicolas II) se rendit aussitot a Petersbourg
pour demander a etre recu par Plehve. (C'dtait pourtant juste apres
le pogrom de Kichinev, survenu au printemps, dont on avait
fortement accus6 Plehve - et e'etait done attirer sur soi les blames
et invectives des sionistes russes...)
Plehve fit comprendre a Herzl (d' apres les notes de ce dernier)
ce qui suit : la question juive, pour la Russie, est grave, sinon vitale,
et « nous nous efforcons de la resoudre correctement... L'Etat russe
doit souhaiter que sa population soit homogene », et il exige de
tous une attitude patriotique... «Nous souhaitons assimiler [les
Juifs], mais l'assimilation... se fait lentement... Je ne suis pas l'ad-
versaire des Juifs. Je les connais bien, j'ai passe ma jeunesse a
Varsovie et, enfant, j'ai toujours joue avec des enfants juifs. Je
voudrais beaucoup faire quelque chose pour eux. Je ne veux pas
nier... que la situation des Juifs de Russie n'est pas heureuse. Si
j'etais juif, je serais probablcment, moi aussi, un adversaire du
gouvernement. » « La formation d'un Etat juif [pouvant accueillir]
plusieurs millions d' immigrants serait pour nous extremement
souhaitable. Cela ne signifie pourtant pas que nous voulons perdre
tous nos citoyens juifs. Les gens instruits et fortunes, nous les
garderions volonticrs. Les indigents sans instruction, nous les lais-
serions volontiers partir. » Nous n'avions rien contre le sionisme
tant qu'il prechait 1'cmigration, mais, maintenant, « nous notons de
grands changements 54 » dans ses objectifs. Le gouvernement russe
voit d'un ceil bienveillant Immigration des sionistes en Palestine, et
si les sionistes reviennent a leur projet initial, il est pr§t a les
soutenir face a l'Empire ottoman. Mais il ne peut tolerer la propa-
gande a laquelle se livre actuellement le sionisme, qui prone un
separatisme d'inspiration nationale a l'inteneur meme de la
Russie 55 : cela entrainerait la formation d'un groupe de citoyens a
qui le patriotisme, qui est le fondement meme de l'Etat, serait
53. S. Guinzbourg, Poezdka Teodora Gertzla v Petersbourg (Le voyage de Theodor
Herzl a Petersbourg), MJ, New York, Union des Juifs de Russie a New York, 1944,
p. 199.
54. Ibidem*, pp. 202-203.
55. PEL t. 6, p. 533.
296 DEUX SIECLES ENSEMBLE
etranger. (Si Ton en croit N. D. Lioubimov, qui etait a Pepoque
directeur du cabinet du ministrc, Plehve lui aurait confie que Herzl,
au cours de Pentretien, avait reconnu que des banquiers occi-
dentaux venaient en aide aux partis revolutionnaires de Russie.
Sliosberg, lui, pense que cela est improbable 56 .)
Plehve fit son rapport a PEmpereur, le rapport fut approuve et
Herzl recut une lettre de confirmation dans le meme sens.
II estima que sa visite a Plehve avait ete un succes.
Ni Pun ni Pautre ne soupconnaient qu'il ne leur restait que onze
mois a vivre...
La Turquie n'avait pas la moindre intention de faire des conces-
sions aux sionistes, et le gouvernement britannique, en cette meme
annce 1905, proposa que fut colonise non plus la Palestine, mais
POuganda.
En aout 1903, au VI e Congres des sionistes, a Bale, Herzl se fit
le porte-parole de cette variante « qui, bien sur, n'est pas Sion »,
mais qui pourrait etre acceptee a titre provisoire, en sorte que soit
au plus vite cree un Etat juif 57 .
Ce projet suscita des d^bats orageux. II semblc qu'il ait rencontre
un certain souticn, au sein du Yishouv, des nouveaux immigrants,
decourages par les dures conditions de vie en Palestine. Les
sionistes russes, eux - qui pretendaient avoir plus que tous besoin
de trouver vite un refuge -, s'opposerent farouchement au projet.
Avec a leur tete M. M. Oussychkine (fondateur du groupe des
Biluim et, par la suite, bras droit d'Ahad Haam au sein de la ligue
Bne-Moshe, ils rappelaient que le sionisme etait inseparable de
Sion et que rien ne saurait la remplacer 58 !
Le Congres n'en constitua pas moins une commission charged
de se rendre en Ouganda pour etudier le terrain 39 . Le VII e Congres,
en 1905, entendit son rapport, et la variante ougandaise fut
rejeuje 60 . Accable' par tous ces obstacles, Herzl avait succombe a
une crise cardiaque avant d' avoir connu la decision finale 61 .
56. C. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnci : Zapiski rousskogo evreia (Choscs du
temps pass6. Notes d'un Juif de Russie) en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 2, p. 301.
57. EJ*. t.6, p. 412.
58. Ibidem, t. 15, p. 135.
59. Ibidem, t. 3, p. 679.
60. Ibidem, pp. 680-681.
61. EJ. t. 6, p. 407.
NAISSANCE DU SIONISME 297
Mais cc nouvcau dilemme avait provoque une nouvelle rupture
au sein du sionisme : firent scission ceux qu'on nomma les « territo-
rialistes », avec a leur tete Israel Zangwill, auquel sc joignirent les
delegucs anglais. lis creerent leur Conseil international ; celui-ci
tint ses reunions, recevant des subsides de Jacob Schiffe et du baron
de Rothschild. lis avaient renonce a exiger « la Palestine et rien
d'autre ». Oui, il fallait realiser une colonisation de masse par les
Juifs, mais ou que ce fut. Annec aprcs anncc, dans leur recherche,
ils passerent en revue une douzaine de pays. lis faillirent arreter
leur choix sur l'Angola, mais « le Portugal est trop faible, il ne
saura pas defendre les Juifs », et done « les Juifs risquent d'y
devenir les victimes des tribus voisines 62 ».
Ils etaient meme prets a accepter un territoire a l'interieur meme
de la Russie pourvu qu'ils pussent y creer une entite autonomc,
dotee d'une administration independante.
Cet argument : il faut un pays fort qui puisse defendre les immi-
grants sur les lieux de leur nouvelle residence, venait conforter ceux
qui insistaient sur la necessite de creer rapidement un Etat inde-
pendant apte a accueillir une emigration massive. C'est ce que
suggcrait - et suggerera plus tard - Max Nordau quand il disait ne
pas redouter l'« impreparation dconomique du pays [e'est-a-dire de
la Palestine] a l'accueil des nouveaux arrivants 63 ». Mais c'est que,
pour cela, il fallait avoir raison de la Turquie, et trouver aussi une
solution au problemc arabe. Les adeptes de ce programme compre-
naient que, pour le mettre en ceuvre, il fallait recourir a l'assistance
de puissants allies. Or cette assistance, aucun pays, pour l'instant,
ne la proposait.
Pour arriver a la creation de l'Etat d' Israel, il faudra traverser
encore deux guerres mondiales.
- 62. Ibidem, t. 14. pp. 827-829.
63. PEJ, t. 7, pp. 861-892.
Chapitre 8
A LA CHARNIERE DES
XIX e ETXX e SIECLES
H appert qu'apres six annees de reflexions et d' hesitations le tsar
Alexandre III choisit irrevocablement, a partir de 1887, de contenir
les Juifs de Russie par des restrictions d'ordre civil et politique, et
qu'il s'en tient a cette position jusqu'a sa mort.
Les raisons en furent probablement, d'un cote, la part evidente
prise par les Juifs dans le mouvement revolutionnaire, de 1' autre,
le fait non moins 6vident que beaucoup de jeunes gens juifs se
derobaient au service militaire : « ne servaient dans l'armee que les
trois quarts de ceux qui auraient du etre enrolls ' ». On remarquait
« le nombre sans cesse croissant des Juifs n'ayant pas repondu a
l'appel », ainsi que le montant croissant des amendes impayees
afferentes a ces absences : 3 millions de roubles seulement sur
30 millions rentraient annuellement dans les caisses de l'Etat. (En
fait, le gouvernement ne disposait toujours pas de statistiques
exactes sur la population juive, son taux de natalite, son taux de
mortalite avant 21 ans. Rappelons qu'en 1876 [cf. chapitre 4], a
cause de cet absenteisme, on avait restreint la « faveur accordee a
certains au titre de leur situation familiale » - ce qui signifiait que
les fils uniques de families juives dtaient desormais soumis comme
les autres a la conscription generate. De ce fait, la proportion de
consents juifs etait devenue superieure a celle des non-Juifs.
1. /. Larine, Evrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antisemitisme en URSS),
ML., 1929, p. 140.
300 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Situation qui ne fut corrigee qu'au debut des annees 1900, sous
Nicolas n 2 .)
En ce qui concernait 1'instruction publiquc, le vceu du tsar, qu'il
avait formula des 1885, etait que le nombre de Juifs admis dans les
etablissements hors de la Zone de residence fut dans le meme
rapport que le nombre des Juifs dans la population globale. Mais
les autorites poursuivaient de front deux objectifs : non point
seulement freiner le flux croissant des Juifs vers 1'instruction, mais
aussi lutter contre la revolution, faire de l'ecole, comme on disait
alors, « non un vivier de revolutionnaires, mais un vivier pour la
science 1 ». Dans les chancelleries, on preparait une mesure plus
radicale consistant a interdire l'acces a l'enseignement aux
elements susceptibles de servir la revolution - mesure contraire a
l'esprit de Lomonossov * et profondement vicieuse, prejudiciable a
l'Etat lui-meme : c' etait refuser aux enfants des couches defavo-
risees de la population en general (les « fils de cuisiniere ») 1' ad-
mission dans les lycees. La formulation, faussement raisonnable,
faussement decente, dtait la suivante : « Laisser toute latitude aux
chefs d'etablissement de n' accepter que les enfants se trouvant a la
charge de personnes pouvant leur garantir une bonne surveillance
a la maison et leur fournir tout le necessaire a la poursuite de leurs
etudes » - dans les etablissements superieurs, il etait par ailleurs
prevu d'augmenter les droits d'acces aux cours 4 .
Cette mesure suscita dans les milieux liberaux une forte indi-
gnation, mais moins violente cependant et moins durable que celle
que souleva en 1 887 une nouvelle mesure : la reduction du nombre
des Juifs admis dans les lycees et les universites. On avait prevu
initialement de publier ces deux dispositions dans le cadre d'une
meme loi. Mais le Conseil des ministres s'y opposa, arguant que
« la publication d'une decision d'ordre general assortie de restric-
tions pour les Juifs risquerait d'etre mal interpretee ». En juin 1 887
n'en fut done promulguee qu'une partie, celle qui concernait les
2. G. V. Sliosberg, Diela minouvchikh dniei : Zapiski rousskogo evreia (Choses du
temps passtS. Notes d'un Juif de Russie), en 3 vol., Paris, 1933-1934, t. 2, pp. 206-209.
3. Hessen, t. 2, p. 231.
4. EJ*, t. 13, p. 52.
* Mikhail Vassilicvitch Lomonossov (1711-1765) : grand savant et poete russe, repr£-
sentant des Lumieres en Russie. D'origine modeste, il est le prototype du genie issu du
peuplc. L*universiteJ de Moscou portc son nom.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 301
non-Juifs : « Mesures visant a reguler le contingent des eleves dans
le secondaire et le superieur » - mesures dirigees en fait contre le
petit peuple... Quant a la reduction du quota des Juifs, elle fut
confiee au ministre dc 1' Instruction, Delianov, qui la mit en ceuvre
en juillet 1887 par une circulaire adressee aux curateurs des
rectorats. II fixa pour les etablissements secondaires et superieurs
le numerus clausus des Juifs a 10 % pour la Zone de residence, 5 %
en dehors d'elle, et 3 % dans les deux capitales.
« A l'instar du ministere de l'lnstruction publique », d'autres
organismes entreprirent d'introduire des « quotas d' admission dans
leurs etablissements, et certains furent carrement fermes aux
Juifs ». (Ainsi I'Ecole superieure d'electricite, I'Ecole des voies de
communication de Saint-Petersbourg, et surtout - le plus frappant -
1' Academie de m^decine militaire qui interdit temporairement, mais
« pendant de longues annees », son acces aux Juifs 5 .)
Cette loi du numerus clausus, qui n'avait pas vu le jour tout au
long des quatre-vingt-treize ans de presence massive des Juifs en
Russie et qui allait se maintenir encore pendant vingt-neuf ans
(pratiquement jusqu'en 1916), frappa la socicte juive de Russie
d'autant plus douloureusement que dans les annees 1870-1880
s'etait justement manifeste un « 61an remarquable des Juifs pour
entrer dans les lycees et colleges », phenomene que Sliosberg
en particulier explique « non point par une prise de conscience
par la masse de la necessity de l'instruction..., mais par le fait que,
pour un Juif sans capital, trouver a deployer ses forces dans le
domaine economique etait chose fort difficile, et par le fait que la
conscription etait devenue obligatoire pour tous, mais qu'il existait
des dispenses pour les etudiants ». De sorte que, si seule la jeunesse
juive aisee faisait auparavant des 6tudes, il se creait maintenant un
« proletariat juif etudiant » ; si, chez les Russes, maintenant comme
naguere, c'etaient les couches sociales favorisees qui recevaient une
instruction superieure, chez les Juifs, en sus des gens aises, des
jeunes issus des couches defavorisees se lancaient dans les etudes 6 .
Nous voudrions ajouter ceci : en ces annees-la s'etait amorce
dans le monde entier et en tous les domaines de la culture un
tournant vers une instruction non plus elitaire, mais generalisee - et
5. Ibidem, t. 13, pp. 52-53.
6. Sliosberg, t. 1, p. 92 ; t. 2, p. 89.
302 DEUX SlECLES ENSEMBLE
les Juifs, particulierement intuitifs et receptifs, avaient 6t6 les
premiers a le pressentir, au moins instinctivement.
Mais comment trouver le moyen de satisfaire, sans provoquer de
frictions, sans heurts, cette aspiration si forte et sans cesse crois-
sante des Juifs a 1' instruction ? Vu que la population de souche,
dans sa masse, restait passablement endormie et arrieree, comment
faire pour ne pas porter prejudice au developpement et des uns et
des autres ?
Bien sur, l'objectif du gouvernement russe etait la lutte contre la
revolution, car, au sein de la jeunesse estudiantine, nombre de Juifs
s'etaient fait remarquer par leur activisme et leur rejet total du
regime en place. Cependant, quand on sait 1' influence enorme
qu'exerca Pobedonostsev* sous le regne d' Alexandre HI, force est
d'admettre que le but etait aussi de defendre la nation russe contre
le desequilibre qui allait survenir dans le domaine de 1' instruction.
Voici ce dont temoigne le baron Morits von Hirsch, un gros
banquier juif venu en visite en Russie et a qui Pobedonostsev
exposa son point de vue : la politique du gouvernement est inspiree
non par Fidee que les Juifs constituent une « menace », mais par le
constat que, riches de leur culture multimillenaire, ils sont un
element plus puissant spirituellement et intellectuellement que le
peuple russe, encore ignorant et mal degrossi - c'est pourquoi des
mesures devaient etre prises pour equilibrer la « faible capacite de
la population locale a resister». (Et Pobedonostsev demanda a
Hirsch, connu pour sa philanthropie, de favoriser 1' instruction du
peuple russe pour permettre de realiser l'egalite en droits des Juifs
de Russie. D'apres Sliosberg, le baron Hirsch alloua 1 million de
roubles a des ecoles privees 7 .)
Comme tout phenomene historique, cette mesure peut etre
regardee sous divers angles, plus particulierement sous les deux
angles differents que voici.
Pour un jeune eleve juif, Fequite la plus elementaire semblait
bafouee : il avait montre des capacit^s, de F application, il devait
etre admis... Or, il ne F etait pas ! Evidemment, pour ces jeunes
7. Ibidem, t. 2, p. 33.
* Konstantin Petrovilch Pobedonostsev (1827-1907) : homme d'fitat, membre du
Conseil d'Empire depuis 1872, procureur general du saint-synode, precepteur de
Nicolas II. Exerga une grande influence sur Alexandre III.
A LA CHARNIERE DES XIX e ET XX e SIECLES 303
gens doues et dynamiques, se heurter a une telle barriere 6tait plus
que mortifiant ; la brutalite d'une telle mesure les indignait. Eux
qui, jusqu'alors, avaient ete confines dans les metiers du commerce
et de 1'artisanat, on les empechait maintenant d'acceder par des
Etudes ardemment desir£es a une vie meilleure.
A 1'inverse, la « population de souche » ne voyait pas dans ces
quotas une entorse au principe d'egalite, au contraire, meme. Les
etablissements en question etaient finances par le Tresor public,
done par la population tout entiere - et si les Juifs y etaient plus
nombreux, cela voulait dire que e'etait aux frais de tous ; et puis
on savait que, plus tard, les gens instruits jouiraient d'une position
privilegiee dans la societe. Et les autres groupes ethniques, leur
fallait-il a eux aussi une representation proportionnelle au sein de
la « couche instruite » ? A la difference de tous les autres peuples
de P empire, les Juifs aspiraient maintenant presque exclusivement
a P instruction, et, dans certains endroits, cela pouvait signifier que
le contingent juif dans les etablissements scolaires depassait les
50 %. Le numerus clausus avait ete sans conteste institue pour
proteger les interets des Russes et des minorites ethniques, certai-
nement pas pour brimer les Juifs. (Dans les annees 20 du xx e siecle,
on a cherche aux Etats-Unis un moyen analogue pour limiter le
contingent juif dans les universites ; on y a egalement etabli des
quotas d' immigration - mais nous y reviendrons. Au demeurant, la
question des quotas, posee de nos jours en termes de « pas moins
de* », est devenue d'une brulante actualite en Amerique.)
Dans les faits, P application du numerus clausus a connu en
Russie de nombreuses exceptions. Y ont echappe en premier lieu
les lycees defilles : « Dans la plupart des lycees de jeunes filles, les
quotas n' avaient pas cours, non plus que dans plusieurs etablisse-
ments superieurs publics specialises : les conservatoires de Saint-
Petersbourg et Moscou, PEcole de peinture, de sculpture et d'archi-
tecture de Moscou, PEcole de commerce de Kiev, etc. 8 » A fortiori
les quotas n' etaient appliques dans aucun etablissement prive ; or,
ceux-ci dtaient nombreux et de grande qualite 9 . (Par exemple, au
8. PEJ. I. 6, p. 854.
9. /. M. Troiiski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans l'ecole russe), LMJR-1, p. 359.
* Allusion a 1' affirmative action fixant des quotas minima d'admission des minorites
ethniques aux Etats-Unis.
304 DEUX SIECLES ENSEMBLE
lycee Kirpitchnikova, lycee mixte et l'un des meilleurs de Moscou,
le quart des Aleves etaient juifs 10 . lis etaient nombreux au celebre
lycee Polivanovskai'a de Moscou. Quant au lycee de filles Andrei eva
de Rostov, ou ma mere fut eleve, il y avait dans sa classe plus
de la moitie de jeunes filles juives.) Les ecoles de commerce (qui
dependaient du ministere des Finances), auxquelles les enfants juifs
etaient fort desireux de s'inscrire, leur etaient initialement ouvertes
sans restriction aucune, et celles qui intervinrent apres 1 895 furent
relativement legeres (par exemple : dans les ecoles de commerce de
la Zone de residence, financees sur fonds prives, le nombre des Juifs
admis dependait du montant des sommes allouees par les negotiants
juifs pour l'entretien de ces ecoles ; dans beaucoup d'entre elles, le
pourcentage des eleves juifs etait de 50 % ou plus).
Si la norme officielle etait rigoureusement observee au moment
de 1' admission dans les classes secondares, elle etait souvent
largement depassee dans les grandes classes. Sliosberg l'explique
notamment par le fait que les enfants juifs qui entraient au lycee
poursuivaient jusqu'en terminale, alors que les non-Juifs abandon-
naient bien souvent en cours d'etudes. C'est pourquoi, dans les
grandes classes, on comptait souvent plus de 10 % d'eleves juifs".
II confirme qu'ils etaient nombreux, par exemple, au lycee de
Poltava. A Viazma, nous dit un autre memorialiste, dans sa classe,
sur 80 garcons, 8 etaient juifs 12 . Dans les lycees de garcons de
Marioupol, a l'epoque ou il y avait deja une douma locale, a peu
pres 14 a 15 % des eleves etaient juifs, et dans les lycees de filles,
la proportion etait meme superieure 13 . A Odessa oil les Juifs consti-
tuaient le tiers dc la population 14 , ils etaient, en 1894, 14 % au pres-
tigieux grand lycee Richelieu, plus de 10 % au gymnase n° 2, 37 %
au gymnase n l> 3 ; dans les lycees de filles, la proportion etait de
40 % ; dans les ecoles de commerce, 72 %, et a l'universite, 19 % ls .
Dans la mesure ou les moyens financiers le permettaient, aucun
1 0. P. D. Ilinski, Vospominaniia (Souvenirs), Biblioteka-fond « Rousskoie" Zarou-
bejiic » (Bibliotheque-fonds d'archives), « L' emigration russe » (BFER), fonds 1, A-90,
p. 2.
11. Sliosberg, t. 2, p. 90.
12. N.V. Volkov-Mouromtsev, Iounosl. Ol Viazmy do Feodosii (Jeunesse. De Viazma
a Fdodosiia), 2 c dd., M, Rousski Pout, Graal, 1997, p. 101.
13. /. E. Temirov, Vospominaniia (Souvenirs), BFER, fonds 1, A-29, p. 24.
14. EJ, 1. 12, p. 58.
15. A. Lvov, Novaia gazcta, New York, 5-11 sept. 1981, n° 70, p. 26.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX< SIECLES 305
obstacle ne venait arreter cette soif d' instruction. « Dans nombre
d'dtablissements secondaires des provinces de Russie centrale, il y
avait a cette dpoque peu d'eleves juifs, et les parents en profiterent
pour y envoycr leurs enfants... Les parents les plus fortunes
faisaient faire des etudes a leurs enfants a la maison : ceux-ci se
preparaient aux examens de passage dans la classe supcrieure et
arrivaient ainsi jusqu'en terminale "'. » Dans la periode comprise
entre 1887 et 1909, les enfants juifs purent en toute liberte passer
les examens de fin d'etudes, et « ils recevaient leur diplome a l'egal
de ceux qui avaient suivi le cursus 17 ». La majorite des eleves
« externes » etaient d'ailleurs juifs. Une famille comme celle de
Jacob Marchak (un joaillier sans grande fortune, le pere du poete*),
dont les cinq enfants avaient fait des etudes supericures, n'etait pas
chose rare avant la revolution.
De plus, « partout s'ouvraient des etablissements prives, soit
mixtes pour les Juifs et les Chretiens, soit pour les Juifs seulement...
Certains de ces etablissements jouissaient des memes droits que les
etablissements publics ; les autres etaient habilites a delivrer des
attestations donnant droit a s'inscrire dans les etablissements sup6-
rieurs 18 ». « Un reseau d'etablissements juifs prives se mit en place,
qui constitua les bases d'une education de type national 19 . » « Les
Juifs s'orientaient 6galement vers les etablissements d'ensei-
gnement superieur a l'etranger : une grande partie d'entre eux, a
leur retour en Russie, reussissaient les examens devant les commis-
sions d'Etat 20 . » Sliosberg observa lui-meme, dans les ann6cs 80, a
l'universite de Heidelberg, que « la majorite des auditeurs russes
etaient juifs » et que certains, parmi eux, n'avaient pas leur bacca-
laureat 21 .
L'on peut a juste titre se demander si les restrictions, dictees par
la peur devant les humeurs revolutionnaires des ctudiants, n'ont pas
contribue a alimenter ces memes humeurs. Si celles-ci n'ont pas
16. EJ. 1. 13. pp. 54-55.
17. Ibidem, l. 16, p. 205.
18. Ibidem, t. 13, p. 55.
19. PEJ, t. 6, p. 854.
20. EJ. t. 13, p. 55.
21. Sliosberg, 1. l,p. 161.
* Samou'il lakovl6vitch Marchak (1887-1964) : homme de lettres russe de l'epoque
sovietiquc. Pocte, traducleur, 6crivain pour enfants.
306 DEUX SIECLES ENSEMBLE
£te aggravees par 1'indignation dcvant le numerus clausus, et par
les contacts entrctenus a l'etranger avec les emigres politiques.
Que s'est-il passe dans les univcrsites russes apres la publication
de la circulaire ? On n'assista pas a une chute brutale, mais le
nombre des Juifs diminua presque chaque annee, passant de 13,8 %
en 1893 a 7 % en 1902. La proportion de Juifs faisant leurs etudes
dans les universites de Saint-Petersbourg et de Moscou n'en resta
pas moins au-dessus de la norme imposee de 3 %, et ce, tout au
long de la duree dc validite de ladite norme 22 .
Le ministre Delianov acceda plus d'une fois aux requetes qui lui
etaient presentees, et autorisa l'admission a l'universite au-dela du
numerus clausus 23 . C'cst ainsi que furent admis «des centaines
d'etudiants ». (A la souplesse de Delianov succedera plus tard la
rigidite du ministre Bogolepov - et il n'est pas exclu que cela ait
contribue a faire dc lui la cible des terroristes* 24 .) Sliosberg donne
cet apercu : le pourcentage dans les cours sup£rieurs de medecine
pour femmes l'emportait sur celui de l'Academie de medecine mili-
taire et sur celui de l'universite, et « toutes les jeunes filles juives
de l'empire y affluaient». A l'Ecole de psycho-neuro-pathologie
de Petersbourg ou Ton pouvait entrer sans le baccalaureat, plusieurs
centaines de Juifs etaient inscrits, et ils furent done des milliers au
fil des anne"es. Elle s'appelait Ecole de neuro-pathologie, mais elle
abritait egalement une faculte de droit. Le Conservatoire imperial
de Petersbourg etait « rempli d'etudiants juifs des deux sexes ». En
1911, une Ecole des mines privee s'ouvrit a lekaterinoslav 25 .
L'admission dans les ecoles specialisees, par exemple d'officiers
de sante, se faisait avec une grande liberte. J. Teitel raconte qu'a
l'ecole d'infirmiers de Saratov (de haut niveau, tres bien equipee)
on admettait les Juifs venus de la Zone de residence sans la moindre
limitation - et sans autorisation preaJable delivree par la police pour
22. S. V. Pozner, Evrei v obschei chkole : K istorii zakonodatelstva i pravitclstvennoi
poliliki v oblasti evrciskogo voprosa (Les Juifs dans l'dcole commune. Pour l'histoire de
la legislation el de la politique de 1'Etat dans le domaine de la question juive), Saint-
P&ersbourg, Razoum, 1914, pp. 54-55.
23. Cf. Sliosherg, t. 2, p. 93.
24. A. Goldenweiser, Pravovoid polojcniid evreiev v Rossii (La situation juridique des
Juifs en Russie), LMJR-1, p. 149.
25. Sliosberg, l. I, pp. 127-128 ; t. 3, pp. 290-292, 301.
* Nikolai Pavlovitch BogoltSpov (1847-1901) : juriste, ministre de l'Education
nationale. Bless6 mortellement dans l'attentat perpetre par P. Karpovitch.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX' SIECLES 307
le deplacement. Ceux qui etaient admis recevaient de ce fait les
pleins droits. Cet usage fut confirme par le gouverneur de Saratov
d'alors, Stolypine. De sorte que la proportion des etudiants juifs
pouvait monter jusqu'a 70 %. Dans les autres colleges techniques
de Saratov, les Juifs de la Zone de residence etaient admis sans la
moindre norme, et beaucoup d'entre eux poursuivirent leurs etudes
dans le superieur... De la Zone de residence venait egalement « une
masse d'eleves externes n'ayant pas trouve' leur place a l'universite,
et la communaute juive de la ville s'evertuait a leur trouver du
travail 26 ».
A tout cela il convient d'ajouter que le nombre des etablisse-
ments ou l'enseignement 6tait delivre" en hebreu n'etait pas limite.
Dans le dernier quart du xix? siecle, on recensait, dans la Zone de
residence, 25 000 ecoles primaires (heder) comptant 363 000 eleves
(64 % de tous les enfants juifs) 27 . II est vrai qu'en 1883 les anciens
« 6tablissements d'Etat juifs » furent fermes comme n'ayant plus
d'usage : plus personne n'y allait. (Mais notons : l'ouverture de ces
etablissements avait jadis ete interpretee par les publicistes juifs
comme un acte et une ruse de la « reaction », et aujourd'hui leur
fermeture etait elle aussi le « fait de la reaction » !)
En resume : les quotas d'admission ne freinerent nullement Fas-
piration des Juifs a l'instruction. lis ne contribuerent pas non plus
a relever le niveau d'instruction des peuples non-juifs de 1' empire ;
ils ne firent que susciter l'amertume et la rage au sein de la jeunesse
juive. Or celle-ci, en depit des intcrdits, allait consumer une intelli-
gentsia d' avant-garde. Ce seront les immigres originaires de Russie
qui formeront le noyau de la premiere elite intellectuelle du futur
Etat d'Israel. (Combien de fois lisons-nous dans V Encyclopedic
juive russe les notices « fils de petit artisan », « fils de petit
commercant », « fils de marchand », et, plus loin : « a termine l'uni-
versite » ?)
Le diplome de fin d'etudes universitaires conferait initialement
le droit de r6sider partout dans 1'empire et celui de servir dans
1' administration (plus tard, l'acces a l'enseignement dans les
academies, les universites et les lyc6es publics fut de nouveau
26. J. L Teitel, lz moiei jizni za 40 let (Histoires de ma vie sur quarante ans), Paris,
J. Povolotski et C°, 1925, pp. 170-176.
27. /. M. Troilski, Evrei v rousskoi chkole (Les Juifs dans I'ecole russe), op. cit.,
p. 358.
308 DEUX SIECLES ENSEMBLE
limite). Les dipl6m6s de la faculte de medecine - medecins et phar-
maciens - avaient l'autorisation de « resider partout, qu'ils exer-
cassent leur profession ou non, et, comme tous ceux qui avaient
acheve un cursus superieur, ils pouvaient meme « s'adonner au
commerce ou a d'autres metiers », « £tre membres du corps des
marchands sans avoir au prealable passe cinq annees au sein de la
premiere guilde dans la Zone de residence », comme cela 6tait
exige" des autres commercants. « Les Juifs detenteurs du titrc de
docteur en me'dccine » pouvaient exercer leur metier dans n'im-
porte quel district de 1'empire, engager un secretaire medical et
deux aides parmi leurs coreligionnaires en les faisant venir de la
Zone de residence. Le droit de resider en n'importe quel lieu, ainsi
que celui de commercer etaient attribues a tous ceux qui exercaient
des professions paramedicales sans avoir fait d'&udes superieures
- dentistes, infirmieres, sages-femmes. A dater de 1903, une
exigence s'ajouta : que ces personnes exercassent obligatoirement
dans leur spccialite 28 .
Les restrictions toucherent aussi le barreau, le corps independant
des avocats institue en 1864. Cette profession ouvrait la voie a une
belle carriere et sur le plan financier, et sur le plan personnel, et
pour faire passer ses idees : les plaidoirics des avocats au tribunal
n'etaient soumises a aucune censure, elles etaient publiecs dans la
presse, de sorte que les orateurs beneficiaient d'une plus grande
liberte d'expression que les journaux eux-memes. Ils l'exploitaient
largement pour la critique sociale et pour l'« edification » de la
societe. La classe des avoues s'6tait transformed en l'espace d'un
quart de siecle en une puissante force d' opposition : qu'on se
souvienne de 1'acquittement triomphal de Vera Zassoulitch en
1878*. (Le laxisme moral dont faisait preuve 1' argumentation des
avocats avait a l'epoque fortement inquiete Dostoi'evski : il s'en est
28. EJ, t. 10, pp. 780-781.
* V6ra Ivanovna Zassoulitch (1849-1919) : populiste rtvolutionnaire liee a Netchai'ev.
Tira sur le commandant de la place de Saint-Petersbourg (1873). Acquittee. Devenue
marxiste, elle fut I'un des leaders du parti menchevik,
A LA CHARN1ERE DES XIX C ET XX C SIECLES 309
explique dans ses Merits*.) Or, au sein de cette confrerie influente,
les Juifs occuperent tres vite une place preponderante, se revelant
les plus doues de tous. Lorsque le Conseil de l'ordre des avou6s
assermentgs de Saint-Petersbourg publia, en 1889 « dans son
rapport, pour la premiere fois, les donnees concernant le nombre
de Juifs dans ce corps de metier », le grand avocat petersbourgeois
A. J. Passover « renonca au titre de membre du Conseil et ne fut
plus jamais candidat a l'election 29 ».
En cette meme annee 1889, le ministre de la Justice, ManasseMne,
presenta un rapport au tsar Alexandre IH ; il y etait dit que « le
barreau est envahi par les Juifs, qui supplantent les Russes ; ils
appliquent des methodes a eux et enfreignent le code de deonto-
logie auquel doivent obeir les avoues assermentes ». (Le document
n'apporte la-dessus aucun eclaircissement 30 .) En novembre 1889,
sur ordre du tsar, une disposition fut prise, soi-disant provisoire (et
pouvant par consequent echapper a la procedure legale), exigeant
que « 1' admission au nombre des avoues et des fondes de pouvoir
de confession non chretienne... ne soit dorenavant, et jusqu'a
promulgation d'une loi speciale sur le sujet, possible qu'apres auto-
risation du ministre de la Justice 31 ». Mais, comme apparemment
ni les musulmans ni les bouddhistes ne briguaicnt en grand nombre
le titre d' avocat, cette disposition se revela de fait dirigee contre
les Juifs.
•v
A dater de cette annee-la, et pour quinze annees encore, prati-
quement aucun Juif non baptist ne recut cette autorisation du
ministre, pas meme des personnalites aussi brillantes - et futurs
grands avocats - que M. M. Winaver** ou O. O. Grouzenberg : ils
resterent confines une decennie et demie dans le role de « clercs
d'avoues ». (Winaver plaida meme plus d'une fois au Senat, et y fut
tres ecoute.) Les « clercs » plaidaient en fait avec la meme liberte et
29. Ibidem, 1. 12, p. 315.
30. S. L Koutcherov, Evrei v rousskoi advokatoure (Les Juifs dans le barreau russe),
LMJR-l,p.402.
31. EJ*, t. 1, pp. 469-470.
* Dans le Journal d'un ecrivain pour le mois de fevrier 1876.
** Maxime Moissei'evitch Winaver (1862-1926) : avocat ne a Varsovie, l'un des fonda-
teurs du Parti constitutionnel-democrate, du parti Cadet (1905), depute a la Douma
(1906). Emigre en France en 1919.
310 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le meme succes que les avoutSs eux-memes : la, il n'y avait pas
de restrictions 32 .
En 1894, le nouveau ministre de la Justice, N. V. Mouraviev,
voulut donner a cette interdiction provisoire valeur de loi perma-
nente. Son argumentation etait la suivante : « Le vrai danger n'est
pas dans la presence au sein du corps des avocats d'un certain
nombre de personnes de confession juive ayant au demeurant rejete
dans une large mesure les notions contraires aux normes chr£-
tiennes qui sont propres a leur nation, mais il est dans le fait que
le nombre de ces personnes devient si grand qu'elles risquent d'ac-
qudrir une importance preponderante et d'exercer une influence
neTaste sur le niveau general de moralite et sur les activites de
cette corporation 1 '. » Dans le projet de loi, il etait preconis6 que la
proportion d'avoues non Chretiens soit limitee dans chaque juri-
diction a 10 %. Le gouvernement du tsar rejeta ce projet - mais,
comme le dit M. Krohl, « cette idee... ne rencontra pas dans
1' opinion publique russe la condamnation qu'elle meritait », et, au
sein de la Societe" des juristes de Saint-Petersbourg, « seules
quelques rares personnes protesterent vigoureusement... ; les autres,
la grande majorite, se montrerent visiblement favorables au projet
lors de sa discussion 34 ». Voila qui jette un eclairage inattendu sur
l'etat d'esprit de 1' intelligentsia de la capitale au milieu des
ann6es 90. (Dans la juridiction de Saint-Petersbourg, 13,5 % des
avoues £taient juifs ; dans celle de Moscou, moins de 5 % 35 .)
U interdiction faite pratiquement aux clercs d'avou6s de devenir
a leur tour avou6s fut ressentie d'autant plus douloureusement
qu'elle faisait suite a des limitations dans les carrieres scientifiques
et le service de PEtat 36 . Elle ne sera levee qu'en 1904.
Dans les annees 80, une limitation du nombre des jures juifs fut
introduite dans les provinces de la Zone de residence, en sorte
qu'ils n'eussent pas la majorite au sein des jurys.
C'est egalement a partir des annees 80 qu'on cessa d'embaucher
des Juifs dans 1' administration judiciaire. Avec, cependant, des
exceptions : ainsi J. Teitel, qui avait £te nomme peu auparavant,
32. Goldenweizer, LJR-1, p. 131.
33. Koutcherov, LMJR-1*, p. 404.
34. EJ, t. 1, pp. 471-472.
35. Koutcherov, ibidem, p. 405.
36. Ibidem.
A LA CHARN1ERE DES XIX* ET XX C SIECLES 311
une fois terminees ses etudes universitaires, y resta vingt-cinq ans.
II acheva sa carriere anobli, avec le grade civil de general. (II faut
ajouter que, plus tard, Cheglovitov* le contraignit a partir a la
retraite « de son plein gre ».) Dans l'exercice de ses fonctions, il
dut souvent, lui, l'lsraclite, faire prcter scnnent a des temoins ortho-
doxes, et jamais il ne rencontra d' objection de la part du clerge.
J. M. Halpern, lui aussi fonctionnaire de 1' administration judiciaire,
avait accede au poste eleve de vice-directeur de departement du
ministere de la Justice et au grade de conseiller secret' 7 . Halpern
siegea a la commission Pahlen en qualite d'expert. (Avant cela, le
premier procureur du Senat avait ete G. I. Trahtenberg, et son
adjoint G. B. Sliosberg s'etait initie a la defense des droits des
Juifs.) Fut egalement premier procureur du Senat S. J. Outine
- mais lui etait baptise, et par consequent n'entrait pas en ligne
de compte.
Le crit6re religieux n'a jamais constitue un faux-semblant pour
le gouvernement tsariste, mais a toujours ete un motif veritable.
C'est bien a cause de lui que furent ferocement persecutes pendant
deux siecles et demi les vieux-croyants**, parfaitement russes
ethniquement, ainsi que, plus tard, les doukhobors*** et les
molokanes****, russes eux aussi.
Les Juifs baptises furent nombreux au service de l'Etat russe ;
nous n'en parlerons pas dans ce livre. Citons sous Nicolas I,
le comte K. Nesselrod, qui eut une longue carriere a la tete du
ministere des Affaires etrangeres ; Ludwig Chtiglits, qui recut la
baronnie en Russie 38 ; Maximilien Heine, frere du poete et medecin
militaire, qui finit sa carriere avec le grade de conseiller d'Etat ; le
gouverneur general Bezak, le general de la suite de Sa Majeste
Adelbert, le colonel de la garde a cheval Meves, les diplomates
37. EJ, 1.6, p. 118.
38. EJ, t. 16, p. 116.
* Ivan Grigori6vitch Cheglovitov (1861-1918) : minislre de la Justice en 1906-1915,
pr6sident du Conseil d' Empire. Fusille sans jugement par les bolcheviks en reprdsailles
a 1' attentat manque" de Fanny Kaplan contre Ldnine.
** Les vieux-croyants sont des adeptes de la « vieille foi », cellc d'avant les rcTormes
imposees par le patriarche Nikon au xvn c sieclc. Ont 6t6 persficutds.
*** Les doukhobors sont des « lutteurs de l'esprit », une secte religicuse remontant
au xvii c siecle, qui nie l'Eglise en tant qu'institution, l'Etat, et professe une sorte de
spiritualisme rationaliste.
**** Voir supra (p. 245).
312 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Hirs, dont l'un fut ministre sous Alexandre ILL Plus tard, il y eut
le secretaire d'Etat Perets (petit-fils du fermier general Abram
Perets 39 ), les generaux Kaufman-Tourkestanski et Khrouliov ;
l'ecuyer Salomon, directeur du lycee Alexandrovski ; lcs senateurs
Gredingcr, Posen ; au departement de la Police, Gourovitch, Vissa-
rionov, entre bien d'autres.
La conversion au christianisme, notamment au lutheranisme,
etait-elle done aux yeux de certains aussi facile ? Toutes les voies
vous sont aussitot ouvertes ? Sliosberg observe a un certain moment
un « reniement presque massif » de la part des jeunes 40 . Mais, bien
sur, considere du cote des Juifs, voila qui apparaissait comme une
grave trahison, « une prime a l'abjuration de sa foi... Quand on
pense au nombre de Juifs qui re\sistent a la tentation de se faire
baptiser, on se prend d'un grand respect pour ce malheureux
peuple 41 ».
Jadis, e'etait de la candeur : on partagcait les gens en deux cate-
gories, « les notres » et « les autres », selon le seul critere de la foi.
Cet etat d'esprit, l'Etat russe le refletait encore dans ses disposi-
tions. Mais, a l'aube du xx e siecle, n'aurait-il pas pu reflechir un
peu et se demander si un tel procede 6tait moralement admissible
et pratiquement efficace ? Pouvait-on continuer a proposer aux Juifs
le bien-etre materiel au prix du reniement de leur foi ?
Et puis quel avantage pouvait en tirer le christianisme ?
Beaucoup de ces conversions 6taient de pure convenance. (Certains
se justifiaient en se leurrant eux-memes : « Je pourrai ainsi etre
beaucoup plus utile a mon peuple 42 ».)
Pour ceux qui avaient obtenu Legality de droits au service de
l'Etat, « il n'existait plus aucune restriction de quelque ordre que ce
fut qui les empechat d'acceder a la noblesse hereditaire » et de
recevoir les plus hautes recompenses. « Les Juifs etaient cou-
ramment inscrits sans difficulte dans les registres genealo-
giques 43 . » Et meme, comme nous le voyons d'apres le recensement
de 1897, 196 membres de la noblesse hereditaire comptaient
39. Ibidem, 1. 12, pp. 394-395.
40. Sliosberg, t. 2, p. 94.
41. V. Posse, Evreiskoid zassiliid (La violence juive), Slovo, Saint-P6tersbourg, 1909,
14 (27) mars, p. 2.
42. Sliosberg, l. I, p. 198.
43. EJ, t. 7, p. 34.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 313
Yhebreu pour leur langue matcraelle (parmi la noblesse a titre
personnel et les fonctionnaires, ils £taient 3 37 1 dans le meme
cas 44 ). II y eut meme, chez les Brodski, famille de modestes
artisans, des marcchaux de la noblesse de la province d'lekateri-
noslav.
Mais, a partir des annees 70 du xrx e siecle, les Juifs qui
briguaicnt des postes dans 1' administration de l'Etat commencerent
a rencontrer des obstacles (et cela empira a partir de 1896) ; il faut
dire que peu nombreux etaient ceux qui aspiraicnt a ce genre d'ac-
tivite routiniere et mal retribuee. En outre, a partir des annees 90,
les obstacles concernerent egalement les fonctions electives.
En 1890 parut un nouveau Reglement des zemstvos aux termes
duquel les Juifs etaient ecartes de l'autogestion du zemstvo
- autrement dit, hors des zones urbaines des provinces et des
districts. II etait prevu de « ne pas permettrc [aux Juifs] de parti-
ciper aux reunions et assemblies electorates des zemstvos 45 »
(ceux-ci n'existaient pas encore dans les provinces de l'Ouest), La
motivation en etait que « les Juifs, qui poursuivent habituellement
leurs intdrets particuliers, ne repondent pas a l'exigence d'un lien
reel, vivant et social avec la vie locale 46 ». Dans le meme temps,
travailler dans les zemstvos en qualite de vacataire, au titre de ce
qu'on appelait le « tiers element » (element qui allait introduire
dans le zemstvo, avec plusieurs annees d'avance, la charge
explosive du radicalisme), n'etait pas interdit aux Juifs - et ils y
furent tres nombreux.
Les restrictions dans les zemstvos ne toucherent pas les Juifs des
provinces de Russie centrale du fait que, dans leur grande majorite,
ils residaient dans les villes et s'interessaient plus a 1' administration
urbaine. Mais, en 1892, parut cette fois une nouvelle Disposition
pour les villes : les Juifs perdaient le droit d'elire et d'etre elus
delegues aux doumas et aux bureaux municipaux, ainsi que celui
d'y occuper toute fonction de responsabilite, d'y diriger des
services dconomiques et administratifs. Voila qui representait une
44. Obschii svod po Imperii rczoultatov razrabotki dannykh pervoi vseobschei
percpisi naseleniia, proizvedionnoi 28 ianvaria 1 897 g. (Corpus g6n6ral des r6sullats pour
l'empire des donnees du premier recensement general de la population effectu^ le
28 Janvier 1897). t. 2, Saint-Petersbourg, 1905. pp. 374-386.
45. EJ*, t. 7, p. 763.
46. Ibidem*, t. I, p. 836.
314 DEUX SIECLES ENSEMBLE
limitation plus que sensible. En tant que delegues, les Juifs n'etaient
admis que dans les villes de la Zone de residence, mais, la aussi,
moyennant une restriction : pas plus d'un dixieme des effectifs de
la douma municipale, et encore, « sur affectation » de l'admi-
nistration locale qui selectionnait les candidats juifs - procedure
pour le moins vexante. (Surtout pour les peres de famille bourgeois,
ainsi que le fait tres justement remarquer Sliosberg : quelle humi-
liation, pour eux, vis-a-vis de leurs enfants... comment, apres cela,
rester loyal a un tel gouvernement 47 ?) « II n'y a pas eu de temps
plus durs dans toute Phistoire des Juifs russes en Russie. lis furent
chasses de toutes les positions qu'ils avaient conquises 48 . » Dans
un autre passage, le meme auteur parle sans aucune ambiguite des
pots-de-vin que rccevaient les fonctionnaires du ministere de l'lnte-
ricur pour agir en faveur des Juifs 49 . (Voila qui devait adoucir
quelque peu la rigueur des temps.)
Oui, les Juifs de Russie furent incontestablement brimes,
victimes de Tinegalite en mature de droits civiques. Mais voici ce
que nous rappelle l'eminent cadet que fut V. A. Maklakov, qui se
se retrouva dans 1'emigration apres la revolution : « L'"inegalite en
droits" des Juifs perdait tout naturellement de son acuite dans un
Etat ou l'enorme masse de la population (82 %), celle dont
dependait la prosperite du pays, la paysannerie - grise, muette,
soumise -, etait elle aussi exclue du droit commun, le meme pour
tous 50 » - et etait restee dans la meme situation apres 1' abolition
du servage : pour elle aussi, le service militaire etait ineluctable,
l'instruction secondaire et superieure inaccessible, et elle non plus
n'obtint pas cette auto-administration, ce zemstvo rural dont elle
avait tant besoin. Un autre emigre\ D. O. Linski, un Juif, conclut
meme avec amertume que, par comparaison avec le nivellement
opere par les Soviets, quand la population entiere de la Russie fut
privee de tout droit, « l'inegalite en droits de la population juive
avant la revolution apparait comme un ideal inaccessible 51 ».
47. Sliosberg, t. 3, p. 220.
48. Ibidem, 1. 1 , p. 259.
49. Ibidem, t. 2, pp. 177-178.
50. V.A. Maklakov (1905-1906), Sb. M. M. Winaver i rousskaia obschestvennost
natchala XX veka (Recueil M. M. Winaver et la societe" civile russe au ddbut du
xx" sieclc), Paris, 1937, p. 63.
51. D. O. Linski, natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia - Rossia i evrei (A
propos de la conscience nationale de Juif de Russie), in RiE, p. 145.
A LA CHARNlfeRE DES XIX'' ET XX C SIECLES 315
On a pris le pli de dire : la persecution des Juifs en Russie. Mais
le mot n'est pas juste. Ce n'etait pas une persecution a proprement
parler. Ce fut toute une serie de restrictions, de brimades. Vexantes,
certes, douloureuses, scandaleuses meme.
Cependant, la Zone de residence, au fil des ans, se faisait de plus
en plus permeable.
D'apres le recensement de 1897, 315 000 Juifs residaient deja
hors de ses limites, soit, en seize ans, une multiplication par neuf
(et cela representait 9 % de 1'ensemble de la population juive de
Russie, exception faite du royaume de Pologne 52 . Comparons : on
comptait alors 115 000 Juifs en France, 200 000 en Grande-
Bretagne 53 ). Considerons aussi que le recensement donnait des
chiffres sous-evalues, compte tenu du fait que, dans beaucoup de
villes de Russie, nombre d' artisans, maints domestiques au service
de Juifs « autorises » n'avaient pas d'existence officielle, s'etant
derobes a l'enregistrement.
Ni le gratin de la finance ni l'61ite instruite n'etaient soumis aux
restrictions de la « zone », et Fun comme l'autre s'etablirent
librement dans les provinces du centre et dans les capitales. II est
notoire que 14 % de la population juive exercaient des « profes-
sions liberales 54 » - pas forcement de type intellectuel. Une chose
est cependant sure ; dans la Russie pre-revolutionnaire, les Juifs
« occupaient une place preponderante dans ces metiers intellcctuels.
La fameuse Zone dc residence elle-meme n'empechait nullement
une importante fraction des Juifs de penetrer en nombre de plus en
plus eleve dans les provinces de la Russie centrale 55 ».
Les corps de metiers dits « artisanaux » ou les Juifs etaient les
plus nombreux furent les dentistes, les tailleurs, les infirmiers, les
apothicaires et quelques autres encore, metiers partout d'une grande
utility, ou ils etaient toujours les bienvenus. « En 1905, en Russie,
52. Hessen, t. 2, p. 210 ; EJ, t. 1 1, pp. 537-538.
53. PEJ, t. 2, pp. 313-314.
54. Larine, p. 71.
55. VS. Mandel, Konservativnyi6 i razrouchitelnyid elementy v evreistve (Les
61ements conservatoire et les elements destructeurs chez les Juifs), RiE, p. 202.
3 1 6 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plus de 1 300 000 Juifs exercaient une activite d'artisans 56 » - ce
qui signifiait qu'ils pouvaient vivre en dehors de la « zone ». Et il
ne faut pas oublier non plus que « nulle part dans les lois il n'dtait
stipule, par exemple, que Partisan qui exerce un metier n'a pas le
droit de se livrer dans le meme temps au commerce » ; au
demeurant, « la notion de "faire du commerce" n'est pas definie
par la loi » : par exemple, le « depot-vente » avec commission, est-
ce du commerce ? Ainsi done, pour exercer toute forme de
commerce (meme le gros negoce), s'adonner a P achat de biens
immobiliers, a Pamenagement de fabriques, il fallait se faire passer
pour « artisan » (ou «dentiste»!) Par exemple, l'« artisan »
Neimark possedait une fabrique de soixante ouvriers ; des typos
ouvraient ainsi leur propre imprimerie 57 . Et il existait encore un
autre moyen : plusieurs personnes se regroupent, et une seule paie
la taxe de la premiere guilde, les autres se faisant passer pour ses
« commis ». Ou encore : se faire « adopter » dans une province du
centre par des soldats juifs a la retraite (le pere « adoptif » recevait
en retour une pension) 58 . A Riga, des milliers de families juives
vivaient du commerce du bois, jusqu'a ce qu'elles fussent expulsees
pour cause de fausses attestations 59 . A Poree du xx? siecle, on
trouvait des colonies juives dans toutes les villes russes de
quelque importance.
J. Teitel atteste que « la construction de la ligne de chemin de
fer Samara-Orenbourg a entraine 1'afflux d'un grand nombre de
Juifs a Samara. Les maitres d'eeuvre de ce chemin de fer furent des
Juifs - Varchavski, Gorvitch. Longtemps ils en furent egalement
les proprietaires. Ils occupaicnt les pestes de commande ainsi qu'un
grand nombre d'emplois subalternes. Ils faisaient venir leurs
families de la Zone de residence, et ainsi se constitua une colonie
juive fort nombreuse... Ils se chargerent aussi de P exportation du
ble de la riche province de Samara vers Petranger. A remarquer
qu'ils furent les premiers a exporter des ceufs de Russie vers
1' Europe occidentale. Toutes ces activites etaient exercees par de
pretendus "artisans" ». Et Teitel d'enumerer trois gouverneurs
successifs de la province de Samara ainsi qu'un chef de la police
56. Goldenweiser, RiE, p. 148.
57. Sliosberg, t. 2, pp. 51, 187, 188, 193, 195.
58. Ibidem, pp. 22-24.
59. Mdm, pp. 183-185.
A LA CHARNIERE DES XIX° ET XX' S1ECLES 317
(lequel, auparavant, en 1863, avait ete « exclu de l'universite de
Saint-Petersbourg pour avoir participe a des desordres estu-
diantins ») qui « fermaient les yeux sur ces pretendus artisans ». Et
c'est ainsi qu'aux alentours de 1889 vivaient a Samara « plus de
300 families juives, sans autorisation de residence 60 » - ce qui
signifie qu'a Samara, en sus des chiffres officiels, residaient en fait
dans les 2 000 Juifs.
Des recits nous viennent d'un autre bout de la Russie : a Viazma,
« les trois pharmaciens, les six dentistes, un certain nombre de
medecins, les notaires, beaucoup de boutiquiers, presque tous les
coiffeurs, les tailleurs, les cordonniers 6taient juifs. Tous ceux qui
s'affichaient tels n'etaient pas dentistes ou tailleurs, beaucoup
faisaient du commerce et nul ne les en empechait. Sur 35 000 habi-
tants, Viazma comptait elle aussi pres de deux mille Juifs 61 .
Dans la region de l'Armee du Don ou de severes restrictions
avaient 6t6 instaur6es en 1880 a l'endroit des Juifs et ou interdiction
leur etait faite de resider dans les villages cosaques et les faubourgs
des villes, ils etaient neanmoins 25 000 : tenanciers de petits hotels
et de buvettes, barbiers, horlogers, tailleurs. Et toute livraison d'un
lot tant soit peu important de marchandises dependait d'eux.
Le systeme de restrictions apportees aux droits des Juifs, avec
toute la gamme de correctifs, reserves et amendements y afferente,
s'6tait 6chafaude strate apres strate au fil des ans. Les dispositions
visant les Juifs etaient disseminees dans les differents recueils de
lois promulguees a des epoques differentes, mal harmonises entre
elles, mal amalgamees aux lois communes de l'empire. Les gouver-
neurs s'en plaignaient 62 . II faut essayer de penetrer les arcanes des
innombrables derogations, cas particuliers, exceptions d'exceptions
dont fourmillait la legislation sur les Juifs, pour comprendre quel
parcours du combattant cela representait pour le Juif ordinaire, et
quel casse-tete pour radministration. Une telle complexity ne
pouvait qu'engendrer le formalisme, avec son cortege de cruautes ;
ainsi, quand un chef de famille domicilie dans une province de
Russie centrale perdait son droit de residence (apres sa mort ou par
suite d'un changement de metier), toute sa famille le perdait avec
60. Teilel, pp. 36-37, 47.
61. Volkov-Mouromtsev, pp. 98, 101.
62. S. Dimanstein, Revolioutsionnoi6 dvij6nii6 sredi evreiev (Le mouvement rdvolu-
tionnaire parmi les Juifs), op. cit., p. 108.
3 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE
lui. Les families etaient ainsi expulsees apres le ddces du chef de
famille (a 1' exception des personnes seules agees de plus de
70 ans).
Toutefois, la complexity ne jouait pas toujours en defaveur des
Juifs ; elle jouait parfois a leur avantage. Des auteurs ecrivent que
« c'etoient les commissaires de police et leurs adjoints qui etaient
charges de trancher les sempitemels fiottements dans 1' application
des mesures restrictives », ce qui entrainait le recours aux pots-de-
vin et le contournement de la loi 63 - toujours dans un sens favorable
aux Juifs. II y avait aussi des voies legates parfaitement praticables.
« Le caractere contradictoire des innombrables lois et dispositions
sur les Juifs offre au Senat un large spectre d' interpretations de la
legislation... Dans les annees 90, la plus grande partie des disposi-
tions ayant fait l'objet d'un recours de la part des Juifs ont 6t6
annulees » par le Senat'' 4 . Les plus hauts dignitaires fermaient
souvent les yeux sur le non-respect des restrictions anti-juives - ce
qu'atteste G. Sliosberg, par exemple : « En derniere instance, les
affaires juives dependaient du chef du departement de la Police,
poste occupe par Piotr Nikolaievitch Dournovo... Celui-ci se
montra toujours accessible aux arguments des plaignants et je dois
dire, pour etre honnete, que si l'application de tel ou tel reglement
restrictif etait contraire a la charite humaine, on etait sur qu'il
[Dournovo] se pencherait sur l'affaire et la r6soudrait favora-
blement 65 . »
« Plutot que les nouvelles lois, ce furent les dispositions tendant
a une application plus dure des anciennes lois qui furent ressenties
le plus douloureusement par les larges couches de la population
juive 66 . » Le processus, discret mais irreversible, par lequel les Juifs
penetraient progressivement dans les provinces de Russie centrale,
etait parfois stoppe net par 1' administration, et certains episodes
dument orchestras sont restes dans 1'Histoire.
Ainsi en fut-il a Moscou apres le depart a la retraite du tout-
puissant et quasi inamovible gouverneur general V. A. Dolgo-
roukov, lequel avait regarde avec une grande bienveillance la venue
des Juifs dans la ville et leur activite economique. (La cle de cette
63. Goldenweiser, LMJR-1, p. 114.
64. EJ, t. 14, p. 157.
65. Sliosberg, l. 2, pp. 175-176.
66. Hessen, t. 2, p. 232.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 319
attitude reside bien 6videmment dans la personne du grand banquier
Lazare Salomonovitch Poliakov « avec qui le prince Dolgoroukov
entretenait des liens d'amitie et qui, affirmaient les mauvaises
langues, lui avait ouvert dans sa banquc fonciere une ligne de credit
illimitee. Que le prince ait eu des besoins d'argent, cela ne faisait
aucun doute », car il avait cede toute sa fortune a son gendre alors
que lui-meme « aimait vivre sur un grand pied, et aussi faire des
largesses ». En consequence, L. Poliakov « etait couvert annee
apres annee d'honneurs et de distinctions ». Grace a cela, les Juifs
de Moscou sentaient un sol ferme sous leurs pieds : « Tout Juif
pouvait recevoir le droit de residence dans la capitale » sans pour
autant se mettre reellement « au service de 1'un de ses coreligion-
naires, marchand de la premiere guilde 67 ».)
G. Sliosberg nous informe qu'« on reprochait a Dolgoroukov de
trop ceder a 1' influence de Poliakov ». Et il explique : Poliakov
etait proprietaire du Credit foncier de Moscou, si bien que ni dans
la province de Moscou, ni dans aucune province avoisinante ne
pouvait fonctionner aucune autre banque hypothecaire (e'est-a-dire
consentant des avances sur hypotheque de biens-fonds). Or, « il n'y
avait aucun noble possedant des terres qui n'hypothequat ses
biens ». (Telle 6tait la decheance de la noblesse russe a la fin du
xix e siecle : et, apres cela, de quelle utilite pouvait-elle encore etre
pour la Russie ?...) Ces nobles se retrouvaient « dans une certaine
dependance a regard des banques » ; pour obtenir de largcs prets,
tous recherchaient les faveurs de Lazare Poliakov 68 .
Sous la magistrature de Dolgoroukov, aux abords des anndes 90,
« on recensait de nombreux Juifs dans le corps des marchands de la
premiere guilde. Cela s'expliquait par la repugnance des marchands
moscovites de confession chretienne a payer les droits d'entree
eleves dans cette premiere guilde ». Avant l'arrivee des Juifs, l'in-
dustrie moscovite ne travaillait que pour la partie orientale du pays,
pour la Siberie, et ses articles n'avaient pas cours a l'Ouest. Ce
furent les negotiants et les industriels juifs qui assurerent le lien
entre Moscou et les marches de la partie ouest du pays. (Teitel le
confirme : les Juifs de Moscou passaient pour les plus riches et les
67. Prince B. A. Chetinine, Khoziaine Moskvy (Le raaitre de Moscou), Istoritcheski
vestnik (Le Messager historique), 1917, 1. 148, p. 459.
68. Sliosberg, t. 2, pp. 4445.
320 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plus influents de Russie.) Menaces par la concurrence, les mar-
chands allcmands s'indignerent et accuserent Dolgoroukov de favo-
ritisme a l'egard des Juifs 69 .
Mais la situation changca radicalement en 1891. Le nouveau
gouverneur g6n£ral de Moscou, le grand-due Serge Alexandro-
vitch*, homme tout-puissant de par sa position et ne dependant
de personne grace a sa fortune, prit la decision de faire expulser
tous les artisans juifs de Moscou, et ce, sans enquete prealable
pour savoir qui etait veritablement artisan et qui feignait de l'etre.
Des quartiers entiers - Zariadie, Marina Roscha - se viderent de
leurs habitants. Selon les estimations, pas moins de 20 000 Juifs
furent expulses. On leur accordait un delai maximal de six mois
pour liquider leurs biens et organiser leur depart, et ceux qui d6cla-
raient n'avoir pas les moyens d'assurer leur deplacement, on les
expediait dans des fourgons cellulaires. (Au plus fort des expulsions
et pour controler la maniere dont elles etaient executees, une
commission gouvernementale americaine - le colonel Weber, le
docteur Kamster - se rendit en Russie. L'etonnant est que Sliosberg
les conduisit a Moscou, qu'ils y enqueterent sur ce qui se passait,
sur la facon dont etaient appliqu£es les mesures destinees a endiguer
l'« afflux de Juifs », qu'ils visiterent meme incognito la prison des
Boutyrki, qu'on leur y offrit quelques paires de menottes, qu'on
leur fournit les photos de personnes exp£diees dans les fourgons...
et que la police russe ne s'apercut de rien ! (Les voila bien, les
« mceurs a la Krylov** » !) lis visiterent encore, de longues semaines
durant, d'autres villes russes. Le rapport de cette commission fut
publie en 1892 dans les documents du Congres americain... a la
plus grande honte de la Russie et au plus vif soulagement de 1' immi-
gration juive aux Etats-Unis 70 . C'est a cause de ces brimades que les
milieux financiers juifs, le baron de Rothschild en tete, refuserent en
1892 de soutenir les emprunts russes a l'etranger 71 . II y avait deja
69. Ibidem, pp. 43-44.
70. Ibidem, pp. 31, 42-50, 60-63.
71. Ibidem, pp. 7, 174.
* Serge Alexandrovitch : grand-due, frere d'Alexandre III, gouverneur gdndral de
Moscou. Assassin^ en fevrier 1905.
** Ivan Andrei'cvitch Krylov (1769-1844) : cdlebre publiciste el fabuliste russe qui
de"nonce dans ses 6crits les tares dc la societd et 1'incurie des gouvernants.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX< SIECLES 321
eu en Europe, en 1891, des tentatives pour enrayer l'expulsion des
Juifs de Moscou. Le banquier americano-juif Seligman, par
exemple, s'etait rendu au Vatican pour prier le Pape d'interceder
aupres d'Alexandre III et de l'exhorter a plus de moderation 72 .
En 1891, « une partie des Juifs expulses s'etablirent sans autori-
sation dans les faubourgs de Moscou ». Mais, a l'automne 1892,
dans le prolongement des mesures prises, ordre fut donne d'« ex-
pulser de Moscou les anciens soldats du contingent a la retraite et
les membres de leurs families non enregistres dans les commu-
nautes 73 ». (Signalons qu'en 1893 les grosses entreprises russes
commerciales et industrielles intervinrent pour faire adoucir ces
mesures.) Puis, a partir de 1899, il n'y eut presque plus aucun
nouvel enregistrement de Juifs dans la premiere guilde des
marchands de Moscou 74 .
En 1893 survint une nouvelle aggravation du sort des Juifs : le
Senat s'avisa pour la premiere fois de l'existence d'une circulaire
du ministere de l'lnterieur, en vigueur depuis 1880 (la « Charte de
liberte des Juifs »), qui permettait aux Juifs qui s'etaient d'ores et
deja etablis hors de la Zone de residence, mais illegalement, de
rester sur les lieux. Cette circulaire fut abrogee (sauf en Courlande
et en Livonie ou elle fut maintenue). Or, ces families qui s'etaient
ainsi etablies au cours des douze dcrnieres annees, etaient au
nombre de 70 000 ! Heureusement, grace a Dournovo, furent
edictes « des articles salvateurs qui, en fin de compte, enrayerent
1'immense catastrophe qui menacait 75 ».
En 1 893, « certaines categories de Juifs » furent expulsees a leur
tour de Yalta, car non loin de la se trouvait la residence d'ete de la
famille imperiale, et il leur fut interdit toute nouvelle implantation
en ces lieux : « L' afflux toujours croissant et 1' augmentation du
nombre des Juifs dans la ville de Yalta, l'appetit de biens immobi-
liers dont ils font preuve, menacent cette villegiature de devenir
une ville purement et simplement juive 76 . » (Pouvait fort bien jouer
la, apres tant d' attentats terroristes en Russie, le souci de la securite
72. Doneseniie' rousskogo posla Izvolskogo iz Vatikana (Rapport de l'ambassadeur
russe au Vatican, Izvolski), 7 (19) avril 1892, Izvestia, 1930, 23 mai, p. 2.
73. PEJ, t. 5, p. 474.
74. EJ, t. 11, pp. 336-338.
75. Sliosberg, t. 2, pp. 180-182.
76. EJ*. t. 7, p. 594.
322 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de la famille imperialc dans sa residence de Livadia. Alexandre III
avait toutes les raisons de penser - il n'etait qu'a un an de sa
mort - qu'il etait cordialement hai' des Juifs. Tout comme on ne
saurait exclure comme mobile, dans le choix des cibles du
terrorisme - Sipiaguine*, Plehve, le grand-due Serge -, l'idee de
venger la persecution des Juifs.) Cela n'empecha pas que beaucoup
de Juifs resterent dans la region de Yalta - a en juger d'apres ce
qu'ecrivirent en 1909 les habitants d'Alouchta qui se plaignaient
que les Juifs, acquereurs de vignobles et de vergers, « exploitassent
"pour leur mise en valeur" le travail de la population locale »,
profitant de la situation precaire de celle-ci et accordant des prets
« a des taux exorbitants » qui ruinent les Tatars, habitants des
lieux 77 .
Mais il y eut encore autre chose : a la faveur de la lutte contre
l'infatigable contrebande, on limita le droit de residence des Juifs
dans la zone frontaliere occidentale. II n'y eut en fait aucune
nouvelle expulsion - a l'exception des individus pris en flagrant
delit de contrebande. (Aux dires des memorialistes, cette contre-
bande, qui consistait notamment a faire passer la frontiere aux revo-
lutionnaires ainsi qu'a leurs imprimes, se perpetua jusqu'a la
Premiere Guerre mondiale.) En 1903-1904, un debat s'engage : le
Senat dispose que le Reglement provisoire de 1882 ne s'applique
pas a la zone frontaliere et qu'en consequence les Juifs residant
dans cette zone peuvent « librement s'etablir dans les localites
rurales. Le Conseil de la province de Bessarabie 6met alors une
protestation, signalant au Senat que "toute la population juive" » de
la zone frontaliere, y compris ceux des Juifs qui s'y sont etablis
ill6galement, cherche maintenant a gagner les campagnes ou il y a
deja "plus de Juifs qu'il n'en faut" », et que la zone frontaliere
« risque dorenavant pour les Juifs de devenir la "Zone promise" ».
La protestation passe devant le Conseil d'Etat, lequel, prenant en
consideration le cas particulier des localites rurales, abroge
carrement le regime special de la zone frontaliere, le ramenant au
regime general de la Zone de residence 78 .
77. Novoi6 Vremia, 1909, 9 (22) dec., p. 6.
78. EJ, t. 12, pp. 601-602.
* Dmitri SergueYevitch Sipiaguine (1853-1902) : ministre de l'lntdrieur en 1900.
Abattu par le S.-R. Balmachov.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 323
Cet assouplissement ne trouva toutefois aucun echo notable ni
dans la presse ni dans la soci6te\ Pas plus que la lev6e, en 1887, de
l'interdiction faite aux Juifs d'engager des domestiques Chretiens.
Pas plus que la loi de 1891 introduisant dans le Code p6nal un
nouvel article sur « la responsabilite en cas d'attaque ouverte d'une
partie de la population par une autre », article que les circonstances
de la vie en Russie n'avaient jamais auparavant rendu necessaire,
mais qui avait fait cruellement defaut lors des pogroms de 1881.
Pour plus de prudence, on l'introduisait a present.
Et puis, repetons-le encore : les limitations apportees aux droits
des Juifs ne revetirent jamais, en Russie, un caractere racial. Elles
ne s'appliquerent ni aux Karaites*, ni aux Juifs des montagnes, ni
aux Juifs d'Asie centrale qui, dissemines et confondus avec
la population locale, avaient toujours librement choisi leur type
d'activite.
Les auteurs les plus divers nous expliquent a qui mieux mieux
que les causes premieres des restrictions subies par les Juifs en
Russie sont d'ordre economique. U Anglais J. Parks, grand pour-
fendeur de ces restrictions, dmet pourtant cette reserve : « Avant
la guerre [de 14-18], certains Juifs avaient concentre entre leurs
mains des richesses considerables... Cela avait fait craindre qu'en
abolissant ces limitations on laisserait les Juifs se rendre maitres
du pays 79 . » Le professeur V. Leontovitch, en liberal parfaitement
consequent, note : «Jusqu'a recemment, on a semble ignorer que
les mesures restrictives frappant les Juifs provenaient bien plus de
tendances anticapitalistes que d'une discrimination raciale. La
notion de race n'int6ressait personne en Russie dans ces annees-la,
si Ton excepte les sp6cialistes en ethnologic. C'est la peur de voir
se renforcer les elements capitalistes, susceptibles d'aggraver
79. /. Parks, Evrei sredi narodov : Obzor pritchin antisemitizma (Les Juifs parmi les
peuples : apercu sur les causes de l'antisdmitisme), Paris, YMCA Press, 1932, p. 182.
* Les Karaites ou Karai'mes (mot qui signifie « attaches » a la lettre) : secte juive qui
rejette la doctrine orthodoxe des rabbins, n'admet que l'Ancien Testament et certaines
traditions orales. Les Karaites subsistent en petites colonies en Crimee, a Odessa, en
Russie meridionale, ainsi qu'en Pologne et en Lituanie.
324 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1' exploitation dcs paysans et de tous les travailleurs, qui fut decisive.
Nombreuses sont les sources qui en apportent la preuve 80 . »
N'oublions pas non plus que la paysannerie russe venait de subir
le choc d'une mutation brutale : du passage de relations de type
feodal a des relations de marche, passage auquel elle n' etait abso-
lument pas pr6par6e et qui allait la faire basculer dans un maelstrom
economique parfois plus impitoyable que le servage lui-meme.
V. Choulguine ecrit a ce propos ce qui suit : « La limitation des
droits des Juifs en Russie etait sous-tendue par une "pensee huma-
niste"... On admettait que le peuple russe, pris globalement (ou tout
au moins certaines de ses couches sociales), etait en quelque sorte
immature, effemine..., qu'il se laissait facilement exploiter..., qu'il
fallait, pour cette raison, le proteger par des mesures etatiques
contre des elements etrangers plus forts que lui... La Russie du Nord
se mit a regarder les Juifs avec les yeux de la Russie du Sud. Or,
les Petits-Russiens ont toujours vu les Juifs, qu'ils ont bien connus
du temps de leur coexistence avec la Pologne, sous les traits du
"cabaretier-preteur sur gages" qui suce le sang du malheureux
Russe 81 . » Les restrictions ont ete congues par le gouvernement pour
combattre une pression economique massive qui mettait en danger
les fondements de PEtat. Parks decele lui aussi dans cette vision
des choses une part de verite" ; il observe « l'effet desastreux que
peut avoir la faculte d'exploiter son prochain », et « le role excessif,
dans les zones rurales de F Europe de PEst, des cabaretiers et des
usuriers », meme s'il percoit les raisons d'un tel etat de choses
« dans la nature du paysan plus que chez les Juifs eux-memes ». A
son avis, le commerce de la vodka, en tant qu'« activite principale
des Juifs » d'Europe de PEst, suscitait la haine a leur endroit, et
chez les paysans davantage encore que chez les autres. C'est lui qui
alimenta plus d'un pogrom, laissant une profonde et large cicatrice
dans la conscience des peuples ukrainien et bielorusse, ainsi que
dans la memoire du peuple juif 82 .
80. V. V. Uontovitch, Istoriia liberalizma v Rossii : 1762-1914 (Histoire du liberalisme
en Russie : 1762-1914), trad, de l'allemand, 2 C ed., M., Rousski Pout, 1995, pp. 251-252.
Trad, francaise aux ed. Fayard, Paris, 1987.
81. V. V. Choulguine, Chto nam v nikh ne nravitsa» : Ob antisdmitizme v Rossii
(« Ce qui ne nous plait pas chez eux » : Sur l'antis6mitisme en Russie), Paris, 1929,
pp. 185-186.
82. Parks, pp. 153-155, 233.
A LA CHARNlERE DES XIX C ET XX* SIECLES 325
On lit chez nombrc d'auteurs que les cabaretiers juifs vivaient
tres durement, sans un sou vaillant, qu'ils etaient quasiment reduits
a la mendicite. Mais le march6 de l'alcool etait-il aussi etrique que
cela? Beaucoup de monde s'engraissait de l'intemperance du
peuple russe - et les proprietaires terriens de la Russie occidentale,
et les distillateurs, et les tenanciers de debits de boissons... et le
gouvernement ! On peut en evaluer le montant des recettes a partir
du moment ou elles ont ete inscrites comme recettes nationales.
Apres qu'en 1896 fut instaure en Russie un monopole d'Etat sur
les spiritueux avec suppression de tous les debits prives et la vente
avec accise des boissons, le Tresor encaissa des l'annee suivante
285 millions de roubles - a rapporter aux 98 millions de l'impot
direct preleve sur la population. Cela nous confirme que non
seulement la fabrication d'eau-de-vie etait « une source majeure de
contributions indircctes », mais aussi que les recettes de l'industrie
des spiritueux, qui ne versait jusqu'en 1896 que «4 kopecks
d'accise par degre d'alcool produit»> Etaient grandement supe-
rieures aux recettes directes de ['empire 83 .
Mais quelle 6tait a cette epoque la participation des Juifs h. ce
secteur ? En 1886, au cours des travaux de la Commission Pahlen,
furent publiees des statistiques sur le sujet. D' apres celles-ci, les
Juifs detenaient 27 % (les decimales ne figurent pas : les chiffres
ont 6te partout arrondis) de toutes les distilleries en Russie
d'Europe, 53 % dans la Zone de residence (notamment 83 % dans
la province de Podolsk, 76 % dans celle de Grodno, 72 % dans
celle de Kherson). lis detenaient 41 % des brasseries en Russie
d'Europe, 71 % dans la Zone de residence (94 % dans la province
de Minsk, 91 % dans celle de Vilnius, 85 % dans la province de
Grodno). Quant a la part du commerce d'alcool dctenuc par les
Juifs, la proportion des « points de fabrication et de vente est de
29 % en Russie d'Europe, 61 % dans la Zone de residence (95 %
dans la province de Grodno, 93 % dans celle de Moghilev, 91 %
dans la province de Minsk) 84 .
83. Sbornik materialov ob ekonomitcheskom polojdnii 6\t6iev v Rossii (Recueil de
mate>iaux sur la situation economique des Juifs en Russie), t. 2, St., Evreiskoie Koloni-
zatsionnoie" Obschestvo (Association colonisatrice juive), 1904, p. 64.
84. Evreiskaia piteinaia torgovlia v Rossii. Statistitcheski Vremennik Rossiiskoi
Imperii (Le commerce juif des spiritueux en Russie. Annuaire statistique de l'Empire
russe), serie HI, livre 9, Saint-P&ersbourg, 1886, p. V-X.
326 DEUX SIECLES ENSEMBLE
On comprend que la reforme qui instaura le monopole d'Etat sur
les spiritueux ait ete « accueillie avec horreur... par les Juifs de la
Zone de residence 85 ».
C'est incontestable : l'instauration d'un monopole d'Etat sur les
alcools a porte un coup tres dur a l'activite' economique des Juifs
de Russie. Et jusqu'a la Premiere Guerre mondiale (il prit fin a ce
moment-la), ce monopole resta la cible favorite de l'indignation
generate - alors qu'il ne faisait qu'instituer un controle rigoureux
de la quantite d'alcool produite dans le pays, et de sa qualite.
Oubliant qu'il atteignait de la meme facon les tenanciers Chretiens
(cf. les statistiques ci-dessus), on le presente toujours comme une
mesure antijuive : « L'instauration a la fin des annees 90 de la vente
d'alcool par 1'Etat dans la Zone de residence a prive plus de
100 000 Juifs de leur gagne-pain » ; « le pouvoir comptait... forcer
les Juifs a quitter les zones rurales », et, depuis, « ce commerce a
perdu pour les Juifs l'importance qu'il avait connue jadis 86 ».
Ce fut en effet le moment - a partir de la fin du xrx e siecle - oil
Ton vit 1' Emigration juive hors de Russie s'amplifier notablement.
Y a-t-il un lien entre cette emigration et l'instauration du monopole
d'Etat sur la vente des spiritueux, cela est difficile a dire, mais le
chiffre de 100 000, cite ci-dessus, nous le suggere. Le fait est que
1' emigration juive (en Amerique) etait restee faible jusqu'en 1886-
1887 ; elle connut une breve envolee en 1891-1892, mais ce n'est
qu'apres 1897 qu'elle devint massive et continue 87 .
Le « Reglement provisoire » de 1882 n'avait pas empeche une
nouvelle infiltration du commerce des spiritueux par les Juifs dans
les campagnes. Tout comme, dans les annees 70, on avait trouve la
parade contre 1' interdiction de vendre ailleurs que chez soi en
inventant le commerce « a la sauvette », on avait imagine, pour
contourner la loi du 3 mai 1882 (qui interdisait egalement le
commerce de la vodka sur contrat passe avec un Juif), l'affermage
« a la sauvette » : pour y installer une auberge, on louait un terrain
par contrat oral et non pas eerit, en sorte que les fermages soient
perijus par le proprietaire, et les recettes de la vente des boissons
85. Sliosherg, t. 2, p. 230.
86. Evreiskai'a piteinai'a torgovlia v Rossii (Le commerce juif des spiritueux en
Russie),op. cit..
87. EJ, t. 2, pp. 235-238.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 327
par le Juif 88 . C'est par ce biais, et par d'autres encore, que 1' implan-
tation des Juifs dans les campagnes put se poursuivre apres 1' inter-
diction categorique de 1882. Commc l'ccrit Sliosberg, c'est a partir
de 1889 que commenga la « vague d'cxpulsion » des Juifs hors des
villages de la Zone de residence, ce qui entraina « une impitoyable
concurrence, gencratrice d'un mal affrcux : la delation » (en clair :
des Juifs se mirent a denoncer ceux d'entre eux qui vivaient dans
l'illegalite). Mais voici des chiffres avanc6s par P. N. Milioukov :
si, en 1881, on comptait 580 000 Juifs vivant dans les villages, ils
etaient 711 000 en 1897, ce qui signifie que le taux des nouvcaux
arrivants et celui des naissances l'emportaient largement sur ceux
des expulsions et des deces. En 1899, un nouveau Comite pour les
affaires juives, le onzieme du nom, avec a sa tete le baron Iexhiill
von Hildenbrandt, fut cree en vue de reviser le Reglement provi-
soire. Ce Comite, ecrit Milioukov, rejeta la proposition de faire
expulser des campagnes les Juifs qui s'y etaient illegalcment
etablis, et adoucit la loi de 1882* 9 .
Tout en « reconnaissant que la paysannerie, peu evoluee, denuee
de tout esprit d'entreprise et de tout moyen de se developper, doit
etre protegee contre tout contact d'affaires avec les Juifs », le
Comite insistait sur le fait que « les proprietaires terriens n'ont nul
besoin de la tutelle du gouvernement ; la limitation du droit des
proprietaires de gerer leurs biens comme ils l'entendent dcprccie
lesdits biens et oblige les proprietaires a rccourir, de concert avec
les Juifs, a toutes sortes d' expedients pour contourner la loi » ; la
levee des interdits concernant les Juifs permettra aux proprietaires
de tirer un plus grand profit de leurs biens 90 . Mais les proprietaires
n'avaient plus le prestige qui eflt pu donner du poids a cet argument
aux yeux de 1' administration.
C'est en 1903-1904 que la revision du Reglement de 1882 fut
seYieusement abordee. Des rapports etaient parvenus de province
(notamment de Sviatopolk Mirski, qui etait gouverneur general et
allait bientot devcnir le ministre liberal dc l'lnterieur), disant que le
88. Cf. Sliosberg, t. 2, p. 55.
89. P. Milioukov, Evreiski vopros v Rossii (La question juive en Russie), Schit : Lile-
ratourny sbornik (Le bouclier : recueil littcrairc) sous la redaction de L. Andreev,
M. Gorki et F. Sologoub, 3 C 6d., M. : Rousskoie" Obschestvo dlia izoutch6niia evreiskoi
jizni (Association russe pour l'dtude de la vie juive), 1916, p. 170.
90. EJ, t. 5, pp. 821-822.
328 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Reglement n'avait pas fait ses preuves, qu'il fallait imperativement
laisser les Juifs quitter les villes et les bourgades ou leur concen-
tration etait trop forte, et que, grace a l'instauration du monopole
d'Etat sur les boissons, la menace d'exploitation de la population
rurale par les Juifs etait ecartee. Ces propositions furent approuvees
par Sipiaguine, le ministre (qui sera abattu peu apres par un terro-
riste), et, en 1908, enterinees par Plehve (bientot assassine a son
tour). Fut dressee et publiee une liste de cent une bourgades,
auxquelles viendraient bientot s'en ajouter cinquante-sept autres,
ou les Juifs acqueYaient le droit et de s'etablir et d'acheter des biens
immobiliers, ainsi que de les affermer. (Dans V Encyclopedic juive
d'avant la revolution, nous lisons les noms de ces localites dont
certaines, deja assez importantes, allaient connaitre une extension
rapide : Iouzovka, Lozovai'a, Ienakievo, Krivoi' Rog, Sinelnikovo,
Slavgorod, Kakhovka, Jmerinka, Chepetovka, Zdolbounovo, Novye
Senjary, entrc autres.) Hors de cette liste et des colonies agricoles
juives, les Juifs n'obtenaient pas le droit d'acquerir des terres.
Cependant, le Reglement fut bientot abroge pour certaines cate-
gories : les diplomes d' etudes superieures, les aides-pharmaciens,
les artisans et les anciens militaires a la retraite. Ces personnes
obtenaient le droit de resider dans les campagnes, de s'y livrer au
commerce et a divers autres metiers 91 .
Si le commerce des spiritueux ainsi que les differents types
d'affermage - y compris celui des terres - etaient les principales
sources de revenus des Juifs, il y en avait d' autres, notamment
la propriete des terres. Chez les Juifs, « l'aspiration a posseder la
terre s'exprimait par l'acquisition de grandes surfaces susceptibles
d'abriter plusieurs types d'activites plutot que par celle de parcelles
reduites, appelees a etre mises en valeur par le proprietaire lui-
meme 1 ' 2 ». Quand la terre, qui fait vivre le paysan, atteignait un prix
superieur a celui d'un bien purement agricole, il n'etait pas rare
que ce fut un entrepreneur juif qui l'acqutt.
Nous I'avons vu, 1'affermage et 1'achat directs de la terre par les
Juifs n'etaient pas interdits jusqu'en 1881, et les acqueYeurs ne
furent pas prives de leurs droits du fait des nouvellcs interdictions.
C'est ainsi, par exemple, que le pere de Trotski, David Bronstein,
91. Ibidem, l. 5, pp. 821-822.
92. Ibidem, l. l,p.422.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 329
possedait dans la province de Kherson, non loin d'Elizabethgrad,
et garda en sa possession jusqu'a la revolution une importante
exploitation (une « dconomie », comme on disait dans le Sud). II
posseda aussi, plus tard, la mine « Nadejda », dans la banlieue de
Krivo'i Rog'". Fort de ce qu'il avait observe dans Pexploitation de
son pere - et, a l'entendre, « dans toutes les exploitations, e'est
pared » -, Trotski raconte que les ouvriers saisonniers, venus a pied
des provinces du Centre pour se faire embauchcr, dtaicnt fort mal
nourris : jamais ni viande ni lard, de l'huile mais tres chichement,
des legumes et du gruau, e'est tout, et ce, pendant les durs travaux
d'ete, quand on peine de Paube au crepuscule, et meme, « un ete,
on vit se declarer parmi les ouvriers une (ipidemie d'h6mera-
lopie* M ». J'objecterai pour ma part que dans une « economie » du
meme type, au Kouban, chez mon grand-pere Scherbak (lui-meme
issu d'une famille d'ouvriers agricoles), on servait aux journaliers,
pendant la moisson, de la viande trois fois par jour.
Mais un nouvel interdit tomba en 1 903 : « Une disposition du
Conseil des ministres priva tous les Juifs du droit d'acquerir des
biens immobiliers a travers tout Pempire, hors des zones urbaines,
e'est-a-dire dans les zones rurales 95 . » Cela limitait dans une
certaine mesure P activity industrielle des Juifs, mais, comme le
souligne P Encyclopedic juive, nullement leur activite agricole ; de
toute facon, « pour user du droit d'acquerir des terres, les Juifs
auraicnt sans nul doutc delegue moins des cultivatcurs que des
proprietaires et des affermataires. II parait douteux qu'une popu-
lation aussi citadine que la population juive ait pu fournir un
nombre important de cultivateurs 96 ».
Dans les premieres annecs du xx c sieclc, le tableau etait le
suivant : sur « environ 2 millions d' hectares qui sont actuellement
possedes ou affermes par des Juifs dans Pempire et le royaume de
93. Fabritchno-zavodskie predpriatia Rossiskoi Imperii (Les fabriques et les usines de
I'Empire russe), 2 C 6d., Conseil des Congrcs des reprdscntants de 1' Industrie et du
commerce, 1914, n & 890.
94. L Trotski, Moia jizn : Opyt avtobiografii (Ma vie : essai d'autobiographie), 1. 1,
Berlin, Granit, 1930, pp. 42-43.
95. EJ, t. 7, p. 734.
96. EJ, t. 1, p. 423.
* Himeralopie (en russe : kourinai'a slepota = cexitd des poules) : affaiblissement ou
perte de la vision en lumierc peu intense, au crepuscule notamment.
330 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Pologne..., seulement 113 000... abritent des colonies agricoles
juives 97 ».
Bien que le Rcglement provisoire de 1882 eut interdit aux Juifs
tout contrat d' achat ou d'affermage hors des villes et des bourgs,
des moyens detournes furent la aussi trouves, notamment pour 1' ac-
quisition de terrains destines a 1' Industrie sucriere.
Aussi les Juifs proprietaires de surfaces sou vent fort etendues
furent-ils opposes a la reforme agraire de Stolypine qui accordait
la terre a titre personnel aux paysans. (lis ne furent pas les seuls :
on s'etonne de la hargne avec laquelle cette reforme fut accueillie
par h presse de ces annees-la, et non pas seulement par celle d'ex-
treme droite, mais par la presse parfaitement liberate, sans parler
bien entendu de la presse revolutionnaire.) V Encyclopedie juive
argumente : « Les reformes agraires qui prevoyaient de ceder la
terre exclusivement a ceux qui la cultivent de lcurs bras auraient
lese les intercts d'une partie de la population juive, celle qui
travaille dans les grosses exploitations des proprietaires juifs 98 . » II
a fallu attendre que la revolution soil passee pour qu'un auteur
juif jette un regard en arriere et, deja tout bouillant d'indignation
proletariennc, derive : « Les proprietaires terriens juifs possedaient
sous le regime tsariste plus de 2 millions d' hectares de terres (prin-
cipalement autour des usines sucrieres en Ukraine, ainsi que de
grands domaines en Crimee et en Bielorussie) », et, de surcrott,
« ils possedaient plus de 2 millions d'hectares de la meilleure terre,
la terre noire ». Ainsi, le baron Guinzbourg possedait dans le
district de Djankoi 87 000 hectares ; 1'industriel Brodski possedait
des dizaines de milliers d'hectares pour ses sucreries, et d'autres
possedaient des domaines semblables, de sorte qu'au total les capi-
talistes juifs reunissaient 872 000 hectares de terres arables 99 .
Apres la propriete des terres venait le commerce du ble et des
produits cerealiers. (Rappelons-nous : l'exportation du grain « 6tait
principalement effectuee par des Juifs m ». « Sur la totalite de la
population juive d'URSS, pas moins de 18 %, avant la revolution
[soit plus d'un million de personnes I], etaient occupees au
97. Ibidem.
98. Ibidem.
99. Larine, pp. 27, 68-69, 170.
100. PEJ, t. 7, p. 337.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX e S1ECLES 33 1
commerce du ble, patrons et membres de leurs families confondus.
Cette circonstance engendrait une reelle animosite des paysans
envers la population juive » (car les gros acheteurs faisaient tout
pour que baissat le prix du ble afin de le revendre avec plus de
profit 10 '). Dans les provinces de l'Ouest et en Ukraine, les Juifs
achetaient en gros d'autres denrees agricoles. (Au demeurant,
comment ne pas signaler que dans des localites comme Klintsy,
Zlynka, Starodoub, Ielenovka, Novozybkov, les vieux-croyants,
travailleurs et industrieux, jamais ne laisserent filer le commerce
en d'autres mains ?) Biekerman estime que l'interdiction faite aux
negociants juifs d'exercer leur activite sur lout le territoire de la
Russie a favorise l'apathie, rimmobilisme, la domination par les
koulaks. Or « si le commerce russe du ble est devenu partie inte-
grante du commerce mondial, cela, la Russie le doit aux Juifs ».
Comme nous l'avons lu pr6c6demment, «des 1878, 60% des
exportation de ble par le port d' Odessa relevaient des Juifs. lis
furent les premiers a developper le commerce du ble a Nikolaiev »,
Kherson, Rostov- sur-le-Don, ainsi que dans les provinces d'Orel,
Koursk, Tchernigov. Ds 6taient « bien represented dans le
commerce du Me" a Saint-Petersbourg ». Et dans la region du Nord-
Ouest, il y avait, « sur 1 000 negociants en produits cerealiers,
930 Juifs 102 ».
Cependant, la plupart de nos sources ne font pas la lumiere sur
la facon dont ces marchands juifs se comportaient avec leurs parte-
naires commerciaux. En fait, ils etaient souvent tres durs et prati-
quaient des proc^des qu'aujourd'hui nous considererions comme
illicites ; ils pouvaient par exemple s'entendre entre eux et refuser
d'acheter la recolte dans le but de faire chuter les prix. On
comprend que, dans les annees 90, des cooperatives de cultivateurs
(sous la houlette du comte Heiden et de Bekhteev) se soient creees
dans les provinces du Sud, pour la premiere fois en Russie et avec
un temps d'avance sur l'Europe. Elles avaient pour mission de
contrecarrer ces achats massifs, proprement monopolistiques, du
ble" paysan.
Rappelons une autre forme de commerce aux mains des Juifs :
101. Larine,p.70.
102. I.M. Dijour, Evrei v ekonomitcheskojizni Rossii (Les Juifs dans la vie 6cono-
mique de la Russie), LMJR-1*, p. 172.
332 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'« exportation du bois venait en second apres le ble 103 ». De 1813
a 1913, ces exportations furent multipliers par 140 ! Et le commu-
niste Larine de fulminer : « Les proprietaries juifs possedaient... de
grandes surfaces forestieres et ils en affermaient une partie, meme
dans les provinces ou, normalement, les Juifs n'avaient pas le droit
de resider 104 . » L' Encyclopedic juive le confirme : « Les Juifs
acqueraient la terre, notamment dans les provinces du Centre, prin-
cipalement pour exploiter les richesses forestieres l05 . » Toutefois,
comme en certains lieux ils n'avaient pas le droit d' installer des
scieries, le bois partait pour 1' Stranger & l'etat brut, moyennant une
perte seche pour le pays. (II existait d'autres interdictions : l'acces
pour 1' exportation du bois aux ports de Riga, Revel, Petersbourg ;
1' installation d'entrepots le long des voies ferrees) 106 .
Tel est le tableau. Tout y est. Et l'infatigable dynamisme du
commerce juif, qui meut des Etats entiers. Et les interdits d'une
bureaucratie timoree, sclerosee, qui ne fait qu'empecher d'avancer.
Et 1' irritation toujours croissante que ces interdits suscitent chez les
Juifs. Et le bradage de la foret russe, exportee a I'etranger a l'etat
brut, en qualite de matiere premiere. Et le petit paysan, le petit
exploitant, qui, pris dans un impitoyable etau, n'a ni les relations
ni les competences pour inventer d'autres formes de commerce. Et
n'oublions pas le ministere des Finances qui deverse ses subsides
sur l'industrie et les chemins de fer et delaisse 1' agriculture, alors
que le faix des impots, c'est la classe des cultivateurs, et non celle
des marchands, qui le porte. On se demande : dans les conditions de
la nouvelle dynamique economique qui venait renflouer le Tresor et
que Ton devait en grande partie aux Juifs, se trouva-t-il quelqu'un
pour se preoccuper du prejudice porte au petit peuple, du choc subi
par lui, de la cassure survenue dans son mode de vie, dans son
etre meme ?
Un demi-si&cle durant, la Russie a ete accusee - de I'inteneur
comme de l'exterieur - d' avoir asservi les Juifs economiquement
et de les avoir accules a la misere. II aura fallu que les annees
passent, que cette abominable Russie disparaisse de la surface de
103. Ibidem*, p. 173.
104. Larine, p. 69.
105. EJ, t. l,p.423.
106. Dijour, PEJ-1, p. 173.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 333
la terre, il faudra traverser la tourmente revolutionnaire pour qu'un
auteur juif des anndes 30 jette un regard sur Ie passe, par-dessus le
mur ensanglante de la revolution, et reconnaisse : « Le gouver-
nement tsariste n'a pas mene une politique d'eviction totale des
Juifs de la vie 6conomique. Hormis les limitations bien connues...
dans les campagnes..., au fond, le gouvernement tsariste tolcrait
dans l'ensemble l'activite" €conomique des Juifs. » Les tensions de
la lutte nationale, « les Juifs ne les ressentaient pas dans leur
activite economique. La nation dominante ne tenait pas a se mettre
du cote de tel ou tel groupe ethnique, elle ne cherchait qu'a jouer
un role d'arbitre ou de mediatrice m . »
Au demeurant, il arriva que le gouvernement s'immiscat dans
l'economie pour des motifs nationaux. II prenait alors des mesures
qui, le plus souvent, etaient vouees a l'echec. Ainsi, « en 1890, on
diffusa une circulaire au titre de laquelle les Juifs perdaient le droit
d'etre administrateurs des societes par actions qui se proposaient
d'acheter ou d'affermer des terres lll8 ». Mais c'etait 1'enfance de
Tart de contourner cette loi : en restant anonymes. Ce genre d'in-
terdit n'entrava nullement l'activite des entrepreneurs juifs.
«Le role des Juifs etait particulierement important dans le
commerce exterieur ou leur hegemonie etait assuree et par leur
situation geographique (pres des frontieres), et par leurs contacts
avec l'etranger, et par leurs competences d'intermediaires commer-
ciaux m . »
En ce qui concerne 1'industrie sucriere, plus d'un tiers des usines
6taient juives a la fin du siecle 110 . Nous avons vu dans les chapitres
precedents comment cette industrie s'etait developpee sous l'im-
pulsion d'lsrael Brodski et de ses fils Lazare et Leon (« au debut
du xx e siecle, ils controlaient directement ou indirectement dix-sept
sucreries" 1 »). Moise Galperine, « au debut du xx e siecle, possedait
huit usines et trois raffineries... Lui appartenaient egalement
50 000 hectares de terres plantees de betteraves sucrieres " 2 ».
107. A. Menes, Evreiski vopros v Vostolchnoi Evrope (La question juive en Europe
del'Est), MJ-l,p. 146.
108. PEJ, t. 7, p. 368.
109. EJ, t. 13, p. 646.
110. Ibidem, p. 662.
111. EJR,t. l.p. 171.
112. Ibidem, p. 264.
334 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Des centaines de milliers de families juives vivent de l'industrie
sucriere, servant d'intermediaires, de vendeurs, etc. » Quand la
concurrence apparut, que le prix du sucre commence a baisser, on
vit s'organiser a Kiev un syndicat de producteurs de sucre
reclamant que fussent controlees la production et la vente, en sorte
que les prix ne chutent pas" 3 . Les freres Brodski furent les fonda-
teurs du syndicat des raffineurs en 1903 " 4 .
Outre le commerce du grain, celui du bois et l'industrie sucriere
ou ils occupaient une position preponderante, il faut citer d'autres
domaines que les Juifs ont largement contribue a developper : la
meunerie, la pelleterie, la filature, la confection, l'industrie du
tabac, la brasserie" 5 . En 1835 deja, ils etaient presents dans les
grandes foires de Nijni-Novgorod 116 . lis lancerent en Transbaikalie
un commerce du betail qui prit son essor dans les ann6es 90, et il
en alia de meme en Siberie pour la production du charbon - la
houille d'Andjero-Soudji - et l'extraction de l'or, ou ils jouerent
un role majeur. Apres 1892, les Guinzbourg « s'adonnerent presque
exclusivement a l'extraction de l'or ». L'entreprise la plus prospere
6tait la Societe d' extraction de l'or de la Lena que « controlait en
fait (depuis 1896 et jusqu'a sa mort en 1909) le baron Horace
Guinzbourg, fils d'Evzel Guinzbourg, fondateur de la banque du
meme nom et president de sa succursale de Saint-P6tersbourg.
(Le fils d' Horace, David, porteur lui aussi du titre de baron, resta
a la tete de la communaute' juive de Saint-P6tersbourg jusqu'a sa
mort en 1910. Ses fils Alexandre et Alfred si£geaient au conseil
d' administration de la Lena, la societe d'extraction de l'or. Un autre
fils, Vladimir, avait epouse la fille du proprietaire de l'usine de
sucre de Kiev, L. I. Brodski.) Horace Guinzbourg etait aussi « le
fondateur... des soci&es d'extraction de l'or de Transbaikalie, de la
Miias, de la Berezovka, de 1' Altai' et de quelques autres ll7 ». En
1912, un enorme scandale autour des mines de la Lena eclata et fit
grand bruit dans tout le pays : les conditions d'exploitation 6taient
abominables, les ouvriers avaient 6te trompes... Comme de juste, le
113. Stiosberg, I. 2, p. 231.
114. ERJ, t. l,p. 171.
115. Dijour, LMJR-1, pp. 163-174.
116. EJ, t. 11, p. 697.
1 17. PEJ, 1. 7, p. 369 ; ERJ, 1. 1, pp. 315-316 ; EJ, t. 6, p. 527.
A LA CHARN1ERE DES XIX' ET XX' S1ECLES 335
gouvernement tsariste fut accuse de tout et voue" aux gdmonies.
Personne, dans la presse liberate dechainee, ne mentionna les
actionnaires principaux, notamment les fils Guinzbourg.
Au debut du xx c siecle, les Juifs reprcsentaient 35 % de la classe
marchande en Russie" 8 . Choulguine nous livre ce qu'il a observe
dans la region du Sud-Ouest : « Ou sont-ils done passes, les
commercants russes, ou est le tiers etat russe ?... Dans le temps,
nous avions une bourgeoisie russe forte... Ou sont-ils done
passes ? » « lis ont ete evinces par les Juifs, rabaisses dans 1'echelle
sociale, reduits a l'etat de moujiks"''. » Les Russes de la region du
Sud-Ouest ont eux-memes choisi leur sort : e'est clair. Et, au debut
du siecle, l'homme politique eminent que fut V. I. Gourko*
constatait : « La place du marchand russe est de plus en plus
frequemment prise par un Juif l2 °. »
Les Juifs acquirent egalement influence et autorite dans le
secteur en pleine expansion du systeme coopcratif. Plus de la moitie
des soctetes de credit mutuel, des societes d'epargne et de pret se
trouvaient dans la Zone de residence (86 % de leurs membres, en
1911, etaient juifs)' 21 .
Nous avons deja parte de la construction et de l'exploitation
des chemins de fer russes par les freres Poliakov, Bliokh et
Varchavski. A l'exception des toutes premieres lignes (la ligne
Tsarskoselskai'a et la ligne Nikolaevskai'a), presque toutes les votes
ferrees qui furent construites ulterieurement le furent par des
societes concessionnaires au sein desquelles les Juifs occupaient les
postes de commande ; « mais, a dater des annees 1890, e'est l'Etat
qui fut le premier constructeur ». En revanche, e'est sous la
direction de David Margoline que fut creee en 1883 la grosse
societe de navigation « sur le Dniepr et ses affluents » dont les
principaux actionnaires etaient des Juifs. En 1911, la societe
118. M. VematsM, Evrei i rousskoi6 narodnoid khoziaistvo (Les Juifs ct l'&onomic
russe), p. 30.
119. Choulguine, pp. 128-129.
120. V; Gourko, Oustoi narodnogo khoziastva v Rossii : Agrarno-ekonomitcheskid
elioudy (Les fondements de l'cconomic nalionale en Russie : Etudes agraires et dcono-
miques), Sainl6petersbourg, 1902, p. 199.
121. Dijour, LMJR-1, p. 176.
* Vladimir Iossifovitch Gourko (1863-1917) : vice-ministre de I'lnteneur en 1906,
membre dlu du Conseil d'Empire depuis 1912. Emigre apres la guerre civile.
336 DEUX SIECLES ENSEMBLE
possedait une flottille de 78 navires et realisait 71 % du trafic sur
le Dniepr 122 ». D'autres societes operaient sur la Dvina occidentale,
le Niemen, rejoignaient le canal Mariinski et la Volga.
II y avait egalement une dizaine de societds petrolieres appar-
tenant a des Juifs de Bakou. « Les plus grosses etaient la societe -
Mazout appartenant aux freres S. et M. Poliak et a Rothschild, et
la soci&e par actions de la Caspienne-mer Noire derriere laquelle
on retrouvait aussi le nom de Rothschild. » Ces entreprises n'etaient
pas autorisees a extraire le petrole ; elles se specialisaient dans le
raffinage et 1' exportation 123 .
Mais c'est dans la finance que l'activite 6conomique des Juifs
fut la plus brillante. « Le credit est un domaine oii les Juifs se
sentent depuis longtemps comme chez eux. lis en ont cree de
nouvelles formes et ont perfectionne les anciennes. lis ont joue un
role de premier plan en la personne de quelques gros capitalistes
et dans l'organisation de banques commerciales de placement.
Les Juifs font sortir de leurs rangs non seulement l'aristocratie
bancaire, mais aussi la masse des employes 124 . » La banque d'Evzel
Guinzbourg, creee des 1859 a Saint-Petersbourg, a grandi et forci
grace a ses liens avec les Mendelssohn a Berlin, les Warburg a
Hambourg, les Rothschild k Paris et ) Vienne. Mais quand eclata
la crise financiere de 1892, et « en raison du refus du gouvernement
de soutenir sa banque par des prets », comme cela s'etait fait a
deux reprises auparavant, E. Guinzbourg se retira des affaires 125 .
Des les annees 70, il existait tout un reseau de banques fondees par
les trois freres Poliakov, Jacob, Samuel et Lazare. II s'agit de : la
Banque commerciale Azov-Don (elle sera dirigee ulterieurement
par B. Kaminka), le Credit foncier de Moscou, la Banque fonciere
du Don, la Banque Poliakov, la Banque internationale et « quelques
autres maisons qui formeront plus tard la Banque unifiee ». - La
Banque de Siberie avait A. Soloveitchik a sa tete, la Banque
commerciale de Varsovie &ait dirigee par I. Bliokh. Dans plu-
sieurs autres gros etablissements, les Juifs occupaient des postes
importants (Zak, Outine, Khesine, A. Dobry'i, Vavelberg, Landau,
122. PEJ, t. 7, p. 369.
123. Dijour. LMJR-1, pp. 178-179 ; ET, t. 13, p. 660 ; PEJ, t. 7, p. 369.
124. EJ.t. 13, pp. 651-652.
125. EJ, t. 6. p. 527.
A LA CHARNIERE DES XIX" ET XX C SIECLES 337
Epstein, Krongold). « Dans deux grosses banques seulement, la
Banque commerciale de Moscou et celle de la Volga-Kama, il
n'y avait de Juifs ni a la direction ni parmi le personnel 126 . » Les
freres Poliakov avaient tous trois le grade de conseiller secret et,
comme nous l'avons dit, a tous trois fut accordee la noblesse
hereditaire 127 .
*
C'est ainsi qu'a l'aube du xx c siecle, la Zone de residence s'etait
deja entitlement videe de sa substance. Elle n' avait pas empeche
les Juifs d'occuper des positions solides dans les secteurs vitaux de
la vie du pays, depuis l'economie et les finances jusqu'a la sphere
intellectuelle. La « zone » n' avait plus aucune utilite pratique ; sa
finalite economique et politique etait perimee. Elle n' avait fait
qu'emplir les Juifs d'amertume et de rancoeur antigouvernemen-
tales ; elle avait jete de l'huile sur le feu du mecontentement social
et avait frappe le gouvernement russe du sceau de l'infamie aux
yeux de 1' Occident.
Mais soyons clairs : cet Empire russe, avec les lenteurs et la
sclerose de sa bureaucratie, la mentalite de ses chefs, ou et en quoi
n'avait-il pas pris du retard, et ce, tout au long du xix c siecle et au
cours des decennics qui precederent la revolution ? II s'etait montre"
incapable de regler une bonne douzaine de problemes majeurs
touchant a la vie du pays. II n'avait su ni organiser l'autogestion
civile locale, ni installer des zemstvos dans les districts ruraux, ni
proceder a la reforme agraire, ni remedier a l'etat d'humiliation
pernicieux de l'Eglise, ni communiquer avec la societe civile et
faire comprendre son action. II n'avait su gerer ni le boom de
1' instruction de masse ni le developpement de la culture ukrai-
nienne. A cette liste ajoutons un autre point ou le retard se revela
catastrophique : la revision des conditions reelles de la Zone de
residence, la prise de conscience de leur influence sur tout
positionnement dans l'Etat. Les autorit6s russes ont eu cent ans et
plus pour resoudre les problemes de la population juive, et elles
n'ont pas su le faire - ni dans le sens d'une assimilation ouverte,
126. Dijour, LMJR-1, pp. 174-175 ; PEJ, t. 6, pp. 670-671.
127. EJ, t. 12, p. 734 ; PEJ, t. 6. pp. 670-671.
338 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
ni en autorisant les Juifs a rester dans un isolement volontaire, celui
qui etait deja le lcur un siecle auparavant.
Et, pendant ce temps, justement au cours de ces decennies, a
partir des annees 70 et jusqu'au debut du xx e siecle, le judaisme
russe connut un developpement rapide, un incontestable epanouis-
sement de son elite qui sc sentait deja a l'etroit non seulement dans
les limites de la Zone de residence, mais dans celles de 1' empire.
Quand on analyse les aspects concrcts de l'inegalite en droits
des Juifs en Russie, de la Zone de residence et du numerus clausus,
il ne faut pas perdre de vue ce panorama general. Car si le judaisme
americain croissait en importance, les Juifs de Russie, au debut du
xx e siecle, constituaient encore pres de la moitie de la population
juive de la planete 128 . Cela est a retenir comme un fait capital dans
l'histoire du judaisme. Et e'est encore M. Biekerman qui, regardant
derriere lui par-dessus le fosse de la revolution, ecrit en 1924 : « La
Russie tsariste abritait plus de la moitie du peuple juif... II est
naturel, par consequent, que l'histoire juive des generations qui sont
les plus proches de nous soit principalement l'histoire des Juifs de
Russie. » Et bien qu'au xix e siecle « les Juifs d'Occident eussent
ete plus riches, plus influents et plus cultives que nous, il n'em-
peche que la vitalite du judaisme se trouvait en Russie. Et cette
vitalite grandissait et s'affirmait en meme temps que s'epanouissait
1' Empire russe... C'est seulement lorsque furent reunies a la Russie
des provinces peuplees de Juifs... que cette renaissance commenca.
La population juive s'accrut rapidement en nombre, au point qu'elle
put laisser partir une tees nombreuse colonie outre-ocean ; elle avait
amasse et detenait entre ses mains d'importants capitaux ; une
classe moyenne avait grandi et acquis de l'autorite ; le niveau de
vie des couches inferieures avait lui aussi crii sans cesse. Par toute
une gamme d' efforts, les Juifs de Russie avaient su surmonter
F abjection physique et morale qu'ils avaient amende de Pologne ;
la culture et 1' instruction europeennes gagnaient les milieux juifs...
et nous sommes alles si loin dans cette voie, nous avons amasse
une telle richesse spirituelle que nous avons pu nous offrir le luxe
d'avoir une litterature en trois langues... ». Toute cette culture, toute
cette richesse, c'est en Russie que les Juifs d'Europe de l'Est les
ont recues. Le judaisme russe, « par ses effectifs et par la verdeur
128. PEJ, t. 2, pp. 313-314.
A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX e SIECLES 339
des Energies qu'il recelait, s'est r6vel6 comme l'epine dorsale de
tout le peuple juif l29 ».
Un auteur plus recent, notre contemporain, confirme en 1989 la
justesse de ce tableau brosse par son atn6, t6moin de l'epoque. II
6crit : « La vie publique des Juifs de Russie avait atteint, i la char-
niere des deux siecles, un degre de maturity et une amplitude que
beaucoup de petits peuples, en Europe, auraient pu envier 130 . »
S'il est un reproche qu'on ne saurait faire a la « prison des
peuples », c'est d'avoir denationalise les peuples, que ce soit le juif
ou d' autres.
Certains auteurs juifs, il est vrai, deplorent que, dans les
annees 80 « les Juifs cultives de la capitale ne se fussent quasiment
pas impliques dans la defense des interets juifs », que seuls eussent
pris part a ce combat le baron Guinzbourg et quelques autres Juifs
fortunes dot£s de relations 131 . « Les Juifs de Petersbourg (ils 6taient
30 000 a 40 000 en 1900) vivaient sans liens les uns avec les autres,
et 1' intelligentsia juive, dans sa majorite, restait a 1'ecart, indiffe-
rente aux besoins et aux interets de la communaute' dans son
ensemble" 2 . » Pourtant, c'etait aussi l'epoque ou « 1' esprit saint de
la renaissance... planait sur la Zone de residence et reveillait chez
les jeunes generations les forces qui etaient rest£es en sommeil
depuis de longs siecles au sein du peuple juif... C'etait une veritable
revolution spirituelle ». Chez les jeunes filles juives, « la soif
d' instruction revetait un caractere litteralement religieux ». Et
deja, meme a Saint-Petersbourg, « un grand nombre d'etudiants et
d'6tudiantes juives frequentaient les etablissements superieurs ».
Au debut du xx e siecle, « une grande partie de 1' intelligentsia
juive... sentit... qu'elle avait le devoir de s'en revenir vers son
peuple 133 ».
A la faveur de ce reveil spirituel survenu a la fin du xrx c siecle,
129. /. M. Biekerman, Rossiia i rousskoie evreistvo (La Russie el le judaisme russe),
EJR, pp. 84-85, 87.
130. E. Finkelstein, Evrei v SSSR. Pout v xxi vek (Les Juifs en URSS. L'entrdc dans
le xxi e siecle), Strana i mir; Obschetv. Polititcheski, ekonomitcheski i koullourno-
filosfski journal (Le pays et le monde. Revue socio-politique, dconomique, culturelle et
philosophique), Munich. 1989, n° 1 (49), p. 70.
131. Sliosberg, t. 1, p. 145.
132. M. A. Krol, Stranitsy moe'i jizni (Pages de ma vie), 1. 1, New York, Union des
Juifs russes a New York, 1944, p. 267.
133. Krol., op. at, pp. 260-261, 267, 299.
340 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des tendances fort diverses et parfois contradictoires se firent jour
au sein du judai'sme russe. Certaines d'entre elles seront appelees a
determiner pour une large part les destinees de notre terre pendant
tout le xx c siecle.
A l'epoque, les Juifs de Russie envisageaient au moins six orien-
tations possibles, mais incompatibles entre elles. A savoir :
- la sauvegarde de leur identite religieuse par 1'isolement,
comme cela s'etait pratique pendant des siecles (mais cette voie se
faisait de plus en plus impopulaire) ;
- 1' assimilation ;
- la lutte pour l'autonomie nationale et culturelle, la presence
active du judai'sme en Russie en qualite d'element distinct ;
- Immigration ;
- l'adhesion au sionisme ;
- I'adh&ion a la revolution.
De fait, les tenants de ces differentes tendances se rcjoignaient
souvent dans I'oeuvre d'acculturation des masses juives en trois
langues - l'hebreu, le yiddish et le russe - et dans des ceuvres
d'aide sociale - dans 1' esprit de la theorie des « petits gestes » en
vogue en Russie dans les annces 80.
L'entraide s'incarna dans des associations juives dont certaines,
apres la revolution, purent poursuivre leur action dans 1' emigration.
Ainsi en fut-il de la Societe pour la diffusion de 1'instruction parmi
les Juifs de Russie, qui avait ete fondee des 1863. Au milieu des
annees 90, cette societe ouvrait deja ses propres ecoles avec, outre
un enseignement en russe, des cours en hebreu. Elle convoquait des
conferences panrusses ayant pour theme 1'instruction populaire
juive m .
En 1891 commenca ses travaux une Commission d'histoire et
d'ethnographie juives qui deviendra en 1908 la Societe d'histoire
et d'ethnographie juives. Elle coordonnait l'etude de 1'histoire juive
a travers la Russie et la collecte des archives 135 .
En 1880, le « roi des chemins de fer », Samuel Poliakov, fonda
la Societe du travail artisanal et agricole parmi les Juifs (STA).
Celle-ci collecta pas mal de fonds et « appliqua le gros de ses
efforts, au debut de son action, au transfer! des artisans juifs hors
134. EJ, t. 1, pp. 60-61.
135. Ibidem, t. 8, p. 466.
A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX' SIECLES 341
de la Zone de residence vers les provinces du Centre" 6 ». Nous
avons vu qu'apres l'autorisation initiale donnee (en 1865) a ce
transfer! les artisans ne se deplacerent qu'en faible nombre. Qu'en
fut-il apres les pogroms de 1881-1882 ? On pouvait penser : la, ils
vont certainement partir, ils ont l'aide de la STA, plus un subside
du gouveraement pour le deplacement ; ils ne vont pas rester a se
morfondre, confines dans cette maudite zone ou on creve de misere.
Mais non : apres plus de dix annees d' efforts de la part de la STA,
seulement 170 artisans se deplacerent ! La STA decida alors d' aider
les artisans a l'interieur de la zone par l'achat d'outils, l'amena-
gement d'ateliers, puis la creation d'ccoles professionnelles 137 .
Immigration, elle, etait prise en main par la Societe pour la
colonisation par les Juifs (SCJ), dont la creation suivit le cours
inverse : d'abord a l'etranger, puis en Russie. Elle fut fondee en
1891 a Londres par le baron Moritz von Hirsch, qui fit a cette fin
un don de 2 millions de livres sterling. Son idee etait la suivante :
substituer a Immigration chaotique des Juifs d'Europe de l'Est une
colonisation bien ordonnde, orientee vers les pays demandeurs de
cultivateurs, et done faire revenir au moins une partie des Juifs a la
culture de la terre, les liberer de cette « anomalie... qui suscite 1' ani-
mosity des peuples europeens 138 ». « Rechercher pour les Juifs qui
quittent la Russie "une nouvelle patrie et tenter de les detourner de
leur activite habituelle, le commerce, faire d'eux des cultivateurs et
contribuer par la a l'oeuvre de renaissance du peuple juif IW ". » Cette
nouvelle patrie, ce sera 1' Argentine. (Un autre objectif consistait a
detourner la vague d'immigration juive loin des rivages des Etats-
Unis oil, en raison de l'afflux des immigrants, de la baisse des
salaires induite par leur concurrence, se dressait le spectre de l'anti-
semitisme.) Comme on se proposait de peupler celle-ci de Juifs de
Russie, un bureau de la Societe" pour la colonisation s'ouvrit a Saint-
Petersbourg en 1892. Elle « mit sur pied 450 bureaux d' information
et 20 comites de quartier. On y recevait les candidats a 1' emigration
pour les aider a obtenir rapidement leurs papiers de sortie du terri-
toire, on negociait avec les messageries maritimes, on procurait aux
voyageurs des billets a prix reduit, on faisait paraitre des brochures »
136. Ibidem, t. 11. p. 924.
137. Ibidem, pp. 924-925.
138. Sliosberg, t. 2, pp. 32, 96-102.
139. EJ, t. 7, p. 504.
342 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sur les pays susceptibles d'accueillir de nouveaux colons 140 .
(Sliosberg denonce en passant le fait qu'« aucune personne non
detentrice d'un double titre de banquier et de millionnaire n'eut
acces a leur direction"" ».)
Depuis la fin du xix e siecle, Immigration des Juifs de Russie
n'avait cesse" de crottre, et ce, pour diverses raisons dont certaines
ont deja ete mentionnees ici. L'une des plus s^rieuses fut la
conscription obligatoire : si tant de jeunes gens (c'est Denikine qui
l'ecrit) choisissaient de se mutiler, ne valait-il pas mieux emigrer ?
Surtout quand on sait que la conscription n'existait tout simplement
pas aux Etats-Unis ! (Les auteurs juifs sont muets sur ce motif et
1' Encyclopedie juive elle-meme, dans 1' article « L'emigration des
Juifs de Russie », n'en dit pas un traitre mot 142 . II est vrai que
ce motif n'cxplique pas a lui seul l'essor de l'emigration dans les
annees 90.) Une autre raison, de poids elle aussi : le Reglement
provisoire de 1882. Troisieme choc important : l'expulsion des
artisans juifs hors de Moscou en 1891. Et cet autre encore, tres
violent : l'instauration du monopole d'Etat sur les spiritueux en
Russie en 1896, qui priva de leurs revenus tous les tenanciers de
debits de boissons et reduisit les recettes des distillateurs.
(Sliosberg : etaient volontaires pour l'emigration ceux qui avaient
6t€ expulses des villages ou des provinces de l'interieur.)
G. Aronson note que dans les annees 80 15 000 Juifs en moyenne
emigraient chaque annee, et lis furent jusqu'a 30 000 dans les
annees 90 14 \
U attitude des autorites russes face a cette emigration croissante
- veritable aubaine pour l'Etat - fut bienveillante. Le gouvernement
russe accepta volontiers et 1' implantation a Petersbourg de la
SCJ, et les mesures qu'elle prit pour favoriser l'emigration ; il ne
s'immisca dans aucune de ses actions, autorisant la classe d'age
des appeles sous les drapeaux a emigrer avec leur famille ; il deli-
vrait des visas de sortie gratuits et octroyait des tarifs speciaux sur
140. PEJ, t. 2, p. 365.
141. Sliosberg, l. 2, pp. 29, 98-100.
142. EJ, t. 16, pp. 264-268.
143. G. I. Aronson, V borbe za natsionalny6 i granjdanski6 prava : Obschestvenny6
tetchenia v rousskom evreistve (Dans le combat pour les droits civiques et nationaux.
Les courants sociaux chcz les Juifs de Russie), LMJR-1, p. 212.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX C SIECLES 343
les trains - a une condition, cependant : qu'une fois partis les
emigrants ne reviennent plus jamais en Russie m .
Pour traverser 1' ocean, il fallait a l'epoque passer par l'Angle-
terre, si bien que dans les villes portuaires anglaises s'amassait
provisoirement une foule d' emigrants juifs - dont certains restaient
et se fixaient en Grande-Bretagne tandis que d'autres y revenaient
apres une tentative d'installation aux Etats-Unis. Des 1890,
l'opinion publique anglaise s'insurgea contre la politique du gou-
vernement russe : « La question juive occupe en permanence les
colonnes des journaux britanniques... En Amerique egalement, la
question de la situation des Juifs en Russie reste jour apres jour
d'actualite 145 . » Ayant evalue les proportions que risquait de
prendre ce flux migratoire, la Grande-Bretagne ferma bientot bruta-
lcment ses portes l46 .
L'emigration en Argentine s'etait elle aussi arretee des 1894.
U Encyclopedic juive qualifie ce fait de « crise qui couve... dans la
question argentine 147 ». Sliosberg parle quant a lui du « desenchan-
tement des immigrants en Argentine » (les mecontents s'insur-
geaient et envoyaient des petitions collectives a 1' administration du
baron Hirsch). Les debats a la douma faisaient ressortir une
situation semblable a 1' experience qui avait 6te faite en Nouvelle
Russie : « L' immigration en Argentine fournit des exemples qui
confirment que, dans de nombreux cas les gens ont recu un terrain
a des conditions tres avantageuses, mais l'ont abandonne pour
s'adonner a d'autres metiers plus conformes a leurs capacites m . »
Apres cela, « bien que sa vocation restat dans le principe dc
pousser les Juifs a se faire "colons" cultivateurs, la Societe" pour la
colonisation renon?a a cet objectif. Elle se donna pour tache de
venir en aide « a l'emigration excessivement desordonnee des Juifs
hors de Russie », elle « s'occupa de fournir des informations aux
emigrants, de defendre leurs interets, de faire le lien avec les pays
d'accueil », et elle dut pour cela modifier ses statuts, ceux que lui
avait legues feu le baron Hirsch. Des sommes importantes furent
144. EJ, t. 7, p. 507 ; Sliosberg, t. 2, pp. 34-41 ; PEJ, t. 7, p. 366.
145. Sliosberg, t. 2, pp. 27-30.
146. E.J., t. 2, pp. 534-535.
147. Ibidem, t. 7, p. 504.
148. Gosoudarstvennaia Douma - Vtoroi sozyv (Douma d'lilat, 2 C legislature), stdno-
gramme, session 2, Saint-Pdtersbourg, 1907, reunion 24, 9 avril 1907, p. 1814.
344 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
allou6es « pour relever le niveau de vie des Juifs sur leurs lieux de
residence » ; a dater de l'annee 1898, « on mena une action parmi
la population a l'interieur meme de la Russie », et dans les colonies
agricoles juives deja existantes on assura « l'introduction d'outils
et de methodes de culture plus modernes », « l'octroi d'un credit
avantageux pour la bonification des sols ». Cependant, la encore,
« en depit des sommes assez importantes injectdes dans ce secteur,
l'activite agricole resta relativement stagnante 149 ». Inversement, le
flux migratoire hors de Russie ne cessa de s' amplifier, « en liaison
directe avec la crise de l'artisanat et l'eviction progressive du petit
commerce et de la factorerie » ; ce flux. « atteignit son apogee... en
1906 », sans toutefois etre « en mesure d'absorber le surplus annuel
de la population » juive. II est a noter que « la grande masse des
emigrants avait pour destination les Etats-Unis » - par exemple, en
1910, ils etaient 73 % m . « De 1881 a 1914, 78,6 % des emigrants
partis de Russie ont debarque aux Etats-Unis ,SI . » Des cette epoque,
on voit ainsi se profiler ce qui sera le raouvcment gendral de notre
siecle. (Notons qu'a l'entree du territoire americain aucun papier
certifiant le metier d'artisan n'etait requis, et il s'ensuivit que
pendant les six premieres annees du siecle 63 % des immigrants
russes « s'employerent dans l'industrie ». Ce qui signifie que ne
quittaient exclusivement la Russie pour se rendre en Amerique que
des artisans ? Cela fournirait une explication a la question :
pourquoi les artisans ne se rendaient-ils pas dans les provinces du
Centre, qui desormais leur 6taient ouvertes ? Mais il faut aussi
considerer que, pour nombre d' immigrants, et singulierement ceux
qui n'avaient ni ressources ni metier, aucune autre reponse n'etait
possible que celle consistant a se reconnaitre faire partie de la
« categorie notoirement bien acceptee par les Americains 152 ».)
On est frappe de voir combien peu nombreux parmi les emigres
sont les individus appartenant a la couche cultivee, celle qui &ait
pretendument la plus persecutee en Russie. Ces personnes, jus-
tement, n'emigraient pas. De 1899 a 1907, elles ne furent qu'a
149. EJ, t. 7, pp. 505-509 ; /. M. Troitski, Samodeiatelnost i samopomosch evreiev
Rossii (L' activity autonome et l'entraidc des Juifs en Russie), LMJR-1, pp. 491-495.
V
150. EJ. t. 16, p. 265.
151. PEJ, 1. 7, p. 366.
152. EJ, t. 2, pp. 246-248.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX* SIECLES 345
peine 1 % a le faire 153 . L'intelligentsia juive ne tendait nullement a
1'emigration : c'etait a ses yeux une facon de se soustraire aux
problemes et au sort de la Russie au moment ou, justement, s'y
ouvraient des possibility d'action. Pas plus tard qu'en 1882, la
resolution d'un Congres des personnalites publiques juives « appela
a "rejeter definitivemcnt l'idee d'organiser une emigration, car cette
idee contrevient a la dignite de l'Etat russe 154 " ». Au cours des
dernieres annees du xix e siecle, « la nouvelle generation a voulu
s'impliquer activement dans l'Histoire..., et sur toute la ligne, de
l'exterieur comme de l'int6rieur, elle est passee de la defensive a
l'offcnsive... Les jeunes Juifs veulent desormais ecrire eux-memes
leur histoire, apposer le sceau de leur volonte sur leur destinee, et
aussi, dans une juste mesure, sur le destin du pays dans lequel
ils vivent 155 ».
L'aile religieuse du judai'sme russe dcnoncait elle aussi 1'emi-
gration, consideree comme une coupure d'avec les racines vivi-
fiantes du judai'sme est-curopeen.
Les efforts seculiers de la nouvelle generation portaient en
premier lieu sur un vaste programme d' instruction proprement
juive, de culture et de litterature en yiddish, seules capables de creer
un lien avec la masse du pcuple. (D'apres le recensement de 1897,
3 % seulement des Juifs de Russie reconnaissaient le russe comme
leur langue maternelle ; quant a l'hebreu, il semblait oublie" et
personne ne pensait qu'il put renaitre.) On se proposait de creer un
reseau de bibliotheques specialement concues pour les Juifs, des
journaux en yiddish (le quotidien Der Freynd parut des 1903 ; on
se l'arrachait dans les bourgs ; n'appartenant a aucun parti, il
s'efforcait toutefois de donner une formation politique 156 ). C'est
la, dans les annees 90, que se dessine « la grandiose metamorphose
de la masse juive amorphe en nation, la Renaissance juive '" ».
L'un apres I' autre, des auteurs ecrivant en yiddish acquierent une
grande popularite : Mendele Mocher-Sefarim, Scholom-Aleichem,
153. Ibidem, pp. 247-248.
154. PEJ, 1. 7, p. 365.
155. V Jabotinski, Vvedenie (Preface a K .N. Bialik., Pesni i poemy (Chansons et
poemes), Saint-Petersbourg., ^d. Zaltsman, 1914, p. 36.
156. /. Mark, Literatoura na idish v Rossii (La litterature en yiddish en Russie),
LMJR-1, pp. 537-539.
157. Aronson, op. cit., LMJR-1, p. 216.
346 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Itzhak-Leibush Peretz. Et le poete Bialik, pour suivre le mou-
vement, traduit ses propres poemes en yiddish. En 1908, ce courant
atteignit son apogee a la Conference de Tchernovtsy, qui proclama
le yiddish « langue nationale du peuple juif » et preconisa de
traduire tous les textes imprimes en yiddish 158 .
Parallelement, de considerables efforts 6taient faits pour la
culture juive en langue russe. Ainsi les dix volumes de la Biblio-
theque juive, de contenu historique et litt^raire 159 ; les revues
petersbourgeoises n6es des 1881, Rassvet («L'Aube»), puis
Rousski Evre'i (« Le Juif russe »). (Elles durent assez vite cesser de
parattre : « ces publications ne rencontrerent pas le soutien du
public juif lui-meme l60 »). La revue Voskhod (« Le Lever du jour »)
ouvrait ses pages a tous les auteurs juifs, aux traductions de toutes
les nouveautes, offrant une place de choix aux etudes sur l'histoire
juive 161 . (Puissions-nous, nous autres Russes, temoigner le meme
interet envers notre propre histoire !). Pour l'heure, « le role
dominant dans la vie publique du judaisme russe » etait tenu par
le « P^tersbourg juif » : « vers le milieu des annees 90, [c'est
a P6tersbourg que] se formerent presque tous les cadres supe-
rieurs, l'aristocratie intcllectuelle juive » ; tous les talents sont
a Petersbourg l62 . D'apres un calcul approximatif, seulement
67 000 Juifs parlaient couramment le russe en 1897, mais c'etait
l'elite cultivee. Et deja « toute la jeune generation » en Ukraine,
dans les annees 90, etait elevee en russe, et ceux qui partaient faire
leurs etudes au lycee perdaient carrement tout contact avec F edu-
cation juive m .
II n'existait pas a proprement parler de slogan du type : Assimi-
lation ! il faut se fondre dans V element russe ! ni d'appel a renoncer
a sa nationalite. L' assimilation etait un phenomene banal, jour-
nalier, mais elle tissait un lien entre le judaisme russe et l'avenir
158. Mark, PH-l, pp. 519-541.
159. G. /. Aronson, Roussko-evreiskai'a petchat (La presse russo-juive), LMJR-1,
p. 563.
160. Sliosberg, t. 1. pp. 105, 260.
161. Aronson, La presse russo-juive. op. cit., pp. 563-568.
162. S. M. Guinzbourg, O roussko-evreiskoi intelligentsii (De 1' intelligentsia russo-
juive), MJ-1, pp. 35-36.
163. /. Ben-Tvi, Iz istorii rabotchego sionizma v Rossii (Propos sur l'histoire du
sionisme ouvrier en Russie), LMJR-1, p. 272.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX e SIECLES 347
de la Russie' 64 . Au reste, Sliosberg r6fute le terme & assimilation :
« Rien n'etait plus oppose a la verite » que de dire que « les
assimile's se consideraient comme... des Russes relevant de la
Loi mosai'que ». Bien au contraire, « l'appetit de culture russe
n'excluait pas que Ton confessat les traditions de la culture
hebrai'que 165 ». Cependant, apres les disillusions des annees 80,
« certains intellectuels juifs, tres impr6gn6s de l'idee d' assimilation,
sentirent une c assure se produire dans leur conception de la vie
publique l66 ». Bientot, « il ne resta presque plus une seule organi-
sation juive, un seul parti qui defendit 1' assimilation. Toutefois...,
tandis qu'elle avait rendu les armes en tant que theorie, elle restait
une composante tres reelle de la vie des Juifs de Russie, tout au
moins chez ceux qui vivaient dans les grandes villes l67 ». Mais il
fut decide" de « rompre le lien entre emancipation... et... assimi-
lation » - en clair : obtcnir l'une et non pas 1' autre, gagner regalite"
mais sans la perte de la jud6itc 168 . Dans les annees 90, l'objectif
premier de Voskhod etait de lutter pour regalite" en droits des Juifs
de Russie 169 .
Un « Bureau de defense » des Juifs de Russie s'eteit constitue" a
Petersbourg au debut du siecle, dont les membres 6taient d'emi-
nents avocats et hommes de plume. (Avant eux, le baron Hirsch
avait 6t6 le seul a oeuvrer comme ils le faisaient : e'est vers lui que
confluaient toutes les doleances des Juifs.) Sliosberg nous parle en
detail de ses fondateurs 170 .
Au cours de ccs annees-la, « l'esprit judai'que se reveilla pour la
lutte », on assista chez les Juifs a « une forte poussee de leur
conscience de soi, publique et nationale » - mais une conscience
d6sormais d£nuee de toute forme religieuse : « Les bourgs desertes
par les plus fortunes..., les villages abandonn^s par les jeunes, partis
rejoindre la ville..., l'urbanisation galopante » ont sape la religion
« dans de larges couches de la population juive des les annees 90 »,
164. Guinzbourg, De Pintelligentsia russo-juive, op. tit., pp. 37-39.
165. Sliosberg, t. 2, pp. 301-302.
166. Hessen, t. 2, p. 232.
167. EJ, I. 3, p. 232.
168. /. Mark, Pamiati I. M. Tcherikover (A la memoire de I. M. Tcherikov), MJ-2,
New York, 1944. p. 425.
169. Aronson, La presse russo-juive, op. tit, pp. 564-568.
I*?0, Sliosberg, t. 3, pp. 110-135.
348 DEUX SIECLES ENSEMBLE
et ont fait chuter Tautorite des rabbins. Les lettres des ecoles talmu-
diques eux-memes se laissaient seduire par la secularisation 171 .
(Cela dit, les notices biographiques de V Encyclopedic juive qui
concernent la generation ayant grandi a la charniere des xv? et
xx e siecles comportent souvent la mention : « a recu une education
religieuse traditionnelle ».)
En revanche, comme nous l'avons indique\ ce qui se developpa
avec une force imprevisible et sous une forme inattendue, ce fut
la palestinophilie.
Les evenements de Russie ne pouvaient pas ne pas etre per^us
et par les Juifs de Russie et par les Russes impliques dans la
vie publique sous l'eclairage de ce qui se passait au meme moment
en Europe : les contacts etaient alors libres et frequents entre
gens instruits et les frontieres etaient permcables aux idees comme
aux evenements.
Les historiens europeens rclcvent un « antisemitisme du
xix* siecle..., une animosite grandissante a l'egard des Juifs en
Europe occidentale, la ou, semblait-il pourtant, on allait a grands
pas vers sa disparition 172 ». Jusqu'en Suisse ou les Juifs, au milieu
du siecle, n'avaient pu obtenir la liberte" de residence dans les
cantons, la liberte de commercer ni celle d'exercer des metiers arti-
sanaux. En France, ce fut la bombe de 1' affaire Dreyfus. En
Hongrie, « la vieille aristocratie terrienne... accusait les Juifs... de
l'avoir ruinee » ; en Autriche et dans l'actuelle Tchequie, a la fin
du xix e siecle, se propagea un « mouvement antisemite », et « la
petite-bourgeoisie... combattait le proletariat social-democrate
en brandissant des slogans antijuifs m ». En 1898, de sanglants
pogroms eurent lieu en Galicie. Lessor dans tous les pays de la
bourgeoisie « accrut l'influence des Juifs, regroupes en grand
nombre dans les capitales et les centres industriels... Dans des villes
comme Vienne et Budapest..., la presse, le theatre, le barreau, le
corps medical compterent dans leurs rangs un pourcentage de Juifs
171. Aronson, La presse russo-juive, op. tit., pp. 213-215.
172. Parks, p. 161.
173. Istoria XIX veka v 8-mi t. (traduction russe de l'Histoire du xix e siecle en
8 volumes, de Lavisse et Rambaud, t. 7), M., 1939, pp. 186, 203.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 349
tres sup6rieur a !eur proportion dans 1' ensemble de la population.
De ces annees-la date la naissance des grosses fortunes de certains
negotiants et banquiers juifs 174 ».
Mais c'est en Allcmagne que les tendances antijuives se manifes-
terent avec le plus d'insistance. Nommons en premier Richard
Wagner (des 1869). Dans les annees 70, les milieux conservateurs
et cltiricaux r^clamaient que fussent restreints les droits des Juifs
allemands, et interdite toute nouvelle immigration juive. A dater de
la fin des annees 70 furent pris dans cette mouvance les « milieux
intellectuels eux-memes », dont le porte-parole fut l'historien
prussien Heinrich von Treitschke : « Les agitateurs d'aujourd'hui
ont bien percu l'etat d'esprit de la socicte qui considere les Juifs
comme notre malheur national » ; « les Juifs ne reussissent jamais
a se fondre avec les peuples de l'Europe occidentale », et mani-
festent de la haine envers le germanisme. Vient ensuite Karl Eugen
Duhring, rendu celebre par sa polemique avec Marx et Engels* :
« La question juive est une simple question de race, et les Juifs
sont une race qui non seulement nous est etrangere, mais qui est
irremediablement et ontologiquement mauvaise. » Puis vient le
philosophe Edouard Hartman. Dans la sphere politique, ce mou-
vement conduisit au premier congres international antijuif de 1882
(a Dresde), qui adopta le « Manifeste adresse aux peuples et aux
gouvemements Chretiens qui meurent du judai'sme », et reclama
l'expulsion des Juifs hors d'Allemagne. - Mais, au debut des
annees 90, les partis antijuifs avaient regresse et subirent toute une
serie de revers sur la scene politique 175 .
La France aussi fut le theatre sinon de l'emergence d'une th^orie
raciale aussi agressive, du moins d'une large propagande politique
antijuive : celle diffusee par fidouard Drumont dans sa Libre Parole
a partir de 1892. Puis survint «une veritable competition entre
socialisme et antisemitisme » ; « les socialistes n'hesitaient pas a
agrementer leurs harangues de sorties contre les Juifs et a s'abaisser
jusqu'a la demagogie antisemite... Un brouillard socialo-antisemite
174. Parks, p. 166.
175. EJ*, t. 2, pp. 696-708.
* Karl Eugen Duhring (1833-1921) : philosophe allemand. Ses theses, opposees aux
theories economiques et sociales de Marx et d* Engels, furent vivement critiqudes par ce
dernier dans l'ouvrage intiluld prdcisdment I'Anti-Duhring.
350 DEUX SIECLES ENSEMBLE
enveloppa la France entiere 176 ». (Fort comparable a la propagande
des populistes en Russie dans les annees 1881-1882.) Et c'est alors
qu'eclata en 1894 la tonitruante affaire Dreyfus. « Vers 1898, il
[Tantis6mitisme] atteignit son paroxysme dans toute l'Europe de
l'Ouest - en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis l77 . »
La presse russe des anndes 1870-1890 a elle aussi emis quelques
declarations antijuives, mais sans la forte coloration theorique
qu'elles eurent en Allemagne, ni la violence sociale exacerbee a
laquelle on assista en Autriche-Hongrie et en France. Citons pour
memoire les recits de Vsevolod Krestovski (Tenebres egyptiennes,
entre autres) et quelques articles de journaux mal d£grossis.
II convient de mettre a part le journal Novoi'e Vremia (« les
Temps nouveaux ») qui dut son succes a ses positions engagees
dans le « mouvement slave », lie a la guerre russo-turque pour la
defense des Balkans. Mais, « lorsque du theatre des operations
parvinrent des rapports sur les actes de rapine perpetrtis par des
intendants et fournisseurs, lesdits fournisseurs "d'origine juive"
apparurent comme 1' incarnation de tout le judaisme russe, et Novoi'e
Vremia adopta une ligne franchement antis6mite ». A partir des
annees 80, le journal fit plus que « passer dans le camp de la
reaction », «il depassa toutes les limites de la haine et de l'im-
probite dans la question juive. Le cri de mise en garde "Gare au
Juif !" retentit pour la premiere fois dans les colonnes de Novoi'e
Vremia. Le journal insistait sur la necessite de prendre des mesures
fermes contre la "mainmise" des Juifs sur la science, les lettres et
les arts russes... ». II ne manquait pas une occasion de denoncer le
fait de « se soustraire au service militaire » 178 .
Ces attaques contre les Juifs, a l'etranger comme en Russie,
emurent Vladimir Soloviev, et, des l'annee 1884, il les fustigea
vigoureusement : « Les Judeens se sont toujours comportes a notre
egard a la maniere des Judeens, et nous, Chretiens, n'avons pas
encore appris a nous comporter avec le judaisme d'une maniere
chretienne » ; « a 1' egard du judaisme, le monde chrehen dans sa
masse n'a manifeste jusqu'a present qu'une jalousie irrationnelle ou
176. Ibidem, pp. 676-677.
177. R. Noudelman, Prizrak brodit po Evrope (Un spectre hante l'Europe), in « 22 »,
Tel-Aviv, 1992, n° 84, p. 128.
178. El, t. 11, pp. 758-759.
A LA CH ARN1ERE DES XIX C ET XX C S1ECLES 35 1
une indifference debile ». Non, « ce n'est pas 1' Europe chretienne
179
».
qui est tolerante envers les Juifs, c'est 1' Europe incroyantc
L' importance croissante de la question juive pour la Russie, la
societe russe ne l'a comprise qu'avcc un demi-siecle de retard sur
son gouvernement. Ce n'est qu'apres la guerre de Crimde que
« 1' opinion publique russe naissante commenca a concevoir l'exis-
tence d'un probleme juif en Russie 180 ». Mais il fallut que
s'ecoulent encore quelques decennies avant qu'elle n'apprehendat
la primaute de cette question. « C'est la Providence qui a fait venir
dans notre patrie la plus grande partie du peuple juif, et la plus
solide », ecrivit en 1891 Vladimir Soloviev 181 .
L'annee d' avant, fort du soutien de quelques sympathisants,
Soloviev avait redige" une « Protestation » ou il etait dit que
« Punique cause de la pretendue question juive » etait Pabandon de
toute justice et de toute humanite, « un engouement insense pour
un egoi'sme national aveugle ». « Attiser la haine raciale et reli-
gieuse, chose si contraire a Pesprit du christianisme..., pervertit en
profondeur la societe et peut entrainer un retour a la barbaric. »
« II convient de denoncer avec force le mouvement antisemite »,
« ne serait-ce que par simple instinct de survie nationale 182 ».
D'apres le recit que nous en fait S. M. Doubnov, Soloviev
collecta des signatures, plus d'une centaine, y compris celles de
Tolstoi et de Korolenko*. Mais les redactions de tous les journaux
avaient regu Pordre de ne pas publier cette protestation. Soloviev
179. V S. Soloviev, Evreistvo i khristianski vopros (Le judaisme et la question chrd-
ticnnc), CEuvres compl. en 10 vol., 2 e dd., Saint-Petersbourg, 1911-1914, t. 4, pp. 135,
136, 138.
180. Aronson, La presse russo-juive, op. cit., p. 549.
181. Lettrc de V. Soloviev a F .Hetz. in V. S. Soloviev. Evreiski vopros - Khristianski
vopros/Sobranie statei (La question juive - La question chrdticnnc - Recueil d'articles),
Varsovie, Pravda, 1906. p. 34.
182. Neopoublikovannyi protest protiv antisemitizma (sostavlen. Vladimirom Solo-
vievym) (Protestation contre I'antisdmitismc, non publide [rddigde par Vladimir
Soloviev]), LMJR-1, pp. 574-575. Le tcxte de cette protestation avait eld initialement
public" dans le livre de F. Hetz, Ob otnoshenii V.Solovieva k evreiskomou voprosou
(L' attitude de V. Soloviev a l'dgard de la question juive) (M., 1920), ou il figure sous le
titre : « Ob antisemititcheskom dvijenii v petchati : Neizdannaia statia V. Solovieva »
(Sur le mouvement antisdmite dans la presse : un article inddit de V. Soloviev), puis il
fut rddditd dans la brochure « libre » de Varsovie citee ci-dessus.
* Vladimir Galaktionovitch Korolenko (1853-1921) : cdlebrc dcrivain russe, grand
ddmocrate. Exile politique, il passa dix ans en Sibdrie orientale. Ddnonce les violences
policieres et rantisemitisme. Sera horrifid par la terreur et le despotisme des bolcheviks.
352 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« adressa une lettre brulante au tsar Alexandre HI », mais on lui fit
dire que, s'il persistait, il ecoperait d'une mesure administrative. II
abandonna la partie 183 .
Tout comme en Europe, la poussee multiforme des ambitions
juives ne pouvait manquer d'6veiller chez les acteurs de la vie
publique russe ici de 1' inquietude, la une opposition farouche, la
encore, au contraire, de la sympathie. Et, chez certains, un calcul
politique. A l'instar de La Volonte" du Peuple en 1881, qui avait
compris le profit a tirer de la question juive (a l'epoque, c'etait
dans le sens de la persecution), les milieux radicaux et liberaux de
l'dpoque, soit 1'aile gauche de la societe, conijurent et firent leur
pour longtemps encore l'idee que Ton pouvait tirer profit de la
question juive, en faire une carte politique gagnante dans la lutte
contre l'autocratie : il fallait repeter sur tous les tons que le seul
moyen d'obtenir l'egalite en droits pour les Juifs, c'etait le renver-
sement definitif du pouvoir des tsars. Depuis les liberaux jusqu'aux
bolcheviks en passant par les S.-R., tous n'ont cesse d'impliquer
les Juifs - certains sous l'effet d'une reelle sympathie -, de se servir
d'eux comme d'un atout commode dans le combat antimo-
narchique. Cet atout, les rcvolutionnaires ne l'ont jamais lache, ils
1'ont exploite sans le moindre scrupule jusqu'en 1917.
Cependant, ces diverses tendances, ces debats dans les journaux
n'affecterent en rien l'attitude du peuple a l'egard des Juifs dans la
Grande Russie. Beaucoup de temoignages le confirment.
Ainsi J. Teitel, un homme qui vecut longtemps dans la Russie
profonde et frequenta beaucoup les petites gens, affirme que « toute
hostilite raciale ou nationale est etrangere au petit peuple 184 ». Ou
bicn, dans des souvenirs laisses par les princes Viazemski, cet
episode : il y avait a l'hopital de Korobovka, district d'Ousmanski,
un medecin russe un peu sans-gene, le docteur Smirnov ; les
paysans ne l'aimaient pas et celui qui le remplaca, le tout devoue
docteur Szafran, bencficia immediatement de l'affection et de la
gratitude de tous les paysans des alentours. Autre confirmation,
inspirce par l'expericnce du bagne des annees 1880-1890 :
R F. lakoubovitch-Melchinc ecrit : « Ce serait une tache ingrate que
de rechercher, meme dans la lie de notre peuple, les moindres traces
183. Cf. LMJR-I*. p. 565.
184. Teitel, p. 176.
A LA CHARNTERE DES XIX' ET XX< SIECLES 353
d'antisemitisme 185 . » Et c'est bien parce qu'ils sentaient cela que
les Juifs d'une bourgade de Bielorussie adresserent en ces termes,
au debut du xx c siecle, un telegramme a M. F. Morozova, l'epouse
d'un riche negotiant, qui s'occupait de bienfaisance : « Fais-nous
don de tant. La synagogue a brule. Tu sais bien que nous avons le
meme Dieu. » Et elle envoya la somme demandee.
Au fond, ni la presse liberate russe, ni la presse juive n'ont
jamais accuse le peuple russe de quelque antisemitisme foncier : ce
que l'une et l'autre rcpetaient sans relache, c'est que I'antisemi-
tisme, dans la masse populaire, avait ete suscite de toutes pieces et
attise par le gouvernement. La formule meme « Autocratie, Ortho-
doxie, Nationalite » etait ressentie, dans les milieux juifs cultives,
comme une formule dirigee contre les Juifs.
Au milieu du xx c siecle, nous pouvons lire chez un auteur juif :
« Dans la Russic tsariste, 1' antisemitisme n' avait pas de racines
profondes parmi le peuple... Dans les larges masses populaires, il
n'y avait pratiquement pas d' antisemitisme ; d'ailleurs, la question
meme des relations avec le judai'sme ne se posait pas... Ce n'est que
dans certaines parties de ce qu'on appelait la Zone de residence, et
principalement en Ukraine depuis l'epoque de la domination polo-
naise, que, du fait de certaines circonstances sur lesquelles il n'est
point besoin de s'appesantir ici, une certaine tendance a l'antisdmi-
tisme se manifestait dans la paysannerie l86 . » Cela est parfaitement
exact. Et Ton pourrait ajouter : la Bessarabie. (On peut juger de
l'anciennete de ces sentiments et de ces circonstances en lisant
Karamzine* : les cosaques qui entouraient le Faux Dmitri** - des
cosaques du Don, de toute Evidence - traitaient les Russes de Jidy
(Juifs) 187 , ce qui signifie que dans les provinces de l'Ouest ce
vocable constituait une injure.)
185. EJ, t. 10, p. 827.
186. S. M. Schwartz, Antisemitizm v Sovctskom Soiouze (L' antisemitisme en Union
sovietique). New York, id. Tchekhov, 1952, p. 13.
187. N. M. Karamzine, Istoria Gosoudarstva Rossiiskogo (Histoire de l'Etat russe), en
12 vol., 5 e 6d., Saint-P&ersbourg, Einerling, 1842-1844, 1. 11, p. 143.
* Nikolai' Mikha'flovitch Karamzine (1766-1826) : ecrivain russe. Sa grande Histoire
de l'Etat russe a fait dire de lui par Pouchkine, qu'il etait le « Christophe Colomb de
1'Ancienne Russie ».
** Le Faux-Dmitri, dit l'Usurpateur : en 1601 apparatt en Pologne ce personnage qui
se fait passer pour le fits d'lvan IV. II marche sur Moscou et occupe le trone de 1905 a
1906. Sera tu6 par les boyards conjures.
354 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Et dans le folklore russe, qu'en est-il ? Le dictionnaire Dahl
en globe et la Grande Russie, et les provinces occidentales, et
rUkraine. Les editions d'avant la revolution contiennent un grand
nombre de mots et d'expressions formes sur la racine jid-
(jude-). (Detail significatif : dans l'edition sovietique de 1955, toute
la typographic de la page ou figuraient ces mots a etc remaniee 188 ,
et toute cette « niche » lexicale, entre jidkii et jigalo, a ete entie-
rement supprimee.) Or, parmi ces expressions citees par Dahl, il y
en a qui sont heritees du slavon d'fZglise oil le mot jid n'etait
nullement pejoratif : c'etait le nom d'un peuple. II y en a aussi qui
viennent de la pratique polonaise et post-polonaise au sein de la
Zone de residence. D'autres encore furent introduits dans la langue
au temps des Troubles, au xvn e siecle, a une epoque ou, en Grande
Russie, il n'y avait quasiment aucun contact avec les Juifs. Ces
heritages se refletent egalemcnt dans les dictons releves par Dahl
qui les enonce sous leur forme russe - mais on devine sous celle-
ci la forme meridionale. (Et, ce qui est certain, c'est qu'ils ne sont
pas sortis des entrailles du ministere de l'lnterieur !...)
Et puis, comparons ces dictons avec d'autres : combien le peuple
n'a-t-il pas cree d'adages malveillants a l'encontre du clerge
orthodoxe ! Pas un seul, quasiment, qui soit favorable !
Un temoin de Marioupol 189 (et il n'est pas le seul, c'est une
chose av6ree) raconte que chez eux, avant la revolution, on distin-
guait nettement les deux vocables evrei (hebreu) et jid (juif)- Le
Evrei etait le citoyen respectueux de la loi, dont les mceurs, la
conduite, le comportement vis-a-vis des autres ne differaient en
rien du milieu environnant. Alors que le Jid etait le jivoder
(l'ecorcheur). Et il n'etait pas rare d'entendre : « Je ne suis pas un
Jid, je suis un honnete Evrei, je n'ai pas l'intention de vous duper. »
(De tels propos mis dans la bouche de Juifs, nous en trouvons dans
la litterature ; nous en avons lu aussi dans les brochures des
populistes.)
Cette differenciation semantique, il ne faut jamais la perdre de
vue lorsqu'on interprete les dictons.
188. Dahl, Toijovyi slovar jivogo velokorousskogo iazyka (Dictionnaire de la langue
grand-russicnne vivante), t. 1, M. 1955, p. 541.
189. /. E. Temirov, Vospominania (Souvenirs), BFRZ, f. 1, A-29, p. 23.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX C SIECLES 355
Tout cela, ce sont les traces d'une vieille querelle nationale sur
le territoire de l'Ouest et du Sud-Ouest.
Car ni dans la Russie centrale, ni dans celle du Nord et de l'Est,
pas meme lors de la secousse generate d'octobre 1905, il n'y eut
de pogroms antijuifs (s'il y eut de l'indignation, ce fut contre les
intellectuels r£volutionnaires en general, contre leur facon de
jubiler et de se railler du Manifeste du 17 octobre). Mais cela n'em-
peche pas qu'aux yeux du monde entier, la Russie d'avant la revo-
lution - non pas 1' empire, la Russie - porte a jamais le sceau de
l'infamie, celui des pogroms et des Centuries noires... et c'est inde-
lebile, incruste dans les esprits pour encore combien de siecles a
venir ?
Les pogroms antijuifs ont toujours et exclusivement eclate" dans
le sud-ouest de la Russie - comme c'avait ete le cas en 1881.
Et le pogrom de Kichinev de 1903 fut de meme nature.
N'oublions pas qu'a 1'epoque la population de Bessarabie etait
dans 1' ensemble largement illettree, qu'a Kichinev vivaient
50 000 Juifs, cinquante mille Moldaves, 8 000 Russes (en fait,
surtout des Ukrainiens, mais on ne faisait pas la difference) et
quelques milliers d'autres. Quelles furent les principales forces
responsables des pogroms ? « Les fauteurs de pogroms furent prin-
cipalement des Moldaves l90 . »
Le pogrom de Kichinev debuta le 6 avril, dernier jour de la
Paque juive et premier jour de la Paque orthodoxe. (Ce n'est pas la
premiere fois que nous observons ce lien tragique entre les pogroms
antijuifs et la Paque des Chretiens : en 1881, en 1882 et en 1899 a
Nikolaev 191 - et cela nous remplit d'une douleur et d'une
inquietude extremes.)
Recourons a l'unique document qui soit fond£ sur une enquete
rigoureuse menee a chaud, sitot apres les evenements. II s'agit de
l'acte d'accusation dresse par le procureur du tribunal local,
V. N. Goremykine, lequel « n'a pas cite un seul Juif en qualite
190. PEJ, t. 4, p. 327.
191 . L Praisman, Pogromy i samooborona (Pogroms et autodeTense), in « 22 », 1986-
1987, n° 51, p. 176.
356 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'accuse\ ce pour quoi il fut aprement vilipende par la presse reac-
tionnaire' 92 ». (Comme nous le verrons, le tribunal siegea d'abord
a huis clos pour « ne pas exacerber les passions », et 1'acte d' accu-
sation fut publie initialement a 1' Stranger dans l'organe de presse
Smigre' de Stuttgart Osvobojdenie [« Liberation »] 193 .)
Le document s'ouvre sur le compte rendu de « heurts habituels
entre Juifs et Chretiens tels qu'il s'en est produit toutes ces dernieres
annSes a Paque », et sur « l'animosite de la population locale a
l'egard des Juifs ». II y est dit que « deux semaines deja avant la
Paque..., des bruits ont circuit en ville, annongant que, pour les
fetes a venir, il y aurait des agressions contre les Juifs ». Un journal,
le Bessarabets (« le Bessarabien »), avait joue ici un role de
boutefeu en publiant « jour apr&s jour, tout au long des demi&res
semaines, des articles incendiaires, fortement antijuifs, qui ne
passerent pas inaper£us aupres des petits commis, des gratte-papier,
de tout un petit peuple peu instruit de Bessarabie. Parmi les derniers
articles provocateurs du journal, il y eut celui relatant le meurtre
d'un enfant Chretien dans le bourg de Doubossary, perpetre soi-
disant par des Juifs dans un but rituel » (et un autre bruit courait
comme quoi un Juif avait assassine sa servante chretienne alors que
celle-ci, en realite, s'etait suicidee l94 ).
Et la police de Kichinev, que fit-elle ? « N'accordant aucun credit
particulier aux rumeurs », et en depit du fait que, « ces dernieres
annSes, des rixes survenaient regulidrement entre Juifs et chrStiens,
la police de Kichinev ne prit aucune mesure preventive serieuse »,
elle ne fit que renforcer les patrouilles « pour les fetes, dans les
lieux ou la foule allait etre la plus dense », en leur adjoignant des
hommes recrutes dans la garnison locale 195 . Le chef de la police ne
donna aucune instruction claire a ses grades.
C'est bien la le plus impardonnable : des rixes a repetition tous
les ans pour la Paque, des rumeurs d'une pareille teneur - et la
police se croise les bras. Un signe de plus de l'etat de deliquescence
192. EJ, t. 9, p. 507.
193. Kichinevski pogrom : Obvinitelnyi akt (Le pogrom de Kichinev : 1'acte d'accu-
sation), Osvobojdenie, Stuttgart, 19 oct. 1903, n°9 (33), suppldment, pp. 1-4.
194. /. G. Froumkine, Iz istorii rousskogo evreistva : vospominaniia, materialy,
dokoumenty (Sur I'histoire des Juifs de Russie : souvenirs, matdriaux, documents),
LMJR-l,p.59.
195. Kichinevski pogrom : Obvinitelnyi akt (Le pogrom de Kichinev : 1'acte d'accu-
sation), op. cil., p. 1.
A LA CHARNIEKE DES XIX' ET XX e SIECLES 357
de l'appareil gouvernemental. Car de deux choses, 1'une : ou bien
on lache l'empire (combien de guerres, combien d'efforts deployes
dans le but de reunir, pour d'obscures raisons, la Moldavie a la
Russie), ou bien on veille au bon ordrc qui doit regner sur tout
son territoire.
Le 6 avril dans l'apres-midi, les rues de la ville sont envahies
par le « peuple en fete », avec « beaucoup d' adolescents » deam-
bulant au milieu de la foule, ainsi que des gens em6ches. Les
garcons se mettent a lancer des pierres contre des maisons juives
proches, tirant de plus en plus fort, et quand le commissaire et ses
inspecteurs tentent d'arreter l'un d'eux, « ils recoivent des cailloux
a leur tour ». Des adultes alors s'en melent. « La police ne prit
aucune mesure ferme pour enrayer les desordres » et ceux-ci
deboucherent sur la mise a sac de deux boutiques juives et de
quelques remises. Dans la soiree, les desordres s'apaiserent,
« aucune voie de fait n'avait ete perpetree contre les Juifs ce jour-
la » ; la police avait arrete soixante personnes au cours de la
journee.
Cependant, « au petit matin du 7 avril, la population chre-
tienne..., tres agitee, commence a se rassembler en divers endroits
de la ville et dans les faubourgs, par petits groupes qui provo-
querent avec les Juifs des affrontements a caractere de plus en plus
violent ». De la meme fa?on, des la premiere heure, sur le Nouveau
Marche, « plus de cent Juifs s'etaient rassembles, armes de pieux
et de piquets, de fusils meme ici et la, qui tirerent quelques coups
de feu. Les Chretiens n'avaient pas d'armes a feu. Les Juifs
disaient : "Hier, vous n'avez pas disperse les Russes, aujourd'hui
nous allons nous defendre nous-memes." Et certains tenaient a la
main des bouteilles avec du vitriol qu'ils langaient sur les Chretiens
qu'ils rencontraient ». (Les officines pharmaceutiques etaient tradi-
tionnellement tenues par des Juifs.) « Des rumeurs se propagent
alors a travers la ville, rapportant que les Chretiens ont 6t€ agresses
par les Juifs ; elles s'enflent en passant de bouche en bouche et
exasperent la population chretienne » : on transforms « ont 6te
battus » en « ont ete abattus », on colporte que les Juifs ont saccage
la cathedrale et ont assassine" le pretre. Et voici qu'«en divers
points de la ville, de petits groupes de quinze a vingt personnes
chacun, principalement des ouvriers, avec des adolescents en tete
qui jettent des pierres dans les carreaux des fenetres, commencent
358 DEUX SIECLES ENSEMBLE
a piller les boutiques, les locaux, lcs habitations des Juifs, brisant
tout a l'interieur. Ces groupes sont peu a peu grossis par les
passants ». Vers les deux, trois heures du matin, « les de\sordres se
propagent dans un rayon de plus en plus etendu » ; « les maisons
ou des icones ou des croix ont ete exposees aux fenetres ne sont
pas touchees ». « Dans les locaux saccag6s, tout fut totalement
detruit, les marchandises ejectees hors des boutiques pour etre ou
pi6tinees, ou derobees par des individus qui escortaient les agres-
seurs. » On alia jusqu'a « saccager les maisons de priere des Juifs,
par jeter a la rue les rouleaux sacres [la Thora] ». Les debits de
boissons, bien evidemment, furent mis a sac ; « le vin etait deverse
dans la rue ou bu sur place par les bandits ».
L'inertie de la police, due a 1' absence d'un commandement digne
de ce nom, fit que ces forfaits furent perpetres impunement - ce
qui ne manqua pas d'encourager et d'exciter les malfaiteurs. Les
forces de police, laissees a elles-memes, loin d'unir leurs efforts,
agissaient selon leur instinct... « et les policiers subalternes
resterent le plus souvent des spectateurs muets du pogrom ». On
lan?a tout de meme par telephone un appel a la garnison locale
pour faire venir des renforts, mais, « chaque fois que les soldats se
portaient en un point donne, ils n'y trouvaient plus personne », et,
« en l'absence de nouvelles instructions, ils restaient inactifs » ;
« ils etaient dissemines dans la ville en groupes isoles, sans objectif
clair et sans coordination des uns avec les autres » ; « ils ne
faisaient que disperser la foule des excites ». (Cette garnison n' etait
pas des plus performantes, et, de surcroit, e'etait juste apres la
Paque : beaucoup d'officiers et de soldats se trouvaient en
permission 196 .) « L'inertie de la police... engendra de nouvelles
rumeurs, comme quoi le gouvernement aurait permis de s'en
prendre aux Juifs, puisqu'ils sont des ennemis de la patrie » - et le
pogrom, dechaine, avine\ s'envenima. « Les Juifs, craignant pour
leurs biens et pour leur vie, perdirent tout sang-froid, la peur les
rendit fous. Plusieurs d'entre eux, s'armant de revolvers, passerent
a la contre-attaque pour se defendre. Embusques au coin des rues,
derriere les clotures, sur les balcons, ils se mirent a tirer sur les
196. Materialy dlia istorii antievreiskikh pogromov v Rossii (Maldriaux pour l'histoire
12 vol.. 5 L - ed., Saint-Paersbourg, Eincrling, 1842-1844, 1. 11, p. 143 ; S. M. Doubnov et
G. I. Krasnyi-Admoni, t. 1, Pg. 1919 (Matcriaux...), p. 340.
A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX C SIECLES 359
pillards, mais maladroitement, sans viser lcurs cibles, si bien que
cela ne les aida en rien et ne fit que susciter chez les fauteurs de
pogrom une terrible explosion de rage. « La foule des pillards fut
prise de fureur et, la ou avait retenti la fusillade, elle se porta
aussitot pour mettre tout en pieces et faire violence aux Juifs qui
se trouvaient la. » « Un coup de feu fut particulierement fatal aux
Juifs : celui qui faucha un jeune garcon russe, le petit Ostapov. »
A partir dc une heure, deux heures de l'apres-midi, les coups portes
aux Juifs prirent un caractere de plus en plus violent », et, a partir
de cinq heures, ils s'accompagnerent d'« une serie de meurtres ».
A trois heures et demie de l'apres-midi, le gouverneur Von
Raaben, totalement depasse, passa un ordre au chef de la garnison,
le general Bekman, autorisant l'« usage des armes ». Bekman fit
aussitot quadriller la ville, et les troupes, qui avaient et€ « lancees
a Taventure », marcherent des lors en bon ordre. « De ce moment,
la la troupe put proccder a des arrestations massives », et des
mesures energiques furent prises. A la tombee de la nuit, le pogrom
etait maitrise.
L'acte etablit le bilan des victimes : « On denombra 42 morts,
dont 38 Juifs » ; « tous les corps portaient des traces de coups par
des objets contondants - gourdins, pelles, pierres -, et, pour
certains, des coups de hache » ; « presque tous etaient blesses a la
tete, quelques-uns a la poitrine dgalement. Ils ne presentaient pas
de traces de balles, aucune trace de tortures ou de viol non plus
(cela fut confirme par les expertises des medecins et les autopsies,
ainsi que par le rapport du Departement medico-legal de l'Admi-
nistration centrale de Bessarabie) ; « on denombra 456 blesses, dont
62 parmi les chr&iens... ; 8 portaient des blessurcs par balles... Sur
les 394 blesses juifs, 5 seulement etaient des blesses graves.
Aucune trace de sevices..., si ce n'est chez un homme borgne dont
1'ceil sain avait ete arrache... Les trois quarts des hommes agresses
Etaient des adultes ; il y eut trois plaintes pour viol, dont deux firent
l'objet de poursuites ». 7 militaires furent blesses, dont un soldat
qui « eut le visage brule au vitriol » ; 68 policiers ecoperent de
blessures legeres. « II y eut 1 350 maisons saccagees, soit presque
le tiers des maisons de Kichinev : un chiffre enorme, 1 'Equivalent
d'un bombardement... Pour ce qui est des arrestations, « on en
compta 816 au matin du 9 avril », et, outre les enquetes concernant
les meurtres, 664 personnes comparurent en justice.
360 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Chez certains auteurs, les chiffres des victimes parmi lcs Juifs
different des statistiques officielles, mais 1'ecart n'est pas tres
grand. Le Livre sur les Juifs de Russie estime qu'il y eut 45 Juifs
tues, 86 grievement blesses, 1 500 maisons et boutiques pillees ou
detruites ,97 . Bickerman avance le chiffre de 53 morts, mais peut-
etre pas tous juifs m . U Encyclopedie juive recente (1988) declare :
« 49 personnes furent tu£es, 586 blessees, plus de 1 500 maisons et
echoppes pillees '". »
Telle est la description officiclle. Mais nous sentons bien ce qui
se dissimule derriere elle. On nous dit : « Une seule personne, un
Juif infirme d'un ceil », a eu l'autre arrache. Nous en apprenons un
peu plus chez Korolenko dans son essai Dom n° 13 (« La maison
n° 13 ») 200 . Ce pauvre homme s'appelait Meer Weisman. « A ma
question, ecrit Korolenko - savait-il qui lui avait fait cela ? -, il
repondit avec une parfaite serenite qu'il ne le savait pas, mais
qu'"un gamin", le fils de ses voisins, s'etait vante de l'avoir fait a
l'aide d'un poids en plomb attache a une cordclette. » Nous voyons
done que bourreaux et victimes se connaissaient plutot bien...
Korolenko se reprend : « C'est vrai que ce que j'avance, je le
tiens des Juifs eux-memes, mais il n'y a pas de raison de ne pas
accorder foi a leurs dires... Pourquoi auraient-ils invente" ces
details ?... » Et, en effet, pour quelle raison la famille de Bentsion
Galanter, frappe mortellement i la tete, aurait-elle invente que les
meurtriers lui avaient plante des clous dans tout le corps ? La
famille du comptable Nisenson n'etait-clle pas assez eprouvee,
pourquoi aurait-elle ajoute qu'on l'avait « rince » dans une flaque
avant de le massacrer ? Ces details-la ne sont pas de la fiction.
Mais a ceux qui se trouvaient loin des evencments, aux agitateurs
de l'opinion publique, ces horreurs ne sujfisaient pas. Ce qu'ils
retenaient, ce n'etaient pas la tragedie, le malhcur, les morts,
c'etait : comment les exploiter pour frapper le pouvoir tsariste ? Et
ils recoururent a des exagerations terrifiantes. Surmonter ses reac-
tions d'horreur, tachcr de voir clair dans les versions echafaudees
au cours des mois et des annSes suivants, ne serait-ce pas minimiser
197. Froumkine, LJR-1, p. 59.
198. Biekerman, ReJ. p. 57.
199. PEJ, t. 4, p. 327.
200. V G. Korolenko, Dom n° 13, Sobr. sotch. ((Euvres completes), t. 9, M. 1995,
pp. 406422.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX' SIECLES 361
la tragedie ? et s'attirer bien des avanies ? Mais y voir clair est un
devoir, car on a profite" du pogrom de Kichinev pour noircir la
Russie et la marquer a tout jamais du sceau de l'infamie.
Aujourd'hui, tout travail historique honnete sur le sujet exige qu'on
fasse la difference entre 1' horrible verite et les mensonges perfides.
La conclusion de Facte d'accusation est la suivante : les
desordres « n'ont atteint l'ampleur decrite qu'a cause de l'inertie
de la police, privee d'un commandement adequat... L'cnquete preli-
minaire n'a pas trouve d' indices prouvant que les desordres avaient
ete pr6m<§diteV l)l ».
Ces indices, aucune autre enquete ulterieure ne les a trouves
non plus.
Mais qu'a cela ne tienne : le Bureau pour la defense des Juifs,
que nous avons deja evoque (y participaient des personnages aussi
eminents que M. Winaver, G. Sliosberg, L. Bramson, M. Koulicher,
A. Braoudo, S. Pozner, Krohl 2 " 2 ), des que lui parvint la nouvelle
du pogrom dc Kichinev, exclut d' entree de jeu toutes les causes
possibles hormis celle d'un complot foment^ d'en haut : « Qui a
donne l'ordre d'organiser le pogrom, qui a pris la direction des
forces tenebreuses qui l'ont perpetr6 203 ? » « Des que nous avons
appris dans quel climat s'etait deroulee la tuerie de Kichinev, nous
n' avons pas doute que cette entreprise diabolique n'efit pu avoir
lieu si elle n'avait ete concoctee par le departement de la Police et
menee sur son ordre. » Bien que, naturellement, « les miserables
aient tenu secret leur projet », ecrit M. Krohl dans les annees 40 du
xx* siecle 204 . « Mais, si convaincus que nous soyons que la tuerie
de Kichinev a ete premedttee en haut lieu, avec l'accord tacite et
peut-etre a 1' initiative de Plehve, nous ne pouvons demasquer ces
assassins haut places et les cxposer dans la lumiere a la face du
monde qu'a une condition : si nous avons les preuves les plus indis-
cutables contre eux. C'est pourquoi nous avons decide de depecher
a Kichinev le celebre avocat Zaroudny 205 . » « C'etait la personne
la plus indiquee pour la mission que nous lui avions confiee », « il
201. Le pogrom dc Kichinev : facte d'accusation, op. cil., p. 3.
202. Krohl, Stranitsy... (Pages...), p. 299.
203. Sliosberg, t. 3, p. 49.
204. M. Krohl, Kichinevski pogrom 1903 goda i Kichinevski pogromnyi protses (Le
pogrom de Kichinev de 1903 et le proces du pogrom de Kichinev), MJ-2, p. 372.
205. Ibidem, pp. 372-373.
362 DEUX SIECLES ENSEMBLE
a entrepris de reveler les ressorts caches du massacre de Kichinev,
celui apres lcquel la police, pour detourner 1' attention, a arrete
quelques dizaines de voleurs et de pillards 206 ». (Rappelons qu'au
lendemain du pogrom, 816 personnes avaient 6ti arretees.)
Zaroudny collecta des informations et rapporta un « materiau d'une
exceptionnelle importance ». A savoir que « le principal respon-
sable, l'organisateur du pogrom, avait ete le chef de la Securite
locale, K. Lewendal », un officier de gendarmerie qui avait et6
nomme a Kichinev peu avant le pogrom. C'est « sur son ordre que
la police et la troupe ont ouvertement prete main-forte aux assassins
et aux pillards 207 ». II aurait « totalement paralyse Taction du
gouverneur 208 ». (On sait pourtant qu'en Russie ni la police ni
encore moins la troupe n'etaient sous les ordres de l'Okhrana.)
Ledit materiau « d'une exceptionnelle importance », qui
denoncait les coupables « avec une absolue certitude », ne fut
toutefois jamais publie ni sur le moment, ni plus tard. Pourquoi ?
Mais parce que, s'il 1' avait ete, comment Lewendal et ses complices
auraient-ils pu echapper au chatiment et au deshonneur? Ce
materiau, on ne le connait que par oui-dirc : un marchand denomme
Pronine et un notaire denomme Pissarjevski se seraient plusieurs
fois retrouves dans un certain cafe et, sur instructions de Lewendal,
auraient planifie le pogrom 209 . Et c'est apres ces reunions que toute
la police et toute la troupe opterent pour le pogrom. Le procureur
Goremykine examina les accusations portees contre Lowendal et
les declara infondees 2 ' . (Le journaliste Krouchevane, dont les
articles incendiaires avaient reellement favorise le pogrom, fut
frappe deux mois plus tard a Petersbourg de coups de couteau par
Pinhas Dachevski qui voulait le tuer 2 ")-
Le pouvoir, pendant ce temps, poursuivait l'enquete. On depecha a
Kichinev le directeur du departement de la Police, A. A. Lopoukhine
(avec ses sympathies liberates, il etait insoup?onnable aux yeux de
l'opinion). Le gouverneur Von Raaden fut limoge, ainsi que
206. Krohl, Slranitsy... [Pages...], op. tit., pp. 301, 303.
207. Ibidem, pp. 301-304.
208. Krohl, op. cit., MJ-2, p. 374.
209. Ibidem.
210. Rapport au procureur n° 1392 du 20 no v. 1903 ; Rapport au procureur n° 1437
du 1" dec. 1903, in Materialy... [Matenaux...], op. cit., pp. 319, 322-323.
211. EJR, 1. 1, p. 417.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX" SIECLES 363
plusieurs autres hauts fonctionnaires de Bessarabie ; on nomraa un
nouveau gouverneur, le prince S. Ourousov (qui allait bientot etre
un K.D. fort en vue, et signera l'appel a la rebellion dit « Appel de
Vyborg »). Une circulaire du ministre de l'lnterieur, Plehve, fut
publiee dans Le Messager du gouvernement du 29 avril : il y disait
son indignation devant l'inaction des autorites de Kichinev ; il
appelait tous les gouverneurs de province, les gouverneurs de ville
et les chefs de police a stopper vigoureusement toutes violences en
prenant toutes les mesures possibles 212 .
L'Eglise orthodoxe s'exprima elle aussi. Le saint-synode publia
une circulaire adjurant le clerg£ de prendre des mesures pour
extirper les sentiments d'hostilitd envers les Juifs. Quelques
hi6rarques, notamment le pere Jean de Cronstadt, tres ecoute et
venere des fideles, s'adresserent au peuple Chretien en exprimant
leur reprobation, leurs exhortations, leurs appels a l'apaisement.
« lis ont substitue a la fete chr6tienne une orgie sanguinaire et sata-
nique 213 . » Et l'eveque Antoine (Krapovitski) de declarer : « Le
chatiment de Dieu s'abattra sur les miserables qui ont fait couler
un sang apparente au Dieu-IIomme, a Sa Mere toute Pure, aux
apotres et aux prophetes... pour que vous sachiez combien l'Esprit
Divin cherit le peuple juif, rejetE encore de nos jours, et quel est
Son courroux contre ceux qui voudraicnt L'offenser 214 . » On
distribua a la population un texte sur ce sujet. (Les longucs exhorta-
tions et explications de 1'Eglise n'etaient toutefois pas sans refleter
un etat d'esprit archai'que, fige depuis des siecles et qui allait etre
depasse par les redoutables Evolutions en cours.)
Dans les premiers jours de mai, soit un mois apres les evene-
ments, une campagne d'information mais aussi d'intoxication
autour du pogrom eclata aussi bien dans la presse russe que dans
l'europeenne et l'americaine. A Petersbourg, des articles forcenes
parlerent d'assassinats de meres et de nourrissons, de viols - tantot
de jeunes lilies mineures, tantot, bien sur, de femmes sous les yeux
de leur mari ou de leurs pere et mere ; il y etait question de
212. In Materialy... [Mat6riaux...], op. cit., pp. 333-335 ; Praviielstvennyi vestnik
(Messager du gouvemement), Saint-Petersbourg, n" 97, 1903, 29 avril (12 mai).
213. / de Cronstadt : Mes pensees a propos des violences perp&rees par les Chretiens
contre les Juifs a Kichinev, in Materialy... [Materiaux...], op. cit., pp. 354, 356.
214. Homelie de l'eveque Antoine du 30 avril 1903, in Materialy... [Materiaux...],
op. cit., pp. 354, 356.
364 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« langues arrachees ; un homme fut e\entre\ une femme eut la tete
perc6e de clous enfonces par les narines 215 ». Moins d'une semaine
s'etait ecoulee quand ces details horrifiants parurent dans les
journaux d'Occident. L' opinion publique occidentale y ajouta plei-
nement foi. Les Juifs influents en Angleterre s'appuyerent sur ces
affabulations et les inclurent mot pour mot dans leur protestation
publique 216 . Devons-nous le redire : « Aucune trace de sevices ou
de viols n'avait ete observee sur les corps. » A cause d'une
nouvelle vague d'articles de journaux, on demanda aux medecins
16gistes de presenter des expertises complementaires. Le medecin
du Service sanitaire de la ville, denomme Frenkel (qui avait
examine les corps dans le cimetiere juif), et un autre, denomme
Tchorba (qui avait accueilli les morts et les blesses a l'hopital du
zemstvo de Kichinev entre cinq heures du soir, le deuxieme jour
apres la Paque, et midi, le troisieme jour, puis a l'hopital juif), et
le docteur Vassiliev (qui avait procede a l'autopsie de trente-cinq
cadavres) - tous attesterent 1' absence sur les corps de traces de
tortures ou des violences decrites dans les journaux 217 . On apprit
plus tard, lors du proces, que le docteur Dorochevski - celui qui,
pensait-on, avait fourni ces effroyables informations - n'avait rien
vu de ces atrocites et, de plus, declinait toute responsabilite dans la
publication des articles a scandale 218 . Quant au procureur pres la
chambre criminelle d'Odessa, il avait, pour repondre a une question
de Lopoukhine sur les viols, « mene en secret sa propre enquete » :
les recks des families des victimes elles-memes ne confirmerent
aucun cas de viol ; les cas concrets, dans l'expertise, sont positi-
vement exclus 219 . Mais qui a cure des examens et des conclusions
des medecins ? Qui se soucie des recherches concretes du
procureur ? Tous ces documents peuvent bien rester a jaunir dans
les dossiers des cabinets !
Tout ce que les temoins n'avaient pas confirme, tout ce que
Korolenko n'avait pas raconte, les autorites n'eurent pas la presence
215. Sankt-Petersbourgskid vcdomosti (Nouvelles de Saint-Petersbourg), 24 avril
(7 mai 1903), p. 5.
216. Baltimore Sun. 16 mai 1903, p. 2 ; The Jewish Chronicle. 15 mai 1903, p. 2;
Protest by the Board of Deputies and the Anglo- Jewish Association, Times, 18 mai
1903, p. 10.
217. In Materialy... [Materiaux...], op. cit., pp. 174-175.
218. Ibidem,?. 279.
219. Ibidem, pp. 172-173.
A LA CHARNIERE DES XIX C ET XX' SIECLES 365
d'esprit de le reTuter. Et tous ces details se propagerent de par le
monde et prirent dans l'opinion la forme d'un fait, ce qu'ils allaient
demeurer pendant tout le xx e siecle et qu'ils seront probablement
encore pendant tout le xxi e - refroidis, figes, arrimes a jamais au
nom de la Russie.
Or la Russie, depuis de longues annees deja mais avec de plus
en plus d'acuite, connaissait une folle, une mortelle distorsion entre
la « society civile » et le gouvernement. II s'agissait d'une lutte a
mort : pour les milieux liberaux et radicaux, et plus encore pour les
revolutionnaires, tout incident (vrai ou faux) jetant le discredit sur
le gouvernement eteit pain benit, et pour eux tout etait permis
- n'importe quelle exageration, n'importe quelle deformation,
n'importe quel maquillage des faits ; 1' important etait d'humilier le
pouvoir le plus severement possible. Pour les radicaux russes, un
pogrom de cette gravite etait une chance dans leur combat !
Le gouvernement resolut d'interdire toute publication dans les
journaux concernant le pogrom, mais c'etait une maladresse, car
les rumeurs furent repercutees avec d'autant plus de force par la
presse europeenne et americaine ; toutes les elucubrations s'echa-
fauderent avec plus d'impunite encore - exactement comme s'il
n'y avait jamais eu aucun constat de police.
Et la voila lancee, la grande offensive contre le gouvernement
du tsar. Le Bureau pour la defense des Juifs diffusa des tele-
grammes dans toutes les capitales : organiser partout des meetings
de protestation 220 ! Un membre du Bureau ecrivit : « Nous avons
communique les details sur les atrocites... en Allemagne, en France,
en Angleterre, aux Etats-Unis... L'impression que causercnt nos
informations fut fracassante ; a Paris, Berlin, Londres et New York,
il y eut des meetings de protestation au cours desquels les orateurs
brosserent un tableau effrayant des crimes commis par le gouver-
nement tsariste 221 . » Le voila, se disait-on, l'ours russe tel qu'il est
depuis la nuit des temps ! « Ces atrocites frapperent le monde de
stupeur. » Et maintenant, sans plus aucune retenue : la police et les
soldats ont par tous les moyens prete main-forte aux assassins et
aux pillards pour qu'ils perpetrent leurs actes inhumains 222 . » La
220. Krohl, op. cit., MJ-2. pp. 376-377.
221. Krohl, Stranitsy... (Pages...), op. cit., p. 302.
222. Krohl, op. cit., MJ-2, pp. 37 1-372.
366 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« maudite autocratie » s'est elle-meme marquee d'une fletrissure
indelebile ! Dans les meetings, on stigmatisait le nouveau forfait du
tsarisme, « prem6dite" par lui ». Dans les synagogues de Londres, on
accusa... le saint-synode d'avoir commis cette tuerie d'inspiration
religieuse. Quelques hierarques de l'Eglise catholique firent eux
aussi etat de leur reprobation. Mais ce fut de loin la presse euro-
peenne et americaine qui se montra la plus virulente (notamment
le magnat de la presse William Hearst) : « Nous accusons le
pouvoir tsariste d'etre responsable du massacre de Kichinev. Nous
dtSclarons que sa culpabilite dans cet holocauste est totale. C'est
devant sa porte et devant aucune autre que sont exposees les
victimes de ces violences. » « Que le Dieu de Justice descende ici-
bas pour en finir avec la Russie comme II en a fini avec Sodome
et Gomorrhe... et qu'Il evacue de la face de la Terre ce foyer pesti-
lentiel. » « La tuerie de Kichinev depasse en insolente cruaute tout
ce qui a jamais ete" enregistre dans aucune nation civilisee 223 »... (y
compris, il faut croire, 1' extermination des Juifs dans 1' Europe du
Moyen Age ?).
Helas, se rejoignent dans la meme appreciation des evenements
des Juifs plus ou moins circonspects, plus ou moins etourdis. Et,
pas moins de trente ans apres les faits, le respectable juriste qu'est
G. Sliosberg ressert les memes details dans des publications de
1' emigration - (alors que lui-meme n'est jamais alle a Kichinev ni
sur le moment, ni apres) : les clous plantes dans la tete de la victime
(il va jusqu'a attribuer cette information au recit de Korolenko !),
et les viols, et la presence de « plusieurs milliers de soldats » (la
modeste garnison de Kichinev n'en avait jamais vu autant !) qui
« semblaient etre la pour proteger les fauteurs du pogrom 224 ».
Mais la Russie, dans le domaine de la communication, 6tait inex-
perimentee, elle etait bien incapable de se justifier de facon cohe-
rente ; elle ignorait encore tout des methodes utilisees pour cela.
En attendant, la pretendue « froide premeditation » du pogrom
n'etait etayee par aucune preuve solide - aucune qui fut a la mesure
de la campagne dechainee. Et, bien que l'avocat Zaroudny eOt
d6ja « clos son enquete et... fermement etabh que l'organisateur
223. « Remember Kichineff » (Editorial), The Jewish Chronicle, 15 mai 1903, p. 21 ;
22 mai 1903, p. 10 ; Baltimore Sun, 16 mai 1903, p. 4.
224. Sliosberg, t. 3, pp. 48-49, 61-64.
A LA CHARNIERE DES XIX* ET XX* S1ECLES 367
principal et le commanditaire du pogrom n'etait autre que le chef
de l'Okhrana locale, le baron Lewendal 225 » -, meme dans cette
variante, le personnage de Lewendal n'atteignait pas d'assez pres
le gouvernement, il fallait tirer encore un peu pour arriver jusqu'au
pouvoir central.
Mais nous y voila ! - six semaines apres le pogrom, a point pour
attiser encore 1' indignation gen£rale et pour dcshonorer la figure
cle du pouvoir, on « decouvrit » (nul ne sait ou, nul nc sait par qui,
mais fort a propos) le texte d'une « lettre archisecrete » du ministre
de I'lnterieur Plehve au gouverneur de Kichinev, Von Raaben (non
point une circulaire adressee a tous les gouverneurs de la Zone de
residence, non, mais une lettre adressee a lui seul, dix jours avant
le pogrom), dans laquelle le ministre, en des termes plutot evasifs,
prodiguait un conseil : si des desordres graves se produisent dans
la province de Bessarabie, ne pas les reprimer par les armes, mais
n'utiliser que la persuasion. Et voila qu'un individu, fort a propos
la aussi, transmit le texte de cette lettre a un correspondant anglais
a Petersbourg, D. D. Braham - et celui-ci s'empressa de la publicr
a Londrcs dans le Times du 18 mai 1903 226 .
A priori : que pese une seule publication dans un seul journal,
que rien ne vient corroborer - ni sur 1' instant, ni plus tard ? Mais
elle pese autant que vous voulez ! Enormement, meme ! Et, dans
le cas present, la publication du Times fut comme etayee par la
protestation de Juifs britanniques eminents, avec Montefiore a leur
tete (issu d'une celebrissime famille) 227 .
A la faveur du climat qui regnait de par le monde, cette lettre
connut un colossal succes : les intentions sanguinaires contre les
Juifs du tsarisme universellement abhorre, qui n'avaient pas encore
ete prouv^es, se trouvaient brusquement « attestees avec documents
a l'appui ». Articles et meetings connurent une nouvelle recrudes-
cence a travers le monde entier. Le troisieme jour apres la publi-
cation, le New York Times fit remarquer que « trois jours deja que
la lettre a 6te divulguee - et aucun dementi n'est survenu », et la
presse britannique a deja decrete qu'elle etait authentique. « Que
peut-on dire du niveau de civilisation d'un pays dont un ministre
225. Ibidem.
226. Times, 18 mai 1903, p. 10.
227. » Protest by the Board of Deputies and the Anglo-Jewish Association », Times,
18 mai 1903, p. 10.
368 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pcut donncr son blanc-seing a de telles exactions 228 ? » Le gouver-
nement russe, lui, dans sa maladresse et son incomprehension de
la gravite des choses, ne trouva rien de mieux a faire que lacher
negligemment un dementi laconique signe du chef du departement
de la Police, A. Lopoukhine, et cela seulement au neuvieme jour
apres la publication scandaleuse du Times 229 , mais, au lieu
d'enqueter sur la falsification, il se contenta d'expulser Braham
du territoire.
L'on peut avancer avec certitude qu'il s'agissait bien d'un faux,
et ce, pour plusieurs raisons. Non seulement parce que Braham n'a
jamais exhibe la moindre preuve de 1' authenticity de la lettre. Non
seulement parce que Lopoukhine, ennemi declare de Plehve, a
lui-meme dementi ce texte. Non seulement parce que le prince
Ouroussov, grand sympathisant des Juifs, qui avait succede a Von
Raaben et controlait les archives du gouvernorat, n'y avait trouve
aucune « lettre de Plehve ». Non seulement parce que le pauvre
Von Raaben, limoge, sa vie et sa carriere brisces, jamais, dans ses
efforts desesperes pour retablir sa reputation, ne s'est plaint d'avoir
recu des instructions « d'en haut » - ce qui aurait aussitot restaurs'
sa carriere et fait de lui l'idole de la societe liberale. La raison
principale reside enfin dans le fait que les archives de l'Etat, en
Russie, n'avaient rien de commun avec les archives truqu6es de
l'ere sovietique, quand on concoctait a la demande n'importe quel
document ou qu'on brulait tel autre en catimini. Non, dans les
archives russes, tout etait conserve, inviolablement et pour toujours.
Sitot apres la revolution de fevrier, une commission d'enquete
extraordinaire du gouvemement provisoire, et, plus zelee encore, la
« Commission speciale pour l'6tude de l'histoire des pogroms »,
avec des enqueteurs aussi seYieux que S. Doubnov, G. Krasny-
Admoni, ne trouverent ni a Petersbourg, ni a Kichinev, le document
incrimine, non plus que son enregistrement a 1' entree ou a la sortie ;
elles ne trouverent que la traduction en russe du texte anglais de
Braham (ainsi que des papiers comportant « des indications rela-
tives aux chatiments severes et aux destitutions... sanctionnant toute
action ill6gale des agents responsables de la question juive 230 ».
228. New York Times, 19 mai 1903, p. 10 ; 21 mai 1903, p. 8.
229. Times, 27 mai 1903, p. 7.
230. P. P. Zavarsine, Rabota ta'inoi politsii (Le travail de la Police secrete), Paris,
1924, pp. 68-69.
A LA CHARNIERE DES XIX' ET XX C SIECLES 369
Apres 1917, qu'avait-on encore a craindre ? Or, pas un seul temoin,
pas un seul memorialiste ne s'est trouve pour raconter d'ou etait
tombe cet immortel telegramme, ou pour se vanter d'avoir servi
d' intermediate. Et Braham lui-meme - ni a l'epoque, ni plus tard -
n'a pipe le moindre mot.
Mais cela n'empecha pas le journal constitutionnel-democrate
Retch (« Parole ») d'ecrire encore avec assurance, le 19 mars 1917 :
« Le bain de sang de Kichinev, les pogroms contre-revolutionnaires
de 1905 furent organises, comme cela a ete etabli definitivement,
par le departement de la Police. » Et, en aoflt 1917, a la Conference
d'Etat de Moscou, le president de la Commission d'enquete
extraordinaire declara publiquement qu'il « presenterait bientot les
documents du departement de la Police concernant 1' organisation
des pogroms antijuifs » - mais ni bientot ni bien tard, ni la
Commission ni, ulterieurement, les bolcheviks n'exhiberent le
moindre document de ce genre. Ainsi s'est inscruste" le mensonge,
quasiment jusqu'a nos jours !... (Dans mon Novembre 16, Fun des
personnages evoque le pogrom de Kichinev ; en 1986, l'editeur
allemand ajoute a ce propos une note explicative qui dit : « Pogrom
antijuif, soigneusement prepare, qui dura deux jours. Le ministre
de l'lnterieur Plehve avait conjure le gouverneur de Bessarabie,
en cas de pogrom, de ne pas faire intervenir les armes 231 . ») Dans
Y Encyclopedic juive rccente (1996), nous lisons cette affirmation :
« En avril 1903, le nouveau ministre de l'lnterieur, Plehve, organisa
avec ses agents un pogrom a Kichinev 212 . » (Paradoxalement, nous
lisons dans le tome precedent : « Le texte du telegramme de Plehve
publie dans le Times de Londres... est tenu par la plupart des specia-
listes pour un faux 233 »).
Et voila : la fausse histoire du pogrom de Kichinev a fait
beaucoup plus de bruit que la vraie, cruelle et authentique. Le point
sera-t-il fait un jour ? Ou faudra-t-il attendre cent annees encore ?
L'imperitie du gouvernement tsariste, la decrepitude de son
pouvoir s'etaicnt manifestoes a diverses occasions, en Transcau-
casie par exemple, quand se dechaina la tuerie entre Arm6niens et
231. Novembre sechzehn, Miinchen-Zurich, Piper, 1986, p. 1149. Trad francaise, &1.
Fayard, Paris, 1985.
232. PEJ, t. 7, p. 347.
233. Ibidem, t. 6, p. 533.
370 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Azeris, mais le gouvernement ne fut declare coupable que dans
1' affaire de Kichinev.
« Les Juifs, ecrivit D. Pasmanik, n'ont jamais impute le pogrom
au peuple, ils ont toujours accuse exclusivement le pouvoir, P admi-
nistration... Aucuns faits n'ont jamais pu 6branler cette opinion, une
opinion parfaitement superficielle au demeurant 234 . » Et Biekerman
de souligner qu'il etait de notoriete publique que les pogroms
etaient, pour le gouvernement, une forme de lutte contre la revo-
lution. Des esprits plus circonspects raisonnaient ainsi : si, dans les
recents pogroms, aucunc preparation technique par le pouvoir n'est
attestee, « Petat d'esprit qui regne a Saint-Petersbourg est tcl que
n'importc quel judeophobe virulent trouvera aupres des autorites,
du ministre au dernier sergent de ville, une attitude bienveillante a
son egard ». Pourtant, le proces de Kichinev, qui se deroula a Pau-
tomne 1903, montra exactement le contraire.
Pour T opposition liberate et radicale, ce proces devait se
transformer en bataille contre 1'autocratie. On y expedia en qualite
de « parties civiles » d'eminents avocats, juifs et Chretiens
- M. Karabchevski, O. Grouzenberg, S. Kalmanovitch, A. Zaroudny,
N. Sokolov. Le « brillantissime avocat de gauche » P. Pereverzev
et quelques autres se porterent en defenseurs des accuses « afin
que ceux-ci ne craignisscnt pas de dire au tribunal... qui les avait
incites a entamer le carnage" 5 » - en clair : dire que c' etait le
pouvoir qui avait arme leur bras. Les « parties civiles » exigeaient
qu'on procedat a un supplement d'enquete et qu'on fit asseoir au
banc des accuses les « veritables coupables » ! Les autorites ne
publierent pas les comptes-rendus d' audience afin de ne pas
exacerber les passions dans la ville de Kichinev, non plus que
celles, deja chauffees a blanc, de Popinion mondialc. Les choses
n'en furent que plus faciles : l'escouade d'activistes qui entourait
les « parties civiles » 6tablit ses propres comptes-rendus et les
expedia a travers le monde, via la Roumanie, pour publication. Cela
ne modifia pourtant en rien le cours du proces : on n'en finissait
pas de scruter le fades des tueurs, mais les coupables, c'etaient a
n'en pas douter les autorites - coupables seulement, il est vrai, de
234. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutisiia i cvrcistvo (Bolchevisme i ioudai'sme)
(La revolution russe el le judai'sme [Bolchevisme el juda'isme]), Paris, 1923, p. 142.
235. Krohl, Straniisy... (Pages...), op. cit, p. 303.
A LA CHARNIERE DES XIX< ET XX C SIECLES 371
n'etre pas intervenues a temps. A ce moment, le groupe des avocats
se fendit d'une declaration collective dans laquelle il etait dit : « Si
le tribunal refuse de traduire en justice et de chatier les principaux
coupables du pogrom » - c'est-a-dire non point un quelconque
gouverneur Von Raaben (il n'int^ressait plus personne), mais bel et
bien le ministre Plehve en personne et le gouvernement central de
la Russie - « ils [les defenseurs] n'auront plus rien a faire dans ce
proces ». Car ils « se sont heurtes a une telle hostilite de la part
du tribunal, qu'il ne leur a donne - aucune possibility... de defendre
librement et en conscience les interets de leurs clients, ainsi que
ceux de la justice 236 ». Cette nouvelle tactique des avocats, qui
constituait une demarche proprement politique, se re\61a tout a fait
f^conde et prometteuse ; elle fit grande impression dans le monde
entier. « L' action des avocats a ete approuvee par tous les meilleurs
esprits en Russie 237 . »
Le proces devant le Tribunal d' exception de la chambre crimi-
nelle d'Odessa se deroulait a present dans 1'ordre. Les pronostics
des journaux occidentaux, comme quoi « le proces de Kichinev ne
sera qu'une mascarade, une parodie de justice 238 », ne se confir-
merent en rien. Les accuses, vu leur nombre, durent etre r^partis
en plusieurs groupes selon la gravite de l'accusation. Comme il
a ete dit plus haut, il n'y avait pas de Juifs parmi les accuses 239 .
Le chef de la gendarmerie de la province avait deja annonce au
mois d'avril que, sur 816 personnes arretees, 250 avaient obtenu
un non-lieu pour inconsistance des charges pesant a leur encontre,
446 avaient aussitot fait l'objet de decisions judiciaires pour delits
mineurs (on en trouve le temoignage dans le Times), et « les
personnes que le tribunal a reconnues coupables ont €t€
condamnees aux peines les plus lourdes » ; une centaine firent
l'objet d' inculpations graves, dont 36 accusees de meurtre et de
viol (en novembre, ils seront 37). En decembre, le meme chef de
la gendarmerie annonce les resultats du proces : privation de tous
droits, de tous biens, et bagne (sept ans ou cinq ans), privation des
droits et bataillon disciplinaire (un an et un an et demi). En tout,
236. Krohl, op. cit., MJ-2*. pp. 379-380.
237. Sliosberg, t. 3, p. 69.
238. Times, 10 novembre 1903, p. 4.
239. EJ, t. 9, p. 507.
372 DEUX SIECLES ENSEMBLE
25 condamnations et 12 acquirements 24 °. Avaient ete condamnes
les vrais coupables de vrais crimes, ceux que nous avons decrits.
Les condamnations, cependant, ne furent pas tendres - « le drame
de Kichinev s'acheve sur une contradiction usuelle en Russie : a
Kichinev, les criminels semblent faire l'objet d'une rigoureuse
r6pression judiciaire », s'etonna V Annuai re juif amcricam 241 .
Au printemps 1904, les debats en cassation a Petersbourg furent
rendus publics 242 . Et, en 1905, le pogpogrom Kichinev se trouva
une fois encore examine au Senat ; Winaver y prit la parole pour
ne rien prouver de nouveau.
En realite, 1' affaire du pogrom de Kichinev avait inflige au
gouvernement tsariste une dure lecon en lui revelant qu'un Etat qui
tolere pareille infamie est un Etat scandaleusement impuissant.
Mais la lecon eut ete lout aussi claire sans falsifications venimeuses
ni ajouts mensongers. Pourquoi la simple verite sur le pogrom de
Kichinev a-t-elle paru insuffisante ? Vraisemblablement parce que
cette verite eut reflete la vraie nature du gouvernement - un orga-
nisme sclerose, coupable de brimades contre les Juifs, mais qui
rcstait mal assure, incoherent. Alors qu'a l'aidc de mensonges on
le representait comme un persecuteur averti, infiniment sur de lui
et malfaisant. Un tel ennemi ne pouvait meriter que l'annihilation.
Le gouvernement russe, qui depuis longtemps deja s'etait laisse
largement depasser sur la scene intemationale, ne comprit pas, ni
sur le moment ni apres coup, quelle cuisante defaite il venait d'es-
suyer la. Ce pogrom souillait d'une tache puante toute l'histoire
russe, toutes les id6es que le monde se faisait de la Russie dans sa
globalite ; la sinistre lueur d'incendie projetee par lui annonca et
precipita les bouleversements qui allaient prochainement ebranler
le pays.
240. Malerialy... (MatiSriaux...), op. cit., p. 147 ; Times, 18 mai 1903, p. 8 ; Mate-
rialy..., op. cit., p. 294.
241. The American Jewish Year Book, 5664 (1903-1904), Philadelphia, 1903, p. 22.
242. Froumkine, LMJR-1, pp. 60-61.
Chapitre 9
DANS LA REVOLUTION DE 1905
Le pogrom de Kichinev produisit un effet devastateur et ineffa-
cable sur la communaute juive de Russie. Jabotinski : Kichinev
trace « la frontiere entre deux epoques, deux psychologies ». Les
Juifs de Russie n'ont pas seulement eprouve une profonde douleur,
mais, plus profondement encore, « quelque chose qui a presque fait
oublier la douleur, - et c'etait la honte 1 ». « Si le carnage de
Kichinev a joue un grand role dans la prise de conscience de notre
situation, c'est parce que nous nous sommes alors apercus que les
Juifs etaient des poltrons 2 . »
Nous avons deja evoque la defaillance de la police et la
gaucherie des autorites - il £tait done tout naturel que les Juifs se
soient pose la question : faut-il continuer a compter sur la
protection des pouvoirs publics ? Pourquoi ne pas creer nos propres
mil ices armees et nous deTendre les armes a la main ? lis y Etaient
incites par un groupe d'hommes publics et d'ecrivains en vue
- Doubnov, Ahad Haam, Rovnitsky, Ben-Ami, Bialik : « Freres...,
cessez de pleurer et d'implorer misericorde. N'attendez aucune aide
de vos ennemis. Ne comptez que sur vos seuls bras 3 ! »
Ces appels « produisaient sur la jeunesse juive 1' effet d'une
1. V. Jabotinski, Vvedenie (Preface a Kh. N. Bialik, Pesni i poeray (Chansons et
poemes), Sainl-Petersbourg, 6d. Zalzman, 1914, pp. 42-43.
2. V Jabotinski, V traoumye dni (Jours de deuil), Felietony, Saint-Pdtersbourg, Tipo-
grafta « Guerold », 1913, p. 25.
3. M. Krohl, Kichinevskii pogrom 1903 goda Kichinevskii pogromnyi protsess (Le
pogrom de Kichinev de 1903), LMJR-2, New York, 1944, p. 377.
374 DEUX SIECLES ENSEMBLE
decharge electrique 4 ». Et dans l'atmosphere surchauffec qui se mit
a regner apres le pogrom de Kichinev, des « groupes armes d'auto-
defense » virent rapidement le jour en differents points de la Zone
de residence. lis etaient generalement finances « par la communaute
juive 5 », et 1' introduction illegale d'armes en provenance de
1' Stranger ne posait pas de problemes aux Juifs. II n'etait pas rare
que ces armes tombassent entre les mains de tres jeunes gens.
Les rapports officiels ne signalent pas l'existence de groupes
armes parmi la population chretienne. Le gouvernement luttait
comme il pouvait contre les bombes des terroristes. Lorsque des
milices armees commencerent a se developper, il y vit - c'est bien
naturel - des manifestations totalement illegales, les premisses de
la guerre civile, et il les frappa d' interdiction avec les moyens et
les informations dont il disposait. (Aujourd'hui aussi, dans le
monde entier, on condamne et interdit les « formations para-
militaires illegales ».)
Un groupement arme tres operationnel fut forme a Gomel sous
la direction du comite local du Bund. Des le l er mars 1903, celui-ci
avait organise des « festivites » pour l'anniversaire de l'« execution
d' Alexandre n 6 ». Dans cette ville oil Chretiens et Juifs etaient en
nombre a peu pres egal 7 et ou les Juifs socialistes etaient plus que
determines, la constitution de groupes armes d'autodefense se fit
de fa?on particulierement energique. On put le constater au cours
des evenements du 29 aout et du l er septembre 1903 - le pogrom
de Gomel.
Selon les conclusions de l'enquete officielle, la responsabilite du
pogrom de Gomel est partagee : Chretiens et Juifs se sont mutuel-
lement agresses.
Examinons de plus pres les documents officiels de Tepoque, en
l'occurrence, l'acte d'accusation sur r affaire de Gomel, reposant
sur les rapports de police etablis sur-le-champ. (Les rapports de
4. Ibidem.
5. S. Dimanstein. Revoloutsionnoi'e dvijenie sredi ievrei'ev (Le mouvement revolution-
naire chez les Juifs), Saint-Petersbourg, 1905 : Istoria revoloutsionnovo dvijenia v
otdelnykh otcherkakh (Histoire du mouvement rcvolutionnaire - en abrege' : « 1905 ») /
pod redaktskiei' M. N. Pokrovskovo, t. 3, vyp. 1, M.-L., 1927, p. 150.
6.N.A. Buchbinder, levrei'skoie rabolchei'e dvijenie v Gomele (1890-1905)
(Le mouvemeni ouvrier juif a Gomel 11890-1905]), Krasnaia lelopis : Istoritcheskii
journal, Pg., 1922, n os 2-3, pp. 65-69.
7. Ibidem, p. 38.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 375
police, qui datent en Russie du debut du xx e siecle ont fait a
maintes reprises la preuve de leur exactitude et de leur precision
irreprochable - et cela, jusqu'au tohu-bohu des journees de fevricr
1917, jusqu'au moment oil les postes de police de Petrograd furent
investis par les insurges, incendies - des lors, ce courant d'informa-
tions minutieusement consignees fut coupe net, et Test reste pour
nous.)
Au proces de Gomel, l'acte d'accusation fait 6tat de ce qui suit :
« La population juive... a commence a se procurer des armes et a
organiser des cercles d'autodefense pour le cas ou surviendraient
des troubles diriges contre les Juifs... Certains habitants de Gomel
ont eu 1' occasion d'assister a des stances d'entrainement de la
jeunesse juive qui se deroulaient en dehors de la ville et rassem-
blaient jusqu'a cent personnes s'exer9ant a tirer au revolver 8 . »
«La generalisation de la detention d'armes, d'une part, la
conscience de sa superiorite numerique et de sa cohesion, d' autre
part, ont enhardi la population juive au point que, parmi sa
jeunesse, on s'est mis a parler non seulement d'autodefense, mais
d' indispensable vengeance pour le pogrom de Kichinev. »
C'est ainsi que la haine exprimee en un endroit se repercute
ensuite a un autre, eloigne - et contre des innocents.
« Depuis quelque temps, l'attitude des Juifs de Gomel est
devenuc non seulement meprisante, mais franchement provocante ;
les agressions - tant verbales que physiques - contre des paysans
et des ouvriers sont devenues monnaie courante, et les Juifs mani-
festent de toutes sortes de facons leur mepris memc a regard des
Russes appartenant a des couches sociales plus elevees, obligeant
par exemple des militaires a changer de trottoir. » Le 29 aout 1903,
tout a commence par un banal incident sur un marche : une alter-
cation entre la marchande de harengs Malitskai'a et son client
Chalykov ; elle lui a crache au visage, la dispute a tourne a la rixe,
« aussitot plusieurs Juifs se sont precipes sur Chalykov, l'ont jete
a terre et se sont mis a le frapper avec tout ce qui leur tombait sous
la main. Une dizaine de paysans... ont voulu prendre la defense de
Chalykov, mais les Juifs ont immediatement 6mis des sifflements
8. Kicvskaia soudebnaia palata : Delo o gomelskom pogrom (Palais de justice de
Kiev : 1' affaire du pogrom de Gomel), Pravo, Saint-P6tcrsbourg, 1904, n°44, pp. 3041-
3042.
376 DEUX SIECLES ENSEMBLE
convenus, provoquant un afflux considerable d'autres Juifs... Sans
doute ces sifflements d'appel a l'aide... ont-ils aussitot mobilise
toute la population juive de la ville » ; « a pied, en voiture, armes
comme ils pouvaient, les Juifs ont afflue de partout vers le marche.
Tres vite, la rue du Marche, le marche lui-meme et toutes les rues
adjacentes ont ete noirs de monde ; les Juifs etaient armes de
pierres, de batons, de marteaux, de casse-tete fabriques specia-
lement ou meme simplement de barres de fer. De partout des cris
s'elevaient : "Allez, les Juifs ! Au marche ! C'est le pogrom des
Russes !" Et toute cette masse se mit par petits groupes a poursuivre
les pay sans pour les f rapper » - or ces derniers etaient nombreux,
un jour de marche. « Laissant la leurs emplettes, les paysans
- quand ils en avaient le temps - sautaient sur leurs chariots et se
hataient de quitter la ville... Des temoins racontent que quand ils
attrapaient des Russes, les Juifs les frappaient sans pitie, ils frap-
paient les vieillards, les femmes et meme les enfants. Par exemple,
une petite fille fut tiree hors d'un chariot et trainee par les cheveux
sur la chaussee. » « Un paysan du nom de Silkov s'etait place a
quelque distance pour profiter du spectacle en grignotant un
quignon de pain. A ce moment, un Juif qui passait derriere lui en
courant lui porta a la gorge un coup de couteau mortel, puis disparut
parmi la foule. » D'autres episodes sont enumeres. Un officier ne
fut sauve que grace a 1' intervention du rabbin Mai'ants et du
proprietaire de la maison voisine, Roudzievski. Arrivee sur les
lieux, la police fut accueillie, « du cote des Juifs, par une grele de
pierres et par des coups de revolver... qui partaient non seulement
de la foule, mais aussi des balcons des immeubles voisins » ;
« les violences exercees sur la population chretienne se sont pour-
suivies presque jusqu'au soir, et ce n'est qu'avec l'arrivee d'un
delachement de l'armee que les attroupcments de Juifs furent
disperses » ; « les Juifs frappaient les Russes et principalement les
paysans qui... etaient incapables de leur opposer la moindre resis-
tance, aussi bien du fait de leur faible nombre, compare a celui des
Juifs, que de leur absence de moyens de defense... Ce jour-la, toutes
les victimes furent des Russes... beaucoup de blesses, de gens roues
de coups 9 ».
L'acte d' accusation conclut a propos des evenements du 29 aout
9. Ibidem, pp. 3041-3043.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 377
qu'ils « avaient indeniablement le caractere d'un "pogrom anti-
russe" l0 ».
Ces faits susciterent « une profonde indignation au sein de la
population chretienne », qui renforca d'autant « Thumeur eupho-
rique" des Juifs, leur "enthousiasme"... : "On n'est plus a
Kichinev !" » Le l er septembre, apres la sirene de midi, les ouvriers
des chemins de fer etaient anormalement bruyants au sortir des
ateliers, on entendait des cris, des exclamations, et le chef de la
police donna l'ordre de barter le pont qui mene en ville. Alors les
ouvriers se repandirent dans les rues avoisinantes et « des pierres
volerent en direction des fenetres des maisons habitees par des
Juifs », tandis qu'« en ville commencaient a se former d'importants
rassemblements de Juifs » qui « jetaient a distance des bouts de
bois et des pierres sur la foule des ouvriers » ; « deux paves lances
par la foule juive » frapperent dans le dos un commissaire de police
qui tomba sans connaissance. La foule russe se mit a hurler : « Les
youtres ont tu6 le commissaire ! » et entreprit de saccager les
maisons et magasins juifs. L' intervention de la troupe, qui s6para
les adversaires et se deploya face aux uns et aux autres, permit
d'eviter l'effusion de sang. Du cote des Juifs, on lancait des pierres
et on tirait des coups de revolver sur les soldats « en les abreuvant
d'injures ». Le commandant demanda au rabbin Mai'ants et au
docteur Zalkind d'intervenir aupres des Juifs, mais « leurs appels
au calme n'eurent aucun effet et la foule continuait de s'agiter » ;
on ne parvint a la faire reculer qu'en pointant les baionnettes. Le
principal succes de 1'armee fut d'empecher «les casseurs de
parvenir jusqu'au centre ville, ou se trouvent les magasins et les
maisons des Juifs fortunes ». Alors le pogrom se deplaca vers la
peripheric de la ville. Le chef de la police tenta encore d'exhorter
la foule, mais on lui criait : «T'es avec les Juifs, tu nous as
trahis ! » Les salves tirees par la troupe sur les Russes comme sur
les Juifs enrayerent le pogrom, mais, deux heures plus tard, il reprit
dans la banlieue - a nouveau des tirs sur la foule, plusieurs morts
et blesses, puis le pogrom cessa. Cependant, l'acte d'accusation fait
6tat de la presence dans le centre ville de « groupes de Juifs qui se
conduisaient de maniere tres provocante et s'opposaient a Farmee
et a la police... Comme le 29 aout, tous etaient armes... beaucoup
10. J6ftfem,p.3041.
378 DEUX SIECLES ENSEMBLE
brandissaient revolvers et poignards », « allant jusqu'a tirer des
coups de feu ou a jeter des pierres sur les troupes chargees de
proteger leurs biens » ; « ils s'en prenaient aux Russes qui se hasar-
daient seuls dans la rue, y compris aux soldats » ; un paysan et un
mendiant furent tues. Au cours de cette journee, trois Juifs de
condition moyenne succomberent a des « blessures mortelles ».
Vers le soir, les desordres cesserent. 5 Juifs et 4 Chretiens avaient
6te tues. « Pres de 250 locaux a usage commercial ou d'habitation
appartenant a des Juifs avaient ete touches par le pogrom. » Du
cote des Juifs, « 1'ecrasante majorite des participants actifs aux
evenements etait constitute exclusivement de... jeunes gens », mais
de nombreuses personnes d'« age plus mur », ainsi que des enfants,
leur avaient tendu pierres, planches et rondins".
On ne trouve de description de ces evenements chez aucun
auteur juif.
« Le pogrom de Gomel n'avait pas pris ses organisateurs au
depourvu. On s'y preparait depuis longtemps, la mise sur pied de
l'autodefense avait ete mise en place sitot apres les evenements
de Kichinev 12 . » Quelques mois a peine apres Kichinev, les Juifs
pouvaient ne plus se mepriser pour 1' attitude resignee dont les
accusait, entre autres, le poete Bialik. Et, comme il arrive toujours
avec les groupes armes de ce type, la frontiere entre defense et
attaque devint floue. La premiere s'alimentait du pogrom de
Kichinev, la seconde de 1' esprit revolutionnaire des organisateurs.
(L'activisme de la jeunesse juive s'etait deja manifeste aupa-
ravant. Ainsi, en 1899, fut revelee l'« affaire de Chklov » : dans
cette ville ou on comptait neuf Juifs pour un Russe, des soldats
russes desarmes - ils etaient demobili sables - furent violemment
passes a tabac par des Juifs. Apres avoir examine" cet episode, le
Senat considera qu'il s'agissait d'une manifestation de haine
ethnique et religieuse de Juifs envers des Russes, relevant du meme
article du Code penal que celui qui avait ete applique au proces des
responsables du pogrom de Kichinev.)
Cet activisme ne doit pas etre mis au compte du seul Bund. « A
la tete de ce processus [de creation, a un rythme soutenu,
d' organisations d'autodefense] se trouvent les sionistes et les partis
Ll. Ibidem, pp. 3043-3046.
12. Buchbinder, op. cit., p. 69.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 379
proches du sionisme - les sionistes-socialistes et les "Poalei
Zion". » C'est ainsi qu'a Gomel, en 1903, « la majority des
detachements fut organisee par le parti des "Poalei Zion"" ». (Ce
qui contredit Buchbinder, fervent admirateur du Bund - je ne sais
trop qui il faut croire.)
Lorsque la nouvelle du pogrom de Gomel parvint a Petersbourg,
le Bureau de defense des Juifs depecha sur place deux avocats - il
s'agissait encore de Zaroudny et N. D. Sokolov - pour proceder
dans les plus brefs delais a une enquete privee. Zaroudny reunit
derechef des « preuves irrefutables » que le pogrom avait ete
organise par le departement de la Securite 14 , mais, la non plus, elle
ne furent pas rendues publiques. (Trente ans apres, meme Sliosberg,
qui participa au proces de Gomel, lui emboita le pas dans ses
Memoires en trois volumes, affirmant, sans en apporter la moindre
preuve - ce qui parait incomprehensible de la part d'un juriste -,
se trompant sur les dates - et ces erreurs que Ton peut imputer a
l'age, il ne s'est trouve personne pour les corriger -, que le pogrom
de Gomel avait ete deliberement organise par la police. II exclut
egalement toute action offensive de la part des detachements d'au-
todefense du Bund et des Poalei Zion. (II en parle de facon incohe-
rente et confuse ; ainsi, par exemple : « Les jeunes gens des groupes
d'autodefense mirent rapidement fin aux debordements et chas-
serent les paysans », « les jeunes Juifs se rassemblaient promp-
tement ct, a plus d'une reprise, ils purcnt repousser les casseurs 15 »,
- comme ca, sans faire usage d'aucune arme ?...)
L' enquete officielle avan^ait avec sericux, pas a pas - et, pendant
ce temps-la, la Russie s'enfoncait dans la guerre du Japon. Et ce
n'est qu'en octobre 1904 qu'eut lieu le proces de Gomel - dans
une atmosphere politique chauffee a blanc.
44 Chretiens et 36 Juifs comparaissaient devant le tribunal ; pres
d'un millier de personnes furent appelees a la barre des temoins 16 .
Le Bureau de defense etait represente par plusieurs avocats :
13. L. Praisman, Pogromy i samooborona (Les pogroms et 1'autodeTense), « 22 » :
Obchtchestvenno-polititcheski'i litcratourny'i journal ievrei'skoi intelligentsii iz SSSR v
Izraele, Tel-Aviv, 1986-1987. n° 51, p. 178.
14. De la minouvchikh dnei' : Zapiski rousskovo ievreia (Choses du pass6 : souvenirs
d'un Juif russe), V 3-kh t. Paris, 1933-1934. t, 3, pp. 78-79.
15. Ibidem, p. 77.
16. Delo o gomelskom pogrome (Palais de justice de Kiev : l'affaire du pogrom de
Gomel), op. cit., p. 3040.
380 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Sliosberg, Kupernik, Mandelstam, Kalmanovitch, Ratner, Krohl.
De leur point de vue, il 6tait injuste qu'au banc des accuses figurat
ne serait-ce qu'un seul Juif : pour toute la communaute' juive de
Russie, « c'etait comme une mise en garde contre tout recours a
l'autodefense 17 ». Du point de vue du gouvernement, il ne s'agissait
pas en l'occurrence d'« autodefense ». Mais les avocats des accuses
juifs ne s'occupaient pas des details, ainsi des biens juifs qui
avaient reellement ete saccages - seulement d'une chose : mettre
au jour les « motifs politiques » du pogrom, souligner, par exemple,
que la jeunesse juive, au coeur de la melee, criait : « A bas l'auto-
cratie ! » D'ailleurs, peu apres, ils deciderent d'abandonner leurs
clients et de quitter collectivement la salle d' audience pour lancer
un message encore plus fort : r^editer le precedent du proces de
Kichinev 18 .
Ce proc^de aussi adroit que rdvolutionnaire etait tout a fait dans
l'air du temps en decembre 1904 : ces avocats liberaux voulaient
faire exploser le systeme judiciaire lui-meme !
Apres leur depart, « le proces alia vite a son terme » dans la
mesure ou, maintenant, on put proceder a l'examen des faits. Une
partie des Juifs furent acquittes, les autrcs furent condamnes a des
peines n'excedant pas cinq mois ; « les condamnations qui frap-
perent les Chretiens furent egales a celles des Juifs S9 ». Au bout du
compte, il y eut a peu pres autant de condamnations d'un cote que
de l'autre 20 .
En s'enfoncant dans la guerre du Japon, en adoptant une position
rigide et peu perspicace dans le conflit sur la Coree, ni l'empereur
Nicolas n ni les hauts dignitaires qui l'entouraient ne se rendaient
le moindrement compte a quel point, sur le plan international, la
Russie eteit vulnerable a l'ouest et surtout du cote de la « tradi-
tionnellement amicale » Amerique. Ils ne prenaient pas non plus
17. EJ, t. 6, p. 666.
18. Sliosberg, t. 3, pp. 78-87.
19. EJ, t. 6, p. 667.
20. /. G. Froumkine, Iz istorii rousskovo ievrei'stva - (Sb.) Kniga o rousskom
evrei'stve : Ot 1860 godov do Revolutsii 1917 g. (Aspects de l'histoire des Juifs russes),
inLMJR-l,p.61.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 381
en consideration la montee en puissance des financiers occidentaux
qui influencaient deja sensiblement la politique des grandes puis-
sances, de plus en plus dependantes du credit. Au xix e siecle,
les choses ne se passaient pas encore de cette facon et le gou-
vernement russe, toujours lent a reagir, ne sut pas percevoir ces
changements.
Cependant, apres le pogrom de Kichinev, l'opinion occidentale
s'installe durablement dans une attitude de repulsion vis-a-vis de la
Russie, consideree comme un vieil epouvantail, un pays asiatique
et despotique ou regne T obscurant! sme, ou le peuple est exploite,
ou les revolutionnaires sont traites sans aucune pitie, soumis a des
souffrances et a des privations inhumaines, et voila que maintenant
on y massacre les Juifs « par milliers », et, derriere tout cela, il y a
la main du gouvernement ! (Comme nous l'avons vu, le gouver-
nement ne sut pas rectifier a temps, avec £nergie et efficacite, cette
version deformee des faits.) Du coup, en Occident, on se mit a
consid6rer comme convenable, voire digne de consideration d'es-
perer que la revolution eclate en Russie dans les plus brefs delais :
ce serait une bonne chose pour le monde entier - et pour les Juifs
de Russie en particulier.
Et, par-dessus tout cela, l'imperitie, 1' incapacity, l'impreparation
a conduire des operations militaires lointaines contre un pays qui
semblait alors petit et faible, et ce, dans le contexte d'une opinion
publique agitee, ouvertement hostile, souhaitant ardemment la
defaite de son propre pays.
La sympathie des Etats-Unis pour le Japon s'exprimait abon-
damment dans la presse americaine. Celle-ci « saluait chaque
victoire japonaise et ne cachait pas son desir de voir la Russie
subir un revers rapide et decisif 21 ». Witte mentionne a deux
reprises dans ses Memoires que le president Theodore Roosevelt
etait du cote du Japon et lui apportait son soutien 22 . Et Roosevelt
lui-meme : « Des que cette guerre a eclate, j'ai porte a la connais-
sance de l'Allemagne et de la France, avec la plus grande courtoisie
et la plus grande discretion, qu'en cas d'entente antijaponaise »
avec la Russie «je prendrais immediatement le parti du Japon et
21. F.R. Dulles, The Road to Teheran : The Story of Russia and America, 1781-1943,
Princeton, NJ, Princeton University Press, 1944, pp. 88-89.
22. S. I. Witte, Vospominania. Tsarstvovanie Nikolai'a II (M6moires. Le regne de
Nicolas n), en 2 vol., Berlin, Slovo, 1922, t. 1, pp. 376, 393.
382 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ferais tout par la suite pour servir ses interets 23 ». On peut supposer
que les intentions de Roosevelt n'etaient pas restees inconnues du
Japon.
Et c'est la qu'est apparu sur le devant de la scene le tres puissant
banquier Jakob Schiff - l'un « des plus grands parmi les Juifs, lui
qui pouvait realiser ses ideaux grace a sa position exceptionnelle
dans la sphere economique 24 ». « Des son tout jeune age, Schiff
s'est occupe" d'affaires commerciales » ; il Emigre d'Allemagne a
New York et prend bientot la tete de la banque Kuhn, Lceb and Co.
En 1912, « il est en Amerique le roi du rail, proprietaire de vingt-
deux mille miles de chemins de fer » ; « il se fait 6galement une
reputation de philanthrope energique et genereux ; il se montre
particulierement sensible aux besoins de la communaute juive 25 ».
Schiff prenait particulierement a cceur le sort des Juifs russes - d'ou
son hostilite envers la Russie jusqu'en 1917. Selon I' Encyclopaedia
Judaica (en anglais), « Schiff contribua de facon remarquable a
rattribution de credits a son propre gouvernement comme a celui
d'autres pays, se signalant tout particulierement par un pret de
200 millions de dollars au Japon pendant le conflit qui opposa
celui-ci a la Russie en 1904-1905. Mis hors de lui par la politique
antisemite du regime tsariste en Russie, il soutint avec empres-
sement l'effort de guerre japonais. II refusa constamment de parti-
ciper a rattribution de prets a la Russie et usa de son influence
pour dissuader d'autres etablissements de le faire, tout en accordant
une aide financiere aux groupes d'autodefense des Juifs russes 26 ».
Mais, s'il est vrai que cet argent permettait au Bund et aux Poalei
Zion de se fournir en armes, il n'est pas moins vraisemblable qu'en
aient egalement profite d'autres organisations revolutionnaires de
Russie (y compris les S.-R. qui, a l'epoque, pratiquaient le terro-
risme). II existe un temoignage selon lequel, au cours d'un entretien
avec un fonctionnaire du ministere des Finances de Russie,
G. A. Vilenkine, qui etait aussi un de ses parents eloignes,
Schiff aurait « reconnu contribuer au financement du mouvement
23. T. Dennett, Roosevelt and the Russo-Japanese War, Doubleday, Page and
Company, 1925 (reprinted : Gloucester, Mass., Peter Smith, 1959), p. 2.
24. Sliosberg, I. 3, p. 155.
25. EJ, t. 16, p. 41.
26. Encyclopaedia Judaica, vol. 14, Jerusalem, Keter Publishing House, Ltd., 1971,
p. 961.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 383
r^volutionnaire en Russie » et que « les choses etaient allees trop
loin 27 » pour y mettre un terme.
Cependant, en Russie, le baron G. O. Guinzbourg continuait a
intervenir en faveur de 1'egalite des droits pour les Juifs. A cette
fin, il rendit en 1903 une visite a Witte a la tete d'une delegation
juive. Celui-ci (qui s'etait deja occupe de la question juive quand
il etait secretaire gendral du gouvernement) leur rijpondit alors :
1'egalite des droits ne pourra etre accordee aux Juifs que progressi-
vement, mais, « pour qu'il puisse soulever la question, les Juifs
doivent adopter "un tout autre comportement" », c'est-a-dire
renoncer a s'immiscer dans la vie politique du pays. « Ce n'est pas
votre affaire, laissez cela a ceux qui sont russes par le sang et l'etat
civil, ce n'est pas a vous de nous donner des legons, occupez-vous
plutot de vous-memes. » Guinzbourg, Sliosberg et Koulicher
acquiescerent a cette opinion, les autres participants, non, en parti-
culier Winaver, qui objecta : « Le moment est venu d'accorder
l'egalite des droits a tous les sujets [de l'empire]... Les Juifs doivent
soutenir de toutes leurs forces ceux des Russes qui se battent pour
cela, et done contre le pouvoir en place 28 . »
A partir de la guerre du Japon, des le debut de l'annee 1904, le
gouvernement russe se mit en quete d'un soutien financier de la part
de l'Occident, et, pour l'obtenir, se montra dispose a promettre une
extension des droits des Juifs. A la demande de Plehve, de hautes
personnalites entrerent en relation a ce sujet avec le baron Guinz-
bourg, et Sliosberg fut envoye en mission a l'etranger pour sonder
l'opinion des plus grands financiers juifs. Par principe, J. Schiff
« declina tout marchandage sur le nombre et la nature des droits
accordes aux Juifs ». D ne pouvait « entrer dans des relations finan-
cieres qu'avec un gouvernement qui reconnait a tous ses citoyens
l'6galite des droits civiques et politiques... "On ne peut entretenir
de relations financieres qu'avec des pays civilises" ». A Paris, le
baron de Rothschild refusa lui aussi : « Je ne suis pas dispose a
monter quelque operation financiere que ce soit, meme si le gouver-
nement russe apportait des ameliorations au sort des Juifs 29 . »
Witte parvint a obtenir un pret important sans l'aide des milieux
27. A. Davydov, Vospominania. 1881-1955 (MiSmoires, 1881-1955), Paris, 1982.
28. Witte, Mdmoires, op. cit., t. 2, pp. 286-287.
29. Sliosberg, t. 3, pp.97, 100-101.
384 DEUX SIECLES ENSEMBLE
financiers juifs. Entre-temps, en 1903-1904, le gouvernement russe
avait entrepris de lever certaines dispositions limitant les droits des
Juifs (nous les avons deja en partie evoquees). Le premier pas dans
cette voie, et le plus important, avait ete, encore du vivant de Plehve,
et par derogation au Reglement de 1882, la levee de l'interdiction
faite aux Juifs de s' installer dans 101 localites fortement peuplees
mais pas considerees comme des villes malgre' une importante
activite industrielle et commerciale, notamment dans le commerce
du grain 10 . Ensuite, la decision de promouvoir un groupe de Juifs
au rang d'avoues plaidants, ce qui n'avait pas ete fait depuis 1889 31 .
Apres l'assassinat de Plehve et l'ere de la « confiance » inauguree
par l'^phemere ministre de lTnt6rieur Sviatopolk-Mirski, ce pro-
cessus se poursuivit. Ainsi, pour les Juifs diplomes de l'ensei-
gnement superieur, la levee des mesures limitatives prises en 1882,
y compris le droit de s'installer dans des regions qui leur etaient
jusque-la interdites, comme celles de 1'Armee du Don, de Kouban,
de Terek. On leva aussi l'interdiction de residence dans la bandc
frontaliere de 50 verstes ; on retablit le droit (supprime sous
Alexandre II apres 1874) de resider sur tout le territoire de l'empire
pour « les grades de 1'armee d'origine juive... aux etats de service
exemplaires 32 ». Et, a l'occasion de la naissance de l'heritier du
trone, en 1904, fut decretee 1'amnistie sur les amendes ayant frappe
les Juifs qui s'etaient derobes a leurs obligations militaires.
Mais toutes ces concessions venaient trop tard. Dans le nccud de
la guerre du Japon qui enserrait la Russie, elles n'etaient desormais
acceptees ni, comme nous I' avons vu, par les financiers juifs occi-
dentaux, ni par la majorite des hommes politiques juifs en Russie,
ni, a plus forte raison, par la jeunesse juive. Et, en reponse aux
declarations faites par Sviatopolk-Mirski lors de son entree en
fonctions - promettant des allegements tant en ce qui concernait la
Zone de residence que le choix d'une activite" -, fut divulguee une
declaration de « plus de six mille personnes » (les signatures
avaient et6 collectees par le Groupe democratique juif) : « Nous
considerons comme vaine toute tentative de satisfaire et d'apaiser
la population juive par des ameliorations partielles de leur
30. EJ. t. 5. p. 863.
31. Sliosberg, t. 2, p. 190.
32. EJ. t. 5, pp. 671, 864.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 385
condition. Nous considerons comme nulle et non avenue toute poli-
tique de levee progressive des interdictions qui pescnt sur nous...
Nous attendons l'egalite des droits... nous en faisons une affaire
d'honneur et de justice". »
II dtait devenu plus facile de peser sur un gouvernemcnt empetre
dans la guerre.
II va de soi que, dans un contexte ou la societe" russe cultivce
n'avait que mepris pour le pouvoir, on pouvait difficilement
s'attendre que la jeunesse juive manifestat massivement son elan
patriotique. Selon les donnees fournies par le general Kouropatkine,
alors ministre de la Guerre, puis commandant en chef du front
oriental, « en 1904 le nombre d'insoumis parmi les appeles juifs a
double par rapport a rannee 1903 ; plus de 20 000 d'entre eux se
sont ddrobes a lcurs obligations militaircs sans raisons valables. Sur
1 000 appeles, il en manquait plus de 300, alors que chez les
appeles russes ce chiffre tombait a seulement 2 pour 1 000. Quant
aux reservistes juifs, ils desertaient en masse sur le chemin du
theatre des operations militaires 34 ».
Une statistique americaine suggere indirectement qu'a partir du
debut de la guerre du Japon on assiste a une vague d'emigration
massive de Juifs en age de servir sous les drapeaux. Au cours des
deux annees de guerre, les chiffres de rimmigration juive aux
Etats-Unis augmenterent tres brutalement pour les personnes en
age de travailler (14-44 ans) et les hommes : les premieres furent
29 000 de plus que ce qu'on pouvait attendre (comparativement
aux autres categories d'immigres) ; les seconds, 28 000 de plus
(comparativement aux femmes). Apres la guerre, on retrouva les
proportions habituelles". (Le journal Le Kievien affirmait a
l'epoque que « de 20 000 a 30 000 soldats et reservistes juifs... se
sont caches ou enfuis a l'etranger 36 ».
Dans Farticle « Le service militaire en Russie » de Y Encyclo-
pedic juive, on peut voir un tableau comparatif de l'insoumission
33. Froumkine, op. dr., LMJR-1, pp. 64. 109-110.
34. A. N. Kouropatkine, Zadatchi rousskoi armii (Les problemes de l'armde russe),
Saint-P&crsbourg, 1910, t. 3, pp. 344-345.
35. EJ, t. 2, pp. 239-240.
36. Kievlianine, 16 dec. 1905 - V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh nc nravitsa... »
Ob Anlisemilizme v Rossii (« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur l'antisdmitisme en
Russie), Paris. 1929, annexes, p. 308.
386 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
chez les Juifs et chez les Chretiens ; d'apres les chiffres officiels, la
proportion des premiers par rapport aux seconds est de 30 pour 1
en 1902, et de 34 pour 1 en 1903. L Encyclopedic juive indique
que ces chiffres peuvent egalement s'expliquer par Immigration, les
deces non pris en compte, ou des erreurs de calcul. Mais l'absence
inexplicable, dans ce tableau, de donnees statistiques portant
justement sur les annees 1904 et 1905, ne laisse aucune possibility
de se faire une idee precise de l'ampleur de rinsoumission pendant
la guerre 37 .
Pour ce qui est des combattants juifs, V Encyclopedic juive
affirme qu'il y en eut entre 20 000 et 30 000 pendant la guerre,
sans compter les 3 000 Juifs servant comme medecins ; et elle
signale que meme le journal Novoie Vremia, pourtant hostile aux
Juifs, leur reconnait un comportement courageux au combat' 8 . Ces
affirmations sont corroborees par le temoignage du general
Denikine : « Dans l'armee russe, les soldats juifs, debrouillards et
consciencieux, s'adaptaient bien, y compris en temps de paix. Mais,
en temps de guerre, toutes les differences s'effacaient d'elles-
memes et le courage et 1' intelligence individuels etaient egalement
reconnus ,,J . » Un fait historique : I'heroi'sme de Iossif Troumpeldor
qui, ayant perdu une main, demanda a rester dans le rang 40 . 11 ne
fut d'ailleurs pas le seul a se distinguer.
A la fin de cette guerre perdue par la Russie, le president
Theodore Roosevelt accepta de jouer le role de mediateur dans les
pourparlers avec le Japon (a Portsmouth, Etats-Unis). Witte, qui
conduisait la delegation russe, evoque « cette delegation de gros
bonnets juifs qui sont venus me voir par deux fois en Amerique
pour me parler de la question juive ». II s'agissait de Jakob Schiff,
de 1' eminent juriste Louis Marshall et d'Oscar Strauss, entre autres.
La position de la Russie etait devenue plutot inconfortable, ce qui
imposait au ministre russe un ton plus conciliant qu'en 1903. Les
arguments de Witte « souleverent de violentes objections de la part
de Schiff 41 ». Quinze ans apres, Kraus, un des membres de cette
37. EJ, t. 5. pp. 705-707.
38. Ibidem, l. 3, pp. 168-169.
39. A. I. Denikine, Pout rousskovo ofitsera (L'itindraire d'un officier russe), New York,
dd. Imcni Tchekhov. 1953, p. 285.
40. EJ, t. 3, p. 169.
41. Wine, op. cit., t. 1, pp. 394-395.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 387
delegation, devenu en 1920 president de la loge B'nai B'rith, les
evoquait en ces termes : « Si le tsar ne donne pas a son peuple les
libertes auxquelles il a droit, la revolution sera capable d instaurer
une republique qui permettra l'acces a ces libertes 42 . »
Au cours de ces memes semaines, un danger nouveau commenca
a miner les relations russo-americaines. En raccompagnant Witte,
T. Roosevelt lui demanda de faire savoir a l'Empereur que Faccord
commercial qui liait depuis longtemps (1832) son pays a la Russie
aurait a souffrir si celle-ci appliquait des restrictions confession-
nelles aux hommes d'affaires americains se rendant sur son terri-
toire 43 . Cette protestation qui, d'un cote, relevait bien stir d'une
question de principe concernait, dans la pratique, un nombre deja
significatif de Juifs russes emigres aux Etats-Unis et devenus
citoyens americains. lis revenaient en Russie - souvent pour se
livrer a des menees rdvolutionnaires - desormais en qualite de
commercants qui ne devaient etre soumis a aucune limitation
professionnelle ou geographique. Cette mine-la ne pouvait
qu'exploser quelques annees plus tard.
Depuis plusieurs annees paraissait a Stuttgart la revue Osvoboj-
denie* et la grande masse des Russes cultives dissimulait a peine
ses sympathies pour l'organisation illegale Union pour la liberation.
A l'automne 1904 se d6roula dans toutes les grandes villes de
Russie une « campagne de banquets » ou Ton prononcait des
toasts enflammes et premonitoires appelant au renversement du
« regime ». Des participants venus de l'etranger s'y exprimerent
egalement en public (comme, par exemple, Tan Bogoraz).
«L' agitation politique avait penetre toutes les couches de la
communaute juive. » Celle-ci s'engouffrait dans ce bouillonnement,
sans distinction de classes ou de partis. Ainsi « beaucoup d'hommes
publics juifs, meme de sensibilite patriotique, faisaient partie de
i'Union pour la liberation 44 ». Comme tous les liberaux russes, ils
se montrerent « defaitistes » pendant la guerre du Japon. Comme
42. B'nai B'rith News, Mai 1920, vol. XII, n° 9.
43. Witte, op. cit, p. 401.
44. G. I. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye
tetchenia v rousskom evrci'stve (La lutle pour les droits civiques et nationaux : Les
mouvements d'opinion au sein de la communaute juive de Russie), LMJR-1, pp. 221-222.
* Organe de I'Union pour la liberation, organisation de l'opposition libeVale qui devint
en 1 905 le parti constitutionnel-democrate (ou KD, ou cadet).
388 DEUX SIECLES ENSEMBLE
eux, ils applaudirent aux « executions » des ministres Bogolepov,
Sipiaguine, Plehve. Et toute la Russie « progressiste » poussait
meme les Juifs dans cette direction, ne pouvait admettre qu'un Juif
put etre plus a droite qu'un democrate de gauche, mais estimait
qu'il devait plus naturellement encore etre socialiste. Un Juif
conservateur ? Pouah ! Meme dans un etablissement academique
comme la Commission historico-ethnographique juive, «en ces
annees tumultueuses on n'avait plus le temps de se livrer serei-
nement a la recherche scientifique..., il fallait "faire l'Histoire" 45 ».
« Les courants radicaux et nSvolutionnaires au sein de la commu-
naute juive russe sont toujours partis de l'idee que le probleme de
l'egalite des droits..., la question historique fondamentale des Juifs
de Russie, ne serait resolue que lorsqu'on couperait une fois pour
toutes la tete de la M6duse et tous les serpents qui en jaillissent 46 . »
Au cours de ces annees, a Petersbourg, le Bureau de defense des
Juifs developpa fortement ses activitCs, avec pour but de « lutter
contre la literature antisemite et de diffuser les informations appro-
prices sur la situation juridique des Juifs afin d'influencer principa-
lcment l'opinion des milieux russes liberaux ». (Sliosberg precise
que ces activites £taient largement subventionnCes par l'EKO 47 *
international.) Mais ce n'etait pas tant la societe russe qu'il
s'agissait d'influencer. Le Bureau n'ouvrit pas de filiales en Russie,
pas meme a Moscou, Kiev ni Odessa : d'un cote, la propagande
sioniste absorbait toute l'energie des Juifs les plus cultives, de
l'autre, « la propagande du Bund mobilisait la plus grande partie
de la jeunesse juive instruite ». (Sliosberg insistant pour que Ton
condamnat le Bund, Winaver lui objecta qu'il ne fallait pas se
brouiller avec celui-ci : « il dispose d'energie, de force de propa-
gande 48 ». Cependant, le Bureau entretint bientot des relations
solides, faites d' informations reciproques et d'entraide, avec le
Comite" juif amencain (preside par J. Schiff, puis par Louis
45. M. L Vichnilser, Iz peterbourgskikh vospominanii' (Souvenirs de Petersbourg),
LMJR-l,p.41.
46. S. Ivanovitch, Ievrei i sovetskal'a diktatoura (Les Juifs et la dictature sovidtique),
pp. 41-42.
47. Sliosberg, t. 3, pp. 132, 248-249.
48. Ibidem, pp. 138, 168.
* Comitd juif d'entraide.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 389
Marshall), le Comite Juif anglais (Claude Montcfiore, Lucine
Woolf), 1' Alliance a Paris et le Comite" d'aide aux Juifs allemands
(Hilfsverein der deutschen Juden : James Simon, Paul Nathan 49 ).
Voici le temoignage de M. Krohl : « Le cccur de notre groupe,
c'etait le "Bureau de presse" [dont la mission etait de diffuser]
par 1'intermediaire de la presse russe et etrangere des informations
serieuses sur la situation des Juifs en Russie. » Ce fut A. I. Braudo
qui se chargea de cette tache. « II l'accomplissait a la perfection.
Dans les conditions de la Russie d'alors, ce genre de travail exigeait
beaucoup de prudence », devait s'effectuer « dans le plus grand
secret. Meme les membres du Bureau de defense ne savaient ni par
quel moyen, ni par quelles voies il etait parvenu a organiser telle
ou telle campagne de presse... Un grand nombre d'articles parus
dans la presse russe ou etrangere de l'epoque, avec souvent un
grand retentissement, avaient ete communiques aux journaux
ou aux revues soit personnellement par Braudo, soit par son
interm&liaire 50 ».
« Fournir une information serieuse » pour lancer « telle ou telle
campagne de presse » - cela fait un peu froid dans le dos, surtout
a la lumiere de ce qu'on a vu se passer au xx e siecle. Dans le
langage d'aujourd'hui, on appelle cela une « habile manipulation
des medias ».
En mars 1905, le Bureau de defense reunit a Vilnius le Congres
constitutif de l'« Union pour l'obtention de l'egalite des droits pour
le peuple juif en Russie 51 », mais celle-ci proceda rapidement a
son autodissolution et alia rejoindre la direction de 1' Union pour
l'integralite des droits (1' expression « integralite des droits », parce
que plus vigoureuse que celle d'«egalit6 des droits », avait ete
proposee par Winaver. Aujourd'hui, on l'evoque sous une forme
hybride comme l'« Union pour l'obtention de l'egalite integrate
des droits 52 »).
On voulait que cette nouvelle Union regroupat tous les partis
et groupements juifs 53 . Mais le Bund denonca ce congres comme
49. Ibidem, pp. 142-147, 152-157.
50. M. Krohl, Slranitsy moiei jisni (Pages dc ma vie), t. 1, New York, 1944,
pp. 299-300.
51. EJ, t. 14, p. 515.
52. EJR, t. 3, M., 1997, p. 65.
53. EJ, t. 14, p. 515.
390 DEUX SIECLES ENSEMBLE
bourgeois. Cependant, dc nombreux sionistes ne purent se main-
tenir dans leur splendide isolement. Les prodromes de la revolution
russe entrainerent scission sur scission dans leurs rangs. Et certaines
de ces fractions ne re\sisterent pas a la tentation de participer aux
grandes choses qui se deroulaient sous leurs yeux ! Mais, ce faisant,
elles exercerent une influence sur l'orientation strictement civique
de l'ordre du jour du congres. L'idee faisait son chemin qu'il ne
fallait pas se battre seulement pour les droits civiques, mais aussi,
avec la meme energie, pour les droits nationaux 54 .
Sliosberg combattait 1' influence des sionistes « qui voulaient
retirer les Juifs du nombre des citoyens de la Russie » et dont les
exigences « n'6taient souvent formulees que pour des raisons dema-
gogiques ». Car la communaute juive de Russie « n'a d'aucune
facon ete limitee dans l'expression de sa vie nationale... Etait-il
opportun de soulever la question de l'autonomie nationale des
Juifs alors qu'aucune des nationalites vivant en Russie ne la
possedait, alors que le peuple russe lui-meme, dans sa partie
orthodoxe, etait loin d'etre libre dans l'expression de sa vie reli-
gieuse et nationale ? ». Mais, « en ce temps-la, la demagogie
revetait une signification bien particuliere dans la ruelle juive 55 ».
Ainsi, en lieu et place de la notion, limpide aux yeux de tout le
monde, d'« egalite des droits », qui, certes, n'etait pas encore
advenue, mais semblait ne plus etre a la traine de revolution poli-
tique, on lanca le mot d'ordre d'integralite des droits pour les Juifs.
Ce que Ton entendait par la, c'est qu'en sus de l'6galit6 des droits
fut aussi reconnue l'« autonomic nationale ». « II faut dire que ceux
qui formulaient ces exigences n'avaient pas une idee tres claire de
leur contenu. La creation d'ecoles juives n'etait limitee par aucune
loi. L' etude de la langue russe etait exigee... dans la mesure ou il ne
s'agissait pas de heders*. Mais d'autres pays plus civilises impo-
saient egalement 1' usage de la langue d'Etat dans les relations avec
1' administration tout comme a l'ecole 56 . » Ainsi, il n'existait aucune
« autonomic nationale » pour les Juifs aux Etats-Unis. Mais les
54. Aronson, La lutte..., op. cit., p. 222.
55. Sliosberg, t. 3, pp. 170-171.
56. Ibidem, p. 170.
* Ecoles el6mentaires juives.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 391
« obtentionnistcs » (« Union pour l'obtention... ») reclamaient une
« autodetermination nationale et culturelle » sur le territoire de la
Russie, ainsi qu'une large autonomic pour les communautes juives
(et, dans la foulee : seculariser celles-ci, les arracher a 1'influence
religieuse du judaisme - ce qui convenait aussi bien aux sionistes
qu'aux socialistes). Plus tard, on appela cela l'« autonomic
nationale-personnelle ». (Assortie de l'exigence que les institutions
culturelles et sociales juives fussent financees par l'Etat mais sans
que celui-ci s'immiscat dans leur fonctionnement.) Et comment se
representer l'« autogestion » d'une nation disseminee terri-
torialement? Le IP Congres de l'Union, en novembre 1905, prit
la decision de convoquer une Assemblee nationale juive de Russie 57 .
Toutes ces idees, y compris l'« autonomic nationale-person-
nelle » des Juifs de Russie, se sont exprimees et ont perdure sous
differentes formes jusqu'en 1917. Toutefois, l'Union pour l'int6-
gralite des droits se revela ephemere. A la fin de 1906, le Groupe
populaire juif, antisioniste, fit secession (Winaver, Sliosberg,
Koulicher, Sternberg) au motif qu'il refusait l'idee d'une
Assemblee nationale juive ; peu de temps apres, ce fut le tour du
Parti populaire juif (S. Doubnov - le nationalisme religieux et
cultural, notamment le droit d'utiliser la langue juive dans la vie
publique, partout sur le territoire ; bon, mais avec quels moyens, de
quelle facon ?) ; puis, ce fut le Groupe ddmocratique juif (Bramson,
Landau), proche du Parti du travail 58 . On accusait aussi l'Union
pour l'integralite des droits de s'etre ralliee aux KD et, par voie de
consequence, « de ne plus pouvoir representer la population juive
de Russie » ; les sionistes consideraient les « obtentionnistes »
« pour ainsi dire comme des partisans de 1' assimilation », et les
socialistes, eux, comme des bourgeois 59 . Bref, au debut de l'annee
1907, l'Union cessa d'exister 60 .
Les sionistes etaient de plus en plus entraines dans le tourbillon
revolutionnaire et, en novembre 1906, lors de leur Congres
panrusse a Helsinfors, il fut declare" « indispensable non seulement
de se tourner vers les besoins quotidiens et les revendications des
57. EJ. t. 14, p. 516.
58. Ibidem, t. 7, pp. 437-440.
59. Sliosberg, t. 3, pp. 257-258.
60. EI, t. 14, p. 517.
392 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Juifs de Russie, mais aussi de s'invcstir a plcin dans leur combat
politique et social 61 » ; Jabotinski insista pour que figurat dans le
programme sioniste l'exigence de l'instauration en Russie de la
souverainete du peuple ; D. Pasmanik lui objecta qu'« une telle
exigence ne peut etre posee que par ccux qui sont prets a monter
sur les barricades 62 ». A la fin de ses travaux, le Congres apporta
sa « sanction au ralliement des sionistes au Mouvement de libe-
ration 63 ». Or celui-ci ctait justement en train de s'essouffler apres
l'echec du manifcste de Vyborg*.
L'auteur de ce programme, Jabotinski, avancait les arguments
suivants : le but que s'est fixe le sionisme ne pourra etre atteint que
dans plusieurs decennies, mais, en luttant pour obtenir l'intcgralite
de lcurs droits, les Juifs comprendront encore mieux ce qu'est le
sionisme 64 . II precisait ccpendant : « Nous laissons les premiers
rangs aux representants de la nation majoritaire. Nous ne pouvons
pretendre jouer un role dirigeant : nous nous rallions 65 . »
Autrement dit : la Palestine est une chose ; en attendant, battons-
nous en Russie. Trois ans auparavant, Plehve avait indique a Herzl
qu'il redoutait precisement ce genre de derive du sionisme.
Sliosberg est loin de minimiser le role des sionistes : « Apres
le Congres d'Helsinfors, ils ont decide de prendre le controle de
1' ensemble des activites publiques des Juifs » en s'efforcant d'« im-
poser leur influence a l'echelon local ». (Dans la premiere Douma,
sur les 12 deputes juifs, 5 etaient sionistes.) Mais il note cgalement
que cette profusion de partis etait « 1' affaire de petits cercles d'in-
tellectuels », non des masses populaires juives, et leur propagande
« ne faisait que semer la confusion dans les esprits 66 ».
6 1 . Aronson, La lutte..., op. tit., p. 224.
62. D. S. Pasmanik, Tchevo je my dobivai'emsia ? (Mais que voulons nous au juste ?).
Rossia i Ievrei, Sb 1 (La Russie et les Juifs, recueil 1 - plus loin : RJ) / Otetchestvennoi'e
obedincnic rousskikh ievrei'ev za granitsei', Paris, YMCA Press, 1978, p. 21 1.
63. Aronson, La lutte..., op. til., p. 224.
64. G. Svel, Rousskie ievrei v sionizme i v stroitelstve Palestiny i Izrailia (Les Juifs
russes dans le sionisme et dans rectification de la Palestine et d'Izrael), LJR-1, pp. 263-
264.
65. V. Jabotinski, Ievrei'skai'a kramola (Le complot juif), Fclietony, p. 43.
66. Sliosberg, t. 3, pp. 253, 255, 262.
* Apres la dissolution de la premiere Douma, environ deux cents deputes se r6unirent
a Vyborg et cxprimerent leur opposition au gouvernement sous la forme d'un manifeste
qui ne rencontra aucun dcho dans 1' opinion.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 393
C'est vrai, tout cet eparpillement ne contribuait pas a la clarifi-
cation du dcbat : on ne voyait plus tres bien pour quoi se battaient
les Juifs russes, pour quels droits - egaux ou integraux ? - ni sur
quel plan - civil ou national ?
Et, ne l'oublions pas : « Tous ces groupes composes uniquement
d'intellectuels... ne comprenaicnt pas de Juifs orthodoxes, lesquels
finirent par comprendre la necessite de s'organiser pour combattre
1' influence antireligieuse grandissante qui s'exercait sur la jeunesse
juive. » Et c'est ainsi que « prit naissance ce qui allait ulterieuremcnt
se dSvelopper dans l"'Agoudat Israel" ». Ce mouvement dtait
preoccupe par le fait que « les elements juifs revolutionnaires se
recrutent parmi la jeunesse juive qui s'est eloignee de la religion »,
alors que « les Juifs dans leur majorite sont religieux et, tout en
demandant la reconnaissance de leurs droits et la levee des interdic-
tions qui pesent sur eux, rcstcnt de loyaux sujets de l'Empereur et
sont loin de toute idee de rcnversement du regime existant 67 ».
Quand on etudie 1'histoire des Juifs russes au debut du xx e siecle,
on trouve peu de mentions des Juifs orthodoxes. Sliosberg declara
un jour, soulevant Tire du Bund : « Avec les rnelameds* der-
riere moi, je m'appuie sur un plus grand nombre de Juifs que les
dirigeants du Bund, car il y a plus de rnelameds parmi les Juifs que
d'ouvriers 68 . » De fait, la secularisation de la societe juive n'affecta
en rien l'existence des communautes traditionnelles de la Zone de
residence. Pour elles, toutes les questions ancestrales portant sur
l'organisation de leur vie, 1' instruction religieuse, le rabbinat,
restaient d'actualite. Au cours de l'accalmie temporaire de 1909,
la reforme de la communaute juive traditionnelle fut discutee
avec beaucoup de seYieux au Congres de Kovno. « Les travaux du
Congres se revelerent tres fructueux et peu de rassemblements juifs
auraient pu l'egaler par le serieux et la sagesse des resolutions qui
y furent adoptees 69 . »
« Le judai'sme orthodoxe s'est toujours trouve" en situation de
conflit - pas toujours ouvert, mais plutot latent -, avec l'intelli-
gentsia juive. II etait clair qu'en condamnant le mouvement de
67. Ibidem, pp. 225-256.
68. Ibidem, p. 258.
69. Ibidem, p. 263.
* Insliluteurs enseignant dans les heders.
394 DEUX SIECLES ENSEMBLE
liberation des Juifs il comptait s'attirer la bienveillance du gouver-
nement 70 . » Mais il etait trop tard : des la veille de la revolution de
1905, on a vu que le regime autocratique avait perdu le controle du
pays. Quant au judai'sme traditionnel, il avait a ce moment-la deja
perdu toute une generation - ce n'etait d'ailleurs pas la premiere -
qui s'en etait allee vers le sionisme, le liberalisme laique, rarement
le conservatisme 6claire, mais aussi, et avec les consequences les
plus lourdes, vers le mouvement revolutionnaire.
La nouvelle gdneration de revolutionnaires etait apparue au
tournant du siecle. Ses dirigeants, Grigori Guerchouny et Mikhail
Gotz, avaient decide de renouer avec les methodes terroristes de
La Volonte du Peuple. « Guerchouny prit sur lui la lourde res-
ponsabilite de creer en Russie un nouveau parti revolutionnaire
appele a succeder dignement a La Volonte du Peuple », et, « grace
a ses talents d'organisateur comme a ceux d'autres revolutionnaires
enticrcment devoues a la cause, ce parti put voir le jour des la fin de
l'annee 1901. » « Dans le meme temps... fut egalement constitute
sa fraction armee. Son createur et son inspirateur n'etait autre que
le meme Guerchouny 71 . » Chez les S.-R.*, les Juifs « ont joue
d'emblee un role de premier plan ». On y trouvait « An-ski-
Rappoport, K. Jitlovski, Ossip Minor, I. Roubanovitch » et - tou-
jours lui ! - Mark Natanson. La fraction armee comptait parmi ses
membres « Abraham Gotz, Dora Brilliant, L. Zilberberg », sans
parler du celebre Azef. C'est parmi les combattants S.-R. que s'est
egalement forme M. Trilisser - qui allait plus tard s'illustrer dans
la Tcheka. « Parmi les militants de base du parti S.-R., il y avait
aussi pas mal de Juifs », meme si, ajoute D. Schub, « ils n'y ont
jamais represente qu'une infime minorite ». Selon lui, c'est meme
« le plus russe » des partis revolutionnaires 72 . Pour raisons de
securite, le siege du parti fut transfere a l'etranger (ce dont s' etait
par exemple abstenu le Bund), a Geneve, chez M. Gotz et O. Minor.
70. Ibidem, p. 265.
71. Krohl, Stanitsy... (Pages...), op. cit., pp. 283-284.
72. D. Schub, Evrei rousskoirevolutsii (Les Juifs dans la revolution russe), MJ-2, p. 138.
* Sociaux-rdvolutionnaires.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 395
Quant a Guerchouny, ce « tigre » indomptable, apres etre parvenu
a tromper la vigilance de Zoubatov*, il se mit a sillonner la Russie,
a l'instar de B. Savinkov, fomentant des actions terroristes et
verifiant leur bonne execution. C'est ainsi qu'il etait present
place Saint-Isaac lors de l'assassinat de Sipiaguine** ; il etait a
Oufa quand fut rue le gouverneur Bogdanovitch 73 ; et a Kharkov
quand ce fut le tour du gouverneur Obolenski ; sur la perspective
Nevski lors de l'attentat manque" contre Pobedonostsev***. L' exe-
cution etait toujours confine a des « Chretiens » tels P. Karpovitch,
S. Balmachov, E. Sozonov, etc. (Les bombes qui servirent a l'assas-
sinat de Plehve, du grand-due Serge Alexandrovitch et aux attentats
planifies contre le grand-due Vladimir Alexandrovitch et les
ministres de l'lnterieur Boulyguine et Dournovo furent confec-
tionn^es par Maximilian Schweitzer qui, en 1905, fut lui-meme
victime de l'engin qu'il elait en train de fabriquer 74 .) Arrete par
hasard, Guerchouny fut condamne a mort, gracie par l'Empereur
sans 1' avoir demande ; en 1907, il trouva un moyen ingenieux de
s'evader de la prison d'Akatoui'sk, en se cachant dans un tonneau
a choux, puis gagna par Vladivostok 1'Amerique et 1' Europe ; le
gouvemement russe exigea son extradition d'ltalie, mais l'opinion
liberate europeenne se dressa unanime pour la refuser et Cle-
menceau usa egalement de son influence : c'&ait lui aussi, comme
on sait, un « tigre ». Peu de temps apres, Guerchouny mourut d'un
sarcome au poumon. Parmi les terroristes S.-R. de premier plan, il
faut egalement mentionner Abraham Gotz qui participa activement
aux attentats contre Dournovo, Akimov, Chouvalov, Trepov****,
et joua un role dans l'assassinat de Mine, de Rieman. (Mais, pour
son malheur, il vecut bien plus longtemps que son frere aine, mort
prematurement - et les bolcheviks lui en firent voir ulterieurement
de toutes les couleurs.)
73. PEJ, t.2, p. 111.
74. EJR, t. 3, pp. 378-379.
* Chef de la police secrete russe au de"but du xx c siecle.
** Ministre de l'lntericur assassin^ en 1902.
*** Homme politique aux id£es r£volutionnaires, tres influent aupres des empereurs
Alexandre HI et Nicolas II (1827-1907).
**** P. Dournovo (1845-1915), ministre de 1'Inteneur en 1905-1906 ; P. Chouvalov
(1830-1906), diplomate et homme politique russe ; D. Trepov (1855-1906), vice-ministre
de l'lnterieur, l'un des responsables de la repression de la revolution de 1905-1907.
396 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Pour jouer avec l'Histoire, on met dcsormais moins dc gants que
la generation revolutionnaire precedente. Moins connu que
d'autres, Pinkhous (Piotr) Routenberg n'en est pas moins digne
d'int6ret. En 1905, il entraine des groupes de combattants a
Petersbourg et les fournit en armes. Inspirateur de Gapon*, il
est a ses cotes le 9 Janvier 1905 ; mais c'est aussi lui qui, en 1906,
« sur ordre du parti S.-R., organise et supervise son assassinat »
(plus tard, il signera un ouvrage sous le titre : L' Assassinat de
Gapon 15 ). En 1919, il emigre en Palestine ou il s'illustre dans
relectrification du pays. La-bas, il montre qu'il est capable de
construire ; mais, dans ses jeunes annees, en Russie, il ne fait certes
pas ceuvre d'ingenieur, il detruit ! On perd par ailleurs la trace de
l'« Studiant Zion », instigateur irresponsable de la mutinerie de
Sveaborg, qui rechappa pourtant a la boucherie qui s'ensuivit.
Hormis les S.-R., chaque annee apportait sa moisson de
nouveaux combattants sociaux-democrates, theoriciens et discou-
reurs. Certains connurent une ephemere notoriete dans des cercles
etroits, telle Alexandra Sokolovskaia que l'Histoire n'a retenue
que parce qu'elle a ete la premiere femme de Trotski et la mere de
ses deux filles. D'autre sont injustement tombes dans l'oubli :
Zinovi Litvine-Sedoi, le chef d'6tat-major des detachements du
quartier de la Krasnai'a Presnia au cours de 1'insurrection armee
de Moscou ; Zinovi Dosser, membre de la « troika » qui dirigea
cette insurrection. Parmi ses meneurs, citons encore « Marat »
- V. L. Chanzer, Lev Kafenhausen, Loubotski-Zagorski (qui donna
pour presque un siecle son pseudonyme** au monastere de La
Trinite-Saint-Serge) et Martin Mandelstam-Liadov, membre de la
Commission executive du POSDR*** pour l'organisation de 1'insur-
rection armee 76 . D'autres enfin - comme F. Dan ou O. Nakhamkis -
devaient jouer un role important plus tard, en 1917.
Malgre 1' aversion de Bakounine en vers les Juifs, on retrouve
beaucoup d'entre eux parmi les dirigeants et theoriciens de
75. EJR. t. 2, p. 517.
76. EJR, t. 1, pp. 436, 468 ; I. 2, pp. 13, 218.
* G. Gapon (1870-1906), pretrc et agent de la police secrete, l'un des responsables
du massacre de manifestants a Sainl-Petersbourg, le 9 Janvier 1905.
** Zagorsk.
*** Parti ouvrier social-diimocrate russe.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 397
l'anarchisme. Mais «d'autres anarchistes russes, par excmple
Kropotkine, n'eprouvaient pas d'hostilite a 1'egard des Juifs et
s'efforcaient de les gagner a leur cause 77 ». Parmi ces meneurs,
on peut signaler Iakov Novomirski, Alexandre Gue, Leon Tcherny,
V. Gordine 78 . L'un d'eux, I. Grossman-Rochtchine, evoque avec le
plus grand respect la figure d'Aron Eline, de Bialystok : « un terro-
riste fameux », mais pas seulement « un specialiste des operations
sanglantes », « jamais il ne tombe... dans l'"activisme syste-
matique" 79 ». « Les moins patients parmi la masse des Juifs...
cherchent un moyen plus rapide de parvenir au socialisme. Et ce
recours, cette "ambulance", ils les trouvent dans l'anarchi.sme 80 . »
Ce sont les Juifs de Kiev et de la Russie meridionale qui ont
eprouve - le plus d'attirance pour l'anarchisme, et, dans les docu-
ments relatifs a l'affaire Bogrov*, il est souvent fait mention
d'anarchistes de moindre envergure, oublies par l'Histoire.
Nous avons deja observe prec6demment - mais cela vaut la peine
de le rappeler - que ce n'est pas seulement a cause des inegalites
dont ils etaient victimes que de nombreux Juifs se sont rues dans
la revolution. « La participation des Juifs au mouvement r6volu-
tionnaire qui avait gagne toute la Russie ne s'explique qu'en faible
partie par leur situation d'inegalite... Les Juifs ne faisaient que
partager le sentiment general » d'hostilite; envers l'autocratie 81 .
Faut-il s'en etonner ? Les jeunes issus de V intelligentsia, aussi bien
russe que juive, n'entendaient parler dans leurs families, a longueur
d'annee, que des « crimes perpetres par le pouvoir », du « gouver-
nement compose d'assassins », et ils se precipiterent dans Taction
revolutionnaire avec toute l'energie de leur fureur. Bogrov comme
les autres.
77. PEJ.t. l,p. 124.
78. A. Vetlouguine, Avanturisty Grajdanskoi voi'ny (Les aventuriers de la Guerre
civile), Paris, Imprimerie Zemgor, 1921, pp. 65-67, 85.
79. /. Grossman-Rochtchine, Doumy o bylom (Reflexions sur le passe) (Iz islorii
belostotskovo. anarkhitcheskovo, « ichemosnamenskovo » dvijenia), Bylote, M., 1924,
n os 27-28, p. 179.
80. Ben-Kho'irin, Anarkhism i ievreiska'i'a massa (L'anarchisme et les masses juives)
(Saint-Petersbourg) Soblazn sotsializma : Revolutsia v Rossi i ievrci / Sost. A. Serebren-
nikov, Paris, M., YMCA Press, Roussktt Pout, 1995, p. 453.
81. PEJ, t. 7, p. 398.
* Voir infra, chapitre 10.
398 DEUX SIECLES ENSEMBLE
En 1905, l'historien juif S. Doubnov accusa tous les revolution-
naires juifs de « trahison nationale ». Dans son article intitule
« L'esclavage dans la revolution », il ecrivit : « Toute cette nom-
breuse armee de jeunes Juifs, qui occupent les positions les plus en
vue au sein du parti social-democrate et y briguent des "postes de
commandement", a formellement coupe tout lien avec la commu-
naute juive... Vous ne batissez rien de nouveau, vous n'etes que les
valets de la revolution, ou ses commissionnaires 82 . »
Mais, a mesure que le temps passait, l'approbation des adultes
a leur progeniture revolutionnaire ne faisait que croitre. Ce
phenomene s'amplifia chez les « peres » de la nouvelle generation
et fut dans 1' ensemble plus marque chez les Juifs que chez les
Russes. Meier Bomach, membre de la Douma, declarera dix ans
plus tard (1916) : «Nous ne regrettons pas que les Juifs aient
participe au combat pour la liberation... lis luttaient pour votre
liberte 83 . » Et, six mois plus tard, dans l'embrasement de la
nouvelle revolution, en mars 1917, le celebre avocat 0. 0. Grou-
zenberg tiendra ces propos passionnes mais non d6nues de
fondement devant les dirigeants du gouvernement provisoire et le
soviet des deputes des ouvriers et soldats : « Nous avons genereu-
sement offert a la revolution un "pourcentage" enorme de notre
peuple - presque toute sa fleur, presque toute sa jeunesse... Et, lors-
qu'en 1905 le peuple se souleva, d'innombrables combattants juifs
vinrent grossir ses rangs, portes par un elan irresistible 84 . » D'autres
diront la meme chose : « Les circonstances historiques firent que
les masses juives de Russie ne pouvaient pas ne pas participer de
la facon la plus active a la revolution 85 . » « Pour les Juifs, la
solution de la question juive en Russie passait par le triomphe dans
ce pays des idees progressistes 86 . »
L' effervescence revolutionnaire qui s'etait emparee de la Russie
fut indubitablement attisee par celle qui regnait parmi les Juifs.
Mais, a elle seule, la jeunesse formee au travail intellectuel ou
82. Dimanslein, « 1905* », op. cit, t. 3, v. I, p. 174.
83. Mejdounarodnoi'e flnansovoie polojenie tsarskoT Rossii vo vremia mirovoi' voi'ny
(La situation financiere de la Russie tsariste pendant la Guen-e mondiale), Krasny'i
Arkhiv, 1934, t. 64, p. 28.
84. Retch, 1917, 25 mars, p. 6.
85. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 175.
86. EJ, t. 7, p. 370.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 399
manuel ne pouvait faire la Evolution. L'une des toutes premieres
priorites etait de gagncr a la cause revolutionnaire et dc mener au
combat les ouvriers de l'industrie et, avant tout, ceux de
Petersbourg. Cependant, comme le nota le directeur du departement
de la Police d'alors, « au stade initial de son developpement, le
mouvement ouvrier... fut etranger aux aspirations politiques ». Et,
meme a la veille du 9 Janvier, « au cours d'une reunion extraordi-
naire qu'ils avaient organisee le 27 decembre, les ouvriers chas-
serent un Juif qui tentait de faire de la propagande politique et de
distribucr des tracts, et trois femmes juives qui cherchaient a
propagcr des idecs politiques furent apprdhcndces 87 ».
Pour parvenir a entralner les ouvriers de Petersbourg, il fallut la
propagande pseudo-religieuse de Gapon.
Le 9 Janvier, avant meme que les troupes n'ouvrent le feu, c'est
le jeune Simon Rechtzammer (le fils du directeur de la Societe des
entrepots et silos a grain) qui prit la tete de la seule barricade
dressee ce jour-la (sur la quatrieme rue de File Saint-Basile), avec
destruction des lignes telegraphiques et telephoniques et attaque du
poste de police. Du rcste, les ouvriers de ce quartier s'employerent
deux jours plus tard « a copieusement rosser les intellectuels 88 ».
On sait que les r6volutionnaires russes 6migr6s en Europe
accueillirent la nouvelle de la fusillade de Petersbourg avec un
melange d'indignation et d'enthousiasme : ca n'est pas trop tot !!
Maintenant, §a va peter ! ! Quant a la propagation de cet enthou-
siasme - et de F insurrection - dans la Zone de residence, c'est
Finfatigable Bund qui s'y attela, lui dont Fhymne (An-ski dit de
lui que e'etait « La Marseillaise des ouvriers juifs ») comportait les
paroles suivantes :
Assez aime nos ennemis, nous voulons les hair !!
...II est pret le bucher ! On trouvera assez de buches
Pour que ses saintes flammes embrasent la planete* 9 !!
87. Doklad direktora departamenia politsii Lopoukhina ministrou vnoutrennykh del o
sobytiakh 9-vo ianvaria (Rapport du directeur du departement de la Police, Lopoukhine,
au ministre de l'lntcrieur sur les evenements du 9 Janvier). KrasnaTa Ictopis, 1922, n° I,
p. 333.
88. V. Nevskii, Ianvarskie dni v Peterbourgue v 1905 godou (Les joumees de Janvier
a Petersbourg en 1905), ibidem, pp. 51, 53.
89. Soblazn Sotsializma, p. 329.
400 DEUX SIECLES ENSEMBLE
(Notons au passage que L' Internationale fut traduite en russe
par Arkadi Kotz des 1912''°. Plusieurs generations s'impregnerent
religieusement de ses paroles : Debout ! les damnes de la terre ! et
Du passe faisons table rase...)
Le Bund publia immediatement une proclamation (« a environ
deux cent mille excmplaires ») : « La revolution a commence. Elle
s'est embrasee dans la capitale, ses flammes couvriront tout le
pays... Aux armes ! Prenez d'assaut les armureries et emparez-vous
de toutes les armes... Que toutes les rues deviennent des champs
de bataille 91 ! »
Selon la Chronique rouge des debuts du regime sovielique, « les
evenements du 9 Janvier a Petersbourg eurent un grand echo au
sein du mouvement ouvrier juif : ils furent suivis par des manifesta-
tions de masse du proletariat juif dans l'ensemble de la Zone de
residence. A leur tete se trouvait le Bund ». Pour assurer le
caractere massif de ces demonstrations, des detachements du Bund
se rendircnt dans les ateliers, les usines, les fabriques et meme au
domicile des ouvriers pour appeler a cesser le travail ; ils
employment la force pour vider les chaudieres de leur vapeur,
arracher les courroies de transmission ; ils mcnacercnt les proprie-
taires des entreprises, ca et la des coups de feu furent tires, a
Vitebsk Tun d'eux recut un jet d'acide sulfurique. Ce n'etait pas
« une manifestation de masse spontanee, mais une action soigneu-
sement preparee et organised ». N. Buchbinder regrette pourtant
que « presque partout les greves ne furent suivies que par les
ouvriers juifs... Dans toute une serie de villes, les ouvriers russes
opposerent une vive resistance aux tentatives d'arreter les usines
et les fabriques ». II y eut des greves d'une semaine a Vilnius,
Minsk, Gomel, Riga, de deux semaines a Libava. La police dut
naturellement intervenir et, dans plusieurs villes, le Bund constitua
des « detachements armes pour lutter contre la terreur policiere 92 ».
A Krinki (province de Grodno), les grevistes chasserent a coups de
fusil la police, interrompirent les communications telegraphiques
et, pendant deux jours, tout le pouvoir se trouva entre les mains du
comite de grcve. « Le fait que des ouvriers, et, parmi eux, une
90. EJR, t. 2, p. 79.
91. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 144.
92. N. Buchbinder, 9 ianvaria i icvreiskoie rabotchee dvijenie (Le 9 Janvier et le
mouvement ouvrier juif), Krasnai'a letopis, 1922, n° 1, pp. 81-87.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 401
majorite de Juifs, aient pu ainsi detenir le pouvoir des le debut de
1905, etait tres significatif de ce qu'etait cette revolution, et fit
naftre nombre d'espoirs. » II est non moins vrai que rimportante
participation du Bund a ces actions « pouvait faire croire que le
mecontentement etait surtout le fait des Juifs, tandis que les autres
nationalit6s n'etaient pas si revolutionnaires que cela 93 ».
La force des revolutionnaires se manifestait a travers les actions,
menees au grand jour, des detachements arm6s d' « autodefense »
qui s'etaient illustres pendant le pogrom de Gomel et qui, depuis
lors, s'etaient considerab lenient renforc6s. « L'autodefense se
trouvait le plus souvent en relation etroite avec les detachements
armes des organisations politiques... On peut dire que 1' ensemble
de la Zone de residence etait couvert par tout un reseau de groupes
armes d'autodefense qui jouerent un role militaire important...
Seule une armee de metier pouvait leur faire face 94 . » - Au plus fort
de la revolution, ils furent rejoints par des groupements sionistes de
diverses tendances : [on note ainsi] « la participation particulie-
rement active des Poalei Zion », ainsi que « des detachements
armes des SS [sionistes-socialistes] », mais aussi du SERP. De sorte
que « dans les opdrations armees qui survinrent pendant la revo-
lution, ces socialistes appartcnant a differents courants du sionisme
se retrouverent a nos cotes 95 », se souvicnt S. Dimanstein, devenu
plus tard un dirigeant bolchevik en vue.
Le Bund allait poursuivre ses operations militaires tout au long
de cette changeante et incertaine annee 1905. n convient de
mentionner en particulier les evenements d'avril a Jitomir. Selon
V Encyclopedic juive, il s'est agi d'un pogrom contre les Juifs, de
surcroit « fomente par la police 96 ». Quant a Dimanstein, qui se
targue d' avoir « participe activement a la revolution de 1905 sur le
territoirc de la pretendue Zone de residence », il ecrit : « Ce ne fut
pas un pogrom, mais un combat contre les troupes de la contre-
revolution 97 . » L'ancienne Encyclopedic juive indique que jusqu'a
vingt Juifs furent tu£s 98 ; la nouvelle : « pres de cinquante (selon
93. Dimanstein, « 1905 ». op. cit., pp. 145, 147.
94. Ibidem, pp. 150-151.
95. Ibidem, pp. 123-124.
96. PEJ, t.2, p. 513.
97. Dimanstein, « 1905 », op, cit, pp. 106, 152.
98. EJ, t. 7, p. 602.
402 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'autres sources, environ trente-cinq) 99 ». Toujours selon celle-ci,
« les desordres commencerent apres que des provocateurs eurent
declare que des Juifs avaient tire des coups de feu sur le portrait
du tsar a l'exterieur de la ville l0 ° ». Tandis que Le Messager du
gouvernement donne comme un fait avcre que, deux scmaines avant
le pogrom, « une foule... de pres de trois cents personnes s'etait
rassemblcc a l'exterieur de la ville... pour s'entrainer au tir au
revolver... en visant le portrait de Sa Majesty l'Empereur ». Apres
cela, plusieurs rixes eclaterent, a l'interieur de la ville, entre Juifs
et Chretiens - toujours selon Le Messager du gouvernement, les
agresseurs etaient le plus souvent des Juifs 101 . Toujours d'apres la
nouvelle Encyclopedic juive, le jour meme de l'evenement, « les
detachements juifs d'autodefense resisterent heroi'quement aux
casseurs ». D'une bourgade voisine, un groupe de jeunes Juifs
armes se portait a leur secours, quand, en cours de route, « ils furent
arretes par des paysans ukrainiens » a Troi'anovo. « Ils tenterent de
se refugier chez des habitants juifs du bourg, mais ceux-ci ne les
laisserent pas entrer » et, fait caracteristique, « indiquerent aux
paysans ou s'etaient caches deux d'entre eux » ; « dix membres du
detachement furent tues l02 ».
A l'epoque, on avait deja mis au point une manoeuvre particuhe-
rement efficace : « Les obseques des vie times tombees pour la revo-
lution constituaient l'un des moyens de propagande les plus
efficaces, capable d'enflammer les masses », ce qui avait pour
consequence que « les combattants avaient conscience du fait
que leur mort serait utilisee avec profit pour la revolution, qu'elle
eveillerait un desir de vengeance chez les milliers de gens qui
allaient assister a leurs funerailles », et qu'en ces occasions « il etait
relativement plus facile d' organiser des manifestations. Les milieux
liberaux consideraient comme de leur devoir de veiller a ce que la
police n'intervienne pas au cours d'un enterrement ». C'est ainsi
que « les obseques devinrent une des composantes de la propagande
revolutionnaire en 1905 l03 ».
99. PEJ, i. 2, p. 513.
100. Ibidem, t. 6, p. 566.
101. Pravo, 5 mai 1905. pp. 1483-1484.
102. PEJ, t. 2, p. 513 ; Dimanstein, « 1905 », op. cit., pp. 151-152.
103. Dimanstein, « 1905 », op. cit., p. 153.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 403
Au cours de V6t6 de cette annee-la, « la terreur policiere s'exerca
massivement, mais on assista egalement a bon nombrc d'actes de
vengeance de la part des ouvriers qui jetaient des bombes sur des
patrouilles de soldats ou de cosaques, assassinaient des policiers,
grades ou non ; ces cas etaient loin d'etre isol6s », car il en allait
« du recul ou de l'extension de la revolution dans le secteur
juif 104 ». Exemple : les cosaques ont tue un militant du Bund a
Gomel ; huit mille personnes assistent a ses funerailles, on y
prononce des discours revolutionnaires - et en avant la revolution,
toujours en avant ! Et quand fut venu le moment de protester contre
la convocation de la Douma consultative, dite de « Boulyguine* »,
la campagne « se depla?a de la Bourse dans le quartier juif, du cote"
des synagogues... ou des orateurs du Parti intervenaicnt pendant les
offices... sous la protection de detachements armes qui bouclaient
les issues... Au cours de ces assemblies, il etait frequent que fussent
adoptees sans discussion des resolutions preparers a l'avance »,
- les malheureux fideles vcnus pour prier avaient-ils le choix ? Va
done discuter avec ces gaillards ! Pas question d'« arreter le
processus revolutionnaire a cette etape 105 ... ».
Dans le projet de convocation de cette Douma consultative, qui
resta sans suite du fait des 6venements de 1905, partant du principe
qu'ils ne le possedaient pas pour la designation des organes d'auto-
gestion municipale, il avait ete prevu a l'origine de ne pas accorder
aux Juifs le droit de vote. Mais l'elan revolutionnaire ne faisait que
s'amplifier, les conseillers municipaux juifs nommes par les auto-
rites provinciales demissionnaient demonstrativement ici et la, et
la loi d'aout 1905 sur les elections a la Douma prevoyait deja
d'accorder, en fait, le droit de vote aux Juifs. Mais la revolution
poursuivait sa course et 1' opinion rejeta cette Douma consultative
qui ne fut done pas nSunie.
La tension ne retomba pas tout au long de cette malheureuse
ann6e 1905 ; le pouvoir etait depasse" par les evenements. A l'au-
tomne, des greves, notamment dans les chemins de fer, se prepa-
raient partout en Russie. Et, naturellement, la Zone de residence ne
104. Ibidem, p. 164.
105. Ibidem, pp. 165-166.
* A. Boulyguine (1851-1919), ministre de l'lnteneuren 1905.
404 DEUX SIECLES ENSEMBLE
fut pas epargnee. Dans la region du Nord-Ouest, on assiste, debut
octobre, a « une montee rapide... de l'energie revolutionnaire des
masses », « une nouvelle campagne de meetings se deroule dans
les synagogues » (toujours de la meme fa9on, avec des hommes
postes aux issues pour intimider les fideles), « on se prepare febri-
lement a la greve generate ». A Vilnius, au cours d'un meeting
autorise par le gouverneur, « on a tire sur 1' immense portrait de
l'Empereur qui se trouvait la, et certains le defoncerent a coups de
chaises » ; une heure apres, c'est sur le gouverneur en personne que
Ton tira - la voila bien, la frcnesie de 1905 ! Mais a Gomel, par
exemple, les sociaux-democrates n'ont pu s'entendre avec le Bund
et « ils ont agi dans le desordre » ; quant aux sociaux-revolution-
naires, « ils se sont joints » aux sionistes-socialistes ; et voila que
« Ton jette des bombes sur les cosaques qui ripostent en tirant et
en cognant sur tous ceux qui leur tombent sous la main, sans
distinction de nationalite ll)6 », - une bien jolie flambee revolution-
naire ! On se frotte les mains !
Rien d'etonnant a ce qu'«en maints endroits..., on ait pu
observer des Juifs ais£s et religieux qui combattaient activement
la revolution. Ils collaboraient avec la police pour traquer les
revolutionnaire s juifs, briser les manifestations, les greves, etc. ».
Non qu'il leur fut agreable de se trouver du cote du pouvoir.
Mais, ne s'etant pas detaches de Dieu, ils se refusaient a assister
a la destruction de la vie. Encore moins acceptaient-ils la loi
revolutionnaire : ils v^neraient leur Loi. Tandis qu'a Bialystok et
en d'autres endroits les jeunes r£volutionnaires assimilaient
l'« Union des Juifs », aux « Cents-noirs » a cause de son orien-
tation religieuse l07 .
Selon Dimanstein, la situation apres la greve generate d'octobre
pouvait se resumer ainsi : « Le Bund, les SS et d'autres partis
ouvriers juifs... appelaient a 1' insurrection », mais «on percevait
une certaine lassitude 108 ». Plus tard, tout comme les bolcheviks, le
Bund boycotta au debut de 1906 109 les elections a la premiere
Douma, caressant encore l'espoir d'une explosion r6volutionnaire.
106. Ibidem, pp. 167-168.
107. Ibidem.pp. 173-175.
108. Ibidem, pp. 177-178.
109. EJ. (. 5. pp. 99-100.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 405
Cette attente ayant 6t6 d6cue, il se rdsigna a rapprocher ses posi-
tions de celles des mencheviks ; en 1907, au V e Congres du
POSDR, sur les 305 deputes, 55 etaient membres du Bund. Et celui-
ci devint meme « partisan d'un yiddishisme extreme 110 ».
C'est dans cette atmosphere survoltee, fort incertaine pour le
pouvoir, que Witte persuada Nicolas II de promulguer le Manifeste
du 17 octobre 1905. (Plus exactement, Witte voulait le publier sous
forme d'un simple communique du gouvernement, mais c'est
Nicolas II lui-meme qui insista pour que la promulgation du Mani-
feste, faite au nom du tsar, revetit un caractere solennel : il croyait
toucher ainsi le cceur de ses sujets.) A. D. Obolenski, qui r6digea
le projet initial, rapporte que parmi les trois points principaux du
Manifeste il y en avait un specialement consacre' aux droits et
libertes des Juifs - mais Witte (sans doute a la demande pressante
de l'Empereur) en modifia la formulation en traitant de facon
generate du respect de la personne et de la liberie de conscience,
d'expression et de reunion" 1 . La question de l'egalite des droits
des Juifs ne fit done plus l'objet d'une mention particuliere. « Ce
n'est que dans le discours publie en meme temps que le Manifeste...
que Witte parla de la necessity de "rendre egaux devant la loi tous
les sujets russes independamment de leur confession et de leur
nationalite" ' ' 2 ».
Mais : on ne doit faire de concessions qu'au bon moment et en
position de force - et ce n'etait plus le cas. L' opinion liberate et
revolutionnaire se gaussa du Manifeste, n'y voyant qu'une capitu-
lation, et le rejeta. L'Empereur tout comme Witte en furent profon-
dement affectes, mais aussi certains representants de 1' intelligentsia
juive : « Ce a quoi aspiraient depuis des decennies les meilleurs
d'entre les Russes se realisait enfin... En fait, l'Empereur renoncait
de son plein gre au regime autocratique et s'engageait a remettre
le pouvoir legislatif entre les mains des representants du peuple...
On aurait pu croire que ce changement remplirait tout le monde
de joie » - mais la nouvelle fut accueillie avec toujours la meme
intransigeance revolutionnaire : le combat continue 113 ! Dans les
no. PEJ, t. l.p. 560.
111. Manifest 17 oktiabria (Dokoumenty) (Le Manifeste du 17 octobre [documents]),
Krasnyi arkhiv. 1925. t. 11-12. pp. 73, 89.
112. PEJ, t. 7, p. 349.
113. Sliosberg,t2,p.\15.
406 DEUX SIECLES ENSEMBLE
rues, on arrachait le drapeau national, les portraits de l'Empereur
et les armoiries de I'Etat.
Le compte rendu de l'entretien que Witte accorda a la presse
petersbourgeoise, le 18 octobre, au lendemain de la promulgation
du Manifeste, est a cet egard riche d'enseignements. Witte s'at-
tendait visiblement a des manifestations de reconnaissance et
comptait sur le soutien amical de la presse pour calmer les esprits,
il le sollicita meme ouvertement. D n'obtint que les repliques
cinglantes d'abord du directeur des Nouvelles de la Bourse,
S. M. Propper, puis de Notovitch, de Khodski, d'Arabajine, d'An-
nenski ; tous reclamerent d'une seule voix : proclamez immedia-
tement l'amnistie politique ! « Cette exigence est categorique ! »
« Le general Trepov doit etre limoge de son poste de gouverneur
general de Saint-Petersbourg. Telle est la decision de la presse
unanime. » La decision de la presse unanime ! Et retirer de la
capitale les cosaques ct Tarmee : « Nous ne publierons plus de
journaux tant que la troupe sera la ! » L'armee est la cause du
de\sordre... La securite de la ville doit etre confine a la « milice
populaire » ! (C'est-a-dirc aux detachements de revolutionnaires.
Cela revenait a creer a Petersbourg les conditions d'une boucherie,
comme il en irait bientot a Odessa. Ou bien, en se projetant
plus loin dans l'avenir, creer a Petersbourg les conditions favorables
a la future revolution de fevrier.) Et Witte d'implorer : « Laissez-
moi respirer un peu ! », « Aidez-moi, accordez-moi quelques
semaines ! » ; il passe meme parmi eux, serrant la main de
chacun" 4 . (De son cote, il se souviendra plus tard : les exigences
de Propper « signifiaient pour moi que la presse avait perdu la
tete. ») Malgre cela, le gouvernement eut l'intelligence et le
courage de refuser l'instauration de l'anarchie et il ne se passa rien
de grave dans la capitale.
(Dans ses M6moires, Witte raconte que Propper « etait arrive en
Russie de l'etranger, Juif sans le sou et maitrisant mal la langue
russe... 11 avait fait son trou dans la presse et etait devenu le patron
des Nouvelles de la Bourse, courant les antichambres des personna-
lites influentes... Quand j'etais ministre des Finances, [Propper]
quemandait les communiques officiels, des avantages divers, et
finit par obtenir de moi le titre de conseiller commercial ». Or,
114. Manifest 17 oktiabria (Lc Manifeste du 17 octobre), op. cit., pp. 99-105.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 407
lors de cette rencontre, il formula non sans une certaine insolence
« des exigences, voire des declarations » comme celle-ci : « Nous
n'avons aucune confiance dans le gouvernement" 5 . »)
Sumageant parmi la marge de la presse radicale, Le Kievien
publia au cours de ce meme mois d'octobre le recit d'un officier
de retour a Moscou juste a ce moment-la, apres un an et demi de
captivite au Japon, et dans un premier temps emu aux larmes par la
generosite du Manifeste de FEmpereur qui ouvrait des perspectives
favorables pour le pays. A la seule vue de cet officier en tenue de
combat, l'accueil que lui reserva la foule moscovite s'exprima en
ces tcrmes : « Barbouze ! Fayot ! Larbin du tsar !... » Au cours d'un
grand meeting sur la place du Theatre, « l'orateur appelait a lutter,
a detruire » ; un autre orateur entama son discours en criant : « A
bas 1'autocratie ! » « Son accent trahissait ses origines juives, mais
le public russe l'ecoutait, et personne ne trouva rien a lui
repliquer. » On approuvait de la tete les insultes proferees contre le
tsar et sa famille ; quant aux cosaques, aux policiers et aux mili-
taires, a tous sans exception - pas de quartier ! Et tous les journaux
moscovites d'appcler a la luttc armee 1 "'.
A Petersbourg, comme on sait, fut constitue des le 13 octobre un
« soviet des d6putes ouvriers » avec a sa tete les incomparables
Parvus et Trotski, et avec en prime rhomme de paille Khroustalev-
Nossarev. Ce soviet misait sur l'an£antissement complet du gouver-
nement.
Les evenements d'octobre eurent des cons6quences encore plus
importantes - et plus tragiques - a Kiev et a Odessa : deux grands
pogroms contre les Juifs, qu'il convient maintenant d'examiner. II
firent l'objet des rapports detailles de commissions d'enquete sena-
toriales - il s'agissait des procedures d' instruction les plus rigou-
reuses dans la Russie imperiale, le S6nat representant 1' institution
judiciaire jouissant de la plus haute autorite et de la plus grande
independance.
1 15. Wine, M6moires, op. cil., t. 2, pp. 52-54.
116. Kievlianin, 1905, n" 305 : Choulguine*. annexes, op. cit., pp. 271-274.
408 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
C'est le senateur Tourau qui a redige lc rapport sur le pogrom
de Kiev" 7 . II y ecrit que les causes de celui-ci « sont liees aux
troubles qui ont gagne 1' ensemble de la Russie ces dernieres
annees », et il £taie cette affirmation par une description detaillee
de ce qui l'a precede et du deroulement des faits eux-memes.
Rappelons qu'apres les evenements du 9 Janvier a Petersbourg,
apres des mois d'agitation sociale, apres la defaite infamante contre
le Japon, le gouvernement imperial ne trouva rien de mieux a faire
pour « calmer les esprits » que de proclamer, le 27 aout, 1' auto-
nomic administrative complete des etablissements d'enseignement
supeneur et du territoire sur lequel ils se trouvaient. Cette mesure
n'eut d'autre resultat que de faire monter encore la pression revolu-
tionnaire.
C'est ainsi, ecrit le senateur Tourau, que « des individus n'ayant
rien a voir avec l'activite scientifique de ces etablissements eurent
toute liberte d'y acceder », et ils le faisaient « a des fins de propa-
gande politique ». A l'universite et a l'lnstitut polytechnique de
Kiev « eut lieu toute une serie de reunions organisees par des
etudiants, auxquelles participait un public exterieur » et qui furent
appelees « meetings populaires » ; un public de jour en jour plus
nombreux s'y rendait : fin septembre, jusqu'a « plusieurs milliers
de personnes ». Au cours de ces meetings, des drapeaux rouges
6taient deployes, « on prononcait des discours enflammes sur les
carences du regime politique en place, sur la necessite de combattre
le gouvernement » ; « on collectait des fonds pour l'achat d'ar-
mement », « on distribuait des tracts et on vendait des brochures de
propagande revolutionnaire ». A la mi-octobre, « l'universite
comme l'lnstitut polytechnique s'etaient progressivement trans-
formes en arenes pour une propagande antigouvernementale
ouverte et sans frein. Les militants revolutionnaires qui, naguere
encore, etaient poursuivis par les autorites pour organiser des
reunions clandestines dans des lieux prives, se sentaient desormais
invulnerables », ils « echafaudaient et discutaient des plans visant
a abattre le systeme politique existant ». Mais meme cela ne parut
pas suffisant et Ton se mit a elargir Taction revolutionnaire : en
117. Vseppodaneichii' ottchet o proizvedennora senatorom Tourau izsledovanii
pritchin besporiadkov, byvchikh v gor. Kievc (Rapport du senateur Tourau sur les causes
des d6sordres survenus dans la ville dc Kiev), Materialy k istorii rousskoi' kontr-revolutsii,
1. 1, Pogromy po ofitsialnym dokoumenlam, Saint-P6tersbourg. 1908, pp. 203-296.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 409
attirant a ces meetings les « Aleves des etablissements d'ensei-
gnement secondaire », autrement dit, des lyceens et des lyceennes,
et en deplacant le terrain de Taction revolutionnaire : tantot, dans
les locaux du Cercle des marchands, a un congres de psychiatrie (un
etudiant juif prend la parole pour denoncer le pogrom de Kichinev,
aussitot des tracts sont repandus dans la salle et des cris fusent :
« A bas la police ! A bas l'autocratie ! ») ; tantot a une reunion de
la Societe artistique et littcraire (on casse des vitres, « on casse des
chaises et des rampes d'escalier pour les lancer sur les gardiens de
la paix »). Et il n'existait aucune autorite pour empecher cela : les
universites, autonomes, disposaient desormais de leur propre loi.
La description de ces evenements, 6tay6e par les declarations de
plus de cinq cents temoins, alterne tout au long de ce rapport avec
des remarques sur les Juifs qui se detachent sur l'arriere-plan de
cette foule revolutionnaire. « Au cours des annees de la revolution
russe de 1905-1907, l'activite revolutionnaire des Juifs a consi-
derablement augmente. » Sans doute la nouveaute" de la chose
faisait-elle qu'elle sautait aux yeux. « La jeuncsse juive, peut-on
lire dans le rapport, dominait par le nombre aussi bien au meeting
du 9 septembre, a l'lnstitut polytechnique, que lors de l'occupation
des locaux de la Societe" artistique et Iitteraire » ; de meme, le
23 septembre, dans la salle des actes de l'universite ou « se sont
rassembles jusqu'a 5 000 etudiants et personnes exterieures a l'uni-
versite, avec, parmi celles-ci, plus de 500 fcmmes ». Le 3 octobre,
a l'lnstitut polytechnique, « pres de 5 000 personnes se sont
reunies..., avec une majorite juive de sexe feminin ». Le role pre-
ponderant des Juifs est mentionne encore a maintes reprises : lors
des meetings des 5-9 octobre ; lors du meeting a l'universite du
12 octobre, auquel « participerent des employes de r adminis-
tration ferroviaire, des etudiants, des individus de profession inde-
terminee » ainsi que « des masses de Juifs des deux sexes » ; le
13 octobre a l'universite ou « pres de 10 000 personnes de milieux
divers se sont rassemblees » et des discours ont 6te prononces par
des S.-R. et des militants du Bund. (L Encyclopedic juive confirme
le fait qu'au-dela meme de Kiev, au cours des manifestations
celebrant les libertes nouvelles, « la plupart des manifestants dans
la Zone de residence 6taient des Juifs ». Cependant, elle traite de
« mensongeres » les informations selon lesquelles, a Iekaterinoslav,
« ils collectaient dans la rue de 1' argent pour le cercueil de
410 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1'Empereur », et a Kiev ils « ont Iacere les portraits de l'Empereur
dans les locaux de la Douma municipale" 8 ». Pourtant ce dernier
fait est justement confirme par le rapport Tourau.)
A Kiev, en octobre, le mouvement revolutionnaire prenait de
plus en plus d'ampleur. Alexandre Schlichter (futur dirigeant
bolchevik, specialiste des requisitions de farine et « commissaire a
l'Agriculture » en Ukraine juste avant la grande famine organisee)
fomenta une greve des chemins de fer du Sud-Ouest, paralysant
les trains en direction de Poltava, Koursk, Voronej et Moscou.
On usa de menaces pour contraindre les ouvriers de l'usine
de constructions mecaniques de Kiev a se mettre en greve, le
12 octobre. A l'universite, des « collectes exceptionnelles "pour
rarmement" eurent lieu : les participants jetaient des pieces d'or,
des billets de banque, de l'argenterie, une dame offrit meme ses
boucles d'oreilles ». Des « detachements volants » furent constitutes
avec pour mission d'interrompre par la force le travail dans les
lycees, les usines, les transports, le commerce, et de « pr6parer la
resistance armee aux forces de l'ordre ». Tout le mouvement
«devait descendre dans la rue ». Le 14 octobre, les journaux
cesserent de paraitre, a 1' exception du Kievien, oriente a droite ; on
ne laissa passer que « les telegrammes ayant trait au mouvement
de liberation. » Les « detachements volants » empechaient les
tramways de rouler, brisaient leurs vitres (certains passagers furent
blesses). A la premiere apparition des agitateurs, tout ctait ferme,
tout s'arretait ; le bureau de poste ferma ses portes apres une alerte
a la bombe ; des dots d'6tudiants et de lyceens convergeaient vers
l'universite a l'appel de Schlichter, ainsi que de « jeunes Juifs de
di verses professions ».
C'est alors que les autorit6s prirent les premieres mesures. Inter-
diction de se reunir dans les rues et sur les places publiques,
bouclage par l'armee de l'universite et de l'lnstitut polytechnique
afin de n'y laisser penetrer que les etudiants, « arrestation... de
quelques individus pour outrages a la police et a l'armee », de
quelques S.-R. et sociaux-ddmocrates, de l'avocat Ratner qui
« avait activement participe aux meetings populaires » (Schlichter,
lui, avait pris la tangente). Les tramways se mirent a circuler de
118. PEJ, t. 6, p. 567.
DANS LA REVOLUTION DE 1 905 411
nouveau, les magasins rouvrirent leurs portes et, a Kiev, les
journees des 16 et 17 octobre se passerent dans le calme.
C'est dans ce contexte (qui etait celui de maints autres endroits
en Russie) que l'Empereur, tablant sur la gratitude de la population,
lanca le 17 octobre le Manifeste instaurant les libertes et un systeme
de gouvernement de type parlementaire. La nouvelle parvint a Kiev
par telegramme dans la nuit du 18, et des le matin le texte du
Manifeste etait vendu ou distribue dans les rues de la ville (quant
au journal Le Kievien, « la jeunesse £tudiante juive se precipitait
pour l'acheter et le dechirer aussitot ostensiblement en mor-
ceaux »). Les autorites ordonnerent ipso facto l'elargissement aussi
bien de ceux qui avaient ete - arretes au cours des derniers jours que
de ceux qui avaient precedemment et6 « inculp^s d'atteinte a la
surete de l'Etat », a l'exception toutefois de ceux qui avaient fait
usage d'explosifs. La police comme l'armee avaient deserts les
rues, d'« importants rassemblements » se formerent, au d6but dans
le calme. «A proximite" de l'universite" s'agglomera une foule
nombreuse» composee d'etudiants, de lyceens et d'«un nombre
important de jeunes Juifs des deux sexes ». Cedant a leurs
exigences, le recteur « fit ouvrir le portail du batiment principal ».
Aussitot « la grand-salle fut envahie par une partie de la foule
qui d^truisit les portraits de l'Empereur, dechira les tentures
rouges » pour en faire drapeaux et banderoles, et certains « invi-
terent bruyamment le public a s'agenouiller devant Schlichter en sa
qualite de victime de l'arbitraire ». Si « ceux qui se trouvaient pres
de lui se mirent effectivement a genoux », une autre partie du
public « considera que tout ce qui venait de se passer offensait
leurs sentiments nationaux ». Puis la foule se dirigea vers la Douma
municipale, a sa tete Schlichter caracolait sur un cheval, arborant
un bandeau rouge, et a chaque halte haranguait la foule, clamant
que « la lutte contre le gouvernement n' etait pas finie ». Pendant ce
temps-la, dans le pare Nicolas, « les Juifs avaient lance une corde
autour de la statue de l'Empereur [Nicolas I cr ] et tentaient de la
renverser de son pi6destal » ; « a un autre endroit, des Juifs arborant
des bandeaux rouges commencerent a insulter quatre soldats qui
passaient par la, a cracher sur eux » ; place Sainte-Sophie, la foule
jeta des pierres sur une patrouille de soldats, en blessa six, et deux
manifestants furent atteints par les tirs de riposte. Cependant, le
maire par interim re5ut la visite d'un groupe de citoyens paisibles
412 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qui « demanda a ce que Ton ouvrit la salle de reunion du conseil
municipal » afin que les manifestants reconnaissants pussent
« exprimer leurs sentiments a propos du Manifeste. Leur demande
fut satisfaite » et un meeting pacifique se deroula effectivement
« sous la presidence du conseiller municipal Scheftel ». Mais une
nouvelle vague, grosse de plusieurs milliers de personnes portant
des insignes et des rubans rouges, afflua ; « elle 6tait composee
d'etudiants, d'individus de classe sociale, d'age, de sexe et de
condition divers, mais les Juifs s'y faisaient particulierement
remarquer » ; une partie fit irruption dans la salle de reunion, les
autres occuperent la place devant la Douma. « En un instant, tous
les drapeaux nationaux dont on avait decore la Douma a l'occasion
du Manifeste furent attaches et remplaces par des etendards rouges
et noirs. » A ce moment-la, un nouveau cortege s'approcha, portant
a bout de bras l'avocat Ratner qui venait de sortir de prison ; celui-
ci appela la foule a liberer tous les autres detenus ; sur le balcon de
la Douma, Schlichter lui donna publiquement 1' accolade. Pour sa
part, ce dernier «exhorta la population a entamer une greve
generate... et pronon?a des paroles injurieuses a l'adresse de la
personne du Souverain. Entre-temps, la foule avait dechire" en mille
morceaux les portraits de l'Empereur accroches dans la salle de
reunion de la Douma, et brise les emblemes du pouvoir imperial
qui avaient ete" places sur le balcon en vue des festivites » ; « il ne
fait pas de doute que ces actes furent perp&res aussi bien par des
Russes que par des Juifs » ; un « ouvrier russe » avait raerae
commence a briser la couronne, certains exigerent qu'elle fut
remise a sa place, «mais, quelques instants apres, elle fut de
nouveau jetee a terre, cette fois par un Juif qui cassa ensuite la
moitie de la lettre "N" » ; « un autre jeune homme, juif d'aspect »,
s'en prit alors aux neurons du diademe. Tout le mobilier de la
Douma fut fracasse, les documents administratifs deehir6s.
Schlichter dirigeait les operations ; dans les couloirs, « on collectait
de l'argent a des fins inconnues». L' excitation devant la Douma
ne faisait cependant que grandir ; juches sur le toit des tramways
immobilises, des orateurs prononcaient des discours enflammes ;
mais c'etaient Ratner et Schlichter qui, du haut du balcon de la
Douma, remportaient le plus de succes. « Un apprenti de nationality
juive se mit a crier du balcon : "A bas l'autocratie !" ; un autre Juif,
correctement vetu : "Sus a la carne !" » ; « un autre Juif, qui avait
DANS LA REVOLUTION DE 1905 413
decoupe la tete du tsar dans le tableau le reproduisant, introduisit
la sienne par 1 'orifice ainsi forme et se mit a hurler du balcon :
"C'est moi le tsar !" » ; « le batiment de la Douma passa comple-
tement aux mains des extremistes socialistes revolutionnaires ainsi
que de la jeunesse juive qui avait sympathise avec eux, perdant tout
controle d'elle-meme ».
J'ose dire que quelque chose de bete et mechant s'est revele dans
cette liesse effrenee : 1' incapacity de rester dans certaines limites.
Qu'est-ce done qui poussait ces Juifs, au milieu de la plebe en
delire, a bafouer si brutalement ce que le peuple venerait encore ?
Conscients de la situation pr6caire de leur peuple, de leurs proches,
n'auraient-ils pas pu, les 18 et 19 octobre, dans des dizaines de
villes, s'abstenir de se lancer dans ces manifestations avec une
telle passion, au point d'en devenir 1'ame et parfois les acteurs
principaux ?
Poursuivons la lecture du rapport Tourau : « Le respect pour le
sentiment national et les symboles que venerait le peuple etait
oublie. Comme si une partie de la population... ne reculait devant
aucun moyen d'exprimer son mepris... » ; « les outrages portes aux
portraits de 1'Empereur susciterent une immense Amotion populaire.
Des cris fuserent de la foule massee devant la Douma : "Qui a
detrone" le tsar ?", d'autres pleuraient ». « Sans etre prophete, on
pouvait prevoir que de telles offenses ne seraient pas pardonnees
aux Juifs », « des voix s'eleverent pour exprimer l'etonnement
devant l'inaction des autorites ; ici et la, dans la foule..., on se mit
a crier : "II faut casser du youtre !" » A proximite de la Douma, la
police et une compagnie d'infanterie restaient la sans rien faire.
A ce moment-la, un escadron de dragons apparut brievement,
accueilli par des tirs en provenance des fenetres et du balcon de la
Douma ; on se mit a bombarder la compagnie d'infanterie a coups
de pierres et de bouteilles, a la canarder de tous cotes : de la
Douma, de la Bourse, de la foule des manifestants. Plusieurs soldats
furent blesses, le capitaine donna l'ordre d'ouvrir le feu : il y eut
sept morts et cent trente blesses ; la foule se dispersa. Mais, dans
la soiree de ce meme 18 octobre, «la nouvelle des degradations
commises sur les portraits de 1'Empereur, la couronne, les
emblemes de la monarchic, le drapeau national, fit le tour de la
ville et se repandit jusque dans les faubourgs. On pouvait voir un
peu partout des petits groupes de passants, en majorite" des ouvriers,
414 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des artisans, des commercants, qui commentaient les 6venements
avec animation et en rejetaient l'entiere responsabilite sur les Juifs
qui se detachaient toujours tres nettement des autres manifes-
tants » ; « dans le quartier du Podol, la foule des ouvriers decida...
de s'emparer de tous les "democrates"... qui avaient fomente" les
troubles et de les placer en etat d'arrestation "en attendant les
ordres de Sa Majeste" l'Empereur" ». Le soir, « un premier groupe
de manifestants se rassembla sur la place Alexandre, brandissant le
portrait de l'Empereur et chantant l'hymne national. La foule
grossit rapidement et, comme de nombreux Juifs revenaient du
Krechtchatik avec des insignes rouges a la boutonniere, ils furent
pris pour les responsables des desordres perpetres a la Douma et
devinrent la cible d' agressions ; certains furent roues de coups ».
C'etait deja le debut du pogrom contre les Juifs.
Maintenant, pour comprendre a la fois l'impardonnable inaction
des autorites lors du sac de la Douma et de la destruction des
emblemes nationaux, mais aussi leur encore plus impardonnable
inaction pendant le pogrom lui-meme, il faut jeter un coup d'oeil
sur ce qui passait a I'interieur des organes du pouvoir. Au premier
abord, on pourrait croire qu'il s'agit du r6sultat d'un concours de
circonstances. Mais leur accumulation a ete telle a Kiev (ainsi
qu'en d' autres lieux) qu'on ne peut pas ne pas y d6celer cette impe-
ritie de 1' administration imperiale des dernieres annees, dont les
consequences furent fatales.
Pour ce qui est du gouverneur de Kiev, il tStait tout simplement
absent. Le vice-gouverneur Rafalski venait tout juste de prendre ses
fonctions, il n'avait pas eu le temps de trouver ses reperes, et
manquait d'autant plus d' assurance dans l'exercice de responsabi-
litcs temporaires. Au-dessus de lui, le gouverneur general Kleigels,
qui avait autorite sur toute une vaste region, avait, des le debut du
mois d'octobre, entame des demarches pour etre libere de ses fonc-
tions - pour raisons de sante. (Ses motivations veritables restent
inconnues ; il n'est pas exclu que sa decision ait &6 dictee par le
bouillonnement revolution naire de septembre dont il ne voyait pas
comment le maitriser.) Quoi qu'il en soit, lui aussi se considerait a
ce moment-la comme temporaire, tandis qu'au mois d'octobre les
directives du ministere de I'interieur continuaient a pleuvoir sur
lui - 10 octobre : prendre les mesures les plus eriergiques « pour
pr6venir les desordres dans la rue et y mettre fin par tous les
DANS LA REVOLUTION DR 1905 415
moyens au cas ou ils surviendraient » ; 12 : « reprimer les manifes-
tations de rue, ne pas hesiter a employer la force armce » ; 13 :
« ne tolerer aucun rassemblement ou attroupement dans les rues et,
en cas de besoin, les disperser par la force ». Le 14 octobre, comme
nous l'avons vu, l'agitation a Kiev a franchi une dangereuse limite.
Klcigcls reunit ses proches collaborateurs, parmi lesquels men-
tionnons lc chef de la police de Kiev, le colonel Tsikhotski, et 1' ad-
joint au chef de la s€curite" (Ik encore, le chef etait absent),
Kouliabka, un homme aussi agite qu'inefficace, celui-la meme qui,
par betise, allait bientot exposer Stolypine aux coups de son
assassin*. Du rapport paniquant de celui-ci decoulait l'eventualite
non seulement de manifestations de gens armes dans les rues de
Kiev, mais aussi d'une insurrection armee. Alors, renoncant a
s'appuyer sur la police, Kleigels mit en ceuvre les dispositions
prevoyant le « recours aux forces armees pour seconder les auto-
rites civiles » - et, des ce 14 octobre, remit « ses pleins pouvoirs
au commandement militaire », plus precisement au commandant
- a titre temporaire une fois de plus (le commandant lui-mcme est
absent, mais il faut dire que la situation, n'est-ce pas, est tout sauf
preoccupante !) - de la region militaire de Kiev, le general Karass.
La responsabilite de la securite dans la ville fut confiee au general
Drake. (N'est-ce pas assez comique : lequel des patronymes qui
vienncnt d'etre enumeres permet de supposer que Taction se passe
en Russie ?) Le general Karass « se trouva place dans une situation
particulierement difficile » dans la mesure ou il ne connaissait pas
les « donnees de la situation ni le personnel de 1' administration et
de la police » ; « en lui remettant ses pouvoirs, le general Kleigels
ne jugea pas ndcessaire de faciliter le travail de son successeur : il
se borna a respecter les formes et cessa aussitot de s'occuper de
quoi que se soit ».
D est temps maintenant de parler du chef de la police, Tsikhotski.
Des 1902, une inspection administrative avait revele qu'il couvrait
la pratique de l'extorsion de fonds aupres des Juifs, en 6change du
droit de residence. On decouvrit egalement qu'il vivait « au-dessus
de ses moyens », qu'il s'etait achete - ainsi qu'a son gendre - des
proprietes pour une valeur de 100 000 roubles. On en etait a envi-
sager de le traduire en justice lorsque Kleigels fut nomme'
* Voir infra, chapitre 10.
416 DHUX SIKCLHS ENSEMBLE
gouverneur general ; tres vite (et, bien sAr, non sans avoir recu un
important pot-de-vin), celui-ci intervint pour que Tsikhotski fQt
maintenu a son poste et obtint meme une promotion ainsi que le
titre de general. Pour la promotion, 9a ne marcha pas, mais il n'y
eut pas non plus de sanctions, bien que le general Trepov eut oeuvre
en ce sens depuis Petersbourg. (Plus tard, on devait apprendre qu'il
se faisait egalement payer les promotions au sein de la police.)
Sans doute Tsikhotski apprit-il des le debut du mois d'octobre que
Kleigels avait demande a quitter ses fonctions - son moral tomba
au plus bas, il se voyait deja condamne. Et, dans la nuit du
18 octobre, en meme temps que le Manifeste imperial, parvint
de Petersbourg la confirmation officielle de la mise a la retraite
de Kleigels. Tsikhotski n'avait desormais plus rien a perdre.
(Un detail encore : alors que la periode etait si troublee, Kleigels
quitta ses fonctions avant meme l'arriv6e de son successeur, lequel
n'etait autre que la perle de 1' administration imperiale, le general
Soukhomlinov, futur ministre de la Defense qui sabordera les
preparatifs de la guerre contre l'Allemagne ; quant aux fonctions
de gouverneur general, elles etaient assumees a titre temporaire par
le susmentionne general Karass.) Et c'est ainsi qu'« il ne fut pas
mis un terme rapide a la confusion qui s' etait installee au sein de
la police apres la passation des pouvoirs a l'armee, mais qu'elle ne
fit que croitre pour se manifester avec la plus grande acuite durant
les desordres ».
Le fait que Kleigels eut « renonce a ses "pleins-pouvoirs"... et
que ceux-ci eussent ete rcmis pour une periode indeterminee aux
autorit6s militaires de la ville de Kiev est principalement a Forigine
des relations mutuelles incertaines qui s'instaurerent ulterieurement
entre autorites civiles et autorites militaires » ; « F&endue et les
limites des pouvoirs [de Farmee] n'etaient connues de personne »
et ce flou « devait entrainer une disorganisation generale des
services ». Celle-ci se manifesta des le debut du pogrom contre les
Juifs. « De nombreux fonctionnaires de police etaient convaincus
que le pouvoir etait entierement passe entre les mains du comman-
dement militaire et que seule 1'armee avait competence pour agir
et reprimer les desordres » ; c'est pourquoi ils « ne se sentaient pas
concernes par les desordres qui avaient lieu en leur presence. Quant
a rarmee, se referant a un article des dispositions sur le recours
aux forces armees pour seconder les autorites civiles, elle attendait
DANS LA REVOLUTION DE 1905 417
des indications de la part de la police, considerant avec raison qu'il
ne lui incombait pas de remplir les missions de celle-ci » : ces
dispositions « stipulaient precisement » que les autorites civiles
« presentes sur le lieu des desordres devaient orienter Taction
conjointe de la police et de l'armee en vue de leur repression ».
C'est egalement aux autorites civiles qu'il revenait de determiner a
quel moment recourir a la force. Par ailleurs, « Kleigels n'avait pas
juge utile d'informer le commandement militaire sur la situation
regnant dans la ville, pas plus qu'il ne lui avait fait part de ce qu'il
savait sur le mouvement revolutionnaire a Kiev. Et voila ce qui fait
que des unites de l'armee se mirent a parcourir la ville sans but ».
Ainsi done, le pogrom contre les Juifs a commence le 18 octobre
au soir. « A son stade initial, le pogrom a incontestablement revetu
le caractere de represailles contre l'offensc portee au sentiment
national. Les voies de fait a l'encontre des Juifs croises dans la rue,
les destructions de magasins et des marchandises qui s'y trouvaient
etaient accompagnees de propos comme : "La voila, ta liberte ! La
voila, ta Constitution et ta revolution ! Et ca, c'est pour les portraits
du tsar et la couronne !" » Le lendemain matin, 19 octobre, une
foule nombreuse se rendit de la Douma a la cathedrale Sainte-
Sophie, portant les cadres vides des portraits du tsar et les
emblemes brises du pouvoir imperial. Elle fit halte a l'universite
pour faire remettre en etat les portraits endommages ; une messe
rut celebree et « le metropolite Flavien exhorta le peuple a ne pas
se livrer a des exces et a rentrer chez soi ». « Mais, alors que les
personnes qui constituaient le coeur de la manifestation patrio-
tique... y maintenaient un ordre exemplaire, des individus qui s'y
etaient joints en cours de route se laisserent aller a toutes sortes de
violences a l'encontre des passants juifs, ainsi que des lyc^ens ou
dtudiants en uniforme. » lis furent ensuite rejoints par « des
ouvriers, des sans-abri du marche aux puces, des clochards » ; « des
groupes de casseurs saccagerent les maisons et les magasins des
Juifs, jeterent dans la rue leurs biens et leurs marchandises qui
etaient pour partie detruits sur place, pour partie pilles » ; « les
domestiques, les gardiens d'immeuble, les petits boutiquiers ne
voyaient apparemment rien de mal a profiter du bien d'autrui » ;
« d'autres, au contraire, resterent Strangers a tous buts inteYess6s
jusqu'au dernier jour des ddsordres », « ils arrachaient des mains
de leurs compagnons les objets que ceux-ci avaient voles et, sans
418 DEUX SIECLES ENSEMBLE
preter cas a leur valeur, les detruisaient sur place ». Les casseurs
ne touchaient pas aux boutiques des karai'tes ni aux « maisons oil
on leur presentait des portraits de l'Empereur ». « Mais, dans
T ensemble, quelques heures a peine apres qu'il eut debut6, le
pogrom prit la forme d'un impitoyable saccage. » Le 18, il se
prolongea tard dans la nuit, puis s'arreta de lui-meme, pour
reprendre le 19 au matin et ne cesser que le 20 au soir. (II n'y eut
pas d'incendies, sauf un dans le quartier du Podol.) Le 19, « des
magasins de luxe appartenant a des Juifs furent mis a sac jusque
dans le centre ville, sur le Krechtchatik. Les lourds rideaux metal-
liques et les serrures furent forces apres une demi-heure d'un travail
acharne » ; « des tissus de prix, des pieces de velours etaient jet6s
dans la rue et deployes dans la boue, sous la pluie, comme des
chiffons sans valeur. Devant le magasin du joaillier Markisch, sur
le Krechtchatik, le trottoir etait jonche d'objcts precieux » - et de
meme pour les boutiques de mode, les merceries ; la chaussee etait
semee de livres de comptes, de factures. A Lipki (le quartier chic)
« furent saccages les hotels particuliers de Juifs - du baron
Guinzbourg, de Halperine, d' Alexandre et de Leon Brodksi, de
Landau, d'autres encore. Toute la luxueuse decoration de ces
demeures fut detruite, les meubles brises et jetes dans la rue » ; de
meme « fut devaste un etablissement d'enseignement secondaire
modele pour les Juifs, l'ecole Brodski », « il ne resta rien des esca-
liers de marbre et des rampes de fer forge ». En tout, ce furent
« pres de quinze cents appartements et locaux commerciaux appar-
tenant a des Juifs qui furent pilles ». Partant du fait que « pres des
deux tiers du commerce de la ville etaient entre les mains de Juifs »,
Tourau evalue les pertes - en y incluant les hotels particuliers des
plus riches - a « plusieurs millions de roubles ». On avait projete
de mettre a sac non seulement les maisons juives, mais egalement
celles de personnalites liberates connues. Le 19, l'eveque Platon
« conduisit une procession a travers les rues du Podol ou le pogrom
avait ete particulierement violent, exhortant le peuple a mettre fin
aux exactions. Implorant la foule d'epargner la vie et les biens des
Juifs, l'eveque s'agenouilla a plusieurs reprises devant elle... Un
casseur sortit de la foule et lui cria d'un air mena9ant : "Toi aussi,
t'es pour les Juifs ?" ».
Nous avons deja vu le laisser-aller qui regnait parmi les autorites.
«Le general Drake ne prit pas les mesures appropri6es en vue
DANS LA REVOLUTION DE 1905 419
d'assurer correctement l'organisation de la security. » Les troupes
« n'auraient pas du etre eparpillees en petits detachements », « il y
avait trop de patrouilles » et « les hommes restaient souvent sans
rien faire ». Et voila : « Ce qui frappa tout le monde, pendant le
pogrom, ce fut 1' inaction manifeste, proche de la complaisance,
dont firent montre aussi bien l'armee que les responsables de la
police... Celle-ci etait pour ainsi dire absente et les troupes se depla-
?aient avec lenteur, se contentant de repliquer aux coups de feu
tir£s de certaines maisons cependant que, de part et d'autre de la
rue, les boutiques et appartements des Juifs etaient impunement
saccag^s. » Un procureur demanda a une patrouille de cosaques
d'intervenir pour proteger des magasins qui etaient pilles non loin
de la ; « les cosaques repondirent qu'ils n'iraient pas, que ce n'etait
pas leur secteur ».
Plus grave encore : toutc une serie de tdmoins eurent « 1' im-
pression que la police et l'armee avaient ete depechees non pour
disperser les casseurs, mais pour les proteger ». Ici, les soldats
declarerent qu'on leur « avait donne 1'ordre de veiller a ce qu'il n'y
ait pas de d'affrontements et que les Russes ne soient pas
agresses ». Ailleurs, ils dirent que s'ils « avaient prete serment a
Dieu et au tsar », ce n'6tait pas pour proteger « ceux qui avaient
lac6re et conspue" les portraits du tsar ». Quant aux officiers, « ils
s'estimaient impuissants a empecher les desordres et ne se sentaient
en droit d'employer la force qu'au cas oil les violences seraient
dirigees contre leurs hommes ». Exemple : d'une maison « sortit en
courant un Juif couvert de sang, poursuivi par la foule. Une
compagnie d'infanterie se trouvait justement la, mais elle n'accorda
aucune attention a ce qui se passait et se mit tranquillcment a
remonter la rue ». Ailleurs, « les pillards etaient en train de
massacrer deux Juifs a coups de pieds de table ; un detachement de
cavalerie poste a dix pas contemplait placidement la scene ». 11 ne
faut pas s'etonner que rhomme de la rue ait pu comprendre les
choses ainsi : « Le tsar nous a gracieusement accorde le droit de
casser du youtre pendant six jours » ; et les soldats : « Vous voyez
bien, tout cela est-i. .oncevable sans l'aval des autorites ? » De leur
cote, les fonctionnaires de police, « quand on exigeait d'eux qu'ils
missent fin aux desordres, objectaient qu'ils ne pouvaient rien faire
dans la mesure ou les pleins pouvoirs avaient 6te transfers au
commandement militaire ». Mais on a pu voir aussi toute une foule
420 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de casseurs mise en fuite «par un commissaire de police qui
brandissait son revolver, assiste" d'un seul gardien de la paix », et
« rofficier de police Ostromenski, avec trois gardiens de la paix et
quelques soldats, reussit a empecher les actes de pillage dans son
quartier sans meme recourir a la force ».
Les casseurs ne disposaient pas d'armes a feu, tandis que les
jeunes Juifs, eux, en avaient. Cependant, a la difference de ce qui
s'etait passe" a Gomel, ici, les Juifs n' avaient pas bien organise leur
autodefense, meme si « des coups de feu furent tir6s depuis de
nombreuses maisons » par des membres de groupes d' autodefense
qui comptaient dans leurs rangs « aussi bien des Juifs que des
Russes qui avaient pris leur parti » ; « il est indeniable que, dans
certains cas, ces tirs etaient diriges contre les troupes et consti-
tuaient des actes de represailles pour les coups de feu tires sur la
foule au cours des manifestations » des jours precedents ; « parfois,
des Juifs tirerent sur les defiles patriotiques organises en reponse
aux manifestations revolutionnaires qui avaient eu lieu aupa-
ravant ». Or ces tirs « eurent des consequences deplorables. Sans
produire aucun effet sur les casseurs, ils donnerent aux troupes
pretexte a appliquer a la lettre leurs instructions » ; « des que des
coups de feu partaient d'une maison, les troupes qui se trouvaient
la, sans meme chercher a savoir s'ils etaient dirig6s contre elles ou
contre les casseurs, envoyaient une salve dans ses fenetres, apres
quoi la foule » s'y precipitait et la saccageait. « On vit des cas ou
Ton tirait sur une maison uniquement parce que quelqu'un avait
pretendu que des coups de feu en etaient partis » ; « il arriva aussi
que des casseurs escaladassent l'escalier d'une maison et tirassent
des coups de feu en direction de la rue pour provoquer la riposte
des troupes » et pouvoir se livrer ensuite au pillage.
Et les choses allerent en empirant. « Certains, parmi les policiers
et les soldats, ne dedaignaient pas les marchandises jetees dans la
rue par les casseurs, les ramassaient et les dissimulaient dans leurs
poches ou sous leur capote. » Et, bien que ces cas « aient ete excep-
tionnels et ponctuels », on vit tout de meme un agent de police en
train de demonter lui-meme la porte d'un magasin, et un caporal
1'imiter. (Les fausses rumeurs concernant des pillages perpetres par
l'armee commencerent a circuler des lors que le general Evert eut
ordonne dans son secteur de confisquer aux casseurs les biens et
marchandises voles et de les transporter dans les entrepots de
DANS LA REVOLUTION DE 1905 421
l'armee pour les restituer ulterieurement a leurs proprietaires sur
presentation d'un recepisse. C'est ainsi que furent sauves des biens
dont la valeur s'elevait a plusieurs dizaines de milliers de roubles.)
Rien d'etonnant a ce que ce gredin de Tsikhotski, voyant sa
carriere brisee, non seulement n'ait pris aucune mesure concernant
Taction de la police (ayant appris le debut du pogrom au soir du 18,
il ne communiqua par telegramme la nouvelle aux commissariats de
quartier que tard dans la soiree du 19), non seulement n'ait transmls
aucune information aux generaux de la securite militaire, mais lui-
meme, parcourant la ville, ait « considere ce qui se passait avec
calme et indifference », se contentant de dire aux pillards :
« Circulez, messieurs » (et ceux-la de s'encourager mutuellement :
« Faut pas avoir peur, il plaisante ! ») ; et quand, du haut du balcon
de la Douma, on se mit a crier : « Cognez les youtres, pillez,
cassez ! » et que la foule porta ensuite en triomphe le chef de la
police, celui-ci « adressa des saluts en reponse aux hourras des
manifestants ». Ce n'est que le 20, apres que le general Karass
lui eut adresse un avertissement severe (quant au directeur de la
chancellerie du gouverneur general, il declara que Tsikhovski
n'echapperait pas au bagne), qu'il ordonna a la police de prendre
toute mesure pour mettre fin au pogrom. Le senateur Tourau devait
effectivement le faire traduire en justice.
Un autre responsable de la securite mecontent de sa carriere, le
general Bessonov, « se trouvait au milieu de la foule des casseurs
et parlementait paisiblement avec eux : "On a le droit de demolir,
mais il ne convient pas de voler." La foule criait : "Hourra !" » A un
autre moment, il se comporta « en temoin indiff6rent du pillage. Et
quand un des casseurs hurla : "Cognez les youtres !" [Bessonov]
reagit par un rire approbateur ». II aurait declare a un medecin que
« s' il 1'avait voulu, il aurait mis fin au pogrom en une demi-heure,
mais la participation des Juifs au mouvement revolutionnaire ayant
ete trop forte, ils devaient en payer le prix ». Apres le pogrom,
somme de s'expliquer par les autorites militaires, il nia avoir tenu
des propos favorables au pogrom et declara au contraire avoir ainsi
exhorte les gens a revenir au calme : « Ayez pitie" de nous, n'obligez
pas les troupes a utiliser leurs armes... a verser le sang russe, notre
propre sang ! »
Des delegations se rendaient les unes apres les autres chez le
422 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
general Karass, demandant pour les unes de faire sortir les troupes
de la ville, pour d'autres d'employer la force, et pour d'autres
encore de prendre des mesures afin de prot£ger leurs biens.
Ce pendant, pendant toute la journee du 19, la police ne fit rien
et les militaires executerent mal les ordres. Le 20 octobre, Karass
commanda d'« encercler et appr6hender les casseurs ». On proceda
a de nombreuses attestations ; une fois, l'armee ouvrit le feu
sur les casseurs, en tuant cinq et en blessant plusieurs autres. Au
soir du 20, le pogrom etait definitivement termine, mais, tard dans
la soiree, « la rumeur selon laquelle les Juifs assassinaient des
Russes sema le d£sarroi parmi la population » ; on redoutait des
represailles.
Au cours du pogrom, selon les estimations de la police (mais un
certain nombre de victimes avaient ete emmenees par la foule), on
a denombre en tout 47 morts, dont 12 Juifs, et 205 blesses, dont un
tiers de Juifs.
Tourau conclut son rapport en expliquant que « la cause profonde
du pogrom de Kiev reside dans l'inimitie traditionnelle entre la
population petite-russienne et la population juive, motivee par des
divergences d'opinion. Quant a sa cause immediate, elle reside dans
1' outrage porte au sentiment national par les manifestations revolu-
tionnaires auxquelles la jeunesse juive avait pris une part active ».
Les couches populaires « n'imputerent qu'aux seuls Juifs » la
responsabilite des « blasphemes proferes a l'encontre de ce qu'il y
avait de plus sacre" pour elles. Elles ne pouvaient comprendre, apres
la grace accordee par l'Empereur, l'existence meme du mouvement
revolutionnaire, et l'expliquaient par le desir des Juifs d'obtenir
"leurs propres libertes" ». « Les revers de la guerre a propos
desquels la jeunesse juive avait toujours exprime ouvertement sa
plus vive satisfaction, son refus de remplir ses obligations mili-
taires, sa participation au mouvement revolutionnaire, a des actes
de violence et a des assassinats d' agents de l'Etat, son attitude
insultante a l'egard des forces armees..., tout cela a incontesta-
blement provoque de l'exasperation envers les Juifs au sein des
couches populaires », et « c'est pourquoi on a observe a Kiev
plusieurs cas oil de nombreux Russes donnerent ouvertement asile
a d'infortunSs Juifs qui fuyaient les violences, mais le refuserent
categoriquement a la jeunesse juive ».
DANS LA REVOLUTION DE 1905 423
Quant au journal Le Kievien, il ecrivit" 9 : « Pauvres Juifs ! Ou
est la faute de ces milliers de families ?.. Pour leur malheur, ces
pauvres Juifs n'ont pu controler leurs jeunes 6cerveles... Mais de
jeunes 6cerveles, il y en a aussi parmi nous, les Russes, et nous
n'avons pas pu les controler non plus ! »
La jeunesse revolutionnaire battait la campagnc, mais ce sont les
paisibles Juifs adultes qui durent payer les pots cassis.
C'est ainsi que, des deux cot6s, nous avons creuse un abtme
sans fond.
Pour ce qui est du pogrom d'Odessa, nous disposons d'un
rapport analogue et tout aussi ddtaille, celui du senateur Kouz-
minski 120 .
A Odessa, ou un vif sentiment revolutionnaire existait depuis
toujours, les secousses s'etaient fait sentir des le mois de Janvier ;
la deflagration eut lieu le 13 juin (independamment, done, de
l'arrivee dans la rade d'Odessa, le 14, du cuirasse" Potemkine).
Toute la journee du 14 juin se passa dans 1' effervescence, surtout
chez les jeunes, mais cette fois egalement chez les ouvriers dont
« des foules nombreuses commencerent a imposer par la force
1' arret du travail dans les usines et les fabriques ». Une foule
« d' environ trois cents personnes tenta de faire irruption dans un
comptoir [de the]..., plusieurs coups de feu furent tires sur le chef
du poste de police local qui empechait la foule d'entrer, mais
celle-ci fut dispersee » par une salve tiree par un d&achement de
policiers. « Cependant, l'attroupement se reforma bientdt » et se
dirigea vers le poste de police ; des coups de feu furent alors
^changes, certains tires de la maison de Doks : « des fenetres et du
balcon, plusieurs coups furent tires sur les fonctionnaires de
police ». Un autre groupe « dressa une barricade avec des materiaux
119. Kievlianin, 1905, n° s 290, 297, 311, 317, 358, in Choulguine, annexes, op. at,
pp. 286-302.
120. Vseppodaneichi'i ottchct senatora Kouzminskovo o pritchinakh bezporiadkov,
proiskhodivchikh v r. Odesse v oktiabre 1905 g., k o poriadke dei'stvii mestnykh vlastei'
(Rapport du sdnateur Kouzminski sur les causes des desordres survenus dans la ville
d'Odessa en octobre 1905 et sur les actions men6es par les autorites locales). Kievskii' i
odesskii pogromy v ottchetakh scnatorov Tourau i Kouzminskovo. SPb., Letopissets,
(1907), pp. 111-220.
424 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de construction qui se trouvaient dans la rue, puis se mit a tirer sur
un detachement de police ». Dans une autre rue, une foule du meme
genre « renversa plusieurs wagons du tramway a cheval ». « Un
groupe assez important de Juifs fit irruption dans une fabrique de
ferblanterie, jcta du tabac dans les yeux [d'un agent de police]...,
se dispersa a 1' apparition d'un detachement de police tout en
ouvrant lc feu avec des revolvers ; parmi eux, quatre Juifs [suivent
leurs noms] furent interpelles sur place » ; a un carrefour, « un
attroupement de Juifs se forma, [deux d'entre eux] tirerent des
coups de revolver sur un garde monte » ; « d'une facon generate,
tout au long de la journee du 14 juin, presque toutes les rues de la
ville furent le theatre d'affrontements entre Juifs et forces de
l'ordre, au cours desquels ceux-la firent usage d'armes a feu et de
projectiles », blessant plusieurs agents de police. « Une dizaine de
Juifs furent cgalemcnt blesses », que la foule emmena pour les
cacher. Comme il tentait de s'echapper, un certain Tsipkine jeta une
bombe, provoquant sa propre mort ainsi que cclle dc l'agent de
police Pavlovski.
C'est sur ces entrefaites que le Potemkine fit son entree dans la
rade d'Odessa ! Une foule de pres de cinq mille personnes se
rassembla, « bcaucoup d'hommes et de femmes prononcerent des
harangues appelant le peuple a 1' insurrection contre le gouver-
nement » ; parmi les etudiants qui s'introduisirent a bord du
cuirasse, on remarqua notamment Konstantin Feldman (qui exhorta
a soutenir le mouvement en ville en canonnant celle-ci, mais « la
majorite de l'equipage s'y opposa »).
Et les autorites dans tout cela ? Le gouverneur d'Odessa
- autrement dit, le responsable de la police -, Neudhart, etait deja
completement affole le jour de l'arrivee du Potemkine ; il estimait
(comme a Kiev) que « les autorites civiles etaient dans 1' incapacity
de relablir l'ordre, et c'est pourquoi il avait remis toutes les deci-
sions ultericures visant a la cessation des desordres au comman-
dement militaire », e'est-a-dire au commandant de la garnison
d'Odessa, le general Kakhanov. (Existait-il encore une autorite
superieure a celle-la a Odessa ? Bien sur que oui, et e'etait le
gouverneur general Karangozov, lequel, le lecteur l'aura devine,
occupait ses fonctions a titre temporaire et se sentait fort peu
rassure.) Le general Kakhanov ne trouva rien de mieux que de faire
boucler le port par l'armee et d'y enfermer les milliers d'« elements
DANS LA REVOLUTION DE 1905 425
peu surs » qui s'y etaient rassembles afin de les couper du reste
- pas encore contamine - de la ville.
Le 15 juin, le soulevement d'Odessa et la mutinerie du
Potemkine se fondirent en un seul et meme mouvement : les habi-
tants de la ville, « parmi lesquels beaucoup d'etudiants, d'etu-
diantes et d'ouvricrs », montcrent a bord du cuirasse\ exhortant
« l'equipage a des actions communes ». La foule bouclce dans le
port se rua pour « piller les marchandises qui y 6taient entre-
posees », en commencant par les caisses de vin ; puis elle prit
d'assaut les entrepots auxquels elle mit feu (plus de 8 millions de
roubles de pertes). L'incendie menasait le port de quarantaine oil
mouillaient des navires etrangers et ou des marchandises d' impor-
tation etaient stockees. Kakhanov ne se decidait toujours pas a
mettre fin au desordre par la force, craignant que le Potemkine ne
riposte en bombardant la ville. La situation resta tout aussi
explosive le 15. Le lendemain, le Potemkine tira cinq salves sur la
ville, dont trois a blanc, et appela le commandant des forces armees
a monter a bord afin d'exiger de lui le retrait des « troupes de la
ville et la liberation de tous les prisonniers politiques ». Le meme
jour, 16 juin, lors des funerailles du seul marin tue, « a peine le
cortege fut-il entr6 en ville qu'il fut rejoint par toutes sortes d'indi-
vidus qui formerent bientot une foule de plusieurs milliers de
personnes, composee majoritaircment de jeunes Juifs », et sur la
tombe un orateur, « apres avoir crie" : "A bas l'autocratie !", appela
ses camarades a agir avec plus de determination, sans craindre la
police ».
Mais, ce meme jour, et pour longtemps, l'6tat de siege fut
proclame dans la ville. Le Potemkine dut prendre le large pour
echapper a l'escadre venue le capturer. Et bien que les quatre jours
qu'il avait mouille en rade d'Odessa « et les nombreux contacts qui
s' etaient noues entre la population et lui eussent remonte sensi-
blement le moral des revolutionnaires » et « fait naitre 1'espoir d'un
possible soutien ultirieur des forces armies », malgr6 cela l'ete"
allait se terminer dans le calme, peut-etre meme qu'aucun boulever-
sement ne se serait produit a Odessa si, le 27 aout, n' avait 6t6
promulguee l'incomparable loi sur l'autonomie des 6tablissements
d'enseignement superieur ! Aussitot « un "soviet de coalition"
fut constitue" par les 6tudiants », lequel, « par sa determination et
son audace, parvint a sou mettre completement a son influence
426 DEUX SIECLES ENSEMBLE
non seulement la communaute etudiante, mais aussi le corps
enseignant » (les professcurs craignaient « des affrontements desa-
greables avec les etudiants, comme le boycott des cours, 1' ex-
pulsion de tel ou tel professeur de l'amphi, etc. »). De vastes
rassemblements eurent lieu a 1' university, « des collectes de fonds
pour armer les ouvriers et le proletariat, pour 1' insurrection mili-
taire, pour l'achat d'armement en vue de constituer des milices et
des groupes d'autodefense », « on discuta... de la conduite a tenir
a l'heure de 1' insurrection », a ces reunions prenait une part active
le « college des professeurs », « parfois avec le recteur Zantchevski
a sa tete », lequel promettait de « mettre a la disposition des
etudiants tous les moyens dont il disposait pour faciliter leur partici-
pation au mouvement de liberation ».
Le 17 septembre, le premier meeting a l'universite se deroula
« en presence d'un public exterieur si nombreux qu'il fallut le
scinder en deux groupes » ; le S.-R. Teper « et deux etudiants juifs
prononcerent des discours appelant le public a mener la lutte pour
liberer le pays de l'oppression politique et d'une autocratie
deletere ». Le 30 septembre, 1'etat de siege fut leve a Odessa et
accoururent d6sormais en masse a ces meetings « les eleves de tous
les etablissements d'enseignement, dont certains n'avaient pas plus
de quatorze ans » ; les Juifs « etaient les orateurs principaux,
appelant a 1' insurrection ouverte et a la lutte armee ».
Les 12 et 13 octobre, avant tous les autres etablissements d'en-
seignement secondaire, « les eleves de deux ecolcs de commerce,
celle de l'empereur Nicolas I cr et celle de Feig, cesserent de
frequenter les cours, etant les plus sensibles a la propagande revolu-
tionnaire » ; le 14, il fut decide d'arreter le travail dans tous les
autres etablissements secondares, et les eleves des ecoles de
commerce et les etudiants se rendirent dans tous les lycees de la
ville pour forcer les eleves a faire la greve des cours. Le bruit
courut que devant le lycee Berezina, trois etudiants et trois
lyceennes avaient etc blesses a coups de sabre par des policiers.
Certes, « l'enquete devait dtablir avec certitude qu'aucun des jeunes
n'avait ete touche et que les eleves n'avaient d'ailleurs pas encore
eu le temps de sortir de l'etablissement ». Mais ce genre d' incident,
quelle aubaine pour faire monter la pression revolutionnaire ! Le
meme jour, les cours cesserent a l'universite, quarante-huit heures
apres la rentrde ; les etudiants en greve firent irruption dans la
DANS LA REVOLUTION DE 1905 427
Douma municipale en criant : « Mort a Neudhart ! » et en reclamant
qu'on arretat de verser leur salaire aux policiers.
Apres 1' episode du Potemkine, Neudhart avait repris le pouvoir
entre ses mains, mais, jusqu'au milieu d'octobre, il n'edicta aucune
mesure contre les meetings r£volutionnaires - d'ailleurs, pouvait-il
faire grand-chose alors que l'autonomie des universites avait et6
instauree ? Le 15, il recut ordre du ministere de l'Interieur d'in-
terdire 1' entree de l'universite aux personnes ext6rieures, et d6s le
lendemain il fit encercler celle-ci par l'armee tout en ordonnant que
fussent retirees des armureries les cartouches de revolver jusque-la
en vente libre. « La fermeture de l'universite aux personnes ext6-
rieures provoqua une grande agitation parmi les etudiants et la
jeunesse juive », une foule immense se mit en marche, fermant les
magasins sur son passage (l'armurerie americaine, elle, fut pillee),
renversant les tramways et les omnibus, sciant les arbres pour en
faire des barricades, coupant les fils tdlegraphiques et telephoniques
dans le meme but, demontant les grilles des pares. Neudhart
demanda a Kakhanov de faire occuper la ville par les troupes.
Alors, « des barricades derriere lesquelles s'etaient regrouped les
manifestants - en majorite des Juifs avec, parmi eux, des femmes
et des adolescents -, on commenca a tirer sur la troupe ; des coups
de feu partirent aussi des toits des maisons, des balcons, des
fenetres » ; 1'armee ouvrit a son tour le feu, les manifestants furent
disperses et les barricades demontees. « II est impossible d'evaluer
avec precision le nombre de morts et de blesses qu'il y eut ce jour-
la, car l'equipe sanitaire - composee pour l'essentiel d'etudiants
juifs en blouses blanches a croix rouge - depech6e sur place se hata
d'enlever les blesses et les morts pour les conduire a rinfirmerie
de l'universite » - done en zone autonome et inaccessible -, « a
l'hopital juif ou vers les postes de secours qui se trouvaient a
proximite" des barricades, ainsi que dans presque toutes les phar-
macies ». (Celles-ci avaient cesse de delivrer des medicaments
avant meme les evenements.) Selon le gouverneur de la ville, il
y eut 9 morts, pres de 80 blesses, dont quelques policiers. « Parmi
les participants aux desordres furent appr^hendes ce jour-la
214 personnes, dont 197 Juifs, un grand nombre de femmes et
13 enfants ag6s de 12 a 14 ans. »
Et tout cela, vingt-quatre heures encore avant que ne se fasse
sentir l'effet incendiaire du Manifeste.
428 DEUX SIECLES ENSEMBLE
On pourrait penser qu'en mettant si frequemment en Evidence le
role des Juifs dans les agissements revolutionnaires le rapport du
senateur faisait preuve de partialite. Mais il faut tenir compte du
fait qu'a Odessa les Juifs representaient le tiers de la population,
et, comme nous l'avons vu plus haut, une proportion tres signifi-
cative de la population etudiante ; il faut egalement tenir compte
du fait que les Juifs avaient pris une part active au mouvement
revolutionnaire russe, en particulier dans la Zone de residence. Par
ailleurs, le rapport du senateur Kouzminski donne en maints
endroits des preuves de son objectivity.
Le 16 octobre encore, « a lcur arrivee au poste de police, les
personnes interpellees furent victimes de voies de fait de la part
des policiers et des soldats » ; toutefois, « ni le gouverneur de la
ville, ni les responsables de la police ne reagirent a cela en temps
utile... et aucune enquete ne fut diligentee » ; ce n'est qu'ulterieu-
rement que plus d'une vingtaine de ceux qui s'etaient trouves dans
ce poste d6clarerent que « les personnes arretees y avaient et6 syste-
matiquement passees a tabac ; on les poussait d'abord en bas d'un
escalier conduisant au sous-sol..., beaucoup d'entre elles tombaient
a terre et c'est alors que policiers et soldats, disposes en rang, leur
portaient des coups avec le plat de leurs sabres, des matraques en
caoutchouc, ou simplement leurs pieds et leurs poings » ; les
femmes n'6taient pas cpargnees. (II est vrai que, le soir meme, des
conseillers municipaux et des juges de paix se rendirent sur place et
recueillirent les plaintes des victimes. Quant au senateur, il identifia
plusieurs coupables au cours son enquete, au mois de novembre, et
les fit traduire en justice.)
«Le 17 octobre, toute la ville etait occupce par 1'armee, des
patrouilles sillonnaient les rues et l'ordre public ne fut pas trouble
de toute la journee. » Cependant, la Douma municipale s'6tait
reunie pour examiner les mesures d'urgence a adopter, notamment,
comment s'y prendre pour remplacer la police d'Etat par une milice
urbaine. Ce meme jour, le comite local du Bund d6cida d'organiser
des funerailles solennelles aux victimes tombees la veille sur les
barricades, mais Neudhart, comprenant qu'une telle manifestation
provoquerait comme toujours une nouvelle explosion revolution-
naire, « donna l'ordre d'enlever en secret, de l'hopital juif » ou ils
se trouvaient, les cinq cadavres et « de les enterrer avant la date
DANS LA REVOLUTION DE 1905 429
prevue», ce qui fut fait dans la nuit du 18. (Le lcndemain, les
organisateurs exigerent que les cadavres fussent deterres et ramenes
a l'hopital. Les evenements se precipitant, les corps y furent
embaumes et resterent longtemps en l'etat.) Et c'est a ce moment-
la que la nouvelle du Manifeste imperial se repandit, poussant
Odessa vers de nouvelles tempetes.
Citons d'abord le temoignage de membres d'un detachement juif
d'autodeiense : « Pendant le pogrom, il y eut un certain centre de
coordination qui fonctionna tout a fait correctement... Les univer-
sites ont joue un role enorme dans la preparation des evenements
d'octobre... Le soviet de coalition de 1' university [d' Odessa]
comprenait» un bolchevik, un menchevik, un S.-R., un repre-
sentant du Bund, des sionistes-socialistes, des communautes arme-
nienne, georgienne et polonaise. « Des detachements 6tudiants
furent constitu6s avant meme le pogrom » ; au cours d'« immenses
meetings a 1' university », on collectait de 1' argent pour acheter des
armes, « bien sur pas seulement pour se defendre, mais en vue
d'une eventuelle insurrection ». « Le soviet de coalition collecta de
son cote des fonds pour armer les etudiants » ; « quand le pogrom
eclata, il y avait deux cents revolvers a 1' university » et « un
professeur... s'en procura encore cent cinquante autres». Un
« dictateur » fut nomme a la tete de chaque detachement « sans
que fut prise en compte sa couleur politique », et « il arriva qu'un
detachement majoritairement compose de membres du Bund fut
commande par un sioniste-socialiste, ou inversement » ; « le
mercredi [19 octobre], on distribua une grande quantity d'armes
dans une synagogue pro-sioniste » ; « les detachements etaient
composes d'etudiants juifs et russes, d'ouvriers juifs, de jeunes
Juifs de toutes tendances, et d'un tres petit nombre d'ouvriers
russes l21 ».
Quelques annees plus tard, Jabotinski ecrira qu'au cours des
pogroms de Pannee 1905 « la nouvelle ame juive avait deja atteint
sa maturite l22 ». Et dans 1' ambiance encore teintee de rose de la
revolution de fevrier, un grand journal russe donnera de ces evene-
ments la description suivante : « Lorsque, pendant les pogroms de
121. Odesskii pogrom i samooborona (Le pogrom d'Odessa et 1'autodefense), Paris,
Zapadnyi' Tsentralnyi Komitet Samooborony Poalei Zion, 1906, pp. 50-52.
122. V. Jabotinski, Vvedenie (Preface), in K. N. Bialik, Pesni i poeray, op. cit., p. 44.
430 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Neudhart, en 1905, les jeunes miliciens de 1'autodefense parcou-
raient Odessa l'arme au poing, ils suscitaient l'emotion et l'admi-
ration, on en avait le cceur serreY on etait attendri et plein de
compassion... I23 »
Et voici ce qu'ecrit un de nos contemporains : « Le courage dont
ont fait preuve les combattants de Gomel enflamme des dizaines de
milliers de cceurs. A Kiev, quinze cents personnes s'engagent dans
les detachements d'autodefense, a Odessa plusieurs milliers l24 . »
Mais, a Odessa, le nombre des combattants comme leur etat d'esprit
- et, en reponse, la brutalite des forces de police - donnerent aux
e\enements une tournure bien differente de celle qu'ils avaient
connue a Kiev.
Revenons au rapport Kouzminski. Apres la proclamation du
Manifeste, des le matin du 18, le general Kaoulbars, commandant
le district militaire d'Odessa, afin « de donner a la population la
possibility de jouir sans restrictions de la liberte sous toutes ses
formes accordee par le Manifeste », ordonna aux troupes de ne
point se montrer dans les rues, « en sorte de ne pas troubler
l'humeur joyeuse de la population ». Toutefois, « ladite humeur
joyeuse ne dura pas ». De tous cotes « commencerent a affluer vers
le centre ville des groupes composes essentiellement de Juifs et
d'etudiants », brandissant des drapeaux rouges et criant : « A bas
l'autocratie ! », tandis que des orateurs appelaient a faire la revo-
lution. Sur la fa§ade de la Douma, on cassa deux des mots formant
1' inscription en lettres metalliques « Dieu sauve le Tsar» ; la salle
du Conseil fut envahie, « un grand portrait de Sa Majeste l'Em-
pereur fut mis en lambeaux », le drapeau national qui flottait sur la
Douma fut remplace par un drapeau rouge. On fit voler les couvre-
chefs de trois ecclesiastiques qui se rendaient en fiacre a un enter-
rement ; plus tard, le cortege mortuaire qu'ils conduisaient fut
arrete a diverses reprises, « les chants religieux interrompus par
des "hourras" ». « On montrait un epouvantail sans tete arborant
l'inscription "Voila l'Autocratie", et on exhibait un chat crave" en
collectant de 1' argent "pour demolir le tsar" ou pour "la mort de
Nicolas". » « Les jeunes, tout particulierement les Juifs, visi-
blement conscients de leur superiority, faisaient la lecon aux
123. D. Ai'zman, Iskouchenie (La tentation), Rousskaia volia, 29 avril 1917, pp. 2-3.
124. Praisman, in « 22 », op. tit., p. 179.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 431
Russes, leur expliquant que leur liberte" ne leur avait pas ete"
librement accordee, qu'elle avait ete arrachee au gouvernement par
les Juifs... lis declaraient ouvertement aux Russes : "Desormais,
c'est nous qui allons vous gouverner" », mais aussi : « Nous vous
avons donne Dicu, nous vous donnerons un tsar. » « Une foule
nombreuse de Juifs brandissant des drapeaux rouges poursuivit »
longtemps deux gardiens de la paix, l'un d'entre eux parvint a
s'enfuir par les toits, quant a l'autre, un denomme Goubiy, la foule
« armee de revolvers, de haches, de pieux et de barres de fer le
denicha dans un grenier et le mit tellement a mal qu'il mourut
pendant son transport a Fhopital ; le concierge de l'immeuble
retrouva deux de ses doigts coupes a la hache ». Plus tard, trois
fonctionnaires de police furent battus et blesses, et les revolvers de
cinq gardiens de la paix confisque\s. Puis on proceda a la liberation
des detenus dans un, deux, trois postes de police (ou, deux jours
auparavant, le 16, il y avait eu des passages a tabac, mais les
detenus avaient deja ete remis en liberte sur ordre de Neudhart ;
dans l'un de ces postes, la liberation des prisonniers fut negociee
en echange du corps de Goubiy) ; parfois il n'y avait d'ailleurs
personne derriere les barreaux. Quant au recteur de l'universite,
il participait activement a tout cela, transmettant au procureur les
exigences d'« une foule de cinq mille personnes », tandis que « les
etudiants allaient jusqu'a menacer de pendaison les fonctionnaires
de police ». - Neudhart sollicita les conseils du make de la ville,
Kryjanovski, et d'un professeur de l'universite, Chtchepkine, mais
ceux-ci ne firent qu'exiger de lui qu'il « desarme la police sur-le-
champ et la rende invisible », sinon, ajouta Chtchepkine, « on ne
pourra faire l'economie de victimes de la vengeance populaire et...
la police sera legitimement desarmee par la force ». (Interroge plus
tard par le senateur, il nia avoir tenu des propos aussi violents, mais
on peut douter de sa sincerite compte tenu du fait que, le jour
meme, il avait distribue cent cinquante revolvers aux etudiants et
qu'au cours de l'enquete il refusa de dire oil il se les etait procures.)
A la suite de cet entretien, Neudhart donna 1' ordre (sans meme en
avertir le chef de la police) de retirer de faction tous les gardiens
de la paix, « de sorte qu'a partir de ce moment-la l'ensemble de la
ville fut privee de toute presence policiere visible » - ce qu'on
aurait pu encore comprendre si la mesure avait ete destined a
proteger la vie des agents, mais, dans le meme temps, les rues
432 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avaient ete desertees par l'armee, ce qui, pour le coup, relevait de
la plus pure debilite. (Mais on se rappelle qu'a Petersbourg c'est
precisement ccla qu'exigeaient de Witte les patrons de presse, et il
avait eu bien du mal a leur resistcr.)
« Apres le depart de la police, deux types de groupes armes firent
leur apparition : la milice etudiante et les detachements juifs d'auto-
defense. La premiere avait ete mise sur pied par le "soviet de
coalition" qui... avait procure les armes. » Desormais, « la milice
municipale, constitute d'etudiants armes et d'autres individus, se
placa en faction » en lieu et place des policiers. Cela se fit avec
l'assentiment du gcncral-baron Kaoulbars et du gouverneur de la
ville, Neudhart, tandis que le chef de la police, Golovine, offrait sa
demission en signe de protestation et fut remplacc par son adjoint,
von Hobsberg. Un comite provisoire fut constitue aupres de la
Douma municipale ; dans l'une de ses premieres declarations, il
exprima sa reconnaissance aux etudiants de l'universite « pour leur
facon d'assurer la securite de la ville avec energie, intelligence et
devouement ». Le comite lui-meme s'attribua des fonctions assez
vagues. (Au cours de ce mois de novembre, la presse s'interessa a
l'un des membres de ce comite, egalement membre de la Douma
d' Empire, O. I. Pergament ; a la deuxieme Douma, quelqu'un
devait rappcler qu'il s'etait proclame president « de la republique
du Danube et de la mer Noire », ou « president de la republique de
la Russie du Sud 125 », - dans l'ivresse de ces journees, cela n'avait
rien d'invraisemblable.)
Et que pouvait-il se passer apres que les rues eurent ete desertees,
en ces jours de fievre, tant par l'armee que par la police, et que
le pouvoir eut passe entre les mains d'une milice Etudiante sans
experience et des groupes d'autodefense ? « La milice arreta des
personnes qui lui semblaient suspectes et les fit convoyer a l'uni-
versite pour qu'on y examinat leur cas » ; ici un etudiant « marchait
a la tete d'un groupe de Juifs d'une soixantaine de personnes qui
tiraient des coups de revolver au hasard » ; « la milice etudiante et
les groupes juifs d'autodefense... perpetrerent eux-memes des actes
de violence diriges contre l'armee et les elements pacifiques de
la population russe, usant d' armes a feu et tuant des innocents ».
125. Gossoudarstvennai'a Douma - Vtoroi' sozyv (La Douma d'£tat - dcuxifeme
convocation), Stcnografitcheskii otlchet, p. 2033.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 433
L'affrontement « etait inevitable, compte tenu de la cristallisation
de deux camps antagonistes au sein de la population ». Au soir du
18, « une foule de manifestants brandissant des drapeaux rouges et
composee majoritairemcnt de Juifs tenta d'imposer 1' arret du travail
a l'usine de Guen... Les ouvriers rcfuserent de donncr suite a cette
exigence ; apres quoi, cette meme foule, croisant des ouvriers
russes dans la... rue, exigea qu'ils se decouvrissent devant les
drapeaux rouges. Comme ceux-ci refusaient » - le voila bien, le
proletariat ! -, de la foule « partirent des coups de feu ; les ouvriers,
quoique sans armes, parvinrent a la disperser » et la poursuivirent
jusqu'a ce qu'« elle fut rejointe par une autre foule de Juifs armes,
jusqu'a mille personnes, laquelle se mit a tirer sur les ouvriers... ;
quatre d'entre eux furent tues ». C'est ainsi que « se declencherent
en divers points de la ville des rixes et des affrontements armes
cntrc Russes et Juifs ; des ouvriers russes et des individus sans
occupation definie, appeles egalement hooligans, commencerent a
pourchasser les Juifs et a les rouer de coups, pour passer ensuite au
saccage et a la destruction de maisons, d'appartements et de
boutiques appartenant a des Juifs ». C'est alors qu'un commissaire
de police fit venir « une compagnie d'infanterie qui mit fin aux
affrontements ».
Le lendemain, 19 octobre, « vers 10, 11 heures du matin, on vit
se former dans les rues... des attroupements d'ouvriers russes et de
personnes de professions diverses portant des icones, des portraits
de Sa Majeste l'Empereur, ainsi que le drapeau national, et chantant
des hymnes religieux. Ces manifestations patriotiques composees
exclusivement de Russes se formerent simultanement en plusieurs
points de la ville, mais leur depart fut donne dans le port d'ou partit
une premiere manifestation d'ouvriers, particulierement nom-
breuse ». II existe « des raisons d'affirmer que la colere provoquee
par l'attitude offensante des Juifs au cours de toute la journee
precedente, leur arrogance et leur mepris du sentiment national
partage par la population russe devaient, d'une facon ou d'une
autre, entrainer une reaction de protestation ». Neudhart n'ignorait
pas qu'une manifestation se preparait et il 1'autorisa, et elle passa
sous les fenetres du commandant du district militaire et du
gouverneur de la ville, pour se diriger ensuite vers la cathedrale.
« Au fur et a mesure qu'elle avancait, la foule eltait grossie par
des passants, parmi lesquels un grand nombre de hooligans, de
434 DEUX SIECLES ENSEMBLE
va-nu-pieds, de femmes et d'adolescents. » (Mais il convient ici de
mettre en parallele le recit d'un mcmbre des Poalei Zion : « Le
pogrom d'Odessa ne fut pas l'oeuvre de hooligans... Au cours de
ces journees, la police ne laissa pas entrer dans la ville les va-nu-
pieds du port » ; « ce sont les petits artisans et les petits commer-
cants qui donnerent libre cours a leur exasperation, les ouvriers et
les apprentis de divers ateliers, usines ou fabriques », « des ouvriers
russes depourvus de conscience politique » ; « je m'etais rendu a
Odessa uniquement pour voir un pogrom organise par provocation,
mais, helas, je ne l'ai pas trouve ! ». Et il l'explique par la haine
entre nationality 126 .)
« Non loin de la place de la cath^drale..., plusieurs coups de feu
furent tires en direction de la foule des manifestants, Tun d'entre
eux tua un petit garcon qui portait une icone » ; « la compagnie
d'infanterie arrivee sur place fut 6galement accueillie par des tirs
de revolver ». On tirait aussi des fenctres de la redaction du journal
Ioujnoie Obozrenie, et « sur tout le trajet de la procession des coups
de feu partaient des fenctres, des balcons, des toits » ; « par ailleurs,
des engins explosifs furent lances en plusieurs endroits sur les
manifestants », « six personnes furent tuees » par Tun d'eux ; en
plein centre d'Odessa, « au coin des rues Deribassov et Richelieu,
trois bombes furent jetees sur un escadron de cosaques ». « II y eut
beaucoup de morts et de blesses dans les rangs des manifestants »,
« non sans raison les Russes en rendaient responsables les Juifs et
c'est pourquoi des cris fuserent vite de la foule des manifestants :
"Cassez du youtre !", "Mort aux youpins !" », et « en divers points
de la ville la foule se precipita sur les magasins juifs pour les
saccager » ; « ces actes isoles se transformdrent rapidement en
pogrom generalise : toutes les boutiques, les maisons et les apparte-
ments des Juifs situes sur le parcours de la manifestation furent
entierement devastes, la totality de leurs biens detruits, et ce qui
avait echappe aux casseurs fut dcrobe par les cohortes de hooligans
et de mendiants qui avaient emboite" le pas aux manifestants » ; « il
n'etait pas rare que les scenes de pillage se deroulassent sous les
yeux des manifestants portant des icones et chantant des hymnes
religieux ». Au soir du 19, « la haine que se vouaient les camps
antagonistes atteignit son paroxysme : chacun frappait et torturait
126. Odesskii pogrom... (Le pogrom d'Odessa), Poalei Zion, pp. 64-65.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 435
sans merci, parfois avec une exceptionnelle cruaute, et sans
distinction de sexe ou d'age, ceux qui lui tombaient entre les
mains ». Selon le temoignage d'un medecin de la clinique universi-
taire, « les hooligans jetaient des enfants du premier ou du
deuxieme etage sur la chaussee ; l'un d'eux saisit un enfant par les
pieds et lui fracassa le crane contre le mur. De leur cote, les Juifs
n'epargnaient pas les Russes, tuant ceux qu'ils pouvaient a la
premiere occasion ; pendant le jour, ils ne se montraient pas a
decouvert dans les rues mais tiraient sur les passants de derriere les
portes, par les fenetres, etc., mais, le soir venu, ils se r6unissaient
en groupes nombreux » et allaient jusqu'a « assieger les postes de
police ». « Les Juifs se montraient particulierement cruels avec les
fonctionnaires de police quand ils parvenaient a les attraper. »
(Voici maintenant le point de vue des Poalei Zion : « La presse
repandit une legende selon laquelle l'autodefense avait fait prison-
niers une foule enorme de hooligans et les avait enferm£s dans les
locaux de 1' university On a cit6 des chiffres de l'ordre de 800 a
900 individus ; il convient en re^alite - de diviser ce nombre par dix.
Ce n'est qu'au debut du pogrom que les casseurs furent conduits a
l'universite, apres quoi les choses prirent une tout autre
tournure 127 . » On trouve egalement des descriptions du pogrom
d' Odessa dans les numeros de novembre 1905 du journal Le
Kievien m )
Et la police, dans tout cela? Conformement aux dispositions
stupides de Neudhart, « le 19 octobre... comme les jours suivants,
la police fut totalement absente des rues d'Odessa » : quelques
patrouilles, et seulement de temps en temps. « Le fiou qui regnait
dans les relations entre autorites civiles et autorites militaires, qui
allait a l'encontre des... dispositions 16gales », eut pour conse-
quence que « les fonctionnaires de police n'avaient pas un, idee
tres claire des obligations qui etaient les leurs » ; davantage encore,
« tous les fonctionnaires de police, considerant que la responsabilite"
des troubles politiques incombait aux Juifs » et que « ceux-ci
Etaient des revolutionnaires, eprouvaient la plus grande sympathie
pour le pogrom qui se deroulait sous leurs yeux et jugeaient meme
superflu de s'en dissimuler ». Pis : « Dans de nombreux cas, les
127. Ibidem p. 53.
128. Le Kievlianin, 14 nov. 1905, in Choulguine, annexes, op. ctt., pp. 303-308.
436 DEUX SIECLES ENSEMBLE
fonctionnaires de police eux-memes incitaient les hooligans au
saccage et au pillage des maisons, appartements et boutiques des
Juifs » ; et le comble : « en tenue civile, sans leurs insignes », eux-
memes « participaient a ces saccages », « dirigeaient la foule », et
il y eut meme des « cas ou des agents de police tirerent par terre
ou en l'air pour faire croire aux forces militaires que ces coups de
feu provenaient des fenetres de maisons appartenant a des Juifs ».
Et c'est la police qui faisait cela !
Le senateur Kouzminski fit traduire en justice quarante-deux
policiers, dont vingt-trois grades.
Et 1' armee - « eparpillee sur l'immense territoire de la ville » et
supposee « agir de facon autonome » ? « Les militaires non plus
n'accorderent aucune attention aux fauteurs de pogrom dans la
mesure ou, d'un cote, ils n'avaient pas connaissance des obligations
exactes qui leur incombaient, et, ne recevant aucune indication de
la part des fonctionnaires de police », ils « ne savaient pas contre
qui ni selon quel ordre ils devaient user de la force armee ; d'un
autre cote, constatant que les casseurs beneficiaient de la protection
des fonctionnaires de police, les militaires pouvaient supposer que
le pogrom avait ete organise avec l'aval de la police ». Par conse-
quent, « 1' armee ne prit aucune mesure a l'encontre des casseurs ».
Pis encore : « II existe des preuves que des soldats et des cosaques
prirent egalement part au pillage des boutiques et des maisons. »
« Certains temoins ont affirme que des soldats et des cosaques
ont massacre, sans raison aucune, des personnes parfaitement
innocentes. »
La encore, ce sont des innocents qui ont paye pour les autres.
«Les 20 et 21 octobre, loin de s'apaiser, le pogrom prit une
ampleur effrayante » ; « le pillage et la destruction de biens juifs,
les actes de violence et les meurtrcs etaient ouvertement perpetres,
et en toute impunite, de jour comme de nuit ». (Point de vue des
Poalei Zion : le 20 au soir, « 1'universite fut bouclee par l'armee »
tandis qu'« a l'interieur, on s'etait barricade dans l'eventualite' d'un
assaut des troupes. Les d6tachements d'autodefense n'allaient plus
en ville ». Dans celle-ci, en revanche, « l'autodefense s'etait orga-
nised spontanement », « de puissants d^tachements de citadins »,
« equipes d'un armement de fortune : haches, coutelas, limons »,
« se defendaient avec une determination et une hargne egales a
DANS LA REVOLUTION DE 1905 437
celles dont ils etaient victimes, et parvinrent a proteger presque
completement leur perimetre 129 ».
Le 20, un groupe de conseillers municipaux avec a leur tete le
nouveau maire (le precedent, Kryjanovski, constatant son impuis-
sance face a ce qui se passait a l'universite, ou Ton amassait mdme
des armes, avait demissionne des le 18) se rendit aupres du general
Kaoulbars, « l'adjurant de prendre tout le pouvoir entre ses mains
dans la mesure ou le commandement militaire... est seul capable de
sauver la ville ». Celui-ci leur expliqua « qu'avant la declaration de
l'etet de siege, le commandement militaire n'avait pas le droit de
s'immiscer dans les decisions de l'administration civile et n'avait
pas d'autre obligation » que de lui venir en aide lorsqu'elle en
faisait la demande. « Sans compter que les tirs que doivent essuyer
les troupes ainsi que les bombes qui sont jetees sur elles rendent
extremement difficile le retablissement de l'ordre. » II finit pourtant
par accepter d'intervenir. - Le 21 octobre, il donna l'ordre « de
prendre les mesures les plus energiques a l'encontre des batiments
d'ou sont tires des coups de feu et lancees des bombes » ; le
22 : « ordre d'abattre sur place tous ceux qui se sont rendus
coupables d'atteintes aux batiments, aux commerces ou aux
personnes ». Des le 21, le calme commenca a re venir en differents
quartiers de la ville ; a partir du 22, « la police assura la surveil-
lance des rues » avec le renfort de l'armee ; « les tramways se
remirent a circuler et dans la soiree, on pouvait considerer que
l'ordre etait retabli en ville ».
Le nombre des victimes fut difficile a preciser et varie selon les
sources. Le rapport Kouzminski indique que « d'apres les informa-
tions fournies par la police, le nombre des tues s'eleve a plus de
500 personnes, parmi lesquelles plus de 400 Juifs ; quant au nombre
de blesses recenses par la police, il est de 289..., dont 237 Juifs.
Selon les donnees recueillies aupres des gardiens de cimetieres,
86 enterrements furent celebres au cimetiere Chretien, 298 au cime-
tiere juif ». Dans les hopitaux furent admis «608 blesses, dont
392 Juifs ». (Cependant, nombreux durent etre ceux qui s'abstinrent
de se rendre dans les hopitaux, craignant de faire ulterieurement
l'objet de poursuites judiciaires.) - L' Encyclopedic juive parle de
129. Odesskii pogrom... , Poalei Zion, pp. 53-54.
438 DEUX SIECLES ENSEMBLE
400 morts parmi les Juifs 130 . - Scion les Poalei Zion : d'apres
la liste publiee par le rabbinat d'Odessa, « 302 Juifs ont ete
tues, dont 55 membres des detachements d'autodefense, ainsi que
15 Chretiens membres de ces memes detachements » ; « parmi les
autres morts, 45 n'ont pu etre identifies ; on a identifie' 179 hommes
et 23 femmes ». « Beaucoup de morts parmi les casseurs ; personne
ne les a compter ni ne s'est soucie d'en connaitre le nombre ;
en tout etat de cause, on dit qu'il n'y en eut pas moins
d'une centaine 131 . » - Quant a l'ouvrage sovietique deja cit6, il
n'hesite pas a avancer les chiffres suivants : « plus de 500 morts et
900 blesses parmi les Juifs l3Z ».
On doit aussi evoquer, a titre d'illustration, les reactions a chaud
de la presse efrangere. On put ainsi lire dans le Berliner Tageblatt,
avant meme le 21 octobre : « Des milliers et des milliers de Juifs
sont massacres dans le sud de la Russie ; plus de mille jeunes filles
et enfants juifs ont ete violes et etrangleV 33 . »
Par contre, e'est sans nulle exageration que Kouzminski resume
les evenements : « Par son ampleur et sa violence, ce pogrom a
depasse" tous ceux qui l'ont precede. » - D considere que le prin-
cipal responsable en est le gouverneur de la ville, Neudhart. Celui-
ci a fait « une concession indigne » en cedant aux exigences du
professeur Chtchepkine, en retirant la police de la ville et en
remettant celle-ci entre les mains d'une milice etudiante qui
n'existait pas encore. Le 18, « il n'a pris aucune mesurc... pour
dispcrscr la foule revolutionnaire qui s'etait rassemblee dans les
rues », il a tolere que le pouvoir passe a « des ramassis de Juifs et
de re volutionn aires » (ne comprenait-il done pas que des repr6-
sailles sous la forme d'un pogrom allaient s'ensuivre ?). Son incurie
aurait pu s'expliquer s'il avait remis le pouvoir entre les mains de
1'armee, mais il n'en fut rien « pendant toute la duree des
troubles ». Cela ne l'empecha cependant pas de diffuser pendant
les evenements des declarations plutot equivoques et, plus tard,
pendant 1' instruction, de mentir pour tenter de se justifier. Ayant
etabli « les preuves d'actes de nature criminelle commis dans
130. PEJ, t.6, p. 122.
131. Odesskii pogrom... (Le pogrom d'Odessa), Poalei Zion, pp. 63-64.
132. Dimanstein, in « 1905 », t. 3, v. 1, p. 172.
133. Choulguine, Annexes, p. 292.
DANS LA REVOLUTION DL 1905 439
l'exercice de ses fonctions », le senateur Kouzminski fit traduire
Neudhart en justice.
Vis-a-vis du commandemcnt militaire, le senateur n'avait pas le
pouvoir de le faire. Mais il indique qu'il etait crimincl, de la part
de Kaulbars, de ceder, le 18 octobre, aux exigences de la Douma
municipale et de retirer l'armee des rues de la ville. Le 21, Kaulbars
emploie egalement des arguments equivoques en s'adressant aux
responsables de la police reunis chez le gouverneur de la ville :
« Appelons les choses par leur nom. II faut reconnaitre que dans
notre for interieur, nous approuvons tous ce pogrom. Mais, dans
l'exercice de nos fonctions, nous ne devons pas laisser transpirer la
haine que nous eprouvons peut-etre a 1'egard des Juifs. II est de
notre devoir de maintenir l'ordre et d'empechcr les pogroms et
les meurtres. »
Le senateur conclut son rapport en indiquant que « les troubles
et desordres du mois d'octobre ont etc provoques par des causes de
caractere indeniablement revolutionnaire, et ont trouve leur aboutis-
sement dans un pogrom antijuif uniquement en raison du fait que
c'est justement les representants de cette nationality qui avaient pris
une part preponderante au mouvement revolutionnaire ». Mais ne
pourrait-on pas ajouter que c'est egalement en raison du laxisme
manifeste de longue date par les autorites a l'egard des exces dont
les revolutionnaires se rendaient coupables ?
Mais, comme « s'etait forgce la conviction que les evenements
d'octobre avaient pour seule et unique cause la facon d'agir... de
Neudhart », « ses provocations », sitot apres la fin des desordres
« plusieurs commissions se constituerent a Odessa, y compris a
l'universite\ a la Douma municipale et au Conseil de l'ordre des
avocats » ; elles s'employerent activement a reunir des documents
prouvant que « le pogrom etait le resultat d'une provocation ».
Mais, apres avoir examine ceux-ci, le senateur « n'y decouvrit...
aucun element de preuve » et l'enquete « ne mit au jour aucun fait
demontrant la participation ne serait-ce que d'un seul fonctionnaire
de police a 1' organisation de la manifestation patriotique ».
Le rapport du senateur met egalement en lumiere d'autres
aspects de cette annee 1905 et de l'epoque en general.
Le 21 octobre, « comme la rumeur se repandait en ville que des
bombes etaient fabriquees et des armes entreposees en grande
quantite dans l'enceinte de 1'universite », le commandant du district
440 DEUX SIECLES ENSEMBLE
militaire proposa de fairc proceder a une inspection des batiments
par une commission composee d'officiers et de professeurs. Le
recteur lui repondit qu'« une telle intrusion constituent une
violation de 1' autonomic de l'universite*. Depuis le jour de la
proclamation de celle-ci, au mois d'aofit, l'universite etait geree
par une commission composee de « douze professeurs d'orientation
extremiste ». (Chtchepkine, par exemple, declara lors d'un meeting,
le 7 octobre : « Quand l'heure sonnera et que vous frapperez a notre
porte, nous vous rejoindrons sur votre Potemkine ! »), - mais cctte
commission elle-meme etait en fait sous controle du « soviet de
coalition » etudiant qui dictait ses ordres au recteur. Apr£s le rejet
de la demande de Kaulbars, l'« inspection » fut effectuee par une
commission composee de professeurs et de trois conseillers muni-
cipaux, et, bien entendu, « rien de suspect » ne fut decouvert.
- « Des faits de memc nature purent egalement etre observes a
la Douma municipale. La, ce sont les employes municipaux qui
manifesterent des pretentions a exercer influence et autorite » ; leur
comite presenta a la Douma, composee d'elus, des revendications
« de caractere essentiellement politique » ; des le 17, jour du Mani-
feste, ils concocterent une resolution : « Enfin l'Autocratie est
tombee dans le precipice ! », - comme l'ecrit le senateur, « il n'est
pas exclu qu'a l'origine des troubles il y ait eu des velleites de
prise de 1'ensemble du pouvoir ».
(Apriis cela, ce fut la vague revolutionnaire de decembre, le ton
comminatoire du soviet des deputes ouvriers - « nous exigeons »
la greve generale -, T interruption de l'6clairage electrique a
Odessa, la paralysie du commerce, des transports, l'activite du port
en sommeil, des bombes volant a nouveau, « la destruction par
Masses entieres du nouveau journal d'orientation patriotique,
Rousskaia retch*, « la collecte [sous la menace] d'argent pour
financer la revolution », les cohortes de lyceens desceuvres et la
population apeuree « sous le joug du mouvement revolution-
naire ».)
* « La Parole russe. »
DANS LA REVOLUTION DE 1905 441
Cet esprit de 1905 (l'esprit dc l'ensemble du « mouvement de
liberation »), qui s'etait manifeste de facon si violcnte a Odessa, fit
egalement irruption, en ces «journees constitutionnelles* », dans
de nombreuses autres villes de Russie ; aussi bien dans la Zone de
residence qu'en dehors d'elle, les pogroms « eclaterent partout... le
jour meme ou parvenait sur place la nouvelle de la proclamation »
du Manifeste.
A l'interieur de la Zone de residence, des pogroms curent lieu a
Krementchoug, Tchemigov, Vinnitsa, Kichinev, Balta, Iekatcri-
noslav, Elizabethgrad, Ouman et pas mal d'autres villes et bour-
gades ; les biens des Juifs etaient le plus souvent detruits mais non
pilles. « La ou la police et l'armee prenaient des mesures ener-
giques, les pogroms resterent tres limites et durerent peu de temps.
Ainsi a Kamenets-Podolsk, grace a Faction efficace et rapide de la
police et de l'armee, toutes les tentatives de provoquer un pogrom
furent etouffees dans l'oeuf»; «a Chersonese et Nikolai'ev, le
pogrom fut enraye des le debut 134 ». (Et, « dans une ville du Sud-
Ouest, le pogrom n'eut pas lieu pour la bonne raison que des Juifs
d'age adulte administrerent une correction aux jeunes gens qui
avaient organise une manifestation antigouvernementale apres la
proclamation du Manifeste imperial du 17 octobre 135 ».)
La ou, dans la Zone de residence, on n'assista pas a un seul
pogrom, c'est dans la region du Nord-Ouest ou les Juifs etaient les
plus nombreux, et ce fait aurait pu paraitre incomprehensible si les
pogroms avaient ete" organises par les autorites et « s'etaient
deroules en general selon le meme scenario 136 ».
« Vingt-quatre pogroms eurent lieu hors de la Zone de resi-
dence, mais ils etaient dingers contre l'ensemble des elements
progressistes de la societe 1 " » et non pas exclusivement contre les
Juifs, - cette circonstance qui met en evidence ce qui poussait
les gens a organiser des pogroms : l'effet de choc provoque par
le Manifeste et un elan spontane" pour defendre le trone contre
ceux qui voulaient mettre a bas le Tsar. Des pogroms de ce type
134. Rapport du senateur Kouzminski, pp. 176-178.
135. Rapport du siSnateur Tourau. p. 262.
136. PEJ, t. 6, p. 566.
137. Ibidem.
* Du fait de la proclamation du Manifeste modifiant le regime russe.
442 DEUX SIECLES ENSEMBLE
eclaterent a Rostov-sur-le-Don, Toula, Koursk, Kalouga, Voroneje,
Riazan, Iaroslav, Viazma, Simferopol ; « les Tatars participerent
activement aux pogroms a Kazan et Feodossia" 8 ». - A Tver, c'est
le batiment du Conseil du zcmstvo qui fut mis a sac ; a Tomsk, la
foule incendia le theatre ou avait lieu une reunion de la gauche :
deux cents personnes perirent dans le sinistre ! A Saratov, des
troubles eurent lieu, mais sans faire de victimes (le gouverneur
local n'etait autre que Stolypine 139 ).
Sur la nature de tous ces pogroms et le nombre de leurs victimes,
les avis divergent fortement selon les auteurs. Les estimations qui
sont faites aujourd'hui sont parfois tres fantaisistes. Ainsi, dans une
publication de 1987 : « au cours des pogroms, on denombre un
millier de rues et des dizaines de milliers de blesses et de mutiles »
- et, comme en echo a ce qu'ecrivait la presse de l'epoque : « des
milliers de femmes furent violees, tres souvent sous les yeux de
leurs meres et de leurs enfants 140 ».
Inversement, G. Sliosberg, contemporain des evenements et
disposant de toutes les informations, ecrivit : « Par bonheur, ces
centaines de pogroms n'ont pas entrafne de violences importantes
sur la personne des Juifs, et dans l'ecrasante majorite des cas les
pogroms n'ont pas ete accompagnes de meurtrcs 141 . » Pour ce qui
est des femmes et des personnes ag6es, la refutation vient du
combattant bolchevique Dimanstein qui declare non sans fierte :
«Les Juifs qui ont ete tues ou blesses faisaient pour la plupart
partie des meilleurs el6ments de l'autodefense, ils 6taient jeunes et
combatifs et preferaient mourir plutot que de se rendre 142 . »
Quant aux origines des pogroms, la communaute juive puis
l'opinion publique russe ont ete des 1881 sous l'emprise tenace
d'une hypnose : indubitablement et indeniablement, les pogroms
etaient maniganc^s par le gouvernement ! Teleguides de Peters-
bourg par le Departement de la Police ! Apres les evenements de
1905, toute la presse a presente les choses ainsi. Et Sliosberg lui-
meme, en proie a cette hypnose, d'abonder dans ce sens : « Pendant
138. EJ, 1. 12, pp. 620-622.
139. I.L Teitel, Iz moiei' jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris, 1925,
pp. 184-186.
140. Pratsman, in « 22 », 1986/87, n° 51, p. 183.
141. Sliosberg, t. 3, p. 180.
142. Dimanstein, t. 3, p. 172.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 443
trois jours, la vague des pogroms a deferle sur la Zone dc residence
[nous venons de voir que ladite zone ne fut pas touchee en totalite
et qu'inversement, d'autres regions de la Russie le furent, - A. S.],
et selon un scenario parfaitement identique, comme prevu
d'avance 143 . »
Et cette etrange absence, chez tant et tant d'auteurs, ne serait-ce
que d'une tentative d'expliquer les choses autrement ! (Bien des
annees plus tard, I. Froumkine reconnait tout de meme : les
pogroms de 1905 « etaient non seulement anti-juifs, mais
6galement contre-revolutionnaires m ».) Et personne ne se pose
meme la question : et si les causes premieres etaient les memes
et devaient etre recherch6es dans les evenements politiques, l'etat
d'esprit de la population ? Ne sont-ce pas les memes preoccupa-
tions qui s'exprimerent de la sorte ? Rappelons que la foule avait
ici et la manifeste contre les grevistes avant la proclamation du
Manifeste. Rappelons aussi qu'une greve generate des chemins de
fer eut lieu en octobre et que les communications avaient ete inter-
rompues partout dans le pays - et, malgre cela, tant de pogroms
d'eclater en meme temps ? Notons egalement que les autorites
ordonnerent des enquetes dans toute une stSrie de villes et que des
sanctions furent prises contre des policiers reconnus coupables de
manquements dans l'exercice de lews fonctions. Rappelons enfin
qu'au cours de la meme periode, les paysans organiserent un peu
partout des pogroms contre les proprictaires terriens et qu'ils se
deroulaient tous de meme fagon. Sans doute n'allons-nous pas
affirmer pour autant que ces pogroms-la etaient aussi ourdis par le
Departement de la police et qu'ils ne refletaient pas un malaise
identique chez tous les paysans.
D semble qu'une preuve - une seule - de l'existence d'une mani-
gance existe malgre tout, mais elle non plus ne pointe pas en
direction du pouvoir. Le ministre de l'lnterieur P.N. Dournovo
d6couvrit en 1906 qu'un fonctionnaire charge de missions
speciales, M. S. Komissarov, avait utilise les locaux du Depar-
tement de la police pour imprinter en secret des tracts appelant a
combattre les Juifs et les revolutionnaires l45 . Soulignons cependant
143. Sliosberg, t. 3, p. 177.
144. Froumkine, LMJR-1, p. 71.
145. Retch, 1906, 5 mai.
444 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qu'il ne s'agit pas la d'une initiative du Departement, mais d'une
conspiration tramee par un aventurier, ancien grade de la gendar-
merie, qui fut par la suite charge de « missions speciales » par les
bolcheviks, travailla a la Tcheka, au Guepeou, et fut envoyd dans
les Balkans pour infiltrcr ce qui restait de l'armee Wrangel*.
Les versions falsifiees des 6venements ne s'en sont pas moins
incrustees solidement dans les consciences, surtout dans les loin-
taines contrees d'Occident oil la Russie a toujours et6 per^e a
travers un epais brouillard, tandis que la propagande antirusse, elle,
s'y faisait entendre distinctement. Lenine avait tout interet a
inventer la fable selon laquelle le tsarisme « s'employait a diriger
contre les Juifs la haine que les ouvriers et les paysans accables par
la misere vouaient aux nobles et aux capitalistes » ; et son homme
de main, Lourie-Larine, s'evertuait a expliquer cela par la lutte des
classes : seuls les Juifs riches auraient ete vises - alors que les faits
prouvent tout le contraire : c'est justement eux qui b6neficiaient de
la protection de la police 146 . Mais, aujourd'hui encore, c'est partout
la meme version des faits - prenons ainsi par exemple V Encyclo-
paedia Judaica : « Des l'origine, ces pogroms ont 6te inspires par
les cercles gouvernementaux. Les autorites locales ont recu
instruction de donner toute liberte d' action aux casseurs et de les
proteger contre les detachements juifs d'autodefense 147 . » Prenons
encore V Encyclopedic juive editee en Israel en langue russe : « En
organisant les pogroms, les autorites russes cherchaient a... » ; « le
pouvoir voulait eliminer physiquement le plus grand nombre
possible de Juifs 148 » (les italiques sont partout de moi - A. S.).
Tous ces evenements n'auraient done pas ete l'effet du laxisme
criminel des autorites locales, mais le fruit d'une machination
soigneusement ourdie par le pouvoir central ?
Cependant, Leon Tolstoi lui-meme, qui etait a l'epoque particu-
lierement remonte contre le gouvernement et ne manquait pas une
occasion de dire du mal de lui, declara a ce moment-la : « Je ne
crois pas que la police pousse le peuple [aux pogroms]. On a dit
146. /. Larine, Ievrei i antisemitizm v SSSR (Les Juifs et l'antis^mitisme en URSS),
M.-L., 1929, pp. 36. 292.
147. Encyclopaedia Judaica, vol 13, p. 698.
148. PEJ, t. 6, p. 568.
* L'une des principals composantes de l'armee Blanche.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 445
cela pour Kichinev comme pour Bakou... C'est la manifestation
brutale de la volonte populaire... Le peuple voit la violence de la
jeunesse revolutionnaire, et lui resiste M9 . »
A la tribune de la Douma, Choulguine proposa une explication
proche de celle de Tolstoi : « La justice sommaire est tres repandue
en Russie comme en d'autres pays... Ce qui se passe en Amerique
est a cet egard riche d'enseignements... : la justice sommaire y
porte le nom de lynchage... Mais ce qui est advenu recemment en
Russie est encore plus terrible - c'est la forme de justice sommaire
qu'on appelle pogrom ! Quand le pouvoir s'est mis en greve, quand
les atteintes les plus inadmissibles au sentiment national et aux
valeurs les plus sacrees pour le peuple sont rest^es totalement
impunies, alors celui-ci, sous l'empire d'une colere irraisonn^e, a
commence a se faire justice lui-meme. Cela va sans dire, en de
telles circonstances, le peuple est incapable de faire la difference
entre coupables et innocents et - c'est en tout cas ce qui s'est passe"
chez nous - il a rejete toute la faute sur les Juifs. Parmi ceux-ci,
peu de coupables ont eu a souffrir, car ils ont ete assez malins pour
filer a l'etranger ; ce sont les innocents qui ont massivement paye
pour eux 150 . » (Le dirigeant cadet F. Roditchev a eu quant a lui
cette formule : « L'antisemitisme, c'est le patriotisme des gens
deboussoles » - disons : la ou il y a des Juifs.)
Le Tsar s'etait montre trop faible pour defendre son pouvoir par
la loi, et le gouvernement faisait la preuve de sa pusillanimite ;
alors les petits-bourgeois, les petits commer^ants et meme les
ouvriers, ceux des chemins de fer, des usines, ceux-la memes qui
avaient organise la greve generate, se sont revolts, se sont dresses
dans un elan spontane pour defendre leurs valeurs les plus sacrees,
blesses par les contorsions de ceux qui les denigraient. Incontro-
lable, abandonnee, desesper^e, cette masse donna libre cours a sa
rage dans la violence barbare des pogroms.
Et chez un auteur juif contemporain qui manque par ailleurs de
sagacite quand il s'obstine a affirmer que, « sans nul doute, le
pouvoir tsariste a joue" un grand role dans 1' organisation des
pogroms antijuifs », on trouve au detour d'un paragraphe : « Nous
149. D.P. Makovitski, 1905-1906 v Iasnoi Poliane (1905-1906 a Iasnai'a Poliana),
Golos minouvchevo, M., 1923, n° 3, p. 26.
150. Deuxifime Douma, stenographic des ddbats, 12 mars 1907, p. 376.
446 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sommes absolument persuade que le Departement de la Police
n'etait pas suffisamment organist pour mettxe en oeuvre, la meme
semaine, des pogroms simultan6s en six cent soixante endroits
differents. » La responsabilite de ces pogroms « n'incombe pas
uniquement et pas tellement a 1' administration, mais bien davantage
a la population russe et ukrainienne de la Zone de residence 151 ».
Sur ce dernier point, je suis d'accord moi aussi. Mais avec une
reserve, et elle est de taille : la jeunesse jiuve de cette epoque porte
elle aussi une lourde part de responsabilite dans ce qui s'est passe".
Ici s'est manifesto tragiquement un trait du caractere russo-
ukrainien (sans chercher a distinguer qui, des Russes ou des Ukrai-
niens, participa aux pogroms) : sous 1' emprise de la colere, nous
cedons aveuglement au besoin de « nous defouler un bon coup »
sans faire la difference entre bons et mauvais ; apres quoi, nous ne
sommes pas capables de prendre le temps - patiemment, methodi-
quement, pendant des annees, s'il le faut - de reparer les degats.
La faiblesse spirituelle de nos deux peuples se revele dans ce
dechainement soudain de brutalite vindicative apres une longue
somnolence.
L'on retrouve la meme impuissance dans le camp des patriotes,
hesitant entre 1' indifference et la semi-approbation, incapables de
faire entendre leur voix clairement et fermement, d'orienter
l'opinion, de s'appuyer sur des organisations culturelles. (Notons
au passage que lors de la fameuse reunion chez Witte, il y avait
aussi des repr^sentants de la presse de droite, mais ils ne piperent
mot, ils acquiescerent meme parfois aux impertinences de Propper.)
Un autre p£che seculaire de 1' Empire russe fit tragiquement
sentir ses effets durant cette periode : ecrasee depuis longtemps par
l'Etat, privee de toute influence sur la societe, l'Eglise orthodoxe
n'exer9ait plus aucun ascendant sur les masses populaires (une
autorite dont elle avait dispose dans l'ancienne Russie et pendant
le temps des Troubles, et qui fera tant deTaut, bientot, pendant la
guerre civile !). Les plus hauts hierarques eurent beau exhorter le
bon peuple Chretien, des mois et des annees durant, ils ne purent
meme pas empecher la foule d'arborer des crucifix et des icones en
tete des pogroms.
On a 6galement dit que les pogroms d'octobre 1905 avaient 6te"
151. Praisman, in « 22 », 1986-87, n°51, pp. 183, 186-187.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 447
organises par 1' Union du Peuple Russe. Ce n'est pas exact : celle-
ci n'a fait son apparition qu'en novembre 1905, en reaction
instinctive a 1'humiliation ressentie par le peuple. Son programme
de l'epoque avait effectivement des orientations globalement anti-
juives : « L' action destructrice, antigouvernementale des masses
juives, solidaires dans leur haine pour tout ce qui est russe et indif-
ferentes aux moyens a utiliser 152 . »
En decembre, ses militants appelerent le regiment Semienovski
a ecraser l'insurrection armee de Moscou. Et pourtant, cette Union
du Peuple Russe que rumeurs et peurs finirent par rendre legen-
daire, ne constituait en realite qu'un petit parti minable et depourvu
de moyens dont la seule raison d'etre etait d'apporter son soutien au
monarque autocrate, lequel, des le printemps 1906, etait d'ailleurs
devenu un monarque constitutionncl. Quant au gouverncmcnt, il se
sentait gene" d'avoir pour soutien un tel parti. De sorte que celui-ci,
fort de ses deux ou trois mille « Soviets » locaux composes
d'illettres et d'incapables, se retrouva dans 1'opposition au gouver-
nement de la monarchie constitutionnelle, et tout particulierement
a Stolypine. - De la tribune de la Douma, Pourichkevitch* inter-
rogea en ces termes les deputes : « Depuis 1' apparition des organi-
sations monarchistes, avez-vous vu beaucoup de pogroms dans la
Zone de residence ?... Pas un seul, parce que les organisations
monarchistes ont lutte et luttent contre la predominance juive par
des mesures 6conomiques, des mesures culturelles, et non a coups
de poing 153 . » - Ces mesures etaient-elles si culturelles, on pcut se
le demander, mais on ne connait, de fait, aucun pogrom provoque
par P Union du Peuple Russe, et ceux qui ont precede etaient bien
le resultat d'une explosion populaire spontanee.
Quelques annees plus tard, l'Union du Peuple Russe - qui, des
le depart, n'&ait qu'une mascarade - disparut dans l'indiffirence
g6nerale. (On peut juger du flou qui entourait ce parti par l'eton-
nante caracteristique qui en est donnee dans 1' Encyclopedic juive :
l'antisemitisme de l'Union du Peuple Russe « est tres caracteris-
tique de la noblesse et du grand capital l54 » !)
152. Novoie vremia, 1905, 20 nov. (3 d6c), pp. 2-3.
153. Comple rendu stenographique de la troisieme Douma, 1911, p. 3118.
154. EJ, 1. 14, p. 519.
* V. Pourichkevitch (1870-1920), un des leaders de l'extreme droite russe.
448 DEUX SIECLES ENSEMBLE
II existe une autre marque d'infamie, d'autant plus indelebile que
ses contours sont vagues : « les Cent noirs ».
D'ou vient cette appellation ? difficile a dire : selon certains,
c'est ainsi que les Polonais auraient designe par dcpit les moines
russes qui resisterent victorieusement a l'assaut de la Trinite-Saint-
Serge en 1608-1609. Par des voies historiques obscures, elle
atteignit le xx c siecle et fut alors utilisee comme une etiquette tres
commode pour stigmatiser le mouvement patriotique populaire qui
s'etait spontanement forme. C'est justement son caractdre a la fois
imprecis et injurieux qui fit son succes. (Ainsi, par exemple,
les quatre KD qui s'enhardircnt au point d'entamer des pourparlers
avec Stolypine furent denonces comme des « KD-Ccnt-noirs ». En
1909, le recueil des Jalons fut accuse" de « propager sous une forme
masquee l'ideologie des Cent-noirs ».) Et l'« expression » entra
dans 1' usage courant pour un siecle, bien que les populations slaves,
plongees dans le desarroi et le ddcouragement, ne se soient jamais
comptees par centaines, mais par millions.
En 1908-1912, X Encyclopedic juive 6ditee en Russie, a son
honneur, ne se mela pas de donner une definition des « Cent-
noirs » : 1' elite intellectuelle juive de Russie comptait dans ses
rangs suffisamment d'esprits ponderes, penetrants et senses. Mais,
au cours de la meme pcriode, avant la Premiere Guerre mondiale,
1' Encyclopedic Brockhaus-Efron, elle, en proposa une definition
dans l'un de ses supplements : « Les "Cent-noirs" est 1' appellation
courante depuis quelques annees des rebuts de la societe portes sur
les pogroms contre les Juifs et les intellectuels. » Plus loin, Particle
elargit le propos : « Ce phenomene n'est pas specifiquement russe ;
il est apparu sur la scene de l'histoire... en differents pays et a
differentes dpoques 155 . » Et c'est vrai que, dans la presse d'apres la
revolution de Fevrier, j'ai rencontre 1' expression « les Cent-noirs
suedois » !...
Un auteur juif contemporain avise indique a juste titre que « le
phenomene que Ton a designe par l'expression "Cent-noirs"... n'a
pas cte suffisamment etudie 156 ».
Mais ce genre de scrupule est totalement etranger a la fameuse
155. Entsiklopcditcheski'i slovar, Spb., Brockhaus i Efron. Dopoln, t. 2 (4/d), 1907,
p. 869.
156. Boris Orlov, Rossia bcz cvrc'icv (La Russie sans les Juifs), « 22 », 1988, n° 60,
p. 151.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 449
Encyclopaedia Britannica dont l'autorite s'etend a la planete
entiere : «Les Cent-noirs ou Union du Peuple Russe ou organi-
sation de groupes reactionnaires et antisemites en Russie, constitute
pendant la revolution de 1905. Officieusement encourages par le
pouvoir, les Cent-noirs recrutaient pour l'essentiel leurs troupes
parmi les proprietaires terriens, les paysans riches, les bureaucrates,
la police et le clerge ; ils soutenaient l'Eglise orthodoxe, l'Auto-
cratie et le nationalisme russe. Particulierement actifs entre 1906
et 1911... 157 »
On reste pantois devant tant de science ! Et c'est cela que Ton
donne a lire a toute l'humanite cultivee : « recrutaient pour
l'essentiel leurs troupes parmi les proprietaires terriens, les paysans
riches, les bureaucrates, la police et le clerge » ! C'est done ces
gens-la qui fracassaient a coups de baton les vitrines des magasins
juifs ! Et ils etaient « particulierement actifs » apres 1905... quand
le calme fut revenu !
C'est vrai, il y eut en 1905-1907 des actions contre les proprie-
taires terriens, il y en eut meme plus que de pogroms contre les
Juifs. C'etait toujours cette meme foule ignorante et brutale qui
saccageait et pillait maisons et biens, massacrait les gens (y compris
des enfants) et meme le betail ; mais ces massacres-la n'ont jamais
entraine" de condamnation de la part de 1' intelligentsia progressiste,
tandis que le depute a la Douma Herzenstein, dans un discours ou
il prenait avec passion et raison la defense des petites exploitations
paysannes, alertant les parlementaires sur le danger d'une extension
des incendies de proprietes rurales, s'exclamait : « Les illumina-
tions du mois de mai de l'annee derniere ne vous suffisent done
pas, quand, dans la region de Saratov, cent cinquante proprietes
furent detruites pratiquement en un seul jour' 58 ? » On ne lui par-
donna jamais ces « illuminations »-la. II s'agissait bien sur d'une
bourde de sa part, dont il ne faudrait pas deduire qu'il se rejouissait
d'une telle situation. Aurait-il neanmoins employe ce mot a propos
des pogroms contre les Juifs de l'automne precedent ?
II fallut attendre la Grande, la vraie revolution pour entendre dire
que les violences contre les nobles terriens « ne furent pas moins
barbares et inacceptables que les pogroms contre les Juifs... II existe
157. Encyclopaedia Britannica, 15* ed., 1981, vol. C, p. 62, cl n. 2.
158. Compte rendu des d^bats de la premiere Douma, 19 mai 1906, p. 524.
450 DEUX SIECLES ENSEMBLE
cependant, dans lcs milieux de gauche, une tendance a les consi-
dered., comme une destruction, positive en soi, de l'ancien systeme
politique et social l59 ».
Oui, encore une similitude effrayante entre ces deux formes de
pogroms : la foule sanguinaire avait le sentiment d'etre dans son
bon droit.
*
Les derniers pogroms contre les Juifs eurent lieu en 1906 a
Sedlets, en Pologne - ce qui sort du cadre de notre propos - et a
Bialystok, pendant l'ete. (Peu apres, la police etouffa dans 1'ceuf
un pogrom qui se preparait a Odessa apres la dissolution de la
premiere Douma.)
A Bialystok s'etait constitue le plus puissant des groupements
anarchistes de Russie. Ici, « d'importantes bandes d'anarchistes
avaient fait leur apparition ; ils pcrpetraient des actes terroristes
contre des proprietaries, des fonctionnaires de police, des cosaques,
des militaires ,6 ° ». Les souvenirs laisses par certains d'entre eux
permettent de se representer tres nettement 1' atmosphere de la ville
en 1905-1906 : attaques repetees des anarchistes qui s'etaient
installes rue de Sourage, oil la police n'osait plus aller. « II etait
tres frequent que des policiers en faction fussent assassines en plein
jour ; e'est pourquoi on en vit de moins en moins... » Void
l'anarchiste Nissel Farber : « il a jete une bombe sur le poste de
police », blessant deux gardiens de la paix, un secretaire, tuant
« deux bourgeois qui se trouvaient la par hasard », et, manque de
chance, perissant lui-memc dans l'explosion. Voici Guelinker (alias
Aron Eline) : il lance lui aussi une bombe qui blesse grievement
l'adjoint du chef de la police, un commissaire, deux inspecteurs et
trois agents. Voici encore un anarchiste dont la bombe « blesse un
officier et trois soldats », le blesse lui-meme, d'ailleurs, « et, par
malheur, tue une militante du Bund ». Ici e'est un commissaire et
un gardien de la paix qui sont tues, la ce sont deux gendarmes, la
encore le meme « Guelinker tue un gardien d'immeuble ». (Hormis
les attentats, on pratiquait aussi l'« expropriation des produits de
159. /. 0. Levine, Evrei v revolutsii (Les Juifs dans la revolution), RiE, p. 135.
160. Dimansiein, t. 3, p. 163.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 451
consommation » - fallait bien se nourrir.) « Les autorites vivaient
dans la crainte d'un "soulevement" des anarchistes de la rue de
Souraje », les policiers avaient pris 1' habitude de « s'attendre a un
tel soulevement pour aujourd'hui, demain ou apres-demain ». « La
majorite... des anarchistes... penchaient vers une action armee
resolue afin d'entretenir en permanence, autant que faire se pouvait,
une atmosphere de guerre des classes. »
Dans ce but, la terreur fut egalement etendue aux « bourgeois »
juifs. Le meme Farber s'en prit au patron d'un atelier, un certain
Kagan, « a la sortie de la synagogue... il le blessa grievement d'un
coup de couteau dans le cou » ; un autre petit patron, Lifchitz, subit
le meme sort ; de meme « le riche Weinreich fut attaque a la syna-
gogue », mais « le revolver etait de pietre qualite et s'enraya a trois
reprises ». On exigeait une serie « d'actions d'envergure "gratuites"
contre les bourgeois » : « il faut que le bourgeois se sente en danger
de mort a chaque instant de son existence ». On eut meme l'idee
« de disposer tout au long [de la rue principale de Bialystok] des
machines infernales pour faire sauter tous les grands bourgeois »
en une seule fois. Mais « comment faire passer le "message"
anarchiste ? ». Deux courants virent le jour a Bialystok : les par-
tisans de la terreur « gratuite » et les « communards » qui conside-
raient que le terrorisme etait une m&hode « terne » et mediocre,
mais tendaient vers 1' insurrection armee « au nom d'un commu-
msme sans Etat » : « investir la ville, armer les masses, register
a plusieurs assauts de 1' armee puis la chasser hors de la cite »,
et, « parallelement, investir les usines, les manufactures et les
magasins ». C'est en ces termes que, « lors de meetings rassemblant
de quinze a vingt mille personnes, nos orateurs appelaient au soule-
vement arme ». Helas, « les masses laborieuses de Bialystok s'etant
eloignees de 1' avant-garde revolutionnaire qu'elles avaient elles-
memes allaitee », il etait imperatif de « venir a bout... de la
passivite des masses ». Les anarchistes de Bialystok preparerent
done bel et bien une insurrection en 1906. Son deroulement et
ses consequences sont connus sous le nom de « pogrom de
Bialystok 1 " 1 ».
Tout a commence avec l'assassinat du chef de la police qui eut
161. Iz istorii anarkhitcheskovo dvijenia v Bialystoka (Aspects de l'histoire du
mouvement anarchiste a Bialystok), Soblazn sotsializma, pp. 417-432.
452 DEUX SIECLES ENSEMBLE
lieu precisement dans cette « rue de Souraje ou se trouvait
concentree 1'organisation anarchiste juive » ; ensuite, quelqu'un a
tire ou lance" une bombe sur une procession religieuse. Apres quoi,
une commission d'enquete fut depech^e par la Douma, mais, helas,
trois fois h61as, elle ne parvint pas a determiner « s'il s'agissait de
coups de feu ou d'une sorte de sifflement : les temoins n'ont pas
6te en mesure de le dire m ». Cela etant, le communiste Dimanstein
ecrit ties clairement, vingt ans plus tard, qu'«un petard fut lanc6
sur une procession orthodoxe en guise de provocation 163 ».
On ne peut pas non plus exclure la participation du Bund qui,
pendant les « meilleurs » mois de la revolution de 1905, avait brule
du desir de passer a Taction armee, mais en vain, et deperissait
maintenant au point qu'il lui fallait envisager de faire a nouveau
allegeance aux sociaux-democrates. Mais ce sont bien stir les
anarchistes de Bialystok eux-memes qui se manifesterent avec le
plus d'eclat. Leur chef, Judas Grossman-Rochtchine, a raconte
apres 1917 ce qu'etait ce nid d'anarchistes : par-dessus tout, ils
craignaient de « ceder a l'attentisme et au bon sens ». Ayant echoue
dans 1'organisation de deux ou trois greves du fait de l'absence de
soutien de la population, ils deciderent, justement en juin 1906,
« qu'il fallait prendre la ville en main » et exproprier les outils de
production. « On considerait qu'il n'y avait aucune raison de se
retirer de Bialystok sans avoir livre un dernier combat de classe,
que cela serait revenu a capituler devant un probleme complexe de
type superieur » ; si « nous ne passons pas au stade supreme de
la lutte, les masses perdront confiance [en nous] ». Cependant, on
manquait d'hommes et d'armes pour prendre la ville, et Grossman
courut a Varsovie demander de l'aide a la fraction armee du PPS
(les socialistes polonais). Et c'est la-bas qu'il entendit un marchand
de journaux crier : « "Pogrom sanglant a Bialystok !... des milliers
de victimes !"... Tout devint clair : la reaction nous avait
devances IM ! »
Et c'est la, dans le passage « au stade supreme de la lutte », que
se trouve sans doute l'explication du « pogrom ». Cet elan revo-
lutionnaire des anarchistes de Bialystok s'exprima ulterieurement,
162. EJ. t. 5, pp. 171-172.
163. Dimanstein, t. 3, p. 180.
164. Grossman-Rochtchine, Byloie, 1924. n os 27-28, pp. 180-182.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 453
lors du proces, dans la plaidoirie de l'avocat Gillerson qui « appela
a renverser le gouvernement et le systeme politique et social existant
en Russie », et qui, pour cela meme, fit a son tour 1'objet de
poursuites judiciaires. Quant a la commission de la Douma, elle
consid6ra que « les conditions d'un pogrom avaient egalement
6t6 creees par divers elements de la societe qui s'imaginaicnt
que combattre les Juifs revenait a combattre le mouvement de
liberation l65 ».
Mais, apres ce « petard lance par provocation » que la
commission de la Douma n'avait pas ete capable de deceler, quel
avait 6t6 le deroulement des evenements ? D'apres les conclusions
de ladite commission, on proceda a « l'execution systematique de
Juifs innocents, y compris de femmes et d'enfants, sous prctexte
de repression des revolutionnaires ». II y eut « plus de soixante-
dix morts et environ quatre-vingts blesses » parmi les Juifs. Inver-
sement, « l'acte d'accusation tendit a expliquer le pogrom par
l'activite revolutionnaire des Juifs, qui avait provoque la colcre du
reste de la population ». La commission de la Douma rejeta cette
version des faits : « II n'existait a Bialystok aucun antagonisme de
type racial, religieux ou economique entre Juifs et Chretiens l66 . »
Et voici maintenant ce qu'on ecrit aujourd'hui : « Cette fois, le
pogrom fut purement militaire. Les soldats se transformerent en
casseurs » et firent la chasse aux revolutionnaires. Dans le meme
temps, on dit de ces soldats qu'ils craignaient les detachements des
anarchistes juifs de la rue de Souraje, car « la guerre du Japon...
avait appris [aux soldats russes] a se metier des coups de feu »
- telles furent les paroles prononcees a la Douma municipale par
un conseiller juif 167 . Contre les detachements juifs d'autodefense
on fait donner 1'infanterie et la cavalerie, mais, en face, il y a des
bombes et des armes a feu.
En cette peri ode de forte agitation sociale, la commission de la
Douma conclut a « un mitraillage de la population », mais, vingt
ans plus tard, nous pouvons lire dans un ouvrage sovietique (de
toute fa9on, l'« ancien regime » ne reviendra pas, ne pourra pas se
justifier, alors on peut y aller !) : « On massacra des families
165. EJ, t. 5, pp. 171-174.
166. Ibidem, pp. 170, 172.
167. Praisman,pp. 185-186.
454 DEUX SIECLES ENSEMBLE
entieres a 1'aide de clous, on creva des yeux, on coupa des langues,
on fracassa le crane des enfants, etc. I68 » Et un livre de luxe edite a
l'etranger, un livre a sensation, denonciateur, un in-folio richement
illustre, imprime sur papier couche, intitule Le Dernier Autocrate
(decretant done par avance que Nicolas II serait bien le « dernier »),
proposait la version suivante : le pogrom « avait ete l'objet d'une
telle mise en scene qu'il parut possible de decrire le programme du
premier jour dans les journaux berlinois ; ainsi, deux heures avant
le debut du pogrom de Bialystok, les Berlinois purent etre informes
de l'evenement 169 ». (Mais s'il parut quelque chose dans la presse
berlinoise, n'etait-ce pas simplement un echo des manigances de
Grossman-Rochtchine ?)
Du reste, il eut ete plutot absurde, de la part du gouvernement
russe, de susciter des pogroms contre les Juifs alors meme que les
ministres russes faisaient antichambre chez les financiers occi-
dentaux dans l'espoir d'en obtenir des prets. Rappelons-nous que
Witte avait bien de la peine a en obtenir des Rothschild, mal
disposes envers la Russie a cause de la situation des Juifs et des
pogroms, « de meme que d'autres 6tablissements juifs impor-
tants l70 », exception faite du banquier berlinois Mendelssohn. Des
le mois de decembre 1905, l'ambassadeur de Russie a Londres,
Benkendorf, avertissait son ministre : « Les Rothschild repetent
partout... que le credit de la Russie est actuellement au plus bas,
mais qu'il se retablira immddiatement si la question juive est
reglee 171 . »
Et Witte de diffuser, au d6but de 1906, un communique du
gouvernement disant que « trouver une solution radicale au
probleme juif est pour le peuple russe une affaire de conscience, et
cela sera fait par la Douma, mais, avant meme que celle-ci ne se
reunisse, seront abrogees les dispositions les plus contraignantes
dans la mesure ou elles ne se justifient plus dans la situation
168. Dimanstein, t. 3, p. 180.
169. Der Letzte russische AllcinherTscher, Berlin, Eberhard Frowein Vcrlag (1913),
p. 340.
170. A. Popov, Zaem 1906 g. v donesseniakh rousskovo posla v Parije (L'emprunt de
1906 a travers les depeches de l'ambassadeur de Russie a Paris), Krasnyi' arkhiv, 1925,
t. 11/12, p. 432.
171. K peregovoram Kokovtseva o za'ime v 1905-1906 gg. (Les pourparlers de
Kokovtsev en vuc de l'emprunt), Krasnyi' arkhiv, 1925, 1. 10, p. 7.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 455
actuelle l72 ». II supplia les representants les plus eminents de la
communaute juive de Petersbourg de se rendre en delegation aupres
du tsar, il leur promit l'accueil lc plus bienveillant. Cctte propo-
sition fut discutee au congres de l'Union pour Tlntegralite des
droits - et, apres le discours enflamme" de LB. Bak (editeur du
journal Retch), il fut decide de la rejeter et de se contenter d'en-
voyer une delegation de moindre importance aupres de Witte, non
pour apporter des reponses, mais pour porter des accusations :
lui dire « clairement et sans ambigui'te » que la vague des pogroms
a ete organisee « a l'initiative et avec le soutien du gouver-
nement 173 ».
Apres deux ann6es de seisme revolutionnaire, les dirigeants de
la communaute juive de Russie qui avaient pris le dessus n'envisa-
geaient pas une seconde d'accepter un reglement progressif de la
question de l'egalite des droits. lis avaient le sentiment d'etre portes
par la vague de la victoire et n' avaient nul besoin de se rendre
aupres du tsar en position de quemandeurs et de loyaux sujets. lis
etaient fiers de l'audace qu'avait montree la jeunesse revolution-
naire juive. (II faut se replacer dans le contexte de l'epoque, ou Ton
croyait inebranlable la vieille armee imperiale, pour percevoir la
signification de l'episode au cours duquel, devant le regiment des
grenadiers de Rostov au garde-a-vous, son commandant, le colonel
Simanski, avait ete arrete par un Juif engage volontaire !) Apres
tout, peut-etre ces revolutionnaires ne s'etaient-ils pas rendus
coupables de « trahison nationale », ainsi que les en accusait
Doubnov, peut-etre etaient-ce eux qui se trouvaient dans le vrai ?
- Apres 1905, il ne restait plus que les Juifs fortunes et prudents
pour en douter.
Quel fut done le bilan de l'annee 1905 pour l'ensemble de la
communaute juive de Russie ? D'un cote, « la revolution de 1905
a eu des resultats globalement positifs..., elle a apporte aux Juifs
Fegaute politique alors qu'ils ne jouissaient meme pas de l'egalite
civile... Jamais comme apres le "Mouvement de liberation" la
question juive n'a beneficie d'un climat plus favorable dans
172. Pcrcpiska N.A. Romanova i P. A. Solypina (Correspondance entre N. A.
Romanov et P. A. Stolypine), Krasnyi Arkhiv, 1924, t. 5, p. 106.
173. Sliosberg, t. 3, pp. 185-188.
456 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1' opinion publiquc 174 ». Mais, d'un autre cote, la forte participation
des Juifs a la revolution contribua a ce qu'ils fussent desormais
tous identifies a celle-ci. A la tribune de la Douma, en 1907,
V. Choulguine proposa de voter une resolution pour constater que
«... la moitie occidentale de la Russie, de la Bessarabie a Varsovie,
grouille de haine envers les Juifs qu'elle considere comme les
grands responsables de tous les malheurs... 175 ».
Ce qui se trouve indirectemcnt confirme par l'augmentation de
Immigration juive hors de Russie. Si, en 1904-1905 encore, on
constatait une croissance de 1' emigration chez les hommes d'age
mur, c'est toute la pyramide des ages qui est concernce a partir de
1906. Le phcnomene n'est done pas du aux pogroms de 1881-1882,
mais bel et bien a ceux de 1905-1906. Desormais, rien qu'a desti-
nation des Etats-Unis, les effectifs de Immigration s'elevent a
125 000 pcrsonnes en 1905-1906 et a 1 15 000 en 1906-07 l76 .
Mais, dans le meme temps, ecrit B.l. Goldman, « au cours des
breves annees oh l'agitation a regne, les etablissements d'ensei-
gnement superieur n'ont pas applique avec rigueur le numerus
clausus frappant les Juifs, ce qui a entraine 1' apparition d'un
nombre relativement important de cadres professionnels juifs, et,
comme ceux-ci se sont montres plus habiles que les Russes a se
placer sur le marche, sans toujours se distinguer par une grande
rigueur morale dans leur activite, on s'est mis a parler d'une
"mainmise des Juifs" sur les professions intellectuelles l77 ». Et,
« dans le "Projet pour les universites" prepare en 1906 par le
ministere de l'lnstruction publique, il n'etait plus fait aucune
mention du numerus clausus ». En 1905, on comptait 2 247
(9,2 %) etudiants juifs en Russie ; en 1906, 3 702 (11,6 %) ; en
1907, 4 266 (12 %) m .
Dans le programme de reformes annonce le 25 aout 1906 par le
gouvernement, celui-ci s'engageait a reexaminer, parmi les limita-
tions auxqucllcs les Juifs etaient soumis, celles qui pouvaient etre
174. G.A. Landau, Revolutsionnye idei v ievreiskoi obchtcheslvennosti (Les id6es
rcvolutionnaires dans l'opinion juive). RiE, p. 116.
175. Compte rendu stenographique des d6bats h la deuxieme Douma, 6 mars 1907,
p. 151.
176. EL t. 2, pp. 235-236 ; PEJ. t. 6, p. 568.
177. B.I. Goldman (B. Gorev), Ievrci v proizvedeniakh rousskikh pissatelei (Les Juifs
dans la litteYature russe). Pd. SvobodnoTe slovo, 1917, p. 28.
178. PEJ, t. 7, p. 348.
DANS LA REVOLUTION DE 1905 457
imm^diatement levees « dans la mesure oil elles ne font que
provoquer le mccontentcmcnt ct sont manifestcmcnt caduques ».
Mais, dans le meme temps, le gouvernement russe etait on ne
peut plus affecte a la fois par la revolution (qui se prolongea encore
deux ans par une vague de terrorisme difficilement contenue par
Stolypine) et par la participation tres visible des Juifs a cette
revolution.
A ces sujets de mecontentement s'ajoutait la defaite humiliante
face au Japon, et les cercles dirigeants de Petersbourg cederent a la
tentation d'une explication simpliste : la Russie est foncierement
saine, et toute la revolution, du debut a la fin, n'est qu'une sombre
machination ourdie par les Juifs, un episode du complot judeo-
ma9onnique. Tout expliquer par une seule et unique cause : les
Juifs ! La Russie serait depuis longtemps au zenith de la gloire et
de la puissance universelle s'il n'y avait pas les Juifs !
Et, en s'accrochant a cette explication courte mais commode, les
hautes spheres ne faisaient que rendre l'heure de lcur chute encore
plus proche.
La croyance superstitieuse en la force historique des complots
(quand bien meme ils existeraient, de type individuel ou collectif)
laisse completement de cote la cause principale des echecs subis aussi
bien par les individus que par les Etats : les faiblesses humaines.
Ce sont nos faiblesses russes qui ont determine le cours de notre
triste histoire - Fabsurdite du schisme religieux provoque par
Nikon*, les violences insensees de Pierre le Grand et l'incroyable
s£rie de contrechocs qui s'ensuivit, l'habitude seculaire de gaspiller
nos forces pour des causes qui ne sont pas les notres, la suffisance
inveteree de la noblesse et la petrification bureaucratique tout au
long du xix e siecle. Ce n'est pas par l'effct d'un complot ourdi de
l'exterieur que nous avons abandonne nos paysans a leur misere.
Ce n'est pas un complot qui a conduit la grandiose et cruelle
Petersbourg a etouffer la douce culture ukrainienne. Ce n'est pas
du fait d'un complot que quatre ministeres n'etaient pas capables
de se mettre d' accord sur 1' attribution de tel ou tel dossier a l'un
ou 1' autre d'entre eux, et qu'ils passaient des annees en chicanes
* Patriarche de l'Eglise russe qui, au xvn c siecle, voulut imposer par la force une
reTorme des tcxtes Jiturgiques et du rituel, ce qui engendra le schisme des « vieux-
croyants ».
458 DEUX SIECLES ENSEMBLE
epuisantes mobilisant tous les niveaux de la hierarchie. Ce n'est
pas le resultat d'un complot si nos empereurs, les uns apres les
autres, se sont reveles incapables de comprendre 1'evolution du
monde et de definir les vraies priorites. Si nous avions conserve la
purete et la force qui nous furent insufflecs jadis par Saint-Serge
de Radoneje, nous ne redouterions aucun complot au monde.
Non, on ne peut dire en aucun cas que ce sont les Juifs qui ont
« organise » les revolutions de 1905 ou de 1917, tout comme on ne
peut pas dire que c'est telle ou telle nation prise dans son ensemble
qui les a fomentees. De la meme maniere, ce ne sont pas les Russes
ni les Ukrainiens, pris dans leur ensemble en tant que nations, qui
ont organise" les pogroms.
II nous serait a tous facile de jeter un regard retrospectif sur cette
revolution et de condamner nos « reriegats ». Les uns etaient « des
Juifs non juifs 179 », les autres « des intcrnationalistes et non des
Russes ». Mais toute nation doit repondre de ses membres en ce
qu'elle a contribue a les former.
Du cote de la jeunesse revolutionnaire juive (mais aussi, de ceux
qui l'avaient formee) ainsi que de ceux des Juifs qui « constituerent
une force revolutionnaire importante 180 », il semble qu'on ait oublie
le sage conseil qu'adressait Jeremie aux Juifs deportes a Babylone :
« Recherchez la paix pour la ville ou je vous ai deportes ; priez
Yahve en sa faveur, car de sa paix depend la votre. » (Jeremie, 29-7.)
Alors que les Juifs de Russie qui rallierent la revolution ne
songeaient, eux, qu'a faire tomber cette meme ville sans penser
aux consequences.
Dans la longue et chaotique histoire humaine, le role joue par
le peuple juif - peu nombreux mais energique - est indeniable,
considerable meme. Cela vaut aussi pour l'histoire de la Russie.
Mais, pour nous tous, ce role demeure une enigme historique.
Pour les Juifs aussi.
Cette etrange mission leur a tout apporte sauf le bonheur.
179. Voir, par cxemplc, Paul Johnson, A History of the Jews, Harper Collins, 1987,
p. 448.
180. PEJ, t. 7, p. 349.
Chapitre 10
LE TEMPS DE LA DOUMA
Le Manifeste du 17 octobre marqua le debut d'une periode quali-
tativement nouvelle de l'histoire russe, consolidee ensuite par une
annee de gouvernement Stolypine : la periode de la Douma ou de
l'Autocratie limitee, au cours de laquelle les principes de gouver-
nement anterieurs - pouvoir absolu du tsar, opacite des ministeres,
immuabilite de la hierarchie - furent rapidement ct scnsiblcment
restreints. Cette periode fut tres difficile pour l'ensemble des hautes
spheres, et seuls les hommes doues d'un caractere solide et d'un
temperament actif purent s'inscrire dignement dans l'epoque
nouvelle. Mais V opinion publique eut elle aussi du mal a s'habituer
aux nouvelles pratiques electorates, a la publicite des debats a la
Douma (et plus encore a la responsabilite de celle-ci) ; et, sur son
aile gauche, les enrages leninistes tout comme les enrages du Bund
boycotterent purement et simplement les elections a la premiere
Douma : nous n'avons rien a faire de vos parlements, nous arri-
verons a nos fins par les bombes, le sang, les convulsions ! Et done
« 1' attitude du Bund a l'egard des deputes juifs de la Douma fut
violemment hostile ' ».
Mais les Juifs de Russie, conduits par l'Union pour l'integralite
des droits, ne s'y tromperent pas et, manifestant leur sympathie
pour la nouvelle institution, « participerent tres activement aux
elections, votant le plus souvent pour les representants du parti
[Cadet] qui avait place 1'egalite des droits pour les Juifs en exergue
de son programme ». Certains revolutionnaires qui avaient recouvre"
l. ej, t. 5, p. 100.
460 DEUX SIECLES ENSEMBLE
leurs esprits partageaient les memes dispositions. Ainsi Isaac
Gourvitch, qui avait emigre en 1889 - militant actif de la gauche
marxiste, il fut le cofondateur du parti social-democrate
americain -, revint en 1905 en Russie ou il fut elu au college des
grands electeurs a la Douma 2 . - Pas de limitations pour les Juifs
aux elections, et douze d'entre eux siegerent a la premiere Douma ;
il est vrai qu'ils venaient pour la plupart de la Zone de residence,
tandis que les leaders juifs de la capitale, ne disposant pas du cens
electoral, ne purent etre elus : seuls sidgerent a la Douma
M. Winaver, L. Bramson 3 et le Juif converti M. Herzenstein (auquel
le prince P. Dolgoroukov avait cede sa place).
Comme le nombre des Juifs siegeant a la Douma etait signifi-
catif, les deputes sionistes proposerent de former « un groupe juif
independant » se pliant a « la discipline d'un vrai parti politique »,
mais les deputes non sionistes rejeterent cette idee, se contentant
« de se reunir de temps a autre pour discuter des questions
concernant directement les interets juifs 4 », acceptant toutefois de
se plier deja a « une veritable discipline au sens ou ils se confor-
maient rigoureusement aux decisions d'un college compose des
membres de la Douma et de ceux du Comite pour 1'integralite des
droits 5 » (le « Bureau politique »).
Dans le meme temps se formait une alliance solide entre les Juifs
et le parti Cadet. « II n' etait pas rare que les sections locales de
l'Union [pour l'integralite des droits] et du parti constitutionnel-
democrate fussent composees des memes personnes 6 . » (On
taquinait Winaver en le surnommant le « Cadet mosai'que ».) « Dans
la Zone de residence, l'ecrasante majorite des membres du parti
[Cadet] etait composee de Juifs ; dans les provinces de l'interieur,
ils y reprdsentaient en nombre la deuxieme nationalite... Comme
l'6crivit Witte, "presque tous les Juifs diplomes de l'enseignement
superieur rejoignirent le parti de la Liberte du peuple [c'est-a-dire
les Cadets]... qui leur promettait l'obtention immediate de l'6galite
des droits". Ce parti doit beaucoup de son influence aux Juifs qui
2. EJR, I. 1, p. 392.
3. EJ, t. 7, p. 370.
4. EJ, t. 7, p. 371.
5. G. B. Sliosberg, t. 3, p. 200.
6. PEJ, p. 349.
LE TEMPS DE LA DOUMA 461
lui apportaient leur soutien tant intellectuel que materiel 7 . » - Les
Juifs « ont introduit de la coherence et de la rigueur... dans le
"Mouvement de liberation" russe de 1905 8 ».
Cependant, A. Tyrkova, figure importante du parti Cadet, note
dans ses souvenirs que « les principaux fondateurs et dirigeants du
parti Cadet n'6taient pas des Juifs. II ne se trouva pas, parmi ceux-
ci, de personnalite ayant suffisamment d'envergure pour entrainer
derriere soi les liberaux russes comme, au milieu du xix e siecle, le
Juif Disraeli l'avait fait pour les conservateurs anglais... Les gens
qui comptaient le plus au sein du parti Cadet etaient des Russes.
Cela ne veut pas dire que je nie l'influence de ces Juifs qui se sont
fondus dans notre masse. lis ne pouvaient pas ne pas agir sur nous,
ne serait-ce que par leur inepuisable energie. Leur presence meme,
leur activite ne nous permettaient pas de les oublier, d'oublier leur
situation, d'oublier qu'il fallait leur venir en aide. » Et, plus loin :
« En reflechissant sur tous ces rdseaux d' influence des Juifs [au sein
du parti Cadet], on ne peut passer sous silence le cas de Milioukov.
Des le depart, il devint leur chouchou, entoure d'un cercle d'admi-
rateurs, plus precisement d'admiratrices... qui le ber$aient en
sourdine de leurs melodies, le cajolaient, le couvraient sans retenue
d'eloges si excessifs qu'ils en etaient comiques 9 . »
V. A. Obolenski, lui aussi membre du parti, decrit un club Cadet
du temps de la Premiere Douma, au coin des rues Serguievskai'a et
Potemkinskai'a. La se melaient l'elite de la societe juive secularised
et l'elite de 1' intelligentsia russe politisee : « II y avait toujours
beaucoup de monde et le public, compose en majorite de riches
Juifs petersbourgeois, etait fort elegant : les dames arboraient des
robes en soie, des broches et des bagues a brillants, les messieurs
avaient des airs de bourgeois bien nounis et contents d'eux-memes.
Malgre nos convictions democratiques, nous etions quelque peu
choques par 1' atmosphere qui regnait dans ce "club Cadet". On peut
imaginer l'embarras eprouve par les paysans qui venaient assister
aux reunions de notre groupe parlementaire... Un "parti de
7. Ibidem, pp. 398-399.
8. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... », Ob Antisemitizme v Rossii
(« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur l'antisemitisme en Russie), Paris, 1929, p. 207.
9. A. Tyrkova-Wiltiams, Na poutiakh k svobode (Les Chemins de la liberty, New
York, 6d. Tchckov, 1952, pp. 303-304.
462 DEUX SIECLES ENSEMBLE
messieurs", voila ce qu'ils se disaient en cessant de frequenter
nos reunions 10 . »
Au plan local, la cooperation entre 1' Union pour l'integralite des
droits et le parti Cadet ne se manifestait pas seulement par la
presence « du plus grand nombre possible de candidats juifs », mais
aussi par le fait que « les sections locales de 1' Union [pour l'inte-
gralite des droits] avaient pour instruction de soutenir [les non-
Juifs] qui promettaient de contribuer a P emancipation des Juifs ' ' ».
Comme Pexpliquait en 1907 le journal cadet Retch en reponse a
des questions maintes fois posees par d'autres journaux : « Retch
a, en son temps, formule tres precisement les conditions de 1' accord
passe" avec le groupe juif... Celui-ci a le droit de recuser des grands
electeurs et de s'opposer a des candidatures a la Douma 12 . »
Au cours des debats parlementaires, la Douma, suivant en cela
la logique du Manifeste imperial, posa la question de l'egalite des
droits pour les Juifs dans le cadre general de 1' octroi des memes
droits a l'ensemble des citoyens. « La Douma d'Etat a promis de
preparer une "loi sur legalisation complete en droits de tous les
citoyens et l'abrogation de toutes limitations ou tous privileges lies
a l'appartenance a une classe sociale, une nationality, une religion
ou un sexe l3 ". » Apres avoir adopte les principales orientations de
cette loi, la Douma se perdit en debats pendant encore un mois,
multipliant « les declarations tonitruantes suivies d'aucun effet 14 »,
pour etre finalcmcnt dissoute. Et la loi sur l'egalite civile,
notamment pour les Juifs, resta en suspens.
Comme la plupart des Cadets, les deputes juifs de la Premiere
Douma signerent l'appel de Vyborg, ce qui entraina pour eux Pim-
possibilite de se presenter desormais a des elections ; la carriere de
Winaver eut particulierement a en patir. (A la Premiere Douma, il
avait tenu des propos violents, alors qu'il allait deconseiller plus
tard aux Juifs de se mettre trop en avant pour 6viter que ne se
reproduise ce qui etait advenu lors de la revolution de 1905.)
10. V.A. Obolenski, Moi'a jizn. Moi sovremenniki (Ma vie. Mcs contemporains), Paris,
YMCA Press. 1988, p. 335.
11. PEJ, t. 7, p. 349.
12. Retch (La Parole), 1907, 7 (19) Janvier, p. 2.
13. EJ, t. 7, p. 371.
14. V.A. Maklakov, 1905-1906 gody (Les anniies 1905-1906) - M. M. Winaver i
rousskaia obchtchestvennost natchala XX veka (M. M. Winaver et i'opinion publique
russe du debut du xx c siecle), Paris, 1937, p. 94.
LE TEMPS DE LA DOUMA 463
« La participation des Juifs aux elections a la deuxieme Douma
fut encore plus marquee qu'au cours de la premiere campagne elec-
torale... Les populations juives de la Zone de residence manifes-
terent l'interet le plus vif pour ce scrutin. Le debat politique gagna
toutes les couches de la societe. » Cepcndant, comme l'indique
V Encyclopedie juive publiee avant la revolution, on observa
egalement une importante propagande antijuive mence par des
cercles monarchists de droite, particulierement actifs dans les
provinces de l'Ouest ; « on persuada les paysans que tous les partis
progressistes se battaient pour 1'egalite des droits des Juifs au
detriment des interets de la population de souchc 15 »; que,
« derriere la mascarade de la representation populaire, le pays etait
gouvern6 par un syndicat judeo-maconnique de spoliateurs du
peuple et de traitres a la patrie » ; que le paysan devrait s'inquieter
du « nombre inoui de maftres nouveaux, inconnus des anciens du
village, et qu'il devait desormais nourrir de son labeur » ; que la
Constitution « promettait de remplacer le joug tatar par celui,
infamant, du kahal international ». Et Ton dressait une liste des
droits existants appeles a etre abroges : non seulement il ne fallait
pas elire de Juifs a la Douma, mais il fallait les releguer tous dans
la Zone de residence ; leur interdire de vendre du ble, du grain et du
bois, de travailler dans les banques ou les etablissements commer-
ciaux ; confisqucr leurs proprietcs ; leur interdire de changer de
nom ; d'excrcer les fonctions d'editeur ou de redacteur d'organes
de presse ; reduire la Zone de residence elle-meme en en excluant
les regions fertiles, ne pas conceder de terres aux Juifs en deca de
la province de Yakoutsk ; d'une facon generale, les considerer
comme des etrangers, remplacer pour eux le service militaire par
un impot, etc. «Le resultat de cette propagande antisemite,
repandue aussi bien par voie orale que par ecrit, fut l'effondrement
des candidats progressistes a la deuxieme Douma dans toute la
Zone de residence 16 . » II n'y eut que quatre deputes juifs a la
deuxieme Douma (dont trois Cadets) 17 .
Mais, avant meme ces elections, le gouvernement s'etait penchd
sur la question de 1'egalite des droits pour les Juifs. Six mois apres
15. EJ, t. 7, p. 372.
16. EJ, t. 2, pp. 749-751.
17. EJ, t. 7, p. 373.
464 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avoir pris ses fonctions dc Premier ministre, en decembre 1906,
Stolypine avait fait adopter par le gouvernement une resolution
(qiTon a appelee « Journal du Conseil des ministres ») sur la pour-
suite de la levee des restrictions imposees aux Juifs, et ce, dans des
domaines cssentiels, s'orientant ainsi vers l'egalitd integrate. « On
envisageait de supprimer : 1' interdiction faite aux Juifs de resider
dans les regions rurales a l'interieur de la Zone de residence ; 1' in-
terdiction de resider dans les regions rurales sur le territoire de
tout 1' Empire pour les personnes bendficiant du droit de residence
universel » ; « l'interdiction d'inclure les Juifs dans le directoire
des societes par actions detentrices de biens fonciers 18 . »
Mais l'empereur repondit par une lettre datee du 10 decembre :
« Malgre les arguments les plus convaincants en faveur de
1'adoption de ces mesures..., une voix interieure me dicte avec
de plus en plus d'insistance de ne pas prendre sur moi cette
decision l9 . »
Comme s'il ne comprenait pas - ou plutot voulait l'oublier - que
la resolution proposed dans le Journal etait la consequence directe
et ineluctable du Manifestc qu'il avait lui-meme signe" un an aupa-
ravant...
Or, meme dans le monde bureaucratique le plus ferme, il se
trouve toujours des fonctionnaires avec des yeux et des mains. Et
si la rumeur d'une decision prise en Conseil des ministres s'etait
deja repandue dans T opinion ? Et voila : on saura que les ministres
vculent emanciper les Juifs tandis que le souverain, lui, y fait
obstacle...
Le meme jour, 10 decembre, Stolypine se hate done d'ecrire a
l'Empereur une lettre pleine d' inquietude, reprenant tous ses argu-
ments un a un, et surtout : «Le renvoi du Journal n'est pour
l'instant connu de personne », il est par consequent encore loisible
de dissimuler les tergiversations du monarque. « Votre Majeste,
nous n'avons pas le droit de vous mettre dans cette position et de
nous abriter derriere vous. » Stolypine aurait voulu que les avan-
tages accord6s aux Juifs apparussent comme une faveur accordee
par le tsar. Mais, puisque tel n'etait pas le cas, il lui proposait
18. PEJ,t.7,p.351.
19. Perepiska N. A. Romanova i P. A. Solypina (Correspondance cntre N. A. Romanov
et P. A. Stolypine), Krasnyi Arkhiv, 1924, t. 5, p. 105 ; voir egalement PEJ, t. 7, p. 351.
LE TEMPS DE LA DOUMA 465
maintenant d'adopter une autre resolution : l'Empereur ne formule
pas d' objections sur ie fond, mais ne veut pas que la loi soit
promulguee par-dessus la tete de la Douma ; il faut que ce soit la
Douma qui s'en charge.
Le secretaire d'Etat S. E. Kryjanovski raconte que l'empereur
adopta alors une resolution qui allait justement dans ce sens : que
les representants du peuple prennent sur eux la responsabilite aussi
bien de soulever cette question que de la r£soudre. Mais, on ne sait
pourquoi, cette resolution recut peu de publicite, et, « du cote de la
Douma, il ne se passa strictement rien 20 ».
Largement a gauche, penctree d'idees progressistes et si vehe-
mente envers le gouvernement, la deuxieme Douma avait le champ
libre ! Eh bien, pourtant, « dans la deuxieme Douma, il fut encore
bien moins question de la privation de droits dont patissaient les
Juifs que dans la premiere 21 ». La loi sur l'egalite des droits pour les
Juifs ne fut pas meme discutee, alors, que dire de son adoption... !
Pourquoi done la deuxieme Douma n'a-t-elle pas profite des
occasions qui Iui etaient offertes ? Pourquoi ne les a-t-elle pas
saisies ? Elle avait trois mois entiers pour le faire. Et pourquoi les
debats, les empoignades n'ont-ils porte que sur des questions
secondaires, accessoires ? L'egalite des Juifs - partielle encore,
mais deja bien avancee -, on l'a abandonnee. Pourquoi, oui,
pourquoi ? Quant a la « Commission extraordinaire extra-parlemen-
taire », elle n'a pas meme aborde l'examen du projet d'abrogation
des restrictions imposees aux Juifs, elle a contourne le probleme en
se polarisant sur l'egalite integrate, « aussi vite que possible 22 ».
Difficile d'expliquer cela autrement que par un calcul politique :
le but etant de combattre 1'Autocratie, on avait intdret, encore et
toujours, a faire monter la pression sur la question juive, a ne
surtout pas lui apporter de solution : on gardait ainsi des munitions
en reserve. Ces preux de la liberte raisonnaient en ces termes :
eviter que la levee des restrictions imposees aux Juifs ne diminue
leur ardeur au combat. Pour ces chevaliers sans peur et sans
reproche, le plus important, e'etait bel et bien le combat contre
le pouvoir.
20. S. E. Kryjanovski, Vospominania (Memoires), Berlin, Petropolis, pp. 94-95.
21. PEJ, t. 7, p. 351.
22. EJ, t. 7, p. 373.
466 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Tout cela, on commencait a le voir et le comprendre. Berdiai'ev,
par exemple, adressa a tout le spectre du radicalisme russe les
reproches suivants : « Vous etes tres sensibles a la question juive,
vous luttez pour leurs droits. Mais sentez-vous le "Juif ', sentez-
vous l'ame du peuple juif ?... Non, votre combat en faveur des Juifs
ne veut pas connaitre les Juifs 23 . »
Puis, dans la troisieme Douma, les Cadets n'eurent plus la
majorite ; ils « ne prirent plus d' initiatives sur la question juive,
craignant d'etre mis en echec... Cela suscita un grand m6conten-
tement parmi les masses juives, et la presse juive ne se priva pas
d'attaquer le parti de la Liberte du Peuple 24 . » Bien que « les Juifs
eussent participe a la campagne electorate avec la plus grande
ardeur et que le nombre des grands electeurs juifs efit depasse celui
des Chretiens dans toutes les villes de la Zone de residence », ils
furent battus par la partic adverse, et au sein de la troisieme Douma
ne siegerent que deux deputes juifs : Nisselovitch et Friedman 25 .
(Ce dernier reussit a se maintenir jusque dans la quatrieme Douma.)
- A partir de 1915, le Conseil d'Etat compta parmi ses membres
un Juif, G. E. Weinstein, d' Odessa. (Juste avant la revolution, il y
eut aussi Salomon Samoi'lovitch Krym, un Karai'me 26 .)
Quant aux octobristes* dont le parti etait devenu majoritaire a la
troisieme Douma, d'un cote ils cederent, non sans hesitations, a la
prcssion de l'opinion qui reclamait l'egalite des droits pour les
Juifs, ce qui leur valut les reproches des deputes nationalistes
cusses : « Nous pensions que les octobristes restaient attaches a la
defense des interets nationaux » - or voila que, sans crier gare, ils
avaient relegue au second plan aussi bien la question « de I* octroi
de l'egalite des droits aux Russes de Finlande » (ce qui signifiait
que cette egalite n'existait pas dans cette « colonie de la Russie »...)
que celle de 1' annexion par la Russie de la region de Kholm, en
23. Nicolas Berdiai'ev, Filosofia neravenstva (La Philosophic de 1'inegalitl), Paris,
YMCA Press, 1970, p. 72.
24. Sliosberg, t. 3. p. 247.
25. EJ, t. 7, pp. 373-374.
26. A. A. Goldenweiser, Pravovoi'e polojenie ievrei'ev v Rossii (La situation juridique
des Juifs en Russie), [Sb.] Kniga o rousskom evrei'stve : Ot 1860 godov do Revolutsii
1917 g. (Aspects de rhistoire des Juifs russes), in LMJR-1, p. 132 ; EJR, t. 1, p. 212,
t. 2, p. 99.
* Parti dissident des Cadets, fond£ par Goutchkov, qui riSclamait la stride application
du Manifeste du 30 octobre.
LE TEMPS DE LA DOUMA 467
Pologne, avec tous les Russes qui la peuplaient - mais « ils ont
prepare un projet de loi portant suppression de la Zone de resi-
dence 27 ». Et, d'un autre cote, on leur pretait des declarations « de
caractere manifestement antisemite » : ainsi la troisieme Douma, a
l'initiative de Gouchkov, emit en 1906 « le souhait... que les
m6decins juifs ne soient pas admis a travailler dans le service de
sante de l'armee 28 » ; de meme, « on proposa de remplacer le
service militaire des Juifs par un impot 29 ». (Au cours des annees
qui precederent la guerre, le projet de dispenser les Juifs du service
militaire fut encore largement et serieusement d£battu ; I.V. Hessen
publia la-dessus un livre intitule La Guerre et les Juifs.)
Bref, c'est ainsi que ni la deuxieme, ni la troisieme, ni la
quatrieme Doumas ne prirent sur elles de faire passer la loi sur
l'egalite integrate des droits pour les Juifs. Et a chaque fois qu'il
fallut enteriner la loi sur l'egalite des droits pour les paysans
(promulguee par Stolypine des le 5 octobre 1906), cellc-ci fut
bloqu6e par les memes Doumas, sous la pression de la gauche, au
motif qu'on ne pouvait accorder l'egalite des droits aux paysans
avant de l'accorder aux Juifs (et aux Polonais) !
Et c'est ainsi que la pression exercee sur ce gouvernement
tsariste execre ne se relacha pas, mais redoubla, quintupla. Et non
seulement cette pression exercee sur le gouvernement ne se relacha
pas, non seulement ces lois ne furent pas votees par la Douma,
mais cela allait durer jusqu'a la revolution de Fevrier.
Tandis que Stolypine, apres sa tentative malheureuse de
decembre 1906, prenait sans faire de bruit des mesures administra-
tives levant partiellement les restrictions imposees aux Juifs.
Un 6ditorialiste de Novoie Vremia, M. Menchikov, condamna
cette methode : « Sous Stolypine, la Zone de residence est dcvenue
une fiction 30 . » Les Juifs « sont en train de vaincre le pouvoir russe
en lui retirant progressivement toute sa capacity d'intervention... Le
gouvernement se conduit comme s'il etait juif 31 ».
Tel est le destin de la voie mediane.
Cette levee de boucliers des partis de gauche contre une politique
27. Troisieme Douma, compte rendu stiSnographique des ddbats, 1911, p. 2958.
28. EJ, t. 7, p. 375.
29. PEJ, t. 7, p. 353.
30. Novoie vremia, 1911, 8 (21) sept., p. 4.
31. Ibidem, 10 (23) sept., p. 4.
468 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de mesures progressives, ce refus tactique d'une evolution en
douceur vers l'egalite des droits, furent puissamment epaules par la
presse russe. Depuis la fin de l'annee 1905, celle-ci n'etait plus
assujettie a la censure prealable. Mais ce n'etait plus seulement une
presse devenue libre, c'etait une presse qui se consideYait comme
un acteur a part entiere sur la scene politique, une presse, comme
on l'a vu, qui pouvait formuler des exigences, comme de retirer la
police des rues de la ville ! Witte disait d'elle qu'elle avait perdu
la raison.
Dans le cas de la Douma, la facon dont la Russie, jusque dans
ses provinces les plus reculees, etait informee de ce qui s'y passait
et de ce qui s'y disait, d^pendait entierement des journalistes. Les
comptes rendus stenographiques des debats paraissaient avec retard
et a des tirages tres faibles, il n'existait done pas d'autre source
d'information que la presse quotidienne, et e'est a partir de ce qu'ils
y lisaient que les gens se formaient une opinion. Or les journaux
deformaient systematiquement les ddbats a la Douma, ouvrant
largement leurs colonnes aux deputes de gauche et les couvrant de
compliments, tandis qu'aux deputes de droite ils ne laissaient que
la portion congrue.
A. Tyrkova raconte que dans la deuxieme Douma, « les journa-
listes accredited constituerent leur propre bureau de presse » dont
« dependait la repartition des places » entre les correspondants. Les
membres de ce bureau « refuserent de donner sa carte d'accredi-
tation » au corrcspondant du Journal le Kolokol (journal prefere des
cures de campagne). Tyrkova intervint, faisant observer qu'« il ne
fallait pas priver ces lecteurs de la possibility d'etre informes sur
les debats a la Douma par un journal auquel ils faisaient plus
confiance qu'a ceux de l'opposition » ; mais « mes collegues, parmi
lesquels les Juifs etaient les plus nombreux..., s'emporterent, se
mirent a vociferer, expliquant que personne ne lisait le Kolokol, que
ce journal ne servait a rien 32 ».
Pour les cercles nationalistes russes, la responsabilite de cette
conduite de la presse incombait simplement et uniquement aux
Juifs : ils en voulaient pour preuve que presque tous les journalistes
accreditee a la Douma etaient juifs. Et ils publiaient des listes
« denonciatrices » enumerant les noms de ces correspondants. Plus
32. Tyrkova-Williams, pp. 340-342.
LE TEMPS DE LA DOUMA 469
revelateur est cet episode comique de la vie parlementaire :
repondant un jour aux attaques dont il etait l'objet, Pourichke\itch
pointa du doigt, au beau milieu de son discours, la loge de la presse,
situee pres de la tribune et delimitee par une barriere circulate, et
dit : « Mais voyez-donc cette Zone de residence des Juifs ! » - Tout
le monde de se tourner involontairement vers les representants de
la presse, et ce fut un eclat de rire general que meme la gauche
ne put reprimer. Cette « Zone de residence de la Douma » devint
desormais une formule consacree.
Parmi les 6diteurs juifs en vue, nous avons deja parte" de
S. M. Propper, proprietaire des Nouvelles de la Bourse et indefec-
tible sympathisant de la « democratic revolutionnaire ». Sliosberg
£voque avec plus de chaleur celui qui fonda et financa dans une
large mesure le journal cadet Retch, I. B. Bak : « Un homme tres
obligeant, tres cultive, d'orientation radicalement liberate. » C'est
son intervention passionnee au congres des Comites juifs d'en-
traide, au debut de 1906, qui empecha une demarche de conciliation
aupres du tsar. « II n'existait pas d'organisation juive se consacrant
a Paction culturelle ou a la bienfaisance dont I. Back ne fit pas
partie » ; il se distingua particulierement par son travail au sein du
Comite juif pour la liberation 33 . Quant au journal Retch et a son
redacteur en chef I. V. Hessen, ils 6taient loin de se limiter aux
seules questions juives et lew orientation etait plus generalement
liberate (Hessen en apporta ulterieurement la preuve dans 1' emi-
gration avec le Roul et les Archives de la revolution russe). Les
tres serieuses Rousskie Vedomosti publiaient des auteurs juifs de
differentes tendances, aussi bien V. Jabotinski que le futur inventeur
du communisme de guerre, Lourie-Larine. S. Melgounov a note
que la publication dans cet organe d'articles favorables aux Juifs
s'expliquait « non seulement par le souci de prendre la defense des
opprimtSs, mais aussi par la composition de la redaction du
journal 34 ». « II y avait des Juifs meme parmi les collaborateurs du
Novoi'e Vremia de Souvorine ; Y Encyclopedic juive cite les noms
de cinq d'entre eux 35 .
Le journal Rousskie Vedomosti fut longtemps domine
33. Sliosberg, t. 3, pp. 186-187.
34. S. P. Melgounov, Vospominania i dnevniki. Vyp. 1 (Souvenirs et journal, 1), Paris,
1964, p. 88.
35. PEJ, t.7, p.517.
470 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par la personnalite de G. B. Iollos, appele la par Guerzenstein qui
y travaillait depuis les annees 80. Tous deux furent deputes a la
Premiere Douma. Leur vie eut cruellement a patir de l'atmosphere
de violences engendree par les assassinats politiques - ceux-ci
constituant l'essence meme de la revolutions repetition generate »
de 1905-06. Selon V Encyclopedic juive israelienne, la responsa-
bilite de leur assassinat incomberait a 1' Union du Peuple russe*.
Pour V Encyclopedic juive russe, si celle-ci porterait la responsa-
bilite de l'assassinat de Guerzenstein (1906), Iollos, lui, aurait 6t6
me" (1907) par des « terroristes Cent-noirs 36 ».
Les editeurs et joumalistes juifs ne limitaient pas leurs activitis
a la capitale ni aux publications hautement intellectuelles, mais
intervenaient aussi dans la presse populaire comme, par exemple,
la Kope'ika, lecture favorite des concierges - tiree a un quart de
million d'exemplaires, elle « joua un grand role dans la lutte contre
les campagnes de denigrement antisemites. » (Elle avait 6t6 creee
et etait dirigee par M.B. Gorodetski 37 .) La tres influente Kievskaia
Mysl (a la gauche des Cadets) avait pour redacteur en chef Iona
Kugel (ils etaient quatre freres, tous joumalistes), et parmi ses
collaborateurs on trouvait D. Zaslavski, un fieffe coquin, et, ce qui
nous paratt bien emouvant, Leon Trotski ! Le plus grand journal de
Saratov etait edite par Averbakh-pere (beau-frere de Sverdlov). A
Odessa parut pendant quelque temps le Novorossiiskii telegraf, aux
fortes convictions de droite, mais des mesures d'6touffement
economique furent prises a son encontre - avec succes.
La presse russe compta aussi des etoiles « migrantes ». Ainsi
L. I. Goldstein, journaliste inspire qui ecrivit dans les journaux
les plus divers pendant trente-cinq ans, y compris dans le Syn
Otetchestva, et c'est lui aussi qui fonda et dirigea la Rossia, journal
on ne peut plus patriotique. Lequel fut ferme' a cause d'une
chronique particulierement virulente dirigee contre la famille impe-
riale : « Ces messieurs Obmanovy ».) La presse devait celebrer le
jubile de Goldstein au printemps 19 17 38 . - Ou bien encore le discret
36. Ibidem, p. 351 ; EJR. t. 1, pp. 290, 510.
37. EJR, t. 1, p. 361.
38. Novoi'e vremia, 1917, 21 avril (4 mai) ; ainsi que d'autres journaux.
* Organisation de masse nationaliste fondee en oclobre 1905 par le Dr Doubrovine et
Vladimir Pourichk^vitch.
LE TEMPS DE LA DOUMA 471
Garvei'-Altus qui connut un moment de gloire pour sa chronique
« Le Saut de la panthere amoureuse », dans laquelle il deversait un
torrent de calomnies sur le ministre de PInterieur, N.A. Maklakov.
(Mais tout cela n'&ait rien a cote de P insolence inoui'e des
« feuilles humoristiques » des annces 1905-1907 qui couvraient de
boue, en des termes inimaginables, toutes les spheres du pouvoir et
de PEtat. II faut mentionner ici le cameleon Zinovi Grjebine : en
1905, il edita une feuille satirique delirante, le Joupel ; en 1914-
1915, il dirigea le bien-pensant Otetchestvo, et en 1920 il monta
une maison d' edition russe a Berlin en collaboration avec les
editions d'Etat sovictiques 39 .)
Mais si la presse refletait toutes sortes de courants de pensee, du
liberalisme au socialisme, et, pour ce qui est de la thematique juive,
du sionisme a Pautonomisme, il etait une position jugee incompa-
tible avec la respectability journalistique : c'etait celle qui consistait
a adopter une attitude comprehensive a Pegard du pouvoir. Dans
les annees 70, Dostoi'evski deja avait note a plusieurs reprises que
« la presse russe est dechainee ». On avait meme pu le constater a
Poccasion de la reunion du 8 mars 1881 chez Alexandre IJJ, tout
juste intronise empereur, et souvent encore par la suite : les journa-
listes se comportaient en representants autoproclames de la societe\
On prete a Napoleon le propos suivant : « Trois journaux d'oppo-
sition sont plus dangereux que cent millc soldats ennemis. » Cette
phrase s' applique largement a la guerre russo-japonaise. La presse
russe se montra ouvertement defaitiste pendant toute la duree du
conflit et a chacune de ses batailles. Plus grave encore : elle ne
dissimulait pas ses sympathies pour le terrorisme et la revolution.
Cette presse, totalement dechainee en 1905, fut considered
pendant la periode de la Douma, si Pon en croit Witte, comme
essentiellement « juive » ou « semi-juive 40 » ; ou, pour etre plus
precis, comme une presse dominee par des Juifs de gauche ou
radicaux qui y occupaient les postes cles. En novembre 1905,
D. I. Pikhno, redacteur en chef depuis vingt-cinq ans du journal
russe Le Kievien et fin connaisseur de la presse de son temps,
6crivait ceci : « Les Juifs... ont enormement mise sur la carte de la
39. EJR, t. 1, p. 373.
40. S. 1. Wine, Vospominania. Tsarstvovanie Nikolaia II (M6moires. Le regne de
Nicolas II) en 2 vol., Berlin, Slovo, 1922, t. 2, p. 54.
472 DEUX SIECLES ENSEMBLE
revolution... Ccux, parmi les Russcs, qui rcflcchisscnt sericusement
ont compris que dans ces moments-la, la presse represente une
force et que cctte force n'est pas entre leurs mains, rnais entre celles
de leurs adversaires ; que ceux-ci se sont exprimes en leur nom a
travers toule la Russie et ont force les gens a les lire parce qu'il
n'y avait rien d'autre a lire ; et comme on ne peut lancer une publi-
cation en un jour..., [V opinion] a ete noyee sous cette masse de
mensonges, incapable de s'y retrouver 41 . »
L. Tikhomirov ne voyait pas la dimension nationale de ce
phenomene, mais il emit en 1910 les remarques suivantes sur la
presse russe : « lis jouent sur les nerfs... lis ne supportent pas la
contradiction... lis ne veulent pas de la courtoisie, du fair-play... lis
n'ont pas d' ideal, ils ne savent pas ce que c'est. » Quant au public
forme par cette presse, il « vcut de l'agressivite, de la brutalite, il
ne respecte pas le savoir et se laisse berner par 1' ignorance 42 ».
A l'autre extremite de l'6chiquier politique, voici le jugement
que le bolchevik M. Lemke portait sur la presse russe : « A notre
epoque, les idees ne valent pas cher et l'information a sensation,
l'ignorance sure d'elle-meme et autoritaire remplissent les colonnes
des journaux. »
Plus specifiquement, dans la sphere de la culture, Andre Biely
- qui etait tout sauf un homme de droite ou un « chauvin » - ecrit
en 1909 ces lignes pleines d'amertume : « Notre culture nationale
est dominee par des gens qui lui sont etrangers... Voyez les noms
de ceux qui ecrivent dans les journaux et les revues de Russie, les
critiques litteraires, les critiques musicaux : ce ne sont pratiquement
que des Juifs ; il y a parmi eux des gens qui ont du talent et de la
sensibilitc, et certains, peu nombreux, comprennent notre culture
nationale peut-etre mieux que les Russes eux-memes ; mais ils
sont l'exception. La masse des critiques juifs est totalement
etrangere a Tart russe, elle s'exprime dans un jargon qui ressemble
a de l'esperanto et fait regner la terreur parmi ceux qui tentent
d'approfondir et d'enrichir la languc russe 43 . »
A la meme epoque, Y. Jabotinski, sioniste perspicace, se
41. Le Kievien, 1905, 17 nov, in Choulguine, Annexes, pp. 285-286.
42. Iz dncvnika L. Tikhomirova (Extraits du journal de L. Tikhomirov), Krasny
Arkhiv, 1936, t. 74, pp. 177-179.
43. Boris Bougaiev (Andre Biely), Chtempelevennala kultura (La Culture obliteree),
Viesy, 1909, n" 9, pp. 75-77.
LE TEMPS DE LA DOUMA 473
plaignait des « journaux progressistes finances par des fonds juifs
et bourres de collaborateurs juifs », et lancait cet avertissement :
« Lorsque les Juifs se sont rues en masse dans la politique russe,
nous leur avons predit que rien de bon n'en sortirait ni pour la
politique russe, ni pour les Juifs 44 . »
La presse russe joua un role decisif dans l'assaut que les Cadets
et I 'intelligentsia menerent contre le gouvernement avant la revo-
lution ; le depute a la Douma A. I. Chingariov exprime bien l'etat
d'esprit qui y regnait : « Ce gouvernement n'a qu'a couler ! A un
pouvoir comme celui-ci nous ne pouvons jeter mcme le plus petit
bout de corde ! » A ce propos, on peut rappeler que la Premiere
Douma avait observe une minute de silence a la memoire des
victimes du pogrom de Bialystok (refusant d'admettre, comme nous
l'avons vu, qu'il s'etait agi d'un affrontement arme entre des
anarchistes et 1'armee) ; la deuxieme Douma avait de meme rendu
hommage a Iollos, assassine par un terroriste ; mais quand
Pourichkevitch proposa d' observer une minute de silence a la
memoire des policiers et des soldats morts en accomplissant leur
devoir, on lui retira la parole et il fut expulse de la seance : les
parlementaires etaient alors tellement surchauff^s qu'il leur
semblait impensable de plaindre ceux qui assuraicnt la securite dans
le pays, cette securite elementaire dont eux-memes avaient tous
besoin.
A. Koulicher a dresse un bilan fort juste de cette epoque, mais
trop tard, en 1923, dans l'emigration : « II y avait effectivement,
avant la revolution, parmi les Juifs de Russie, des individus et des
groupes d' individus dont l'activite pouvait etre caracterisee... preci-
sement par 1' absence de sens des responsabilites face a la confusion
qui regnait dans l'esprit des Juifs..., [par] la propagation d'un
"esprit revolutionnaire" aussi vague que superficiel... Toute leur
action politique consistait a etre plus a gauche que les autres.
Cantonnes dans le role de critiques irresponsables, n'allant jamais
jusqu'au bout des choses, ils consideraient que leur mission
consistait a dire toujours : "Ce n'est pas assez !"... Ces gens Etaient
des "democrates"... mais il y avait aussi une categorie particuliere
de democrates - ils se designaient d'ailleurs eux-memes comme le
44. VI. Jabolinski, Dezcrtiry i khoziai'eva (Ddserteurs ct maitres), Felietony, Spb, 1913,
pp. 75-76.
474 DEUX SIECLES ENSEMBLE
"Groupe democratique juif ' - qui accolaient cet adjectif a n' im-
porte quel substantif, inventant un imbuvable talmud de la demo-
cratie... a seule fin de demontrer que les autres n'etaient pas encore
suffisamment democrates... lis entretenaient autour d'eux une
atmosphere d'irrcsponsabilite, de maximalisme sans contenu, de
revendication insatiable. Tout cela eut des consequences funestes
lorsque vint la revolution 43 . » L' influence destructrice de cette
presse represente incontestablement l'un des points faibles, de
grande vulnerabilite, de la vie publique russe aux alentours des
annees 1914-1917.
Mais que devenait dans tout cela la « presse reptilienne », cclle
qui se couchait devant le pouvoir, la presse des nationalistes
russes ? Le Rousskoie Znamia de Doubrovine - on a dit qu'il vous
tombait des mains tant il etait grossier et mauvais. (Notons au
passage qu'on en avait interdit la diffusion dans 1'armee a la
demande de certains generaux.) La Zemchtchina ne devait guere
valoir mieux - je n'en sais rien, je n'ai lu aucun de ces journaux.
Quant aux Moskovskie Vedomosti, a bout de souffle, elles
n'eurent plus de lecteurs apres 1905.
Mais ou etaient passees les intelligences fortes et les plumes
acerees parmi les conservateurs, ceux qui se preoccupaient du sort
des Russes ? Pourquoi n'y avait-il pas de journaux de bon niveau
pour faire contrepoids au tourbillon devastateur ?
II faut dire que, face a l'agilite de pensee et d'ecriture de la
presse liberate et radicale, si redevable pour son dynamisme a ses
collaborateurs juifs, les nationalistes russes ne pouvaient aligner
que des esprits lents et plutot mous, qui, a l'epoque, n'etaient abso-
lument pas prepares a livrer ce genre de combat (mais que dire de
ce qu'il en est aujourd'hui !). On ne trouvait que quelques plumitifs
exasperes par la presse de gauche, mais totalement d^pourvus de
talent. Ajoutons encore que les publications de droite connaissaient
de graves difficult^ financieres. Tandis que les journaux finances
par l'« argent juif » - comme disait Jabotinski - offraient, eux, de
tres bons salaires, d'ou la profusion de bonnes plumes ; et, surtout,
tous ces journaux sans exception etaient interessants. Enfin, la
presse de gauche et la Douma exigeaient la fermeture des
45. A. Koulicher, Ob otvetstvcnnosti i bezotvetstvennosti (La responsabilitfi et l'irres-
ponsabilile), Ievsreiskal'a tribouna, Paris, 1923, n° 7 (160), 6 avril, p. 4.
LE TEMPS DE LA DOUMA 475
« journaux subvention^ », c'est-a-dire soutcnus en secret et plutot
mollement par le gouveraement.
Le secretaire d'Etat S. E. Kryjanovski reconnut que le gouver-
nement apportait son soutien financier a plus de trente journaux en
diverses regions de Russie, mais sans le moindre succes, a la fois
parce que la droite manquait de gens instruits, prepares a l'activite
journalistique, et parce que le pouvoir lui-meme ne savait pas non
plus s'y prendre. Plus doue que les autres fut 1. 1. Gourland - un
Juif du ministere de l'Int6rieur, cas unique - qui, sous le pseu-
donyme de « Vassiliev », redigeait des brochures envoyees sous pli
cachete aux personnalites en vue de la vie publique.
Ainsi le gouvernement ne disposait que d'un organe qui ne
faisait qu'enumerer les nouvelles sur un ton sec et bureaucratique,
le Pravitelstvennyi Vestnik. Mais creer quelque chose de fort, de
brillant, de convaincant, pour partir ouvertement a la conquete de
l'opinion publique ne serait-ce qu'en Russie - ne parlons pas meme
de l'Europe ! -, cela, le gouvernement imperial soit n'en
comprenait pas la necessite, soit en etait incapable, l'entreprise
etant au-dessus de ses moyens ou de son intelligence.
Le Novoie Vremia de Souvorine garda longtemps une orientation
pro-gouvernementale ; c'etait un journal tres vivant, brillant et
energique (mais, il faut dire, egalement changeant - tantot favo-
rable a 1' alliance avec l'Allemagne, tantot violemment hostile a
celle-ci), et, h61as, ne sachant pas toujours faire la difference entre
la renaissance nationale et les attaques visant les Juifs. (Son
fondateur, le vieux Souvorine, partageant ses biens entre ses
trois tils avant de mourir, leur posa comme condition de ne ceder
aucune de leurs parts a des Juifs.) Witte rangeait Novoie Vremia
parmi les journaux qui, en 1905, « avaient interet a etre de
gauche..., puis virerent a droite pour devenir a present ultra-
reactionnaires. Ce journal tres interessant et influent offre un
exemple frappant de cette orientation. » Quoique tres commercial,
« il compte tout de meme parmi les meilleurs 46 . » II dispensait
beaucoup d'informations et beneficiait d'une large diffusion
- c 'etait peut-etre le plus dynamique des journaux russes et, a coup
sur, le plus intelligent des organes de la droite.
Et les dirigeants de droite ? Et les deputes de droite a la Douma ?
46. Witte, I. 2, p. 55.
476 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Le plus souvent, ils agissaient sans tenir compte du veritable
rapport entre leurs forces et leurs faiblesses, se montrant tout a la
fois brutaux et inefficaces, ne voyant d' autre moyen de « deTendre
l'lntegrite" de l'Etat russe » qu'en appelant a multiplier les interdic-
tions frappant les Juifs. En 1911, le depute Balachov elabora un
programme qui allait a contre-courant de l'epoque et de l'air du
temps : renforcer la Zone de residence, ecarter les Juifs de Petition,
de la justice et de l'ecole russe. Le depute Zamyslovski protestait
parce qu'au sein des universites, les Juifs, les S.-R., les sociaux-
democrates beneficiaient d'une « sympathie secrete » - comme si
on pouvait venir a bout par decret d'une « sympathie secrete » ! -
En 1913, le congres de l'Union de la noblesse reclama (tout comme
cela avait deja ete fait en 1908 sous la troisieme Douma) que Ton
prit davantage de Juifs dans l'armee, mais qu'on les ecartat symetri-
quement de la fonction publique, de 1' administration territoriale et
municipale, de la justice.
Au printemps 1911, Pourichkevitch, s'acharnant avec les autres
contre un Stolypine deja affaibli, proposa a la Douma ces mesures
extremes : « Interdire formellement aux Juifs d'occuper toute
fonction officielle dans quelque administration que ce soit... surtout
a la peripheric de l'Empire... Les Juifs convaincus d'avoir tente
d'occuper ces fonctions devront en repondre devant la justice 47 . »
Ainsi la droite reprochait a Stolypine de faire des concessions
aux Juifs.
Quand il avait pris ses fonctions au printemps 1906, Stolypine,
lui, avait du considerer le Manifeste du 17 octobre comme un fait
accompli, meme s'il fallait lui apporter certains correctifs. Que
l'empereur y eut appose sa signature a la hate, sans reflechir suffi-
samment - cela n' avait ddsormais plus aucune importance, il fallait
l'appliquer, il fallait reconstruire l'Etat au milieu des difficultes,
conformement au Manifeste et en depit des hesitations du tsar lui-
meme. Et cela impliquait l'egalite des droits pour les Juifs.
Bien entendu, les restrictions imposees aux Juifs se maintinrent,
et pas seulement en Russie. En Pologne, pays que Ton considerait
- au meme titre que la Finlande - comme opprime, ces limitations
etaient encore plus brutales. Voici ce qu'en ecrit Jabotinski : « Le
joug qui pese sur les Juifs en Finlande est sans commune mesure
47. Compte rendu stenographique des d6bats a la troisieme Douma, 1911, p. 2911.
LE TEMPS DE LA DOUMA 477
meme avec ce que Ton connatt en Russie ou en Roumanie... Le
premier Finnois venu, s'il surprend un Juif hors d'une ville, a le
droit d'arreter le criminel et de le conduire au poste de police. La
plupart des metiers sont interdits aux Juifs. Les manages juifs sont
soumis a des formalites contraignantes et humiliantes... 11 est tres
difficile d'obtenir l'autorisation de construire une synagogue... Les
Juifs sont prives de tout droit politique. » Ailleurs, en Galicie
autrichienne, « les Polonais ne se cachent pas de ne voir dans les
Juifs qu'un mat6riau servant a renforcer leur pouvoir politique dans
cette region... On a releve des cas ou des lyceens etaient exclus de
leur etablissement "pour sionisme" », on entrave de mille et une
fa?ons le fonctionnement des ecoles juives, on manifeste sa haine
envers leur jargon (le yiddish) et le parti socialiste juif lui-meme
est boycotte par les sociaux-democrates polonais 48 . » En Autriche
meme, pourtant pays d'Europe centrale, la haine envers les Juifs
etait encore vive et de nombreuses restrictions demeuraient en
vigueur, comme, par exemple, les cures a Karlsbad : tantot el les
etaient purement et simplement fcrmces aux Juifs, tantot ceux-ci
pouvaient s'y rendre seulement en ete, et les « Juifs d'hiver » ne
pouvaient y acceder que sous un controle strict 49 .
Mais le systeme de limitations qui avait cours en Russie meme
justifiait pleinement les doleances globalement exprimees dans
I' Encyclopedic juive : « La situation des Juifs apparait comme
hautement incertaine dans la mesure ou elle depend de la facon
dont la loi est interpreted par ceux qui sont charges de l'appliquer,
y compris au niveau le plus bas de la hierarchie, voire tout
simplement de leur bon vouloir... Ce flou... a pour cause... l'extreme
difficulti de parvenir a une interpretation et a une application
uniformes des lois limitant les droits des Juifs... Leurs nombreuses
dispositions ont 616 completers et modifiers par de multiples
decrets signes par l'empereur sur proposition de differents minis-
teres... et qui, de surcroit, n'ont pas toujours ete reportes dans le
Code general des lois » ; « meme lorsqu'il dispose d'une autori-
sation expresse produite par Tautorite competente, le Juif n'a pas
la certitude de 1'intangibilite de ses droits » ; « un refus emanant
d'un fonctionnaire subalterne, une lettre anonyme envoyee par un
48. VI. Jabolinski, Homo homini lupus, Felietony, pp. 111-113.
49. EJ, 1.9, p. 314.
478 DEUX SIECLES ENSEMBLE
concurrent ou une demarche effective au grand jour par un rival
plus puissant cherchant a obtenir 1' expropriation d'un Juif, suffisent
pour condamner celui-ci a 1'errance 50 ».
Stolypine comprenait fort bien et 1'absurdite" d'un tel etat de
chose, et 1' irresistible mouvement poussant alors a un statut
d'egalite pour les Juifs, statut qui existait deja dans une large
mesure en Russie.
Le nombre des Juifs dtablis hors de la Zone de residence
augmentait regulierement d' annee en annee. Apres 1903, les Juifs
avaient eu acces a 101 licux de residence supplementaires, et le
nombre de ceux-ci fut encore notablement augmente sous Stolypine
qui mit la en oeuvre une mesure que le tsar n'avait pas prise en
1906 et que la Douma avait rcjetee en 1907. L'ancienne Encyclo-
pedic juive indique que le nombre de ces lieux de residence supple-
mentaires s'elevait a 291 en 1910-1912 51 ; quant a la nouvelle
Encyclopedic, elle avance le nombre de 299 pour 1' annee 1911 52 .
L'ancienne Encyclopedic nous rappelle qu'a partir de 1'ete" 1905,
dans la foulee des evenements revolutionnaires, « les instances diri-
ge antes [des etablissements d'enseignement] ne tinrent pas compte
pendant trois ans du numerus clausus 53 ». A partir d'aout 1909,
celui-ci fut rcduit par rapport a ce qu'il 6tait auparavant dans les
etablissements d'enseignement superieur et secondaire (d^sormais :
5 % dans les capitales, 10 % hors de la Zone de residence, 15 % a
l'interieur de celle-ci 54 ), mais sous condition d'etre respecte\
Cependant, comme la proportion d'etudiants juifs 6tait de 11 % a
l'Universite de Saint-Petersbourg et de 24 % a celle d'Odessa 55 ,
cette mesure fut ressentie comme une nouvelle restriction. C'est en
1911 que fut prise une veritable mesure restrictive : le numerus
clausus fut etendu aux externes 56 (pour les garcons seulement ; dans
les etablissements de jeunes Giles, le pourcentage reel 6tait de
13,5 % en 191 1). Dans le meme temps, les etablissements d'ensei-
gnement artistique, commercial, technique et professionnel accep-
50. EJ, t. 13, pp. 622-625.
51. EJ, t. 5, p. 822.
52. PEJ, t.5, p. 315.
53. EJ., t. 13, p. 55.
54. PEJ, t. 7, p. 352.
55. S. V. Power, levrei v obschtche! chkole... (Les Juifs dans l'ecole publique...), SPb.,
Razoum, 1914, p. 54.
56. PEJ, 1. 6, p. 854 : t. 7, p. 352.
LE TEMPS DE LA DOUMA 479
taient les Juifs sans restrictions. « Apres l'enseignement secondaire
et superieur, les Juifs se ruerent dans l'enseignement profes-
sionnel » qu'ils avaient neglige" jusqu'alors. Si, en 1883, « dans
toutes les ecoles professionnelles municipales et regionales », les
Juifs ne representaient que 2 % des effectifs, ils etaient 12 % des
garcons et 17 % des filles en 1898". - Par ailleurs, « la jeunesse
juive a rempli les etablissements d'enscignement superieur
prives » ; ainsi, en 1912, l'lnstitut de commerce de Kiev comptait
1875 etudiants juifs, et l'lnstitut psycho-neurologique, « des
milliers ». A partir de 1914, tout etablissement d'enseignement
prive pouvait dispenser les cours dans la langue de son choix™.
II est vrai que 1' instruction obligatoire pour tous s'inscrivait dans
la logique du temps.
La tache principale que s'etait fixee Stolypine consistait a mener
a bien la reforme agraire, et a creer ainsi une classe solide de
paysans-proprietaires. Son compagnon d'armes, le ministre de
1' Agriculture A. V. Krivocheine, lui aussi partisan de la suppression
de la Zone de residence, insistait dans le meme temps pour que fut
limite « le droit des societes anonymes par actions » a proceder a
l'achat de terres, dans la mesure ou il risque d'entrafner la
formation d'un « important capital foncier juif » ; en effet, « la
penetration dans le monde rural de capitaux speculatifs juifs
risquait de compromettre le succes de la reforme agraire » (il
exprimait dans le meme temps la crainte que cela n'entrainat 1' ap-
parition d'un antisemitisme inconnu jusque-la dans les campagnes
de Grande Russie 39 ). Ni Stolypine ni Krivocheine ne pouvaient
admettre que les paysans restassent dans la misere du fait de ne
point posseder des terres. En 1906, les colonies agricoles juives
furent elles aussi privees du droit d'acquerir des terres appartenant
a TEtat, celles-ci etant desormais reservees aux paysans 60 .
L'economiste M. Bernadski a cite" les chiffres suivants pour
la periode d'avant-guerre : 2,4 % des Juifs travaillaient dans
57. EJ, 1. 13, pp. 55-58.
58. /. M. Troitski, Ievrei v rousskoi chkole (Les Juifs et l'&ole russe), in LMJR-1,
pp. 358. 360.
59. K. A. Krivocheine, A. V. Krivoch6ine (1857-1921) : Evo znatchenie v istorii Rossii
natchal XX veka (A. V. Krivochdine (1857-1921) : son role dans l'histoire de la Russie
au d6but du xx c siecle), Paris, 1973, pp. 290, 292.
60. EJ, t. 7, p. 757.
480 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1' agriculture, 4,7% exercaient une profession liberate, 11,5%
etaient gens de maison, 31 % travaillaient dans le commerce (les
Juifs rcpresentaient alors 35 % des commercants de Russie), 36 %
dans l'industrie ; 18 % des Juifs etaient installes dans la Zone de
residence 61 . En rapportant ce dernier chiffre aux 2,4 % cites plus
haut, on constate que le nombre de Juifs residant dans des zones
rurales et occupes dans l'agriculture n'avait guere augmente, alors
que, selon Bernadski, « il etait de l'interet des Russes que les forces
et les ressources juives s'investissent dans tous les domaincs de
la production », toute limitation a eux imposee « representant un
gaspillage colossal des forces productives du pays ». II indiquait
ainsi qu'en 1912, par exemple, la Societe des fabricants et manufac-
turiers d'un quartier industriel de Moscou avait fait une demarche
aupres du president du Conseil des ministres pour que les Juifs ne
fussent pas empeches de jouer leur role de maillon intermediate
avec les centres de production industrielle russes 62 .
B.A. Kamenka, president du directoire et fonde de pouvoir de la
Banque de l'Azov et du Don, se tourna vers le financement de l'in-
dustrie miniere et metallurgique et patronna onze entreprises impor-
tantes dans la region du Donets et de l'Oural 63 . - La participation
des Juifs a des societes par actions ne faisait l'objet d'aucune
restriction dans l'industrie, mais « les limitations imposees aux
societes par actions qui souhaitaient acquerir des biens fonciers
declencha un tolle dans l'ensemble des milieux financiers et indus-
tries ». Et les dispositions prises par Krivocheine d'etre abrogees 64 .
V. Choulguine se livra a la comparaison suivante : « La "puis-
sance russe" paraissait bien ingenue face a l'offensive parfaitement
ciblee des Juifs. La puissance russe faisait penser a la crue d'un
long fteuve paisible : une etendue sans fin plongee dans une douce
somnolence ; de l'eau il y en a, ah mon Dieu qu'il y en a, mais ce
n'est que de l'eau dormante. Or ce meme fteuve, quelques verstes
plus loin, enserre par de fortes digues, se transforme en impetueux
61. M. Bernadski, Ievrci i rousskoi'e narodnoi'c khoziai'stvo (Les Juifs et l'6conomie
russe). in Chlchit : liieratourny sbornik/ pod red. L. Andrecva, M. Gorkovo et F. Solo-
gouba. 3-e izd.. dop., M. : Rousskoie Obchtchestvo dlia izoutchenia ievrci'skoi jisni,
1916. pp.28, 30; PEJ, t. 7, p. 386.
62. Bernadski, Chtchil, pp. 30, 31.
63. EJR, 1. 1, p. 536.
64. Krivocheine, pp. 292-293.
LE TEMPS DE LA DOUM A 48 1
torrent dont les caux bouillonnantes se precipitent dans les turbines
en folie 65 . »
C'est le meme son de cloche qui se fait entendre du cote de la
penscc economique liberate : « La Russie, si pauvre... en main-
d'ceuvre hautement qualifiee..., semble vouloir accrottre encore son
ignorance et son retard intellectuel par rapport a 1' Occident. »
Refuser aux Juifs Faeces aux leviers de la production « revient a
un refus delibere d'utiliser... leurs forces productives 66 ».
Stolypine voyait bien que e'etait la du gaspillage. Mais les diffe-
rents secteurs de l'economie russe se developpaient de facon par
trop inegale. Et il considerait les restrictions imposees aux Juifs
comme une sorte de taxe douaniere qui ne pouvait etre que provi-
soire, en attendant que les Russes consolidassent leurs forces dans
la vie publique comme dans la sphere de l'economie, ces mesures
protectrices secretant par ailleurs un climat de serre malsain pour
eux. Enfin (mais apres combien d'annees ?), le gouvernement
commenca a mettre en ceuvre les mesures pour le developpement
du monde paysan dont devait decouler une veritable, une authen-
tique egalite des droits entre les classes sociales et les nationalities ;
un developpement qui aurait fait disparaitre chez les Russes la peur
des Juifs et qui aurait mis un terme definitif a toutes les restrictions
dont ceux-ci etaient encore victimes.
Stolypine envisageait d'utiliser les capitaux juifs pour stimuler
l'economie de la Russie en accueillant leurs nombreuses soci&es
par actions, leurs entreprises, leurs concessions, leurs exploitations
des ressources naturelles. Dans le meme temps, il comprenait que
les banques privees, dynamiques et puissantes, preferaient souvent
s' entendre entre elles plutot que de se faire concurrence, mais il
comptait contrebalancer ce phenomene par « une nationalisation du
credit », e'est-a-dire par le renforcement du role de la Banque
d'Etat et par la creation d'un fonds d'aide aux paysans entrepre-
nants qui ne pouvaient se procurer du credit ailleurs.
Mais Stolypine faisait un autre calcul politique : il pensait que
l'obtention de regalite" des droits eloignerait une partie des Juifs
du mouvement revolutionnaire. (Entre autres arguments, il avancait
aussi celui-ci : a 1' echelon local, on avait largement recours a la
65. Choulguine, p. 74.
66. Bernadski, pp. 27, 28.
482 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pratique des pots-de-vin pour tourner la loi, ce qui avait pour effet
de r^pandre la corruption au sein de l'appareil d'Etat.)
Parmi les Juifs, ceux qui ne cedaient pas au fanatisme compre-
naient bien que, malgre le maintien des restrictions, malgre les
attaques de plus en plus virulentes (mais qui traduisaient leur
impuissance) des milieux de droite, ces annees-la offraient des
conditions de plus en plus favorables aux Juifs et conduisaient
necessairemcnt a l'egalite des droits.
A peine quelques annees plus tard, jetees dans Immigration par
la « grande revolution », deux perr.cr.nalites juives de renom medi-
terent sur la Russie pre-revolutionnaire :
Autodidacte sorti de la misere au prix des plus grands efforts, il
avait passe son baccalaureat en candidat libre a l'age de trente ans
et obtenu son diplome universitaire a trente-cinq ; il avait participe
activement au Mouvement de Liberation et avait toujours considere
le sionisme comme un reve illusoire - il s'appelait Iossif Menassie-
vitch Bikerman. Du haut de ses cinquante-cinq ans, il 6crivit ceci :
« Malgre les reglements de mai [1882] et d'autres dispositions du
meme type, malgre la Zone de residence et le numerus clausus,
malgre' Kichinev et Bialystok, j'etais un homme libre et je me
sentais tel, un homme qui avait devant lui un large eventail de
possibilites d'ceuvrer en toutes sortes de domaines, qui pouvait
s'enrichir sur le plan materiel comme sur le plan spirituel, qui
pouvait se battre pour ameliorer sa situation et economiser des
forces pour continuer le combat. Les restrictions... allaient toujours
en diminuant sous la pression de l'epoque et sous la notre, et
pendant la guerre une large breche fut ouverte dans le dernier
bastion de notre incgalite. II fallait attendre encore cinq a quinze
ans avant d'obtenir l'egalite complete devant la loi ; nous
pouvions attendre 67 . »
Appartenant a la meme generation que Bikerman, il partageait
des convictions bien differentes et sa vie fut elle aussi tres diffe-
rente : sioniste convaincu, medecin (il enseigna un temps a la
faculte de medecine de Geneve), essayiste et homme politique,
Daniil Samoi'lovitch Pasmanik, Emigre a son tour, ecrivit au meme
67. /. M. Bikerman. Rossia i rousskoi'e ievrei'stvo (La Russie el sa communaute juive),
in Rossia i ievrei (« Les elements conservateurs et destructeurs parmi les Juifs »), in
RiE. p. 33.
LE TEMPS DE LA DOUMA 483
moment que Bikerman les lignes suivantes : « Sous le regime
tsariste, les Juifs vivaient infiniment mieux et, quoi qu'on en dise,
leurs conditions de vie avant la guerre - sur le plan materiel comme
sur les autres - etaient excellentes. Nous etions alors prives de
droits politiques, mais nous pouvions d£velopper une intense
activite dans la sphere de nos valeurs nationales et culturelles,
tandis que la misere chronique qui avait ete notre lot disparaissait
progressivement 68 . » - « Le marasme economique chronique des
masses juives diminuait de jour en jour, laissant place a l'aisance
materielle, malgre les deportations insensees de plusicurs dizaines
de milliers de Juifs hors de la zone du front. Les statistiques des
soci&es de credit mutuel... constituent la meilleure preuve des
progres economiques dont ont benerlcie les Juifs de Russie au cours
de la decennie qui a precede le coup d'Etat. Et il en allait de meme
dans le domaine de la culture. Malgre le regime pol icier - e'etait la
liberte absolue par comparaison avec l'actucl regime de la Tcheka
bolchevique -, les institutions culturelles juives de toutes sortes
prosperaient. Tout debordait d' activity : les organisations etaient
en plein essor, la creation etait elle aussi tres vivante et de vastes
perspectives etaient desormais ouvertes 69 . »
En un peu plus d'un siecle, sous la couronne de Russie, la
communaute" juive etait passee de 820 000 (en comptant le royaume
de Pologne) a plus de 5 millions de representants, alors meme que
plus d'un million et demi avaient choisi d'emigrer 70 , - soit une
progression d'un facteur huit entre 1800 et 1914. Au cours des
90 dernieres annees, le nombre de Juifs avait 6t6 multiplie par 3,5
(passant de 1,5 million a 5 250 000), alors qu'au cours de la meme
periode, la population globale de l'Empire (en y incluant les
nouveaux territoires) n'avait ete multiplied que par 2,5.
Cependant, les Juifs subissaient toujours des restrictions, ce qui
alimentait la propagande anti-russe aux Etats-Unis. Stolypine
pensait pouvoir en venir a bout par V explication, en invitant des
membres du Congr6s et des journalistes americains a venir voir
sur place, en Russie meme. Mais, a l'automne 1911, la situation
68. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolutsia i ievreistvo (Bolchevizm i ioudai'zm) (La
revolution russe et les Juifs [le bolchcvisme et le judai'sme]), Paris, 1923, pp. 195-196.
69. D. S. Pasmanik, Tchevo je ray dobivai'emsia ? (Mais qu'est-ce que nous
voulons ?), RiE, p. 218.
70. PEJ, t. 7, pp. 384-385.
484 DEUX SIECLES ENSEMBLE
s'envenima au point d'entramer la denonciation d'un accord
commercial avcc les Etats-Unis remontant a quatre-vingts ans.
Stolypine ne savait pas encore ce que pouvait etre l'effet d'un
discours enflamme du futur artisan de la paix, Wilson, ni ce que
pouvait signifier l'unanimite du Congres americain. II ne vecut pas
assez pour le savoir.
Stolypine, qui a imprime son orientation, donne sa lumiere et
son nom a la decennie qui preceda la Premiere Guerre mondiale,
- alors qu'il etait l'objet de furieuses attaques aussi bien de la part
des Cadets que de 1' extreme droite, alors que les deput6s de tous
bords le trainaient dans la boue a cause de la loi sur la reforme du
zemstvo dans les provinces de l'Ouest -, fut assassine en
septembre 1911.
Le premier chef du gouvernement russe a avoir honnetement
pose et tente de resoudre, malgre les resistances de l'Empereur, la
question de l'egalite pour les Juifs, tomba - ironie de l'Histoire ! -
sous les coups d'un Juif.
Tel est le destin de la ligne mddiane...
Par sept fois on avait d£ja essaye de tuer Stolypine et c'etaicnt
des groupes revolutionnaires plus ou moins nombreux qui avaient
fomente les attentats - en vain. La, c'est un individu isole qui
reussit genialement son coup.
Tres jeune encore, Bogrov n' avait pas suffisamment de maturite
intellectuelle pour comprendre l'importance politique du role de
Stolypine. Mais il avait ete temoin des son enfance des conse-
quences quotidiennes et humiliantes de l'indgalite des Juifs, et sa
famille, son milieu, sa propre experience l'entretenaient dans la
haine du pouvoir imperial. Dans les milieux juifs de Kiev qui
paraissaient ideologiquement si mobiles, nul ne savait gre" a
Stolypine de ses tentatives pour lever les restrictions imposees aux
Juifs, et si meme ce sentiment avait effleure certains parmi les plus
aises, il etait contrebalance par le souvenir de la facon energique
avec laquelle il avait reprime la revolution de 1905-1906, ainsi que
par le mecontentemcnt que provoquaient ses efforts pour « nationa-
liser le credit » en vue de concurrencer ouvertement le capital prive.
Les cercles juifs de Kiev (mais aussi de Petersbourg ou le futur
meurtrier avait egalement sejourne) se U"ouvaient sous l'emprise
magnetique d'un champ de radicalisme absolu qui conduisit le
LE TEMPS DE LA DOUMA 485
jeune Bogrov non seulement a se sentir en droit, mais a considerer
comme de son devoir de ruer Stolypine.
Ce champ etait si puissant qu'il permit la combinaison suivante :
Bogrov-pere s'est 61eve dans la soci6te, c'est un capitaliste qui
prospere dans le systeme existant ; Bogrov-fils s'emploie a detruire
ce systeme et son pere, apres 1' attentat, declare publiquement qu'il
est fier de lui.
En fait, Bogrov n'etait pas si isole que cela : on l'applaudit
discretement dans les cercles qui manifestaient naguere leur inde-
fectible fidelite au regime.
Ce coup de feu qui mit fin a l'espoir que la Russie recouvre
jamais sa sante aurait pu tout aussi bien etre tire sur le tsar en
personne. Mais Bogrov avait decide que c'&ait impossible, car
(comme il le declara lui-meme) « 9' aurait risque - d'entralner des
persecutions contre les Juifs », d'« avoir des consequences domma-
geables sur leur situation juridique ». Tandis qu'abattre simplement
le Premier ministre n'aurait pas ce genre d'effets, pensait-il a juste
titre. Mais il se trompait lourdement quand il s'imaginait que son
acte servirait a ameliorer le sort des Juifs de Russie.
Et Menchikov lui-meme, qui avait d'abord reproche a Stolypine
les concessions qu'il avait faites aux Juifs, de se lamenter main-
tenant sur sa disparition : notre grand homme, notre meilleur diri-
geant politique depuis un siecle et demi - assassine ! et l'assassin
est un Juif ! un Juif qui ne s'est pas gene pour tirer sur le Premier
ministre de la Russie ! ? « Le coup de revolver de Kiev... doit etre
considere comme un signal d'alarme... la situation est ires grave...
il ne faut pas crier vengeance, mais se decider enfin a register 71 ! »
Et que se passa-t-il alors dans « Kiev la reactionnaire » oil les
Juifs etaient si nombreux ? Des les premieres heures suivant
l'attentat, ils furent massivement saisis de panique et commencerent
a quitter la ville. D'ailleurs, « les Juifs furent frapp6s de terreur non
seulement a Kiev, mais dans les coins les plus recules de la Zone
de residence et du reste de la Russie 72 ». Le Club des nationalistes
russes manifesta son intention de faire circuler une petition pour
chasser tous les Juifs de Kiev (ce qui resta au stade des intentions).
II n'y eut pas le debut d'un commencement de pogrom. Le
71. Novoi'e vremia, 1911, 10 (23> sept., p. 4.
72. Sliosberg, t. 3, p. 249.
486 DEUX SIECLES ENSEMBLE
president de l'organisation de jeunesse « L'Aigle a deux tetes »,
Galkine, appela a detruire les bureaux de la section locale de la
Securite et a casser du Juif : il fut immediatement neutralist. Le
nouveau Premier ministre, Kokovtsov, rappela d'urgence tous les
regiments de cosaques (ils etaient en manoeuvres loin de la ville)
et adressa a tous les gouverneurs un telegramme au ton tres ferme :
prevenir les pogroms par tous les moyens, y compris la force. Les
troupes furent concentrees en plus grand nombre que pendant la
revolution. (Sliosberg : si des pogroms avaient eclate" en 1911,
« Kiev aurait ete le theatre d'un carnage comparable aux horreurs
du temps de Bogdan Khmelnitsky 73 ».)
Non, nulle part en Russie il n'y eut le moindre pogrom. (Malgre"
cela, on a beaucoup ecrit, et avec insistance, que le pouvoir tsariste
n'avait jamais reve que d'une chose : organiser alors un pogrom
antijuif.)
Certes, la prevention des de\sordres publics fait partie des devoirs
premiers de l'Etat, et lorsque cette mission est remplie, il n'a pas a
en attendre de reconnaissance. Mais que, dans des circonstances
aussi extremes - l'assassinat du chef du gouvernement -, Ton ait
pu e"viter des pogroms dont la menace semait la panique parmi les
Juifs, cela meritait tout de meme une petite mention, ne serait-ce
qu'en passant. Eh bien non : on n'a rien entendu de tel et personne
n'a parle de cela.
Difficile a croire, mais la communaute" juive de Kiev n'a pas
exprime publiquement de condamnation ni de regret a propos de cet
assassinat. Au contraire. Apres l'execution de Bogrov, de nombreux
euidiants juifs porterent ostensiblement le deuil.
Or, tout cela, les Russes le relevaient. Ainsi, en decembre 1912,
Rozanov ecrivit : « Apres [l'assassinat] de Stolypine, quelque chose
s'est brise dans ma relation [aux Juifs] : un Russe aurait-il jamais
ose tuer Rothschild ou tel autre de "leurs grands hommes" 74 ? »
Si Ton considere les choses sous un angle historique, deux
arguments de poids empechent cependant de mettre l'acte commis
par Bogrov au compte des « puissances de l'internationalisme ». Le
premier et le plus important : ce ne fut pas le cas. Non seulement
73. Ibidem.
74. Perepiska V. V. Rozanova i M. O. Gerschenzona (La correspondance de
V. V. Rozanov et de M. O. Gerschenzon), Novy mir, 1991, n° 3, p. 232.
LE TEMPS DE LA DOUMA 487
le livre ecrit par son frere", mais differentes sources neutres
donnent a penser que Bogrov croyait vraiment pouvoir ceuvrer ainsi
a l'amelioration du sort des Juifs. Et le deuxieme : revenir sur
certains episodes inconfortables de l'histoire, les examiner attenti-
vement pour les deplorer, c'est assumer ses responsabilites ; mais
les renier et s'en laver les mains, c'est vraiment petit.
Or c'est pourtant ce qui s'est passe" presque tout de suite. En
octobre 1911, la Douma fut interpellee par les octobristes sur les
circonstances troubles de l'assassinat de Stolypine. Cela suscita une
protestation immediate du depute Nisselovitch : pourquoi, en
formulant leur interpellation, les octobristes n'avaient-ils pas
dissimule le fait que le meurtrier de Stolypine etait juif ? C'etait la,
declara-t-il, de 1' antisemitisme !
J'aurai a essuyer moi-meme cet incomparable argument.
Soixante-dix ans plus tard, j'ai ete 1'objet d'une lourde accusation
de la part de la communaute juive des Etats-Unis : pourquoi a mon
tour n'ai-je pas dissimule, pourquoi ai-je dit que l'assassin de
Stolypine etait un Juif* ? Peu importe que je me sois efforce d'en
faire une description aussi compete que possible. Peu importe ce
que le fait d'etre juif a represent^ dans les motivations de son acte.
Non, la non-dissimulation trahissait mon antisemitisme ! !
A I'epoquc, Goutchkov repondit avec dignite : « Je pense qu'il
y a bien plus d' antisemitisme dans l'acte meme de Bogrov. Je
suggererais a monsieur le depute Nisselovitch d'adresser ses
paroles enflammces non pas a nous, mais a ses coreligionnaires.
Qu'il use de toute la force de son eloquence pour les convaincre
de se tenir eloignes de deux professions infamantes : celle d'espion
au service de la police secrete et celle de terroriste. II rendrait ainsi
un bien plus grand service aux membres de sa communaute 76 ! »
Mais que peut-on demander a la memoire juive quand l'histoire
russe elle-meme a laiss6 effacer de sa memoire cet assassinat
comme un evenement sans grande portee, comme une salissure
75. Vladmir Bogrov, Dmitri Bogrov i oubii'stvo Stolypina... (Dmitri Bogrov et l'assa-
sinat de Stolypine...), Berlin, 1931.
76. A. Goutchkov, Retch v Gosoudarstvennoi Doume 15 oct. 1911 (Discours a la
Douma du 15 oct. 1911) - A. I. Goutchkov v Tretiei Gosoudarstvennoi Doume (1907-
1912), Sbornik retchei (Recueil des discours prononces par A. Goutchkov a la troisifeme
Douma), Spb, 1912, p. 163.
* Dans La Roue rouge, premier nceud, Aoul quatorze, 6d. Fayard/Scuil.
488 DEUX SIECLES ENSEMBLE
aussi marginale que negligeable. Ce n'cst que dans les annees 80
que j'ai commence a le tirer de l'oubli - pendant soixante-dix ans,
1'evoquer etait considere comme inconvenant.
Les annees passant, davantage d'evenements et de significations
viennent frapper notre ceil.
Plus d'une fois j'ai m£dite sur les caprices de PHistoire : sur
I'imprevisibilite des consequences qu'elle dresse sur notre route
- je parle des consequences de nos actes. L'Allemagne de
Guillaume II a ouvert la voie a Lenine pour qu'il detruise la Russie,
et, vingt-huit ans plus tard, c'est elle qui s'est retrouv€e divisee
pour un demi-siecle. - La Pologne a contribue au renforcement des
bolcheviks au cours de l'annee 1919, si difficile pour eux, et elle a
recolte" 1939, 1944, 1956, 1980. - Avec quel empressement la
Finlande a aide les revolutionnaires russes, elle qui ne supportait
pas, ne souffrait pas les libertes particulieres dont elle disposait
- mais au sein de la Russie -, et, en retour, elle a subi quarante ans
d'humiliation politique (la « finlandisation »). - En 1914, l'Angle-
terre a voulu mettre a bas la puissance de l'Allemagne, sa concur-
rente sur la scene mondiale, et c'est elle qui a perdu sa position de
grande puissance, et c'est toute l'Europe qui a ete detruite. - A
Petrograd, les cosaques sont restes neutres aussi bien en Fevrier
qu'en Octobre ; un an plus tard, ils subirent leur genocide (et
beaucoup parmi les victimes furent ces mimes cosaques-la). - Dans
les premiers jours de juillet 1917, les S.-R. de gauche se rap-
procherent des bolcheviks, puis formerent avec eux un semblant de
« coalition », de plateforme elargie ; un an plus tard, ils furent
^erases comme aucune autocratie n'aurait eu les moyens de le faire.
Ces consequences lointaines, nul d'entre nous n'est capable de
les prevoir, jamais. La seule facon de se premunir contre de telles
erreurs est de toujours se laisser guider par la boussole de la morale
divine. Ou, comme on dit dans le peuple : « Ne creuse pas de fosse
pour autrui, tu y tomberas toi-meme. »
Pareillement, si l'assassinat de Stolypine eut de cruelles conse-
quences pour la Russie, les Juifs non plus n'en tirerent aucun
benefice.
Chacun peut certes voir les choses a sa facon, mais, pour ma
part, je percois ici les pas geants de l'Histoire, et suis frappe par le
caractere imprevisible de ses resultats.
Bogrov a tu6 Stolypine, pensant ainsi proteger les Juifs de
LE TEMPS DE LA DOUMA 489
l'oppression. Stolypine aurait de toute facon 6t6 ecarte du pouvoir
par l'Empereur, mais il aurait a coup sur ete rappele de nouveau en
1914-16 du fait de la vertigineuse carence en hommes capables de
gouverner ; or, sous son gouvernement, nous n'aurions pas connu
une fin si lamentable ni dans la guerre ni dans la revolution. (A
supposer qu'avec lui au pouvoir nous nous serions engages dans
cette guerre.)
Premier pas de l'Histoire : Stolypine est tue, la Russie use ses
nerfs dans la guerre et se couche sous la botte des bolcheviks.
Deuxieme pas : tout feroces qu'ils soient, les bolcheviks se
reVelent encore plus nuls que le gouvernement imperial, aban-
donnant aux Allemands la moitie de la Russie, un quart de siecle
plus tard, y compris Kiev.
Troisieme pas : les nazis investissent Kiev sans difficulte et y
aneantissent la communaute juive.
Encore une fois la ville de Kiev, encore une fois un mois de
septembre, mais trente ans apres le coup de revolver de Bogrov.
Et toujours a Kiev, toujours en 1911, six mois avant l'assassinat
de Stolypine, avait pris son depart ce qui allait devenir 1' affaire
Beyliss*. On a de bonnes raisons de penser que sous Stolypine, la
justice n'aurait pas 6te" ainsi avilie. Un seul indice : on sait qu'une
fois, examinant les archives du Departement de la Securiti,
Stolypine tomba sur une note intitulee « Le Secret des Juifs » (qui
anticipait sur les « Protocoles** ») dans laquelle il etait question
du « complot juif international ». Voici le jugement qu'il formula :
« II y a peut-etre de la logique, mais aussi du parti pris... Le gouver-
nement ne saurait en aucun cas employer ce genre de mcthode 77 . »
En consequence de quoi, « 1' ideologic officielle du gouvernement
tsariste ne s'appuya jamais sur les "Protocoles" 78 ».
On a 6crit des milliers et des milliers de pages sur le proces
Beyliss. Celui qui voudrait aujourd'hui etudier de pres tous
les meandres de l'enquete, de la campagne d'opinion, du proces
77. Sliosberg*. 1. 2, pp. 283-284.
78. R. Nudelman, Doklad na seminare : Sovetskii antisemitizm - prilchiny i prognozy
(Expose au seminaire : L'antis^miiisme sovietique - causes et pronostics), in « 22 »,
revue de l'intelligentsia juive d'URSS en Israel, Tel-Aviv, 1978, n° 3, p. 145.
* Cf. infra, pages suivantes.
** Le fameux faux des « Prolocoles des Sages de Sion ».
490 DEUX SIECLES ENSEMBLE
lui-meme, devrait y consacrer au bas mot plusieurs ann6es. Cela
sortirait des limites de cet ouvrage. Vingt ans apr£s I'eV6nement,
sous le regime sovietique, ont ete publics les rapports quotidiens
de la police sur le deroulement du proces 79 ; on peut les recom-
mander a 1' attention des amateurs. II va de soi que le compte rendu
stenographique de 1'integralite des debats a egalement ete publie.
Sans parler des articles parus dans la presse.
Andrei Iouchtchinski, un garcon de douze ans, eleve d'une insti-
tution religieuse de Kiev, est victime d'un meurtre aussi sauvage
qifinhabituel : on releve sur son corps quarante-sept piqQres
denotant une connaissance certaine de l'anatomie - elles ont et6
portees a la tempe, aux veines et arteres du cou, au foie, aux reins,
aux poumons, au coeur, dans l'intention manifeste de le vider de
son sang tant qu'il est encore en vie, et de surcroit - d'apres les
traces laissees par l'ecoulement du sang - en position debout (ligote
et baillonne\ naturellement). Ce ne peut etre que l'oeuvre d'un
criminel tres habile et qui n'a certainement pas agi seul. Le corps
n'est decouvert qu'au bout d'une semaine dans une grotte sur le
territoire de l'usine de Zai'tsev. Mais le meurtre n'a pas ete commis
en cet endroit.
Les premieres accusations ne font pas reference a des motifs
rituels, mais celle-ci apparait bientot : on fait le rapprochement avec
le debut de la Paque juive et la mise en chantier d'une nouvelle
synagogue sur les terrains de Zai'tsev (un Juif). Quatre mois apres
le meurtre, cette version de l'accusation conduit a l'arrestation de
Menahem Mendel Beyliss, 37 ans, employe a l'usine de Zai'tsev. II
est arrete sans que de veritables charges pesent contre lui. Comment
tout cela est-il au juste arrive ?
L'enquete sur le meurtre fut menee par la police criminelle de
Kiev, digne consceur, a l'evidence, de la section kievienne de la
Sccurite qui s'etait empetree dans l'affaire Bogrov* et avait ainsi
cause la pcrte de Stolypine. Le travail fut confle a deux nullit^s
en tous points semblables a Kouliabko, le « curateur » de Bogrov,
Michtchouk et Krassovski, assistes par de dangereux incapables (ils
nettoyerent la neige devant la grotte pour faciliter le passage du
79. Protscss Bcilissa v otsenke Departamenta politsii (Le proces de Beyliss vu par ie
Departemenl de la Police), Krasny Arkhiv, 1931, t. 44, pp. 85-125.
* Cf. supra, chapitre 9.
LE TEMPS DE LA DOUMA 491
corpulent commissaire de police, detruisant ainsi d'eventuels
indices de la presence des meurtriers). Mais, pis encore, la rivalite"
s'installa entre les enqueteurs - c'&ait a qui s'attribuerait le merite
de la decouverte du coupable, a qui proposerait la meilleure version
des faits - et ils n'hesiterent pas a se mettre les uns aux autres des
batons dans les roues, a semer la confusion dans l'enquete, a faire
pression sur les temoins, a arreter les indicateurs du concurrent ;
Krassovksi alia meme jusqu'a maquiller le suspect avant de le
presenter a un temoin ! Cette parodie d'enquete fut conduite comme
s'il s'agissait d'un banal fait divers, sans que l'importance de l'eve-
nement effleurat meme les esprits. Lorsque le proces s'ouvrit enfin,
deux ans et demi plus tard, Michtchouk s'etait carapate" en Finlande
pour echapper a 1' accusation de falsification de preuves materielles,
un collaborates important de Krassovski avait egalement disparu,
et quant a ce dernier, destitue de ses fonctions, il avait change" de
camp et travaillait desormais pour les avocats de Beyliss.
Pendant pres de deux ans, on passa d'une version fausse a une
autre ; longtemps l'accusation porta sur la famille de la victime
jusqu'a ce que celle-ci fut mise complctement hors de cause. D
devenait de plus en plus clair que le parquet s'orientait vers une
accusation formelle visant Beyliss et vers son proces.
Celui-ci fut done accuse du meurtre - alors meme que les
charges pesant contre lui etaient douteuses - parce qu'il etait juif.
Mais comment etait-il possible, au xx e siecle, de gonfler un proces
au point d'en faire bientot une menace pour tout un peuple ? Au-
dela de la personne meme de Beyliss, le proces se transforma en
effet en accusation portee contre le peuple juif dans son ensemble
- et, des lors, l'atmosphere autour de l'enquete puis du proces
devint vite surchauffee, 1' affaire revetit une dimension interna-
tionale, gagna toute l'Europe, puis l'Amerique. (Jusque-la, les
proces pour meurtres rituels s'etaient plutot deroules en milieu
catholique : Grodno (1816), Velij (1825), Vilnius, 1' affaire Blondes
(1900) ; l'affaire Koutai's (1878) s'&ait deroulee en Georgie ; celle
de Doubossar (1903) en Moldavie ; tandis qu'en Russie a
proprement parler, il n'y avait eu que l'affaire de Saratov en 1856.
Cependant, Sliosberg ne manque pas de souligner que l'affaire de
Saratov avait egalement eu une origine catholique, tandis que dans
celle de Beyliss, on observe que la bande de voleurs qui avait ete
492 DEUX SIECLES ENSEMBLE
un moment soupconnee dtait composee de Polonais, que 1' expert
en affaires de crimes rituels designe au proces etait catholique, et
que le procureur Tchaplinski etait 6galement Polonais 80 .)
Les conclusions de I'instruction etaient si sujettes a caution
qu'elles ne furent retenues par la Chambre d'accusation de Kiev
que par trois voix contre deux. Alors que la droite monarchiste
avait declenche une vaste campagne de presse, Pourichkevitch s'ex-
prima en ces termes a la Douma en avril 1911 : « Nous n'accusons
pas les Juifs dans leur ensemble, nous crions apres la verite » sur
ce crime etrange et mysterieux. « Existe-t-il une secte juive qui
prone les meurtres rituels... ? S'il existe de tels fanatiques, qu'ils
soient stigmatises » ; quant a nous, « nous luttons en Russie contre
de nombreuses sectes », les notres 81 ; mais, dans le meme temps, il
declarait que, selon lui, 1' affaire serait etouffee a la Douma par peur
de la presse. De fait, lors de l'ouverture du proces, le nationaliste
de droite Choulguine se declara, dans les colonnes du patriotique
Kievien, oppose a sa tenue et au « miserable bagage » des autorites
judiciaires (ce pour quoi il fut accuse par 1' extreme droite d'etre
vendu aux Juifs). - Mais, compte tenu du caractere exceptionnel-
lement monstrueux du crime, personne n'osa non plus revenir sur
l'accusation afin de reprendre l'enquete a zero.
De 1' autre cote\ les milieux liberaux-radicaux lancerent eux aussi
une campagne d' opinion relayee par la presse, et pas seulement la
presse russe, mais celle du monde entier. La tension avait atteint
un point de non retour. Entretenue par la partialite de l'accusation,
elle ne fit que monter et on s'en prit bientot aux temoins eux-
memes. Selon V. Rozanov, tout sens de la mesure avait ete perdu,
surtout dans la presse juive : « La main de fer du Juif... s'abat
sur de ven6rables professeurs, sur des membres de la Douma, sur
des ecrivains... 82 »
Cependant, les ultimes tentatives pour remettre l'enquete sur ses
rails avaient echoue. L'ecurie qui se trouvait pres de l'usine de
Zaitsev, negligee dans un premier temps par Krassovski, puis
80. Sliosberg, l. 3. pp. 23-24, 37.
81. Compte rendu stenographique des debats & troisieme Douma, 1911, pp. 31 19-
3120.
82. V. V. Rozanov, Oboniatelnoie i osiazalelnoi'e otnochenie ievreiev k krovi (Le
rapport olfactif et tactile des Juifs au sang), Stockholm, 1934, p. 110.
LE TEMPS DE LA DOUMA 493
supposee avoir ete le lieu du crime, brula deux jours avant la date
fixee pour son examen par des enqueteurs peu presses. Un journa-
liste plein de fougue, Brazoul-Brouchkovski, mena sa propre
enquete, aide par le raeme Krassovski, desormais libere de ses fonc-
tions officielles. (II faut rappeler que Bontch-Brouievitch* a publie
une brochure accusant Brazoul de venalite 83 .) lis avancerent une
version des faits selon laquelle le meurtre etait cense avoir ete
commis par Vera Tcherebiak dont les enfants frequentaient Andrei
Iouchtchinski, elle-meme flirtant avec la pegre. Au cours de leurs
longs mois d' enquete, les deux fils Tcherebiak moururent dans des
circonstances obscures ; Vera accusa Krassovski de les avoir
empoisonnes, lequel l'accusa a son tour d'avoir tue ses propres
enfants. En definitive, leur version etait que Iouchtchinski avait ete
tue par Tcherebiak en personne dans 1' intention de simuler un
meurtre rituel. Elle affirmait de son cote que l'avocat Margoline lui
avait propose 40 000 roubles pour endosser le crime, ce que l'inte-
resse nia au proces alors meme qu'il faisait l'objet de sanctions
administratives pour indelicatesse.
Essayer de demeler l'echeveau des details sans nombre de cet
imbroglio judiciaire ne ferait qu'en rendre la comprehension encore
plus difficile. (Notons qu'y furent egalement impliques des
« metis » de la revolution et de la police secrete. A ce propos, il
convient de mentionner le role equivoque et 1' Strange compor-
tement, lors du proces, du lieutenant-colonel de gendarmerie Pavel
Ivanov - celui-la mcme qui, au mepris de toute loi, aida Bogrov,
deja condamne a mort, a rediger une nouvelle version des raisons
qui l'auraient pousse" a tuer Stolypine, version dans laquelle tout le
poids de la responsabilite retombait sur les organes de la Securite
auxqucls Ivanov n'appartenait pas.) Le proces allait s'ouvrir dans
une atmosphere de tempete. II dura un mois ; septembre-octobre
1913. II fut incroyablement lourd : 213 temoins convoques a la
barre (185 se presenterent), encore ralenti par les artifices de
procedure souleves par les parties en presence ; le procureur Vipper
n' etait pas de taille a resister a un groupe de brillants avocats
83. N. V. Krylenko, Za piat let. 1918-1922 : Obvinitelnye retchi... (Cinq anndes. 1918-
1922 : Requisitoires...), M., 1923, p. 359.
* Vladimir Bontch-Broutevitch (1873-1955), sociologue, e^liteur, publiciste tres Ii6 a
L6nine, collaborateur de la Pravda, spdcialiste des questions religieuses.
494 DEUX SIECLES ENSEMBLE
- Gruzenberg, Karabtchevski, Maklakov, Zaroudny - qui ne
manquerent pas d'exiger que les bourdes qu'il proferait fussent
consignees dans les proces-verbaux, comme, par exemple : le
deroulement de ce proces est entrave" par « l'or juif » ; « ils [les
Juifs en general] semblent se moquer de nous, voyez, nous avons
commis un crime, mais personne n'osera nous demander des
comptes 84 ». (On ne s'etonnera pas que, pendant le proces, Vipper
ait recu des lettres de menaces - sur certaines, on avait dessine" un
nceud coulant -, et pas seulement lui, mais les parties civiles,
1' expert de l'accusation, probablement aussi les avocats de la
defense ; le doyen des jures craignait egalement pour sa vie.) Une
grande agitation regnait autour du proces, on se revendait les
laissez-passer pour l'acces aux audiences, tout ce que Kiev
comptait de gens instruits etait en ebullition. L'homme de la rue,
lui, restait indifferent.
On proceda a une expertise mcdicale detaillee : plusieurs profes-
seurs etalerent leurs divergences sur le point de savoir si
Iouchtchinski etait ou non reste en vie jusqu'a la derniere blessure,
et sur le degre d'acuite des souffrances qu'il avait endurees. Mais
c'est 1' expertise theologico-scientifique qui fut au centre du proces :
elle portait sur le principe meme de la possibilite de meurtres rituels
perpetr^s par des Juifs, et c'est la-dessus que le monde entier fixa
son attention 85 . La defense fit appel a des autorites reconnues dans
le domaine de l'hebrai'sme, comme le rabbin Maze, specialiste du
Talmud. L'expert designe par l'Eglise orthodoxe, le professeur
I. Troitski, de l'Academie theologique de Petersbourg, conclut son
intervention en rejetant l'accusation d'un acte de sang imputable
aux Juifs ; il souligna que l'Eglise orthodoxe n'avait jamais porte"
de telles accusations, que celles-ci etaient propres au monde catho-
lique. (I. Bikerman rappellera ulterieurement que, dans la Russie
imperiale, les fonctionnaires de police eux-memes coupaient court
« presque tous les ans » aux rumeurs courant sur le sang chretien
verse lors de la Paque juive, « sinon nous aurions eu une "affaire
de meurtre rituel" non pas une fois toutes les quelques dizaines
d'annees, mais chaque annee 86 ». Le principal expert cite par
84. Ibidem, pp. 356. 364.
85. Retch, 1913, 26 oct. (8 nov.), p. 3.
86. Bikerman, RiJ, p. 29.
LE TEMPS DE LA DOUMA 495
l'accusation etait le pretre catholique Pranaitis. Pour donner de
l'ampleur au debat public, les procureurs demanderent que fussent
examinees les precedentes affaires de meurtre rituel, mais la
defense parvint a faire rejeter cette requete. Ces discussions sur le
point de savoir si le meurtre etait rituel ou pas rituel ne faisaient
qu'accrottre encore 1' emotion que le proces avait fait nattre a
travers le monde entier.
Mais il fallait bien qu'un jugement fut rendu - sur cet accuse-la,
et pas un autre - et cette mission revenait a un terne jury compose
de paysans peniblement completes par deux-trois fonctionnaires et
deux petits-bourgeois ; tous etaient extenues par un mois de proces,
ils s'endormaient pendant la lecture des pieces du dossier, deman-
daient que le proces fut ecourte, quatre d'entre eux solliciterent
l'autorisation de rentrer chez eux avant son terme et certains eurent
besoin d'une assistance medicale.
N'empeche que ces jures jugerent sur pieces : les accusations
contre Beyliss n'etaient pas fondees, pas prouvees. Et Beyliss fut
acquitte.
Et Ton en resta la. Aucune nouvelle recherche des coupables ne
fut entreprise, et ce meurtre Strange et tragique resta inexplique\
Au lieu de cela - et c'etait bien dans la tradition de la mollesse
russe - on imagina (non sans ostentation) d'eriger une chapelle sur
le lieu meme ou avait £te decouvert le cadavre du jeune
Iouchtchinski, mais ce projet suscita de nombreuses protestations,
car juge r6actionnaire. Et Raspoutine dissuada le Tsar de lui
donner suite".
Ce proces, lourd et mal conduit, avec une opinion publique
chauffee a blanc pendant toute une annee, en Russie comme dans
le reste du monde, fut justement consider^ comme une bataille de
Tsou-Shima* judiciaire. On put lire dans la presse europeenne que
le gouvernement russe s'etait attaque - au peuple juif, mais que ce
n'etait pas celui-ci qui avait perdu la guerre, c'etait bien l'Etat russe
lui-meme.
Quant aux Juifs, avec toutc leur passion, ils ne devaient jamais
87. Sliosberg,t.3,p.47.
* Allusion au terrible revers naval subi par la Russie dans sa guerre contre le Japon
(27-28 mai 1905).
496 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pardonner cet affront a la monarchic russe. Le fait que le droit eflt
fini par triompher ne devait rien changer a leurs sentiments.
II serait cependant instructif de comparer le proces Beyliss avec
un autre qui se deroula au meme moment (1913-1915) a Atlanta,
USA ; un proces qui fit alors grand bruit : celui du Juif Leo Frank,
accuse lui-aussi du meurtre d'un enfant (une petite fille violee et
assassinee), et la aussi avec des charges tres incertaines. II fut
condamne a la pendaison et, pendant la procedure de cassation, une
foule armee rarracha de sa prison et le pendit 88 . Sur le plan indi-
viduel, la comparaison joue en faveur de la Russie. Mais 1' affaire
Leo Frank n'eut que peu d'echos dans l'opinion et ne devint pas
un objet d'opprobre.
n y a un epilogue a 1' affaire Beyliss.
« Menace de vengeance par des groupes d'extreme droite,
Beyliss quitta la Russie^ et gagna la Palestine avec sa famille. En
1920, il s'installa aux Etats-Unis. » II mourut de sa belle mort, a
soixante ans, dans les environs de New York 89 .
Le ministre de la Justice Chtcheglovitov (selon certaine source,
il aurait «donne des instructions pour que 1' affaire soit elucidee
comme meurtre rituel 90 ») fut fusille par les bolcheviks.
En 1919 eut lieu le proces de Vera Tcherebiak. II ne se deroula
pas selon les procedures abhorrees du tsarisme - pas question de
jury populaire ! - et ne dura qu'une quarantaine de minutes dans
les locaux de la Tch6ka de Kiev. Un membre de celle-ci, arrete la
meme annee par les Blancs, notera dans sa deposition que « Vera
Tcherebiak fut interrogee exclusivement par des tchekistes juifs,
a commencer par Sorine » [le chef de la Tcheka Blumstein]. Le
commandant Fai'erman « lui fit subir des traitements humiliants, lui
arracha ses vetements et la frappa avec le canon de son revolver...
Elle disait : "Vous pouvez faire ce que vous voulez de moi, mais
ce que j'ai dit, je ne reviendrai pas dessus... Ce que j'ai dit au
88. V Lazaiis, Smert Leo Franka (La mort dc L6o Frank), in « 22 », 1984, n° 36,
pp. 155-159.
89. PEJ, t. 1, pp. 317, 318.
90. Ibidem, p. 317.
LE TEMPS DE LA DOUMA 497
proces Beyliss, personne ne m'a pousse a le dire, personne ne m'a
soudoyee..." » On la fusilla sur place 91 .
En 1919, Vipper, devenu entre temps fonctionnaire sovietique,
fut decouvert a Kalouga et juge par le Tribunal revolutionnaire de
Moscou. Le procureur bolchevique Krylenko prononca les paroles
suivantes : « Attendu qu'il presente un danger reel pour la Rcpu-
blique... qu'il y ait un Vipper de moins parmi nous ! » (Cette
plaisanterie macabre laissait entendre qu'il restait encore en vie
un R. Vipper, professeur d'histoire medievale.) Toutefois, le
Tribunal se contenta d'expedier Vipper « dans un camp de concen-
tration... jusqu'a ce que le regime communiste soit definitivement
consolid6 92 ». Apres quoi, on perd sa trace.
Beyliss avait ete acquitte par des paysans, de ces paysans ukrai-
niens accuses d'avoir participe aux pogroms contre les Juifs au
tournant du siecle et qui devaient bientot connaitre la collectivi-
sation et la famine organisee de 1932-33 - une famine que les
journalistes du monde entier ont ignoree et que Ton n'a pas inscrite
au passif de ce regime.
Voila encore de ces pas de l'Histoire...
91 . Tchekist o Tcheka (Un tchdkiste parle de la Tcheka). Na tchoujoi storone : Isloriko
literatoumye sborniki / pod red. S. P. Melgounova, t. 9. Berlin : Vataga ; Prague : Plamia,
1925, pp. 118, 135.
92. Krylenko, pp. 367-368.
Chapitre 11
JUIFS ET RUSSES AVANT
LA PREMIERE GUERRE MONDIALE
LA PRISE DE CONSCIENCE
En Russie - pour dix ans encore elle eehappait a sa perte - les
meilleurs esprits parmi les Russes et les Juifs avaient eu le temps
de jeter un regard en arriere et d'6valuer sous divers points de vue
l'essence de notre vie commune, de reflechir serieusement sur la
question de la culture et du destin national.
Le peuple juif se frayait un chemin a travers un present toujours
changeant en trainant derriere soi la queue d'une comete de trois
mille ans de diaspora, sans jamais perdre conscience d'etre « une
nation sans langue ni territoire, mais avec ses propres lois »
(Salomon Lourie), preservant sa difference et sa specificite par la
force de sa tension religieuse et nationale - au nom d'une Provi-
dence sup6rieure, m6ta-historique. Les Juifs des xrx^-xx 6 siecles
ont-ils cherche a s'identifier aux populations qui les entouraient,
a se fondre en elles ? Certes, ce sont les Juifs de Russie qui,
plus longtemps que leurs autres coreligionnaires, s'etaient main-
tenus dans le noyau de 1' isolation, concentres sur leur vie et leur
conscience religieuses. Mais, a partir de la fin du xix e siecle, c'est
justement cette communaute juive de Russie qui a commence a se
renforcer, a s'accroitre, a s'epanouir, et voila que « toute l'histoire
de la communaute juive a l'epoque moderne s'est trouvee placee
sous le signe de la judeite russe », laquelle manifesta egalement
« un sens acere du mouvement de l'Histoire 1 ».
De leur cote, les penseurs russes restaient perplexes devant le
l. B.T. Dinour, Religiozno-natsionalny oblik rousskovo ievre'i'stva (Les aspects reli-
gieux et nationaux des Juifs de Russie), in LMJR-1, pp. 319, 322.
500 DEUX SIECLES ENSEMBLE
particularisme des Juifs. Et, pour eux, au xix* sieele, la question
etait de savoir comment le surmonter. Vladimir Soloviev, qui mani-
festait une profonde sympathie pour les Juifs, proposait d'y
parvenir par 1' amour des Russes envers les Juifs.
Avant lui, Dostoi'evski avait note la fureur disproportionnde
provoquee par ses remarques, certes blessantes mais fort rares, sur
le peuple juif : « Cette fureur est un temoignage eclatant sur la
fa§on dont les Juifs eux-memes considerent les Russes... et que,
dans les motifs de nos diff6rends avec les Juifs, ce n'est peut-etre
pas le seul peuple russe qui porte toute la responsabilite\ mais que
ces motifs, de toute evidence, se sont accumules de part et d' autre,
et on ne saurait dire de quel cote il y en a le plus 2 . »
De cette meme fin du xix e sieele, I. Teitel nous rapporte 1' obser-
vation suivante : « Les Juifs sont dans leur majoriti des materia-
listes. Forte est en eux l'aspiration a acqu6rir des biens materiels.
Mais quel mepris pour ces biens materiels des lors qu'il est
question du "moi" inteneurVde la dignit6 nationale ! Pourquoi, en
effet, la masse de la jeunesse juive - qui s'est completement
detournee de la pratique religieuse, qui souvent ne parle meme pas
sa langue maternelle -, pourquoi cette masse, ne serait-ce que pour
la forme, ne s'est pas convertie a l'orthodoxie, ce qui lui aurait
ouvert en grand les porte s de toutes les universites et lui aurait
donne acces a tous les biens de la terre ? » Meme la soif de connais-
sances n'a pas suffi, alors que « la science, la connaissance sup6-
rieure etaient tenues par eux en plus haute estime que la fortune ».
Ce qui les retenait, c'&ait le souci de ne pas abandonner leurs core-
ligionnaires dans le besoin. (II ajoute aussi que se rendre en Europe
pour y faire des etudes n'etait pas non plus une bonne solution :
« Les etudiants juifs se sentaient fort mal a 1'aise en Occident...
Le Juif allemand les considerait comme des indesirables, des gens
peu sflrs, bruyants, desordonnes » ; et cette attitude n'etait pas
seulement le fait des Juifs allemands, « les Juifs francais et suisses
n' etaient pas en teste 3 ».
Quant a D. Pasmanik, lui aussi mentionna cette categorie de Juifs
2. EM. Dostoievsky Dnevnik pisatclia : za 1877, 1880 i 1881 gody (Journal d'un
6crivain, mars 1877, chap. 2), M., L., 1929. 1877, Mart, gl 2, p. 78.
3. /. L Teitel, Iz moi'e'i jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris, I. Povo-
lotski i ko., 1925, pp. 227-228.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 501
convertis sous la contrainte, qui n'en 6prouvaient que plus de
ressentiment envers le pouvoir et ne pouvaient que s'opposer a lui.
(A partir de 1905, la conversion fut facilitee : il n'etait plus n6ces-
saire de passer a l'orthodoxie, il suffisait de devenir chretien, et le
protestantisme etait pour beaucoup de Juifs plus acceptable. En
1905 fut egalement abrogte 1' interdiction de revenir au judai'sme 4 .)
Un autre auteur concluait avec amertume, en 1924, qu'au cours
des dernieres decennies precedant la revolution, ce ne fut pas
seulement « le gouvernement russe... qui rangea definitivement le
peuple juif parmi les ennemis de la patrie », mais, « pis encore, ce
furent beaucoup de responsables politiques juifs qui se rangerent
eux-memes parmi ces ennemis, radicalisant leur position et cessant
de faire la difference entre le "gouvernement" et la patrie, c'est-a-
dire la Russie... L' indifference des masses populaires juives et de
leurs leaders pour le destin de la Grande Russie fut une erreur poli-
tique fatale 5 ».
Bien entendu, comme tout processus social, celui-ci - et, de
surcroit, dans un cadre aussi divers et mobile que le milieu juif -
ne se deroulait pas de fa?on lineaire, il se dedoublait ; dans le coeur
de nombreux Juifs instruits, il provoquait des dechirements. D'un
cote, « l'appartenance au peuple juif confere une position specifique
dans 1'ensemble du milieu russe 6 ». Mais d'observer aussitot « une
remarquable ambivalence : l'attachement sentimental traditionnel
de nombreux Juifs au monde russe environnant, leur enracinement
dans ce monde, et, dans le meme temps, un rejet intellectuel, un
refus sur toute la ligne. L' affection pour un monde abhorre 7 ».
Cette approche si douloureusement ambivalente ne pouvait pas
ne pas conduire a des r&sultats tout aussi douloureusement ambiva-
lents. Et lorsque I. V. Hessen, dans une intervention a la deuxieme
Douma, en mars 1907, apres avoir me" que la revolution se trouvat
encore dans sa phase de montee de la violence, refusant ainsi aux
partis de droite le droit de se poser en deTenseurs de la culture
4. EJ, t. 11, p. 894.
5. V. S Mandel, Konservativnye i pazrouchitelnye elementy v ievrei'stve (Les elements
conservatcurs et dcstructeurs parmi les Juifs). in RiJ, pp. 201, 203.
6. D. O. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskovo ievrei'a (La conscience
nationale du Juif russe), RiJ, p. 142.
7. G.A. Landau, Revolioutsionnye idei v ievrei'skoi obctchestvennosti (Les idees
revolutionnaircs dans la soci&e' juive), RiJ, p. 115.
502 DEUX SIECLES ENSEMBLE
contre l'anarchie, s'exclama : « Nous qui sommes enseignants,
medecins, avocats, statisticiens, gens de lettres, nous serions les
ennemis de la culture ? Qui vous croira, messieurs ? » - on lui cria
des bancs de la droite ; « Vous etes les ennemis de la culture russe,
pas de la culture juive 8 ! » Des ennemis, bien sflr que non, pourquoi
aller aussi loin, mais - comme 1'indiquait la partie russe - etes-
vous vraiment, sans reserve, nos amis ? Le rapprochement etait
rendu difficile justcment par ceci : comment ces brillants avocats,
professeurs et medecins pouvaient-ils ne pas avoir au plus profond
d'eux-memes des sympathies avant tout juives ? Pouvaient-ils se
sentir, entierement et sans reserve, russes par 1' esprit ? De la
decoulait un probleme encore plus complique : pouvaient-ils pour
de bon prendre a cceur les interets de l'Etat russe dans toute leur
ampleur et leur profondeur ?
Pendant cette meme singuliere periode, on constate d'un cote
que les classes moyennes juives choisissent tres clairement de
donner une education lai'quc a lcurs enfants, et ce, en langue russe,
et on assiste de 1' autre au developpement de publications en yiddish
- et entre en usage le terme de « yiddishisme » : que les Juifs
restent juifs, qu'ils ne s'assimilent pas.
II existait encore une voie vers 1' assimilation, marginale
sans doute, mais non negligeable : celle des mariages mixtes. Et
aussi un courant d' assimilation superficiel consistant a adapter a
la maniere russe des pseudonymes artificiels. (Et qui faisait cela
le plus souvent ? ! Les grands sucriers de Kiev «Dobry*»,
«Babouchkine" », juges pendant la guerre pour entente avec
l'ennemi. L'6diteur « Iasny"* » que meme le journal d'orien-
tation constitutionnelle-democrate Retch traitait de « speculateur
avide », de « requin sans scrupules'' ». Ou encore le futur bolchevik
D. Goldenbach, qui considerait « toute la Russie comme un pays
sans interet » mais ne s'en deguisa pas moins en « Pviazanov » pour
enquiquiner les lecteurs avec ses ratiocinations de thioricien
marxiste, jusqu'a son arrestation en 1937.)
8. Compte rendu stcnographique des d6bats de la deuxicme Douma, 13 mars 1907,
p. 522.
9. P. G. - Marodiory knigi 3 (Les maraudeurs du livre), in Retch, 1917, 6 mai, s.
* Litt6ralement : « bon », « gendreux ».
** Forme' sur « babouchka » - « grand-mere », « mamie ».
*** Litteralement : « clair », « lumineux ».
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 503
Et c'est precisement pendant ces decennies, et tout particulie-
rement en Russie, que se developpa le sionisme. Lcs sionistes ironi-
saient sur ceux qui voulaient s'assimiler, qui s'imaginaient que le
destin des Juifs de Russie ctait indissolublement lie au destin de la
Russie elle-meme.
Et la, nous devons avant tout nous tourner vers VI. Jabotinski,
brillant et original essayiste qui fut amend, dans les annees qui prece-
derent la revolution, a exprimer non seulement son rejet de la Russie,
mais egalement son desespoir. Jabotinski considerait que la Russie
n'etait, pour les Juifs, rien de plus qu'une halte sur leur parcours
historique et qu'il fallait reprendre la route - vers la Palestine.
La passion enflammait ses propos : ce n'est pas avec le peuple
russe que nous sommes en contact, nous apprenons a le connaitre
a travers sa culture, « essentiellement a travers ses ecrivains..., a
travers les manifestations les plus elevees, les plus pures de l'esprit
russe », - et cette appreciation, nous la transposons a 1' ensemble
du monde russe. « Beaucoup, parmi nous, issus de 1' intelligentsia
juive, aiment la culture russe d'un amour fou et avilissant... de
1' amour avilissant du gardien de pourceaux pour une reine. » Quant
au monde juif, nous le decouvrons a travers la bassesse et la laideur
du quotidien 10 .
II est sans pitie" pour ceux qui cherchent a s'assimiler. « Beau-
coup d'habitudes serviles qui se sont developpees dans notre
psychologie au fur et a mesure que notre intelligentsia se russi-
fiait », « ont ruine l'espoir ou le desir de conserver intacte la
judeite, et menent a sa disparition. » L'intellectuel juif moyen
s'oublie lui-meme : il vaut mieux ne plus prononcer le mot « juif »,
« l'epoque n'est plus a cela » ; on a peur d'ecrire : « nous, les
Juifs », mais on ecrit : « nous, les Russes » et meme : « nous autres,
les Russkoffs ». « Le Juif peut occuper une place de premier plan
dans la societe" russe, mais il restera toujours un Russe de deuxieme
catdgorie », et ce, d'autant plus qu'il conserve une "inclination de
l'ame" specifique. » - On assiste a une epidemie de baptemes par
interet, parfois pour des enjeux bien plus mesquins que 1'obtention
d'un diplome. « Les trente deniers de l'egalite des droits... » En
abjurant notre foi, depouillez-vous egalement de notre nationalite".
10. VI. Jabotinski, [Sb] Felietony. SPb. : Tipografia Gerold, 1913, p. 9-11.
IL VA Jabotinski, [Sb] Felietony, pp. 16, 62-63, 176-180, 253-254.
504 DEUX SIECLES ENSEMBLE
La situation des Juifs en Russie - et pas a n'importe quel
moment, mais precis^ment apres les annees 1905-1906 - lui
apparait comme desesper£ment sombre : « La realite objective,
c'est-a-dire le fait de vivre a Fetranger, s'est retoumee elle-meme
aujourd'hui contre notre peuple, et nous sommes faibles et impuis-
sants. » - « Deja, par le passe, nous savions que nous etions
entoures d'ennemis » ; « cette prison » (la Russie), « une meute de
chiens » ; « le corps gisant, couvert de plaies du peuple juif de
Russie, traque\ entoure d'ennemis et sans defense » ; « six millions
d'etres humains grouillant dans une fosse profonde..., une torture
lente, un pogrom qui n'en finit pas » ; et meme, selon lui, « les
journaux finances par des fonds juifs » ne defendent pas les Juifs
« en ces temps de persecution inoui'e ». Fin 1911, il ecrit : « Voila
plusieurs annees que les Juifs de Russie s'entassent sur le banc des
accuses » alors que nous ne sommes pas des revolutionnaires, que
« nous n'avons pas vendu la Russie aux Japonais » et que nous ne
sommes ni des Azef , ni des Bogrov** ; du reste, a propos de
Bogrov : « Cet infortune jeune homme - il etait ce qu'il etait -, a
l'heure d'une mort si admirable [!], fut conspue par une dizaine de
brutes sorties de la fosse d'aisance des Cent-noirs kteviens, venues
s'assurer que l'execution avait bien eu lieu 12 . »
Et, revenant encore et toujours sur la communaute" juive clle-
meme : « Nous sommes aujourd'hui culturellement demunis,
comme au fond d'un taudis, d'une obscure impasse. » - « Ce dont
nous souffrons avant tout, c'est du mepris de nous-memes ; ce dont
nous avons besoin avant tout, c'est de nous respecter nous-memes...
U etude de la judeite doit devenir pour nous la discipline centrale...
La culture juive est desormais pour nous la seule planche de salut 13 . »
Tout cela, on peut, oui, on peut le comprendre, le partager. (Et
nous autres, Russes, on peut le faire, surtout aujourd'hui, en cette
fin du xx c siecle.)
II ne condamne pas ceux qui, par le passe, ont milite pour
1' assimilation : au cours de l'Histoire, « il existe des moments ou
12. Ibidem, pp. 26, 30. 75, 172-173, 195, 199-200, 205.
13. Ibidem, pp. 15, 17, 69.
* Azef Evno (1869-1918), terroriste, agent double (des S.-R. et de l'Okhrana),
d6masqud par A. Bourtsev.
** L' assassin de Stolypine ; cf. supra, chapitre 10.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 505
1' assimilation est incontestablement souhaitable, ou elle represente
une necessaire etape du progres. » Ce fut le cas apres les annees 60
du xix e siecle, lorsque l'intelligentsia juive se trouvait encore a
l'etat embryonnaire, qu'elle commenc^it a s'adapter au milieu envi-
ronnant, a une culture ayant atteint le stade de la maturite. A cette
epoque-la, s'assimiler ne voulait pas dire « renier le peuple juif,
mais, au contraire, faire le premier pas sur la voie d'une activite"
nationale autonome, franchir une premiere marche vers le renouvel-
lement et la renaissance de la nation ». II fallait « assimiler ce qui
nous etait etranger pour etre capables de developper avec une
energie nouvelle ce qui nous etait propre ». Mais, un demi-siecle
plus tard, beaucoup de transformations radicales se sont operees
aussi bien a l'exterieur qu'a l'interieur du monde juif. Le desir
de s'approprier le savoir universel s'est generalise comme jamais
auparavant. Et c'est la, maintenant, qu'il faut inculquer aux jeunes
generations les principes juifs. C'est maintenant que plane la
menace d'une irremediable dilution dans le milieu etranger : «I1
ne se passe pas de jour que nos fils ne nous quittent » et « ne nous
deviennent etrangers » ; « cclaires par les Lumieres, nos enfants
servent tous les peuples de la Terre, sauf le notre ; personne n'est
plus la pour travailler a la cause juive ». « Le monde qui nous
entoure est par trop magnifique, trop spacieux et trop riche » - nous
ne pouvons pas admettre qu'il detoume la jeunesse juive de « la
laideur de l'existence quotidienne des Juifs... L'approfondissement
des valeurs nationales de la judeite doit devenir l'axe principal...
de 1' Education juive. » - « Seule la caution solidaire permet a une
nation de tenir » (nous-memes en aurions bien besoin ! - A.S.),
tandis que le reniement freine le combat pour le droit des Juifs : on
s'imagine qu'il y a une issue, et « on part... ces derniers temps...
par masses compactes, avec legerete et cynisme 14 ».
Puis, se laissant emporter : « L' esprit royal [d' Israel] dans
toute sa puissance, son histoire tragique dans toute sa grandiose
magnificence... » « Qui sommes-nous pour nous justifier devant
eux ? Qui sont-ils pour nous demander des comptes 15 ? »
Cette derniere formule, on peut aussi la respecter pleinement.
14. Ibidem, pp. 18-24, 175-177.
15. Ibidem, pp. 14, 200.
506 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Mais sous condition de reciprocite. D'autant plus qu'il ne revient a
aucune nation ou religion d'enjuger une autre.
Les appels au retour aux ratines juives ne sont pas restes sans
echo au cours de ces annees-la. A Petersbourg, avant la revolution,
« on pou\ ait noter dans les cercles de 1' intelligentsia russo-juive un
tres grand interet pour l'histoire juive 16 ». En 1908, la Commission
historico-ethnographique juive s'elargit et se transforma en Societe
historico-ethnographique juive 17 , avec a sa tete M. Winaver. Elle
travailla activement et efficacement a rassembler les archives sur
l'histoire et 1'ethnographie des Juifs de Russie et de Pologne - rien
de comparable ne fut mis sur pied par la science historiquc juive
en Occident. La revue Le Passe juif, dirigee par S. Doubnov, vit
alors le jour ls . Dans le meme temps commenca la publication de
V Encyclopedie juive en seize volumes (que nous utilisons abon-
damment dans cette etude), et de YHistoire du peuple juif en quinze
volumes. II est vrai que, dans le dernier volume de V Encyclopedie
juive, sa redaction se plaint de ce que « l'elite de 1' intelligentsia
juive a manifeste son indifference a 1'egard des questions culturelles
soulevees par cette Encyclopedie », se consacrant exclusivement a
la lutte pour l'egalite - toute formelle - des droits pour les Juifs l9 .
Pendant ce temps-la, au contraire, en d'autres cerveaux et
d'autres cocurs juifs se renforcait la conviction que l'avenir des
Juifs de Russie etait indissolublement lie a celui de la Russie. Bien
que « disseminee sur un territoire immense et parmi un monde
etranger..., la communaute juive russe etait et avait conscience
d'etre un ensemble unique. Car unique 6tait le milieu qui nous
entourait..., unique sa culture... Cette culture unique, nous l'avons
absorbee sur toute l'etendue du pays 20 ».
« Les Juifs de Russie ont toujours su Her leurs infarcts propres a
ceux de tout le peuple russe. Et cela ne procedait nullement d'une
quelconque noblesse de caractere ou d'un sentiment de reconnais-
sance, mais d'une perception des realites historiques. » Polemique
ouverte avec Jabotinski : « La Russie n'est pas, pour les millions
16. Pamiati. M. L. Vichnitsera, LMJR-1, p. 8.
17. EJ, t. 8, p. 466.
18. EJ, t. 7, p. 449-450.
19. EJ, t. 16, p. 276.
20. /. M. Bikerman, Rossia i rousskoie ievrei'stvo (La Russie et La communaute" juive
de Russie), RiJ, p. 86.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 507
de Juifs qui la peuplent, une etape parmi d'autres sur le chemin
historique du Juif errant... L'apport des Juifs russes a la commu-
naute" juive mondiale a ete et sera le plus significatif. II n'y a pas
de salut pour nous sans la Russie, comme il n'y a pas de salut pour
la Russie sans nous 21 . »
Cette interdependance est affirmee encore plus categoriquement
par le depute des 2 e et 3 e Doumas, O. I. Pergament : « Aucune
amelioration de la situation interieure de la Russie "n'est possible
sans l'affranchissement simultane des Juifs du joug de l'ine-
galite 22 ". »
Et la, on ne peut pas passer sous silence l'exceptionnelle person-
nalite du juriste G. B. Sliosberg : parmi les Juifs, il fut l'un de ceux
qui, des decennies durant, eurent les relations les plus dtroites avec
1'Etat russe, tantot en qualite d'adjoint du secretaire principal du
S6nat, tantot en qualite de consultant du ministere de l'lnterieur,
mais a qui beaucoup de Juifs reprochaient son habitude de
demander aux autorites des droits pour les Juifs, alors que l'heure
6tait venue de les exiger. II ecrit dans ses memoires : « Des l'en-
fance, j'ai pris 1' habitude de me considerer avant tout comme juif.
Mais, des le debut de ma vie consciente, je me suis senti egalement
fils de la Russie... Etre un bon juif ne signifie pas que Ton n'est
pas un bon citoyen russe 23 . » - « Dans notre travail, nous n'avions
pas a surmonter les obstacles auxquels se heurtaient a chaque pas
les Juifs de Pologne du fait des autorites polonaises... Dans le
systeme politique et administratif russe, nous autres Juifs ne repr6-
sentions pas un element etranger dans la mesure ou, en Russie,
cohabitaient de nombreuses nationality. Les interets culturels de la
Russie ne s'opposaient en rien aux interets culturels de la commu-
naute juive. Ces deux cultures se completaient en quelque sorte 24 . »
II ajoute meme cette remarque quelque peu humoristique : la
legislation sur les Juifs etait si embrouillee et contradictoire que,
dans les annees 90, « il fallut creer une jurisprudence specifique
pour les Juifs en utilisant des methodes purement talmudiques 25 ».
21. St. Ivanovitch., Ievrci i sovetskai'a diktatoura (Les Juifs el la dictature sovidtique),
in MJ, pp. 55-56.
22. EJ, 1. 12. pp. 372-373.
23. Sliosberg, I. 1, pp. 3-4.
24. Sliosberg, t. 2. p. 302.
25. Sliosberg, l. 1, p. 302.
508 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Et encore, dans un registre plus eleve : « L'allegement du joug
national que Ton ressentit au cours des dernieres ann6es, peu de
temps avant que la Russie n'entre dans une periode tragique de son
histoire, fit naitre dans le cceur de tous les Juifs russes l'espoir que
la conscience juive russe emprunterait progressivement une voie
cicatrice, celle d'une reconciliation des aspects juifs et russes dans
la synthese d'une unite sup6rieure 26 . »
Et peut-on oublier que, parmi les sept auteurs des incomparables
Jalons', trois etaient juifs : M. O. Gershenzon, A. S. Izgoev-Lande
et S. L. Frank ?
Mais il y avait reciprocity : au cours des decennies qui ont
precede la revolution, les Juifs beneficierent du soutien massif et
unanime des milieux progressistes. Ce soutien doit peut-etre son
ampleur a un contexte fait de brimades et de pogroms, mais il n'a
tout de meme &e dans nul autre pays (et peut-etre jamais au cours
de tous les siecles ecoules) aussi complet. Notre intelligentsia etait
si genereuse, si eprise de liberte qu'elle mit l'antisemitisme au ban
de la societe et de l'humanite ; plus encore : celui qui n'apportait
pas son soutien franc et massif au combat pour l'egalite des droits
des Juifs, qui n'en faisait pas une priorite, etait considere comme
un « meprisable antisemite ». Avec sa conscience morale toujours
en eveil et sa sensibilite extreme, l'intelligentsia russe s'est efforcee
de comprendre et d'assimiler la conception qu'avaient les Juifs des
priorites touchant l'ensemble de la vie politique : est progressiste
tout ce qui s'eleve contre la persecution des Juifs, est reactionnaire
tout le reste. Non seulement la societe russe deTendit fermement
les Juifs contre le gouvernement, mais elle s'interdit et elle interdit
a quiconque de manifester la moindre trace d'une ombre de critique
en vers la conduite de chaque Juif en particulier : et si cela faisait
naitre l'antisemitisme en moi? (La generation formee a cette
epoque a conserve ces principes pour des decennies.)
V. A. Maklakov evoque dans ses memories un Episode signifi-
catif survenu lors du congres des zemstvos en 1905, alors que
venait de deferler la vague de pogroms contre les Juifs et les intel-
lectuels et que commen?aient a monter en puissance les pogroms
26. Linski, RiJ, p. 144.
* Vekhi : retentissant rccueil d'ariicles (1909) dans lequel un groupe d'intellectuels
d6sabus6s du marxisme inviiait l'intelligentsia a se rdconcilier avec le pouvoir.
JU1FS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 509
dirig£s contre les proprietaries terriens. « E. V. de Roberti proposa
de ne pas etendre l'amnistie [exigee par le congres] aux crimes lies
aux violences exercees contre les enfants et les femmes. » On le
soupconna aussitot de vouloir introduire un amendement « de
classe », c'est-a-dire de se preoccuper des families des nobles
victimes de pogroms. « E. de Roberti se hata... de rassurer tout le
monde : "Je n'avais absolument pas en vue les biens des nobles...
Cinq ou vingt proprietes incendiees, cela n'a aucune espcce d'im-
portance. J'ai en vue la masse des biens immobiliers et des maisons
appartenant a des Juifs, qui ont 6tc brulcs et pilles par les Cent-
noirs 27 ." »
Pendant la terreur de 1905-1907, on consid^ra comme des
martyrs Gerzenstein (qui avait precisement ironise a propos des
incendies de proprietes des nobles) et Iollos, mais personne encore
parmi les milliers d'autres victimes innocentes. Dans Le Dernier
Autocrate, une publication satirique que les liberaux de Russie
firent paraitre a l'etranger, ils en arriverent a placer la 16gende
suivante sous le portrait du general que le terroriste Hirsch Lekkert
avait tente en vain d'assassiner : «A cause de lui » [c'est moi qui
souligne - A. S.], le tsar « a fait executer... le Juif Lekkert 28 ».
Ce n'etaient pas seulement les partis d'opposition, c'etait toute
la masse des fonctionnaires moyens qui tremblaient a l'idee de
passer pour « non progressistes ». II fallait jouir d'une bonne
fortune personnelle ou posseder une remarquable liberte d'esprit
pour register avec courage a la pression de 1' opinion generate.
Quant au monde du barreau, de Fart, de la science, l'ostracisme
frappait d'emblee quiconque s'eloignait de ce champ magnetique.
Seul Leon Tolstoi', qui jouissait d'une position unique dans la
soci&e, a pu se permettre de dire que, pour lui, la question juive
se trouvait figurer a la 81 e place.
U Encyclopedic juive se plaignit du fait que les pogroms
d'octobre 1905 « aient suscite chez V intelligentsia progressiste une
protestation non pas specifique [c'est-a-dire centree exclusivement
27. W A. Maklakov, Vlast i obchtchestvennost na zakale staro'i Rossii (Vospominania
sovremennika) [Le pouvoir et l'opinion au crepuscule de l'ancienne Russie (Souvenirs
(Tun contemporain)], Paris : Priloj6nie k « Illioustrirovannoi Rossii » II n 1936, p. 466.
28. Der letzte russische Alleinherscher (Le Dernier Autocrate : 6tude sur la vie et le
regne de l'Empereur de Russie Nicolas D), Berlin, Ebcrhard Frowein Verlag [1913],
p. 58.
510 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sur les Juifs], mais generate, orientee vers toutes les manifestations
de la "contre-re volution" sous toutes ses formes 29 ».
Du reste, la societe russe aurait cesse d'etre elle-meme si elle
n'avait ramene tout a une seule question briilante : le tsarisme,
encore le tsarisme, toujours le tsarisme !
Mais, de la, cette consequence : « Apres les journees d'octobre
[les pogroms de 1905], l'aide concrete aux victimes juives ne fut
apportee que par les Juifs de Russie et d'autres pays 30 . » Et
Berdiaev de rench£rir : « Etes-vous capables de sentir Tame du
peuple juif ?... Non, vous menez un combat... en faveur d'une
humanite abstraite 31 . »
Cela est confirme par Sliosberg : « Dans les cercles politi-
quement evolue\s », la question juive « ne revetait pas un caractere
politique au sens large du terme. La societe etait attentive aux mani-
festations de la reaction sous toutes ses formes 32 . »
Pour corriger cette erreur d' appreciation de la societe" russe, un
recueil d' articles intitule Chtchit [le Bouclier] fut public en 1915 :
il prenait globalement et exclusivement la defense des Juifs, mais
sans la participation de ceux-ci en qualite d'auteurs, lesquels etaient
soit russes, soit ukrainiens, et fut reunie la une belle brochette de
celebrites de l'epoque - pres de quarante noms 33 . L' ensemble du
recueil etait axe sur un seul theme : « Les Juifs en Russie » ; il
est univoque dans ses conclusions et ses formulations denotent par
endroits un certain esprit de sacrifice.
Quelques echantillons - L. Andreev : «La perspective d'une
solution prochaine du probleme juif provoque un sentiment de
"joie proche de la ferveur", le sentiment d'etre libere d'une douleur
qui m'a accompagne toute ma vie », qui etait comme « une bosse
sur le dos » ; «je respirais un air empoisonne... » - M. Gorki :
« Les grands penseurs europeens considerent que la structure
psychique du Juif est culturellement plus elevee, plus belle que
celle du Russe. » (Puis il se rejouit du developpement en Russie
de la secte des sabbatistes et de celle du « Nouvel Israel ».)
29. EJ, t. 12, p. 621.
30. EJ, t. 12, p. 621.
31. Nicolai Berdiaev, Filosofia neravenstva (Philosophic de l'indgalitd), 2 c 6d., Paris,
YMCA Press, 1970, p. 72.
32. Sliosberg, 1.1, p. 260.
33. Chichit (le Bouclier), 1916.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 511
- P. Maliantovitch : « L'arbitraire auquel sont soumis les Juifs est
un opprobre qui, telle une tache, recouvre le nom du peuple russe...
Les meilleurs parmi les Russes le ressentent comme une honte qui
vous poursuit toute votre vie... Nous sommes dcs barbares parmi
les peuples civilises de l'humanite... nous sommes prives du droit
si precieux d'etre fiers de notre peuple... Le combat pour l'egalite
des droits des Juifs represente pour Thomme russe... une cause
nationale de premiere importance... L'arbitraire que subissent les
Juifs condamne les Russes a l'echec dans leurs tentatives d'at-
teindre leur propre bonheur. » Si Ton ne se preoccupe pas de la
liberation des Juifs, « nous n'arriverons jamais a regler nos propres
problemes ». - K. Arseniev : « Si Ton retire tout ce qui cntrave les
Juifs, on assistera a "un accroissement des forces intellectuelles de
la Russie". » - A. Kalmykova : « D'un cole, notre "etroite relation
spirituelle avec le monde juif dans le domaine des valcurs spiri-
tuelles les plus hautes" ; de 1' autre, "les Juifs peuvent etre en butte
au mepris, a la haine". » - L. Andreev : « C'est nous, les Russes,
qui sommes les Juifs de V Europe ; notre front ie re, c'est justement
la Zone de residence. » - D. Merejkovski : « Qu'attendent de nous
les Juifs ? Notre indignation morale ? Mais cette indignation est si
forte et si simple... qu'il ne nous reste qu'a hurler avec les Juifs.
C'est ce que nous faisons. » - Par l'effet de je ne sais quel malen-
tendu, Berdiaev ne fait pas partie des auteurs du Bouclier. Mais il
disait de lui-meme qu'il avait rompu avec son milieu des sa prime
jeunesse et qu'il preferait frequenter les Juifs.
Tous les auteurs du Boucher definissent l'antisemitisme comme
un sentiment ignoble, comme « une maladie de la conscience,
obstinee et contagieuse » (D. Ovsianikov-Koulikovski, academi-
cien). Mais, dans le meme temps, plusieurs auteurs notent que « les
methodes et les precedes... des antisemites [russes] sont de prove-
nance etrangere » (R Milioukov). « Le dernier cri de l'ideologie
antis^mite est un produit de 1'industrie allemande de 1' esprit... La
theorie "aryenne"... a 6l6 reprise par notre prcsse nationaliste...
Menchikov* [copie] les idees de Gobineau» (F. Kokochkine). La
* Menchikov Michel (1859-1918), commence une carriere de marin (jusqu'en 1892).
puis se fait journaliste aux Temps nouveaux, soutient Stolypine. Apres Octobre, se refugie
a Valdai. Arrets en aout 1918 par les bolcheviks, il est fusille sans jugcment.
512 DEUX SIECLES ENSEMBLE
doctrine de la supcriorite des Aryens par rapport aux Semites est
« de fabrication allemande » (V. Ivanov).
Mais, pour nous, avec notre bosse sur le dos, qu'est-ce que cela
change ? Invite par le « Cercle progressiste » a la fin de l'annee
1916, Gorki « consacra les deux heures de sa conference a rouler
dans la boue le peuple russe et a porter aux nues les Juifs », ainsi
que le nota le depute progressiste Mansyrev, Tun des fondateurs
du « Cercle » M .
Un auteur juif contemporain analyse ce phenomene de facon
objective et lucide : « On assista a une transformation profonde des
esprits chez les Russes cultives qui, malheureusement, prirent le
probleme juif bien plus a cceur qu'on aurait pu s'y attendre... La
compassion pour les Juifs se transforma en un imperatif presque
aussi categoriquc que la formule "Dieu, le Tsar, la Patrie" » ; quant
aux Juifs, « ils profiterent de cette profession de foi selon leur degre"
de cynisme 35 ». A la meme epoque, Rozanov parlait de « la volonte
avide des Juifs de s'emparer de tout 36 ».
Dans les annees 20, V. Choulguine resuma les choses ainsi : « A
cette epoque [un quart de siecle avant la revolution], les Juifs
avaient pris le controle de la vie politique du pays... Le cerveau de
la nation (si Ton excepte le gouvernement et les cercles qui lui
etaient proches) se trouva etre entre les mains des Juifs et s'habi-
tuait a penser selon leurs directives. » « Malgre toutes les "restric-
tions" apportees a leurs droits, les Juifs avaient pris possession de
l'ame du peuple russe". »
Mais sont-ce les Juifs qui s'etaient empares de Tame russe, ou
bien les Russes qui ne savaient trop quoi en faire ?
Toujours dans le Boudier, Merejkovski s'efforca d'expliquer
que le philosemitisme etait apparu en reaction a Tantis^mitisme,
qu'on assistait a la valorisation tout aussi aveugle d'une natio-
nalitd etrangere, que l'absolutisation du « non » entrainait celle du
34. Kn. S. P. Mansyrev, Moi vospominania (Mes souvenirs) // [Sb.] Fevralskaia revo-
lioutsia / sost. S. A. Alexei'ev. M. ; L., 1926, p. 259.
35. A. Voronel, in « 22 » : Obchtchestvenno-politiicheski i literatourny journal
ievreiskoi intelligenlsii iz SSSR v Izrailie, Tel-Aviv, 1986, N° 50, pp. 156-157.
36. Perepiska V. V. Rozanova i M. O. Gerchenzona (Correspondance de V. Rozanov
et M. Gerchenzon), Novy Mir, 1991, N" 3, p. 239.
37. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitzme v Rossii
(« Ce qui ne nous plait pas en cux... » : Sur l'antisemitismc en Russie), Paris, 1929,
pp. 58, 75.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 513
«oui » 38 . Et le professeur Baudouin de Courtenay de reconnaitre
que « beaucoup, meme parmi les "amis politiques" des Juifs,
eprouvent a leur endroit de la repulsion et le reconnaissent en prive.
La, bien sur, il n'y a rien a faire. La sympathie et l'antipathie... ne
se commandent pas ». II faut neanmoins se fier « non aux affects,
mais a la raison 39 ».
La confusion qui regnait dans les esprits a cette epoque fut mise
en Evidence avec plus de sens et de portee par P. B. Struve qui
consacra toute sa vie a briser les obstacles dresses sur la voie qui
devait le mener du marxisme a l'Etat de droit, et, chemin faisant,
egalement des obstacles d'autres sortes. L'occasion en fut une pole-
mique - tombee dans un profond oubli, mais d'une grande impor-
tance historique - qui cclata dans le journal liberal Slovo en mars
1909 et gagna aussitot 1'ensemble de la prcssc russe.
Tout avait commence avec I'« affaire Tchirikov », un Episode
dont on a gonfle a l'extreme l'importance : une explosion de rage
dans un petit cercle litteraire ou Ton accusa Tchirikov - auteur
d'une piece de theatre intitulee Les Juifs, et bien dispose a leur
egard - d'etre antisemite. (Et cela parce qu'au cours d'un diner
d'ecrivains il s'etait laisse aller a dire que la plupart des critiques
litteraires pctcrsbourgeois etaient juifs, mais etaient-ils capables de
comprendre la realite de la vie russe ?) Cette affaire ebranla
beaucoup de choses dans la socicte russe. (Le journaliste Lioubosh
ecrivit a son propos : « C'est la chandelle a deux kopecks qui mit
le feu a Moscou. »)
Considerant qu'il ne s'etait pas suffisamment exprime sur
1' affaire Tchirikov dans un premier article, Jabotinski publia le
9 mars 1909, dans le journal Slovo, un texte intitule «L'asemi-
tisme ». II y disait ses craintes et son indignation devant le fait que
la majorite de la pressc progressiste voulait faire silence sur cette
affaire. Que meme un grand journal liberal (il faisait allusion aux
Nouvelles russes) n' avait pas publie un mot, depuis vingt-cinq ans,
sur « les atroces persecutions subies par le peuple juif... Depuis, la
loi du silence est consideree comme du dernier chic par les philos6-
mites progressistes. » Alors que c'&ait justement la que residait le
mal : dans le fait de passer sous silence la question juive. (On ne
38. Chtchit (le Bouclier), p. 164.
39. Ibidem, p. 145.
514 DEUX SIECLES ENSEMBLE
peut qu'abonder dans ce sens !) Lorsque Tchirikov et Arabajine
« nous assurent qu'il n'y avait rien d'antisemite dans lours propos,
ils ont tous deux parfaitement raison ». A cause de cette tradition
du silence, « on peut etre taxe d'antisemitisme pour avoir seulemcnt
prononcc le mot "juif ' ou fait la plus innocente remarque sur telle
ou telle particularite des Juifs... Le probleme, c'est que les Juifs
sont devenus un veritable tabou qui interdit la critique la plus
anodine, et que ce sont eux qui sont les grands pcrdants dans
l'affaire ». (La encore, on ne peut qu'etre d'accord !) « On a le
sentiment que le mot "juif lui-meme est devenu un terme
indecent. » « II y a la comme l'ccho d'un etat d'esprit general qui
se fraie un chemin parmi les couches moyennes de 1' intelligentsia
russe progressiste... On ne peut pas encore en fournir de preuves
tangibles, on ne peut que subodorer 1' existence de cet etat
d'esprit » - , mais c'est precisement cela qui le tourmente : pas de
preuves, juste une intuition - et les Juifs ne vcrront pas venir
Forage, ils seront pris au depourvu. Pour l'instant, « on ne voit
qu'un petit nuage qui se forme dans le ciel et Ton entend faiblement
un roulement lointain, mais deja menagant ». Ce n'est pas de l'anti-
semitisme, ce n'est encore que de l'« asemitisme », mais cela non
plus n'est pas admissible, la neutralite ne saurait etre justifiee :
apres le pogrom de Kichinev et pendant que la presse reactionnaire
colporte « l'etoupe enflammee de la haine », le silence des journaux
progressistes a propos de « l'une des questions les plus tragiques
de la vie russe » est inacceptable 40 .
Dans 1' editorial du meme numero de Slovo etaient formulees les
reserves suivantes a propos de 1' article de Jabotinski : « Les accusa-
tions portees par l'auteur contre la presse progressiste corres-
pondent, selon nous, assez peu a la realite des choses. Nous
comprenons les sentiments qui ont inspire a l'auteur ses propos
amers, mais imputer a 1' intelligentsia russe 1' intention pour ainsi
dire deliberee de mettre sous le boisseau la question juive, est
inequitable. La realite russe compte tellement de problemes non
resolus qu'on ne peut consacrer beaucoup de place a chacun
d'eux... Pourtant, si Ton apporte une solution a beaucoup de ces
40. VI. Jabotinski, Asemitizm (L'asdmitisme), in Slovo, SPb., 1909, 9 (22) mars, p. 2 ;
voir cgalement : lSb-1 Felietony, pp. 77-83.
JUIFS ET RUSSRS AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 515
problemes, cela aura des effets tres importants, y compris pour les
Juifs qui sont des citoyens de notre commune patrie 41 . »
Et si l'editorialiste de Slovo avait alors demande a Jabotinski
pourquoi il ne prenait pas la defense de l'un ou 1' autre de ces naifs
qui proferaient « la plus innocente remarque sur telle ou telle parti-
cularite des Juifs » ? L' opinion juive s'interessait-elle seulement a
eux, prenait-elle leur parti ? Ou bien se contentait-elle d'observer
comment 1' intelligentsia russe se d^barrassait de ces « antis£-
mites» ? Non, les Juifs n'etaient pas moins responsables que les
autres de ce « tabou ».
Un autre article paru dans le meme journal contribua a lancer la
discussion : « L' accord, pas la fusion », de V. Goloubev. En effet,
l'affaire Tchirikov « est loin d'etre un cas isole », « a l'heure
actuelle... la question nationale... preoccupe aussi notre intelli-
gentsia ». Dans un passe recent, surtout l'annee de la revolution",
notre intelligentsia a « beaucoup peche » par cosmopolitisme. Mais
« les luttes qui ont ete livrees au sein de notre communaute et entre
les nationalites qui peuplent l'Etat russe n'ont pas disparu sans
laisser de traces ». Tout comme les autres nationalites, en ces
annees-la, « les Russes ont du se pencher sur leur propre question
nationale... ; quand les nationalites privees de souverainet6 ont
commence a s'autodeterminer, les Russes ont senti la necessite de
le faire eux aussi ». Meme l'histoire de la Russie, « nous autres
intellectuels russes, nous la connaissons peut-etre moins bien que
l'histoire europeenne ». « Les ideaux universels... ont toujours eu a
nos yeux plus d'importance que l'edification de notre propre
pays. » Mais, meme selon Vladimir Soloviev, pourtant tres eloigne"
du nationalisme, « avant d'etre porteur des ideaux universels, il est
indispensable de se hisser soi-meme a un certain niveau national.
Et le sentiment de s'elever soi-meme commence, semble-t-il, a se
frayer un chemin jusque dans notre intelligentsia ». Jusqu'a present,
« nous avons fait silence sur nos propres particularity ». Le fait de
les rappeler a notre souvenir ne constitue en rien une manifestation
d'antisemitisme et d'oppression des autres nationalites : entre les
nationalites, il doit y avoir « harmonie et non fusion 42 ».
41. Slovo, 1909, 9 (22) mars, p. 1.
42. V. Goloubev, Soglachenie, a ne slianie, Slovo, 1909, 9 (22) mars, p. 1.
* De 1905.
516 DEUX SlfeCLES ENSEMBLE
La redaction du journal prenait peut-etre toutes ces precautions
parce qu'elle s'appretait a publier, le jour suivant, 10 mars, un
article de P. B. Struve, « L' intelligentsia et le visage national »,
parvenu par hasard en meme temps que celui de Jabotinski et
traitant egalement de 1' affaire Tchirikov.
Voici ce qu'ecrivait Struve : « Cet incident », qui sera « bientot
oublie" », « a montre que quelque chose a bouge dans les esprits,
s'est eveille et desormais ne s'apaisera plus. Et il faudra compter
avcc cela ». « L' intelligentsia russe cache son visage national, e'est
une attitude que ricn n' impose, qui est stdrile. » - « La nationality
est quelque chose de beaucoup plus evident [que la race, la couleur
de la peau] et, en meme temps, quelque chose de subtil. Ce sont
les attirances et les repulsions de l'esprit et, pour en prendre
conscience, il n'est pas ndcessaire d'avoir recours a l'anthropo-
metrie ou a la genealogie. Elles vivent et palpitent au fond de
l'ame. » On peut et on doit se battre pour que ces attirances / repul-
sions ne prennent force de loi, « mais 1'equite "politique" n'exige
pas de nous l'indifference "nationale". Ces attirances et ces repul-
sions nous appartiennent en propre, elles sont notre bien », « le
sentiment organique de notre appartenance nationale... Et je ne vois
pas la moindre raison... de renoncer a ce bien au nom de qui que
ce soit ou de quoi que ce soit ».
Oui, insiste Struve, il est indispensable de tracer une frontiere
entre le domaine juridique, politique, et celui ou vivent en nous ces
sentiments. « Specialement vis-a-vis de la question juive, e'est a la
fois tres facile et ties difficile. » - « La question juive est formel-
lement une question de droit », et, pour cette raison, il est facile et
naturel d' aider a la resoudre : accorder aux Juifs l'egalite des
droits - oui, bien sur ! Mais, dans le meme temps, e'est « tres
difficile parce que la force du rejet vis-a-vis des Juifs en differentes
couches de la societe russe est considerable, et il faut une grande
force morale et un esprit tres rationnel pour, malgre cette repulsion,
resoudre definitivement cette question de droit ». Cependant,
« alors meme qu'il existe une grande force de rejet vis-a-vis des
Juifs parmi de larges couches de la population russe, de tous les
"etrangers" les Juifs sont ceux qui nous sont le plus proches, ceux
qui sont le plus etroitement lies a nous. C'est un paradoxe historico-
culturel, mais c'est ainsi. U intelligentsia russe a toujours considere
les Juifs comme des Russes, et ce n'est ni fortuit, ni l'effet d'un
JUIFS F.T RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 517
"malentendu". L'initiative deliberee de rejeter la culture russe et
d'affirmer la singularity "nationale" juive n'appartient pas a 1' intel-
ligentsia russe, mais a ce mouvement que Ton connait sous le nom
de sionisme... Je n'eprouve aucune sympathie pour le sionisme,
mais je comprends que le probleme de la nationality "juive" existe
bel et bien », et meme se pose de plus en plus. (II est significant
qu'il place « nationale » et « juive » entre guillemets : il n'arrive
pas encore a croire que les Juifs se pensent autres.) « II n'existe pas
en Russie d' autres "etrangers" qui jouent un role aussi important
dans la culture russe... Et voila encore une autre difficulte : ils
jouent ce role tout en restant Juifs. » On ne peut, par exemple, nier
le role des Allemands dans la culture et la science russes ; mais,
en s'immergeant dans la culture russe, les Allemands s'y fondent
completement. « Avec les Juifs, c'est une autre affaire ! »
Et il conclut : « Nous ne devons pas ruser [avec notre sentiment
national] ni cacher notre visage... J'ai droit, comme tout Russe,
a ces sentiments... Mieux cela sera compris... moins il y aura de
malentendus a l'avenir 43 . »
Oui... Ah, si nous nous etions reveilles, tous autant que nous
sommes, quelques dizaines d'ann&s plus tot ! (Les Juifs, eux,
s'etaient reveilles bien avant les Russes.)
Mais, des le lendemain, ce fut un tourbillon : comme si tous les
journaux n'avaient attendu que cela ! De la liberate Nacha Gazeta
(« Est-ce bien le moment de parler de ca ? » Question classique !)
et du journal de droite Novoie Vremia a l'organe du parti constitu-
tional democrate Retch ou Miloukov ne put s'empecher de se
recrier : Jabotinski « est arrive" a briser le mur du silence, et toutes
ces choses effrayantes et menacantes que la presse progressiste et
1' intelligentsia avaient cherche a dissimuler aux Juifs apparaissent
dSsormais dans leur veritable dimension ». Mais, plus loin, rai-
sonneur et froid comme a son habitude, Milioukov passe au verdict.
II commence par un avertissement important : Ou cela mene-t-il ?
A qui cela profite-t-il ? Le « visage national » que, de surcroit, « il
ne faut pas cacher », c'est un pas vers le pire des fanatismes !
(Done il faut le cacher, ce « visage national ».) Ainsi « la pente
glissante du nationalisme esthetique precipitera 1'intelMgentsia vers
sa degenerescence, vers un veritable chauvinisme tribal » engendre
43. P. Slruve, Intelligentsia i natsionalnoie litso, Slovo, 1909, 10 (23) mars, p. 2.
5 1 8 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« dans l'atmosphcre putride de la reaction qui regne sur la soci&e"
d'aujourd'hui 44 ».
Mais P. B. Struve, avec une agilite presquc juvenile en depit de
ses quarante ans, riposte des le 12 mars dans les colonnes du Slovo
au « discours professoral » de Milioukov. Et, avant tout, a ce tour
de passe-passe : « Ou cela mene-t-il ? » (« Qui va en profiter ? »,
« Qui tirera les marrons du feu ? » - c'est ainsi que Ton va faire
taire les gens - quoi qu'ils disent - pendant cent ans et plus. II
s'agit la d'un precede falsificateur qui denote une incapacite totale
a comprendre qu'une parole peut etre honnete et avoir du poids en
elle-meme.) - « Notre point de vue n'est pas refute sur le fond »,
mais confronte sur le mode polemique a « une projection » : « Ou
cela mene-t-il 45 ? » (Quelques jours plus tard, il dcrira encore dans
le Slovo : « C'est un vieux procede pour discrediter a la fois une
idee que Ton ne partage pas et celui qui la formule, en insinuant
perfidement que les gens du Novoie Vremia ou du Rousskoie
Znamia vont trouver cela tout a fait a leur gout. Un tel procede
est, selon nous, parfaitement indigne d'une presse progressiste 46 . »)
Puis, pour ce qui est du fond : « Les questions nationales sont, de
nos jours, associees a des sentiments puissants, parfois violents.
Dans la mesure ou ils exprimcnt en chacun la conscience de son
identite nationale, ces sentiments sont pleinement legitimes et... les
etouffer est... une grande vilenie. » C'est cela : si on les refoule, ils
vont resurgir sous une forme denaturee. Quant a cet « "asemitisme"
qui serait la pire des choses, il constitue en fait un terrain bien plus
favorable a une solution en droit de la question juive que le combat
sans fin entre "antisemitisme" et "philosemitisme". II n'existe pas
de nationalite non russe qui ait besoin... que tous les Russes
l'aiment sans reserve. Encore moins qu'ils feignent de 1' aimer. En
verite, 1' "asemitisme", conjugue a une conception claire et lucide
de certains principes moraux et politiques et... de certaines
astreintes politiques, est bien plus necessaire et utile a nos compa-
triotes juifs qu'un "philosemitisme" sentimental et mollasse »,
44. P. Milioukov, Natsionalizm protiv natsionalizma (Le nationalisme contre le natio-
nalisme), Retch, 1909, 11 (24) mars, p. 2.
45. P. Struve, Polemitcheskie zigzagui i nesvo'ievremennai'a pravda (Zigzags pol6-
miques et ventc" intcmpestive), Slovo, 1909. 12 (25) mars, p. 1.
46. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE M0NDIALE... 5 19
surtout si celui-ci est simule. - Et « il est bon que les Juifs voient
au grand jour le "visage national" » du constitutionnalisme et de
la societe democratique russes. Et « il ne leur est en rien utile de
s'entretenir dans l'illusion que ce visage n'appartient qu'au fana-
tisme antisemite ». Ce n'est pas la « la tete de la Meduse, mais le
visage honnete et humain de la nation russe, sans lequel ne tiendra
pas debout VEtat russe 41 ». - Et encore ces lignes de la redaction
du Slovo : « L' harmonic... implique la reconnaissance et le respect
de toutes les specificites de chaque [nationalite] 48 . »
Des debats enflammes se poursuivirent dans les journaux. « En
quelques jours se constitua toute une litterature sur le sujet. » On
assista « dans la presse progressiste... a quelque chose d'impensable
il y a encore si peu de temps : on debat de la question du nationa-
lisme grand-russien 49 ! » Mais la discussion ne s'elevait a ce niveau
que dans le Slovo ; les autres journaux se concentrerent sur la
question des « attirances et des repulsions 50 *. U intelligentsia
tourna sa colere vers son heros de la veille.
Jabotinski aussi donna de la voix, et meme a deux reprises...
« L'ours est sorti de sa taniere », lacha-t-il a 1'adrcsse de P. Struve,
homme pourtant si calme et pondere. Jabotinski, lui, se sentait
offense ; il qualifiait son article, ainsi que celui de Milioukov, de
« fameuse cuvde » : « leur langoureuse declamation est impregnee
d'hypocrisie, d'insinceritc, de pleutrerie et d'opportunisme, c'est
pourquoi elle est si indecrottablement nulle » ; et d'ironiser en
citant Milioukov : ainsi « la sainte et pure intelligentsia russe d' au-
trefois » « eprouvait des sentiments de "repulsion" a rencontre des
Juifs ?... Bizarre, non ? » II fustigeait « le climat "saint et pur" de
ce merveilleux pays », et « l'espece zoologique de Vursus
judaeophagus intellectualis ». (Le conciliant Winaver en prenait
aussi pour son grade : « le laquais juif du palais russe »). Jabotinski
fulminait a l'idee que les Juifs dussent patienter « jusqu'a ce que
soit resolu le probleme pohtique central » (c'est-a-dire la deposition
du Tsar) : « Nous vous remercions d' avoir une opinion aussi
47. P. Struve, Slovo. 1909, 12 (25) mars, p. 1.
48. V. Goloubev, K polemike o nalsionalizme (A propos de la poldmique sur le natio-
nalisme), ibidem, p. 2.
49. M. Slavinski, Rousskie, velikorossy i rossiane (Les Russes, les Grands-Russiens
et les citoyens de la Russie), ibidem, 14 (27) mars, p. 2.
50. Slovo*, 1909, 17 (30) mars, p. 1.
520 DEUX SIECLES ENSEMBLE
flatteuse sur notre disposition a nous comporter comme un chien
avec son maitre », « sur la celerite du fiddle Israel ». II concluait
meme en affirmant que « jamais encore l'exploitation d'un peuple
par un autre ne s'est devoilee avec un cynisme aussi ingenu 51 ».
II faut reconnaitre que cette virulence excessive ne contribua
guere a la victoire de sa cause. D'ailleurs, 1'avenir le plus proche
allait montrer que ce fut precisement la deposition du Tsar qui allait
ouvrir aux Juifs davantage encore de possibilites qu'ils ne
cherchaient a en obtenir, et couper l'herbe sous le pied au sionisme
en Russie ; tant et si bien que Jabotinski s'est trompe aussi sur
le fond.
Bien plus tard et avec le recul du temps, un autre temoin de cette
epoque, alors membre du Bund, se rappelait que, « dans les annees
1907-1914, certains intellectuels liberaux furent touches par l'epi-
demie sinon d'antisemitisme ouvert, du moins d'"asemitisme" qui
frappa alors la Russie ; d' autre part, revenus des tendances extre-
mistes qui s'etaient manifestoes au cours de la premiere revolution
russe, ils etaient tentes d'en rendre responsables les Juifs dont la
participation a la revolution avait ete flagrante ». Dans les annees qui
precederent la guerre, « on assista a la montee du nationalisme
russe... dans certains cercles oil, a premiere vue, le probleme juif
etait percu, encore peu de temps auparavant comme un probleme
russe 52 ».
En 1912, Jabotinski lui-meme, cette fois sur un ton plus pondere,
rapporta cette observation judicieuse d'un journaliste juif en vue :
des lors que les Juifs s'interessent a quelque activity culturelle,
aussitot celle-ci devient comme etrangere au public russe, qui n'est
plus attire par elle. Une sorte d' invisible rejet. Cest vrai, on ne
pourra faire l'economie d'une demarcation nationale, il faudra
organiser la vie en Russie « sans ajouts exterieurs qui, en aussi
grande quantity, ne peuvent sans doute pas etre toleres [par les
Russes] 53 ».
A considerer tout ce qui vient d'etre prOsente ci-dessus, la plus
51. VI. Jabotinski. Medved iz berlogui - Sb. Felietony. pp. 87-90.
52. C. 1. Aronson, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye
tetchenia v rousskom ievrei'stve (Le Combat pour les droits civiques et nationaux : les
courants d'opinion dans la communaute des Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 229, 572.
53. VI. Jabotinski - [Sb.] Felietony, pp. 245-247.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 521
juste conclusion est de dire qu'au sein de 1' intelligentsia russe se
developpaient simultanement (comme 1'Histoire en offre maints
exemples) deux processus qui, pour ce qui concerne le probleme
juif, se distinguaient par une question de temperament, non par un
degre de sympathie. Mais celui que representait Struve etait trop
faible, peu assure, et fut etouffe. Tandis que celui qui avait clai-
ronne son philosemitisme dans le recueil le Boucher beneficia
d'une large publicite et 1'emporta aupres de l'opinion. II ne reste
qu'a regretter que Jabotinski n'ait pas reconnu a sa juste valeur le
point de vue de Struve.
Quant au debat de 1909 dans les colonnes du Slovo, il ne se
limita pas a la question juive, mais se transforma en discussion sur
la conscience nationale russe, ce qui, apres les quatre-vingts ans de
silence qui ont suivi, reste aujourd'hui encore vivace et instructif,
- P. Struve ecrivait : « De meme qu'il ne faut pas russifier ceux qui
ne le veulent pas, de meme il ne faut pas nous dissoudre dans
le multinationalisme russe 54 . » - V. Goloubev protestait contre la
« monopolisation du patriotisme et du nationalisme par les groupes
reactionnaires » : « Nous avons perdu de vue que les victoircs
remportees par les Japonais ont eu un effet desastreux sur la
conscience populaire, le sentiment national. Notre defaite n'a pas
seulement humilie nos bureaucrates », comme l'opinion publique
1'espeYait, « mais, indirectement, la nation aussi ». (Oh non, pas
« indirectement » : tout a fait directement !) « La nationalite russe...
s'est evanouie 55 . » Ca n'est pas non plus une plaisanterie que l'avi-
lissement du mot « russe » lui-meme, que Ton a transforme en
« authentiquement russe ». L' intelligentsia progressiste a laisse" filer
ces deux notions, les abandonnant aux gens de droite. « Le patrio-
tism.:, nous n'arrivions a le concevoir qu'entre guillemets. » Or « il
faut faire concurrence au patriotisme reactionnaire avec un patrio-
tisme populaire... Nous nous sommes figes dans notre refus du
patriotisme des Cent-noirs, et si nous lui avons oppose quelque
chose, ce n'est pas une autre conception du patriotisme, mais des
id6aux universels 56 ». Et pourtant, tout notre cosmopolitisme ne
54. P. Struve, Slovo, 1909, 10 (23) mars, p. 2.
55. V. Goloubev, ibidem, 12 (25) mars, p. 2.
56. V. Goloubev, O monopolii na patriotizm (Sur le monopolc du patriotisme), ibidem,
14 (27) mars, p. 2.
522 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nous a pas permis, jusqu'a ce jour, de fraterniser avec la societe
polonaise 57 ...
A. Pogodine a pu dire qu'apres le violent nSquisitoire prononce
par V. Soloviev contre le livre de Danilevski, La Russie et I' Europe,
apres les articles de Gradovski, telles furent « les premieres mani-
festations de cette conscience qui, a l'instar de l'instinct de conser-
vation, s'6veille chez les peuples quand le danger les menace ».
(Coincidence - au moment precis ou avait lieu cette polemique, la
Russie eut a subir son humiliation nationale : elle fut contrainte de
reconnattre avec une piteuse resignation V annexion par l'Autriche
de la Bosnie-Herzegovine, ce qui 6quivalait a un « Tsou-Shina
diplomatique ».) « La fatalite nous conduit a soulever cette
question, naguere completement etrangere a 1' intelligentsia russe,
mais que la vie elle-meme nous impose avec une brutalite qui
interdit toute derobade 58 . »
En conclusion, la redaction du Slovo ecrivait : « Un incident
fortuit a declenche toute une tempete journalistique. » Cela signifie
que «la society russe a besoin d'une prise de conscience
nationale ». Par le passe, « elle s'est detournee non pas seulement
d'une politique antinationale mensongere..., mais aussi du nationa-
lisme authentique sans lequel une politique ne peut vraiment se
construire ». Un peuple capable de creation « ne peut pas ne pas
avoir son propre visage 59 ». «Minine* etait a coup sur nationa-
liste. » Un nationalisme constructif, possedant le sens de l'Etat, est
propre aux nations vivantes, et c'est de cela que nous avons besoin
maintenant 60 . « De meme qu'il y a trois cents ans, l'histoire nous
somme de rcpondre », de dire, « aux heures sombres de l'epreuve...,
si nous avons le droit, comme tout peuple digne de ce nom,
d'exister par nous-memes 61 . »
Et pourtant - meme si, en apparence, l'annee 1909 fut plutot
paisible -, on sentait bien que l'Orage etait dans l'air !
57. V. Galouhev, Ot samouvajenia k ouvajeniou (Du respect de soi au respect tout
court), ibidem, 25 mars (7 apr.), p. 1 .
58. A. Pogodine, K voprosou o natsionalizme (Sur !a question nationale), ibidem,
15 (28) mars, p. 1.
59. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1.
60. A. Pogodine, ibidem, 15 (28) mars, p. 1.
61. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1.
* Hdros de la resistance russe a l'invasion polonaise au d6but du xvn e siecle.
JUIFS ET RUSSES AVANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE... 523
Pour autant, certaines choses n'etaient pas perdues de vue
(M. Slavinski) : « Les tentatives pour russifier ou, plus exactement,
imposer le modele grand-russien a toute la Russie... ont eu un effet
desastreux sur les particularites nationales vivantes, non seulement
de tous les peuples non souverains de l'Empire, mais aussi et avant
tout du peuple grand-russien... Les forces culturelles du peuple
grand-russien se sont r£v£lees insuffisantes pour cela. » « Pour la
nationalite grand-russienne, seul est bon le developpement de l'in-
t^rieur, une circulation normale du sang 62 ». (Helas ! aujourd'hui
encore, la lecon n'a pas 6te assimilee). « Necessaire est la lutte
contre le nationalisme physiologique, [quand] un peuple plus fort
essaie d' imposer a d'autres qui le sont moins une facon de vivre
qui leur est 6trangere 63 . » Mais un empire comme celui-ci n'aurait
pas pu etre constitue par la seule force physique, il y fallait aussi
une « force morale ». Et si nous possedons cette force, alors
l'egalite en droits des autres peuples (des Juifs aussi bien que des
Polonais) ne nous menace en rien 64 .
En plein xix e siecle deja, et a fortiori au debut du xx 6 , l'intelli-
gentsia russe avait le sentiment dc se trouver a un haut niveau de
conscience planetaire, d' universality, de cosmopolitisme ou d'inter-
nationalite (a l'epoque, on ne faisait guere de difference entre toutes
ces notions). Dans bien des domaines, elle avait presque entie-
rement renie ce qui etait russe, national. (Du haut de la tribune de
la Douma, on s'exercait au calembour : « patriote-Iscariote. »)
Pour ce qui est de I' intelligentsia juive, elle ne renia nullement
son identite nationale. Et meme les plus extremistes des socialistes
juifs s'efforcaient tant bien que mal de concilier leur ideologic avec
le sentiment national. Alors que, dans le meme temps, aucune voix
ne s'61eva parmi les Juifs - de Doubnov a Jabotinski en passant
par Winaver - pour dire que 1' intelligentsia russe, qui soutenait de
toute son ame ses freres persecutes, pouvait ne pas renoncer a son
propre sentiment national. L'equite l'aurait pourtant exige\ Mais
personne ne percevait alors cette disparite : sous la notion d'egalite
des droits, les Juifs comprenaient quelque chose de plus.
62. M. Slavinski, Slovo, 1909, 14 (27) mars, p. 2.
63. A. Pogodine, ibidem, 15 (28) mars, p. 1.
64. Slovo, 1909, 17 (30) mars, p. 1.
524 DEUX SIECLES ENSEMBLE
C'est ainsi que, solitaire, 1' intelligentsia russe prit la route de
l'avenir.
Les Juifs n'ont pas obtenu l'egalite des droits sous les tsars, mais
- et sans doute en partie pour cette raison meme - ils ont obtenu
la main et la fidelite de 1' intelligentsia russe. La puissance de leur
developpement, leur 6nergie, leur talent penetrerent la conscience
de la soci&e russe. L'idee que nous nous faisions de nos perspec-
tives, de nos interets, l'elan que nous donnions a la recherche des
solutions a nos problemes, tout cela, nous l'avons incorpore a l'idee
qu'ils s'en faisaient pour eux-memes. Nous avons adopte leur
vision de notre histoire et de la fa$on d'en sortir.
Comprendre cela est bien plus important que de calculer le pour-
centage de Juifs qui s'employerent a destabiliser la Russie (tous
nous nous y sommes employes), qui ont fait la revolution ou
participe au pouvoir bolchevique.
Chapitre 12
DANS LA GUERRE (1914-1916)
La Premiere Guerre mondiale fut incontestablement la plus
grande des folies du xx e siecle. Sans motifs ni finalites veritables,
trois grandes puissances europeennes - l'Allemagne, la Russie,
l'Autriche-Hongrie - s'affronterent dans un combat mortel pour
aboutir a ce que les deux premieres ne s'en remettent plus pour
toute la dur6e du siecle et que la troisieme se desintegre. Quant aux
deux alliees de la Russie, vainqueurs en apparence, elles ont tenu
encore pendant un quart de siecle pour perdre ensuite a jamais leur
force de domination. Desormais, l'Europe entiere a cesse de remplir
son orgueilleuse mission de guide de l'humanite, devenant un objet
de jalousie et incapable de garder dans ses mains affaiblies ses
possessions coloniales.
Aucun des trois empereurs, et encore moins Nicolas II et son
entourage n'avaient realise dans quelle guerre ils s'enfoncaient, ils
n'en imaginaient ni l'echelle ni la violence. Hormis Stolypine et,
apres lui, Dournovo, le pouvoir n'avait pas compris ravertissement
adresse a la Russie entre 1904 et 1906.
Considerons cette meme guerre avec les yeux des Juifs. Dans
ces trois empires limitrophes vivaient les trois quarts des Juifs de
la planete (et 90% des Juifs d'Europe 1 ) qui etaient de surcroit
concentres sur le theatre des operations militaires a venir, de
la province de Kovno (puis la Livonie) jusqu'a la Galicie
autrichienne (puis la Roumanie). Et la guerre les placa devant
1. PEJ, t.2, 1982. pp. 313-314.
526 DEUX SIECLES ENSEMBLE
une interrogation aussi pressante que douloureuse : tous vivant
sur les marches de ces trois empires, pouvaient-ils, dans ces
conditions, conserver leur patriotisme imperial ? Car si, pour les
armees qui avanc^ient, derriere le front se trouvait 1'ennemi, pour
les Juifs etablis dans ces regions, derriere le front vivaient des
voisins et des coreligionnaires. lis ne pouvaient pas vouloir cette
guerre : leur disposition d'esprit pouvait-elle basculer brutalement
vers le patriotisme ? Quant aux Juifs ordinaires, ceux de la Zone
de residence, ils avaient encore moins de raisons de soutenir
l'armee russe. Nous avons vu qu'un siecle auparavant, les Juifs de
l'ouest de la Russie avaient apporte leur aide aux Russes contre
Napoleon. Mais, en 1914, c'etait tout different : au nom de quoi
aider l'armee russe ? Au nom de la Zone de residence ? Au
contraire, la guerre ne laissait-elle pas miroiter l'espoir d'une libe-
ration ? Avec l'arrivee des Autrichiens et des Allemands, on n'allait
tout de meme pas instaurer une nouvelle Zone de residence, on
n'allait pas maintenir le numerus clausus dans les etablissements
d'enseignement !
C'est justement dans la partie occidentale de la Zone de resi-
dence que le Bund conservait de 1' influence, et Lenine nous
apprend que ses membres « sont dans leur majorite germanophiles
et se rejouissent de la defaite de la Russie 2 ». Nous apprenons
egalement que pendant la guerre, le mouvement juif autonomiste
Vorwarts adopta une position ouvcrtement pro-allemande. De nos
jours, un auteur juif note finement que, « s'il Ton reflechit au sens
de la formule « Dieu, le Tsar, la Patrie... », il est impossible de se
representer un Juif, sujet loyal de l'Empire, qui ait pu prendre cette
formule au scrieux », autrement dit au premier degre 1 .
Mais, dans les capitales, les choses se passaient autrement. En
depit de leurs prises de position de 1904-1905, les cercles juifs
influents, tout comme les liberaux russes, offrirent leur soutien au
regime autocratique lorsque le conflit eclata ; ils proposerent un
pacte. « L'elan patriotique qui souleva la Russie ne laissa pas les
Juifs de cote 4 . » « C'etait le temps ou, voyant le patriotisme russe
2. V. I. Unine, CEuvres completes en 55 volumes [en russe], 1958-1965, t. 49, p. 64.
3. A. Voronel, « 22 », Tel-Aviv, 1986, n" 50, p. 155.
4. PEJ, t. 7. p. 356.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 527
des Juifs, Pourichkevitch* embrassait les rabbins 5 . » Quant a la
presse (pas Novol'e Vremia, mais la presse liberate, « mi-juive »
selon Witte, celle-la meme qui exprimait et orientait les soubresauts
de l'opinion et qui, en 1905, avait litteralement exige la capitulation
du pouvoir), elle fut, des les premiers jours de la guerre, transported
par l'enthousiasme patriotique. « Par-dessus la tete de la petite
Serbie, Tepee est levee contre la grande Russie, garante du droit
inalienable de millions de gens au travail et a la vie ! » Lors d'une
reunion extraordinaire de la Douma, « les representants des diffe-
rentes nationalites et des differents partis etaient tous, en ce jour
historique, habites par une meme pensee, une seule et meme
emotion faisait trembler toutes les voix... Que personne ne touche
a la Sainte Russie !... Nous sommes prets a tous les sacrifices pour
defendre l'honneur et la dignite de la Russie une et indivisible...
"Dieu, le Tsar, le peuple" - et la victoire est assuree... Nous autres,
Juifs, nous prenons la defense de notre patrie parce que nous lui
sommes profondement attaches ».
Meme si, derriere cela, se manifestait un calcul tout a fait fonde\
1'attente d'un geste de reconnaissance en retour - l'obtention de
l'egalite des droits, ne serait-ce qu'une fois la guerre terminee -, le
gouvernement devait bien, en acceptant cet allie inattendu, se
decider a prendre - ou promettre de prendre - sa part d'obligations.
Et, de fait, l'obtention de l'egalite des droits devait-elle necessai-
rement passer par la revolution? Par ailleurs, l'ecrasement de
l'insurrection par Stolypine « avait entraine" une baisse d'interet
pour la politique dans les milieux russes aussi bien que juifs 6 »,
- ce qui, pour le moins, signifiait que Ton s'eloignait de la revo-
lution. Comme le declara Choulguine** : « Combattre simul-
tanement les Juifs et les Allemands etait au-dessus des forces
du pouvoir en Russie. H fallait bien conclure un pacte avec
5. D. S. Pasmanik, Rousskai'a rcvolioutsia i ievre'i'stvo (Bolchevizm i Ioudai'zm) (La
revolution russe et les Juifs (le bolchcvismc et le judai'sme)), Paris, 1923, p. 143.
6. PEJ, t. 7, p. 356.
* Vladimir Pourichkevitch (1870-1920), monarchiste, adversairc de Raspoutine a
l'assassinat duquel il participa. Arrete en 1917, puis amnistie, il participe au mouvement
Blanc et meurt du typhus a Novorossiish.
** Basile Choulguine (1878-1976), leader de l'aile droite de la Douma avec laquelle il
rompt au moment de Taffairc Beylis. Participe au Bloc progressiste. Recueillera avec
Goutchkov l'abdication de Nicolas II. Emigre en Yougoslavie jusqu'en 1944, il y sera
capturd et fera douze ans de camps. Meurt presque centenaire.
528 DEUX SIECLES ENSEMBLE
quelqu'un 7 . » Cette alliance nouvelle avcc les Juifs devait etre
formalisec : il fallait produire ne fut-ce qu'un document contenant
des promesses, comme on l'avait fait pour lcs Polonais. Mais seul
Stolypine aurait eu l'intelligence et le courage de le faire. Sans lui,
il ne se trouva personne pour comprendre la situation et prendre les
decisions appropriees. (Et, a partir du printcmps 1915, des errcurs
encore plus graves furent commises'.)
Les milieux liberaux, y compris l'elite de la communaute juive,
avaient egalement en vue une autre consideration qu'ils tenaient
pour une certitude. Des Tannee 1907 (la encore, sans necessite
pressante), Nicolas II s'etait laisse entrainer dans une alliance mili-
taire avec l'Angleterre (passant ainsi autour de son cou la corde
de la confrontation ulterieure avec l'Allemagne). Et, maintenant,
1'cnsemble des milieux progressistes de Russie faisaient l'analyse
suivante : 1' alliance avec les puissances democratiques et la victoire
commune avec elles rendraient inevitable une democratisation
globale de la Russie a la fin de la guerre et, par voie de conse-
quence, l'instauration definitive de l'egalite des droits pour les
Juifs. II y avait done un sens, pour les Juifs de Russie, et pas
seulcment pour ceux qui vivaient a Petersbourg et a Moscou, a
aspirer dans cette guerre a la victoire de la Russie.
Mais ces considerations furent contrebalancees par Y expulsion
precipitee, massive, des Juifs hors de la zone du front, ordonnec
par l'etat-major general lors de la grande retraite de 1915. Que
celui-ci ait eu le pouvoir de le faire resultait de decisions inconsi-
derees prises au debut de la guerre. En juillet 1914, dans le feu de
Taction, dans l'agitation qui regnait face a 1'imminence du conflit,
l'cmpcreur avait signe sans reflechir, comme un document d' impor-
tance secondaire, le Reglement provisoire du service en campagne
qui accordait a l'etat-major un pouvoir illimite sur toutes les regions
voisines du front, avec une tres large extension territoriale, et ce,
sans aucune concertation avec le Conseil des ministres. Sur le
moment, nul n'avait accorde d'importance a ce document, parce
que Ton etait convaincu que le Commandement supreme serait
toujours assure par l'Empercur et qu'il ne pourrait surgir de conflits
avec le Cabinet. Mais, des ce mois de juillet 1914, on persuada
7. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravilsa... » Ob Antisemitizme v Rossii
(« Ce qui ne nous plait pas en eux... » Sur I'antisdmiusmc en Russie), Paris, 1929, p. 67.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 529
l'Empereur de ne pas assumer le Commandement supreme des
armies. En homme avise, celui-ci proposa le poste a son favori, le
beau parleur Soukhomlinov, alors ministre de la Defense, lequel
declina naturellement cet honneur. Ce fut le grand-prince Nicolas
Nicolai'evitch qui fut nomine, et celui-ci ne jugea pas possible de
commencer par bouleverser la composition de l'etat-major general
a la tetc duquel se trouvait le general Ianouchkevitch. Mais, dans
le meme temps, le Rcglcment provisoire ne fut pas non plus
modifie, de sorte que 1' administration du tiers de la Russie se trouva
entre les mains de Ianouchkevitch, un homme insignifiant qui
n'etait pas meme militaire de carriere.
Des le tout debut de la guerre, des ordres furent donnes loca-
lement en vue de 1' expulsion des Juifs hors de la zone des armees 8 .
En aout 1914, on pouvait lire dans les journaux : « Les droits des
JuifS... Instruction par voie telegraphique a tous les gouverneurs de
provinces et de villes de faire cesser les actes d'expulsion massive
ou individuelle de Juifs. » Mais, des le debut de 1915, ainsi qu'en
temoigne le docteur D. Pasmanik, qui fut medecin au front pendant
toute la duree de la guerre, « soudain, sur toute la zone du front et
dans tous les cercles proches du pouvoir se repandit la rumeur que
les Juifs faisaient de l'espionnage 9 ».
Pendant l'ete 1915, Ianouchkevitch - justement lui - tenta de
masquer le recul des armees russes, qui paraissait alors effroyable,
en ordonnant la deportation massive des Juifs hors de la zone du
front, deportation arbitraire, sans le moindre examen des cas indivi-
duels. C'etait si facile : rejeter la responsabilittS de toutes les
defaites sur les Juifs !
Ces accusations ne virent peut-etre pas le jour sans l'aide de
retat-major allemand qui diffusa une proclamation appelant les
Juifs de Russie a se soulever contre leur gouvernement. Mais
l'opinion, etayee par de nombreuses sources, prevaut que, dans
cette affaire, c'est 1'influence polonaise qui etait a l'ceuvre. Comme
l'ecrit Sliosberg, juste avant la guerre, il y avait eu une brutale
explosion d'antisemitisme, « une campagne contre la domination
juive dans l'industrie et le commerce... Quand la guerre eclata,
elle etait a son zenith... et les Polonais s'efforcerent par tous les
8. PEJ, t. 7, p. 356.
9. Pasmanik, op. tit., p. 144.
530 DEUX SIECLES ENSEMBLE
moyens de tcrnir 1' image des populations juives aux yeux du
Commandement supreme en repandant toutes sortes de billevesees
et de legendes sur 1'espionnage juif 10 ». - Sitot apres les promesses
faites par Nicolas Nicolaievitch dans l'Appel aux Polonais d'aout
14, ceux-ci fonderent a Varsovie le « Comite" central des bour-
geois » qui ne comprenait pas un seul Juif, alors qu'en Pologne
les Juifs representaient 14% de la population. En septembre,
il y eut un pogrom contre les Juifs a Souvalki". - Puis, pendant
la retraite de 1915, « 1' agitation qui regnait au sein de l'armee
facilita la diffusion des calomnies echafaudees par les Polonais 12 ».
Pasmanik affirme qu'il est «en mesure de prouver que les
premieres rumeurs sur la trahison des Juifs furent propagees par les
Polonais » dont une partie « apportait une aide active aux Alle-
mands. Cherchant a detourner les soupcons, ils s'empresserent de
repandre le bruit que les Juifs se livraient a 1'espionnage 13 ». En
relation avec cette expulsion des Juifs, plusieurs sources soulignent
le fait que Ianouchkevitch lui-meme etait un « Polonais converti
al'orthodoxie l4 ».
II a pu certes subir cette influence, mais nous considerons ces
explications comme insuffisantes et ne justifiant en rien 1' attitude
de l'&at-major russe.
Bien sur, les Juifs de la zone du front ne pouvaient rompre leurs
liens avec les villages d'a cote, interrompre la <<poste juive » et se
transformer en ennemis de leurs coreligionnaires. De plus, aux yeux
des Juifs de la Zone de residence, les Allemands apparaissaient
comme une nation europeenne de haute culture, bien autre chose
que les Russes et les Polonais (l'ombre noire d' Auschwitz n'avait
pas encore recouvert la terre ni croise" la conscience juive...)- En ce
temps-la, le correspondant du Times, Steven Graham, rapportait que
des qu'apparaissait a l'horizon la fumee d'un navire allemand, la
population juive de Libava « oubliait la langue russe » et se mettait
a parler allemand. S'il fallait partir, les Juifs preferaient aller du
10. G. B. Sliosberg, op. cit., t. 3, pp. 316-317.
11. I.G. Froumkine, Iz istorii rousskovo icvrei'stva, [Sb.] Kniga o rousskom evrcistve :
Ot 1860 godov do Revolutsii 1917 g. (Aspects de 1'histoire des Juifs russes), in LMJR,
pp. 85-86.
12. Sliosberg, op. cit., t. 3. p. 324.
13. Pasmanik, op. cit., p. 144.
14. Par exemple : PEJ, t. 7, p. 357.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 531
cote" allemand. - L'hostilite que leur manifestait l'armee russe, puis
leur deportation ne pouvaient que provoquer leur amertume et
pousser certains d'entre eux a collaborer ouvertement avec les
Allemands.
Aux accusations portees contre les Juifs installed dans ces
regions s'ajoutaient celles dont 6taient la cible les Juifs soldats,
accuses de lachete et de desertion. Le pere Georges Chavelski,
aumonier de PAnnee russe, &ait attache a l'etat-major, mais se
rendait souvent sur le front et etait bien informe" de tout ce qui s'y
passait ; voici ce qu'il ecrivit dans ses memoires : « Des les
premiers jours de la guerre, on se mit a r6p6ter avec insistance que
les Juifs soldats etaient des couards et des deserteurs, et les Juifs
locaux des espions et des traitres. On citait de nombreux exemples
de Juifs passes a l'ennemi ou qui s'etaient enfuis ; ou de civils juifs
qui avaient donne" des renseignements a l'ennemi ou, lors de ses
offensives, lui avaient livre des soldats et des officiers russes qui
s'etaient attardes sur place, etc., etc. Plus le temps passait et plus
notre situation se degradait, plus la haine et l'exasperation contre
les Juifs augmentaient. Des rumeurs se repandaient du front vers
l'arriere..., elles creaient un climat qui devenait dangereux pour
l'ensemble des Juifs de Russie l5 . » - Le sous-lieutenant M. Lemke,
un socialiste qui se trouvait alors a l'etat-major, recopiait, dans le
journal qu'il tenait en cachette, les rapports en provenance du Front
sud-ouest, en decembre 1915 ; il nota en particulier ceci : « On
assiste a une augmentation inquietante du nombre des transfuges
juifs et polonais, non seulement sur les positions avancees mais
£galement a l'arriere du front 16 . » - En novembre 1915, on put
meme entendre au cours d'une reunion du bureau du Bloc Progres-
siste les propos suivants, notes par Milioukov : « Quel peuple a
donne la preuve de son absence de patriotisme ? - Les Juifs l7 . »
En Allemagne et en Autriche-Hongrie, les Juifs pouvaient
occuper des postes eleves dans 1' administration sans devoir abjurer
15. Pere Georgui Chavelski, Vospominania poslednevo protopresvitera rousskoi armii
i flota (Souvenirs du dernier aumonier de l'Armee et de la Flotte russes) v. 2-kh t., I. 1,
New York, eU Tchekhov. 1954, p. 271.
16. Mikhail Lemke, 250 dnei v tsarskoi' Stavke (25 sent.1915 - ioulia 1916) (250 jours
a relat-major gdndral (25 sept. 1915-juil. 1916), Pg. : G1Z, 1920, p. 353.
17. Progressivny blok v 1915-1916 gg (Le Bloc Progressiste en 1915-1916), Krasny
arkhiv : Istoritcheskii Journal Tsentrarkhiva RSFSR. M. : GIZ, 1922-1941, t. 52, 1932,
p. 179.
532 DEUX SIECLES ENSEMBLE
leur religion, et c'6tait aussi vrai dans 1'armee. Tandis qi?en Russie,
un Juif ne pouvait devenir officier s'il ne se convertissait pas a
l'orthodoxic, et les Juifs pourvus d'un haut degre d' instruction
faisaient le plus souvent leur service militaire en qualite de simples
soldats. On peut comprendre qu'ils ne se precipitaient pas pour
servir dans une telle armee. (Malgre" cela, il se trouva des Juifs
a Stre decores de la croix de Saint-Georges. Le capitaine
G. S. Doumbadz6 se souvenait d'un Juif, etudiant en droit, qui recut
quatre fois cette decoration, mais refusa d'entrer a l'Ecole des offi-
ciers pour ne pas avoir a se convertir, ce qui aurait fait mourir son
pere de chagrin. Plus tard, il fut fusille par les bolcheviks 18 .)
Pour autant, il serait peu credible et peu plausible d'en conclure
que toutes ces accusations n'etaient que pures affabulations.
Chavelski ecrit : « La question est trop vaste et complexe...,
toutefois je ne peux pas ne pas dire qu'a cette epoque, les motifs
d'accuser les Juifs ne manquaient pas... En temps de paix, on
tolerait qu'ils soient affectes a des taches civiles ; pendant la
guerre... les Juifs remplirent les unites de combat... Lors des offen-
sives, ils se trouvaient souvent a 1'arriere ; quand 1'armee reculait,
ils etaient a l'avant. Plus d'une fois ils semerent la panique dans
leurs unites... On ne saurait nier que les cas d'espionnage, de
passage a l'ennemi n'etaient pas rares... On ne pouvait pas non
plus ne pas trouver suspect que les Juifs fussent aussi parfaitement
informes de ce qui se passait sur le front. Le "telephone juif
marchait parfois mieux et plus vite que tous les telephones de
campagne... II n'etait pas rare que les nouvelles du front fussent
connues dans le petit hameau de Baranovitchi, situe a proximite de
l'etat-major general, avant meme qu'elles ne parviennent au
Commandant supreme et a son chef d'etat-major l9 . » (Lemke
souligne les origines juives de Chavelski lui-meme 20 .)
Un rabbin de Moscou se rendit a l'ctat-major pour essayer de
persuader Chavelski que « les Juifs sont comme les autres : il y en
a de courageux, il y en a de laches ; il y a ceux qui sont loyaux
envers leur patrie, il y a aussi les salauds, les trattres », et il citait
des excmples pris dans d' autres guerres. « Bien que cela fut tres
18. G. S. Doumbadze (Vospominania), Biblioteka-fond « Roussko'i'e Zaroubeji6 », f/1,
A-9, p. 5.
19. Pere Chavelski, op. cil., t. 1. p. 272.
20. Lemke, op. cil., p. 37.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 533
penible pour moi, je dus lui raconter tout ce que je savais sur la
conduite des Juifs pendant cette guerre-ci », « mais nous ne pumes
pas nous mettre d'accord 21 ».
Voici encore le temoignage d'un contemporain. Abraham
Zisman, ingenieur, affecte alors a la Commission d'evacuation, se
souvenait, un demi-siecle plus tard : « A ma grande honte, je dois
dire que [les Juifs qui se trouvaient pres du front] se conduisirent
de facon bien peu reluisante, apportant a l'armee allemande toute
l'aide qu'ils pouvaient 22 . »
On porta egalement des accusations d'ordre strictement 6cono-
mique a l'encontre des Juifs qui fournissaient l'armee russe. Lemke
recopia ainsi l'ordre a l'etat-major sign6 par FEmpereur le jour
meme de sa prise de fonction en tant que Commandant supreme
(cet ordre avait done ete prepare par Ianouchkevitch) : les fournis-
seurs juifs abusent des commandes de pansements, de chevaux, de
pain que leur passe l'armee ; ils re^oivent des autorites militaires
des documents certifiant « qu'on leur a confie le soin de proceder
a des achats pour les besoins de Farmee... mais sans indication de
quantite ni de lieu ». Puis « les Juifs font faire des copies certifiees
de ces documents et les distribuent a leurs complices », et
acquierent ainsi la possibilite de proceder a des achats sur tout le
territoire de F Empire. « Grace a la solidarite qui regne entre eux et
a leurs importants moyens financiers, ils controlent de vastes
regions pour y acheter principalement des -chevaux et du pain », ce
qui fait artificiellement monter les prix et rend plus difficile le
travail des fonctionnaires charges de Fapprovisionnement 23 .
Mais tous ces faits ne sauraient justifier la conduite de
Ianouchkevitch et de l'etat-major general. Sans faire F effort de
separer le bon grain de Fivraie, le haut commandement russe lanca
une operation, aussi massive qu'inepte, d'expulsion des Juifs.
Particulierement frappante fut Fattitude envers les Juifs de
Galicie qui vivaient en territoire austro-hongrois. « Des le debut de
la Premiere Guerre mondiale, des dizaines de milliers de Juifs
fuirent la Galicie pour la Hongrie, la Boheme, Vienne. Ceux qui
sont restes ont beaucoup souffert pendant la periode de F occupation
21. Pere Chavelski, op. cit., t. 1, pp. 272-273.
22. Novaia Zaria, San Francisco, 1960, 7 mai, p. 3.
23. Lemke*. op. cit., p. 325.
534 DEUX SIECLES ENSEMBLE
russe de cette region 24 . » « Les brimades, les coups et meme les
pogroms, frequemment organises par les unites de cosaques,
devinrent le lot quotidien des Juifs de Galicie 25 . » Voici ce qu'en
ecrit le pere Chavelski : « En Galicie, la haine envers les Juifs
etait encore attisee par les vexations infligees sous la domination
autrichienne aux populations russes [en fait, ukrainiennes et
ruthenes] par les Juifs puissants 26 » (autrement dit, ces memes
populations participaient a present a l'arbitraire des cosaques).
« Dans la province de Kovno, on deporta tous les Juifs sans
exception : les malades, les soldats blesses, les families des soldats
qui etaient au front 27 . » « On exigea des otages sous pretexte de
prevenir les actes d'espionnage », et les faits de ce genre
« devinrent monnaie courante 28 ».
Cette deportation des Juifs apparait sous un eclairage d'autant
plus cru qu'en 1915 - contrairement a ce qui se passera en 1941 -,
il n'y eut pas d'evacuation massive des populations urbaines.
L'armee se retirait, les populations civiles restaient sur place, on ne
chassait personne - mais les Juifs et eux seuls etaient chassis, tous
sans exception et dans les plus brefs delais : sans parler de la
blessure morale que cela representait pour chacun, cela entrainait
aussi la mine, la perte de sa maison, de ses biens. N'6tait-ce pas,
sous une autre forme, toujours le meme pogrom de grande ampleur,
mais cette fois provoque par les autorites et non par la populace ?
Comment ne pas comprendre le malheur juif ?
A cela, il faut ajouter que Ianouchkevitch, tout comme les haut-
grades qui se trouvaient sous ses ordres, agissaient en dehors de
toute reflexion logique, dans le desordre, la precipitation, 1' incohe-
rence, ce qui ne pouvait qu'ajouter a la confusion. II n'existe ni
chronique ni compte rendu de toutes ces decisions militaires.
Seulement des echos disperses dans la presse de l'epoque, et puis
aussi dans « Les Archives de la revolution russe » de I. V. Hessen,
une sene de documents 29 ramasses au hasard, sans suite ; et puis,
24. PEJ, t. 2, p. 24.
25. PEJ. t. 7, p. 356.
26. Pere Chavelski, op. cit., p. 271.
27. PEJ, t. 7, p. 357.
28. Sliosberg, op. cit., t. 3, p. 325.
29. Dokoumenly o presledovanii ievrei'ev (Documents sur la pers6cution des Juifs),
Arkhiv Rousskoi Revoloutsii (Archives de la R6volution russe), izdavai'emy I.V.
Gessenom. Berlin : Slovo, 1922-1937, 1. 19, 1928, pp. 245-284.
DANS LA GUERRR (1914-1916) 535
comme chez Lemke, des copies de documents faites par des parti-
culiers. Ces donnees eparses permettent malgre tout de se faire une
opinion sur ce qui s'est passe.
Certaines des dispositions prevoient d'cxpulser les Juifs hors de
la zone des operations militaires « en direction de l'ennemi » (ce
qui voudrait dire : en direction des Autrichiens, a travers la ligne
de front ?), de renvoyer en Galicie les Juifs qui en sont originaires ;
d'autres directives envisagent de les deporter a l'arriere du front,
parfois a courte distance, parfois sur la rive gauche du Dniepr,
parfois encore « au-dela de la Volga ». Tantot e'est « nettoyer des
Juifs une zone de cinq verstes en deca du front », tantot on parle
d'une zone de cinquante verstes. Les delais d'evacuation sont tantot
de cinq jours, avec autorisation d'emporter ses biens, tantot de
vingt-quatre heures, probablement sans cette autorisation ; quant
aux refractaires, ils seront emmenes sous escorte. Ou bien encore :
pas d'evacuation, mais, dans l'hypothese d'une retraite, prendre des
otages parmi les notables juifs, surtout les rabbins, pour le cas ou
des Juifs denonceraient soit des Russes, soit des Polonais bien
disposes a l'egard de la Russie ; en cas d'execution de ceux-ci par
les Allemands, proceder a l'execution des otages (mais comment
savoir, verifier qu'il y avait eu des executions en territoire occupe
par les Allemands ? C'etait vraiment un systeme incroyable !)
Autre instruction : on ne prend pas d'otages, on se contente de les
designer parmi la population juive peuplant nos territoires - ce sont
eux qui porteront la responsabilite en cas d'actes d'espionnage en
faveur de l'ennemi commis par d'autres Juifs. Ou encore : 6viter a
tout prix que les Juifs connaissent 1' emplacement des tranchees
creusees a l'arriere du front (pour qu'ils ne le communiquent pas
aux Autrichiens par l'intermediaire de leurs coreligionnaires, - on
savait que les Juifs roumains pouvaient aisement traverser la fron-
tiere) ; ou bien, au contraire : obliger justement les Juifs civils a
creuser les tranchees. Ou bien (ordre donne" par le commandant de
la region militaire de Kazan, le general Sandetski, connu pour son
comportement despotique) : rassembler tous les soldats de
confession juive dans des bataillons de marche et les expedier au
front. Ou, a l'inverse : mecontentement provoque par la presence
de Juifs dans les unites de combat ; leur inaptitude militaire.
On a le sentiment qu'en menant leur campagne contre les Juifs,
Ianouchkevitch et l'etat-major etaient en train de perdre la tete :
536 DEUX SIECLES ENSEMBLE
que voulaient-ils au juste ? Au cours de ces semaines de combats
particulierement difficiles, quand les troupes russes reculaient, a
bout de forces et a court de munitions, on adressa aux chefs
d'unites une circulaire comprenant une « liste de questions » et leur
donnant pour instruction de reunir le maximum d' informations sur
« les qualites morales, militaires, physiques des soldats juifs », ainsi
que sur leurs relations avec les populations juives locales. Et Ton
reflechit a la possibilite d'exclure completement les Juifs de l'armee
apres la guerre.
Nous ne connaissons pas non plus le nombre exact de personnes
dcplacees. Dans Le Livre sur le Monde juif russe, nous lisons qu'en
avril 1915, on expulsa de la province de Courlande 40*000 Juifs, et
qu'en mai 120 000 d'entre eux furent chasses de celle de Kovno 30 .
A un autre endroit, le meme ouvrage donne un chiffre global, pour
toute la periode, qui se monte a 250 0O0 M en incluant les r6fugi6s
d'originc juive, ce qui voudrait dire que les deportes n'auraient
gucre represente plus de la moitie de ce chiffre. - Apres la revo-
lution, le journal Novo'ie Vremia publia une information selon
laquelle l'evacuation de tous les habitants de Galicie dispersa sur
le territoire de la Russie 25 000 personnes, parmi lesquelles pres
d'un millier de Juifs 32 . (Ce sont la des chiffres qui, pour le coup,
sont trop faibles pour etre vraisemblables.)
Les 10-11 mai 1915, 1'ordre fut edicte de mettre fin aux depor-
tations, et celles-ci cesserent. Jabotinski tira la conclusion de
l'expulsion des Juifs de la zone du front en 1915 en parlant d'une
« catastrophe probablement sans precedent depuis le regne de
Ferdinand et Isabelle » d'Espagne au xv e siecle". Mais n'y a-t-il
pas aussi comme un geste de l'Histoire dans le fait que cette depor-
tation massive - elle-meme, et les reactions indignees qu'elle
suscita - allait contribuer concretement a la suppression tant desiree
de la Zone de residence ?
Leonid Andreev avait vu juste : « Cette fameuse "barbarie" dont
30. A. A. Goldenweiser, Pravovoi'c polojenie ievreiev v Rossii (La situation juridique
des Juifs en Russie), LMJR-1, p. 135.
31. G. I. Aron.wn, V borbe za grajdanskie i natsionalnye prava : Obchtchestvennye
tetchenia v rousskom evrei'stve (La luttc pour les droits civiques et nationaux : les mouve-
ments d'opinion au sein de la communaute juive de Russie), LMJR-1, p. 232.
32. Novoie Vremia, 1917, 13 avril, p. 3.
33. Sliosberg, op. cit., 1. 1, Introduction dc V. Jabotinski, p. xi.
DANS LA GUERRE (1914- 19 1 6) 537
on nous accuse... repose entierement et exclusivement sur notre
question juive et ses debordements sanguinaires 34 . »
Ces deportations de Juifs connurent une resonance a l'echelle
planetaire. Depuis Petersbourg, pendant la guerre, les Juifs
defenseurs des droits de l'homme transmirent vers 1' Europe des
informations sur la situation de leurs coreligionnaires ; « parmi eux,
Alexandre Issai'evitch Braudo se distingua par son infatigable
activite 35 ». A. G. Chliapnikov raconte que Gorki lui avait fait
parvenir des documents sur les persecutions que subissaient les
Juifs en Russie ; il les emporta aux Etats-Unis. Toutes ces informa-
tions se repandaient largement et rapidement en Europe et en
Amerique, y soulevant une puissante vague d'indignation.
Et si les meilleurs parmi les representants de la communaute et
de 1' intelligentsia juives craignaient que « la victoire de l'Alle-
magne... ne fasse que renforcer l'antisemitisme... et, pour cette
seule raison, il ne pouvait etre question de sympathies en vers
les Allemands ni d'espoirs en leur victoire 36 », un agent de
renseignement militaire russe au Danemark rapporte en decembre
1915 que le succes de la propagande antirusse « est egalement
facilite par les Juifs qui declarent ouvertement qu'ils ne souhaitent
pas la victoire de la Russie et sa consequence : l'autonomie promise
a la Pologne, car ils savent que cette derniere prendrait des mesures
energiques en vue de 1' expulsion des Juifs hors de ses fron-
tieres 37 » ; autrement dit, c'est l'antisemitisme polonais qu'il fallait
craindre, et non l'antisemitisme allemand : le sort qui attendait les
Juifs dans une Pologne devenue independante serait peut-etre
encore pire que celui qu'ils subissaient en Russie.
Les gouvernements britanniquc et francais eprouvaient quelque
embarras a condamner ouvertement l'attitude de leur alliee. Mais,
a cette epoque, les Etats-Unis s'engageaient de plus en plus dans
l'arene internationale. Et dans 1' Amerique encore neutre de 1915,
« les sympathies se diviserent... ; une partie des Juifs qui se trou-
vaient etre originaires d'Allemagne eprouvaient de la sympathie a
1'egard de celle-ci, meme s'ils ne la manifestaient pas de facon
34. L. Andreev, Pervai'a stoupen 0a Premiere marche), Chtchit (le Boucher), 1916, p. 5.
35. Sliosberg, op. cit., t. 3, pp. 343-344.
36. Ibidem, p. 344.
37. Lemke, op. cit., p. 310.
538 DEUX SIECLES ENSEMBLE
active-' 8 ». Lews dispositions efaient entretenues par les Juifs en
provenance de Russie et de Galicie qui, comme en t6moigne le
socialiste Ziv, souhaitaient (il ne pouvait plus en etre autrement)
la defaite de la Russie, et davantage encore par les « revolution-
naires professionnels » russo-juifs qui s'etaient etablis aux Etats-
Unis 39 . A cela s'ajoutaient les tendances antirusses au sein de
1'opinion americaine : tout recemment encore, en 1911, avait eu
lieu la dramatique rupture d'un accord economique americano-
russe vieux de quatre-vingts ans. Les Americains consideraient la
Russie officielle comme un pays «corrompu, reactionnaire et
ignare 40 ».
Ce qui se traduisit tres vite par des effets tangibles. Des
aout 1915, nous lisons dans les celmptes rendus que Milioukov
faisait des reunions du Bloc Progressiste : « Les Americains posent
comme condition [d'une aide a la Russie] la possibilite pour les
Juifs americains d'avoir libre acces au territoire russe 41 »,
- toujours la meme source de conflit qu'en 1911 avec T. Roosevelt.
- Et lorsqu'une delegation parlementaire russe se rendit, debut
1916, li Londres et a Paris pour solliciter une aide financiere, elle se
heurta a un refus categorique. L'episode est raconte en detail
par Chingariov*, dans le rapport qu'il presenta le 20 juin 1916
devant la Commission militaire et maritime de la Douma apres le
retour de la delegation. En Angleterre, lord Rothschild repondit a
cette demande : « Vous portez atteinte a notre credit aux Etats-
Unis. » En France, le baron de Rothschild declara : « En Amerique,
les Juifs sont tres nombreux et actifs, ils exerccnt une grande
influence, de sorte que 1'opinion americaine vous est tres hostile. »
(Puis « Rothschild s'exprima de maniere encore plus brutale » et
Chingariov demanda que ses paroles ne figurent pas au proces-
verbal.) Cette pression financiere des Americains, conclut le
38. Sliosberg, op. cil., t. 3, p. 345.
39. G. A. Ziv, Trotski : Kharakteristika. Po litchym vospominaniam (Trotski : une
caracteristique. Souvenirs personnels), New York, Narodopravstvo, 1921, 30 juin,
pp. 60-63.
40. German Bernstein, Reich, 1917, 30 juin, pp. 1-2.
41. Progressivny blok v 1915-1917 gg., Krasny arkhiv, 1932, t. 50-51, p. 136.
* Andre" Chingariov (1869-1918), un des leaders du parti Cadel, il sera membrc du
premier Gouvernement provisoire en 1917. Arrete" par les bolcheviks et massacre" dans
sa prison.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 539
rapporteur, est le prolongement d'une politique qui les a conduits a
rompre notre accord commercial en 1911 (mais, bien entendu, a
cela se sont ajoutees les deportations massives de Juifs survenues
entre-temps). Jakob Schiff, qui avait eu des mots si durs envers la
Russie en 1905, declarait a present a un parlementaire fran9ais
envoye en Amerique : « Nous accorderons un credit a l'Angleterre
et a la France quand nous aurons l'assurance que la Russie fera
quelque chose pour les Juifs ; 1' argent que vous nous empruntez
va a la Russie, et nous ne voulons pas de ca 42 . » - Milioukov
evoqua a la tribune de la Douma les protestations « des millions
et des millions de Juifs americains... qui rencontrent un tres large
echo dans l'opinion americaine. J'ai entre les mains de nombreux
journaux americains qui en apportent la preuve... Des meetings qui
se terminent par des scenes d'hysterie, des crises de larmes a revo-
cation de la situation des Juifs en Russie. J'ai la copie de la dispo-
sition prise par le president Wilson, instaurant une "journee des
Juifs" sur tout le territoire americain afin de collecter de l'aide pour
les victimes ». Et « lorsqu'on demande de 1' argent aux banquiers
americains, ils repondent : Pardon, comment cela ? Nous sommes
d'accord pour preter de 1' argent a l'Angleterre et a la France, mais
a la condition que la Russie n'en voie pas la couleur... Le celebre
banquier Jakob Schiff, qui regente le monde financier a New York,
refuse catdgoriquement toute idee de pret a la Russie 43 ... »
L' Encyclopaedia Juda'ica, redigee en anglais, confirme que
Schiff, « utihsant son influence pour empecher que d'autres etabLis-
sements financiers consentent des prets a la Russie..., poursuivit
cette politique pendant toute la Premiere /juerre mondiale 44 » et fit
pression sur les autres banques pour qu'elles agissent de meme.
Pour tous ces remous provoquds par les deportations, aussi bien
en Russie qu'a l'etranger, c'est le Conseil des ministres qui dut
payer les pots casses alors meme que Fetat-major ne le consultait
pas et n'accordait aucune attention a ses protestations. J'ai deja cite
quelques bribes des debats passionnes qui agitaient le Cabinet a
42. Mejdounarodnoi'e polojenie tsarskoi Rossii vo vremia mirovoi' voi'ny (La situation
internationale de la Russie tsariste pendant la guerre mondiale), Krasny arkhiv, 1934,
t. 64, pp. 5-14.
43. Doklad P.N. Milioukova v Voi'enno-morsko'i komissii Gosoud. Doumy 19 iounia
1916g., Krasny arkhiv, 1933, l. 58, pp. 13-14.
44. Encyclopedia Judaica, Jerusalem, 1971, vol. 14, p. 961.
540 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ce propos 45 . En voici quelques autres. Krivocheine* 6tait partisan
d'accorder provisoirement aux Juifs le droit de s' installer dans
toutes les villes de Russie : « Cette faveur accordee aux Juifs sera
utile non seulement du point de vue politique, mais aussi du point
de vue economique... Jusqu'a present, notre politique en ce
domaine faisait penser a cet avare endormi sur son or, qui n'en tire
aucun benefice et ne permet pas aux autres de le faire. » Mais
Roukhlov lui retorquait : cette proposition « constitue une modifi-
cation fondamentale et irreversible d'une legislation qui s'est mise
en place au cours de l'Histoire avec pour but de proteger le patri-
moine russe de la mainmise des Juifs, et le peuple russe de 1 'in-
fluence deletere du voisinage des Juifs... Vous precisez que cette
faveur ne sera accordee que pour la duree de la guerre..., mais il
ne faut pas se voiler la face » : apres la guerre, « il ne se trouvera
pas un seul gouvernement » pour « renvoyer les Juifs dans la Zone
de residence... Les Russes sont en train de mourir dans les tranchees
et, pendant ce temps-la, les Juifs vont s' installer au cceur de la
Russie, tirer benefice des malheurs endures par le peuple, de la
mine generate. Quelle sera la reaction et de l'armee, et du peuple
russe ? » - Et une fois encore, au cours de la reunion suivante :
«La population russe endure des privations et des souffrances
inimaginables, aussi bicn sur le front qu'a l'interieur du pays, tandis
que les banquiers juifs achetent a leurs coreligionnaires le droit de
se servir du malheur de la Russie pour exploiter demain ce peuple
exsangue 46 . »
Mais les ministres rcconnaissaient qu'ils n'y avait pas d' autre
issue. Cette mesure devait « etre appliqu6e avec une exceptionnelle
celerite » - « afin de satisfaire les besoins financiers engendres
par la guerre 47 ». Et tous, a l'exception de Roukhlov, apposerent
leur signature au bas de la circulaire autorisant les Juifs a
45. A. SoljMtsyne, KrasnoYe Koleso (La Roue rouge), t. 3, M. : Voi'enizdat, 1993,
pp. 259-263, (traduction francaise : Mars dix-sept, t. 1, Paris, M. Fayard).
46. Tiajelye dni. Sckretnye zasedania soveta ministrov, 16 ioulia - sentiabria 1915
(Les Jours difficiles. Les reunions secretes du Conseil des ministres, 16 juillet-
septembre 1915), Sost. A.N. Iakhontov, Archives de la revolution russe, 1926, (. 18,
pp. 47-48, 57.
47. Ibidem, p. 12.
* Proche collaborates de Stolypine, ministre de l'Agriculture (1906-1915), meurt en
Emigration (1857-1921).
DANS LA GUERRE (1914-1916) 541
s'installer libremcnt (avec possibility d'acquerir des biens immobi-
liers) sur tout le territoire de 1' Empire a I'exception des capitales,
des zones agricoles, des provinces peuplees par les Cosaques et de
la region de Yalta 48 . A l'automne 1915 fut egalement abroge le
systeme du passeport annuel, jusque-la obligatoire pour les Juifs
qui eurent droit desormais a un passeport permanent. (Ces mesures
furent suivies par une levee partielle du numerus clausus dans les
etablissemcnts d'enseignement et par l'autorisation d'occuper des
fonctions d'avocat plaidant dans les limites des quotas de repre-
sentation 49 .) L'opposition que ces decisions rencontrerent dans
l'opinion fut brisee sous la pression de la guerre.
C'est ainsi qu'apres une existence d'un siecle et quart, la Zone
de residence des Juifs disparut a tout jamais. Et le comble, ainsi
que le note Sliosberg, c'est que « cette mesure, si importante par
son contenu..., revenant a supprimer la Zone de residence, cette
mesure pour laquelle s'etaient en vain battus pendant des decennies
les Juifs russes et les cercles liberaux de Russie, passa ina-
percue 50 ! » Inapercue a cause de l'ampleur prise par la guerre. Des
flots de refugies et d'dmigrants submergeaient alors la Russie.
Le Comite pour les refugies, mis en place par le gouvernement,
alloua aussi aux Juifs deplac£s des credits d'aide a rinstallation 51 .
Jusqu'a la revolution de Fevrier, « la Conference sur les rdfugies
a poursuivi ses travaux et affecte" des sommes considerables aux
differents comites nationaux », y compris le comite juif 52 . II va
sans dire que s'y ajoutaient les fonds verses par de nombreuses
organisations juives qui s'6taient attelees a cette tache avec energie
et efficacite. On trouvait parmi elles 1' Organisation des Artisans
Juifs (OAJ), crdee en 1880, bien rodee et etendant deja son action
au-dela de la Zone de residence. L'OAJ, avait developpe une
cooperation avec le World Relief Committee et le « Joint »
(« Comite pour la repartition des fonds d'aide aux Juifs ayant
souffert de la guerre »). Tous apportaient une aide massive aux
populations juives de Russie ; « le "Joint" a secouru des centaines
48. PEJ, I. 7, pp. 358-359.
49. Ibidem, p. 359.
50. Sliosberg, I. 3, p. 341.
51. I.L Teitel, Iz moiei jizni za 40 let (Souvenirs de 40 ans de ma vie), Paris :
I. Povolotski i ko., 1925, p. 210.
52. Sliosberg, t. 3, p. 342.
542 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de milliers de Juifs en Russie et en Autriche-Hongrie 53 ». En
Pologne, l'OAJ aida les Juifs candidats a 1' emigration ou installed
comme agricultcurs - car, « pendant la guerre, les Juifs qui habi-
taient de petites bourgades avaient ete entraines, non sans coercition
de la part de l'occupant allemand, dans le travail de la terre 54 ». II
y avait aussi la Soci&e prophylactique juive (SPJ), fondee en 1912 ;
elle se donnait pour mission non seulement l'aide medicale directe
au Juifs, mais la creation de sanatoriums, de dispensaires, le deve-
loppement de l'hygiene sanitaire en general, la prevention des
maladies, « la lutte contre la degradation physique des populations
juives » (nulle part en Russie il n'existait encore d' organisation de
ce genre). A present, en 1915, ses detachements organisaient pour
les emigrants juifs, tout au long de leur itineraire et sur leur lieu de
destination, des centres de ravitaillement, des 6quipes medicates
volantes, des hopitaux de campagne, des refuges, des consultations
p6diatriques 55 . - Egalement en 1915, on voit apparaitre l'Asso-
ciation juive d'aide aux victimes de la guerre (AJAVG) ; bdneficiant
de l'aide du Comite pour les r6fugies et du si genereusement dote
par l'Etat « Zemgor » (association de l'« Union des zemstvos » et
de l'« Union des villes »), ainsi que de credits en provenant d'Ante-
rique, l'AJAVG mit en place un vaste reseau de charges de mission
venant en aide aux Juifs pendant leur deplacement et sur leur
nouveau lieu de residence, avec cuisines roulantes, cantines, points
de distribution de vetements, bureaux d'aide a l'emploi (agences
de placement, centres de formation professionnelle), etablissements
d'accueil pour les enfants, ecoles. Quelle admirable organisation !
- songeons en effet que furent ainsi pris en charge environ
250 000 reTugies et personnes deplacees ; selon les chiffres offi-
cios, le nombre de ceux-ci s'elevait deja a 215 000 en aout 1916 56 .
- Et il y avait aussi le « Bureau Politique » pres les deputes juifs
de la quatrieme Douma, issu d'un accord passe entre le Groupe
Populaire juif, le Parti Populaire juif, le Groupe Democratique juif
53. PEJ, t. 2, p. 345.
54. D. Lvovitch, L. Bramson i soiouz ORT (L. Bramson et l'OAJ), MJ-2, New York,
1944, p. 29. „
55. /. M. Troitski, Samodeiatelnost i camopomochtch evreiev v Rossn (L espnt d ini-
tiative et l'entraide parmi les Juifs de Russie), LMJR-1, pp. 479-480, 485-489.
56. Aronson, LMJR-1, p. 232 ; /. Troitski, ibidem, p. 497.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 543
et les sionistes ; pendant la guerre, il deploya « une activite consi-
derable 57 ».
Malgre toutes les difficultes, « la guerre donna une forte
impulsion a l'esprit d' initiative des Juifs, fouctta leur volonte de se
prendre en charge 58 ». Au cours de ces ann6es, « les forces conside-
rables cachees j usque-la dans les profondeurs de la conscience juive
arriverent a maturite et revelerent au grand jour... d'immenses
reserves d'initiative dans les domaines les plus varies de Taction
politique et sociale 59 ». - En sus des moyens alloues par les comites
d'entraide, l'AJAVG beneficiait des millions que lui versait le
gouvernement. A aucun moment la Conference speciale sur les
refuges « ne rejeta notre suggestion » sur le montant des aides :
25 millions en un an et demi, soit infmiment plus que ce que les
collectcs parmi les Juifs avaient pu reunir (le gouvernement payait
la les erreurs de l'etat-major) ; quant aux sommes qui parvenaient
d' Occident, le comite pouvait les conserver 60 pour les utiliser
ulterieurement.
C'est ainsi qu'avec tous ces mouvements de la population
juive - refugies, personnes deplacees, mais aussi bon nombre de
volontaires - la guerre modifia de facon significative la repartition
des Juifs en Russie ; d'importantes colonies se constituerent dans
des villes tres eloigners du front, essentiellement Nijni Novgorod,
Voroneje, Penza, Samara, Saratov, mais dans les capitales tout
autant. Bien que la suppression de la Zone de residence n'eut pas
concerne Petersbourg et Moscou, ces deux villes se trouverent
desormais pratiquement ouvertes. Souvent, on y allait pour
rejoindre des parents ou des protecteurs installes la depuis long-
temps. Au detour de souvenirs laisses par des contemporains, on
decouvre par exemple un dentiste de Petersbourg du nom de
Flakke : appartement de dix pieces, valet de pied, servante,
cuisinier - les Juifs aises n'etaient pas rares et, en pleine guerre,
alors qu'il y avait penurie de logements a Petrograd, ils ouvraient
des possibilites d'accueil pour les Juifs venus d'ailleurs. Nombreux
furent ceux qui changerent de lieu de residence au cours de ces
annees-la : des families, des groupes de families qui n'ont pas laisse"
57. Aronson, op. cit., p. 232.
58. /. Troitski, op. cit., p. 484.
59. Aronson, op. cit., p. 230.
60. Sliosberg, op. cit, t. 3, pp. 329-331.
544 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
de traces dans l'histoire, sauf parfois dans des chroniques familiales
a caractere prive, comme ces parents de David Azbel : « Tante Ida...
a laisse le calme et la somnolence de Tchernigov, au debut de la
Premiere guerre mondiale, pour venir s'installer a Moscou 61 . »
Les nouveaux arrivants etaient souvent de condition tres modeste,
mais certains acc^daient a des postes influents, tel le petit clerc
Poznanski qui, au sein de la commission de censure militaire de
Petrograd, eut la haute main « sur toutes les affaires secretes 62 ».
Pendant ce temps-la, l'etat-major deversait mecaniquement ses
torrents de directives, tantot respectees, tantot negligees : exclure
les Juifs sous les drapeaux de toutes activites etrangeres au service
arme" : secretaire, boulanger, infirmier, telephoniste, telegraphiste.
Ainsi, « en vue de prevenir la propagande antigouvernementale que
sont supposed mener les Juifs medecins et infirmiers, il faut les
affecter non dans les hopitaux ou les infirmeries de campagne, mais
"dans des lieux peu propices aux activites de propagande comme,
par exemple, les positions avancees, le transport des blesses sur le
champ de bataille 63 " ». Dans une autre directive : chasser les Juifs
de l'Union des zemstvos, de l'Union des villes et de la Croix Rouge
oil ils se concentrent en grand nombre pour echapper au service
arme (comme faisaient aussi, notons le au passage, des dizaines de
milliers de Russes), se servent de leur position avantageuse a des
fins de propagande (comme faisait tout liberal, radical ou socialiste
qui se respectait) et, surtout, colportent des bruits sur « l'incompe-
tence du haut commandement » (ce qui correspondait dans une
large mesure a la realite 64 ). D'autres circulaires alertaient contre le
danger qu'il y avait a gardcr les Juifs a des postes qui les mettaient
en contact avec des informations sensibles : dans les services de
1' Union des zemstvos du front de l'ouest, en avril 1916, « toutes
les branches importantes de 1' administration (y compris celles qui
relevent du secret defense) sont aux mains de Juifs », et Ton cite le
nom de ceux qui sont charges de l'enregistrement et du classement
des documents confidentiels, ainsi que celui du directeur du depar-
tement de reformation qui, « de par ses fonctions, dispose du libre
61. D. Azbel, Do, vo vremia i posle (Avant, pendant et apres), Vremia i my. New
York, J6rusalem. Paris, 1989, n° 104, pp. 192-193.
62. Lemke, op. cit., p. 468.
63. PEJ, t. 7, p. 357.
64. Archives de la revolution russe, 1928, t. XIX, pp. 274, 275.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 545
acces a diff&ents services de 1'armee a l'arriere du front ou dans
les regions 65 ».
Toutefois, rien ne prouve que les vociferations de l'etat-major
sur la n6cessite de chasser les Juifs de 1' administration du Zemgor
aient eu des resultats tangibles. Toujours bien informe, Lemke
constate que « les directives des autorites militaires sur l'exclusion
des Juifs » du Zemgor « n'y recurent pas un bon accueil ». Une
circulaire fut publiee, stipulant que « toutes les personnes de
confession juive licenciees sur ordre des autorites, le sont pour deux
mois avec maintien de leur salaire et des indemnites de depla-
cement, et avec possibilite d'etre recrutees prioritairement dans les
etablissements du Zemgor situ£s a rarriere du front 66 ». (Le
Zemgor etait le chouchou de la presse russe influente. C'est ainsi
qu'elle se refusa unanimement a reveler ses sources de finan-
cement : en vingt-cinq mois de guerre, au l er septembre 1916,
464 millions de roubles octroyes par le gouvernement - l'equi-
pement et les fournitures etaient livres directement des entrepots de
l'Etat -, contre seulement 9 millions reunis par les zemstvos, les
villes, les collectes 67 . Si la presse refusa de publier ces chiffres,
c'est parce qu'aurait ete videe de son sens l'opposition entre
Taction philanthropique et caritative du Zemgor et celle d'un
gouvernement stupide, insignifiant et nul.)
Les circonstances economiques et les conditions gdographiques
faisaient que, parmi les fournisseurs de 1'armee, il y avait beau-
coup de Juifs. Une lettre de doleances exprimant la colere des
« cercles orthodoxes-russes de Kiev..., pousses par leur devoir de
patriotes », pointe du doigt Salomon Frankfurt qui occupait un
poste particulierement eleve, celui de « delegue du ministere de
PAgriculturc a 1' appro visionnement de 1'armee en lard » (il faut
dire que des plaintes sur la disorganisation entrainee par ses
requisitions se firent entendre jusqu'a la Douma). Toujours a Kiev,
un obscur « agronome d'un zemstvo de la region », Zelman Kopel,
fut immortalise par l'Histoire parce qu'ayant ordonn6 une requi-
sition excessive juste avant la Noel 1916, il priva de sucre pendant
65. Lemke, op. cit., p. 792.
66. Ibidem, p. 792.
67. S.S. Oldenbourg, Tsarstvovanie Imperatora Nikolai'a n (Lc itgne de l'empereur
Nicolas II), t. 2, Munich, 1949, p. 192.
546 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les fetes tout un district rural (dans cette affaire, une plainte fut
egalement deposce contre Fadministration locale des zemstvos 68 ).
En novembre 1916, le depute N. Markov, stigmatisant a la Douma
« les maraudeurs de Farriere et les detrousseurs » des biens de l'Etat
et de la Defense nationale, designait, selon son habitude, tout parti-
culierement les Juifs : a Kiev, encore une fois, c'etait Cheftel,
membre du Conseil municipal, qui avait bloque dans les entrepots
et laisse pourrir plus de 2 500 tonnes de farine, de poisson et autres
produits que la ville gardait en reserve, tandis qu'au meme moment,
« les amis de ces messieurs vendaient leur propre poisson a des prix
faramineux » ; c'etait V. I. Demtchenko, elu de Kiev a la Douma,
qui cachait « des masses de Juifs, de Juifs riches » (et il les enumere)
« pour les faire echapper au service militaire » ; c'etait aussi, a
Saratov, « Fingenieur L6vy » qui fournissait « par l'intcrmcdiaire du
commissionnaire Frenkel » des marchandises au Comite militaro-
industricl a des prix gonfles 69 . Mais il faut noter que les comites
militaro-industriels mis en place par Goutchkov* se comportaient
exactement de la meme maniere avec le Tresor public. Alors...
Dans un rapport du Dcpartement de la Securite de Petrograd
date d'octobre 1916, on peut lire : « A Petrograd, le commerce est
exclusivement aux mains des Juifs qui connaissent parfaitement les
gouts, les aspirations ct les opinions de 1'homme de la rue » ; mais
ce rapport fait egalement etat de r opinion repandue a droite selon
laquelle, dans le peuple, « la liberte dont jouissent les Juifs depuis
le debut de la guerre » suscite de plus en plus de mecontentement ;
« c'est vrai, il existe encore officiellement quelques firmes russes,
mais elles sont en fait controlees par des Juifs : il est impossible
d'acheter ou de commander quoi que se soit sans l'entremise d'un
Juif 70 ». (Les publications bolcheviques, comme par exemple le
68. Iz zapisnoi knijki arkhivista, Soob. M. Paozerskovo (Camels d'un archiviste,
comm. par M. Paozerski), Krasny Arckhiv, 1926, 1. 18, pp. 211-212.
69. Gosoudarstvennai'a Douma - Tchetverty sozyv (Quatrieme Douma d'Empire),
compte rendu stenographique des d<5bats, 22 nov. 1916, pp. 366-368.
70. Polititchesko'ie polojenie Rossii nakanoune FevralskoT revolouisii (La situation
politique en Russie a la veille de la revolution de FeVrier), Krasny arkhiv, 1926, 1. 17,
pp. 17, 23.
* Alexandre Goutchkov (1882-1936), fondateur et leader du parti Octobriste,
president de la troisiemc Douma (mars 1910-mars 1911), president du Comite panrusse
des industries de guerre, deviendra ministre de la Guerre et de la Marine dans le premier
Gouvernemcnt provisoire. Emigrera en 1918. II meurt a Paris.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 547
livre de Kai'ourov 71 qui se trouvait a l'epoque a Petrograd, n'ont
pas manque de travestir la r^alite" en alleguant qu'en mai 1915,
pendant la mise a sac des firmes et magasins allemands a Moscou,
la foule s'en prit aussi aux etablissements juifs, - ce qui est faux,
et ce fut meme le contraire qui se passa : pendant l'emeute anti-
allemande, les Juifs, a cause de la ressemblance des noms de
famille, se prot6gerent en accrochant a la devanture de leur
boutique la pancarte : « Ce magasin est juif » - et ils ne furent pas
touches. A 1'arriere, le commerce juif n'eut pas a souffrir durant
toutes les ann6es de guerre.)
Cependant, au sommet de la monarchic - dans 1' entourage
morbide de Raspoutine -, un petit groupe d'individus plutot louches
jouait un role important. Ils ne soulevaient pas seulement l'indi-
gnation des milieux de droite - ainsi, en mai 1916, l'ambassadeur
de France a Petrograd, Maurice Paleologue, notait dans son
journal : « Un ramassis de financiers juifs et de speculateurs
malpropres, Rubinstein, Manus, etc., ont conclu un accord avec lui
[Raspoutine] et le d£dommagent grassement pour services rendus.
Sur leurs instructions, il adresse des notes aux ministres, dans des
banques ou a differentes personnalites influentes 72 . »
En effet, si par le passe c'etait le baron Guinzbourg qui
intervenait ouvertement en faveur des Juifs, cette action fut
desormais conduite en sous-main par les arrivistes qui s'6taient
agglutines autour de Raspoutine. II y avait la le banquier
D. L. Rubinstein (il etait directeur d'une banque d'affaires de
Petrograd, mais se frayait avec assurance un chemin vers
1' entourage du trone : il gerait la fortune du grand-due Andre Vladi-
mirovitch, fit la connaissance de Raspoutine par 1' intermediate de
A. Vyroubova*, puis fut decore de l'ordre de Saint- Vladimir, on
lui donna le titre de conseiller d'Etat, et done du « Votre Excel-
lence »). Mais aussi l'industriel I. P. Manus (directeur de l'usine de
71. V Kai'ourov, Petrogradskie rabotchie v gody impcrialistitchesko'i voi'ny (Les
ouvriers de Petrograd pendant les annees de la guerre imp6rialiste), M., 1930.
72. Maurice Paleologue, Tsraskai'a Rossia nakanoune revolioulsii (La Russie imp6-
riale a la veille de la revolution), M., Pd., GIZ, 1923, p. 136.
* Anna Vyroubova (1884-1964), demoiselle d'honneur de rimperatrice dont elle fut
longtemps la meilleure amie, admiratrice fanatique de Raspoutine, iriterm£diairc perma-
nente entre le couple imperial et le starets. Arretee en 1917, libelee, r6arr§t6e, elle reussit
a s'enfuir en Finlande ou elle vivra plus dc 45 ans dans un oubli complet.
548 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
wagons de Petrograd, membre du directoire des usines Poutilov, du
conseil d' administration de deux banques et de la Societe russe des
transports, lui aussi conseiller d'Etat).
Rubinstein attacha a Raspoutine un « secretaire » permanent,
Aron Simanovitch, un riche joaillier, marchand de diamants, illettre
mais fort habile et entreprenant (mais quel besoin Raspoutine avait-
il d'un « secretaire », lui qui ne possedait rien ?...)
Ce Simanovitch (« le meyeur dantre le juif », aurait griffonne le
« starets » sur son portrait) publia dans 1' emigration un petit livre
hableur sur le role qu'il avait jou6 a cette epoque. On y trouve
toutes sortes de potins sans interet, d'affabulations (il parle des
« centaines de milliers de Juifs executes et massacres sur ordre du
grand-due Nicolas Nicolaievitch" ») ; mais, a travers cette ecume
et ces envolees de vantardise, on peut entrevoir des faits r6els,
bien concrets.
Par exemple, l'« affaire des dentistes » - pour la plupart des
Juifs - qui avait eclate des 1913 : « On avait monte une veritable
usine de diplomes de dentiste » qui inonderent Moscou 74 , - leur
detention donnait droit au sejour permanent et dispensait du service
militaire. 11 y en eut pres de 300 (selon Simanovitch : 200). Les
faux dentistes furent condamnes a un an de prison, mais, sur inter-
vention de Raspoutine, on les gracia.
« Pendant la guerre..., les Juifs cherchaient aupres de Raspoutine
une protection contre la police ou les autoritis militaires », et
Simanovitch confie fierement que « beaucoup de jeunes gens juifs
imploraient son aide pour echapper a l'armee », ce qui, en temps
de guerre, leur donnait la possibilite d'entrer a l'Universite ; « il
n'existait souvent aucune voie legale » - mais Simanovitch pretend
qu'il arrivait toujours a trouver une solution. Raspoutine « etait
devenu l'ami et le bienfaiteur des Juifs, et soutenait sans reserve
mes efforts pour amcliorer leur condition 75 ».
En evoquant le cercle de ces nouveaux favoris, on ne peut pas
73. A. Simanovitch, Raspoutine i ievrei. Vospominania litchnovo sekretaria Grigoria
Raspoutina (Raspoutine et les Juifs. Souvenirs du secretaire personnel de Grigori
Raspoutine), [Sb.] Sviato'i tchert. Tai'na Grigoria Raspoutina : Vospom., Dokoumenty,
Materialy sledstv. Komissii. M. : Knijnaia Palata, 1991, pp. 106-107.
74. Sliosberg, op. cit., t. 3, p. 347.
75. Simanovitch, pp. 89, 100, 102, 108.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 549
ne pas mentionner 1'aventurier hors-pair que fut Manassevitch-
Manouflov. II avait et6 tour a tour fonctionnaire du ministere de
l'lnterieur et agent de la police secrete russe a Paris, ce qui ne
l'empechait pas de vendre a l'etranger des documents secrets du
Departement de la police ; il avait mene des negotiations secretes
avec Gapon ; quand Stiirmer* fut nomine" Premier ministre, on lui
confia des « "missions secretes", exceptionnelles 76 ».
Rubinstein fit irruption dans la vie publique en rachetant le
journal Novoi'e Vremia (cf. chapitre 8), jusque la hostile aux
Juifs. (Ironie de l'histoire : en 1876, Souvorine avait achete ce
journal avec 1' argent du banquier de Varsovie Kroneberg, et, au
debut, bien oriente a regard des Juifs, il leur ouvrait ses colonnes.
Mais, a partir de la guerre entre la Russie et la Turquie, Novo'ie
Vremia changea brutalement de cap, « passa dans le camp de la
reaction », et, « pour ce qui etait de la question juive, ne mit plus
de freins a la haine et a la mauvaise foi 77 ».) En 1915, le Premier
ministre Goremikyne** et le ministre de 1'Inteneur Khvostov
junior*** eurent beau faire obstacle au rachat du journal par
Rubinstein 78 , celui-ci parvint un peu plus tard a ses fins, - mais on
etait deja trop pres de la revolution, tout cela ne servit pas a grand-
chose. (Un autre journal de droite, le Grajdanine fut lui aussi
partiellement rachete par Manus).
S. Melgounov a surnomme le « quintette » ce petit groupe qui
traitait ses affaires dans l'« antichambre 79 » du tsar - par l'interme-
diaire de Raspoutine. Compte tenu du pouvoir dont ce dernier
76. S.P. Melgounov, Lcgenda o separatnom mire. Kanoun revolioutsii (La 16gcnde de
la paix separee. La veille de la revolution), Paris, 1957, pp. 263, 395, 397.
77. EJ, t. 11, pp.758, 759.
78. Pismo minislra vnoutrennikh del A. N. Khvoslova Predscdateliou soveta ministrov
I. L. Goremykinou ot 16 dck. 1915 (Leltre du ministre de l'lnterieur A. N. Khvostov au
president du Conseil des ministres I. L. Gordmykine, datee du 16 decembre 1915), Delo
naroda, 1917, 21 mars, p. 2.
79. Melgounov, op. cit., p. 289.
* Protege" de Raspoutine, devient president du Conseil des ministres (2 fevrier-
23 novembre 1916), cumulant ses fonctions avec celles de ministre de l'lnterieur
(16 mars-17 juillet) puis des Affaires etrangeres (20 juillet-23 novembre). Apres Fevrier,
il est arrete et incarccre a la forteresse Pierre-et-Paul oil il meurt le 2 septembre 1917.
** Ivan Goremikyne (1839-1917), une premiere fois Premier ministre en avril-juillet
1906, puis de Janvier 1914 a Janvier 1916.
*** Alexis Khvostov junior (1872-1918), leader des droites a la quatrieme Douma,
ministre de l'lnterieur en 1915-1916. Fusilie par les bolcheviks.
550 DEUX SIECLES ENSEMBLE
disposait, ce n'etait plus une mince affaire : des personnages
douteux se trouvaient a proximite" immediate du trone et pouvaient
exercer une dangereuse influence sur les affaires de la Russie
entiere. L'ambassadeur de Grande-Bretagne, Buchanan, estimait
que Rubinstein etait lie aux services de renseignement allemands 80 .
On ne peut exclure cette possibilite.
La rapide penetration de l'espionnage allemand en Russie et ses
liens avec les speculateurs de 1'arriere contraignirent le general
Alcxei'ev* a solliciter de l'empereur, au cours de l'ete 1916, l'auto-
risation d'effectuer des investigations au-dela de la zone de compe-
tence de l'etat-major, - et c'est ainsi que fut constitute la
« Commission d'enquete du general Batiouchine ». Sa premiere
cible fut le banquier Rubinstein, soupconne d'« operations specula-
tives avec des capitaux allemands », de manipulations financieres
au profit de l'ennemi, de depreciation du rouble, de surpaiement
des agents Strangers pour les commandes passees par l'lntendance
generate, et d'operations spcculatives sur le ble dans la region de
la Volga. Sur decision du ministre de la Justice, Rubinstein fut
arrete le 10 juillet 1916 et accuse de haute trahison 81 .
C'est de l'imperatrice en personne que Rubinstein recut le soutien
le plus ferme. Deux mois apres son arrestation, elle demanda a
l'Empereur « de l'envoyer discretement en Sib6rie, de ne pas le
garder ici, pour ne pas enerver les Juifs » - « parle de Rubinstein »
avec Protopopov**. Deux semaines plus tard, Raspoutine envoie a
son tour un telegramme a l'empereur disant que Protopopov
« implore que personne ne vienne le deranger », y compris le
contre-espionnage... ; « il m'a parle du detenu avec douceur, en vrai
chretien ». - Encore trois semaines plus tard, l'imperatrice : « A
propos de Rubinstein, il se meurt. Envoie immediatement un
80. Ibidem, p. 402.
81. V.N. Semennikov, Politika Romanovykh nakanoune revolioulsii. Ot Antanty -
k Guermanii (La politique des Romanov a la veille de la revolution. De 1' Entente vers
rAllemagne), M., L., G1Z. 1926. pp. 117, 1 18, 125.
* Michel Alexei'ev (1857-1918), alors chef d'etat-major du Commandant supreme.
Conseillera au tsar d'abdiquer. Commandant supreme jusqu'au 3 juin 1917. Apres
Octobre, organisateur de la premiere armee Blanche, dans le Don.
** Dernier ministre tsariste de l'lnleiieur. Accuse d' intelligence avec l'Allemagne
(perpdtree en Suede durant l'ete 1916 a 1' occasion d'un voyage en Angleterre d'une
delegation de la Douma). Emprisonne par le Gouvernement provisoire. Fusill6 par les
boleheviks.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 551
telegramme [au Front nord-ouest]... pour qu'on le transfere de
Pskov sous l'autorite du ministre de l'Interieur» - c'est-a-dire de
ce bon et doux Chretien de Protopopov ! Et, le jour suivant :
« J'espere que tu as envoye le telegramme pour Rubinstein, il est
mourant. » Et le lendemain encore : « As-tu pris les dispositions
pour que Rubinstein soit remis au ministre de l'lnterieur ? S'il reste
a Pskov, il va mourir, - s'il te plait, mon doux ami 82 ! »
Le 6 decembre, Rubinstein fut libere - soit dix jours avant
l'assassinat de Raspoutine qui eut ainsi juste le temps de lui rendre
un ultime service. Aussitot apres, le ministre Makarov*, que l'im-
peratrice detestait, fut destitue. (Un peu plus tard, il sera fusillc par
les bolcheviks.) - 11 est vrai qu'avec la liberation de Rubinstein,
1' instruction de son cas ne fut pas close ; il fut de nouveau arrete,
mais, pendant la salvatrice revolution de Fevrier, avec d'autres
detenus qui se morfondaicnt dans les geoles tsaristes, il fut libere
par la foule de la prison de Petrograd et quitta l'ingrate Russie,
comme eurent aussi le temps de le faire Manassevitch, Manus et
Simanovitch. (Ce Rubinstein, nous aurons encore F occasion de le
retrouver.)
Pour nous qui vivons dans les annees 90 du xx e siecle**, cette
orgie de pillage des biens de l'Etat apparait comme un modele
experimental a toute petite echelle... Mais ce que Ton retrouve dans
un cas comme dans F autre, e'est un gouvernement a la fois pr6ten-
tieux et nul qui laisse la Russie abandonnee a son destin.
#
Instruit par l'affaire Rubinstein, 1'etat-major fit procedcr a la
verification des comptes de plusieurs banques. Au meme moment,
une instruction fut ouverte contre les sucriers de Kiev - Hepner,
Tsekhanovski, Babouchkine et Dobry. Ceux-ci avaient obtenu
82. Pisma imperatritsy Aleksandry Fedorovny k Imperatorou Nikolai'ou II / Per. s
angl. V. D. Nabokova (Lettres de l'imperatrice Alexandra Fedorovna a l'empereur
Nicolas II / trad, de l'anglais par V. D. Nabokov), Berlin : Slovo, 1922, pp. 202, 204,
211,223,225,227.
* Ministre de la Justice du 20 juillet 1916 au 2 Janvier 1917. Fusill6 par la Tchika en
septembre 1918.
** fipoque ou fut parachevde la redaction du present volume, et allusion a Petal de la
Russie eltsinienne.
552 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'autorisation d'exporter du sucre vers la Perse ; ils en avaient fait
des envois massifs, mais bien peu de marchandise avait etc signalee
par les douanes et etait parvenue sur le marche persan ; le reste du
sucre avait « disparu », mais, selon certaines informations, il avait
transite par la Turquie - alliee de 1'Allemagne - et avait ete vendu
sur place. Dans le meme temps, le prix du sucre s'etait brusquement
envole dans les regions du Sud-Ouest, la ou etait concentree l'in-
dustrie sucriere de la Russie. L' affaire des sucriers s'engagea dans
un climat de rigueur et d'intransigeance, mais la commission
Batiouchine ne mena pas son enquete a terme, transmit le dossier
a un juge d' instruction de Kiev, lequel commenca par elargir les
prevenus, puis on leur trouva des appuis aupres du trone.
Pour ce qui est de la commission Batiouchine elle-meme, sa
composition laissait fort a desirer. Son manque d'efficacite dans
1' instruction de 1' affaire Rubinstein fut mis en evidence par le
senateur Zavadski 83 . Dans ses memoires, le general Loukomski,
membre de l'&at-major, raconte que Tun des principaux juristes
de la commission, le colonel Rezanov, homme incontestablement
competent, se trouva etre aussi grand amateur de cartes, de bons
restaurants, de diners bien arroses ; un autre, Orlov, se revelera etre
un renegat qui travaillera dans la police secrete apres 1917, puis
passera chez les Blancs et, dans Immigration, se signalera par sa
conduite provocatrice. II y avait sans doute au sein de cette
commission d'autres personnages louches qui ne refusaicnt pas les
pots-de-vin et avaient monnaye la liberation des detenus. Par toute
une serie d'actes inconsideres, la commission attira sur elle
l'attention de la Justice militaire a Petrograd et de hauts fonction-
naires du ministere de la Justice.
Cependant, il n'y avait pas que l'etat-major pour s'occuper du
probleme des speculateurs, et ce, en relation avec les activites « des
Juifs en general ». Le 9 Janvier 1916, le directeur par interim du
Departement de la police, Kafafov, signa une directive classee
secret defense, laquelle fut adressee a tous les gouverneurs de
provinces et de villes ainsi qu'a tous les commandements de la
gendarmerie. Mais le « service de renseignement » de l'opinion eut
tot fait de percer le secret, et, un mois plus tard, le 10 fevrier, toutes
83. S. V. Zavadski, Na velikom Izlome (La grandc fracture). Archives de la revolution
russe, 1923, t. 8, pp. 19-22.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 553
affaires cessantes, Tchkheidze* donna lecture de ce document du
haut de la tribune de la Douma. Et ce qu'on pouvait y lire, ce
n'etait pas seulement que « les Juifs font de la propagande revolu-
tionnaire », mais qu'« en sus de leur activite criminelle de propa-
gande... ils se sont fixe deux objectifs importants : faire monter
artificiellement le prix des denrees de premiere necessite et retirer
de la circulation la monnaie courante » - ils cherchent ainsi « a
faire en sorte que la population perde confiance en la monnaie
russe », a repandre la rumeur que « le gouvernement russe est en
faillite, qu'il n'y a plus assez de metal pour fabriquer des pieces ».
Le but de tout cela, selon la circulaire, etait « d'obtenir la
suppression de la Zone de residence, parce que les Juifs pensent
que la p^riode actuelle est la plus favorable pour parvenir a leurs
fins en cntretenant le trouble dans le pays. » Le Departcment n'ac-
compagnait ces considerations d'aucunc mesure concrete : c'etait
simplement « pour information 1 * 4 ».
Voici quelle fut la reaction de Milioukov : « On utilise avec les
Juifs la methode de Rostoptchine** - on les pr^sente devant une
foule surexcitee en disant : ce sont eux les coupables, ils sont a
vous, faites-en ce que vous voulez 85 . »
Au cours des memes journees, la police encercla la Bourse de
Moscou, proceda a des verifications d'identite parmi les operateurs
et decouvrit soixante-dix Juifs en situation illcgale ; une rafle du
meme type eut lieu a Odessa. Et cela aussi penetra dans Themicycle
de la Douma, y provoquant un veritable cataclysme - ce que le
Conseil des ministres redoutait tant il y avait encore un an etait
en train d'arriver : « Dans la periode actuelle, on ne peut tolerer
l'instauration au sein de la Douma d'un debat sur la question juive,
debat qui pourrait prendre une forme dangereuse et servir de
pretexte a une aggravation des conflits entre nationalites 86 . » Mais
le debat s'instaura bel et bien et dura plusieurs mois.
84. Archives de la revolution russe, 1928, t. 19, pp. 267-268.
85. Compte rendu stenographiquc des d£bats de la quatrieme Douma, 10 fevrier
1916, p. 1312.
86. Archives de la revolution russe, 1926, t. 18, p. 49.
* Leader mcnch6vique, depute" aux troisieme et quatrieme Doumas ; en fevrier 1917,
president du Soviet de Petrograd. Emigrera en 1921, se suicidera en 1926.
** Gouverneur de Moscou au ddbut du xix c siecle. On a longtemps cm qu'il avait fait
incendier la ville quand les Francois y arriverent en 1812. Pere de la comtesse de Segur.
554 DEUX SIECLES ENSEMBLE
La reaction la plus vive et la plus passionnce a la circulaire du
Departement fut celle de Chingariov* - il n'avait pas son pareil
pour communiquer a ses auditeurs toute l'indignation qui soulevait
son cceur : « II n'est pas une ignominie, pas une turpitude dont
l'Etat ne se soit rendu coupable envers le Juif, lui qui est un Etat
chretien... repandre sur tout un peuple des calomnies sans le
moindre fondement... La socicte russe ne pourra gueiir de ses maux
que lorsque vous retirerez cette epine, ce mal qui gangrene la vie
du pays - la persecution des nationality... Oui, on a mal pour notre
gouvernement, on a honte de notre Etat ! » L'armee russe s'est
retrouvee sans munitions en Galicie - « et ce sont les Juifs qui en
seraient responsablcs ? » « Quant a la flambee des prix, ses raisons
sont nombreuses et complexes... Pourquoi, dans ce cas, la circulaire
ne mentionne-t-elle que les Juifs, pourquoi ne parle-t-elle pas des
Russes et d'autres encore ? » En effet, les prix s'etaient envoles
partout en Russie. Et de meme pour la disparition des pieces de
monnaie. « Et c'est dans une circulaire du Departement de la police
qu'on peut lire tout cela 87 ! »
Rien a objecter.
Facile de rediger une circulaire au fond d'un bureau, mais fort
desagreable d'en repondre devant un Parlement en furie. C'est
pourtant ce a quoi dut se resoudre son auteur, Kafafov. II se
defendit : la circulaire ne comportait aucune directive, elle n'etait
pas adress6e a la population, mais aux autorites locales, pour infor-
mation et non pour suite a donner ; elle n'a souleve les passions
qu'apres avoir ete vendue par des fonctionnaires «timor6s» et
rendue publique du haut de cette tribune. Comme c'est etrange,
poursuivit Kafafov : on ne parle pas ici d'autres circulates confi-
dentielles qui ont sans doute, elles aussi, fait l'objet de fuites ; ainsi,
des mai 1915, il en avait lui-meme paraphe une de cet ordre : « On
observe une mont6e de haine envers les Juifs dans certaines cate-
gories de la population de l'Empire », et le Departement « demande
87. Compte rendu stenographique des ddbats de la quatrieme Douraa, 8 mars 1916,
pp. 3037-3040.
* Andre" Chingariov (1869-1918), metiecin de zemstvo, leader du parti Cadet, sera
ministre de 1' Agriculture dans le premier Gouvernement Provisoire, et des Finances dans
le second. Massacre sur son lit d'hopital le 18 Janvier 1918.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 555
que soient prises les mesures les plus energiques en vue d'empecher
toute demonstration allant dans ce sens », tout acte de violence de
la population dirige contre les Juifs, « de prendre les mesures les
plus energiques pour etouffer dans l'ccuf la propagande qui
commence a se developper en certains endroits, pour empecher
qu'elle n'aboutisse a des flambees de pogroms ». Ou bien encore,
un mois auparavant, ddbut fevrier, cette directive envoyee a
Poltava : renforcer la surveillance afin d'« etre en mesure d'em-
pecher a temps toute tentative de pogrom contre les Juifs 88 ».
Et de se plaindre : comment se fait-il que les circulaires comme
celles-ci n'interessent pas 1'opinion, qu'on les laisse, elles, passer
dans le plus grand silence ?
Dans son intervention enflammee, Chingariov avait tout de suite
mis en garde la Douma contre le danger « d'engager des debats sur
l'ocean sans limite de la question juive ». Mais c'est pourtant ce
qui se passa du fait de la publicite reservee a cette circulaire. Du
reste, Chingariov lui-meme poussa maladroitement dans cette
direction en abandonnant le terrain dc la defense des Juifs pour
declarer que les veritables traitres, c'&aient les Russes :
Soukhomlinov*, Miassoi'edov et le general Grigoriev qui avait
honteusement capitule a Kovno 89 .
Ces propos provoquerent une reaction. Markov** lui objecta qu'il
n'avait pas le droit de parler de Soukhomlinov, celui-ci n'etant pour
l'instant qu'inculpe. (Le Bloc Progressiste se tailla de jolis succes
avec l'affaire Soukhomlinov, mais, des la fin du Gouvernement
Provisoire, lui-meme dut reconnaitre qu'on avait perdu son temps,
qu'il n'y avait eu la aucune trahison.) Miassoi'edov avait deja ete
condamne et execute" (mais certains faits pcuvent laisser penser que
c'etait aussi une affaire montee de toutes pieces) ; Markov se borna
a ajouter qu'« il avait 6te pendu en compagnie de six espions juifs »
88. Ibidem, pp. 3137-3141.
89. Ibidem, pp. 3036-3037.
* Ministre de la Guerre inefficace dc 1909 a 1915, arrete" le 3 mai 1916, libe>e" en
novembre par l'entremise dc Raspouline.
** Nicolas Markov (1876-1945), dit a la Douma « Markov-II » pour le distinguerd'ho-
monymes. Leader de l'extreme droite. En novembre 1918, passera en Finlande, puis a
Berlin et Paris ou il dirigera une revue monarchists L'Aigle a deux teles. Se transporte
en 1936 en Allemagne ou il dirige une publication antisdmite en langue russe. Mort
a Wiesbaden.
556 DEUX SIECLES ENSEMBLE
(ce que j'ignorais : Miassoi'cdov avait 6te juge" seul) et que, voila :
un a six, tel etait le rapport 90 .
Parmi certaines propositions figurant dans le programme que le
Bloc Progressiste avait reussi a ficeler en aout 1915, « F autonomic
de la Pologne » semblait quelque peu fantasmatique dans la mesure
ou celle-ci &ait tout entiere aux mains des Allemands ; « l'egalite
des droits pour les paysans » n'avait pas a etre exigee du gouver-
nement, car Stolypine l'avait fait passer dans les faits et c'etait preci-
sement la Douma qui ne l'avait pas enterinee, posant justement
comme condition l'egalite" simultanee des Juifs ; tant et si bien que
« la mise en place progressive d'un processus de reduction des
limitations de droits imposees aux Juifs » - alors meme que le
caractere evasif de cette formulation sautait aux yeux - n'en devenait
pas moins la principale proposition du programme du Bloc. Celui-
ci comprenait des deputes juifs 91 et la presse en yiddish clama : « La
communaute juive souhaite bon vent au Bloc Progressiste ! »
Et voici que maintenant, apres bientot deux annees d'une guerre
extenuante, de lourdes pertes sur le front et une agitation fievreuse a
l'arriere, l'extreme droite lan^ait ses admonestations : « Vous avez
compris qu'il faut vous expliquer devant le peuple sur votre silence
a propos de la superiorite militaire des Allemands, sur votre silence
a propos de la lutte contre la flambee des prix et votre zele excessif
a vouloir accorder l'egalite" des droits aux Juifs ! » Voila done ce
que vous exigez « du gouvernement, a l'heure qu'il est, en pleine
guerre, - et s'il ne satisfait pas a ces exigences, vous l'envoyez
promener et ne reconnaissez qu'un seul gouvernement, celui qui
donnera l'egalite aux Juifs ! » Mais « on ne va tout de meme pas
donner l'egalite maintenant, justement maintenant que tout le
monde est chauffe a blanc contre les Juifs ; en agissant ainsi, vous
ne faites que monter l'opinion contre ces malheureux 92 ».
Le depute" Friedman refute 1' affirmation selon laquelle le peuple
est au comble de 1' exasperation : « Dans le contexte tragique de
l'oppression des Juifs, on voit poindre cependant unc lueur d'espoir
et je ne veux pas la passer sous silence : e'est l'attitude des popula-
tions russes des provinces de l'interieur a l'egard des refugies juifs
90. Ibidem, p. 5064.
91. PEJ, t. 7, p. 359.
92. Compte rendu stenographique des d6bats de la quatrifemc Douma, Kvrier 1916,
p. 1456 et 28-29 fcvrier 1916, p. 2471.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 557
qui arrivent la-bas. » Ces rdfugies juifs « re^oivent aide et hospi-
talite ». C'est « le gage de notre avenir, de notre fusion avec Ie
peup'.e russe ». Mais il souligne avec insistance que la respon-
sabilite de tous les malheurs des Juifs incombe au gouvernement,
et il porte ses accusations au plus haut niveau : « II n'y avait
jamais de pogrom quand le gouvernement ne le voulait pas. » Par
l'intermediaire des membres de la Douma, «je m'adresse aux
170 millions d'habitants de la Russie... : on veut se servir de vos
mains pour lever le couteau sur le peuple juif de Russie 93 ! ».
A cela on lui repondit : les deputes de la Douma savent-ils
seulement ce que Ton pense dans le pays ? « Le pays n'ecrit pas
dans les journaux juifs, le pays souffre, travaille... s'enlise dans les
tranchees, c'est la qu'il est, le pays, et non dans les journaux juifs
ou travaillent des quidams ob&ssant a des directives myst<§-
rieuses. » On alia meme jusqu'a dire : « Que la presse soit controlee
par le gouvernement est un mal, mais il existe un mal encore plus
grand : que la presse soit controlee par les ennemis de l'Etat
russe 94 ! »
Comme l'avait pressenti Chingariov, la majority liberate de la
Douma n'avait plus interet, desormais, a prolonger le debat sur la
question juive. Mais le processus etait enclenche" et rien ne pouvait
plus l'arreter. Et ce fut une suite sans fin d' interventions qui
venaient faire irruption au milieu des autres affaires a traiter, quatre
mois durant, jusqu'a la fin de la session d'automne.
La droite accusait le Bloc Progressiste : non, la Douma n'allait
pas s'attaquer au probleme de la mont£e des prix ! « Vous n'allez
pas vous battre avec les banques, les syndicats, contre les greves
dans l'industrie, car cela reviendrait a vous battre contre les Juifs. »
Pendant ce temps, la municipality rgformiste de Petrograd «a
donne a ferme l'approvisionnement de la ville a deux Israelites,
Levenson et Lesman : au premier le ravitaillement en viande, au
second les magasins d'alimentation - alors qu'il a vendu illega-
lement de la farine a la Finlande ». D' autres exemples de fournis-
seurs gonflant artificiellement les prix sont donn6s 95 . (Nul parmi les
deputes ne prit sur lui d'assurer la defense de ces sp6culateurs.)
93. Ibidem, pp. 1413-1414, 1421, 1422.
94. Ibidem, pp. 1453-1454 ; 2477.
95. Ibidem, p. 45 18.
558 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Apres cela, impossible que ne vienne pas sur le tapis la question,
si d'actualite pendant ces annees de guerre, du numerus clausus !
Comme nous l'avons vu, il avait ete retabli apres la revolution de
1905, mais progressivement attenue par la pratique commune de
1'externat dans les lycees et l'autorisation donnee aux Juifs qui
avaient acheve' leurs Etudes de medecine a 1' Stranger de passer le
diplome d'Etat en Russie ; d'autres mesures furent prises en ce sens
- mais pas 1' abrogation pure et simple - en 1915, au moment oil
fut supprimee la Zone de residence. P. N. Ignatiev, ministre de
1' Instruction publique en 1915-1916, reduisit egalement le numerus
clausus dans les etablissements d'enseignement superieur.
Et voila qu'au printemps 1916, les murs de la Douma resonnent
longuement du debat sur cette question. On examine les statistiques
du ministere de l'lnstruction publique et le professeur Levachev,
depute d' Odessa, fait savoir que les dispositions du Conseil des
ministres (autorisant 1' admission derogatoire dans les etablisse-
ments d'enseignement des enfants des Juifs appeles sous les
drapeaux) ont ete arbitrairement etendues par le ministere de
l'lnstruction publique aux enfants des employes du Zemgor, des
organismes charges de 1' evacuation, des hopitaux, mais aussi des
personnes se declarant [de fa9on mensongere] a la charge d'un
parent sous les drapeaux. Et c'est ainsi que sur les 586 etudiants
admis en 1915 en premiere annee de medecine a l'universite
d'Odessa, « 391 sont Juifs », soit les deux tiers, et qu'il « ne reste
qu'un tiers pour les autres nationality ». A l'universite de Rostov-
sur-le-Don : 81 % d'etudiants juifs a la faculte de Droit, 56 % a la
faculte de Medecine, 54 % a la faculte des Sciences 96 .
Gourevitch replique a Levachev : voila bien la preuve que le
numerus clausus ne sert a rien ! « Quelle est l'utilite du numerus
clausus, alors que meme cette annee, quand les Juifs ont benSficie'
d'un regime superieur a la norme, il y a eu assez de place pour
accueillir tous les Chretiens qui voulaient entrer a 1' University ? »
Qu'est-ce que vous voulez - des salles de cours vides ? La petite
Allemagne compte un grand nombre de professeurs juifs, et
pourtant elle n'en meurt pas 97 !
Objection de Markov : « Les universites sont vides [parce que]
96. Ibidem, pp. 3360-3363.
97. Ibidem, p. 3392.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 559
les etudiants russes sont a la guerre, et on y envoie [dans les univer-
sites] des masses de Juifs. » « Echappant au service militaire », les
Juifs « ont submerge l'universite de Pctrograd et, grace a cela, vont
grossir les rangs de 1' intelligentsia russe... Ce phenomene... est
nefaste pour le peuple russe, destructeur, meme », car tout peuple
« est soumis au pouvoir de son intelligentsia ». « Les Russes
doivent proteger leurs elites, leur intelligentsia, leurs fonction-
naires, leur gouvernement ; celui-ci doit etre russe 98 . »
Six mois plus tard, a l'automne 1916, Friedman reviendra encore
a la charge en posant a la Douma la question suivante : « II vaudrait
done mieux que nos universites restent vides..., il vaudrait mieux
que la Russie se retrouve sans elite intellectuelle plutot que d'y
admettre les Juifs en trop grand nombre" ? »
D'un cote, Gourevitch avait evidemment raison : pourquoi les
salles de cours auraient-elles du rester vides ? Que chacun fasse ce
qu'il a a faire. Mais, en posant la question en ces termes, ne
confortait-il pas les soupcons et l'amertume de la droite : done,
nous n'ceuvrons pas ensemble ? Aux uns de faire la guerre, aux
autres de faire des etudes ?
(Mon pere, par exemple - il a interrompu ses etudes a 1' uni-
versity de Moscou et s'est engage dans l'armee comme volontaire.
II semblait a l'epoque qu'il n'y avait pas d'alternative : ne pas
aller au front cut ete deshonorant. Qui, parmi ces jeunes volontaires
russes, et meme parmi les professeurs restes dans les universites,
comprenait que l'avenir du pays ne se jouait pas seulement sur les
champs de bataille ? Vers ou s'en allait l'epoque - cela, personne
ne le comprenait ni en Russie, ni en Europe.)
Au printemps 1916, le debat sur la question juive fut suspendu
au motif qu'il provoquait une agitation indesirable dans l'opinion.
Mais le probleme des nationality fut remis a l'ordre du jour par
un amendement a la loi sur les zemstvos de canton. La creation de
cette nouvelle structure administrative fut discutee au cours de
l'hiver 1916-17, pendant les derniers mois d'existence de la
Douma. Et voila qu'un beau jour, alors que les principaux orateurs
dtaient alles se restaurer ou avaient regagne leurs penates, et qu'il
ne restait plus guere en seance qu'une moide" de deputes bien sages,
98. Ibidem, pp. 1456, 3421, 5065.
99. Ibidem, p. 90.
560 DEUX SIECLES ENSEMBLE
un paysan de Viatka, du nom de Tarassov, parvient a se faufilcr
a la tribune. Timidement, il prend la parole, s'efforcant de faire
comprendre aux deputes le probleme pose par ramendement :
celui-ci prevoit en effet qu'« on admet tout le monde, et les Juifs,
c'est-a-dire, et les Allemands, tous ceux qui viendront dans notre
canton. Et eux, quels seront leurs droits ? Ces gens qui vont etre
enregistres [dans notre canton]... mais ils vont prendre les places,
et les paysans, personne s'en occupe... Si c'est un Juif qui dirige
1' administration cantonale et sa femme qui fait secretaire, alors les
paysans, eux, quels vont etre leurs droits ?... Qu'est-ce qui va se
passer, ou seront les paysans ?... Et quand nos vaillants guerriers
vont revenir, a quoi ils auront droit ? A rester a l'arriere ; mais,
pendant la guerre, c'est en premiere ligne qu'ils ont ete, les
paysans... Ne faites pas d'amendemcnts qui entrent en contradiction
avec la realite pratique de la vie paysanne, ne donnez pas le droit
aux Juifs et aux Allemands de participer aux elections des zemstvos
de canton, car ce sont des pcuplcs qui ne vont rien apporter d' utile ;
au contraire, ils vont beaucoup nuire et il y aura des desordres a
travers le pays. Nous autrcs paysans, nous n'allons pas nous
soumettre a ces nationalites 100 . »
Mais, pendant ce temps-la, la campagne en faveur de l'egalite
des droits pour les Juifs battait son plein. Elle beneficiait desormais
du soutien d' organisations qui, jusque-la, ne s'etaient pas senties
concernees par la question, comme, par excmple, le Groupe ouvrier
central de Gvozdev*, qui representait les interets du proletariat
russe. Au printemps 1916, le Groupe ouvrier affirma etre informe
de ce que « la reaction [sous-entendu : le gouvemement et 1' admi-
nistration du ministere de l'lnterieur] prepare ouvertement un
pogrom contre les Juifs dans toute la Russie ». Et Kozma Gvozdev
de repeter ces aneries au congres des comites militaro-industriels.
- En mars 1916, dans une lettre adressee a Rodzianko**, le Groupe
ouvrier proteste contre la suspension du debat sur la question juive
100. Ibidem, pp. 1069-1071.
* Dit aussi Kouzma Gvozdiov (ne en 1883), ouvrier, leader menchcvique, deTensiste,
president du Groupe ouvrier central ; apres Fevrier, membre du comite central executif
du Soviet de Petrograd, ministre du Travail du quatrieme Gouvemement Provisoire. En
camp ou en prison h partir de 1 930.
** President de la Douma de 1911 a 1917.
DANS LA GUERRE (1914-1916) 561
a la Douma ; et lc meme Groupe d' accuser la Douma elle-meme
de complaisance envers les antisemites : « L' attitude de la majorite
lors de la seance du 10 mars revient de facto a apporter son soutien
direct et a venir en renfort a la politique de pogroms antijuifs
conduite par le pouvoir... Par son soutien a I'antisemitisme militant
des cercles dirtgeants, la majorite a la Douma porte un coup serieux
a 1'ceuvre de defense nationale 101 . » (lis ne s'etaient pas concerted,
ils n'avaient pas compris qu'a la Douma, c'etait justement la
gauche qui avait besoin de mettre fin au debat.) - Les ouvriers
bencficiaient egalement du soutien de « groupes juifs » qui, selon
un rapport du Departement de la Securite d'octobre 1916, « ont
submerge la capitale et, sans appartenir a aucun parti, menent une
politique violemment hostile au pouvoir 102 ».
Et le pouvoir dans tout cela ? Sans disposer de prcuves directes,
on peut penscr qu'au sein des equipes ministcrielles qui se succe-
derent en 1916, la decision de proclamer l'egalite - des droits pour
les Juifs tut serieusement examinee. Cela avait cte evoque a plus
d'une reprise par Protopopov qui avait deja reussi, semble-t-il, a
faire pencher Nicolas II dans cette direction. (Protopopov avait
aussi interet a aller vite pour couper court a la campagne que la
gauche avait declenchee a son encontre.) - Et le general
Globatchev, qui fut le dernier a diriger le Departement de la
Securite avant la revolution, ecrit dans ses memoires, en rapportant
les propos de Dobrovolski qui fut aussi le dernier ministre de la
Justice de la monarchic : « Le projet de loi sur l'egalite des droits
pour les Juifs etait deja pret [dans les mois qui precederent la revo-
lution] et, selon toute vraisemblance, la loi aurait dte - promulguce
pour les fetes de Paques 1917 l03 . »
Mais, en 1917, les fetes pascalcs allaient se derouler sous un tout
autre regime. Les ardentes aspirations de nos radicaux et de nos
liberaux se seraient alors realisees.
101. K isiorii gvosdevchtchiny (Contribution a I'histoire du mouvemcnt de Gvozdev),
Krasny arkhiv, 1934, t. 67, p. 52.
102. Polititcheskoi'c polojcnie Rossii nakanoune Fevralskoi revolioutsii (La situation
politique en Russie a la veille de la revolution de Fevrier), Krasny arkhiv, 1926, t 17
p. 14.
103. K.I. Globatchev, Pravda o rousskoi' revolioutsii : Vospominania byvchevo
Natchalnika Petrogradskovo Okhrannovo Otdelenia. Dekabr 1922 (La vcritd sur la Evo-
lution russe : memoires de I'ancien chef du departement de la Securite de Petrograd ;
d6ccmbre 1922), Khianenie Koloumbiiskovo ouniversiteta. machinopis, p. 41.
562 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Tout pour la victoire ! » - oui, mais « pas avec ce pouvoir-
la ! » L' opinion publique, aussi bien chez les Russes que chez les
Juifs, comme la presse, tous etaient entierement tourne\s vers la
Victoire, etaient les premiers a la reclamer, - seulement, pas avec
ce gouvernement ! pas avec ce tsar I Tous etaient toujours
persuades de la justesse du raisonnement simple et genial qu'ils
avaient tenu au debut de la guerre : avant que celle-ci ne se termine
(parce qu'apres, ce sera plus difficile) et en remportant victoire sur
victoire sur les Allemands, jeter a bas le tsar et changer le regime
politique.
Et e'est a ce moment-la que viendrait l'dgalite des droits pour
les Juifs.
Nous avons examine" sous de multiples aspects les circonstances
dans lesquelles se sont deroulees cent vingt annees de vie commune
des Russes et des Juifs au sein d'un meme Etat. Parmi les diffi-
cultes, certaines ont trouve une solution au fil du temps, d'autres
sont apparues et se sont amplifiers au cours des annees qui ont
precede le printemps 1917. Mais le caractere evolutif des processus
en marche prenait visiblcmcnt le dessus et promettait un avenir
constructif.
Et e'est a ce moment-la qu'une deflagration mit en pieces le
systeme politique et social de la Russie - et done les fruits de
revolution, mais aussi la resistance militaire a l'ennemi, payee par
tant de sang, et enfin les perspectives d'un avenir d'epanouis-
sement : ce fut la revolution de Fevrier.
TABLE
Entree en matiere 7
Du perimetre de cette etude 11
Mentions abre'gees des principales sources cities en notes
par I'auteur 13
1. En englobant le xviii c siecle 15
2. Sous Alexandre I er 67
3. Sous Nicolas I er 107
4. A l'epoque des reformes 149
5. Apres l'assassinat d'Alcxandre II 203
6. Au sein du mouvement rdvolutionnaire russe 235
7. Naissance du sionisme 281
8. A la charniere des xix 6 et xx c siecles 299
9. Dans la revolution de 1905 373
10. Le temps de la Douma 459
11. Juifs et Russes avant la Premiere Guerre mondialc :
la prise de conscience 499
12. Dans la guerre (1914-1916) 525
Composition el mise en pages realises
par £tianne Composition
a NeuillV'Sur-Seine
Impression realisee sur CAMERON par
BRODARD ET TAVPIN
La Fleche
pour le compte des Editions Fayard
en fevrier 2002
Imprime en France
Depot legal : mars 2002
N° d'edilion : 20555 - N° d'impression : 1 1786
ISBN: 2-213-61158-0
35-57-1358-7/01
Dans mon travail d'un demi-siecle sur l'histoire de la revo-
lution russe, je me suis heurte plus d'une fois au probleme des
relations entre Russes et Juifs. Son dard s'enfongait a tout bout
de champ dans les evenements, la psychologie des hommes, et
suscitait des passions chauffees a blanc.
Je ne perdais pas espoir qu'un auteur me devancerait et
saurait eclairer, avec l'amplitude et Pequilibre necessaires, cet
epieu incandescent. Mais nous avons plus souvent affaire a des
reproches unilateraux : soit les Russes sont coupables face aux
Juifs, pire, le peuple russe est perverti depuis toujours, cela nous
le trouvons a profusion ; soit, a l'autre pole, les Russes qui ont
traite de ce probleme relationnel l'ont fait pour la plupart avec
hargne, exces, sans vouloir meme imputer le moindre merite a
la partie adverse [...].
J'aurais aime ne pas eprouver mes forces sur un sujet aussi
epineux. Mais je considere que cette histoire - a tout le moins
l'effort pour y penetrer - ne doit pas rester « interdite ».
Ehistoire du « probleme juif » en Russie (en Russie seulement ?)
est avant tout d'une exceptionnelle richesse. En parler signifie
entendre soi-meme des voix nouvelles et les donner a entendre
au lecteur. (Dans ce livre, les voix juives vont retentir bien plus
souvent que les voix russes.)
Mais les tourbillons du climat social font que Ton se trouve
communement sur le fil du rasoir. On sent peser sur soi, des
deux cotes, toutes sortes de griefs et d'accusations, plausibles
aussi bien qu'invraisemblables, qui vont en s'amplifiant.
Le propos qui me guide au fil de cet ouvrage sur la vie
commune des peuples russe et juif consiste a chercher tous les
points d'une comprehension mutuelle, toutes les voies possibles
qui, debarrassees de l'amertume du passe, puissent nous conduire
vers l'avenir.
A.S.
Voici le premier des trois tomes de Deux siecles ensemble qui
couvre la periode allant de la fin du xvnr siecle a la veille de la
revolution de 1917.
782213"611587
35-1358-7 III-2002
27€/ 177,10 FRF
prix TTC France
Odessa a la fin xix" siecle S
doc Phototheque Hachelte g
Photogravure MCP *
Alexandre
Soljenitsyne
Deux siecles ensemble
1917-1972
II
Juifs et Busses
pendant la periode sovietique
'•v
vFayard
DU MEME AUTEUR
Unejourneed'Ivan Denissovitch, Julliard, 1963.
La Maison de Matriona,
suivi de 1'Inconnu of. Kretchetovka
et de Pour le bikn de la cause, Julliard, 1966.
Le Pavillon des Cancereux, Julliard, 1968.
Le Premier Cercle, Laffont, 1968.
Les Droits de l'ecrivain, Seuil, 1969.
Zacharie i.'Escarcei.i.e et autres recits, Julliard, 1970.
La Filled' Amour etl'Innocent, theatre, Laffont, 1971.
Aoutquatorze (premiere version), Seuil, 1972.
Lettre aux dirigeants de l'Union sovietique, Seuil, 1974.
L'Archipel du Goulag, I et II, Seuil, 1974 ; III, Seuil, 1976.
Le Chene et le Veau, Seuil, 1975.
LenineA Zurich, Seuil, 1975.
Flamme au vent, Seuil, 1977.
Le Declin du Courage, Seuil, 1978.
Message dexil, Seuil, 1979.
L'Erreur de l'Occident, Grasset, 1980.
Les Tanks connaissent la verite, Fayard, 1982.
Les Pluralistes, Fayard, 1983.
Les Invisibles, Fayard, 1992.
Le « probleme russe» a la fin du xx c siecle, Fayard, 1994.
Ego suivi de Sur LE fil, Fayard, 1995.
Nosjeunes, recits en deux parties, Fayard, 1997.
La Russie sous les decombres, Fayard, 1998.
Le Grain tombe entre les meules, Fayard, 1998.
Deux Recits de guerre, Fayard, 2000.
Deux SiiXcles ensemble (1795-1995)
Tome I - Juifs et Russes avant la Revolution, 2002.
Dans la serie des (Euvres en version definitive
publiees aux Editions Fayard :
Tome 1. Le Premier Cercle, 1982.
Tome 2. Le Pavillon des Cancereux et autres recits, 1983.
Tome 3. (Euvres dramatiques, 1986.
Tome 4. L'Archipel du Goulag, I, 1991.
La Roue rouge, Premier n<xud< AoOt quatorze, 1984.
La Roue rouge, Deuxieme noeud, Novembre seize, 1985.
La Roue rouge, Troisieme nceud. Mars dix-sept.
Tome 1, Chapitres 1-170, 1992.
Tome 2. Chapitres 171-353, 1993.
Tome 3, Chapitres 354-531, 1998.
Tome 4, Chapitres 532-656, 2001.
Alexandre Soljenitsyne
DEUX SIECLES
ENSEMBLE
(1917-1972)
tome II
Juifs et Russes
pendant la periode sovietique
traduit du russe par
Anne Kichilov, Georges Philippenko
et Nikita Struve
Fayard
L' introduction et les chapitres 13, 16, 17, 25, 26, 27
ont ete traduits par Nikita Struve,
les chapitres 15, 19, 20, 21, 24 par Anne Kichilov,
les chapitres 14, 18, 22, 23 par Georges Philippenko.
© Alexandre Solj6nitsyne, 2002, pour la langue russc.
£> Librairie Artheme Fayard, 2003, pour le monde enticr
a l'exception de la langue russe.
MENTIONS ABREGEES DES PRINCIPALES SOURCES
CITEES EN NOTES PAR L'AUTEUR
ARR : Archives de la Revolution russe, editc par J. Guessen, Berlin,
eU Slovo, 1922-1937.
EJ : Encyclopedic juive en 16 volumes, Saint-Petersbourg, Societe
pour la promotion dcs editions juives scientifiques et ed. Brokhaus et
Efron, 1906-1913.
EJR ; Rossiskaia Evreiskaia Entsiklopedia [Encyclopedic juive
russe], M. 1994, 2 e edition en cours de publication, corrigee et
augmentee.
Izvestia : Nouvelles du Soviet des deputes ouvriers et soldats de
Petrograd.
LMJR-I : Kriga o rousskom evrc'istve : ot 1860 godov do Revo-
lioutsii 1917 g. [Livre sur le Monde juif de Russie : des annees 1860
a la revolution de 1917], New York, ed. de 1'Union des Juifs russes,
1960.
LMJR-2 : Kriza o rousskom evrei'stve, 1917-1967 [Le Livre sur le
Monde juif de Russie, 1917-1967], New York, ed. de 1'Union des Juifs
russes, 1968.
MJ : Evrei'skii mir [Le Monde juif], Paris, Union des intellectuels
russo-juifs.
PEJ : Petite encyclopedic juive, Jerusalem, 1976, ed. de la Societe
pour 1'etude des communautes juives.
RHR : Istoriko-revolutsionnyi sbornik [Recueil historique revolu-
tionnaire], sous la direction de V. I. Nevski, en 3 vol., M. L., GIZ,
1924-1926.
RiE : Rossia i evrei [La Russie et les Juifs], Paris, YMCA Press,
1978 (ed. originale, Berlin, 1924).
VM : Vremia i my [Le Temps et Nous], revue internationale de
litterature et des problemes de societe, Tel-Aviv.
« 22 » : revue sociale, politique et litteraire de l'intelligentsia juive
issue d'URSS en Israel, Tel-Aviv.
Les notes bibliographiques appelees par un chiffre sont dc l'auteur.
Parmi celles-ci, cellcs marquees d'un asterisque renvoient a unc reference
de seconde main.
Les notes explicatives appelees par un asterisque sont des traducteurs.
TENTATIVE DE CLARIFICATION
Tout examen du role important des Juifs dans la vie d'un pays
ou d'un peuple ou ils sont diss6min6s, ainsi que s'y emploie notre
livre, bute inevitablement sur la question : « qui est juif ? », « qui
doit-on considerer comme juif ? ». Tant que les Juifs vivaient au
milieu d'autres peuples en enclaves isolees, la question ne se posait
pas. Mais, au fur et a mesure qu'ils s'assimilaient, ou simplement
participaient a la vie ambiante, la question se fit jour et fut inten-
sement debattue, en premier lieu par les Juifs eux-memes. Naturel-
lement, dans la Russie post-revolutionnaire, jusqu'a ce que les Juifs
regoivent la possibilite d'emigrer, les reponses changerent cons-
tamment, aussi n'est-il pas inutile d'essayer de les passer en revue.
Et la, pour etonnant que cela paraisse, des les premiers pas, nous
sommes confronted a des opinions si contradictoires et si contro-
versies qu'on est frappe par leur diversite.
\2 Encyclopedic juive parue avant la Revolution ne donne, dans
1' article « Juif », aucune definition ; elle se contente de noter que
« le terme juif, pour designer un Israelite par opposition a un
Egyptien, se trouve deja dans les parties les plus anciennes du
Pentateuque », et cite les diverses hypotheses concurrentes sur
r&ymologie du mot 1 . U Encyclopedic juive contemporaine se
limite a la definition suivante : « Une personne appartenant au
peuple juif 2 . »
Mais, bien evidemment, peu nombreux sont ceux qui se
1. EJ, t. 7, pp. 434-436.
2. PEJ, p. 405.
10 DEUX SIECLES ENSEMBLE
contentent d'une telle definition. « Qui considerer comrae juif ? Qui
est juif ? », ou encore « Qu'est-ce que la judaite" ? », voila une
question qui, pour les Juifs cux-memes, est loin d'etre simple. Des
ecrivains juifs et russo-israeliens nous disent a propos du concept
« juif » : « Ni en Israel ni a l'etranger il n'existe, parmi les Juifs
eux-memes, d' accord quant au contenu de ce concept. Quand quel-
qu*un d'inexperimente approche ce concept de pres, il devient pour
lui insaisissablel » « Soixante-quatorze ans apres la revolution
russe et quarante-trois ans apres la renaissance de 1'Etat d'lsrael,
essayer de definir le Juif tient du casse-tete 4 . »
Cependant, ce ne fut jamais un probleme pour les Juifs religieux.
Definition des rabbins orthodoxes : « Le Juif est celui qui est ne
d'une mere juive ou a ete converti au juda'i'sme conformement a la
Galachie 5 . » (La Galachie est la reglementation religicuse de la vie
des Juifs, « 1' ensemble des lois qui se trouvent dans la Tora, le
Talmud et la litterature rabbinique posterieure 6 ».)
« Qu'est-ce qui nous donnait et nous donne encore la force de
vivre, et quelle est la signification de cette vie ? L'un et 1' autre
relevent du domaine de la religion 7 . » Arthur Koestler aussi
ecrivait : « Le signe distinctif du Juif [...] n'est pas son apparte-
nance a une culture ou a une langue, mais la religion x . » Aujour-
d'hui encore on peut lire dans une revue israelienne : « La plenitude
nationale juive n'est possible que dans le mode de vie religieux 9 . »
Mais, des l'Antiquite, certains s'etaient deja ecartes de cette
facon de voir. S. la. Lourie donne l'exemple des esseniens, une
secte juive qui voyait le salut non dans l'epanouissement national,
mais dans celui de l'individu. Les esseniens etaient les « serviteurs
du monde », et les autorites locales, par respect pour leurs convic-
tions, ne les astreignaient pas au service militaire. « Neanmoins,
3. Alexandre Voronel, Legkoe porkhanie vokrug tiajclykh problem [Survol rapide de
problemes diflicilcs] - « 22 », Rcvuc sociale. politique et liltcraire de I'intelligentsia juive
issue d'URSS en Israel. Tel-Aviv. 1992. n"82. p. 125.
4. Edward Norden, Perestchityvaia evreev [En comptabilisant les Juifs] - « 22 »,
1991, n" 79, p. 118
5. Ibidem.
6. PEJ, t. 2 p. 7.
7. /. M. Biekerman, Le Juif tel qu'il se ressent : ce que nous avons etd, ce que nous
sommes devenus. ce que nous devons ctrc, Paris, 1 939, p. 1 2.
8. A. Koesder, Judas a la croisee des chemins - V.M., 1978, n° 33, p. 99.
9. Alexandre Koutcherski, Evrciskai'a paradigma [Le paradigme juif] - « 22 », 1993,
BP 88, p. 142.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 1 1
quand le danger menaca le centre meme du monde juif, en depit de
leur attitude sceptique a 1'egard de la saintete du Temple et des
sacrifices, en depit de leur antimilitarisme pur et dur, ils se porterent
volontaires pour rejoindre les rangs des combattants juifs ; le
ferment national et patriotique etait en eux si fort qu'il prevalut sur
les convictions qui constituaient leur raison de vivrc l0 . »
Des le xix e siecle on trouve l'opinion que « les Juifs sont ante-
rieurs au judai'sme » ; que nous devons constamment elargir notre
comprehension de la judai'te, « nous debarrasser des limitations du
judai'sme galachique pour acceder a un monde plus vaste" ».
Pour ce qui est du xx e siecle secularise, le point de vue religieux
n'a pas manque d'etre ebranle et de s'etioler. Dans les reflexions
posterieures a la revolution de G. Sliosberg, le motif religieux se
trouve relegue" au second plan : « En quoi consiste le critere de
la nationalitc juive ? C'est bien dans la judai'te que, pendant des
millenaires, residait 1'essence nationale ; elle est dans la chatne
continue du particularisme de la culture juive, dans une seule et
meme essence de tous les Juifs dans tous les pays 12 . »
Au milieu du meme xx c siecle, Hannah Arendt lancait cet aver-
tissement : « Le judai'sme s'est degrade en judai'te, une vision du
monde en un ensemble de traits psychologiques l3 . » L'ecrivain
israelien Amos Oz va dans le meme sens : « Ce qui a joue, c'est
un penchant tragique a substituer au judai'sme un certain etat
psychologique communement appele yiddishkeit... ce n'est qu'un
rejeton du judai'sme, un rameau, une de ses pousses 14 . »
Dans la seconde moitie du xx e siecle, Tun des intellectuels
juifs les plus autorises declarait : « Je respecte les convictions reli-
gieuses... mais... je souligne que la judai'te n'est pas ndcessai-
rement liee a la religion, qu'en parlant de la judai'te nous avons
en vue quelque chose de tres different. Des valeurs communes ?
10. S. la. Lourie, Antisemitism v drevnem mire [L'antisemitisme dans le monde
antique], Tel-Aviv, 1976 [reprise de l'article paru in Byloe, Petrograd 1922], p. 171.
1 1 . Guillel Galkine, Chto lakoe « evrei'skost » ? [Qu'est-ce que la « judai'te » ?]
-«22», 1989, n° 66, pp. 94-95.
12. G. B. Sliosberg, Dela minouvchikh dnei : zapiski rousskogo evreia [Fails du lemps
passd : carnets d"un Juif russe], en 3 vol. Paris, 1933-34. t. 1, p. 7.
13. Hannah Arendt. Antisemitism [L*Antisemitisme] - Syntaxis, Paris. 1989, n & 26,
p. 147. [Trad, f* : Sur I'antisdmitisme. coll. Points, Seuil, 1998].
14. Amos Oz, O vremeni i o sebe [Du temps et de moi-meme] - Konlinent, revue
litterairc, politique et sociale, M., 1991, rt>(£, p. 240.
12 DF.UX SIECLF.S F.NSEMBI.R
Assurement. Une histoire commune ? Assurement. Des traits
communs de la personnalite ? Assurement 13 . »
En 1958, la Cour supreme d'Israel, chargee d'examiner une
affaire precise, a pris, en se referant a la litterature rabbinique, la
decision suivante : « Pour la Galachie, un Juif qui s'est converti a
une autre foi n'en reste pas moins un Juif... Un Juif ne cesse pas
d'etre un Juif quand bien meme il enfreint la Loi juive"'. » Pour un
Juif, « se convertir... a une autre foi est par definition impossible 17 ».
Solomon Schwarz, important menchevik plus d'une fois
mentionne dans ce livre, a dit de lui-meme (1966) qu'il etait «un
Juif seculier, non religieux », mais : « Je sens profondement mon
appartenance a la judaite, et personne n'est en mesure de me la
ravir. Plus important encore : les Juifs seculiers, non religieux, se
comptent par centaines de milliers, voire par millions... lis sont
nombreux meme parmi ceux qu'on appelle les Americains de
confession juive, pour la plupart desquels l'appartenance a la
religion juive se reduit a un simple ritualisme 18 . »
Aussi les jugements laics de nos jours gagnent-ils en assurance :
« On ne peut..., de facon aussi categorique et sans nuance, lier le
role et les intentions du monde juif actuel, qui n'a ni conception
universelle de la foi... ni culture seculiere unique, ni ideologic
commune, avec la legende de la conquete de la Terre Promise par
les ancetres, ni avec leur morale vieille de trois mille ans ". »
Et c'est vrai, on en est fort loin ! Aujourd"hui, « les Juifs ortho-
doxes ne constituent qu'une faible partie du monde juif 20 ».
II arrive aujourd'hui que Ton dise, comme si cela allait de soi :
« La solution du problcme juif, c'est-a-dire de la conservation des
Juifs en tant que communaute ethnique 21 » (italiques miens - A.S.).
Or le concept de communaute ethnique a tendance a prendre la
1 5. Dan Uvine. Na kraiou soblazna [Au bord de la tentation], interview par
R. Nudelman - « 22 », 1978, n» 1. p. 56.
16. Galkine - « 22 », 1989, n» 66, pp. 88-89.
17. PEJ, t. 6, p. 230.
1 8. S. Schwarz, Evrei v Sovetskom Soiouze s natchala Vloroi mirovoi voiny [Les Juifs
en URSS a partir de la Secondc Guerre mondiale, 1939-1965], New York, 1966, p. 8.
19. D. Shturman, O natsionalnykh fobiakh |Les phobies nalionales] - « 22 », 1995,
n-68, p. 148.
20. /. Libler, Izrail - diaspora. Krizis indcntificatsii [Israel et la diaspora : une crise
d'ideniitd] - « 22 », 1995, n"95, pp. 153-154.
21. Aron Kaizenelenboigen. Antisemitism i evreiskoc gosoudarstvo [L'antise'mitisme
et TEtat juif] - « 22 ... 1989, n° 64, p. 173.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 13
signification plus grossiere de communaute de sang. Dans Le Livre
des Juifs de Russie, on ecrit tout de go : « Nicolas Medtner* (dans
les veines duquel coulait du sang juif) 22 — » La Petite Encyclopedic
juive, en selectionnant ses entrees, inclut sans barguigner les Juifs
convertis au christianisme ; ou, en mentionnant Ilya Metchnikov**,
fils d'un officier de la Garde et proprietaire terrien, precise « qu'il
n'a appris que fort tard les origines juives de sa mere 2 ' », argument
suffisant pour l'integrer a V Encyclopedic On y inclut egalement
ceux qui, durant toute leur vie, n'avaient guere de conscience juive,
autrement dit on definit la le Juif d'apres le sang ct non d'apres
1' esprit.
Iouri Karabtchievski s'indigna a juste titre de « trouver dans les
listes, etablies a l'etranger, de differents Juifs illustres ou honores,
le nom de Boris Pasternak. Quel Juif fait-il ?... Lui-meme ne s'est
jamais considere comme juif et plus d'une fois refusa d'etre associe
a la communaute juive qui visiblement 1'irritait 24 ». II en etait bien
ainsi. Et ses poemes evangeliques, par leur authenticite, ne laissent
planer aucun doute sur les orientations de son esprit.
A partir de 1994, en Russie aussi on commenca la publication
d'une Encyclopedic juive russe. Elle debuta par les volumes
biographiques, e'est-a-dire par une selection de personnes. Or, des
1' introduction, on vous expliquait : « Nous considerons comme
juives les personnes dont les parents ou l'un des deux parents
etaient d'origine juive, et ce, independamment de leur propre
confession religieuse 23 . »
Et voici que, dans la « makkabiade*** » sportive d'Israel, « ne
peuvent participer que des Juifs 2 '' » : il faut croire que, la aussi, le
critere e'est le sang ? Mais alors, pourquoi stigmatiser avec tant de
passion et de menaces tous ceux qui « denombrent [les Juifs} selon
22. Gershon Svet, Evrci v rousskoi mouzykc [Les Juifs dans la musique russe]
-LMJR-l,p.465.
23. PEJ, v. 5. p. 323-324.
24. Iouri Karabtchievski, Borba s evreem [La lutte avec le Juif] - Strana i mir : revue
politique, economique, culturelle et philosophique, Munich. 1989, n" 5, pp. 11-112.
25. EIR, vol. 1, p. 5.
26. PEJ, t. 5, p. 49.
* Compositeur et pianiste russe (1879-Londres, 1951).
** Biologiste (1845-1916) ; a partir de 1888 a la tete du laboratoire bactenologique de
I'Ecole normale, a Paris, sous la direction de Pasteur. Prix Nobel de m^decine en 1908.
*** Olympiade juive.
14 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le sang » ? II serait bon d' avoir une vision plus lucide de son
propre nationalisme.
Ainsi Louis Brandeis, l'un des leaders du sionisme en Amcrique
et membre de la Cour supreme des Etats-Unis depuis 1916,
affirmait : quelles qu'en soient les raisons, « si ce sont des per-
sonnes de sang juif qui souffrent, notre compassion et notre aide se
portent naturellement vers ellcs sans que nous leur demandions
quelles sont les nuances de leur foi ou de leur incroyance 27 ». Amos
Oz insiste : « Etre juif, c'est sentir que quand on persecute et qu'on
martyrise un Juif ou que ce soit, c'est toi qui es martyrise et
persecute 21 *. » (Et c'est precisement ce sentiment qui a permis aux
Juifs de surmonter leurs nombreux malheurs ! Ah, si cela pouvait
etre aussi notre cas...) Ce lien interne entre les Juifs, l'entraide
mutuelle et la solidarite qui s'y rencontrent si frequemment, ont
etonne plus d'un auteur en differents pays et a differentes epoques.
Entre autres, bien sur, des auteurs russes. S. Boulgakov ecrivit :
« Les Juifs connaissent une solidarite organique qui, a ce degre,
n'est propre a aucun autre peuple » ; « l'esprit national et la soli-
darite des Juifs ne se laissent corrompre ni entamer par aucune
force rivale ou antagoniste emanant d' autres pcuples 29 ».
Cependant, les Juifs ne seraient pas des Juifs si leurs idees et
arguments se reduisaient a une telle simplicite. Non, les considera-
tions, ici, ont de nombreuses ramifications.
Revenons a Amos Oz : « Que signifie etre juif en ce dernier tiers
du xx e siecle dans notre civilisation sdcularisee ? » Si ce n'est pas
« la synagogue... qu'est-ce done ? Et si ce n'est pas que la syna-
gogue, qu'est-ce done alors' ? » - « Dans mon vocabulaire, le Juif
est celui qui se sent juif ou qui est voue a l'etre. Le Juif est celui
qui consent a etre juif. S'il y consent de facon declaree, il est juif
par choix. S'il ne se l'avoue qu'a lui-meme, il est juif par contrainte
ou sous la pression des circonstances. S'il ne se reconnait aucun
lien avec le monde juif, ce n'est pas un Juif, meme si les regies
27. Great Jewish speeches throughout history / coll.. ed. Steve Israel, Seth Forman.
Northwale (New Jersey) ; London Jason Aronson Inc., 1994, p. 70.
28. Amos Oz, Ponialie otetchestva [La notion de patrie] - « 22 », 1978, n° 1, p. 30.
29. P. Serge Boulgakov, Racism i khristianstvo [Le racisme et le christian isme]
- Khristianstvo i evreiskii vopros, Paris, YMCA Press, 1991, pp. 66, 93-94.
30. Amos Oz, vremeni i o sebe [Sur 1'epoque et sur moi-meme] - (Continent, 1991,
n° 1, pp. 29-30.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 15
religieuses le definissent comme tel... Etre juif signifie participer au
present juif... aux actes et aux ceuvres des Juifs en tant que Juifs ;
et partager la responsabilite pour les injustices commises par les
Juifs en tant que Juifs (la responsabilite - mais non la faute I) 31 . »
Cette facon de voir me parait la plus juste : c'est l'esprit et la
conscience qui determinent l'appartenance a un peuple. Telle est
egalement ma conviction.
I. M. Biekerman se refuse plus globalement a donner une defi-
nition de la judaite : « Aucun peuple et d'autant moins un peuple
civilise ne saurait etre reduit a une seule formule 32 . »
N. Berdiaev est du meme avis : « En verite, aucune nation ne
peut faire l'objet de definitions rationnelles... La vie d'une nation
ne peut se definir de facon exhaustive ni par la race, ni par la
langue, ni par la religion, ni par le territoire, ni par la souverainete
de l'Etat, bien que toutes ces caracteristiques fasscnt plus ou moins
partie de 1'essence de la vie nationale. Ceux qui definissent la
nation comme 1' unite de destin historique ont sans doute davantage
raison... Mais 1' unite de destin historique est precisement un
mystere irrationnel... Le peuple juif ressent profondement cette
unite mysterieuse du destin historique ". » C'est ce qui avait frappe
egalement M. Guerschenson : « La continuite de l'histoire juive est
etonnante. On dirait qu'une volonte personnelle realise ici un projet
de longue haleine dont la finalitc nous echappe' 4 . »
Mais cela reste quelque peu diffus. On est bien force de chercher
une definition pratique, et elle se cherche : « Dans la diaspora oil
les Juifs sont dissemines, mobiles, changeants..., il n'est qu'un
moyen » : considerer comme juifs ceux « qui se considerent eux-
memes comme juifs 35 ». - II nous semble plus juste de considerer
comme juifs ceux-la seuls «qui non seulement etaient juifs par leurs
origines, mais considered comme tels dans leur propre milieu 36 ».
31. Idem - « 22 >., 1978, n° I, pp. 29-30.
32. /. M. Biekerman, K samopoznaniou evrcia. p. 101.
33. Nicolas Berdiaev, Filosofia neravenstva [La philosophic de l'in6galile], Paris.
YMCA Press, 1970, p. 74.
34. M. Guerschenson, Soudby cvreiskogo naroda [Les dcstinecs du peuple juifj
-«22», 1981, n" 19, p. 106.
35. Ed. Norden, Pereschityvaia evrecb [En complabilisanl les Juifs] - « 22 », 1991,
n»79, p. 119.
36. Jean-Paul Sartre, Reflexions sur la question juive - irad. russe in Neva, 1 99 1 ,
n"7, p. 151.
16 DEUX SIECLES ENSEMBLE
- « Le Juif est celui que les autres considerent comme juif, cette
simple verite doit servir de point de depart". » - Non, decidement,
cette verite n'est pas si simple ! Les peuples « autochtones » avaient
« une perception globale des Juifs bien souvent empreinte d'un
sentiment d'extraneite. Quiconque est conscient de cette perception
en conclut non sans amertume : « Le Juif n'est pas une nationality
mais un role social. Le role d'un Etranger. De quelqu'un qui n'est
pas comme les autres 18 . »
Mais vivre au milieu d' autres peuples signifie aussi vivre en
d'autres Etats. - « C'est en cela que consiste le probleme juif »,
soulignait Biekerman en caracteres gras \ « Comment pouvons-
nous cesser d'etre des ctrangers dans les Etats oil nous habitons et
allons continuer d'habiter dans l'avenir ? Non que la population
environnante cesse de nous considerer comme des etrangers, mais
pour que nous ne nous sentions plus tels nous-memes... Le
"probleme juif interpelle non les autres, mais nous-memes 39 . »
- Gregoire Landau : « Oui, nous dependons des peuples qui nous
entourent », mais, « dans une certaine mesure, nous creons nous-
memes notre destin, et, par nos actes et par notre situation, nous
predeterminons l'attitude du milieu environnant a notre endroit...
Tache incontournable pour nous autres : mieux nous connaitre,
connaitre nos forces et nos faiblesses, nos erreurs et nos fautes, nos
malheurs et nos tares. Tel est... notre devoir vis-a-vis de notre
peuple et de son avenir 40 ».
Leur contemporain Jabotinski, publiciste eminent et ven6re\
etait d'un avis diametralcment oppose : « Pour les gens de mon
camp, le fond de l'affaire n'est absolument pas dans l'attitude
qu'adoptent a l'egard des Juifs les autres peuples. Si on nous
aimait, nous reverait, nous invitait aux embrassades, nous insiste-
rions avec tout autant de fermete sur le "departage". » Le meme :
« Nous sommes cc que nous sommes, suffisamment bien pour
37. Jerry Miiller, Dialcktika tragedii : antisemitism i kommunism v tsentralnoi i
vostotchnoi Evropy [Dialectique de la tragedie : l'antisemitisme et le communisme en
Europe ceniralc ct oricntale] - « 22 », 1990, n° 73, p. 96.
38. Alexandre Melikhov, Ispovcd evreia [Confession d'un Juif], Saint-Petersbourg,
1994, p. 14.
39. /. M. Biekerman, op. cit.. p. 64.
40. G. A. Landau, Revoliutsionnye idei v evreiskoi obschcstvcnnosti [Les idees r6vo-
lutionnaires dans la societe juive] - RiE, p. 103.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 17
nous-memes, mais nous ne serons pas et ne voulons pas etre
differents 41 . »
D'apres le temoignage d'un memorialiste, Ben Gourion aurait
fait un jour savoir au reste du monde que « 1' important est ce que
font les Juifs, non ce que les goyim en disent 42 ».
De ce sentiment, Berdiaev donnait l'explication suivante : « La
perte par une nation de son Etat, de son independance et de sa
souverainete est un immense malheur, une dure maladie qui trau-
matise Tame de cette nation. Le fait que le peuple juif... s'est trouve
totalement prive d'un Etat et a vecu en errant de par le monde a
brise et mutile l'ame du peuple juif. Ce dernier a nourri des senti-
ments malveillants a l'egard des autres peuples qui vivaient dans
leurs Etats propres, et sa tendance a rinternationalisme n'est que
le revers de son nationalisme pathologique 43 . »
Ecoutons Vladimir Soloviev : « Le nationalisme, porte a une
intensite extreme, entraine la perte du peuple qui y succombe en
en faisant un ennemi de l'humanite, qui, elle, se nfvele toujours
plus puissante qu'un peuple separ6. » II a dit cela en guise diver-
tissement aux nationalistes russes, mais, quoiqu'au plus profond de
son ame bien dispose" a l'egard des Juifs, il fait a cette occasion cet
aveu : « Affirmer le caractere exceptionnel de sa mission, absolu-
tiser sa specificite nationale, c'est le point de vue des Juifs depuis
les temps les plus anciens 44 . »
Et voici les reflexions d'un rabbin jerusalemite d'aujourd'hui.
Pour lui, les Juifs se trouvent constamment sous Taction de deux
forces determinantes ; la premiere « est notre etonnante capacite de
changement, d'adaptation, de nous fondre parmi ceux au milieu
desquels nous vivons... Notre aptitude... a nous impregner de la
culture environnante... [Mais] cette adaptation est transformation
interieure. L'apprentissage de la langue du peuple autochtone nous
apporte une connaissance profonde de son etat d'esprit, de ses
41. VI. Jabotinski, Na lojnom pouti [Sur une fausse route] - in feuillelons, Saint-
Pdtersbourg, 1913, p. 249 ; Vmesto apologii [En guise d"apologie) -, ibidem, p. 205.
42. A. Eterman, Istina s blizkogo rasstoiania (La vcrite - vue de pres| - « 22 », 1988,
n° 61, p. 98 ; cf. 6galement A. Voronel - « 22 », 1978, n° 2, p. 193 ; V. Meniker - « 22 »,
1978, n° 3, p. 181.
43. Berdiaev, op. cit., pp. 82-83.
44. V! S. Soloviev, Natsionalnyi vopros i vselenskii 1883-1888 [Le probleme national
et le probleme univcrsel], (Euvres completes en 10 vol., reproduction anastatique, t. 5,
Bruxelles, 1966, pp. 13-16.
18 DEUX SIECLES ENSEMBLE
attentes, de ses modes de vie et de pensee. Nous ne nous bornons
pas a le singer, nous devenons partie integrante de ce peuple » - et
d'ajouter non sans exageration : « Nous nous trouvons en mesure
de comprendre ce peuple mieux qu'il ne le fait lui-meme. » D'ou
« natt chez les autres habitants le sentiment que les Juifs non
seulement prennent leur argent, mais subtilisent leur ame et
deviennent ainsi leurs poetes, leurs dramaturges, leurs artistes
nationaux, et, avec le temps, les porte-parole et le cerveau meme
de leur peuple 45 ».
Oui, en combinant remarquablement en eux-memes la fidelite a
leur peuple et l'universalisme, les Juifs adoptent avec talent la
culture des peuples qui les entourent. Mais, en depit de cette faculte
d'adaptation eminente, quand les intellectuels juifs d'aujourd'hui
s'identifient aussi bien avec la culture universelle qu'avec leur
patrie spirituelle, il ne faut pas perdre de vuc qu'une telle capacite
d'adaptation generate rencontre souvent les plus grandes difficultes
a plonger au plus profond des traditions et jusqu'aux racines histo-
riques de la vie populaire. Le talent hors de pair des Juifs est indu-
bitable. Mais voici une reflexion importante (elle appartient a
Norman Podgorets*, mais est transmise par M. Wartburg) : « Dans
les cultures qui leur sont etrangeres, "les Juifs se juchent toujours
sur les epaules" des peuples de souche, liberant par la leur intellect
des soucis economiques, militaires, politiques et autres qui sont le
lot commun de toute nation ordinaire et qui detournent une part
importante de son genie collectif 46 . »
Steinsalz poursuit sa reflexion sur les deux « forces determi-
nantes ». La premiere fait des Juifs « des individus qui possedent
une exceptionnelle capacite de survie dans les circonstances les
plus diverses ». Cependant, 1'autre force ne cesse pas pour autant
d'etre active : « Un appel imperieux retentit constamment dans
notre ame », qui s'oppose a l'adaptation ; « nous possedons un
noyau » inalterable, et voila pourquoi les Juifs ne se dissolvent
45. Rabbi A. Steinsalz, Kto my : tragitcheskic aktcry ili samobytnaia natsia ? [Qui
sommes-nous ? Des acteurs Iragiques ou une nation sui generis ?] - VM, 1986, n° 1,
pp. 139, 140.
46. M. Wartburg - « 22 », 1986, n u 47, p. 220.
* Redactcur en chef durant de longues annfes de la revue amiSricaine juive Commen-
tary.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 19
jamais tout a fait dans les peuples environnants. Les Juifs sont un
peuple « qu'on peut dechirer en morceaux, mais ces morceaux
resteront vivants et repousseront ». Les Juifs sont « plus souples,
plus malleables que quiconque ici-bas. Et, en meme temps, nous
sommes plus fermes que l'acier ». « Ces traits caracteristiques sont
si profondement ancres en nous que nous ne pouvons les rejeter
d'emblee par un simple effort de notre volonte 47 . »
« C'cst que la naissance elle-meme du peuple juif a eu lieu au
desert du Sinai' en pleine errance. En son for, il se savait sans feu
ni lieu... Cette absence d'attaches lui est innee » ; « toute l'histoire
de la dispersion juive revele une etrange antinomie : plus le peuple
juif se morcelle physiquement, plus il se soude interieurement 48 ».
En fin de compte, les Juifs ont survecu non dans leur pays, mais
dans la diaspora. C'est bien dans la dispersion qu'ils « ont cree une
vie sociale, religieuse, culturelle specifique, que nous appelons la
civilisation juive 49 ». - « De nombreuses societes ont peri et
perissent quand elles perdent leur seul statut d'Etat », or « le monde
juif en tant que systeme social a fourni un exemple eclatant d'une
remarquable survie et d'une capacite a renaitre apres des catas-
trophes devastatrices... Le monde juif a cree une base radicalement
nouvelle pour la vie communautaire : ... une unite spirituelle 50 . »
Oui, il en est indubitablement ainsi.
Et voici une appreciation intuitive de 1' esprit communautaire
juif. G. Sliosberg relate les impressions du fondateur de l'ecole
philosophique de Marburg, le professeur German Kogan, sur les
rencontres qu'il eut en 1914 avec les Juifs de Petersbourg : « Une
telle reunion, empreinte d'un esprit juif authentique, n'aurait pu se
tenir nulle part ailleurs au monde oil se trouvent des Juifs, si ce
n'est en Russie, et plus precisement a Saint-Petersbourg. » II est
vrai que, plus tard, dans la « Jerusalem lithuanienne », il lui fut
egalement difficile de s'arracher a « 1' atmosphere si purement juive
qu'il avait trouvee a Vilnius 51 ».
Cette impression convainc par sa justesse, on peut la comprendre
et la partager. Mais qu'en est-il exactement ? Un demi-siecle plus
47. Rabbi A. Steinsalz, op. cil., pp. 141, 142.
48. M. Guerschenson, op. cit., pp. 106, 107, 108.
49. Sh. Ettinger - « 22 », 1987, n° 55, p. 208.
50. Naum Vaiman. Krisis iseli [Crise de la finalite] - « 22 », 1979, n°7, p. 150.
51. Sliosberg, l. 3, pp. 309-310.
20 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tard, Amos Oz ecrit : « II suffit d'un rapide coup d'oeil pour se
convaincre que tous ces gens sont des Juifs. Ne me demandez pas
ce qu'est un Juif. On s'apercoit d'emblee qu'on se trouve au milieu
de Juifs... C'est un envoutement. Un defi, un grand miracle 52 . »
Ce « defi », ce « miracle », M. Guerschenson les avait egalement
ressentis, lui qui avait ecrit des les annees de la revolution russe :
« Le peuple juif aura beau se disseminer completement de par le
monde... l'esprit juif ne peut que s'en trouver renforce. » Et « qui
est juif? celui en qui agit la volonte" nationale de la judai'te.
Comment le reconnattre ? On ne peut le reconnaitre... Le royaume
juif n'est pas de ce monde" ».
Dostoi'evski avait lui aussi une vision mystique du probleme :
« Les temps et echeances ne sont pas encore tous venus, malgre les
quarante siecles ecoules, et le mot de la fin prononce par l'humanite
sur ce grand peuple reste a venir 54 . »
On ne saurait dire que tout ce que nous venons de passer en
revue ait vraiment eclaire notre lanteme, mais, quelles que soient
les definitions qui nous ont ete donnees, nous nous en tiendrons la.
Une remarque s* impose aussitot : c'est sur le caractere national
des Juifs, auxquels est consacre ce livre, qu'il est le plus malaise
de porter des jugements d'ordre general. Apparemment, il n'est pas
sur terre de nation plus differenciee, plus diverse dans ses carac-
teres et ses types. Oui, il est rare qu'un peuple offre un spectre
aussi riche de types et de caracteres, d'opinions, depuis les esprits
les plus eclaires de l'humanite jusqu'aux affairistes les plus
sinistres. De ce fait, quelque regie que nous attribuerons aux Juifs,
quelque formulation sommaire que nous nous efforcerons de leur
appliquer, on nous opposera sur-le-champ des exceptions aussi
criantes que convaincantes.
L'ide"e de 1' election divine du peuple juif est si universellement
connue depuis l'Ancien Testament qu'elle n'a nul besoin d'etre
exposee une nouvelle fois. De nombreux savants juifs orthodoxes,
52. Amos Oz, article cite" - Kontinent. 1991, n°66, pp. 242-243.
53. M. Guerschenson, op. cit., pp. 114-116.
54. F. Dosto'ievski, Dnevnik pisatclia [Le Journal d'un ecrivain]. mars 1877, chap. 3.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 21
de meme que de simples croyants sont aujourd'hui encore guides
par cette idee.
Sans un tel fondcmcnt rcligieux, serait-il possible d'interpreter
1' incomparable fermete des Juifs dans la dispersion ?
II est vrai que, la aussi, les opinions divergent. A en croire Perets
Smolenskine, qui avait ete a la source du mouvement palestinophile
en Russie, « ce n'est pas grace a la religion que le peuple juif a
survccu - elle-meme n'est que le produit de cette tendance a 1' auto-
conservation 55 ». Un savant israelien contemporain se demande
comment comprendre cette election : « Qui a cre£ qui : la Tora
a-t-elle cree les Juifs, ou les Juifs, la Tora ? » ; « la Tora a certes
prdserve les Juifs. Mais un autre peuple ne I'aurait pas gardee, avec
ses 613 preccptes et son rituel si complexe 56 ».
Et voici ce qu'ecrivait A. V. Kartachev, theologien orthodoxe et
historien de l'Eglise : « Les Juifs sont l'une des plus grandes
nations au monde. Pour affirmer cela, aux yeux du theologien et de
1' historien, suffit le fait que les Juifs ont donne au monde la Bible
et les trois religions monotheistes. Une nation qui joue dans 1' eco-
nomic, la politique, la culture mondiales un role immense, sans
commune mesure avec son statut de minorite statistique, une nation
qui a depasse toutes les autres par 1' affirmation de son existence
nationale, en depit d'une dispersion millenaire... Non pas objet
d'une compassion pour philanthropes, mais sujet a egalite dans la
rivalite univcrselle des grandes nations 57 . »
Berdiaev : « Le probleme juif... e'est 1'axe autour duquel se meut
l'histoire religieuse. Mystcrieuse destinee historique des Juifs...
Aucun peuple au monde n'aurait pu survivre a une si longue
dispersion, mais il aurait surement perdu sa personnalite et se serait
dissous au milieu d'autres peuples. Mais, selon les mysterieux
desseins de Dieu, ce peuple doit subsister jusqu'a la fin des temps.
L interpretation materialiste de l'histoire est celle qui est la moins
capable d'expliquer le destin historique du peuple juif 58 . »
55. EJ, (. 14. p. 405.
56. E. Mendjeritski, I Tora i geny [Et la Torah et les genes] - « 22 », 1992, n°80,
pp. 152, 164.
57. Introduction reside manuscrite au livre de V. L. Bourtsev, Les Protocoles des sages
de Sion - un faux mere, Paris, 1938.
58. N. Berdiaev, Khristianstvo i antisemitism [Le chrislianisme et l'antislmitisme],
Paris, 1938, pp. 4-5.
22 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« L' indissolubility des Juifs... est pour Boulgakov le signe que
1' election de Dieu repose sur le monde juif, meme sur ceux qui
n'ont pas accepte le Christ 59 . » Boulgakov, quant a lui, ecrivait
qu'« aux dcstinees spirituelles d' Israel sont necessairement et
mysterieusement liees les destinees du monde Chretien 60 ».
Que Dieu ait choisi pour son incarnation humaine, ou a tout le
moins pour sa predication initiale cette nation-la precisement, et
que, de ce fait, elle soit une nation elue -, cela, un Chretien ne
saurait le nier. « Crucifie-le, crucifie-le ! » cxprimait 1'acharnement
habituel et inevitable de toute foule tenebreuse et fanatique a l'en-
contre de son prophete de lumiere, mais nous ne pouvons oublier
le fait que, pour une raison mysterieuse, le Christ est venu chez les
Juifs, alors que, tout pres, se trouvaient les Grecs a Intelligence
lumineuse et, un peu plus loin, les Romains tout-puissants.
Ce mystere de P election religicusc, comment done ne pas le
reconnaitre ?
Mais, dans une de ses envolees, l'apotre Paul s'exclame : « Je
voudrais moi-meme etre anatheme et separe du Christ, pour mes
freres, mes parents selon la chair, qui sont Israelites » - cependant,
« tous ceux qui descendent d'Israel ne sont pas Israel » ; « ce ne
sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais les
enfants de la Promesse » (Rom., 9 : 3, 4, 6, 8).
La conscience de leur destin particulier, de leur election, a permis
aux Juifs de survivre a une dispersion dtonnamment longue ; mais
ce sentiment de leur election les a mis en conflit avec les peuples
environnants. L'attente multiseculaire du Messie, et, avec lui, d'un
triomphe universel a bicn sur nourri chez les Juifs un sentiment de
fierte, mais aussi celui d'une extraneite par rapport aux autres
peuples. « Sous ce rapport, le role determinant revenait au sen-
timent d'une primaute spirituelle que ressentaient les Juifs, quels
que fussent les pays ou ils residaient et les coutumes qu'il adop-
taient 61 . »
II eut ete tellement plus humble de considerer que tous les
59. Nikila Struve, Introduction de Teditcur a l'ouvrage de S. Boulgakov, Khristianstvo
i evreiskii vopros [Le christianisme et le probleme juif] (recueil d'articles), Paris, YMCA
Press, 1991, p. 6.
60. S. Boulgakov. Sion, ibidem, pp. 7-8.
61. Pinhas Samorodnitski, Strannyi narodets (Un ctrange petit peuple] - « 22 », 1980,
n° 15, p. 137.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 23
peuples sont enfants de Dieu, et qu'apparemment tout pcuple est
necessaire a quelque chose !
Un theologien et historien israelien d'envergure, specialiste de la
mystique juive, Gersom Sholem, a ecrit en guise d'avertissement :
les Juifs « ne peuvent se permettre de se seculariser » ; « si les Juifs
tentaient de se trouver une explication a eux-memes a partir de
l'Histoire seule, ils seraient amenes a une autoliquidation, a une
faillite totale, car, dans cette eventualite, ils perdraient toute
impulsion a exister en tant que nation 62 ».
Mais, comme il arrive dans les processus geologiques quand une
strate se trouve balayee pour etre remplacee par une autre, tout en
gardant une grande similitude de forme par rapport a la precedente
(pseudomorphose), de meme, aux epoques de secularisation, chez
les Juifs eux-memes l'idee de l'election divine devait inevita-
blement ceder la place a l'idee, combien plus simple, de l'unicit6
de leur destin historique et humain.
La non plus, il n'y a rien a redire.
Le caractere unique du peuple juif est indubitable, tous s'en
rendent compte. Mais il y a que les Juifs eux-memes le
comprennent et le ressentent diversement.
On va jusqu'a invoqucr « une defense psychologique par rapport
a la terreur qu' inspire ce caractere unique 63 ». « Aucun autre peuple
n'est passe par une telle ecole de souffrance..., aucun autre peuple
n'a connu dans le malheur une telle tension de 1'ame, une telle
terreur a l'idee d'une fin ineluctable 64 . » « Les Juifs ne constituent
une exception qu'en un seul sens : ils ont etc elus par le monde
pour etre objet de discrimination 65 . » « Une fraction [des Juifs]...
voudraient bien se debarasser de leur caractere exceptionnel 66 . »
Mais, dans la conscience juive globale, ce sentiment de leur
exclusivite est per?u non comme un malheur, mais comme une
fierte. « Etre juif est, comme toujours, plus un honneur qu'une
62. S. Tsyroulnikov, Filosofia cvrciskoi anomalie [Philosophic de l'anomalie juive]
-VM, 1984, n° 77, p. 144.
63. A. Voronel, Ounikalnost Israilia [Le caractere unique d'Israel] - «22», 1981,
n» 20, p. 123.
64. P. Samorodnitski, article cite\ p. 145.
65. Rut Visse, « Svet dlia narodov ? » [Lumiere des nations ?] - « 22 », 1991, n°77,
p. 111.
66. A. Voronel, Nakanoune XXI veka [A la veille du xxi e si6cle] - « 22 », n° 74,
p. 141.
24 DEUX SIECLES ENSEMBLE
malediction 67 . » « Les gens ne veulent pas renoncer a ce
sentiment... d'etre a part, ne voudraient T'echanger" pour rien au
monde... ; renoncer a sa particularite signifierait perdre quelque
chose d' important et de serieux" 8 . » « Notre anomalie en tant
qu'Etat, peuple, mouvement..., faut-il renoncer a la grandeur et aux
souffrances liees a cette anomalie, ou, au contraire, connaissant son
prix, chercher par tous les moyens a la renforcer ? » ; « nous avons
affaire a une essence d'un genre tres particulier que non seulement
aucune hache ne saurait abattre, mais que ne peut non plus
expliquer aucune theorie philosophique ou historique 69 ». « Que
nous le voulions ou non, nos succes et nos defaites, ainsi que nos
fautes et nos merites, revetent un caractere et une signification
universels... ; la luttc pour 1'avenir des Juifs est egalement une lutte
pour tel ou tel aspect du monde en general 70 . » « Un particularisme
qui n'a pas son pareil dans l'histoire du monde tient au fait que les
Juifs ont reussi a concilier les principes national et universaliste,
que ce peuple est "national au plus haut point et en meme temps
cosmopolite" ; 1' unite antinomique de ces deux principes (affir-
mation de soi et assimilation) constitue la loi supreme de la vie
juive 71 . » « Notre conscience de soi a ete globalement cosmopolite
et elitiste 72 . »
A considerer 1'avenir qui s'annonce pour l'humanite, 1'union en
soi du national et de l'universel serait sans doute la qualite la plus
necessaire (et la plus feconde) pour les siecles nouveaux. On ne
peut que la souhaiter a nous autres Russes, comme a tous les
peuples.
Mais le sentiment d'un destin unique peut aussi induire la
conscience a adopter un comportement irreflechi.
L' aspiration de tout peuple a un ideal supreme, sa volonte de
67. Dan Segrd, Sionism do i posle natsionalnogo vozrojdenia [(Le sionisme avant et
apres la renaissance nationale] - « 22 », 1978, n° 3, p. 142.
68. Dan Levine, article cite".
69. Israel Eldad, Evreiskai'a anomalia v trekh izmcreniakh [Les trois dimensions de
I' anomalie juive] - VM, 1984, n°76. pp. 140, 147.
70. A. Voronel, Nakanoune XXI bekc [A la veille du xxi e siecle] - « 22 », 1990, n° 74,
pp. 146-147.
71. S. Tsyroulnikov, Filosofia evreiskoi anomalii - VM, 1984, n" 77, pp. 149, 152,
154-155.
72. V.A. Koulcherski, Evreiskai'a paradigma [Le Paradigme juif] - « 22 », 1993,
n°88, p. 136.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 25
discerner un but superieur a sa propre existence physique ne
sauraient etre blamees : pareil desir eleve ce peuple sur le plan de
l'esprit. Pas necessairement un messianisme emanant directement
de Dieu, plutot la recherche et le sentiment d'une mission particu-
liere. Toutefois, qu'y deceler au juste ?
Ce pourrait etre ce que pensent certains Israeliens (Nathan
Chtcharanski) : l'clection « n'est acceptable que si Ton s'en tient a
une responsabilite morale accrue 73 ». Ou, soixante ans avant lui :
« L'irresponsabilite\.. ne peut servir de fondement a notre vie de
Juifs, a la vie de ce petit peuple disperse a travers le monde... Que
ce soit facile ou non, nous devons redoubler d' efforts pour nous
comprendre nous-memes et comprendre les autres 74 . »
En 1939, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, la redaction du
recueil juif (en yiddish) A la croisee des chemins posa a quelques
intellectuels juifs d'Europe la question suivante : « Convient-il aux
Juifs de prendre une part active a la vie publique commune, ne
devraient-ils pas se limiter a la seule politique juive 75 ? »
A cette question, 1'illustre 6crivain Stefan Zweig, Juif autrichien
assimile et cosmopolite, repondit en substance : comme tous les
autres, nous ne pouvons pas ne pas participer a la vie publique. La
question doit done etre corrigee : « Devons-nous tendre a occuper
un role dirigeant dans la vie politique et sociale ? » Desormais,
nous ne pouvons plus en aucune facon rejeter « notre position inter-
national, supranationale, envers les problemes qui concernent l'hu-
manite entiere ». Toutefois, «je considere comme non moins
dangereux... que les Juifs s'affirment comme leaders dans les
mouvements politiques et sociaux... » Si les Juifs possedent
l'egalite de droits avec les autres, leur responsabilite n'est pas
egale, elle est « cent mille fois » superieurc. « Servir, je veux bien,
mais que cela soit au second, au cinquieme, au dixieme rang, en
tout cas que cela ne soit pas au premier ni a une place eminente !
[Le Juif] se doit de sacrifier son amour-propre au profit du peuple
juif tout entier. » (Nous trouvons la une lecon instructive sur le lien
moral qui lie chaque Juif aux destinees de son peuple.) « Notre plus
73. A. Chtcharanski [Interview] - « 22 », 1986, n° 49, p. 1 12.
74. /. M. Biekerman, article cite\ p. 13.
75. VM, 1976. n" 11, p. 92.
26 DEUX SIECLES ENSEMBLE
grand devoir reside dans 1'autolimitation, non seulement dans la vie
politique, mais egalement dans tous les autres domaines... Le seul
bien, la seule signification que Ton peut tirer de la tragique epreuve
echue au peuple juif resident dans son education interieure... Les
souffrances inoui'es qui ont echu au peuple juif trouveront un sens
si et seulement si elles auront incite le Juif a accomplir des actes
non pour la frime, mais pour leur portee reelle 76 . »
Paroles d'or, paroles remarquables, d'une grande elevation,
valables pour les Juifs comme pour les non-Juifs - pour tous les
hommes. Se limiter est une panacee ! Mais qui donne du fil a
retordre : 1'autolimitation est precisement ce qui est le plus difficile
a tout un chacun.
Max Brod, sioniste convaincu et, semblerait-il, contradicteur
systematique de Zweig, a pourtant repondu pour sa part presque a
l'identique : « II est tres dangereux, pour un Juif, de s'immiscer
dans la vie politique des autres peuples... Une telle participation
fera immanquablement que nous serons ecrases et lamines. » Le
Juif « doit se limiter, se retenir... Se retenir, mais non pas se tenir
de cote ! Se retenir signifie ne pas chercher la domination ou les
recompenses en politique, mais agir en ayant conscience de sa
responsabilite, a decouvert, de facon dcclaree et non pas cache dans
les coulisses 77 ».
Ce dernier ajout est lui aussi excellent. (Mais, derechef, disons-
le honnetement : difficile pour tous, et non pas seulement pour les
Juifs, de suivre ce conseil !)
Et dans l'Etat d'Israel d'aujourd'hui, les Juifs qui reflechissent
declarent sans ambages : « Notre intrusion dans les affaires d'autres
peuples tournait au detriment et de ces peuples et du peuple juif 78 . »
« Plusieurs fois au cours de l'Histoire contemporaine..., nous avons
decouvert 1' injustice dans les fondements des societ.es existantes,
mais notre irresponsabilite, en tant que minorite, a contribue" a creer
des injustices nouvclles bien pires » ; nous nous etions faits « pour-
voyeurs de conseils de pere en fils 79 ».
76. Stefan Zweig, Ne vnechniaia michoura, no vnoutrennee vospilanie [Non pas un
exterieur clinquant, mais une Education interieure] - VM. 1976, n" 11. pp. 193-195.
77. Max Brod, Lioubov na rastoianie [Un amour a distance] - Ibidem, pp. 200-202.
78. R. Nudelman lentretien avec L. Pliouchtch] - « 22 », 1978, n° 3, p. 192.
79. A. Voronel, Iakov ostalsia odin [Jacob est reste seull - « 22 », 1985, n°40, p. 126.
TENTATIVE DE CLARIFICATION 27
Jetant aujourd'hui un regard severe sur les dccennies sovietiques,
un auteur juif de la diaspora ecrit : « Assuremcnt, cette histoire [des
Juifs] a ete, comme celle des autres peuples, celle non seulement
de gens pieux, mais aussi de gens qui n'avaient aucune conscience,
non seulement celle d'etres qui sans defense ctaient conduits a la
mort, mais aussi celle de gens armes qui ont porte la mort. II y a,
dans cette histoire, des pages que Ton ne peut ouvrir sans fremir.
Et ce sont precisement ces pages qui ont ete sciemment et systema-
tiquement occultees dans la conscience des Juifs 80 . »
Ernest Renan conclut que le lot du peuple israelite a ete des
1'origine de devenir le ferment du monde. Cette pensee est souvent
reprise par nos contemporains soit pour etre appuyee, soit pour etre
contredite : « Nous sommes devenus 1'element fermentatif des non-
Juifs au milieu desquels nous avons vecu M . » - « On peut dire que
1' election du peuple juif a precisement consiste a vivre continument
dans la dispersion... Nous sommes le levain... notre tache est de
faire lever la pate d'autrui 82 . »
Nombre d'exemples historiques, mais aussi le sentiment
spontane permettent de dire : voila qui est tres bicn vu. D'un terme
plus moderne, nous dirions : un catalyseur. Dans une reaction-
chimique, le catalyseur ne doit pas se trouver en grande quantite,
mais il agit sur toute la masse de la matiere.
Ajoutons a cela non seulement une indubitable agilite de 1' intelli-
gence, « la confiance accordee par les Juifs a la raison, leur
sentiment que par des efforts constructifs on peut resoudre tous les
problemes 81 », mais aussi une sensibilite affinee aux differents flux
du temps. A mon avis, dans toute l'histoire de l'humanite, il ne
s'est pas trouve, a cet egard, peuple plus sensible que les Juifs. A
peine une organisation etatique ou sociale laisse-t-elle echapper les
premieres molecules de sa decomposition que les Juifs aussitot s'en
detournent ; meme s'ils lui sont attaches, ils la repudient. Et sitot
qu'apparait la premiere pousse d'un tronc destine a etre puissant,
les Juifs le remarquent, le loucnt, prophetisent et organisent sa
80. Sonya Margol'ma, Das Elide der Liigcn : Russland und die Juden im
20 Jahrhundert, Berlin, Siedler Verlag, 1992, p. 151.
81. /. Eldad-VM, 1984, n°76, p. 147.
82. Nina Voronel [Table ronde] - « 22 », 1982, n° 24, p. 1 18.
83. A. Voronel, Trepel ioudeiskikh zabot [Le frdmissement des soucis juifs], 2 6d.,
Moscou-Jerusalem, 1981, p. 63.
28 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
defense. «Ce trait du temperament qui permet aux Juifs de se
trouver toujours du cote des idees les plus avancees... est vraiment
pour nous, Juifs, particulierement caracteristique 84 . »
Cette revue de differentes opinions nous offre dans une certaine
mesure un sentiment de portee generate qui va nous permettre
d'aborder les pages suivantes.
84. Ibidem. Agasferitcheskoe soznanie i sionism [La conscience agasfenque et le
sionisme) - « 22 », 1992, n» 80, p. 204.
Chapitre 13
DANS LA REVOLUTION
DE FEVRIER
Les cent vingt-cinq ans d'histoire de la communaute des Juifs de
Russie hors toute egalite de droits s'achevent avec la revolution
de Fevrier.
H n'est pas inutile de porter notre regard sur 1' atmosphere de ces
journees de Fevrier : dans quel etat se trouvait la societe quand
sonna l'heure de l'emancipation ?
Dans la premiere semaine des evencments revolutionnaires de
Saint-Petersbourg, il n'y eut pas de journaux. Puis ils parurent, tels
des coups de clairon, sans s'interroger le moins du monde, sans
chercher les voies qui permettraient de gouverner, mais en se hatant
de denigrer a qui mieux mieux tout le passe. Avec une hardiesse
jamais vue, le journal des KD*, Retch (La Parole), appelait
« desormais a rebatir toute la vie russe depuis ses fondements ' ».
Une vie millcnaire ! pourquoi y aller tout de go depuis ses fonde-
ments ? « Sans pitie pour les mauvaises herbes, sans se laisser inti-
mider a l'idee qu'il puisse y avoir parmi elles des plantes utiles, il
faut sarcler proprement, et tant pis pour les inevitables victimes 2 . »
(Sommes-nous en mars 1917 ou bien en mars 1937 ?) Le nouveau
ministre des Affaires etrangeres, Milioukov, faisait des ronds de
jambe : « Jusqu'a present, notre gouvernement nous couvrait de
1. Retch, 1917.7 mars. p. 2.
2. Birjevye vedomosti, 1917, 8 mars (ici et plus loin, il s'agit du tirage du matin), p. 5.
* Parti des Constitutionnalistes ddmocrates (centre gauche), dits aussi Cadets.
30 DEUX SlECLES ENSEMBLE
hontc face a nos allies. La Russie etait un poids mort dans Taction
commune des Allies 3 . »
H est rare d'entendre en ces journees des propos senses sur ce
qu'i] faudrait desormais faire en Russie. Lcs rues de Petrograd sont
en plein chaos, des centaines de policiers sont sous les verrous, la
ville rctcntit d'une fusillade desordonnee, incontrolee, mais tout est
submerge par une vague de jubilation, meme si n'importe quel
probleme concret suscite des divergences dans les pensees et les
opinions, et une totale discordance dans les ecrits. Toute la presse et
la societe ne s'entendent, semble-t-il, que sur un point : la necessite
d'instaurer sur-le-champ l'egalite des droits pour les Juifs. Fedor
Sologoub* ecrivit avec eloquence dans les Nouvelles boursieres :
« Le premier pas le plus important de la liberte civile, sans lequel
notre terre ne peut etre sainte, notre peuple ne peut etre juste, la
geste de tout un peuple ne peut etre sacree, est la suppression de
toute discrimination religieuse ou raciale. »
L'egalite des droits pour les Juifs avanca a grands pas. Le
l cr mars, vingt-quatre heures avant l'abdication du tsar, a quclques
heures du famcux « Decret n° 1 » qui allait entrainer la dcbandade
de l'armee, les commissaires de la Douma B. Maklakov et
M. Adjemov, envoyes au ministerc de la Justice, firent promulguer
la decision d'inscrire tous les auxiliaires juifs des avocats au
barreau.
« Des le 3 mars..., le president de la Douma, M. Rodzianko, et le
ministre president du Gouvernement provisoire, le prince G. Lvov,
signerent une declaration ou il etait dtt que l'un des objectifs les
plus importants du nouveau pouvoir etait d'"abolir toute discrimi-
nation sociale, confessionnelle et nationale" 4 . » Puis, le 4 mars, le
ministre de la Guerre, Goutchkov, proposa que les Juifs recoivent le
droit d'acceder au corps des officiers, et le ministre de l'lnstruction,
Manouilov, que soit supprime le numerus clausus dans les univer-
sites. Les deux propositions furent adoptees sans encombre. Le
6 mars, le ministre du Commerce et de l'lndustrie, Konovalov,
entreprit d'abroger « les discriminations nationales dans la legis-
lation sur l'actionnariat », autrement dit l'interdiction d'achat de
3. Ibidem, 10 mars, p. 6.
4. PEJ, p. 377.
* Poete el romancier de l'epoque symboliste (1863-1927).
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 31
terres par des compagnies a la tete desquelles se trouvaient des
Juifs.
Ces mesures ne tarderent pas a entrer dans les faits. Le 8 mars,
a Moscou, 1 10 avoues juifs etaient inscrits au barreau ; le 9 mars,
il y en eut 124 a Petrograd 5 ; le 8 mars, 60 a Odessa 6 . Le 9 mars
encore, le Conseil municipal de Kiev, par une disposition excep-
tionnelle, sans attendre les prochaines elections, coopta en son sein
5 membres juifs avec droit de vote 7 .
Et voila que, « le 20 mars, le Gouvernement provisoire adopte
la resolution preparce par le ministre de la Justice, A. Kerenski,
avec la collaboration des membres du bureau delegues aupres des
deputes juifs de la 4 e Douma... Par cet acte legislatif se trouvait
abrogee « pour les citoyens russes toute discrimination dans les
droits pour appartenance a une confession, une doctrine religieuse
ou un groupe national ». C'etait, en fait, le premier acte legislatif
important du Gouvernement provisoire. « A la demande du bureau
[delegues aupres des deputed juifs], les Juifs ne furent pas
mentionnes dans la resolution 8 . »
Toutefois, « pour supprimer toutes les limitations concernant les
Juifs dans l'ensemble de notre legislation, pour extirper... comple-
tement l'inegalite des droits visant les Juifs », ainsi que le rappelle
G. B. Sliosberg, « il fallait etablir une liste complete de toutes ces
limitations... L' elaboration de la liste des mesures restrictives
frappant les Juifs exigeait de 1' experience et une grande prudence »
(a cette tache s'attelerent Sliosberg lui-meme et L. Bramson) 9 . U En-
cyclopedic juive precise : dans l'Acte « figure le releve de tous les
articles de lois russes qui ont perdu leur validite apres le vote de la
resolution ; presque tous ces articles (cent cinquante) contenaient
des dispositions restrictives antijuives. Devaient etre abolies toutes
les interdictions qui tenaient a la « zone de residence* » ; « de ce
fait, la liquidation de ladite zone, qui avait eu lieu concretement en
5. Retch, 1917, p. 4 ; 10 mars, p. 5, etc.
6. Nouvelles boursieres, 1917, 9 mars, p. 2.
7. Ibidem, 10 mars. p. 2.
8. PEJ, t. 7, p. 377.
9. G. B. Sliosberg, Dela davno minouvchikh dnei : zapiski rousskogo evreia [Affaires
du temps passe' : les carnets d'un Juif russe), en trois vol., Paris, 1933-34, t. 3, p. 360.
* Cf. tome 1 du present ouvrage. Vaste zone dans les provinces occidentales ou les
Juifs 6taient en principe confines.
32 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1915, recut une legitimation juridique l0 ». Les limitations etaient
supprimees par pans entiers : deplacement, residence, etablissements
scolaires, participation au gouvernement local, droits d'acquerir des
biens dans toute la Russie, participation a des entreprises publiques,
aux societes par actions, droit d' employer des domestiques, des
commis et des ouvriers d'autres confessions, d'occuper des fonc-
tions dans le service civil aussi bien que militaire, d'avoir des
responsabilites dans le tutorat et les patronages. Compte tenu de ce
qui s'etait passe lors de la rupture de l'accord avec les Etats-Unis,
on etendit la levee des restrictions « aux citoyens etrangers des pays
qui n'etaient pas en guerre avec la Russie », c'est-a-dire essentiel-
lement aux Juifs americains qui se rendaient dans le pays.
La publication de l'Acte suscita un grand nombre de declarations
enflammees. N. Friedman, depute a la Douma d'Etat : « Ces trente-
cinq dernieres annees, les Juifs de Russie ont subi des persecutions
et des humiliations que n'avaient jamais ouies ni connues notre
peuple si souffrant... Tout... avait ete sacrifi6 sur l'autel de l'anti-
semitisme d'Etat". » L'avocat O. O. Grousenberg : « Si l'Etat russe
avait ete avant la Revolution une prison monstrueuse par ses dimen-
sions..., la cellule la plus puante, la plus cruelle, le pire cachot nous
avait ete reserve a nous, peuple juif de six millions d'ames... Et le
terme usurier de "taux d'interet", l'enfant juif l'apprenait pour la
premiere fois... de l'ecole officielle... Comme des for9ats sur la
route, tous les Juifs etaient enchaines ensemble par les communs
maillons de Pisolement et du mepris... Des gouttes de sang de nos
peres et meres, des gouttes de sang de nos freres et sceurs se sont
deposees dans nos ames, allumant et attisant en elles la flamme
inextinguible de la Revolution 12 . »
L' Spouse de Maxime Vinaver, Rosa Georguievna, raconte dans
ses Souvenirs : « Cet evenement coi'ncida avec la Paque juive. On
aurait dit un second exode d'Egypte. Quel long chemin de
souffrances et de luttes avait ete parcouru, et comme rapidement
tout s'etait accompli ! Un grand meeting juif fut reuni, au cours
duquel Milioukov declara : "Enfin, elle est effacee, la tache
honteuse qui defigurait la Russie ! Desormais, celle-ci pourra
10. PEJ, t. 7, p. 377.
11. Retch, 1917, 25 mars, p. 6.
12. Ibidem.
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 33
rejoindre hardiment les rangs des nations civilis6es !" » Vinaver,
lui, « proposa a l'assemblee d'edifier a Petrograd, a la memoire de
cet evenement, une grande maison populairc juive qu'on appellerait
la Maison de la Liberte l3 ».
Trois membres juifs de la Douma d'Etat, M. Bomach, J. Goure-
vitch et N. Friedman, rendirent publique leur adresse « Au peuple
juif » : desormais, « nos defaites sur le front constitueraient un irre-
parable malheur pour la Russie libre mais encore fragile... Les
libres combattants juifs... puiseront de nouvelles forces pour une
lutte opiniatre et vont poursuivre leurs exploits guerriers avec une
6nergie decuplee ». En vertu d'un plan qui allait de soi : « Le
peuple juif va s'atteler sur-le-champ a l'organisation de ses propres
forces. Les formes de notre vie communautaire, depuis longtemps
desuetes, doivent etre renov^es... sur des fondements libres et
democratiques l4 . »
Ecrivain et journaliste, David Ai'zman lanca a l'occasion de
l'Acte d'emancipation l'appel suivant : « Notre pays natal ! Notre
patrie ! lis sont eux aussi dans le malheur. Avec tout notre cceur...,
prenons la defense de notre terre... Depuis les temps anciens ou
nous nous levames pour la defense du Temple, il n'y pas eu
d' occasion plus sacree ! »
Mais Sliosberg se souvient : « Le bonheur d'avoir vecu jusqu'a
l'annonce de F emancipation des Juifs en Russie, delivres de cette
situation de non-droit contre laquelle j'avais lutte dans toute la
mesure de mes forces pendant trente annees, ne m'a pas empli
d'unc joie qui eut ete naturelle » - car la debandade a commence
presque aussitot 15 .
Soixante-dix ans plus tard, un auteur juif s'interroge : « L'Acte,
formellement legal, a-t-il change la situation reelle dans le pays
alors que toutes les normes juridiques perdaient a toute allure leur
validite 16 ? »
Nous lui retorquerons : on ne peut ainsi, d'aussi loin, minimiser
les acquis. A cette epoque, FActe avait nettement change et
arneliore sur une large echelle la situation des Juifs. Mais que
13. R. G. Vinaver, Vospominaniia (New York, 1944), manuscrit deposd a l'lnstitut
Hoover, Stanford, Californie, p. 92.
14. Rousskaia volia, 1917, 29 mars, p. 5.
1 5. Sliosberg, t. 3, p. 360.
1 6. B. Orlov, Rossia bez evreev [La Russie sans les Juifs] - « 22 », 1988, n° 60, p. 157.
34 DEUX SIECLES ENSEMBLE
P ensemble du pays, avec tous les peuples qui le composent, aille
se ruer dans l'abime, c'est le souffle general de 1'Histoire qui en
est cause.
Le changement le plus rapide et le plus net s'opera dans les
tribunaux. Si, auparavant, la commission Batiouchine, chargee des
affaires de concussion, avait instruit une action judiciaire a l'en-
contre de D. Rubinstein, escroc avere\ maintenant c'etait tout le
contraire : 1' affaire Rubinstein etait abandonnee, et le voila, au
palais d'Hiver, l'hote de la Commission extraordinaire (la Tcheka)
a laquelle il demande avec succes d'entamer une action contre
ladite commission Batiouchine ! De fait, en mars, on arrete le
general Batiouchine, le colonel Rezanov et divers autres juges
d'instruction ; en avril, ils sont inculpes : il appert qu'ils avaient
precede a d'importantes extorsions de pots-de-vin aupres de
banquiers et de sucriers. On ote les scelles apposes par Batiouchine
sur les coffres-forts des banques Volga-Kama, Siberienne, de
Junker, et toutes les actions deposees leur sont rendues. (Les
affaires Simanovitch et Manus s'arrangent moins bien. Simanovitch
a ete arrete en tant que secretaire de Raspoutine, il propose a ses
convoyeurs 15 000 roubles a condition qu'ils lui permettent
d*etablir une communication telephonique, « mais ceux-ci refusent
bien sur d'acceder a sa requete l7 ». Quant a Manus, soupconne
d' avoir conclu des marches avec Kolychko, un agent allemand, il
est amene a tirer a travers la porte sur les agents du contre-
espionnage. - D'abord arrete, il reussira a s'eclipser a l'etranger.)
L'atmosphere qui regnait au sein de la Commission extraordi-
naire du Gouvernemcnt provisoire apparait nettement a la lecture
des comptcs rendus des interrogatoires datant des dcrniers jours de
mars. On demande a Protopopov dans quelles conditions il a ete
nomme ministre de PInterieur; en reponse, il rappelle la lettre
circulaire par laquelle « il a considerablement etendu le droit de
residence pour les Juifs » a Moscou. Quels etaient plus genera-
lement ses principaux objectifs ? « Premierement, le ravitail-
lement ; aussitot apres, le mouvement progressiste, la question
juive... » Le directeur du departcmcnt de la Police, A. T. Vassiliev,
ne manqua pas de preciser qu'il avait contribue a la defense des
sucriers (juifs) : ainsi « Grousenberg m'a telephone un matin a mon
17. Retch, 1917. 17 mars, p. 5.
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 35
domicile et m'a remercie pour mon intervention en sa faveur 18 ».
Ceux que Ton interrogeait cherchaient de la sorte a attenuer leurs
condamnations.
Ces semaines de mars furent marquees par les mesures ener-
giques prises contre les antisemites declares ou reputes tels. Le
premier a etre arrete, le 27 fevrier, fut le ministre de la Justice,
Tcheglovitov, accuse d' avoir personnellement donne des instruc-
tions pour que 1' affaire Beyliss* fut menee de facon partiale. Les
jours suivants, on proceda a l'arrestation du procureur Vipper et
du senateur Tchaplinski, charges de l'accusation dans ce proces.
(Cependant, on n'avanca contre eux aucune charge precise, et en
mai 1917 Vipper fut simplement demis de ses fonctions de
procureur general pres la chambre criminelle de cassation du
Senat ; la repression l'attendait plus tard, sous les bolcheviks).
Le juge d' instruction Machkevitch fut somme de donner sa
demission pour avoir admis a 1'epoque, en sus de l'expertise qui
niait l'existence de meurtres rituels, une autre qui les admettait.
Tous les documents conccrnant 1' affaire Beyliss furent requis par
le ministre de la Justice, Kerenski, au tribunal regional de Kiev 19
en vue d'une revision retentissante du proces, laquelle ne put nean-
moins avoir lieu en raison des evencments tumultueux de 1917. On
arreta egalement le docteur Doubrovine, president de l'Union du
peuple russe**, et ses archives furent confisquees. De meme furent
arretes les editeurs de journaux d'extreme droite Glinka-Iantchevski
et Polouboiarinov ; et les librairies de l'Union monarchique furent
tout bonnement incendiees. Pendant deux semaines, on chercha
a mettre la main sur N. Markov*** et Zamyslovski****
- Zamyslovski pour avoir activement participe au proces de
Beyliss, Markov sans doute pour ses discours de depute a la
18. Padenie Tsarskogo rejima [La chute du regime Isariste], comptes rendus steno-
graphiques des interrogatoires et des t^moignages delivres en 1917 a la Commission
destruction extraordinaire du Gouverncment provisoire, Leningrad, 1924, t. 1, pp. 119-
121,429.
19. La Liberie" russe, 1917, 21 avril, p. 4.
* Voir tome 1, p. 489 sq.
** Organisation d'extreme droite.
*** 1876-1943, depute aux 3' et 4 C Doumas, leader de l'extreme-droite, un des chefs
de l'Union du Peuple russe. Emigre apres la revolution. (Dit « Markov II » a la Douma
oil les homonymes etaient numerates par anciennete d'age).
**** 1872-? - depute d'extreme droite aux 3 e et ¥ Doumas.
36 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Douma - mais ils reussirent a se cacher. Au cours de ces journees-
la, on ficha la paix a Pourichkevitch * a cause de ses discours revo-
lutionnaires a la Douma en novembre et de sa participation au
meurtre de Raspoutine. Une lache rumeur ayant en revanche
pr6tendu que Stolypine** avait pris part a 1'assassinat de Iollos, a
Krementchoug on dcbaptisa precisement la rue Stolypine pour lui
donner le nom de Iollos.
Partout en Russie on arretait des gens desormais par centaines
parce qu'ils avaient occupe des postes de responsabilite ou pour
leur etat d' esprit.
II faut souligner que la proclamation de 1'egalite des droits pour
les Juifs ne suscita aucun pogrom. II faut le souligner non seu-
lement par comparaison avec l'annee 1905, mais aussi parce que,
pendant tous les mois de mars et d'avril, differents journaux ne
cesserent d'annoncer, panni les nouvelles importantes, que se
preparaient des pogroms antijuifs, qu'ils auraient meme commence
ca ou la, voire qu'ils avaient deja eu lieu.
Le 5 mars, des bruits coururent selon lesquels, dans la province
de Kiev ou dans celle de Poltava, un pogrom menacait, et qu'a
Petrograd on aurait placarde un tract manuscrit antijuif. En reponse,
le Comite executif du Soviet des deputes ouvriers et soldats (IK
SRSD) crea une commission speciale « pour etablir des liaisons
locales dans diverses autres villes : ... Raphes, Aleksandrovitch,
Soukhanov ». Leur objectif : « envoyer des commissaires en dif-
ferentes villes, en particulier dans les districts ou les Cent-
noirs***, serviteurs de l'Ancien Regime, tentent de semer la
discorde ethnique :o ». Les Nouvelles du SRSD publicrent un article
intitule « Incitations aux pogroms » : « Ce serait une erreur enorme,
voire un crime que de fenner les yeux sur les nouvelles tentatives
de la dynastic dechue, c'est elle qui manigance tout... Dans les
regions de Kiev et de Poltava, on menc au milieu d'une population
20. Izvestia, 1917. 6 mars, p. 4.
* 1870-1920, un des fondateurs de I'Union du Peuple russe, puis de l'Union de Saint-
Michel Archange. leader de l'extreme droile dans les 3 C et 4 C Doumas. Coassassisn de
Raspoutine.
** Homme politique de premier plan, gouverneur de la province de Saratov, puis
Premier ministre. Assassine" par un riSvolutionnairc juif en 1911. Voir La Roue rouge,
premier nceud, Aoiti quatone.
*** Groupement d"extreme droite.
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 37
arrieree, peu developpee, une agitation dirigee contre les Juifs...
On impute aux Juifs les defaites de notre armee, le mouvement
revolutionnaire en Russie, la chute de l'absolutisme... Le vieux stra-
tagems... est d'autant plus dangereux qu'on l'utilise precisement
aujourd'hui... II est indispensable de prendre sur-le-champ des
mesures radicales contre ceux qui incitent aux pogroms 21 . » A la
suite de quoi le commandant de la circonscription militaire de Kiev,
general Khodorovitch, donna ordre a 1' ensemble des unites mili-
taires de prendre toutes mesures pour prevenir d'eventuels
desordres antisemites.
Ensuite, longtemps encore, jusqu'en avril, dans differents jour-
naux parurent a deux ou trois jours d'intervalle de nouvelles
rumeurs sur la preparation de pogroms antijuifs 32 , ou du moins sur
le transport par voie de fer d'importantes quantites de « proclama-
tions appelant aux pogroms ». Plus insistantes encore ctaient les
rumeurs concernant un eventuel pogrom a Kichinev pour la fin
mars, juste entre les Paques juive et orthodoxe, par analogie avec
1903*.
II y eut aussi de nombreuses autres nouvelles alarmantes (on
allait jusqu'a dire qu'a Mohilev, pres du Quartier general du tsar,
ce sont les policiers eux-memes qui fomentaient un pogrom), mais
aucune ne recut confirmation.
II suffit de se familiariser tant soit peu avec les £v6nements de
ces mois, de s'impregner de l'« atmosphere de Fevrier » - deroute
totale de la droite, jubilation a gauche, les gens simples abasourdis
et desorientes - pour affirmer avec assurance qu'a cette epoque les
pogroms antijuifs etaient tout ce qu'il y avait de plus invraisem-
blable. Mais comment un simple habitant juif de Kiev ou d' Odessa
aurait-il pu oublier les journees terribles qu'il avait vecues douze
ans auparavant ? On peut comprendre que sa douloureuse vigilance
se soit de"fiee par avance de tout ce qui remuait dans cette
direction-la.
Mais les journaux bien informes - c'est autre chose ! Les
craintes, le branle-bas de combat exprimes par ces journaux, par
2 1 . Ibidem, p. 2.
22. Par exemple : Les Nouvelles boursieres, 1917, 8 et 12 avril ; La Liberty russe,
1917. 9 avril ; Izvestia. 1917. 15 et 28 avril, entre autres.
* Cf. tome 1, p. 355 sq.
38 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les dirigeants eclaires du camp liberal et par les semi-intellectuels
du camp socialiste, on ne peut les comprendre que comme une
provocation politique. Une provocation qui, fort heureusement, n'a
pas marche.
Le seul episode concret eut lieu au marche de Bessarabic, a Kiev,
le 28 avril : une fillette deroba un morceau de ruban dans une
boutique juive ; le commis la rattrapa et la rossa. La foule se
precipita pour regler son compte au commis et a la proprietaire,
mais la milice s'interposa.
Dans le district de Rogatchev, en rcponse a la cherte de la vie,
toutes les boutiques furent saccagees, or nombre d'entre elles
etaient tenues par des Juifs.
S'il y eut des regions ou les gens accepterent mal la liberte
accordee aux Juifs, ce furent notre Finlande, avec sa reputation
legendaire de pays revolutionnaire, et notre puissante alliee, la
Roumanie.
En Finlande (comme nous l'avons deja vu, chap. 10, chez Jabo-
tinski*), par le passe, les Juifs etaient interdits de sejour, et depuis
1858 cette interdiction n'avait ete levee que pour « les descendants
des soldats juifs qui avaient servi ici », c'est-a-dire en Finlande, lors
de la campagne de Crimee. « Le regime des passeports de 1862... a
confirme 1' interdiction faite aux Juifs d'entrer en Finlande »,
« n'etait autorise qu'un sejour temporaire a la discretion du
gouverncur » ; les Juifs ne pouvaient devenir citoyens finlandais ;
pour contracter mariage, ils devaient se rendre en Russie ; leur droit
de temoigncr devant les tribunaux finlandais etait limite. Plusieurs
tentatives visant a attenuer ces mesures ou a instaurer 1'egalite des
droits n'avaient pas abouti 2 '. Et maintenant que 1'egalite des droits
avait ete promulguee pour les Juifs en Russie, la Finlande, qui
n'avait pas encore proclame son independance totale, ne proposait
toujours pas a son parlement de projet de loi instituant cette meme
egalite. Pire : elle expulsait les Juifs qui avaient penetre sans autori-
sation sur son territoire, et non pas sous 24 heures, mais dans
l'hcure, a bord du premier train en partance. (Tel fut l'episode du
16 mars qui suscita un enorme tolle dans la presse russe.) Mais
23. EJ, t. 15. pp. 281-284.
* C/iome l.p.477.
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 39
on avait pris 1'habitudc dc loucr la Finlande pour son aide aux
revolutionnaires, et les cercles revolutionnaires et liberaux hesi-
terent a reagir. Seul le Bund, dans un telegramme envoye" aux socia-
listes finlandais, reprocha qu'on n'eut pas encore aboli des
reglementations « heritees en Finlande du Moyen Age » : le Bund,
« parti des proletaires de Russie, exprime sa ferme conviction que
vous effacerez cette tache honteuse de la Finlande libre 24 ». Mais
cette conviction du Bund se revela fallacieuse.
La presse de l'apres-Fevrier reagit avec Amotion aux persecu-
tions des Juifs en Roumanie, allant jusqu'a ecrire qu'a Iassi on avait
interdit dans les reunions publiques d'utiliser le yiddish. Le
Congres des etudiants sionistes de toute la Russie, le « Guehover »,
decida « de protester energiquement contre l'inegalite civique des
Juifs en Finlande et dans la Roumanie alliee, fait outrageant pour
les Juifs du monde entier et humiliant pour la democratic univer-
selle 25 ». En raison de ses cuisantes defaites militaires, la Roumanie
ne se trouvait pas en position de force. Le Premier ministre,
Bratianu, se disculpa a Petrograd, en avril, arguant que « la majorite
des Juifs de Roumanie s'etaient transplanted » de Russie, ce qui
avait incite le gouvernement roumain a restreindre leurs droits
civiques, mais il promit d'instaurer l'egalite des droits 26 . En mai,
pourtant, nous lisons dans les journaux qu'« en fait, rien ne se fait
dans cette direction 27 ». (En mai, Rakovski, un communiste local,
declare : « La situation des Juifs en Roumanie est... intolerable » ;
on leur impute la defaite du pays, la collaboration avec les Alle-
mands dans la partie occupee de la Roumanie. « Si les autoritds
roumaines ne tenaient pas compte de [l'opinion des Allies], on
pourrait craindre pour la vie des Juifs 28 . »)
A l'echelle mondiale, parmi les Allies, la revolution de Fevrier
fut accueillie avec une profonde satisfaction, chez beaucoup meme
avec enthousiasme, mais cette reaction etait de surcroit sous-tendue
par un calcul a courte vue : la Russie serait desormais invincible.
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, on releve des meetings
de masse r6unis pour soutenir la revolution et les droits des
24. Izvestia, 1917, 10 mai, p. 2.
25. La Liberty russe, 1917, 15 avril, p. 4.
26. Les Nouvelles boursieres, 1917, 23 avril, p. 3.
27. Ibidem, 19 mai, p. I.
28. Den [le Jour], 1917, 10 mai.
40 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Juifs russes. (Je mentionne quelques-unes de ces reactions, dans
Mars dix-sept*, aux chapitres 510 et 621.) Dcs Etats-Unis, on
s'empressa de proposer l'envoi en Russie d'une copie de la statue
de la Liberte. (Mais les affaires russes ayant suivi un cours
tortueux, il n'en fut plus question). Le 9 mars, en Angleterre, le
ministre des Affaires etrangeres fut interroge aux Communes sur
la situation des Juifs en Russie : a-t-il l'intention de consulter le
gouvcrncment russe a propos des garanties qui seraient accordees
aux Juifs russes pour l'avcnir et des compensations qu'ils pour-
raient recevoir pour le passe ? La reponse exprimait 1'entiere
confiance que le gouvernement anglais nourrissait a l'egard de son
homologue russe 2 ''. Le president de l'AUiance israelite universelle
envoya de Paris ses felicitations au Premier ministre, le prince
Lvov, lequel lui repondit : « Desormais, la libre Russie saura res-
pecter les croyances et coutumes de tous ses peuples, a jamais unis
dans la religion de l'amour de la patrie ». Les Nouvelles boursieres.
Retch, de nombreux journaux encore firent etat de la sympathie
exprimee par Jacob Schiff, « dirigeant bien connu des milieux nord-
americains hostiles a la Russie » : « J'ai toujours ete l'ennemi de
l'autocratie russe, qui persecutait sans merci mes coreligionnaires.
Permettez-moi maintenant de saluer... le peuple russe par cette
remarquable action qu'il a si merveilleusement accomplie 30 . » Et
d'inviter « la nouvelle Russie a souscrire de vastes operations de
credit en Amerique" ». Et, de fait, « il enlreprit alors de soutenir
lc gouvcrncment Kcrcnski par une substantiellc ligne de credit 32 ».
Plus tard, dans la presse russe des emigres de droite, parurent des
etudes tentant de prouver que Schiff avait en fait activement finance
la revolution elle-mcme. On ne saurait exclure que Schiff ait
partage les espoirs a courte vue des milieux occidentaux qui pen-
saient que la revolution liberate russe installerait la Russie dans la
guerre. Au demeurant, les demarches de Schiff, publiques et bien
connues, invariablement hostiles a l'autocratie russe, avaient plus
de poids qu'une £ventuelle aide occulte a la revolution.
29. Les Nouvelles boursieres. 1917, 11 mars, p. 2.
30. Ibidem, 10 mars, p. 6.
31. Retch, 1917, 10 mars, p. 3.
32. Encyclopedia Judaica, Jerusalem, Ketcr Publishing House, 1971, vol. 14, p. 961.
* Edition franchise : La Roue rouge, troisieme nceud, Mars dix-sept, tome 3 pour le
chap. 510" et tome 4 pour le chap. 621".
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 41
La revolution de Fevrier elle-meme avait en connaissance de
cause et a plusieurs reprises appele a l'aide des Juifs en tant que
nation entierement asservie. Les temoignages sont quasi unanimes
pour dire que partout en Russie les Juifs accueillirent la revolution
avec enthousiasme.
Quelques temoignages vont neanmoins dans un sens contraire,
comme celui du socialiste Gregoire Aronson qui fonda et dirigea
le Soviet des deputes ouvriers de Vitebsk (auquel adherera plus tard
le futur historien E. Tarle). Le jour ou la nouvelle de la revolution
parvint a Vitebsk se tenait a la Douma municipale une reunion du
Comite de securite nouvellcment cree ; de la, Aronson fut invite a
se rendre a la reunion des representants de la communaute juive (il
va de soi qu'il ne s'agissait pas de representants ordinaires, mais
de ceux qui faisaient autorite). « Apparemment, ils voulaient s'en-
tendre avec moi, en tant que representant des temps a venir, pour
savoir ce qu'il convenait de faire, comment agir... Mais je me suis
senti etranger a ces gens, a leurs centres d'interet, a l'atmosphere
tendue, dirais-je, qui regnait dans cette reunion... J'avais V im-
pression que cette communaute" dans sa majority appartenait a
1'ancien monde, a un monde qui s'enfoncait dans le pass6 3 \ »
« Nous n'avons pas reussi a dissiper le froid reciproque, venu d'on
ne sait ou, qui s'etait installe entre nous. Les visages de ces gens
avec lesquels j'avais des liens de travail et des relations person-
nelles n'cxprimaicnt aucun transport, aucune foi. Par moments, il
me scmblait meme que ces militants desinteresses se sentaient en
quelque sorte appartenir a 1'Ancien Regime 34 . »
Voila un t6moignage depourvu d'ambigui'te. Perplexite,
prudence, indecision dominaient dans les milieux juifs conserva-
teurs, et pas seulement a Vitebsk. Les Juifs raisonnables de 1'ancien
temps, nantis d'une experience multiseculaire faite de lourdes
epreuves, etaient apparemment abasourdis par la chute brutale de
la monarchic, et nourrissaient de sombres pressentiments.
Mais, dans l'esprit de tout le xx e siecle, la masse dynamique de
33. G. J. Aronson, interview il Radio-Liberte - Vospominania o rousskoi revolioutsii
1917 goda [Souvenirs sur la resolution russe de 1917], Int. n°66, Munich, 1966,
pp. 13-14.
34. C.J. Aronson, Revolioutsionnaia iounost : Vospominania, 1903-1917 [Ma
jeunesse revolution naire : souvenirs], Interuniversity project on the history of the
menshevik movement, paper n"6. New York, august 1961. p. 133.
42 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
tout peuple, y compris done du peuple juif, deja secularised, n'etait
plus liee par les traditions et aspirait irresistiblement a edifier « un
nouveau monde de bonheur ».
L' Encyclopedic juive note « une nette recrudescence de l'activite
politique des Juifs, que Ton remarque meme sur l'arriere-plan de
la tumultueuse ardeur sociale qui s'est emparee de la Russie apres
fevrier 1917 ,5 ».
Moi-meme qui, pendant de nombreuses annees, ai travaille sur
la presse de Fevrier et les souvenirs des contemporains, j'ai inevita-
blement remarque « cette nette recrudescence », ce souffle puissant.
Dans ces documents qui emanent des temoins et acteurs des evene-
ments les plus divers, les noms juifs sont tres nombreux, le theme
juif se fait plus insistant et eloquent. D'apres les souvenirs de
Rodzianko*, du gouverneur Balk**, du general Globatchev et
de nombreux autres auteurs, des les premiers jours de la revolution,
derriere les murs du palais de Tauride, on etait frappe par le nombre
des Juifs parmi les membres de la Commandanture et des commis-
sions d'interrogatoire, parmi les vendeurs de brochures. Favorable
aux Juifs, V. D. Nabokovep*** ecrivit neanmoins : le 2 mars, a
l'entree du jardin de Tauride, devant le batiment de la Douma, « il
y avait une cohue invraisemblable, on entendait des cris ; pres des
portes d'entree, des jeunes gens de type juif procedaient a l'interro-
gatoire des passants % ». Balk 6crit que la foule qui s'attaqua a
l'hotel Astoria dans la nuit du 28 au 29 fevrier etait composee « de
soldats..., de matelots et de Juifs armes" ». Je concede qu'il y a
pcut-etre la 1' irritation a posteriori propre aux emigres : soi-disant,
« ce sont les Juifs qui ont tout manigance ». Mais un observateur
impartial, le pasteur methodiste Simons, un Americain qui avait
35. PEJ, t. 7, p. 378.
36. V. Nabokov, Vremennoe pravitelstvo [Le Gouvcmemcnt provisoire] - ARR, t. 1 ,
1922. p. 15.
37. A. Balk, Poslednic dni isarskogo Petrograda (23-28 fevrier 1917). Dnevnik
poslednego Petrogradskogo gradonatchalnika [Les derniers jours de la Petrograd Isariste.
Souvenirs du dernier gouverneur de Petrograd] - Manuscrit conserve" a l'lnstitut
Hoover, p. 16.
* 1859-1923, leader octobristc, president de la Douma de 191 1 a 1917, emigre en
1920.
** Dernier gouverneur de Petrograd.
*** 1869-1922. juriste, cofondateur du parti Cadet, secretaire general du Gouver-
nement provisoire. Assassin^ dans Temigration par un membre dc rextreme droite.
DANS LA REVOLUTION DE FEVR1ER 43
vecu dix ans a Petersbourg et connaissait bien la ville, repondit en
1919 a la commission d'enquete du Senat de son pays : « Peu de
temps apres la revolution de mars 1917, partout [a Petrograd] on
voyait des groupes de Juifs debout sur des bancs ou sur des caisses
a savon, etc., qui haranguaient les foules... II y avait pour les Juifs
des limitations au droit de residence a Petrograd ; mais, apres la
revolution, ils s'abattirent sur la ville par volees entieres, et la
plupart des agitatcurs se trouverent etre des Juifs. [C'etaient] des
Juifs qui avaient renie leur foi 18 . » Un etudiant du nom de Ianokh
est arrive a Cronstadt quelques jours avant la repression sanglante
qui s'abattit sur soixante officiers (les listes en avaient ete etablies
a l'avance) et devint l'initiateur et le president du « Comite du
mouvement revolutionnaire ». (Ordre de ce Comite" : arreter tous
les officiers jusqu'au dernier, et les faire passer en jugement.) « Une
information mensongere, colportee par des inconnus, avait suscite
des reglements de compte a Cronstadt, puis a Svcaborg ; la situation
etant totalcment confuse, tout mensonge pouvait apparaitre comme
un fait averd 39 . » Le relais sanglant de Cronstadt fut ensuite repris
par un certain « doctcur Rochal », un neurologue qui n'avait pas
termine ses etudes. Apres le coup d'Etat d'Octobre, S. G. Rochal
devint le commandant de Gatchina, en novembre il fut nomme
commissaire de tout le front roumain, mais y fut tue peu apres son
arrivee "'. Une milice revolutionnaire fut constitute dans le quartier
de Pile Saint-Basile et eut pour portc-parole Solomon et Kaploun
(futur homme de main sanguinaire de Zinoviev). Le barreau de
Saint-Petersbourg crea « une commission speciale chargee de
verifier si les personnes arretees pendant la revolution (des milliers
a Petrograd) Pavaient ete a bon escient, autremcnt dit de decider
de leur sort comme du sort dc tous les ex-gendarmes et policiers,
sans les faire passer en jugement ; cette commission avait pour
president Pavocat Goldstein. Quant a Pinimitable recit du sous-
offlcier Timothee Kirpitchnikov, qui avait declenche P insurrection
38. Oktiabrskaia revolioutsia pcred soudom senatorov : ofilsialnyi otchel «over-
menskoi komissii » Senata, [La revolution d'Octobre face au jugement des secateurs
am6ricains : compte rendu ofliciel de la commission « Overman » du Senat] M.. L.,
1927. p. 5.
39. D. O. Zaslavski, VI. A. Kantorovilch, Khronika fevralskoi revolioutsii [Chronique
de la revolution de Fevrier] - Byloe, 1924, t. 1, pp. 63, 65.
40. EJR, 1994, t. 2, M., 1995, p. 502.
44 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dans la rue, il a ete consigne des le mois de mars, et ainsi conserve
pour nous, par Jacob Markovitch Fischman, homme qui fit montre
en T occurrence d'une grande passion pour l'histoire. (Dans
La Roue rouge, je me suis appuye" avec reconnaissance sur ce
texte.)
Et 1' Encyclopedic juive de conclure : « Pour la premiere fois
dans l'histoire de la Russie, les Juifs ont occupe de hauts postes
dans 1' administration centrale et locale 41 . »
Au sommet, au sein du Comite executif du Soviet des deputes
ouvriers et soldats qui gouverna le pays en sous-main au cours de
ces mois, se distinguaient deux de ses dirigeants, Nakhamkis-
Svetlov et Guimmer-Soukhanov : dans la nuit du l er au 2 mars, ils
dicterent au Gouvernement provisoire, aveugle par sa suffisance,
un programme qui annihilait par avance son autorite pour toute la
duree de son existence.
Dans sa pertinente analyse, G. A. Landau explique l'adhesion
des Juifs a la revolution par une loi qui embrasse en fait toute
l'epoque : « Le malheur de la Russie - tout comme celui des Juifs
russes - vient de ce que les resultats de la premiere revolution
n'avaient pas encore ete digeres, ne s'etaient pas decantes dans
l'edification d'un nouveau regime ; de ce qu'une nouvelle gene-
ration n'avait pas eu le temps de se former alors qu'etait survenue
la Grande Guerre qui outrepassait nos forces. Et quand arriva
l'heure de la debandade, celle-ci surprit une generation qui consti-
tuait, en un certain sens, une vapeur toute prete, chauffee par la
revolution precedents spirituellement inerte, sans lien organique
avec le present, rivee au contraire par sa passivite spirituelle a la
periode vecue dix ans auparavant. Et 1' esprit revolutionnaire orga-
nique du debut du XX* siecle devint mecaniquement l"'esprit revo-
lutionnaire permanent du temps de guerre" 42 ».
Les nombreuses annees de mon meticuleux travail sur cette
epoque m'ont permis de penetrer le sens intime de la revolution de
Fevrier, et, par la, le role joue par les Juifs. J'ai retenu pour moi,
et je puis le repeter aujourd'hui : non, la revolution de Fevrier n'a
pas ete faite par les Juifs pour les Russes, elle a ete indubitablement
41. PEJ, t. 7, p. 381.
42 C A Landau. Revolioutsionnye idei v evreiskoi obtchestvennosti [Les idees revo-
lutionnaires dans la socie^ juive] - RiE, Paris. Ymca Press, 1978 (reprise de Tedition
de Berlin, 1924), p. 116.
DANS LA REVOLUTION DE FEVRIER 45
accomplie par les Russes eux-memes, et je crois l'avoir suffi-
samment montre dans La Roue rouge. Nous avons ete nous-memes
les auteurs de ce naufrage : notre tsar, 1'oint du Seigneur, les
milieux de la Cour, les generaux de haut grade denues de talent,
les administrateurs empotes ; et, avec eux, leurs ennemis : l'tilite
intellectuelle, les octobristes, les responsables du Zemstvo, les KD,
les democrates-revolutionnaires, les socialistes et les rtSvolution-
naires ; et, encore avec eux, de conserve, les elements devoy6s des
reservistes honteusement parques dans les casernes de Petrograd.
C'est cela qui nous a conduits a la mine. Au sein de 1' intelligentsia,
il y avait bien sur beaucoup de Juifs, mais cela ne permet aucu-
nement de dire que la revolution fut juive.
Les revolutions peuvent etre differemment classees selon leurs
principales forces agissantes ; selon ce critere, la revolution de
Fevrier doit etre reconnue comme le fait de toute la nation russe,
ou plus strictement comme etant russe. Si on la juge - comme cela
est de mise chez les sociologues materialistes - selon le critere de
qui en a le plus, le plus vitc et le plus durablement profite, alors
on peut certes l'appeler autrement (juive ? mais aussi allemande :
Guillaume II, dans un premier temps, en a assurement tire profit !).
Pourtant, meme si tout le reste de la population russe, presque des
le debut, n'en a recu que prejudice et ruine, cela ne fait pas encore
que la revolution « n'ait pas ete russe ». De la revolution de Fevrier
la communautc juive de Russie a recu integralement tout ce pour
quoi elle avait lutte, et le coup d'Etat d'Octobre ne lui etait
vraiment pas necessaire, si ce n'est a la bande d'apaches composant
la jeunesse juive secularisee qui, avec ses frdres russes internationa-
listes, avait empile une bonne dose de haine envers le regime poli-
tique russe et chercha a « approfondir » la revolution.
Ayant compris cela, comment devais-je tenir la route a travers
Mars dix-sept, puis a travers Avril ? J'ai decrit la revolution littera-
lement heure par heurc et n'ai cesse de rencontrer, dans les sources,
de multiples episodes et des entretiens sur le theme juif. Aurais-je
eu raison de laisser tout cela faire irruption dans les pages de
Mars ? Ce n'aurait pas ete la premiere fois dans 1'Histoire qu'un
livre et ses lecteurs eussent succombe a cette tentation facile et
corsee : tout rejeter sur les Juifs, leurs actions, leurs idees, se
permettre de voir en eux la cause principale des evenements, et,
par la, detourner la recherche des principales causes r6elles.
46 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Pour eviter que les Russes ne tombent dans ce trompe-l'ceil,
methodiquement, a travers tout le recit, j'ai mis une sourdine, dans
La Roue rouge, au theme juif proprement dit, du moins par compa-
raison avec la facon dont ce theme avait a Pepoque resonne alors
dans la presse et flotte dans l'air.
La revolution de Fevrier a ete faite par les mains russes a cause
du manque de discernement russe. Mais, parallelement, dans son
id6ologie, un role significatif, determinant, a 6te joue" par une
intransigeance absolue a Pegard du pouvoir historique russe, que
les Russes, a la difference des Juifs, n'&aient pas en droit
d'eprouver. (J' en ai deja parle" au chapitre 11*.) Cette intransi-
geance s'etait nettement accentuee apres le proces Beyliss, puis
plus tard, apres l'expulsion massive des Juifs, en 1915. Et Pintran-
sigeance eut ainsi raison de la moderation.
Toutefois, le Comite executif du Soviet des deputes ouvriers et
soldats, constitue dans les premieres heures de la revolution,
propose un autre angle de vue. Ce Comite executif etait un gouver-
nement de Pombre des plus durs, c'est lui qui priva le Gouver-
nement provisoire de tout pouvoir r6el tout en se gardant, de facon
criminelle, d'assumer directement et ouvertement le pouvoir. Par
son « D6cret n° 1 », ce Comite ex6cutif arracha le pouvoir au corps
des officiers et s'appuya sur la garnison demoralisee de Petrograd.
C'est tres precisement ce Comite executif, et non pas les avocats,
ni les exploitants forestiers, ni les banquiers, qui mena le pays par
la voie la plus courte a la mine. Durant Pete 1917, un des membres
de ce Comite executif, Joseph Goldenberg, expliqua au diplomate
francais Claude Anet : « Le prikaz [decret] ne fut pas une erreur,
c'etait une necessity.. Des le jour oil nous avons fait la Revolution,
nous avons compris que si nous ne minions pas Parmee ancienne,
elle ecraserait la Revolution. Nous avions a choisir entre Parmee et
la Revolution. Nous n' avons pas hesite : nous avons pris parti pour
cette derniere et nous avons employe, j'oserai dire par un coup de
genie, les moyens necessaires 43 . »
Est-il licite de poser la question : qui etaient done ces person-
nages si fatalement efficaces qui composaient le CE ? Qui, des lors
43. Claude Anet, La Revolution russe, juin-novembre 1917, Paris, Payot, 1918, p. 61.
* Cf. tome \, p. 459 sq.
DANS LA REVOLUTION DE FF.VRIF.R 47
que les actes de tels dirigeants modifient brutalement le cours de
1'Histoire. II faut le dire, la composition du Comite executif preoc-
cupait beaucoup et le public et les journaux, en 1917, quand
nombre de membres de ce CE se cachaient sous des pseudonymes
et, pendant deux mois, se garderent de paraitre en public : la Russie
etait gouvernee par on ne savait trop qui. II apparut plus tard qu'il
y avait dans le CE une dizaine de soldats abetis, pour la montre, et
qu'on tenait a l'ecart. Des autres trois dizaines de membres
vraiment actifs, plus de la moitie etaient des socialistes juifs. II y
avait des Russes, des Caucasiens, des Lettons et des Polonais, mais
les Russes constituaient moins d'un quart.
V. B. Stankevitch, un socialiste modere, nota que « le trait
frappant, dans la composition du Comite, etait le nombre d' ele-
ments allogenes... sans aucunc commune mesure avec leurs
effectifs a Petrograd ou dans le pays », et il se demanda : « Etait-
ce l'ecume malsaine de la vie sociale russe... ? Ou une consequence
des peches de I'Ancien Regime qui contraignait les elements allo-
genes a rallier les partis de gauche ? Ou bien ctait-ce simplement
le resultat d'une libre concurrence... ? » Dans ce cas, « la question
reste ouverte : qui en fut responsable, les allogenes qui s'y trou-
vaient, ou les Russes qui ne s'y trouvaient pas bien qu'ils eussent
pu s'y trouver 44 ? » Pour un socialiste, il s'agit peut-etre la en effet
d'une faute. Mais, pour etre franc, il eut mieux valu que personne
ne se plongeat dans ce torrent boueux - ni nous, ni vous, ni eux !
44. B. V. Stantevitch, Vospominania : 1914-1919 [Souvenirs], Berlin. 1920. p. 86.
Chapitre 14
EN L'AN 1917
Au debut du mois d'avril 1917, le Gouvernement provisoire
constata, a son plus grand etonnement, qu'un mois seulement apres
la revolution, la situation financiere de la Russie - deja guere bril-
lante auparavant - etait catastrophique ; il decida alors de lancer, a
grand renfort de publicite et dans 1'espoir de reveiller Tenthou-
siasme patriotique, un « Emprunt pour la Liberie ».
Des rumeurs a ce sujet avaient deja commence a circuler des le
mois de mars et le ministre des Finances, Terechtchenko, avait fait
cette declaration a la presse : d'ores et deja, « des engagements a
hauteur de dizaines de millions ont ete pris pour couvrir» cet
emprunt - qui n'etait encore qu'a Fctat de projet - par des
banquiers « juifs pour la plupart, ce que Ton ne peut manquer de
mettre en relation avec 1' abrogation des mesures limitant les droits
confessionnels et nationaux 1 ». Et, de fait, a peine l'emprunt avait-
il ete ouvert que la presse fut inondcc de communiques faisant etat
d'importantes souscriptions dmanant de Juifs, avec des titres en
premiere page en forme d'appels, du genre : « Citoyens juifs !
Souscrivez a 1' Emprunt pour la Liberte ! », «Tout Juif doit pos-
seder des obligations de F Emprunt pour la Liberte 2 . » 22 millions
de roubles furent ainsi collected en une seule fois a la synagogue
de Moscou. Au cours des deux premiers jours, les Juifs de Tiflis
souscrivirent pour un montant d'un million et demi de roubles, ceux
1. Dclo naroda [La Cause du peuple], 1917, 25 mars, p. 3.
2. Rousskaia Volia ILa Volontd russe], 14 avril, p. 1 ; 20 avril, p. 1 ; Retch, 1917,
16 avril, p. 1 ; 20 avril, p. 1.
50 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
de Minsk reunirent un demi-million en une semaine, la commu-
naute juive de Saratov, huit cent mille. A Kiev, les heritiers de
Brodski souscrivirent pour un million, tout comme Clara
Guinsbourg. A l'Ouest, les Juifs ne firent pas non plus la sourde
oreille : Jacob Schiff preta un million, le Rothschild de Londres
- un million lui aussi ; a Paris, « a l'incitation du baron
Guinzbourg..., les Juifs russes deciderent de prendre une part active
a cette operation..., plusieurs millions ont deja ete collected 3 ». Un
Comite juif pour le succes de l'"Emprunt pour la Liberte" fut cree,
qui s'employa avec energie a battre le rappel des bonnes volonteV.
Pourtant, un mois plus tard, force fut de constater que la
souscription etait loin d' avoir comble les attentes du Gouvernement
provisoire. Et, des le debut de mai, puis debut juin et encore a la
fin juillet, on publia dans la presse des listes de ceux qui avaient
souscrit chacun pour plus de 25 000 roubles (en ajoutant :
« Honte ! » aux riches qui s'etaient derobes) 5 . En parcourant ces
listes, on est moins frappe par le grand nombre de noms de famille
juifs (suivis du reste par ceux d'Allemands russifies dont la
situation etait plutot inconfortable pendant la guerre) que par l'ab-
sence de la haute bourgeoisie russe, mis a part quelques grands
negotiants moscovites.
Pendant ce temps, on assistait sur la scene politique « a une
rapide montee en puissance des partis de gauche et du centre, et
beaucoup de Juifs s'engageaient dans la vie politique du pays 6 ».
Des les premiers jours suivant les evenements de Fevrier, la presse
centrale publia de nombreux communiques annoncant la tenue de
meetings prives, de reunions, d'assemblees organises par les partis
juifs : les plus nombreux emanaient du Bund, puis venaient le
Poalei-Tsion, ensuite les sionistes, les sionistes-socialistes, les
sionistes-territorialistes, enfin le POSJ (Parti ouvrier socialiste juif).
Le 7 mars, deja, la presse annonca la reunion imminente d'un
Congres des Juifs de toute la Russie. Cette idee, lancet par
Doubnov « bien avant la revolution », recueillait desormais « une
large approbation ». Mais, a cause des « profonds disaccords entre
3. Rousskaia volia, 1917, 23 avril, p. 4.
4. Birjevye vedomosti [Les Nouvclles boursieres], 1917, 24 mai, p. 2.
5. Par exemple : Rousskaia volia, 1917, 10 mai, p. 5 ; Birjevye vedomosli, 1917,
9 mai. p. 5 ; 1" juin, p. 6 ; Retch, 1917, 29 juillet, p. 6.
6. PEJ, t. 7, p. 399.
EN L'AN 1917 51
les sionistes et lc Bund », le congres ne put se tenir en 1917 (pas
plus qu'en 1918 :« a cause de la guerre civile et de l'opposition du
pouvoir bolchevique 7 »). « A Petrograd fut reconstitue le Groupe
populaire juif avec a sa tete M. Vinaver 8 » - pas des socialistes,
mais des liberaux. Au debut, ils caresserent neanmoins l'espoir de
s'allier aux socialistes juifs : Vinaver declara que « le Bund a cons-
titue l'avant-garde du mouvement revolutionnaire et nous saluons
ce Parti 1 ' ». Mais les socialistes ne voulurent rien savoir.
Le vif regain d'activite" des partis juifs a Petrograd prouve indi-
rectement qu'au moment de la revolution la capitale comptait une
population juive suffisamment nombreuse et dynamique. En
revanche, il n'y avait pour ainsi dire pas de « proletariat juif », ce
qui ne rend que plus etonnant le succes remporte par le Bund.
Celui-ci devancait tout le monde par ses initiatives : reunion de son
organisation locale au Club des avocats (a Moscou, c'est rien moins
qu'au Theatre Bolchoi qu'elle eut lieu), une autre, le l er avril, a
l'ecole Tenichev, puis un meeting suivi d'un concert au theatre
Mikhailovski, enfin, « du 14 au 19 avril, c'est a Petrograd que se
reunit la conference pan-russe du Bund qui exigea derechef l'auto-
nomie nationale et culturelle pour les Juifs de Russie l0 ». (Et
« lorsque les orateurs eurent fini de parler, tous les participants a la
conference entonnerent l'hymne du Bund, Di Shvoue, V Interna-
tionale et la Marseillaise" ».) II est vrai que, comme auparavant,
le Bund devait tenir la balance egale entre ses prises de position
nationales et son engagement revolutionnaire. En 1903, il avait
defendu (surtout contre Lenine) son independance nationale par
rapport au Parti social-democrate ouvrier de Russie, ce qui ne
1'avait pas empeche' de foncer, en 1905, dans I'unique et indivisible
revolution de toute la Russie, et de meme, en 1917, les membres
du Bund occuperent des postes de responsabilite au sein du Comite
executif du Soviet des deputes ouvriers et soldats, puis chez les
sociaux-democrates de Kiev. « A la fin de l'annee 1917, il y avait
7. Ibidem, pp. 380-381.
8. Ibidem, p. 379.
9. G. Aronson. Ievreiskaia obchtchestvennosi' v Rossii v 1917-1918 gg. [Les Juifs en
Russie en 1917-1918] - LJR-2, p. 6.
10. PEJ. t. 7. p. 378.
11. Izvestia, 1917, 9 avril, p. 4.
52 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pres de 400 sections du Bund en activite dans le pays, qui regrou-
paient pres de 40 000 personnes 12 ».
On reste egalement perplexe devant 1' attitude des Poalei-Tsion.
Toujours au mois d'avril, ils se reunissent en conference nationale
a Moscou. Parmi les resolutions adoptees, on trouve d'un cote :
reunir un Congrcs dcs Juifs de toute la Russie, examiner la question
de 1' Emigration en Palestine. Mais, d'un autre cote, dans les
semaines qui suivent, les Poalei-Tsion adoptent une position de
classe intransigeante dans le programme de leur conference
d'Odessa : « Grace aux efforts de la democratic revolutionnaire
juive, malgre l'opposition de la bourgeoisie a droite et du Bund a
gauche..., le sort du pcuplc juif a etc arrache aux mains sales des
Juifs "opulents et installes"... Empechez les partis bourgeois de
charrier les ordures de l'ordre ancien... Ne donnez pas vos voix
aux hypocrites qui ne se sont pas battus mais se sont contentes de
quemander des droits pour le peuple dans les antichambres de
ministres antisemites..., [et] qui n'ont pas cru en Paction revolution-
naire des masses. » En avril 1917, le Parti des Poalei-Tsion eclata :
les « radicaux-socialistes » rejoignirent les sionistes ; quant aux
« sociaux-democrates », majoritaires 13 , ils devaient par la suite
integrer la 3 C Internationale 14 .
Le Parti ouvrier socialiste juif organisa egalement une grande
conference pan-russe au cours de laquelle il fusionna avec les
sionistes-socialistes pour former un seul « Parti ouvrier socialiste
juif unifie (POSJF ou Fareinikte) ; il renonca & ses aspirations terri-
toriales en faveur d'une « nation juive "extraterritoriale" dotcc
d'une diete et de 1' autonomic "nationale et personnelle" ». « Le
POSJF demanda au Gouvernement provisoire de proclamer offi-
cicllement l'egalite des langues et de creer un Conseil des Affaires
nationales » dont la mission devait consister en fait a « financer
les ecoles et les organisations juives ». Dans le meme temps, il
« collaborait etroitement » avec les SR 15 *.
12. PEJ, t. 7, pp. 378-379.
13. PEJ, t. 7, p. 378.
14. Izvcstia, 1917, 15 scptcmbre, p. 2.
15. PEJ, l. 6, p. 85 ; t. 7, p. 379.
* Socialistes-reVolutionnaires, h6ritiers dcs populistes. Ce parti, n6 en 1901, adepte de
la terreur, est victime de scissions apres la defaite de la rdvolution de 1905, mais Teste
puissamment implantd dans les campagnes.
EN L'AN 1917 53
Cependant, « c'est le mouvement sioniste qui etait devenu la
force politique la plus influente dans les milieux juifs"' ». Des les
premiers jours de mars, une resolution de l'union sioniste de
Petrograd dit ceci : « Nous appelons la communaute juive de Russie
a soutenir de toutes ses forces le Gouvernement provisoire, ainsi
qu'a agir, a s'unir et a s'organiser dans l'int6ret de l'epanouis-
sement du peuple juif de Russie et de la renaissance nationale et
politique de la nation juive en Palestine. » Et quelle coincidence,
comme si le cours de l'Histoire les avait inspir6s : c'est preci-
sement en mars 1917 que les troupes britanniques arrivent aux
portes de Jerusalem ! Et des le 19 mars, on peut lire dans une
proclamation des sionistes d'Odessa : « Nous sommes entres dans
l'epoque ou les Etats se remodelent sur des bases nationales. [En
Russie, c'6tait justement le contraire qui se deroulait... - A.S.]
Malheur a nous si nous laissons passer cette occasion historique ! »
En avril, la position des sionistes est encore confortee par Jacob
Schiff qui declare publiquement son adhision au sionisme, « expli-
quant sa decision par le fait qu'il craint l'assimilation des Juifs,
consequence possible de l'obtention de 1'egalite des droits en
Russie. II considere que seule la Palestine est le centre a partir
duquel la culture juive pourra propager ses ideaux 17 ». Debut mai,
un grand meeting sioniste est organise a la Bourse de Petrograd,
l'hymne sioniste y retentit a plusieurs reprises. A la fin de ce meme
mois de mai, c'est le Conservatoire qui accueille les participants a
la 7 e Conference sioniste panrusse. Ceux-ci formulent leur pro-
gramme d' action en ces termes : « renaissance culturelle du peuple
juif » ; « revolution sociale dans les structures cconomiques au
sens ou boutiquiers et artisans doivent se reconvertir en paysans
et ouvriers » ; amplifier le mouvement d'emigration vers la
Palestine et « mobiliser le capital juif pour financer l'installation de
colons ». On discute egalement le projet de Jabotinski de former
une legion juive au sein de l'Armee britannique, et le plan de
I. Trumpeldor de « creer une armee juive en Russie qui ferait
route par le Caucase pour Iiberer la Terre d'Israel de la domi-
nation turque ». Ces deux dernieres propositions sont rejetees :
16. PEJ, t. 7, p. 378.
17. Birjevye vedomosti, 1917, 12 avril, p. 4.
54 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'Organisation sioniste internationale adopte une position de
ncutralite dans la Guerre mondiale l8 .
C'est au cours de cette meme conference qu'il fut decide de
ne voter aux elections a venir (municipales, puis a l'Assemblee
constituante) que pour les partis « qui ne sont pas a droite des socia-
listes-populaires », et meme de ne point soutenir des K.D. du genre
de D. S. Pasmanik, lequel devait s'en plaindre plus tard : « C'etait
complctement insense : comme si toute la communaute juive, y
compris les grands et petits bourgeois, etait devenue socialiste l9 ! »
Sa perplexite etait plus que justifiee...
Rien d'etonnant a ce qu'au debut d'avril se reuntt a Petrograd le
congres de 1' organisation etudiante juive Gekhover ; vingt-cinq
villes et toutes les universites de Russie y envoyerent leurs
delegues. Voici la conclusion de leurs travaux : ce n'est pas pour
obtenir l'egalite des droits en Russie que les Juifs ont souffert, mais
pour que renaisse le peuple juif dans sa patrie palestinienne. Et ils
decident de creer sur-lc-champ en Russie des legions pour la
conquete de la Palestine.
Au cours de 1'ete et de l'automne 1917, le mouvement sioniste
continue de monter en puissance en Russie : en septembre, il
compte 300 000 adherents 20 .
Ce que Ton sait moins, c'est qu'en 1917 « les organisations
juives orthodoxes beneficiaient d'une grandc popularite, ne cedant
du terrain qu'aux sionistes et devancant les partis socialistes »
(comme, par exemple, « aux elections des instances dirigeantes des
communautes juives reorganises 2I »).
Des meetings (« Dans la haine comme dans l'amour, les Juifs ne
font plus qu'un avec le peuple democratique de Russie ! »). Des
conferences (« La question juive et la revolution russe »). A
Petrograd (comme en d'autres villes), reunion de « l'assemblee des
Juifs eleves des etablissements d'enseignement secondaire » (en sus
de toutes les autres assemblies reunissant les eleves des lycees).
Toujours a Petrograd est cree l'Organe central des etudiants juifs
(toute fois, ni le Bund ni les autres organisations juives de gauche
1 8. PEJ, t. 6. pp. 463, 464.
19. D.S. Pasmanik, Tchevo je my dobivaemsia ? [Que voulons-nous obtenir?]
-RiJ, p. 211.
20. PEJ, (. 7, p. 378.
21. PEJ, I. 7, p. 379.
EN UAN 1917 55
ne le reconnaissent). En province, de nombreux comites d'« aide
aux victimes de la guerre » (refugies et deportes juifs) ont disparu :
« Les elements democratiques considerent qu'il est desormais plus
utile de se consacrer a des activites politiqucs et sociales plus
larges. » Un Comite central pour 1'aide aux Juifs sera neanmoins
cree en avril. Le debut de mai voit la fondation de l'Union juive
populairc qui se donne pour mission d'unir toutes les forces juives
et de preparer la constitution d'unc Union des Juifs de toute la
Russie, ainsi que les elections a TAssemblee constituante. Une
autre initiative a la fin de ce mois : le Comite d' organisation de
1' Union juive democratique reunit une conference de tous les
groupes democratiques juifs de Russie. reorganisation d'un
Congres juif pan-russe fait 1'objet de debats tres animes (la encore,
le Bund se prononce contre : cela ne cadre pas avec son
programme ; quant aux sionistes, ils veulent mettre a l'ordre du
jour du congres la question de la Palestine, et la, c'est eux que Ton
ecarte). En juillet, une Conference panrusse pour la preparation du
Congres juif se reunit a Petrograd 22 ; les circonstances politiqucs et
]' exaltation generate permettent a Vinaver d'y declarer que le
concept d'une seule et unique nation juive disseminee en divers
pays est desormais venu a maturite et que le sort des Juifs de
Roumanie ou de Pologne ne peut laisser les Juifs russcs indiffe-
rents. Le congres est annonce pour decembre.
Quel debordement d'energie, quelle vigueur mise au service de
sa nationalite ! Malgre le tourbillon dans lequel nous a entraincs
cette annee 1917, on est frappe - par la diversity la determination
mais aussi le caracterc methodiquc de Taction mence par les Juifs
sur le terrain social et politique.
On retrouve tout cela dans le domaine de la culture et de Taction
sanitaire qui connurcnt « un veritable epanouissement entre fevrier
et novembre 1917 ». Des publications sont transferees a Petrograd,
comme Les Juifs de Russie et La Semaine juive, d'autres sont
creees, comme le Petrograd-Togblat en yiddish ; d'autres publica-
tions du meme type apparaissent dans les grandes villes du pays.
L' association Tarbut et la Ligue pour la Culture ouvrent « des
dizaines de jardins d'enfants, d'ecoles primaires et secondaires,
d'ecoles d'instituteurs » ou Tenseignement est bien sur delivre en
22. Ibidem, pp. 380-381.
56 DEUX SIECLES ENSEMBLE
hebreu et en yiddish. Un lycee de garcons juif est cree a Kiev. En
avril se deroule a Moscou le l er Congres juif panrusse consacre aux
problemes de la culture et de l'enseignement ; on y lance un appel
a ce que les ecoles juives soient entretenues sur fonds publics. - Un
autre congres se reunit, celui de la Societe des Amis de la langue et
de la culture juives. A Moscou, le theatre Gabima ouvre ses portes :
c'est « la premiere fois au monde qu'un theatre professionnel donne
ses representations en hebreu 23 ». En avril, on presente une expo-
sition de peintres juifs. Au cours de ce meme mois a lieu la confe-
rence de l'Association prophylactique juive.
Quel contraste avec la confusion qui, cette annee-la, regne en
Russie dans tous les domaines : l'Etat, l'economie, la culture !
Autre evenement de grande importance pour les Juifs au cours
de cette pcriode : la possibilite d'acceder au grade d'officier dans
l'armee russe. Ce fut un mouvement de grande ampleur : en avril,
l'etat-major de la region rnilitaire de Petrograd donna instruction
aux chefs d'unites de diriger immediatement tous les etudiants de
confession juive sur un bataillon de formation rnilitaire a Nijni-
Novgorod en vue d'une affectation ulterieure dans des ecoles
d'officiers 24 , - ce qui revenait a assurer une promotion massive de
jeunes gens juifs au grade d'officier. « A l'ecole rnilitaire de Kiev,
131 Juifs furent promus officiers apres une formation acceleree des
le debut de juin 1917 ; 160 eleves-officiers juifs furent promus au
cours de l'ete" 1917 a Odessa 25 . » En juin, sur 1'ensemble de la
Russie, on compte 2 600 Juifs ayant accede au premier grade
d'officier.
Selon certains temoignages, les jeunes recrues de confession
juive etaient parfois mal accueillies par les autres eleves-officiers
- ainsi a l'ecole rnilitaire Alexandrovski (ou furent affectes plus de
trois cents Juifs). Et a l'ecole Mikha'fiovski, un groupe d'eleves-
officiers redigea ce projet de resolution : « Nous n'avons rien contre
les Juifs en general, mais nous considerons qu'il est impensable de
les admettrc au sein du commandement de l'armee russe. » Les
officiers n'approuverent pas cette resolution ; pour sa part, un
groupe d'eleves-officiers socialistes, au nombre de 141, la
23. PEJ, t. 7, p. 379.
24. Retch, 1917, 27 avril, p. 3.
25. PEJ, t. 7, p. 378.
EN L'AN 1917 57
condamna, « considerant que ces declarations antijuives jettent
l'opprobre sur l'armee revolutionnaire 26 » - et la resolution fut
rejetee. Lorsque les jeunes sous-lieutenants juifs arrivaient dans les
unites, les hommes de troupe les eonsideraient souvent avec incre-
dulite, voire avec malveillance : ils representaient quelque chose
d'inhabituel, d'anormal. (Mais, des lors que tel ou tel parmi eux se
posait en revolutionnaire, il etait vite adopte.)
D'un autre cote, on ne peut qu'etre ctonnc par le comportement
des eleves-officiers juifs de 1'ecole militaire d' Odessa, laquelle en
avait accueilli 240 a la fin de mars. En effet, trois semaines plus
tard, soit le 1 8 avril (selon le calendrier julien), lors de la parade
du l cr Mai, ils se firent remarquer en defilant avec des chants tradi-
tionnels juifs. Comprenaient-ils que ce n'etait pas ainsi qu'ils
allaient mener les soldats russes au combat ? Et sinon - qui done
avaient-ils 1'intention de commander ? A la rigueur, des bataillons
consumes exclusivement de Juifs. Cependant, comme le note le
general Denikine en 1917, alors meme que la formation de regi-
ments nationaux (polonais, ukrainiens, caucasiens - des regiments
lettons existaient deja auparavant) connaissait un grand succes,
« seule la nationalite juive ne reclamait pas l'autodetermination au
sens militaire (pour servir dans l'armee). Et chaque fois qu'en
rcponse a des plaintes [portant sur le mauvais accueil reserve aux
officiers juifs] on proposait de constituer des regiments composes
exclusivement de Juifs, cela soulevait unc tempetc de protestations
parmi la communaute juive et dans les milieux de gauche qui eonsi-
deraient cette initiative comme une abominable provocation 27 ».
(Selon les journaux de l'epoque, on envisagea de faire de meme en
Allemagne, mais la-bas aussi le projet fut abandonne.) On a
cependant des raisons de penser que les tout nouveaux officiers
juifs ressentaient le besoin d'un regroupement national, mais sous
une autre forme. Le 18 juin, des officiers juifs reunis a Odessa
deciderent de creer un groupe de liaison inter-fronts « pour faire la
lumiere sur la situation des combattants juifs dans les unites 28 ».
(Mais certains journalistes, alors meme que l'armee etait desormais
« revolutionnaire », laissaient par inertie se perpetuer leur haine
26. Rousskaia volia, 1917, 25 avril. p. 5.
27. A. I. Denikine, Olcherki rousskoi smouty, Paris, 1922, t. 1, pp. 129-130.
28. PEJ, t. 7, p. 379.
58 DEUX SIECLES ENSEMBLE
envers les officiers quels qu'ils fussent, envers les galons en tant
que tels, et c'est ainsi que A. Alperovitch, le 5 mai encore, dans
Les Nouvelles boursieres, precha la croisade and officiers 29 .)
Selon plusieurs sources, les Juifs, quand il s'agissait de servir en
qualite" de simples soldats, rechignerent a repondre a l'appel
lors de la campagne de recrutement de 1917 ; il est probable que
des substitutions de personnes furent constatees a l'occasion des
examens mcdicaux, - en effet, certaines commissions de recru-
tement exigerent des Juifs qu'ils presentassent une piece d'identite
pourvue d'une photo au moment de passer devant la commission
mddicale (ce qui n'etait pas la coutume - les mceurs etaient plus
simples). De violentes protestations s'eleverent aussitot : cette
mesure n'allait-elle pas a l'encontre des dispositions abrogeant les
limitations des droits des nationalites, - et le ministere de l'lnterieur
donna instruction de ne plus exiger de photo d'identite.
Debut avril, le Gouvernement provisoire ordonna par tele-
gramme de lever immediatement, sans examen prealable des
dossiers individuels, toutes les peines de deportation prononcees a
l'encontre des Juifs soupconn6s d'espionnage. Certains d'entre eux
etaient originaires de territoires occupes par l'ennemi, d'autres non,
mais beaucoup demanderent l'autorisation de s' installer dans des
villes de Russie d'Europe. On note ainsi un important afflux de
Juifs a Petrograd ou leur nombre s'elevait en 1917 a « pres de
cinquante mille' ». De meme « la population juive augmenta
considerablement a Moscou en 1917 (soixante mille)" ».
Moins nombreux mais tres puissant fut le renfort que la commu-
naute juive de Russie obtint de l'etranger. Ne parlons meme pas des
deux famcux trains qui traverserent 1'Allemagne - celui de Lenine
(30 personnes) et celui de Natanson-Martov (160) - ; les Juifs s'y
trouvaient en majorite ecrasante et presque tous leurs partis etaient
representes (la liste des passagers des « wagons extra-territoriaux »
fut publiee pour la premiere fois par V. Bourtsev 12 ). Rares furent
ceux, parmi ces deux cents, qui n'etaient pas promis a jouer un role
significatif dans la vie politique russe.
Bien plus nombreux furent les Juifs qui debarquaient maintenant
29. Birjevye vedomosli, 1917, 5 mai, p. 2.
30. PEJ, I. 4, p. 775.
31. PEJ, t. 5, p. 475.
32. Obchteie delo [La Cause commune], 1917, 14 octobrc ; 16 octobre.
EN L'AN 1917 59
par centaines en provenance des Etats-Unis - emigres de la
premiere heure, revolutionnaires ou deserteurs ayant fui le service
militaire - ; on les appelait desormais « combattants revolution-
naires » ou « victimes du tsarisme », et, sur ordre de Kerenski,
l'ambassade de Russie aux USA leur delivrait sans difficulte un
passeport russe des lors qu'ils se presentaient en compagnie de
deux temoins - parfois sollicites dans la rue. (Les militants
regroupes autour de Trotski se retrouverent dans une situation parti-
culiere : comme il y avait de serieuses raisons de les soupconner
d' intelligence avec l'Allemagne, ils furent retenus un temps au
Canada. Quant a Trotski lui-meme, il disposait non d'un minable
petit document russe, mais d'un solide passeport americain qui lui
avait ete delivre\ on ne sait trop pourquoi, pendant son bref scjour
aux Etats-Unis - ainsi que d'une importante somme d' argent dont
la provenance ne fut jamais etablie 33 .) Au cours du « meeting russe
de New York » qui se deroula le 26 juin dans une atmosphere
exaltee (sous la presidence de P. Routenberg, celui-la meme qui
avait d'abord manipule puis assassine Gapone), le redacteur en chef
du journal juif Forwards, Abraham Kagan, s'adressa en ces termes
a l'ambassadeur de Russie, Bakhmetiev, « au nom des deux
millions de Juifs qui vivent dans les Etats-Unis d'Amerique du
Nord » : « Nous avons toujours aime" notre patrie ; nous nous
sommes toujours sends lies par des liens de fraternite avec 1' en-
semble de la population de Russie... Nos cceurs sont pleins de
devouement envers le drapeau rouge et le drapeau national tricolore
de la Russie libre. » II ajouta encore que le sacrifice des militants
de « La Volonte du Peuple » « a ete la consequence directe de
l'aggravation des persecutions a rencontre des Juifs » et que « des
gens comme Zoundelovitch, Deutsch, Gerchouny, Lieber et Abra-
movitch sont a compter parmi les plus braves 34 ».
Et ils se mirent a affluer, les revenants, et pas seulement de New
York, sans doute, puisqu'au mois d'aout le Gouvernement provi-
soire decida d'accorder des billets de faveur, sur la ligne de chemin
de fer de Vladivostok, aux « emigres politiques » en provenance
d'Amerique. A Londres, au mois de juin (mais combien etaient
33. E. Sutton, Wall Street et la revolution bolchevique (trad, russe, Moscou. 1998.
pp. 14-36).
34. Retch. 1917. 27 juin. p. 3 ; 28 juin, pp. 2-3.
60 DEUX SIECLES ENSEMBLE
deja retournes en Russie ?), au cours d'un meeting a White Chapel,
«il fut etabli que dans la seule capitale britannique 10 000 Juifs
avaient manifeste leur d6sir de revenir en Russie », et la resolution
suivante fut adoptee : nous nous rejouissons que « les Juifs
reviennent afin de participcr au combat pour une nouvelle Russie
sociale et democratique 3S ».
Parmi tous ces gens brulant du desir de rentrer au pays et de
faire la revolution, certains connurent un destin exceptionnel et
marquerent le cours de l'Histoire russe. Chacun se souvient de
V. Volodarski, de M. Ouritski, de Y. Larine - ce dernier allait
bientot inventer l'« economie du communisme de guerre ». On sait
moins qu'il y avait la aussi le frere de Sverdlov, Benjamin (il est
vrai qu'il ne monta pas plus haut qu' adjoint au Commissaire du
Peuple aux transports et membre du Presidium du VSNKh 36 , mais,
tout compte fait, ce n'est pas rien non plus). Compagnon d'emi-
gration de Lenine, revenu dans le meme train que lui, Moi'se Khari-
tonov se rendit tristement celebre, des le mois d'avril 1917, par le
soutien qu'il apporta aux anarchistes lors de leur fameux coup de
main ; il fut par la suite secretaire regional du Parti communiste a
Perm, Saratov, Sverdlovsk, et secretaire du Bureau de l'Oural du
Comite central. II revint a Simon Dimanstein, ancien membre du
groupe bolcheviquc de Paris, de diriger le Commissariat juif pres
le Commissariat du Peuple aux nationality, puis la Section juive du
Comite central executif de Russie, bref, de prendre sous sa tutelle
l'ensemble des questions juives. (Ajoutons a cela qu'a l'age de dix-
huit ans, il avait, au cours de la meme annee, « passe l'examen du
rabbinat » et rejoint les rangs du Parti social democrate ouvrier de
Russie' 7 .) - On trouve egalement le groupe des compagnons new-
yorkais de Trotski, appeles a excrcer de hautes fonctions : le
joaillier G. Melnitchanski, le comptable Friman, le typographe
A. Minkine-Menson (ils allaient bientot prendre la tete, respecti-
vement, des syndicats sovietiques, de la Pravda, de Pexpedition
des assignats et des titres bancaires), le peintre en batiment
Gomberg-Zorine (futur president du Tribunal revolutionnaire de
Petrograd).
35. Retch. 1917 ; 2 aoQt, p. 3.
36. Soviet supreme de Russie pour I' Economie.
37. EJR, t. 1, p. 240 ; t. 2, p. 124 ; t. 3. pp. 29. 179. 280.
EN L'AN 1917 61
Parmi ces emigres revenus au pays au moment de la revolution
de Fevrier, certains sont tombes dans l'oubli et c'est bien dommage,
car ils ont parfois infiue puissamment sur le cours des evenements.
Ainsi Ivan Zalkind, docteur en biologie, participa activement a la
revolution d'Octobre et assura la gestion effective du Commissariat
du peuple aux Affaires etrangeres pendant la periode oil Trotski fut
a sa tete. Semion Kogan-Semkov, « commissaire politique aux
usines d'armement et aux acieries d'Ijevsk» en novembre 1918,
dirigea la repression des ouvriers d'ljevsk qui s'etaient massi-
vement souleves en octobre de la meme annee' 8 (on denombra
plusieurs milliers de victimes - rien que sur la place de la Cathd-
drale, 400 ouvriers furent fusilleV 9 ). Tobinson-Krasnochtchekov fut
appele a exercer les plus hautes responsabilites dans toute la region
de 1' Extreme-Orient sovietique (secretaire du Comite central,
chef du gouvernement). Girshfeld-Stachevski, alias Verkhovski,
commanda un detachement de prisonniers de guerre et de
transfuges allemands, jetant ainsi les fondements des regiments
bolcheviques internationaux ; on le retrouve plus tard a la tete de
l'agence de renseignement du Front de l'ouest (1920), et plus tard
encore, lorsque la « paix » fut revenue, « il fut charge par la Tcheka
d'organiser un reseau de renseignement dans les pays d'Europe
10
».
occidentale » et re?ut le titre honorifique de « tchekiste emerite
Parmi ceux qui se rang&rent aux cotes des bolcheviks, certains
ne l'etaient pas du tout - ou pas encore -, mais le Parti de Lenine-
Trotski les accueillit le cceur en bandouliere ! - Membre du Comite
de Guerre revolutionnaire en octobre 1917, Iakov Fischman faillit
se fourvoyer, en juillet 1918, dans la revoke des socialistes-revolu-
tionnaires de gauche ; malgre cela, il entra au Comite revolution-
naire du Parti bolchevique et fut employe pendant des annees a la
Direction du renseignement de l'Armee rouge. Malgre son apparte-
nance a l'anarcho-syndicalisme, Efim Iartchouk fut envoye au
Soviet de Cronstadt par celui de Petrograd ; il en revint en octobre
a la tete d'un detachement de marins pour prendre le palais d'Hiver.
38. EJR, t. 1, p. 473 ; t. 3, p. 41.
39. Narodnoi'e soprotivlenic kommunizmu v Rossii : Ural i Prikamie. Noi'abr 1917
- ianvar 1919 [La resistance populaire au communisme en Russie : 1'Oural el la region
de la Kama, novembre 1917-janvier 1919], sous la direction de M. Bernstam, Paris,
YMCA Press, 1982, p. 356.
40. EJR, t. 2, p. 85 ; t. 3, p. 106.
62 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Vsevolod Voline-Eichenbaum (le litre du theoricien de la litterature
Boris Eichenbaum), revenu en 1917, fit preuve d'une inebranlable
fidelite a ses convictions anarchistes ; il devint 1' ideologue du mou-
vement de Makhno, presida le Soviet de guerre revolutionnaire cree
par celui-ci, - mais chacun sait que Makhno fit davantage le jeu
des bolcheviks qu'il ne leur causa de prejudices -, et fut, avec une
dizaine d'autres anarchistes, gentiment expulse hors de Russie 41 .
Tous ces gens avaient de bonnes raisons de revenir et pendant ces
quelques mois, le role joue par nombre de Juifs ne fit que grandir.
« Desormais, il n'y a plus de question juive en Russie 42 ».
(Cependant, D. Ai'zman citait dans l'un de ses articles les propos
desabuses de Soura Alperovitch, la femme d'un commercant qui
avait quitte Minsk pour s'etablir a Petrograd : « Nous ne sommes
plus des esclaves, la belle affaire !... Et ce que nous a inflige le ci-
devant Nicolas a Kichinev », qu'est-ce qu'on en fait 43 ?) Quant a
David A'isman lui-meme, il tient le raisonnement suivant : « Les
Juifs doivent consolider a tout prix les conquetes de la Revolution...
aucune hesitation a ce sujet ! Quels que soient les sacrifices exiges
par cette cause, il faut les accepter... Tout est la : [autrement], c'est
la fin... Meme les Juifs les plus incultes sont capables de
comprendre ca. » Ce qu'il adviendrait des Juifs au cas « ou la
contre-revolution l'cmporterait (...) ne fait pas l'ombre d'un
doute ». Selon lui : des executions massives. C'est pourquoi « cette
ignoble engeance doit etre tuee dans l'oeuf. Et sa semence doit
egalement etre detruite... Les Juifs sauront defendre leur liberie 44 ».
Tuee dans l'oeuf... meme la semence doit etre detruite... C'est
deja la tout le programme des bolcheviks, mais formule en termes
bibliques. Mais, au fait, de quelle engeance s'agit-il la ? de quelle
semence ? Les monarchistes ? - ils ne bougeaient plus et il y aurait
eu trop des doigts d'une seule main pour denombrer ceux d'entre
eux qui restaient actifs. II ne pouvait done s'agir que de ceux qui
s'opposaient au dechatnement de tous ces Soviets, de tous ces
comit6s, de la populace en folie ; de ceux qui voulaient mettre fin
au chaos - les gens de bon sens, mais aussi les ex-fonctionnaires
et, avant tout, les officiers et, parmi eux, bientot, le general-soldat
41. EJR. t. 3, pp. 224, 505 ;t.l,p. 239.
42. Retch, 1917, 28 juin, p. 2.
43. RousskaVa volia, 1917, 13 avril, p. 3.
44. Ibidem, 9 avril, p. 3.
EN L'AN 1917 63
Kornilov. Parmi ces contre-revolutionnaires, il y avait aussi des
Juifs, mais cet element-la s'accordait sur beaucoup de points avec
l'element national russe.
Laissons de cote le theme national et le theme juif pour
nous tourner vers la presse. En 1917, celle-ci connut un regain
d'influence, des publications plus nombreuses et un afflux d'em-
ployes. Avant la revolution, seul un petit nombre parmi ces derniers
avaicnt bencficie du sursis militaire, et cette mesure ne concernait
que les journaux (et les imprimeries) existant deja avant guerre,
(lis etaient considered comme « des entreprises participant a 1' effort
de guerre »... alors meme qu'ils s'acharnaient contre le gouver-
nement et la censure militaire.) Des le mois d'avril, a la demande
pressante des editeurs de presse, ces avantages furent elargis : il y
eut davantage de dispenses de service militaire et cette mesure
s'etendit a tous les journaux politiques nouvellement crees (dans
des conditions parfois plus que douteuses : il suffisait de tirer a
trente mille exemplaires ne serait-ce que pendant deux semaines) ;
des mesures de faveur furent accordees aux jeunes ainsi qu'aux
« emigres politiques » et aux « anciens deportes », - toutes les
conditions etaient reunies pour que bon nombre d' ex-emigres trou-
vassent du travail dans des publications de gauche. C'est ainsi, par
exemple, que la redaction du journal Rousskaia Volia se trouva
etoff£e de nouveaux collaborateurs : Iarochevski, Tsekhanovski,
Savski, Sevski, Soukhodolski. Pendant ce temps, des journaux de
droite etaient interdits de publication - la Malenkaia Gazeta et la
Narodnaia Gazeta - parce qu'ils avaient accuse les bolcheviks de
collusion avec l'Allemagne. Et lorsque, au mois de mai, plusieurs
journaux publierent des telegrammes faussement attribues a Timpe-
ratrice (c'etaient des faux, bien sur, mais il ne s'agissait que d'une
« gentille farce imaginee par une employee du telegraphe »,
laquelle, cela va de soi, ne fut jamais inquietee) et qu'il fallut tout
de meme dementir, Les Nouvelles boursieres consentirent a
reconnaitre que « ni dans les archives speciales de la Direction
centrale de la Poste et du Telegraphe ou sont conserves les tele-
grammes envoyes par les hautcs personnalites, ni dans les archives
de la Censure militaire, ni dans celles du Telegraphe central on
n'a trouv6 trace de cette correspondance 4 - ». Autrement dit : ces
45. Birjcvyc vedomosti, 1917, 7 mai, p. 3.
64 DEUX SIECLES ENSEMBLE
telegrammes ont peut-etre bel et bien existe, mais leur trace a ete
habilement effacee. Merveilleuse liberte de la presse !
IK
Vinaver etait un homme raisonnable et, des le debut du mois de
mars, il avait mis en garde les participants a une reunion du Club
juif de Petrograd : « II ne suffit pas d' aimer la liberte, il faut aussi
rester maitre de soi... Ne vous hatez pas de mettre en ceuvre
l'obtention de vos droits 46 . » D'apres nos sources, Vinaver (mais
aussi Dan, Liber et Bramson) « avaient ete sollicites pour occuper
des fonctions ministerielles, mais tous avaient decline cette propo-
sition, arguant que les Juifs ne devaient pas sieger au Gouver-
nement russe. Mais ce qu'en sa qualite de juriste Vinaver ne pouvait
bien sur refuser, c'etait de devenir membre du Senat - cette nomi-
nation fit sensation -, et c'est ainsi qu'il fut Tun des quatre Juifs
(avec G. Blumenfeld, 0. Gruzenberg et I. Gourevitch) a faire partie
de cette institution 47 . Stricto sensu, il n'y eut done pas un seul Juif
ministre, mais quatre Juifs eurent en charge des secretariats d'Etat
influents - V. Gourevitch aupres du ministre de l'Interieur
Avskentiev, S. Louri£ au ministere du Commerce et de l'lndustrie,
S. Schwarz et A. Guinzburg-Naoumov au ministere du Travail ; on
peut egalement y ajouter P. Routenberg. Citons encore le secretaire
general du Gouvernement provisoire, A. Halpern (qui succeda a
V. Nabokov au mois de juillet 48 ), le directeur du premier depar-
tement du ministere des Affaires etrangeres, A. N. Mandelstam. En
mai, I.D. Iouzefovitch devient general, charge de l'approvision-
nement a l'Etat-major general des Armees ; en juillet, le sous-lieu-
tenant Scher est nomme adjoint au chef de la Region militaire de
Moscou ; a partir du mois de mai, A. Mikhelson prend la tete de la
Direction des approvisionnements en provenance de l'etranger a
l'Etat-major general. Naoum Glasberg est commissaire du Gouver-
nement provisoire a la direction du Genie militaire ; Tchemov fait
entrer plusieurs Juifs au Comite territorial superieur qui a la haute
main sur la distribution des terres aux paysans. Bien sur, dans la
46. G. Aronson, LTR-2. p. 7.
47. PEJ, t. 7, p. 381.
48. Ibidem.
EN L'AN 1917 65
plupart des cas, il ne s'agit pas de postes cles et ils ne pesent pas
lourd par comparaison avec le Comite" executif dont l'influence sur
tout le cours des evenements est determinante durant cette periode ;
l'appartenance nationale des membres de celui-ci va d'ailleurs
provoquer bientot un vif emoi dans l'opinion publique.
Lorsque, au mois d'aout, fut convoquee une Conference d'Etat
chargee de se pencher sur la situation alarmante du pays, outre les
participants designes par les Soviets, les partis, les corporations,
furent egalement admis les representants des nationalites ; il y en
eut huit pour la nationality juive - parmi eux, G. Sliozberg,
M. Liber, N. Friedman, G. Landau, O. Gruzenberg.
« Approfondir la revolution » - tel etait le slogan a la mode en
1917. C'est a cela que s'employaient tous les partis socialistes.
Voici ce qu'ecrivait I. O. Levine : « II est hors de doute que le
nombre des Juifs au sein du Parti bolchevique, mais aussi dans tous
les autres partis qui ont tant oeuvre a "approfondir la revolution"
- les mencheviks, les socialistes-revolutionnaires, etc. -, ne corres-
pondait en rien, ni du point de vue quantitatif, ni du point de vue
des responsabilitds exercees, a leur pourcentage reel dans la popu-
lation de Russie. C'est un fait indiscutable qu'il convient d'ex-
pliquer, mais qu'il serait absurde et vain de nier » ; et si Ton est en
droit de « mettre en avant la situation juridique des Juifs avant la
49
».
revolution dc Fevrier, cela ne suffit pas a epuiser la question
On connait bien la composition des Comites centraux des different^
partis socialistes. II faut d'ailleurs noter que, pendant cette annee
1917, les Juifs etaient proportionncllcment bien plus nombreux
dans les instances dirigeantes des mencheviks, des S.-R. de droite,
des S.-R. de gauche et des anarchistes, que chez les bolcheviks.
« Au Congres des socialistes-revolutionnaires reuni fin mai-debut
juin 1917, on denombrait 39 Juifs sur les 318 delegues ; sur les
20 membres du Comite central elu lors de ce congres, il y avait
7 Juifs. Parmi les leaders de 1'aile droite du Parti, on trouve
A. Gotz ; parmi ceux de l'aile gauche, M. Natanson 50 . » Mais
quelle triste fin connut ce dernier, fondateur du populisme russe,
celui qu'on avait surnomme « Marc-le-Sage » : refugie a l'etranger
pendant la Premiere Guerre mondiale, il accepta le soutien financier
49. /. O. Levin, Les Juifs et la revolution, RiE, p. 124.
50. PEJ, t. 7, p. 399.
66 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
des Allemands, traversa l'Allemagne en mai 1917 ; de retour en
Russie, il se rangea immediatement aux cotes de Lenine, couvrant
de son autorite la decision de dissoudre l'Assemblee constituante
- c'est meme lui qui, avant tout le monde, en formula l'idee, mais
on peut ctrc sur que Lenine y avait deja songe...)
Pendant 1'ete 1917 eurent lieu les elections municipales. Elles
furent remportees par les differents partis socialistes, et « les Juifs
prirent un part active aux affaires locales, y compris dans des villes
situees hors de la Zone de residence ». Ainsi « O. Minor, membre
du Parti S.-R..., prit la tete de la Douma municipale de Moscou ;
cette fonction fut occupee a Minsk par A. Weinstein (Rakhmiel),
membre du Comite central du Bund ; a Iekaterinoslav par le
menchevik I. Polonski ; a Saratov par D. Tchertkov, un membre du
Bund ». G. Schreider devint « maire de Petrograd ; A. Ginzburg-
Naoumov, adjoint au maire de Kiev 51 ».
Cependant, ces hommes politiques furent pour la plupart balayes
par le putsch d'Octobre et n'agirent pas sur le cours des evenements
ulterieurs ; ce role revint a d'autres qui avaient occupe des
postes nettement moins eleves, mais qui etaient plus nombreux et
repartis sur tout le territoire, en particulier au sein des Soviets ; ce
fut le cas de L. Khintchouk qui se trouvait a la tete du Soviet des
ouvriers de Moscou, ou de Nassimovitch et M. Trillisser, membres
du Soviet d'Irkoutsk (ce dernier entra au Comite central des Soviets
de Siberie apres 1917, puis y devint haut responsable de la
Tcheka) 52 .
En province, « les differents partis socialistes juifs etaient
largement representcs dans les Soviets des ouvriers et des
paysans" ». Tout comme au Congres democratique de septembre
qui agaca Lenine a tel point qu'il ordonna rencerclcment du
Theatre Alexandre et fit arreter tous les participants. (Le camaradc
Nachatyr, responsable politique du theatre, faillit subir les foudres
de Lenine, mais Trotski s'interposa.) Et, meme apres Octobre 17,
le Soviet des deputes des soldats de Moscou comptait dans
ses rangs, ainsi qu'en fit etat Boukharine, « des dentistes, des
51. Aronson. op.cit.. p. 10 ; PEJ. t. 7, p. 381.
52. EJR. t. 3, pp. 162, 293.
53. Aronson, op. cil., p. 7.
EN L'AN 1917 67
pharmaciens, etc., - autrement dit des gens qui etaient aussi proches
des soldats que de l'empereur de Chine 54 » !
Mais qui gouverna vraiment la Russie du printemps a l'automne
1917? Non pas le Gouvernement provisoire - qui n'avait ni
pouvoir ni volonte - mais le Comite executif du Soviet de
Petrograd, puissant et impenetrable, remplace apres juin par le
Comite central executif. Ce sont ceux-la qui tinrent les renes du
pouvoir, unis en apparence, mais dechires de l'interieur par des
conflits ideologiques et partisans. Ainsi, comme on l'a vu, le
Comite de Petrograd commenca par approuver d'une seule voix le
« Decret n° 1 », puis il se mit a hesiter serieusement sur 1' attitude
a adopter vis-a-vis de la guerre : fallait-il demanteler l'armee ou au
contraire la renforcer ? (Ensuite, faisant preuve d'une determination
plutot inattenduc, il apporta son soutien a l'« Emprunt pour la
Liberte », ce qui provoqua 1 'exasperation des bolcheviks, mais
s'accordait avcc 1'opinion publique, favorable a cette initiative, et
avec celle de certains Juifs liberaux.)
Le Bureau du premier Comite central executif des Soviets des
deputes ouvriers et soldats de toute la Russie (c'etait la premiere
fois que la Russie etait gouvernee par des Soviets) comptait
9 membres. On y trouvait notamment le « S.-R. » A. Gotz, le
menchevik F. Dan, le bundiste M. Liber, le « S.-R. » M. Man-
delstam. (En mars, Gendelman et Svetlov exigerent au cours d'une
reunion des Soviets le durcisscmcnt des conditions de detention de
la famille imperiale et l'arrestation de tous les grands-ducs - c'est
dire qu'ils se sentaient solidement installed au pouvoir.) Au sein de
ce meme Bureau siegeait egalement un bolchevik de premier plan,
L. Kamenev. Mais aussi le Georgien Tchkheidze, l'Armenten
Saakian, Krouchinski, qui etait vraisemblablement polonais, et
Nicolski - russe : tels etaient ceux qui dirigcaient la Russie dans
une periode si critique de son histoire.
A cote du CCE des Soviets des deputes ouvriers et soldats, on
proceda, fin mai, a 1' election du Comit6 executif du Soviet des
deputes des pay sans. Parmi ses trente membres, il y avait en tout
trois paysans - c'est ainsi que ce pouvoir, avant meme les bolche-
viks, concevait la representativite ! Par ailleurs, selon D. S. Pas-
manik, cette instance comptait 7 Juifs : « C'etait ties regrettable,
54. Izvestia. 1917, 8 novembre, p. 5.
68 DEUX SIECLES ENSEMBLE
justement du point de vue des interets juifs (...), les gens en avaient
assez de les voir partout 55 ». Et ce Soviet paysan presente ses
candidats a l'Assemblee constituante toute proche : une veritable
liste de mariage, a commencer par Kerenski, avec le bouillant Ilya
Roubanovitch, tout juste rentre de son exil parisien, le terroriste
Abraham Gotz, l'obscur Gourevitch 56 ... (Le meme article de journal
mentionne rarrestation pour desertion du sous-lieutenant
M. Golman, president du Soviet paysan de la region de Moghui-
lev 57 !)
II va de soi que ce n'est pas 1'appartenance nationale des
membres de ces Comites executifs qui explique leurs decisions
- loin de la ! (Nombre d'entre eux s'etaient eloignes de leur
communaute et n'y mettaient plus les pieds depuis belle lurette.)
Chacun 6tait persuade que son talent et son instinct revolutionnaire
lui permettraient de regler au mieux les problemes des ouvriers et
des paysans, qu'il serait bien plus efficace que ces braves gens
un peu lourdauds, ne serait-ce que par son niveau destruction et
son intelligence.
Tandis que la majorite des Russes - de l'homme du peuple au
general - etait litteralement abasourdie par 1' apparition aussi
soudaine que spectaculaire de ces nouveaux visages parmi les
orateurs des meetings, les organisateurs de manifestations, les diri-
geants politiques.
En voici un exemple, cite par le socialiste V. Stankevitch, le seul
membre du Comite executif a etre officier : « Ce fait [le grand
nombre de Juifs au sein du CE] eut des consequences considerables
sur l'opinion publique, sur l'orientation des sympathies... Un detail,
a ce propos : au cours de sa premiere visite au Comite, Kornilov
se retrouva par hasard entoure uniquement de Juifs avec, en face
de lui, deux personnages peu influents et meme inconnus dont je
ne garde souvenir que parce qu'ils arboraient un type juif marque"
jusqu'a la caricature. On peut se demander si cet episode n'influa
pas sur l'attitude de Kornilov envers la revolution 58 . »
55. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolutsia i ieveri'stvo [La revolution russe et les Juifs :
le bolchevisme et le juda'isme], Paris, 1923, pp. 153-154.
56. Retch, 1917, 28 juillet, p. 3.
57. Ibidem, 28 juillet, p. 3. ; G. Lelevitch, Oktiabr v stavke [FEtat-major general en
octobre], Gomel, 1922, pp. 13. 66-67.
58. V. B. Stankevitch, Memoires, 1914-1919, Berlin, 1920, pp. 86-87.
EN L'AN 1917 69
Mais 1' attitude du nouveau pouvoir a 1'egard de tout ce qui est
russe, quelle est-elle ? La fin du mois d'aout, ce sont les « jours de
Kornilov ». La Russie est en train de sombrer, c'est clair : elle perd
la guerre, l'armce est en pleine decomposition sur le front comme
a l'arriere. Le general Kornilov, dont Kerenski vicnt d'exploiter
habilement la naivete, lance un appel de detresse, un veritable cri
de douleur : « 6 peuple de Russie ! Notre grande Patrie est en train
de perir. Proche est Pheure de sa fin... Vous tous en qui bat un cceur
russe, en qui habite la foi, allez dans les eglises et priez Dieu pour
qu'Il accomplisse le plus grand des miracles, qu'II sauve la terre
qui nous a fait naitre 59 ! » Ces propos font ricaner Guimmer-
Soukhanov, ideologue de la revolution de Fevrier et membre
influent du Comite executif : « C'est maladroit et vide, c'est de la
mauvaise politique et de la mauvaise litterature... une miserable
contrefacon de la "bonne vieille Russie d' autrefois'' 60 ! »
Oui, c'est vrai : Kornilov est maladroit, emphatique, et sa
position politique n'est pas claire - il faut dire que la politique n'est
pas son fort. Mais son cceur est brise par la souffrance. Et
Soukhanov, lui, est-il capable de souffrir ? II n'a cure de preserver
une culture vivante, un pays - il est au service d'une ideologic de
F Internationale, et nc voit dans les propos de Kornilov que vacuite
de 1' esprit. Oui, il sait manier le sarcasme. Mais on peut lui
reprocher de parler de « contrefacon » et, plus generalement, de
tourner en derision la « Russie d'autrefois », c'est-a-dire son
histoire, sa spirituality son art. Et c'est avec ce mepris pour tout
ce que des sieclcs d' histoire russe ont accumule que Soukhanov et
ses amis - cette ecume internationale - fixent les orientations de la
revolution de Fevrier.
Dans cette affaire, ce n'est pas l'origine nationale de Soukhanov
et des autres qui est en cause, mais leur attitude a-nationale, anti-
russe et anti-conservatrice. Ainsi, on aurait pu penser que le
Gouvernement provisoire - qui devait resoudre des problemes
concernant l'Etat russe dans son ensemble et qui etait compose de
Russes - allait manifester ne ffit-ce qu'une fois son attachement a
la Russie - non, rien du tout ! II n'a fait preuve de perseverance
59. A. I. Denikine, Otcherki rousskoi smuty, t. 1 : Kruchcnic vlasti i armii [Recits sur
le lemps des troubles en Russie. t. I : L'effondremenl du pouvoir el de I'arm6e], p. 216.
60. Nik. Soukhanov. Zapiski o revolutsii [Notes sur la revolution], Berlin, 1923,
vol. 5, p. 287.
70 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« patriotique » que dans un seul domaine : conduire une Russie en
train de se decomposer (d'ores et deja, la « Republique de
Cronstadt », et pas seulement elle, s'etait « separee de la Russie »)
vers la victoire militaire ! La victoire a tout prix ! La fidelite a ses
allies. (Du reste, ceux-ci ne se privaient pas de pousser a la roue,
aussi bien au niveau des gouvernements qu'a celui des opinions
publiques et des puissances financieres. En mai, par exemple, les
journaux citent un article du Morning Post : « L'Amerique a fait
comprendre a la Russie » qu'en cas de paix separee, les Etats-Unis
« denonceraient tous leurs accords financiers avec la Russie 61 . » Et
le prince Lvov de rencherir : « Le pays doit s'exprimer avec toute
sa force et envoyer son armee au combat 62 . ») Quant aux conse-
quences que la poursuite de la guerre entrainera pour la Russie, nul
n'en a cure. Et chaque reunion - ou presque - du Gouvernement
provisoire, chaque question debattue par lui portent la marque
de cette derive, de cette atrophie de 1' instinct de conservation
nationale.
Et cela jusqu'au ridicule. Mors qu'il depense des millions a
droite et a gauche, pretant toujours la plus grande attention
aux « besoins culturels des minorites nationales », le Gouver-
nement provisoire, reuni le 6 avril (pendant la semaine sainte),
refuse d'accorder sa subvention a l'« Orchestre grand-russe de
V. V. Andrei'ev », une formation ancienne qui tirait ses ressources
« des credits de l'ex-Chancellerie personnelle de Sa Majeste »
(credits, soit dit en passant, que ce meme Gouvernement provisoire
avait confisques). La somme demandee - 30 000 roubles par an -
ne representait pourtant que le salaire de trois secretaires d'Etat.
« Refuse ! » (et au diable l'« Orchestre grand-russe » ! Non mais,
vous avez vu ce nom : « grand-russe » !) Pensant qu'il s'agissait
d'un malentcndu, AndreTev reitera sa demande. Mais, surmontant
sa mollesse, le Gouvernement provisoire fit preuve d'une fermete
inhabituelle et refusa derechef 63 .
Au cours de cette annee, on ne decele pas le moindre soupgon
de sentiment national russe chez le ministre et historien Milioukov.
Pas plus que chez l'« homme fort de la revolution », Kerenski.
61. Rousskai'a volia, 1917. 7 mai, p. 4.
62. Ibidem, p. 6.
63. Comptes rendus des reunions du Gouvernemenl provisoire, Petrograd, 1917, t. 1 :
mars-mai. Reunion du 6 avril (c-r. 44, p. 5) et du 27 avril (c-r.64, p. 4).
EN L'AN 1917 71
A aucun moment. En revanche, une suspicion viscerale et perma-
nente a 1'egard des milieux conservateurs et, au premier chef, de
ceux qui defendaient la cause nationale russe. Et le 24 octobre,
dans son dernier discours au Pre-parlement, alors que les troupes
de Trotski prennent d'assaut Petrograd, maison apres maison, et
que le palais Marie est deja en flammes, Kerenski s'emploie a
demontrer que les journaux qu'il vient d'interdire - le Rabotchy
Pout (la « Pravda ») des bolcheviks et la Nova'ia Rous de droite -
ont la meme orientation...
*
Bien entendu, le « maudit incognito » du Comit6 executif ne
passa pas inaper9u. Le mystere des pseudonymes tarabusta les
milieux cultives de Petrograd et suscita des questions dans la
presse. En mai, aprds deux mois de silence, il fallut se resoudre a
reveler publiquement 1' identity veritable de tous les membres du
CE (a l'exception, pour un temps, de Svetlov-Nakhamkis et de 1'in-
fatigable animateur du Soviet, Boris Ossipovitch Bogdanov - alias
Bogdanov-Malinovski, qui allait rester dans 1'Histoire sous ce
nom). Cette dissimulation provoquait de l'agacement, y compris
dans les milieux populaires. Ainsi, lorsqu'au Plenum du Soviet, en
mai, furent avances les candidatures de Zinoviev et Kamenev, des
cris fuserent de la salle : « Donnez-nous leurs vrais noms ! »
Pour les gens de ce temps-la, seuls les volcurs dissimulaient leur
identite ou changeaient de nom. Alors, pourquoi Boris Katz avait-
il honte de s'appeler ainsi ct sc presentait-il sous le patronyme de
« Kamkov » ? Pourquoi Lourie se dissimulait-il sous le pseu-
donyme de « Larine », et Mandelstam sous celui de « Liadov » ?
- II est vrai que beaucoup trainaicnt leur pseudonyme depuis
l'epoque de la clandestinite, quand il fallait se cacher ; mais
pourquoi le social-democrate Schotman prit-il en 1917 le nom de
Danilov - et ce n'est pas le seul exemple -, oui, pourquoi ?
Une chose est certaine : si un revolutionnaire se dissimule sous
un pseudonyme, c'est qu'il veut tromper quelqu'un, et peut-etre pas
seulement la police ou le gouvernement... Alors, comment savoir,
s'interroge 1'homme de la rue, qui sont vraiment nos nouveaux
dirigeants ?
72 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Grises par 1' atmosphere de liberte des premiers mois de la revo-
lution de Fevrier, beaucoup, parmi les orateurs juifs, ne surent pas
comprendre que leurs frequentes apparitions sur les tribunes et dans
les meetings commensaient a susciter l'etonnement et le soupcon.
Au moment ou sc declencha la revolution de Fevrier, il n'existait
pas en Russie d'« antisemitisme populaire », si ce n'est dans la
Zone de residence. (Ebragem Kagan ne declarait-il pas en 1917 :
« Nous aimions la Russie malgre toutes les persecutions que nous
dumes subir sous l'Ancien Regime, parce que nous savions que la
responsabilite n'en incombait pas au peuple russe », mais au seul
tsarisme 64 .) Or, au cours des premiers mois qui suivirent la revo-
lution de Fevrier, ce sont justement les milieux populaires qui mani-
festerent de l'agacement envers les Juifs, et ce sentiment, au fil des
mois, ne fit que s'etendre et prendre de l'ampleur. Meme les
journaux favorables a la revolution s'en font l'echo, notamment a
propos de la colere qui grondait dans les files d'attente devant les
magasins. « Un seul instant, et c'est comme si toute une eternite
separait la Russie d'autrefois de celle d'aujourd'hui : rien n'est plus
pareil. Mais ce qui a le plus change, ce sont les "queues". Et comme
c'est etrange : alors que tout a "vire a gauche", les queues ont
bascule a droite. Si vous avez envie de propagande reactionnaire...,
allez passer un moment dans une file d'attente », vous pourrez y
entendre des propos du genre : « Les Juifs, y en a pas dans les
queues, ils ont pas besoin, ils planquent du pain chcz eux ! » Et la
legende sur « les Juifs qui cachent le pain » fait le tour de la file ;
« les files d'attente sont les foyers contre-revolutionnaires les plus
dangercux 65 ». Voici encore le temoignage de l'ecrivain Ivan
Najivine : Moscou, automne 17 : le terrain le plus favorable a la
propagande antisemite, ce sont les gens affames qui font queue
devant les magasins : « Bande de salauds !... Ils sont partout... Ils
font les fiers avec leurs bagnoles... Tu verras jamais un Juif dans
une queue... Attendez un peu, les gars, on vous aura 66 !... »
Les revolutions revelent au grand jour ce qu'il peut y avoir
de bassesse, d'envie et de haine dans un peuple. C'est ce qui se
passa egalement en Russie ou la foi chretienne declinait depuis
64. Retch, 1917, 28 juin, p. 2.
65. Ibidem, 3 mai, p. 6.
66. Iv. Najivine, Zapiski o revolutsii [Notes sur la revolution], Vienne, 1921, p. 28.
EN L'AN 1917 73
longtemps. Une vague d' exasperation populaire deferla sur ces
Juifs arrives, occupant des fonctions oil on ne les avait jamais vus,
ne cachant pas leur enthousiasme r£volutionnaire - mais absents
des files d'attente affamees.
Les journaux de 1917 en citent de nombreux exemples : a
Petrograd, sur la place aux Foins et le marche Apraxine, on
decouvre des stocks de denrees chez des marchands juifs, aussitot
«des cris fusent dans la foule : "Saccagez les magasins des
youtres !", "C'est la faute aux youtres !..." Ce mot "youtre" est sur
toutes les levres'' 7 ». On decouvre des reserves de farine et de lard
chez un marchand de Poltava (probablement un Juif) ; le magasin
est mis a sac, on appelle a casser du Juif. Des membre du Soviet
des ouvriers se rendent sur les lieux pour tenter de calmer la foule ;
parmi eux, un certain Drobnis qui est pass6 a (abac 68 . A Iekateri-
noslav, en septembre, des soldats detruisent des magasins aux cris
de « Mort aux bourgeois ! Mort aux Juifs ! » Sur un marche de
Kiev, un jeune garcon frappe a la tete une femme qui essaie de
resquiller dans une file d'attente. Des cris s'elevent tout de suite :
« Les Juifs frappent des Russes ! », et c'est la bagarre. (Et cela se
passe a Kiev ou flcurissent deja des slogans comme « Vive
1' Ukraine fibre sans Juifs ni Polonais ! »). Meme a Petrograd, la
moindre altercation dans la rue s'accompagne, sans raison appa-
rente, d'appels a la violence contre les Juifs. Dans un tramway,
deux femmes « appelaient a la dissolution du Soviet des ouvriers
et soldats oil ne siegeaient, selon elles, que des "Allemands et des
Juifs". Elles sont arretees et poursuivies en justice 69 ».
Voici ce qu'on peut lire dans le journal Rousskaia Volia : « L'an-
tisemitisme est train de renaitre et de se repandre sous nos yeux...
sous sa forme la plus primitive... II suffit d'ecouter ce qui se dit
dans le tramway [a Petrograd], dans les "queues" devant les
magasins et les echoppes, dans les meetings volants qui se forment
a tous les coins de rue... On accuse les Juifs d' avoir monopolise la
vie politique, les partis, les Soviets, et c'est tout juste si on ne les
rend pas rcsponsables de la disorganisation de l'armee... On dit
qu'ils volent et dissimulent les denrees alimentaires 70 . »
67. Rousskaia volia, 1917, 17 juin, p. 4.
68. Retch, 1917. 9 seplembre, p. 3.
69. Ibidem, 8 aoQt, p. 5.
70. Rousskaia volia, 1917, 17 juin, p. 4.
74 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Sur le front, les socialistes juifs qui faisaient de la propagande
politique avaient connu le plus vif succes au printemps 17, quand
on pouvait appeler a la « paix democratique » et a 1' arret des
combats. Nul ne leur avait alors reproche d'etre juifs. Mais lorsque,
au mois de juin, le Comite executif changea de ligne et decida de
soutenir l'offensive - de l'inspirer, meme -, I'antisemitisme refit
surface et les agitateurs politiques juifs eurent frequemment a subir
un dechaincment de violences des soldats.
Quant au Comite executif lui-meme, on disait a Petrograd qu'il
etait « entre les mains des youpins ». Des le debut de juin, cette
opinion avait pris racine chez les soldats de la garnison de
Petrograd et les ouvriers des usines - d'ou l'accueil qu'ils reser-
verent a l'emissaire du Comite executif, Voitinski, venu pour les
dissuader de participer a la manifestation que les bolcheviks proje-
taient pour le 1 0.
Un hommc aussi peu soupconne d'antisemitismc que
V. D. Nabokov notait avec humour que la reunion des chefs de
groupes du Pr6-parlement (octobre 1917) « pouvait sans hesitation
etre qualifiee de sanhedrin » : « Les Juifs y etaient en majorite
ecrasante. Les seuls Russes etaient Avksentiev, moi-meme,
Pechekhonov, Tchai'kovski... » C'est Mark Vichniak, present a cette
reunion, qui le lui fit remarquer 71 .
L'activite des Juifs dans les spheres du pouvoir frappait de plus
en plus les esprits, au point que le pourtant tres modere Roussko'ie
Slovo, dans son supplement illustre date du 29 octobre, publia
- chose impensable auparavant ! - une caricature ouvertement anti-
semite au moment meme ou des combats de rue se deroulaient
dans Moscou...
Le Comite executif combattit Tanlisemitisme avec la plus grande
energie. (J'admcts qu'en refusant de faire entrer Plekhanov au sein
de ce Comite, on sanctionna son article dirige contre le Bund, « La
Tribu des vermines », que Lenine a rendu fameux 72 . Peut-on au
reste concevoir une autre explication ?) - Le 21 juin, le l er Congres
des Soviets rendit public un appel a la lutte contre 1'antisemitisme
(« ce fut pratiquement la seule decision qui fut prise a l'unanimite,
71. V Nabokov, Lc Gouverncment provisoire. ARR, 1922, I. 1, p. 80.
72. V. I. Unine, (Euvres en 45 volumes (en russe), Moscou, 1941-1967, t. 4, p. 31 1.
EN L'AN 1917 75
sans objections ni debats" »). Et lorsque, a la fin du mois de juin
(les 28 et 29), se reunit le bureau du Comite executif nouvellement
elu, on y donna lecture d'un expose sur « la montee de la propa-
gande antisemite... surtout dans les regions du Nord et du Sud-
Ouest » ; apres quoi le Bureau prit seance tenante la decision d'y
depecher 15 membres du Comite central 74 investis de pouvoirs
speciaux et places sous la tutelle de la « Section chargee de
combattre la contre-revolution ».
De leur cote, les bolcheviks, tout en continuant de clamer « A
bas les ministres-capitalistes ! », se gardaient bien de freiner ce
mouvement, bien au contraire (tout comme les anarchistes pourtant
dirig^s par Bleichman) : si le Comite executif fait preuve d'une
excessive moderation a l'cgard du gouvernement, e'est uniquement
parce tout le pouvoir est tombe entre les mains des capitalistes et
des Juifs. (C'etait deja la methode employee par La Volonte du
Peuple* en 1881...)
Et lorsque eut lieu 1' insurrection bolchevique, les 3 et 4 juillet,
celle-ci n'eut plus pour cible un Gouvernement provisoire a bout
de souffle, mais le seul concurrent veritable, le Comite executif -,
et les bolcheviks attiserent en sous-main la haine des soldats contre
les Juifs : n'etait-ce pas la qu'ils etaient embusqu^s ? !
Apres l'echec de 1' insurrection, le Comite executif nomma une
commission d'enquete qui comptait bon nombre de Juifs, membres
du Bureau du CE. Mais leur « conscience socialiste » les empecha
de conduire jusqu'au bout leurs investigations et de mettre au jour
les intentions criminelles des bolcheviks ; la commission fut rapi-
dement dissoute sans etre arrivee a la moindre conclusion.
Et quand sonna l'heure de l'assaut decisif des bolcheviks, le CE
organisa un Conseil des garnisons, le 19 octobre, au cours duquel
«l'un des representants du 176 e regiment d'infanterie, un Juif»,
lanca l'avertissement suivant : « La-bas, dans la rue, on crie que
tout est de la faute des Juifs 75 ». Gendelman raconte que le
73. Izvestia, 1917, 20 octobre, p. 5.
74. Ibidem, 30 juin, p. 10.
75. Retch, 1917, 20 octobre, p. 3.
* Organisation secrete rdvolutionnaire dont le triomphe fut marque" par l'assassinat du
tsar Alexandre II. D6mantel6e par la police, son « flambeau » fut repris par les S.-R.
(socialistes-reVolutionnaires).
76 DEUX SIECLES ENSEMBLE
25 octobre, alors qu'il tentait de dissuader la garnison de la forte-
resse Pierre-et-Paul de participer a V insurrection, il fut interrompu
par des vociferations : « Tu t'appelles Gendelman, done tu es juif,
et de droite 76 ! » Le 27 octobre, Gotz, a la tete d'une delegation qui
voulait se rendre aupres de Kerenski a Gatchina, fut arrete a la gare
de la Baltique par des marins prets a le tuer au motif que « les
Soviets sont tombes aux mains des youpins 77 ». Et au cours des
destructions qui eurent lieu a Pctrograd juste apres la glorieuse
victoire des bolcheviks, on put egalement entendre : « Mort aux
youtres ! »
Malgre cela, il n'y eut pas un seul pogrom antijuif pendant toute
l'annee 1917. Ceux de Kaloucha et de Ternopol eurent pour cause
un dechatnement de violences de soldats avines et incontrolables
- pendant la retraite des troupes russes - qui detruisirent tout ce
qui leur tomba sous la main, tous les magasins, tous les commerces
les uns apres les autres ; mais, dans ces villes, la plupart des
commerces appartenaient a des Juifs, et on parla done de « pogroms
antijuifs ». En revanche, le pogrom qui eclata au cours de la meme
periode a Stanislavov, ou les Juifs etaient nettement moins
nombreux, ne fut pas designe par ce terme.
Des le milieu de l'annee 1917 (a la difference de ce que Ton
avait pu observer en mars et avril), la populace en fureur et les
soldats ivres commencement a representer un veritable danger, mais
bien plus dangcreuse pour les Juifs 6tait la menace que constituait
l'effondrement du pays. Que leur opinion publique et leur presse
n'eussent pas pris conscience de ce peril ne laisse pas d'etonner
- comme s'ils ne comprenaient rien a la terrible lecon de l'annee
17, ne cherchaient pas a en tirer les enseignements, mais se conten-
taient de relever des cas isoles de « faits ressortissant au pogrom »
sans voir d'ou venait vraiment la menace. Le pouvoir executif
adopta la meme attitude. Devant la percee des Allemands pres de
Ternopol, on reunit en catastrophe le Comite central executif du
PRSD. II fallut reconnaitre que la revolution (d'abord), le pays
(ensuite) etaient en grave peril ; le Gouvernement provisoire fut
declare « Gouvernement du Salut de la Revolution », et un appel
lance au peuple : « Des forces obscures se preparent de nouveau a
76. Izvestia, 1917, 26 octobre, p. 2.
77. Delo naroda, 1917, 29 octobre, p. 1.
EN L'AN 1917 77
dechirer notre infortunee Patrie. Elles excitent la haine de la
populace envers les Juifs 78 . »
Le 18 juillet, au cours d'une reunion privee de membres de la
Douma (il s'agissait d'un tres petit cercle depourvu de toute
influence), un certain Maslennikov, depute fraichement elu, s'en
prit au Comite executif et cita ses membres sous leur vrai nom ; le
soir meme, ce fut un veritable branle-bas : ne s'agissait-il pas en
effet d'un acte contre-revolutionnaire tombant sous le coup du
decret qui venait d'etre pris par le ministre de l'lntericur, Tsere-
telli ? (En fait, ledit decret visait les bolchcviks, apres 1' insur-
rection, mais ne leur fut pas applique.) Des le lendemain,
Maslennikov dut se justifier dans les colonnes du journal Retch :
c'est vrai, il avait appele Svetlov, Kamenev et Trotski par leurs
vrais noms, mais en aucune fagon il ne visait le peuple juif
dans son ensemble, et « en tout etat de cause il n'avait jamais
eu l'intention de rendre le peuple juif responsable de leurs agis-
sements 79 ».
Au milieu du mois de septembre, l'6difice erige par la revolution
de Fevrier s'ecroule definitivement ; a la veille du putsch bolche-
vique, desormais ineluctable, I. Kantorovitch lance ce cri d'alarme :
« Les forces obscures, les mauvais genies qui habitent la Russie
vont surgir de tous les trous ou ils s'etaient terres et s'unir joyeu-
sement pour celebrer leurs messes noires... » - Oui, c'est pour
bientot. Et que va-t-on celebrer au juste au cours de ces messes ?
- « Le patriotisme zoologique, la nation russe "authentique" et ses
pogroms 80 ». En octobre, Trumpeldor organise a Petrograd des
groupes juifs d'autodefense ; l'occasion d'y faire appel ne se
presentera pourtant pas.
Les Russes avaient perdu la raison, c'est vrai, mais les Juifs
tout autant.
Quelques annees apres la revolution, G. Landau ecrivit ces lignes
empreintes de tristesse : « La participation des Juifs aux troubles
qui 6claterent en Russie frappe par son caractere suicidaire ; je ne
parle pas du bolchevisme en particulier, mais de 1'ensemble du
processus revolutionnaire. II ne s'agit pas seulement du nombre
78. Retch, 1917. 1 1 juillet, p. 3.
79. Ibidem, 21 juillet, p. 4.
80. Ibidem, 16 septembre, p. 3.
78 DEUX SIECLES ENSEMBLE
considerable de ceux qui ont pris une part active aux evenements
au sein des partis socialistes et revolutionnaires ; il s'agit du
puissant courant de sympathie qui accueillit la revolution... Certes,
le pessimisme etait tres largement repandu, notamment la crainte
des pogroms, mais ccla n'empechait pas 1' adhesion a ce chambar-
dement porteur de calamity et de pogroms. lis etaient comme des
papillons irrcsistiblement attires par la flamme qui allait les bruler...
Certes, les Juifs avaient de serieux motifs d'aller dans cette
direction, mais ces motifs etaient egalemcnt suicidaires... II est vrai
qu'en cela les Juifs ne se distinguaient en rien de 1' intelligentsia
russe ni de la societe russe dans son ensemble... Mais nous, vieux
peuple de citadins, de commercants, d' artisans, d'intellectuels, nous
avions le devoir d'etre differents du peuple de la terre et du pouvoir,
des paysans, des seigneurs et des fonctionnaires 81 . »
Mais on ne doit pas oublier ceux qui surent marquer leur diffe-
rence. II ne faut jamais oublier que la communaute juive a toujours
ete tres diverse et qu'elle a couvert tout 1'cventail des opinions et
des engagements. C'est ainsi qu'en 1917 subsistaient des milieux
oil prevalaient des vues raisonnables - en province, bien sur, mais
dans la capitale 6galement -, et, au fur et a mesure qu'on s'ap-
prochait d'Octobre, lis ne firent que s'elargir.
Significative a cet egard est la position de ces Juifs sur la
question de 1'unite de la Russie au moment meme ou celle-ci etait
decoupee en morceaux non seulement par des nations etrangeres,
mais par les Siberiens eux-memes. « Tout au long de la revolution,
ce furent les Juifs, au meme titre que les Grands-Russiens, qui se
montrerent les plus ardents defenseurs de 1' Empire russe 82 ». Main-
tenant que les Juifs avaient obtenu l'egalite des droits, qu'est-ce
done qui pouvait les unir aux populations de la peripheric de
1' Empire ? Demembrer le pays aurait conduit a morceler la commu-
naute juive elle-meme. Lors du 9 e Congres des K.D., Vinaver et
Nolde se declarerent ouvertement contre la demarcation territoriale
des nationalite's et pour 1'unite de la Russie 83 . De meme, en
septembre, au cours d'une reunion de la section nationale de la
Conference democratique, des socialistes juifs se prononcerent
81. G. A. Landau, Revolutsionnye idei v ievrei'skoi obchlchestvennosti [Les id£es
revolutionnaires au sein de la communaute juive] - RiE, pp. 105-106.
82. D. S. Pasmanik, op. cit., p. 245.
83. Retch, 1917. 26 juillet, p. 3.
EN L'AN 1917 79
contre une organisation federative de la Russie, et pour le centra-
lisme. Voici ce qu'on peut lire dans un periodique israelien d'au-
jourd'hui : les detachements juifs de Trumpelrod « se sont meme
ranges aux cotes du Gouvernement provisoire pour mater la
rebellion de Kornilov 84 ». Possible ; mais, pour avoir beaucoup
etudie l'annee 1917, je dois dire que je n'ai jamais eu connaissance
de ce fait. En revanche, au tout debut de mai 17, qui fut l'orateur
le plus ecoute - appelant a defendre la Russie - de la fameuse
« Delegation de la mer Noire » aux positions contre-revolution-
naires ? Un marin juif - Batkine. He oui !
D. S. Pasmanik a publie les lettres que le richissime armateur
Shoulim Bespalov adressa des septembre 1915 au ministre du
Commerce et de 1' Industrie, V. Chakhovskoi : « Les profits
excessifs des industriels et des commercants conduisent notre patrie
a sa perte » ; il propose de limiter leur taux a 15 % et, dans la
foulee, fait don a l'Etat d'un demi-million de roubles. Mais son
initiative ne rencontre pas d'echo : les milieux progressistes
assoiffes de liberte - les Konovalov et autres Riabouchinski - ne
dedaignent pas, en pleine guerre, de faire du 100 % de profit. Mais
voila que Konovalov devient a son tour ministre du Commerce et
de 1' Industrie, et Shoulim Bespalov reprend la plume, le 5 juillet
1917 : «Les profits excessifs realises actuellement par les
industriels conduisent notre patrie a sa perte, il est desormais indis-
pensable de prelever 50 % sur la valeur de tous les biens et de
toutes les fortunes », et il se dit pret a donner l'exemple. La encore,
Konovalov fait la sourde oreille 85 .
Au cours de la Conference d'Etat qui s'est tenue a Moscou au
mois d'aout, O. O. Grusenberg (appele dans un avenir proche a
devenir membre de 1' Assembles constituante) declara : « En ces
jours, le peuple juif... n'eprouve pour seul sentiment que le
devouement envers la patrie, pour seul souci que la defense de son
unite et des conquetes de la democratic », et il est pret a mettre a
la disposition de la defense nationale « toutes ses ressources mate-
rielles et intellectuelles, tout ce qu'il a de plus cher, toute sa fine
fleur, toute sa jeuncsse*' ».
84. /. Eldad, Tak kto je nasledniki Jabotinskovo ? [Mais qui sont done les heYiliers de
Jabotinski ?], interview - « 22 », 1980, n° 16, p. 120.
85. D. S. Pasmanik, op. eft, pp. 179-181.
86. Retch, 1917, 16aout, p. 3.
80 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Ces propos refletaient 1'idee selon laquelle le regime de Fevrier
etait le plus favorable a la communaute juive, que, grace a lui,
celle-ci connaitrait la prosperite economique et l'epanouissement
politique et cultural. Et cette idee etait juste.
Et plus on approchait du putsch d'Octobre, plus la communaute
juive prenait conscience de la menace bolchevique, et plus elle
marquait son opposition au bolchevisme. Cet etat d' esprit avait deja
gagne les differents partis socialistes et, lorsque eclata la revolution
d'Octobre, beaucoup de socialistes juifs exprimerent ouvertement
leur hostilite a son encontre, mais sans aucun effet : paralyses par
leur conscience politique de socialistes, ils se contenterent de
vagues pourparlers et d' articles dans des journaux que les
bolcheviks ne tarderent pas a interdire.
II faut le dire tres nettement : le putsch d'Octobre ne fut pas
conduit par les Juifs (exception faite du glorieux Trotski et du jeune
et dynamique Grigori Tchoudnovski qui prit une part active a
l'arrestation des membres du Gouvernement provisoire et a la
repression des defenseurs du palais d'Hiver). Ils n'ont pas tort, ceux
qui nous objectent qu'il etait impossible qu'un pays de 170 millions
d'habitants put etre enfonce dans le bolchevisme par une petite
minorite de Juifs. C'est vrai : en 1917, c'est nous-memes qui avons
scelle notrc dcstin, c'est notre stupidite - depuis le debut, en fevrier,
jusqu'a octobre-decembre.
La revolution d'Octobre a ete une catastrophe pour la Russie.
Mais la situation anterieure ne laissait deja rien presager de bon.
Nous avions deja perdu le sens de l'Etat et cela se verifia abon-
damment tout au long de 1'annee 1917. Ce qui attendait la Russie,
c'etait - au mieux - une pseudo-democratie confuse, malingre et
inefficace, privee du soutien d'une societe civile politiquement et
economiqucment developpee.
Apres les combats d'Octobre a Moscou, des representants du
Bund et des Poalei-Tsion participerent aux pourparlers d' armistice,
formant un groupe a part, distinct des junkers et des bolcheviks. II
faut d'aillcurs rappeler qu'il y avait beaucoup de Juifs parmi les
junkers - eleves ingenieurs militaires - qui defendirent le palais
d'Hiver, ainsi qu'en temoignent les memoires de l'un d'entre eux,
Sincgoub ; j'ai eu moi-meme l'occasion d'en connaitre un en
prison. Des le mois de novembre, le bloc juif affronta les
EN L'AN 1917 81
bolcheviks lors du renouvellement de la Douma d' Odessa et
emporta les elections, quoique de peu.
Aux elections a l'Assemblee constituante, « plus de 80 % de la
population juive de Russie vota » pour les partis sionistes 87 . Lenine
ecrit : 550 000 voix pour les nationalistes juifs 88 . « La plupart des
partis juifs formerent une liste unique sur laquelle furent elus sept
deputes - six sionistes » et Grusenberg. « Le succes remporte par
les sionistes » s'explique egalement par la publication (peu avant
les elections) de la declaration du ministre des Affaires etrangeres
de Grande-Bretagne (sur la creation d'un « foyer national » juif en
Palestine) « qui fut accueillie avec enthousiasme par la majorite des
Juifs de Russie (a Moscou, a Petrograd, a Odessa, a Kiev ainsi
qu'en bien d'autres villcs, on assista a des manifestations publiques
de joie, a des meetings et a des actions de grace m ».
Le bolchevisme n'etait guere populaire parmi les Juifs avant le
putsch d'Octobre. Mais, juste avant qu'il ne survienne, Natanson,
Kamkov et Steinberg conclurent, au nom des S.R. de gauche, une
alliance avec les bolcheviks Trotski et Kamcnev yl> . Et certains Juifs
se retrouverent dans le bolchevisme, s'y illustrerent meme des
les premieres victoires que celui-ci remporta. Ainsi Semion
Nakhimson, commissaire du fameux regiment letton de la
12 e Armee qui joua un role decisif au moment du putsch. « Au sein
de 1'armee, les Juifs s' illustrerent dans la preparation et la mise
en ceuvrc du soulevement d'Octobre 1917, a Petrograd comme en
d'autres villes de Russie, et ils participerent egalement a la
r6pression de la resistance armee contre le nouveau pouvoir g| ».
On sait que, dans la nuit du 27 octobre, au cours d'une reunion
qualifiee d' « historique », le Congres des Soviets promulgua son
« decret sur la paix » et son « decret sur la terre ». Ce que Ton sait
moins, c'est qu'apres le premier decret - mais avant le second -,
une resolution fut adoptee, stipulant que « les Soviets locaux
87. V. Bogouslavski, V zachtchitu Kunai'eva [Plaidover pour Kouna'iev] - « 22 », 1980,
n° 16, p. 169.
88. Lenine, t. 30, p. 231.
89. PEJ, I. 7, p. 381.
90. Kh. M. Astrakhan, Bolcheviki i ikh polititcheskie protivniki v 1917 godu [Les
bolcheviks et leurs adversaires politiques en 1917]. Leningrad, 1973, p. 407.
91 . Aran Abramovitch, V rechaiuchtchei voine : Utchastie i rol'ievrei'ev SSSR v vo'i'ne
proliv tsarizma [Une guerre decisive : la participation et le rfile des Juifs d'URSS dans
la guerre contre le tsarisme], Tel-Aviv, 1982, t. 1, pp. 45-46.
82 DEUX SIECLES ENSEMBLE
doivent mettre un point d'honneur a empecher les forces obscures
de perpetrer des pogroms contre les Juifs ou d'autres categories
de la population 92 ». (L'idee que des pogroms pussent etre organises
par les lumineuses forces rouges n'etait pas meme envisagee.)
Cette fois encore - au cours d'un Congres des deputes ouvriers
et paysans -, la question juive etait passee avant la question
paysanne.
92. L Trolski, Histoire de la revolution russe (en russe), Berlin, 1933, t. 2, p. 361.
(Trad, francaise : coll. Points, Seuil, 1995.)
Chapitre 15
AUX COTES DES BOLCHEVIKS
Ce theme-la - Ies Juifs aux cotes des bolchcviks - n'est pas neuf,
tant s'en faut. Que de pages deja ecrites sur le sujet ! Celui qui veut
demontrer que la revolution etait « tout sauf russe », « dtrangere par
nature », celui-la invoque des patronymes et pseudonymes juifs,
pretendant ainsi exonerer les Russes de toute part de responsabilite
dans la revolution de dix-sept. Quant aux auteurs juifs, ceux qui
ont me - la part prise par les Juifs dans la revolution comrae ceux qui
l'ont toujours reconnue, tous s'accordent pour dire que ces Juifs-la
n'etaient pas des Juifs par I'esprit, que e'etaient des renegats.
Nous sommes d'accord la-dessus, nous aussi. II faut juger les
gens pour leur esprit. Oui, e'etaient des renegats.
Mais les leaders russes du Parti bolchevique n'etaient pas, eux
non plus, des Russes par I'esprit ; ils etaient tres exactement anti-
russes, et assurement anti-orthodoxes. Chez eux, la grande culture
russe, reduite a une doctrine et a des calculs politiques, etait dena-
tured .
II conviendrait de poser la question autrcment, a savoir : combien
faut-il rassembler de renegats epars pour former un courant poli-
tique homogene ? Quelle proportion de nationaux ? Pour ce qui
concerne les renegats russes, la reponse est connue : aux cotes des
bolcheviks, il y en eut un nombre enorme, un nombre impardon-
nable. Mais les renegats juifs, quelle fut, par les effectifs et par
l'energie deployee, leur part dans la mise en place du pouvoir
bolchevique ?
Une autre question porte sur l'attitude de la nation a l'egard de
84 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ses propres renegats. Or, celle-ci a ete contrasted, allant de 1' abomi-
nation a l'admiration, de la mefiance a I'adhesion. Elle s'est mani-
fested dans les reactions memes de la masse populaire, qu'elle soit
russe, juive ou lithuanienne, dans la vie elle-meme beaucoup plus
que dans les exposes des historiens.
Et enfin : les nations peuvent-elles rcnier leur renegats ? Y a-t-il
un sens a ce reniement ? Une nation doit-elle se souvenir ou ne pas
se souvenir d'eux ? Peut-elle oublier le monstre qu'ils ont
engendre ? A cette question, la reponse ne fait pas de doute : il faut
se souvenir. Chaque peuple doit se souvenir de ses propres renegats,
s'en souvenir comme etant les siens - a cela, point d'echappatoire.
Et puis, au fond, y a-t-il un exemple de renegat plus frappant que
Lenine lui-mcrne ? Or, Lenine etait russe, rien ne sert de le nier.
Oui, il abominait, il detestait tout ce qui touche la Russie ancienne,
toute Thistoire russe et a fortiori l'Orthodoxie. De la littcrature
russe il n'avait rctenu que Tchernychevski et Saltykov-Chtchedrine ;
Tourgueniev, avec son esprit liberal, l'amusait, et Tolstoi l'accu-
sateur, aussi. II n'a jamais manifeste le moindre sentiment d'af-
fection pour quoi que ce soit, pas meme pour le fleuve sur les bords
duquel s'etait dcroulce son enfance, la Volga (et n'intenta-t-il pas
un proces a ses paysans pour des degats commis sur ses terres ?).
Bien plus : c'est lui qui livra sans pitie" toute la region a l'effroyable
famine de 1921. Oui, tout cela est vrai. Mais c'est bien nous, nous
les Russes, qui avons cree ce climat dans lequel Lenine a grandi et
qui l'a empli de haine. C'est en nous que la foi orthodoxe a perdu
sa vigueur, cette foi dans laquclle il aurait pu grandir au lieu de lui
declarer une guerre sans merci. Comment ne pas voir en lui un
renegat ? Et pourtant, il est russe, et nous autres Russes, nous
rcpondons de lui. On invoque parfois ses origines ethniques. Lenine
etait un metis issu de races differentes : son grand-pere paternel,
Nikolai' Vassilievitch, etait de sang kalmouk et tchouvache, sa
grand-mere, Anna Alekseievna Smirnova, etait une Kalmouke, son
autre grand-p6re, Israel (Alexandre de son nom de bapteme) Davi-
dovitch Blank, etait juif, son autre grand-mere, Anna Iohannovna
(Ivanovna) Groschopf, 6tait la fille d'un Allemand et d'une
Suedoise, Anna Beata Estedt. Mais cela ne change rien a l'affaire.
Car rien de cela ne permet de l'exclure du peuple russe : il faut
reconnattre en lui d'une part un phenomene russien, car toutes ces
ethnies qui lui ont donne le jour ont ete" impliquees dans l'histoire
AUX COTES des bolcheviks 85
de 1' Empire russe, et, d' autre part, un phenomene russe, le fruit du
pays que nous avons construit, nous autres Russes, et de son climat
social - meme s'il nous apparait, du fait de son esprit toujours indif-
ferent a la Russie, voire souvent carrement fl«//-russe, comme un
phenomene parfaitement etranger a nous. Nous ne pouvons, malgre
tout, aucunement lc renier.
Que dire maintenant des renegats juifs ? Nous l'avons vu, au
cours de 1'annee 1917, aucune attirance particuliere pour les
bolcheviks ne s'est manifested chez les Juifs. Mais leur activisme
a cependant joue son role dans les bouleversements revolution-
naires. Au dernier Congres du RSDRP (Parti ouvrier social-demo-
crate russe) (Londres, 1907) qui fut, il est vrai, commun avec les
mencheviks, sur 302-305 delegues, 160 etaient juifs, soit plus de la
moitie - e'etait prometteur. Puis, a Tissue de la Conference d'avril
1917, juste apres 1'annonce des explosives Theses d'avril de
Lenine, parmi les 9 membres du nouveau Comite central figuraient
G. Zinoviev, L. Kamenev, la. Sverdlov. Lors du VI e Congres d'ete
du RKP(b) (le Parti communiste russe des bolcheviks, nouvelle
appellation du RSDRP), onze membres furent elus au Comite
central, au nombre desquels Zinoviev, Sverdlov, Trotski, Ouritski 1 .
Puis, lors de la « seance historique » rue Karpovka, dans l'appar-
tement de Himmer et Flaksermann, le 10 octobre 1917, quand fut
prise la decision de lancer le coup d'Etat bolchevique, parmi les
douze participants figurerent Trotski, Zinoviev, Kamenev, Sverdlov,
Ouritski, Sokolnikov. C'est la que fut elu le premier « Politburo »
qui allait connaitre un si brillant avenir, et, parmi ses sept membres,
toujours les memes : Trotski, Zinoviev, Kamenev, Sokolnikov. Ce
qui fait deja beaucoup. D. S. Pasmanik l'ecrit clairement : « II n'y
a pas de doute, les renegats juifs ont depasse en nombre le pour-
centage normal... ; ils ont occupe une trop grande place parmi les
commissaires bolcheviques 2 . »
Bien sur, tout cela se passait dans les spheres dirigeantes du
bolchevisme et ne laissait nullement presager un mouvement de
masse juif. En outre, les Juifs membres du Politburo n'agissaient
pas en un groupe constitue. Ainsi Kamenev et Zinoviev etaient
1. PEJ. t. 7, p. 399.
2. D. S. Pasmanik, Rousskaia rcvolioutsiia i evreistvo (Bohhevism i ioudaism) [La
Revolution russe el les Juifs (Bolchevisme et judaisme)], Paris, 1923, p. 155.
86 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
contre un coup d'Etat precipite. L'unique maitre d'ceuvre, le genie
du coup de force d'Octobre fut en verite" Trotski : il n'a pas exagere
son role dans ses Lecons d'Octobre. Ce froussard de Lenine qui,
lui, s'etait planque, n'apporta aucune contribution substantielle au
putsch.
Au fond, du fait de son internationalisme et a la suite de sa
dispute avec le Bund en 1903, Lenine s'en tenait a l'opinion que
de « nationality juive » il n'y a point et ne saurait y avoir ; que c'est
la une menee reactionnaire qui desunit les forces revolutionnaires.
(D' accord avec lui, Staline tenait les Juifs pour une « nation de
papier », et estimait leur assimilation ineluctable.) En consequence,
Lenine voyait dans l'antiscmitisme une manoeuvre du capitalisme,
une arme facile entre les mains de la contre-re volution, quelque
chose qui n'etait pas naturel. II comprenait fort bien, cependant,
quelle force mobilisatrice la question juive representait dans la lutte
ideologique en general. Et exploiter, pour le bien de la revolution,
le sentiment d'amertume tout particulier repandu chez les Juifs,
Lenine y etait toujours pret.
Or, des les premiers jours de la revolution, ce recours se revela
6 combien necessaire ! Lenine s'y raccrocha fortement. Lui qui
n'avait pas tout prevu sur le plan etatique, n'avait pas non plus
percu a quel point la couche cultivee de la nation juive, et plus
encore sa couche semi-cultivee, celle qui, du fait de la guerre,
s'etait trouvee dispersee a travers la Russie tout entiere, allait lui
sauver la mise au cours des mois et des annees decisives. Pour
commencer, elle allait prendre la place des fonctionnaires russes
massivement decides a boycotter le pouvoir bolchevique. Cette
population etait composee des frontaliers qui avaient ete chasses de
leurs villages et qui n'y etaient pas revenus apres la fin de la guerre.
(Par exemple, les Juifs expulses de Lithuanie pendant la guerre n'y
etaient pas tous rentres apres la revolution : n' etaient revenus que
les petites gens des campagnes, tandis que le « contingent urbain »
des Juifs de Lithuanie et « les jeunes etaient restes vivre dans les
grandes villes de Russie' ».)
Et ce fut justement « apres la suppression de la Zone de residence,
3. S. Gringaouz. Evreiskai'a natsionalnaia avlonomiia v Litve i drougikh stranakh
Pribaltiki [L'autonomie nationale juive en Lithuanie et dans les autres pays Baltes]
- LMJR-2, p. 46.
AUX COTES DES B0LCHEV1KS 87
en 1917, que s'ensuivit le grand exode des Juifs hors de ses fron-
tieres, vers 1'interieur du pays 4 ». Cet exode n'est plus celui de
refugies ou d'expulses, mais bel et bien de nouveaux colons. Des
informations de source sovietique pour l'annce 1920 temoignent :
« Dans la seule ville de Samara, au cours de ces dernieres annees,
se sont implantes plusieurs dizaines de milliers de refugies et
expulses juifs » ; a Irkoutsk, « la population juive a augmente, attei-
gnant quinze mille personnes... ; d'importantes colonies juives se
sont constitutes et en Russie centrale et sur les bords de la Volga
et dans l'Oural ». Pourtant, « la majeure partie continue a vivre des
subsides de 1'Aide socialc et autres organisations philantropiques ».
Et voila les lzvestia qui lancent un appel pour que « les organisa-
tions du Parti, les sections juives et les departements du Commis-
sariat aux Nationalites organisent une vaste campagne pour le non-
retour vers les "tombes des ancetres" et pour la participation au
travail de production en Russie sovietique s ».
Mais mettez-vous a la place des bolcheviks : ils n'6taicnt qu'une
petite poignee qui s'etait emparee du pouvoir, un pouvoir 6
combien fragile : en qui, grands dieux, pouvait-on avoir confiance ?
qui pouvait-on appeler a la rescousse ? Semion (Shimon) Diman-
stein, un bolchcvik de la premiere heure et qui, depuis Janvier 1918,
etait a la tete d'un Comite europeen specialcment cree au sein du
Commissariat aux Nationalites, nous livre la pensee de Lenine a ce
sujet : « Le fait qu'une grande partie de la moyenne intelligentsia
juive sc soit fixce dans les villes russes a rendu un fier service a la
revolution. Ils ont fait echouer la vaste entreprise de sabotage que
nous avons affrontee apres la revolution d'Octobre et qui repre-
scntait un grand danger pour nous. Ils furent nombreux - pas tous,
bien sur, loin de la - a saboter ce sabotage, et ce sont eux qui,
a cette heure fatidique, sauvercnt la revolution. » Lenine estimait
« inopportun de souligner cet episode dans la presse... », mais il fit
remarquer que « si nous r£uss?mes a nous emparer de l'appareil
dTEtat et a le restructurer, ce fut exclusivement grace a ce vivier
de nouveaux fonctionnaires - lucides, instruits et raisonnablement
competents 6 ».
4. PEJ, t.2, p. 312
5. lzvestia, 12 ocl. 1920, p. 1.
6. V. Lenine. O evreiskom voprose v Rossii [Sur la question juive en Russie], preTace
de S. Dimanstein, M., Proletarii, 1924. pp. 17-18.
88 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Les bolcheviks ont ainsi fait appel aux Juifs des les premieres
heures de leur prise de pouvoir, offrant aux uns des postes de
direction, aux autres des taches d'execution au sein de l'appareil
d'Etat sovietique. Et un grand nombre, un tres grand nombre repon-
dirent a 1' appel et s'engagerent aussitot. Le nouveau pouvoir avait
cruellement besoin d'executants qui fussent d'une fidelite a toute
epreuve - et il s'en trouva un grand nombre parmi les jeunes Juifs
laicises qui se melerent ainsi a leurs confreres, slaves et autres.
Ceux-la n'etaient pas forcement des « renegats » : il y avait parmi
eux des sans-parti, des personnes exterieures a la revolution, restees
jusque-la indifferentes a la politique. Chez certains, cette demarche
n'avait ricn d'ideologique ; elle pouvait n'etre dictee que par l'in-
teret personnel. Ce fut un phcnomene de masse. Et de ce moment
la les Juifs ne chercherent plus a s'installer dans les campagnes
jadis interdites, ils s'efforcerent de gagner les capitales : « Des
milliers de Juifs rejoignirent en foule les bolcheviks, voyant en eux
les defenseurs les plus acharnes de la revolution et les internationa-
listes les plus fiables... Les Juifs abonderent dans les basses couches
de l'appareil du Parti 7 . »
« Le Juif, qui ne pouvait evidemment pas etre issu de la noblesse,
du clerge ou de la fonction publique, se retrouvait dans les rangs
des personnalites d'avenir du nouveau clan 1 *. » Et voici que, pour
favoriser l'engagement des Juifs dans le bolchevisme, « des la fin
de l'annee 1917, tandis que les bolcheviks ebauchaient encore leurs
institutions, un departement juif au sein du Commissariat aux
Nationality se mit a fonctionner' 1 ». Ce departement fut, des 1918,
transforme en un Commissariat europeen a part. Et en mars 1919,
lors du Vm e Congres du RKP (b), allait etre proclamee l'Union
europeenne communiste de la Russie sovietique comme partie inte-
grante mais autonome du RKP (b). (L'intention etait d'integrer cette
Union dans le Komintern et de saper ainsi definitivement le Bund).
Une section europeenne speciale au sein de l'Agence telegraphique
russe fut egalement creee (ROSTA).
7. Leonard Schapiro. The role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement,
in The Slavonic and East European Review, vol.40, London, Athlone Press, 1961-62,
p. 164.
8. M. Kheifets, Nashi obschiie" ouroki [Nos communes lecons] - « 22 », n° 14, p. 162.
9. Tribune juive, hebdomadaire. numdro consacri aux intdrets des Juifs russes, Paris,
1923, 7 septembre, p. 1.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 89
D. Schub justifie ces initiatives en disant que «d'importants
contingents de la jeunesse juive ont rejoint le Parti communiste » a
la suite des pogroms survenus dans les territoires occupes par les
Blancs 1 " (c'est-a-dire a partir de 1919). Mais cette explication ne
tient pas la route. Car 1 'entree massive des Juifs dans l'appareil
sovietique s'est produite vers la fin de l'annee 1917 et au cours de
l'annee 1918. II ne fait pas de doute que les evenements de 1919
(cf, infra, chapitre 16) ont renforce le lien des elites juives avec les
bolcheviks, mais ils ne l'ont nullement suscite.
Un autre auteur, un communiste, explique « le role particulie-
rement important du revolutionnaire juif dans notre mouvement
ouvrier» par le fait que Ton observe chez les ouvriers juifs,
« fortement developpes, les traits de caractere qu'exige tout role de
meneur », traits qui sont encore a l'etat d'ebauche chez les ouvriers
russes : une exceptionnelle energie, le sens de la solidarite, l'esprit
de systeme".
Peu d'auteurs nient le role d'organisateurs qui fut celui des Juifs
dans le bolchevisme. D. S. Pasmanik le souligne : « L' apparition
du bolchevisme est liee aux particularites de l'histoire russe... mais
son excellente organisation, le bolchevisme la doit en partie a
Taction des commissaires juifs 12 . » Ce role actif des Juifs dans le
bolchevisme n'a pas echappe aux observateurs, notamment en
Amerique : « La revolution russe est passee rapidement de la phase
destructrice a la phase constructive, et cela est visiblement impu-
table au genie edificateur inherent a Finsatisfaction juive". » En
pleine euphorie d'Octobre, combien ne furent-ils pas, les Juifs qui
revendiquerent eux-memes, la tete haute, leur action au sein du
bolchevisme !
Rappelons-nous : tout comme, avant la revolution, les revolution-
naires et les radicaux liberaux s'etaient empresses d'exploiter a des
fins politiques - et nullement par charite" - les restrictions imposees
aux Juifs, de meme, dans les mois et les annees qui suivirent
10. D. Schub, Evrei' v rousskoi' revolioutsii [Les Juifs dans la revolution russe]
- LMJR-2, p. 142.
1 1. lou. Larine, Evrei i anlisemitizn v SSSR [Les Juifs et I'antis^mitisme en URSS],
M.. L., Giz, 1929, pp. 260-262.
12. D. S. Pasmanik, Tchevo my dobyvaemsia '.' [Qu'cst-ce que nous recherchons ?]
- RiE. p. 212.
13. American Hebrew. 10 sept. 1920, p. 507.
90 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Octobre, les bolcheviks, avec la plus grande complaisance, se
servirent des Juifs au sein de l'appareil d'Etat et du Parti - la aussi,
non par sympathie, mais parce qu'ils trouvaient leur interet dans la
competence, 1' intelligence et le particularisme des Juifs face a la
population russe. Sur place ils utiliserent les Lettons, les Hongrois,
les Chinois : ceux-la n'allaient pas faire de sentiment...
La population juive dans sa masse montra vis-a-vis des
bolcheviks une attitude mefiante, voire hostile. Mais lorsque, du fait
de la revolution, elle eut acquis une liberte complete qui favorise un
veritable essor de I'activite" juive dans les domaines politique,
social, culturel - activity fort bien organisee de surcroit -, elle ne
fit rien pour empecher les Juifs bolcheviques d'occuper les posi-
tions clis, et ceux-ci firent un usage demesurement cruel de ce
nouveau pouvoir tombe entre leurs mains.
A dater des annees 40 du xx e siecle, apres que le pouvoir
communiste eut rompu avec le judai'sme mondial, Juifs et commu-
nistes furent pris de gene et de crainte, et ils preTererent taire et
dissimuler la forte participation des Juifs a la revolution commu-
niste, cependant que les velleites de se souvenir et de nommer le
phenomene etaient qualifiees par les Juifs eux-memes d' intentions
carrement antisemites.
Dans les annees 1970-1980, sous la pression de nouvelles revela-
tions, la vision des annees revolutionnaires s'ajusta. Des voix en
nombre assez considerable se firent entendre publiquement. Ainsi
le poete Naoum Korjavine ecrivit : « Si Ton fait de la participation
des Juifs a la revolution un sujet tabou, Ton ne pourra plus du tout
parler de la revolution. II fut un temps ou Ton tirait meme orgueil
de cette participation... Les Juifs ont pris part a la revolution,
et dans des proportions anormalement elevees 14 . » M. Agourski
ecrivit de son cote : « La participation des Juifs a la revolution et
a la guerre civile ne s'est pas limitee a un engagement extremement
actif dans l'appareil d'Etat ; elle a ete infiniment plus large 15 . » De
meme le socialiste israelien S. Tsyroulnikov affirme : « Au debut de
la revolution, les Juifs... ont servi d'assise au nouveau regime 16 . »
14. Literatournyi kourier [Le Courrier littcraire], trimestriel, USA. 1985, n° II, p. 67.
15. M. Agourski, Ideologuia natsional-bolchevisma [L'iddologie du nalional-bolche-
visme], Paris, YMCA Press, 1980, p. 264.
16. S. Tsyroulnikov. SSSR, evrei" i Israil [L'URSS, les Juifs et Israel] - TN, n° 96,
p. 155.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 91
Mais il est egalement de nombreux auteurs juifs qui, jusqu'a ce
jour, soit nient l'apport des Juifs au bolchevisme, ou meme en
rejettent rageusement l'idee, soit - c'est le plus frequent - ne l'envi-
sagent qu'a leur corps defendant.
La chose est pourtant averee : ces renewals juifs ont quelques
annees durant ete des leaders au sein du Parti bolchevique, a la tete
de rArmee rouge (Trotski), du VTsIK (Sverdlov), des deux capi-
tales (Zinoviev et Kamenev), du Komintern (Zinoviev), du
Profintern (Dridzo-Lozovski) et du Komsomol (Oscar Ryvkine,
puis, apres lui, Lazare Chatskine, lequel dirigea aussi lTnterna-
tionale communiste de la Jeunesse).
« C'est vrai qu'au sein du premier Sovnarkom ne siegeait qu'un
seul Juif, mais celui-ci dtait Trotski, le numero deux, derriere
Lenine, dont l'autorite depassait celle de tous les autres 17 . » Et de
novembre 1917 a Pete 1918, l'organe reel du gouvernement etait
non pas le Sovnarkom, mais ce que Ton appelait le « Petit
Sovnarkom » : Lenine, Trotski, Staline, Kareline, Prochian. Apres
Octobre, le Presidium du VTsIK revetit une importance egale a
celle du Sovnarkom, et parmi ses six membres figuraient Sverdlov,
Kamenev, Volodarski, Svetlov-Nakhamkis.
M. Agourski le fait remarquer fort justement : pour un pays ou
Ton n'avait pas coutume de voir des Juifs au pouvoir, quel
contraste ! « Un Juif a la presidence du pays... un Juif au ministere
de la Guerre... Tl y avait la quelque chose a laquelle la population
de souche en Russie pouvait difficilement s'accoutumer 18 . » Oui,
quel contraste ! Surtout quand on sait de quel president, de quel
ministre il s'agissait !
*
La premiere action d'envergure des bolcheviks fut, en signant la
paix separee de Brest-Litovsk, de ceder a l'Allemagne une 6norme
portion du territoire russe, afin d'asseoir leur pouvoir sur la partie
restante. Le chef de la delegation signataire etait Ioffe ; le chef de
la politique etrangere, Trotski. Son secretaire et fonde de pouvoir,
I. Zalkine, avait occupe le cabinet du camarade Neratov au
17. L Schapiro, op. cil., pp. 164-165.
18. M. Agourski, p. 264.
92 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ministere et opere" une purge au sein de l'ancicn appareil pour creer
un nouvel organisme, le Commissariat aux Affaires etrangeres.
Au cours des auditions effectuees en 1919 au Senat americain et
ci-dcssus citees, le docteur A. Simons, qui de 1907 a 1918 avait
ete le doyen de l'Eglise episcopalienne methodiste de Petrograd,
formula une remarque interessante : « Alors qu'ils ne machaient
pas leurs mots pour critiquer les Allies, Lenine, Trotski et leurs
affides n'ont jamais exprimc - du moins n'en ai-je jamais entendu -
le moindre blame a l'cndroit de 1'Allcmagne. » Et dans le meme
temps, en m'entretenant « avec des representants officiels du
gouvernement sovietique, j'ai decouvert qu'ils nourrissaient le desir
de conserver dans la mesure du possible des relations amicales
avec l'Amcrique. Ce desir 6tait interpret^ par les chancelleries
alliees comme une tentative visant a detacher l'Amerique de ses
partenaires. En outre, au cas ou le regime sovietique s'effondrerait,
ils escomptaient que notre pays [les Etats-Unis] servirait de
refuge aux demons bolcheviques qui pourraient ainsi sauver leur
peau'^w.
Le calcul est plausible. N'est-il pas meme... certain ? On peut
supposer que Trotski en personne, fort de sa recente experience en
Amerique, confortait ses comparses dans cette esperance.
Mais la ou le calcul des leaders bolcheviques etait plus ambitieux
et tout a fait fonde, c'est quand il portait sur le recours aux grands
financiers americains.
Trotski lui-meme etait un internationaliste incontestable, et on
peut le croire lorsqu'il declare avec emphase qu'il rcjette pour lui-
meme toute appartcnance a la judeite. Mais si Ton en juge par les
choix qu'il fit dans ses nominations, on voit que les Juifs renegats
lui etaient plus proches que les Russes renegats. (Ses deux assistants
les plus proches etaient Glazman et Sermuks ; le chef de sa garde
personnelle, Dreitser 2 ".) Ainsi, quand il fallut trouver un suppleant
autoritaire et impitoyable pour occuper ce poste au Commissariat a
la Guerre - jugez du peu ! -, Trotski nomma sans broncher Ephrai'm
Sklianski, un m6decin qui n'avait rien ni d'un militaire ni d'un
19. Oktiabrskaia revolioutsiia percd soudom amcrikanskikh senalorov [La revolution
d"Octobre devanl le tribunal des secateurs americains). compte rendu ofticiel de la
Commission Overmen du Senat. M. ; L.. GIZ, 1927. p. 7.
20. Robert Conquest, Bolchoi terror [La Grande Terreur], trad, de 1' anglais « The
Great Terror », Londres, 1968 ; trad, francaise, Paris, 1968.
AUX COTES des bolcheviks 93
commissaire. Et ce Sklianski, en tant que vice-president du Conseil
revolutionnaire de guerre, va apposer sa signature au-dessus de
celle du Commandant supreme, le general S.S. Kamenev !
Trotski n'a pas songe une seule seconde a 1' impression que
feraient sur les militaires du rang la nomination d'un medecin ou
l'extraordinaire promotion d'un Sklianski : il n'en avait que faire.
Et pourtant e'est lui qui declara un jour : « La Russie n'a pas atteint
la maturite necessaire pour tolerer un Juif a sa tete » ; cette phrase
fameuse montre que la question le preoccupait tout de meme lors-
qu'elle etait formulee a son sujet...
II y eut aussi cette scene bien connue : la seance inaugurale de
l'Assemblee constituante est ouverte le 5 Janvier 1918 par le doyen
des deputes, S. P. Chevtsov, mais Sverdlov, avec la derniere impu-
dence, lui arrache la clochette, le chasse de la tribune et reprend
la seance. Cette Assemblee constituante si longtemps attendue, si
ardemment desiree, ce soleil sacre qui allait deverser le bonheur
sur la Russie - il suffit de quelques heures a Sverdlov et au matelot
Jelezniakov pour lui tordre le cou !
La Commission panrusse pour les elections a l'Assemblee
constituante avait ete precedemment dissoute, et son organisation
avait €t€ confiee a une personne privee, le jcune Brodski. Quant a
l'Assemblee - si ardemment desiree - sa gestion revenait a
Ouritski, lequel etait aide de Drabkine, charge de constituer pour
sa part une nouvelle chancellerie. C'est ainsi, par ce genre d'opera-
tions, que le nouveau type - juif - de gouvernement fut esquisse.
Autres actions preliminaires : des membrcs eminents de l'As-
semblee constituante, des personnalites connues de la Russie
entiere, comme, par exemple, la comtesse Panine, une immense
bienfaitrice, furent arretes par un obscur personnage, un certain
Gordon. (D'apres le journal Den [Le Jour], Gordon etait l'auteur
de quelques mechants articles patriotiques parus dans Petrogradski
Kourier [Le Courrier de Petrograd], puis il s'etait lance dans le
commerce du chou et des engrais chimiques - avant de devenir
enfin bolchevik 21 .)
Autre chose encore a ne pas oublier : les nouveaux mattres du
pays ne negligeaient pas leur interet personnel. En clair : ils
pillaient les honnetes gens. « L'argent derobe est en regie generale
21. Den, 1917, 5 ddcembre, p. 2
94 DEUX SIECLES ENSEMBLE
converti en diamants... A Moscou, Sklianski passe pour etre "le
premier acheteur de diamants" » ; il s'etait fait prendre en
Lithuanie, lors de la verification des bagages de la femme de
Zinoviev, Zlata Bernstein-Lilina - « des bijoux ont ete trouves,
d'une valeur de plusieurs dizaines de millions de roubles 22 ». (Et
dire que nous avons cru a la legende selon laquelle les premiers
chefs re\olutionnaires etaient des idealistes desinteresses !) A la
Tcheka, nous dit un temoin digne de foi, lui-meme passe entre ses
griffes en 1920, les chefs des prisons etaient habituellement des
Polonais ou des Lettons, tandis que « la section chargee de la lutte
contre les trafiquants, done la moins dangereuse et la plus lucrative,
etait aux mains de Juifs 23 ».
Outre les postes du devant de la scene, il existait dans la structure
du pouvoir leninien, comme dans toute conspiration, des figures
muettes et invisibles destinees a ne jamais inscrire leurs noms dans
une quelconque chronique : depuis Ganetski, cet aventurier qu'af-
fectionnait Lenine, jusqu'a toutes les troubles figures gravitant dans
l'orbite de Parvus. (Cette Evgueniia Sumenson, notamment, qui fit
surface pour un court laps de temps durant l'ete 1917, qui fut meme
arretee pour une manigance financiere avec 1' Allemagne et qui resta
en liaison avec les tetes de file bolcheviques, bien qu'clle ne figurat
pas sur les listes des dirigeants de l'appareil.) Apres les « journees
de juillet », la Rousskaia Volia publia des documents bruts sur
l'activite clandestine de Parvus et de son plus proche collaborateur,
Zourabov, lequel « occupe aujourd'hui, dans les cercles sociaux-
democrates de Petrograd, une position en vue » ; « se trouvaient
egalement a Petrograd messieurs Binstock, Levine, Perazitch et
quelqucs autres 24 ».
Ou encore : Samuel Zaks, le beau-frere de Zinoviev (le mari de
sa saur), patron de la filiate de l'officine de Parvus a Petrograd et
fils d'un riche fabricant de la ville, lequel avait fait cadeau aux
bolcheviks, en 1917, de toute une imprimerie.
Ou bien, appartenant a Tequipe de Par\'us lui-meme, Samuel
22. S. S. Maslov, Rossiia posle tchctyriokh let revolioutsii [La Russie apres quatre
annccs de revolution], Paris, Rousskaia petchat, 1922, Livre 2, p. 190.
23. S. E. Troubetskoi, Minouvchee |Le Passe], Paris. YMCA Press, 1989, pp. 195-196,
coll. La Bibliotheque des Memoires russes (BMR) ; serie : Notre passe recent, fasc. 10.
24. Rousskaia Uolia [La Volonte russc], 1917, 8 juillet, livraison du soir, p. 4.
AUX CdltS DBS BOLCHF.VIKS 95
Pikker (Alexandre Martynov 25 , avec lequel avait jadis polcmique
Lenine sur des questions theoriques - mais voila que l'heure 6tait
venue de servir le Parti et Martynov etait entre en clandestine).
Citons quclques autres figures marquantes. L'illustrissime (pour
les massacres en Crimee) Rosalia Zalkind-Zemliatchka, veritable
furie de la terreur : elle etait en 1917-1920, bien avant Kaganovitch,
secretaire du Comite des bolchcviks de Moscou aux cotes de
V. Zagorski, I. Zelenski, I. Piatnitski 26 . Quand on sait que les Juifs
constituaient plus du tiers de la population d'Odessa, on ne s'etonne
nullcmcnt d'apprendre que « dans les institutions revolutionnaires
d'Odessa, il y avait un grand nombre de Juifs ». Le president du
Conseil revolutionnaire de guerre, puis du Sovnarkom d'Odessa,
etait V. Ioudovski ; le president du Comite de province du Parti,
la. Gamarnik 27 . Ce dernier montera bientot a Kiev pour y etre le
president des Comites de province - Comite revolutionnaire,
Comite executif du Parti, ensuite president des Comitds de region,
enfin secretaire du Comite central' de Bielorussie, membre du
Conseil revolutionnaire de guerre de la region militaire de Bielo-
russie 28 . Et que dire de I'etoile montante, Lazare Kaganovitch, le
president du Comite de province du Parti de Nijni-Novgorod en
1918? En aout-septembre, les proces-verbaux relatant les opera-
tions de terreur massive dans la province debutent tous par cette
mention : « En presence de Kaganovitch », « Kaganovitch etant
present 29 » - et avec quelle vigilance !... II existe une photo, qui a
ete publiee par inadvertance et qui porte cette legende : « Photo-
graphic du presidium d'une des reunions du Comite de Leningrad,
e'est-a-dire du Soviet de Petrograd apres la revolution d'Octobre.
La majorite absolue a la table du presidium est constitute par des
Juifs 30 . »
25. Bolcheviki : Dokoumenty po istorii bolchevizma s 1903 po 1916 god byvch.
Moskovskogo Okhrannogo Otdeleniia [Les boleheviks : Materiaux pour l'histoire du
bolchevisme de 1903 a 1916 de l'ancienne Okhrana de Moscou], presented par
M. A. Tsiavlovski. completes par A. M. Serebriannikov. New York, Telex, 1990, p. 318.
26. PEJ, t. 5, p. 476.
27. PEJ, t. 6, p. 124.
28. EJR (2 e edition revue et completee), t. 1, p. 267.
29. Nijegorodski Partarkhiv [Archives du Parti de Nijni-Novgorod], f. 1, op. 1,
dossier 66, fcuillcts 3, 12, etc.
30. Larine. p. 258.
96 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Passer en revue tous les noms de ceux qui ont occupe des postes impor-
tartts, voire souvent des postes-cles, n*est a la portee de personne. Nous
citerons a litre d' illustrations quelques noms en essayant de les assortir
de quelques details. - Voici Arkadi Rosengoltz au nombre des acteurs du
coup d'Etat d'Octobre a Moscou ; il fut ensuite membre des Conseils
revolutionnaires de guerre de plusieurs corps d'armee, puis de la Repu-
blique ; il fut « le plus proche assistant » de Trotski ; il occupa ensuite
toute une serie de postes importants : le Commissariat aux Finances,
1' inspection des Ouvriers et Paysans (un organe d'inquisition), enfin le
Commissariat au Commerce exterieur pendant sept ans. - Semion
Nakhimson qui, a la veille d'Octobre, etait commissaire des tristement
celebres tirailleurs lettons, fut le feroce commissaire de la region militaire
de Iaroslav (il fut tue au cours d'une insurrection dans la ville). - Samuel
Zwilling qui, apres sa victoire sur rataman d'Orenbourg, Doutov, prit la
tete du Comite executif de la region d'Orenbourg (il fut tue peu apres).
- Zorakh Grindberg, commissaire a l'lnstruction et aux Beaux-Arts de la
Commune du Nord, qui prit position contre l'enseignement de l'hebreu,
« bras droit » de Lounatcharski. - Voici Evgueniia Kogan, l'^pouse de
Kouibychev : elle etait deja en 1917 secretaire du Comite du Parti de la
region de Samara ; en 1918-19, elle devint membre du Tribunal revolu-
tionnaire militaire de la Volga ; en 1920, elle se retrouve au Comite de
ville de Tachkent, puis en 1921 *a Moscou ou elle devient secretaire du
Comite de ville puis secretaire du Comite national dans les annees 30.
- Et voici le secretaire de Kouibychev, Semion Joukovski : il va de
sections politiques en sections politiques des armces ; on le retrouve tantot
au departemcnt de la propagande du Comite central du Turkestan, tantot
responsable politique de la Flotte de la Baltique (pour les bolcheviks tout
est a portee de main...), tantot, enfin, au Comite central. - Ou bien ce sont
les freres Bielienki : Abram, a la tete de la garde personnelle de Linine
pendant les cinq dernieres annees de sa vie ; Grigori, qui passa du Comite
d'arrondissement de la Krasnai'a Presnia au poste de responsable de 1' agit-
prop au Komintern ; Efim : on le trouve au Conseil superieur de l'Eco-
nomie nationale, a l'lnspection ouvriere et paysanne (RKI), au Commis-
sariat aux Finances. - Dimanstein, apres etre passe par le Commissariat
europeen et la Section europeenne, est au Comite central de Lithuanie-
Bieiorussie, au Commissariat a l'lnstruction du Turkestan, puis chef de la
Propagande politique d' Ukraine. - Ou bien Samuel Filler, un apprenti
apothicaire de la province de Kherson, qui se hissa jusqu'au presidium de
la Tcheka de Moscou, puis de la RKI. - Ou encore Anatoli (Isaac) Koltun
(« a deserte et emigre aussitot apres », puis est rentre en 1917) : on le
trouve et a un poste dirigeant a la Commission centrale de controle du
AUX c6tes des bolcheviks 97
VKP (b) et comme responsable du Parti au Kazakhstan, puis a laroslav, a
Ivanovo, puis de nouveau a la Commission de controle, ensuite au
Tribunal de Moscou - et le voila soudain a la Recherche scientifique 31 !
Le role des Juifs est particulierement visible dans les organes de la
RSFSR charges de ce qui constitue le probleme crucial de ces annees-la,
annees du communisme de guerre : le ravitailkment. Ne regardons que
les postes cles. - Moi'sei Froumkine : de 1918a 1922, membre du college
du Commissariat au Ravitaillement de la RSFSR, et a partir de 1921 - en
pleine famine - Commissaire suppleant ; il est aussi president du Conseil
d'administration du Fonds alimentaire (Glavprodoukt) et il a pour
assistant I. Rafa'ilov. - Iakov Brandenbourgski-Goldzinski, revenu de Paris
en 1917 et devenu aussitot membre du Comite au Ravitaillement de
Petrograd et a partir de 1918 membre du Commissariat ; pendant la guerre
civile, charge" de pouvoirs extraordinaires au VTsIK pour les operations
de requisitions dans plusieurs provinces. - Isaac Zelenski : en 1918-20 a
la section du ravitaillement du Soviet de Moscou, puis membre du college
du Commissariat au Ravitaillement de la RSFSR ; on le retrouve plus tard
au secretariat du Comite central et secretaire pour l'Asie centrale.
- Semion Voskov (arrive d'Amerique en 1917, acteur du coup d'Etat
d'Octobre a Petrograd) : en 1918, commissaire au Ravitaillement pour
l'immense region du Nord. - Miron Vladimirov-Cheinfinkel : depuis
octobre 1917 a la tete du service de Ravitaillement pour la ville de
Petrograd, puis membre du college du Commissariat au Ravitaillement de
la RSFSR ; en 1921 : commissaire au Ravitaillement pour l'Ukraine, puis
a l'Agriculture. - Grigori Zousmanovitch, commissaire en 1918 au Ravi-
taillement de l'armee en Ukraine. - Moi'sei Kalmanovitch : fin 1917,
commissaire au Ravitaillement du Front de l'Ouest ; en 1919-1920,
commissaire au Ravitaillement de la RSS de Bielorussie, puis de la RSS
de Lithuanie-Bielorussie, et president d'une commission speciale au Ravi-
taillement du Front de l'Ouest (au faite de sa carriere : president du
Conseil d'administration de la Banque centrale d'tlRSS) 32 .
Des documents r&emment publies nous instruisent sur la facon dont
6clata la grande revoke paysanne de 1921 en Siberie occidentale, l'insur-
rection d'Ichim. Apres les feroces requisitions de 1920, alors que la region
avait, au l er Janvier 1921, rempli a 102 % le plan de requisition exige, le
commissaire au Ravitaillement de la province de Tioumen, Indenbaum,
institua une semaine supplemental pour « parachever » celui-ci, du
31 . (rec) Bolchcviki [Les bolcheviks]. 1903-1916. p. 340 ; EJR. t. 1, pp. 100-101. 376,
427, 465-466 ; t. 2, pp. 51, p. 61, 321, 482 ; t. 3. p. 306.
32. EJR, t. 1, pp. 160, 250, 234, 483, 502. 533 ; t. 3, p. 260.
98 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l er au 7 Janvier, soil la semainc precedant Noel*. Le commissaire aux
requisitions d'Ichim recut, tout comme les autres, la directive officielle :
« Les requisitions doivent etre executees sans tenir compte des conse-
quences, en confisquant, si bcsoin est, tout le grain dans les villages
(souligne par moi - A. S.) et en ne laissant au producteur qu'une ration
de famine ». Dans un telegramme signe de sa main, Indenbaum exigeait
« la plus impitoyable repression et la confiscation systematique du ble" qui
pourrait encore se trouver la ». Pour former les brigades de requisition,
on enrolait, non sans l'assentiment d'lngenbaum, des malfrats, des sous-
proletaires qui n'avaient aucun scrupule a matraquer les paysans. Le
Letton Matve'i Lauris, membre du Commissariat de province au Ravitail-
lement, usa de son pouvoir pour son enrichissement et son plaisir per-
sonnels : ayant pris ses quartiers dans un village, il se fit amener trente et
une femmes pour lui-meme et son escouade. Au X e Congres du RKP (b),
la delegation de Tioumen rapporta que « les paysans qui refusaient de
donner leur ble etaient places debout dans des fosses, arroses d'eau, et ils
mouraient geleV ».
On a appris l'existence de certains individus sculemenl quelques annees
plus tard grace a des notices necrologiques parues dans les Izvestia. Ainsi :
« Le camarade Isaac Samoilovitch Kizelstein est mort de tuberculose » ;
il avait etc mandataire du college de la Tcheka, puis membre du Conseil
revolutionnaire de guerre de la 5 C et de la 14 e armees, « toujours devoue
au Parti et a la classe ouvriere- ,4 ». Et combien en compte-t-on, de ces
« obscurs travailleurs » de toutes national ites, parmi les etrangleurs de
la Russie !
Les Juifs bolcheviques portaient souvent, outre leur surnom de revolu-
tionnaire clandestin, des pseudonymes ou des patronymes modifies.
Exemple : dans une notice necrologique de 1928, deces d'un bolchevik
de la premiere heure, Lev Mikhailovitch Mikhai'lov, qui etait connu au
Parti comme Politikus, autrement dit par un surnom ; son vrai nom,
Elinson, il I'a emporte dans la tombe-* 5 . Qu'est-ce qui poussa un Aron
Roufelevitch a prendre le patronyme ukrainien de Taratut ? Iossif Arono-
vitch Tarchis avait-il honte de son nom ou bien voulait-il se donner plus
de poids en prenant le nom de Piatnitski 7 Et que dire des Gontcharov,
33. Zemlia sibirskaia. dalnievostotchnaia [Terre siberienne, extreme-orientale], Omsk.
1993, n« 5-6 (mai-juin). pp. 35-37.
34. Izvestia. 1931, 7 avril, p. 2.
35. Izvestia, 1928, 6 mars, p. 5 ; EJR, t. 2, pp. 295-296.
* Selon le calendrier julien reste" en vigucur dans l'Eglise orthodoxe, Noel se fete
le 7 Janvier.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 99
Vassilenko et autres... ? Les considerait-on dans leurs propres families
comme des traitres ou simplement comme des poltrons ?
Des observations prises sur le vif nous sont restees. I. F. Najivine
consigne les impressions qu'il a recues tout au debut du pouvoir
sovietique : au Kremlin, a l'administration du Sovnarkom « regnent
le desordre et le chaos. On ne voit que des Lettons et encore des
Lettons, des Juifs ct encore des Juifs. Je n'ai jamais ete antisemite,
mais la, il y en avait tant que cela vous sautait aux yeux, et tous
plus jeunes les uns que les autres 36 ».
Korolenko lui-meme, tout liberal et architolerant qu'il fut, lui qui
eprouvait une vive sympathie pour les Juifs victimes des pogroms,
note dans ses Carnets, au printemps 1919 : « Parmi les bolcheviks,
il y a un grand nombre de Juifs et de Juives. Leur manque de tact,
leur assurance sont frappants et irritants », « le bolchevisme s'est
deja epuise en Ukraine, la "Commune" ne rencontre que haine sur
son chemin. On voit surgir sans cesse au milieu des bolcheviks - et
surtout a la Tcheka - des physionomies juives, et cela exacerbe les
sentiments traditionnels, encore tres virulents, de judeophobie" ».
Des les premieres annees du pouvoir sovietique, les Juifs sont
en surnombre non seulement dans les hautes spheres du Parti, mais
aussi, de facon plus remarquable encore et plus sensible pour la
population, dans les administrations locales, les provinces et les
cantons, aux spheres inferieures, la ou s'etait implantee la masse
anonyme des Streitbrecher accourue au secours du nouveau
pouvoir encore fragile ct qui 1' avait consolide, sauve. L'auteur du
Livre des Juifs de Russie ecrit : « L'on ne peut pas ne pas evoquer
Taction des nombreux bolcheviks juifs qui ont travaille dans les
localites en qualite d'agents subaltemes de la dictature et qui ont
cause d'innombrables maux a la population du pays » - et il ajoute :
« y compris a la population juive 38 ».
L' omnipresence des Juifs aux cotes des bolcheviks eut, au
cours de ces journees et de ces mois terribles, les plus atroces
36. /v. Najivine, Zapiski o revolioutsii [Notes sur la revolution], Vienne. 1921, p. 93.
37. P. I. Negretov, V. G. Korolenko ; Letopis jizni i tvortchestva [V. G. Korolenko :
Chronique de la vie et de I'ceuvre, 1917-1921] sous la red. de A. V. Khrabrovitski,
Moskva : Kniga, 1990, pp. 97, 106.
38. G. Aronson, Evreiskaia obschestvennost v Rossii v 1917-1918 gg. [L' Opinion
publique juive en Russie en 1917-1918J, PEJ-2, 1968, p. 16.
100 DEUX SIECLES ENSEMBLE
consequences. Parmi elles, l'assassinat de la famille imperiale,
dont, de nos jours, tout le monde parle et ou la part des Juifs est
aujourd'hui exageree par les Russes, qui trouvent dans cette pensee
dechirante une jouissance mauvaise. Comme il se doit, les Juifs les
plus dynamiques (et ils sont nombreux) se trouvaient au plus fort
des dvenements et souvent aux postes de commande. Ainsi pour
l'assassinat de la famille du tsar : les gardiens (les assassins)
etaient des Lettons, des Russes et des Magyars, mais deux person-
nages jouerent un role decisif : Philippe Golochtchokine et lakov
Iourovski (lequel avait re$u le bapteme).
La decision finale appartenait a Lenine. S'il osa trancher en
faveur de l'assassinat (alors que son pouvoir etait encore fragile),
c'est parce qu'il avait bien prevu et la totale indifference des Allies
(le roi d'Angleterre, cousin du tsar, n'avait-il pas deja, au printemps
1918, refuse l'asile a Nicolas II?) et la funeste faiblesse des
couches conservatrices du pcuple russe.
Golochtchokine, qui avait etc exile dans la province de Tobolsk
en 1912 pour quatre ans et qui, en 1917, se trouvait dans l'Oural,
s'entendait a merveille avec Sverdlov : leurs conversations telepho-
niques, entre Iekaterinbourg et Moscou, revelent qu'en 1918 ils se
tutoyaient. Des 1912 (a l'instar, la aussi, de Sverdlov),
Goloschiokine etait membre du Comite central du Parti bolche-
vique ; apres le coup d'Etat d'Octobre, il devint secretaire du
Comite de province de Perm et de Iekaterinbourg, puis du Comite"
de region de l'Oural, autrement dit il etait devenu le maitre absolu
de la region 39 .
Le projet d'assassinat de la famille imperiale murissait dans les
cerveaux de Lenine et de ses acolytes - tandis que, de leur cote,
les deux patrons de l'Oural, Golochtchokine et Bieloborodov
(president du Soviet de l'Oural) mijotaient leurs propres machi-
nations. On sait maintcnant qu'au debut de juillet 1918 Golos-
chiokine s'etait rendu a Moscou dans le but de convaincre Lenine
que laisser « s'enfuir » le tsar et sa famille etait une mauvaise
solution, qu'il fallait carrement ouvertcment les executer, puis
annoncer la chose publiquement. Convaincre Lenine qu'il fallait
supprimer le tsar et sa famille n'etait pas necessaire, lui-meme n'en
doutait pas un seul instant. Ce qu'il craignait, e'etait la reaction du
39. (Rec.) Bolcheviki, 1903-1916, p. 13. pp. 283-284.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 101
peuple russe et de l'Occident. II y avait neanmoins deja des indices
que la chose passerait sans faire de vagues. (La decision dependrait
aussi, evidemment, de Trotski, de Kamenev, de Zinoviev, de
Boukharine - mais ils etaient pour l'hcure absents dc Moscou, et
puis leur mentalite, a l'exception de celle, peut-etre, de Kamenev,
permettait de supposer qu'aucun d'eux n'aurait rien a y redire.
Trotski, on le sait, approuvait sans etats d'ame. Dans son journal
de 1935, il raconte qu'a son arrivee a Moscou il eut une conver-
sation avec Sverdlov. « Je demandai incidemment : "Au fait, ou est
le tsar?" - "C'est chose faite, repondit-il. Fusille." - "Et la
famille ?" - "La famille aussi, avec lui." - "Tous ?" demandai-je
avec une pointe d'etonnement. - "Tous ! repondit Sverdlov... et
alors ?" II attendait une reaction de ma part. Je ne repondis rien.
"Et qui l'a decide ?" demandai-je. - "Nous tous, ici" - Je ne posai
plus de questions, je mis une croix sur le sujct. Au fond, cette
decision etait plus que raisonnable, elle etait necessaire - non pas
simplement dans le but de faire peur, d'epouvanter Fennemi, de lui
faire perdre tout espoir, mais dans le but d'electriser nos propres
rangs, de faire comprendre qu'il n'y avait pas de retour en arriere,
que nous n'avions devant nous qu'une victoire sans partage ou une
mort certaine 40 . »
M. Heifets a recherche qui a pu assister a cet ultime conseil
preside par Lenine ; sans aucun doute : Sverdlov, Dzerjinski ;
probablement : Petrovski et Vladimirski (de la Tcheka), Stoutchka
(du Commissariat a la Justice) ; peut-etre : V. Schmidt. Tel fut le
tribunal qui condamna le tsar. Quant a Golochtchokine, il etait
rentre le 12 juillet a Iekaterinbourg dans Pattente du dernier signal
envoye de Moscou. Ce fut Sverdlov qui transmit l'ultime
instruction de Lenine. Et Iakov Iourovski, un horloger, fils d'un
criminel qui avait ete deporte en Siberie - ou etait ne le rejeton -,
avait ete mis en juillet 1918 a la tete de la maison Ipatiev. Ce
Iourovski manigancait l'operation et reflechissait aux moyens
concrets de la mener a bien (avec l'aide de Magyars et de Russes,
dont Pavel Medvedev, Piotr Ermakov), ainsi qu'a la meilleure facon
de faire disparaitre les corps 41 . (Signalons ici le concours apporte
40. Lev Trotski, Dnevniki i pisma [Journaux et lettres], Ermitage, 1986, p. 101.
41. Mikhail Heifets, Tsareoubiistvo v 1918 godou [L'assassinat du tsar en 1918],
Moscou-JeYusalem, 1991, pp. 246-247. 258. 268-271.
102 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
par P. L. VoYkov, commissaire a l'Approvisionnement de la region,
qui fournit des barils d'essence et d'acide sulfurique pour detruire
les cadavres.)
Comment se succederent les salves meurtrieres dans le sous-sol
de la maison Ipatiev, lesquels de ces coups de feu furent mortels,
qui etaient les tireurs, personne, plus tard, ne put le preciser, pas
meme les executants. Par la suite, « Iourovski se vantait avec
aplomb d'avoir ete le meilleur : "C'est la balle de mon colt qui a
tue raide Nicolas" ». Mais cet honneur-la echut aussi a Ermakov et
a son « camarade Mauser 42 ».
Goloschiokine ne recherchait pas la gloire, et c'est ce nigaud de
Bieloborodov qui la lui ravit. Dans les annees 20, tout le monde
savait que c'etait lui, l'assassin numero un du tsar. En 1936, lors
d'une tournee a Rostov-sur-le-Don, au cours d'une Conference du
Parti, il s'en vantait encore du haut de la tribune - tout juste un an
avant d'etre lui-meme fusille. En 1941, ce fut le tour de
Goloschiokine d'etre execute. Quant a Iourovski, apres l'assassinat
du tsar, il rejoignit Moscou, y « travail la » une annee aux cotes de
Dzerjinski (done, a faire couler le sang) et mourut de mort natu-
relle 43 .
En fait, la question de l'origine ethnique des acteurs a cons-
tamment jete son ombre sur la revolution dans son ensemble et sur
chacune de ses peripeties. Toutes les participations et complicites,
depuis l'assassinat de Stolypine, ont forcement heurte les senti-
ments des Russes. Oui, mais que dire alors de l'assassinat du frere
du tsar, le grand-due Mikhail Alexandrovitch ? Qui furent ses
assassins ? Andrei Markov, Gavriil Miasnikov, Nikolai Joujkov,
Ivan Kolpaschikov - manifestement, tous des Russes.
Ici, chacun doit - 6 combien ! - se poser la question : ai-je
eclaire mon pcuple d'un petit rayon de bien, ou l'ai-je obscurci de
toute la noirceur du mal ?
Voila done ce qu'il en est des bourreaux de la revolution. Et
qu'en est-il des victimes ? Otages et prisonniers par fournees
entieres - fusilles, noyes sur des barges bondees : les officiers -
des Russes ; les nobles - en majorite des Russes ; les pretres - des
42. Ibidem, p. 355.
43. Ibidem, pp. 246. 378-380.
AUX cot£s des bolcheviks 103
Russes ; les membres des zemstvos - des Russes ; et les paysans
fuyant l'enrolement dans 1'Armee rouge, repris dans les forets -
tous des Russes. Et cette intelligentsia russe d'une haute valeur
morale, antiantisemite - pour elle aussi, ce fut la male mort et les
sous-sols sanglants. Si Ton pouvait aujourd'hui retrouver les noms
et dresser les listes, a compter de septembre 1918, de tous les
fusilles et noyes au cours des premieres annees du pouvoir sovie-
tique, si Ton pouvait etablir des statistiques, on serait surpris de
constater que la revolution n'a nullement manifeste en roccurrencc
son caractere internationaliste, mais bel et bien son caractere
antislave (en conformite, d'ailleurs, avec les reves de Marx et
Engels.)
Et c'est cela qui a imprime cette marque profonde et cruelle sur
la face de la revolution, c'est cela qui la definit le mieux : qui
a-t-elle extermine, emportant ses morts a jamais, sans retour, loin
et de cette sordide revolution et de cet infortune pays, du corps de
ce pauvre peuple egare ?
Pendant tous ces mois-la, Lenine dtait fort preoccupe du climat
de tension qui s'etait instaure autour de la question juive. Des avril
1918, le Conseil des commissaires du peuple de la ville de Moscou
et de la region de Moscou avait publie dans les Izvestia 44 (done
pour une plus large audience que la seule region de Moscou) une
circulaire adressee aux Soviets « sur la question de la propagandc
antisemite des fauteurs de pogroms », qui evoquait des « faits
s'etant produits dans la region de Moscou et qui rappelaient les
pogroms antijuifs » (aucune ville n'etait nommee) ; on y soulignait
la necessite d'organiser « des seances speciales au sein des Soviets
sur la question juive et la lutte contre l'antisemitisme », ainsi que
« des meetings et des conferences », bref, toute une campagne de
propagande. Mais qui, au fait, etait le coupable numero un, a qui
fallait-il briser les os ? Mais aux pretres orthodoxes, bien sur ! Le
premier point prescrivait : « Porter la plus extreme attention a la
propagande antisemite menee par le clerge ; prendre les mesures
les plus radicales pour enrayer la contre-revolution et la propagande
44. Izvestia, 1918. 28 avril, p. 4.
104 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des pretres » (nous ne nous demandons pas pour l'instant de quelles
mesures il s'agissait... mais, en realite, qui les connait mieux que
nous ?) Puis le point numero 2 recommandait de « reconnaitre
comme necessaire de ne pas creer une organisation de combat juive
a part » (on avait alors songe a constituer une garde juive). Le point
numero 4 confiait au Commissariat aux Affaires juives ainsi qu'au
Commissariat a la Guerre la mission de prendre « des mesures
preventives pour lutter contre les pogroms antijuifs ».
Au plus fort de cette meme annee 1918, Linine enregistra sur
gramophone un « discours special sur l'antisemitisme et les Juifs ».
n y denonce « la maudite autocratie tsariste qui a toujours lance
contre les Juifs les ouvriers et les paysans incultes. La police
tsariste, aidee des proprietaires terriens et des capitalistes, a perpetre
des pogroms antijuifs. L'hostilite envers les Juifs n'est vivace que
la oil la cabale capitaliste a d^finitivement obscurci l'esprit des
ouvriers et des paysans... II y a parmi les Juifs des ouvriers, des
hommes de labeur, ils sont la majorite. lis sont nos freres, opprimes
comme nous par le capitalisme, ils sont nos camarades qui luttent
avec nous pour le socialisme... Honni soit le maudit tsarisme !...
Honte a ceux qui sement l'hostilite envers les Juifs ! » - « Des enre-
gistrements de ce discours furent achemines jusque sur le front,
transported a travers villes et villages a bord de trains speciaux de
propagande qui sillonnaient le pays. Des gramophones diffusaient
ce discours dans les clubs, les meetings, les assemblies. Soldats,
ouvriers et paysans ecoutaicnt la harangue de leur chef et commen-
tjaient a comprendre de quoi il retournait 45 . » Mais ce discours, a
l'epoque, ne fut pas publie (... par omission intentionnelle ?) ; il ne
le fut qu'en 1926 (dans le livre d'Agourski pere).
Le 27 juillet 1918 (juste apres l'execution de la famille impe-
riale), le Sovnarkom promulgua une loi speciale sur l'antisemi-
tisme : « Le Soviet des commissaires du peuple declare que tout
mouvement antisemite est un danger pour la cause de la Revolution
des ouvriers et des paysans. » En conclusion (de la main de Lenine
lui-meme, nous dit Lounatcharski) : « Le Sovnarkom enjoint toutes
les deputations sovictiques a prendre des mesures radicales pour
45. lou. iMrine, Evrc'i i antiscmilism v SSSR* [Les Juifs e! l'antisemitisme en URSS],
pp, 7-8 (avec une reference a : S. Agourski, Evreiskii rabotchii v kommounistiicheskom
dvijenii LL'ouvricr juif dans le mouvement communiste], Minsk : G1Z, 1926, p. 155.
AUX CdTES DES B0LCHEV1KS 105
eradiquer l'antisemitisme. Les fauteurs de pogroms, ceux qui les
propagent seront declares hors la loi. » Signe : VI. Oulianov
(Lenine) 46 .
Si le sens des mots « hors la loi » a pu echapper sur le moment
a certains, dans les mois de la Terreur rouge il apparaitra clai-
rement, dix ans plus tard, dans une phrase d'un militant commu-
niste - Larine - qui fut lui-meme, un temps, commissaire du peuple
et meme promoteur du « communismc de guerre » : « mettre "hors
47
».
la loi" les antisemites actifs, c'etait les fusilier
Et puis il y a la fameuse reponse de Lenine a Dimanstein en
1919. Dimanstein « voulait obtenir de Lenine qu'on retint la
diffusion du tract de Gorki contenant de telles louanges a 1'adresse
des Juifs que cela pouvait creer Timpression que la revolution ne
reposait que sur les Juifs et surtout sur les individus issus de la
couche moyenne" ». Lenine repliqua - nous l'avons deja dit -
que, sitot apres Octobre, c'etaient les Juifs qui avaient sauve la
revolution en faisant echouer la resistance des fonctionnaires, et
48
».
par consequent « l'opinion de Gorki dtait parfaitement juste
U Encyclopedic juive n'en doute pas elle non plus : « Lenine refusa
de mettre sous le boisseau la proclamation extremement pros6mite
de M. Gorki, et celle-ci fut diffusee a grand tirage pendant la guerre
civile, en depit du fait qu'elle risquait de devenir un atout entre les
mains des antisemites ennemis de la revolution 4 ''. »
Et elle le devint, bien sur, pour les Blancs qui voyaient deux
images se confondre, celle du judaisme et celle du bolchevisme.
La surprcnante indifference (a courte vue !) des leaders bolche-
viques au sentiment populaire et a 1' irritation croissante de la popu-
lation est flagrante quand on voit quelle part les Juifs prirent k la
repression dirigee contre le clerge orthodoxe : c'est a l'ete 1918
que fut declenche l'assaut contre les ^glises orthodoxes de Russie
centrale et surtout de la region de Moscou (qui incluait plusieurs
provinces), assaut qui ne cessa que grace a la vague de rebellions
des paroisses.
En Janvier 1918, les ouvricrs qui construisaient la forteresse de
46. Izvestia, 1918, 27 juillet, p. 4.
47. lou. iMrine, p. 259.
48. V I. Lenine, O evreiskom voprose v Rossii [Sur la question juive en Russie],
preTace dc S. Dimanstein, M, Proletarii, 1924, 3 juillet.
49. PEJ, t. 4, p. 766.
106 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Cronstadt s'insurgdrent et protesterent : le comite executif du Parti,
compose « exclusivement d'allogenes », avait d£signe pour les
tours de garde, en guise de miliciens, des... pretres orthodoxes, alors
que « pas un rabbin juif, pas un mollah musulman, pas un cure
catholique, pas un pasteur protestant n'etait mis a contribution 50 . »
(Notons au passage que jusque sur cette petite lie fortifiee de la
« prison des peuples » il existait des lieux de culte pour toutes les
confessions...)
Un texte intitule par derision « Sus aux Juifs ! » parut raerae
jusque dans la Pravda, un appel des ouvriers d'Arkangelsk « aux
ouvriers et paysans russes conscients de leur sort », dans lequel on
lisait : « sont profan^es, souillees, pillees » - « exclusivement les
eglises orthodoxes, jamais les synagogues... La mort par la faim et
la maladie emporte des centaines de milliers de vies innocentes
parmi les Russes », tandis que « les Juifs ne meurent ni de faim ni
de maladie 51 » (il y eut egalement, au cours de Fete 1918, « une
affaire criminelle d'antisemitisme a l'eglise de Basile le Bien-
heureux, a Moscou... »).
Quelle folie de la part des militants juifs de s'etre meles a cette
feroce repression exercee par les bolcheviks contre l'orthodoxie,
plus feroce encore que contre les autres confessions, a cette perse-
cution des pretres, a ce dechainement dans la presse de sarcasmes
visant le Christ ! Les plumes russes elles aussi firent assaut de zele :
Demian Bednyi (Efim Pridvorov), par exemple, et il ne fut pas le
seul. Oui, les Juifs auraient du se tenir a l'ecart.
Le 9 aoflt 1919, le patriarche Tikhon ecrivit au president du
VTsIK Kalinine (avec copie au president du Sovnarkom, Oulianov-
Lenine) pour demander la mise a pied du magistrat instructeur
Chpitsberg, charge des « affaires » de FEglise : « un homme qui
outrage publiquement la croyance religieuse des gens, qui raille
ouvertement les gestes rituels, qui, dans la preface au livre La Peste
religieuse (1919), donne a Jesus-Christ des noms abominables et
qui heurte done profondement mon sentiment religieux 52 ». Le texte
50. Tserkovnye Vedomosti [Nouvelles de 1'Eglise], 1918, n" 1 (cite d'apres
M. Agourski. p. 10)
51. Pravda, 1919, 3 juillel.
52. Slcdstvennoe delo Patriarkha Tikhona [U instruction du patriarche Tikhon], rec.
de documents d'apres les matcriaux des Archives centrales, M., 2000, doc. n°58,
pp. 600-604.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 107
fut transmis au Petit Sovnarkom d'ou vint, le 3 septembre, la
reponse : « classer la plainte du citoyen Belavine (le patriarche
Tikhon) sans suite 53 ». Mais Kalinine se ravisa, adressa une missive
secrete au commissaire a la Justice, Krasikov, pour lui dire qu'a son
avis il faudrait, « pour des considerations pratiques et politiques...
remplacer Chpitsberg par quelqu'un d'autre », etant donnc que
« 1'auditoire au tribunal est vraisemblablement dans sa majorite"
orthodoxe » et qu'il faut done « priver les milieux religieux... de
leur principal motif de revanche ethnique 54 ».
Et que dire de la profanation des reliques ? Comment la masse
populaire pouvait-elle comprendre un outrage aussi patent, aussi
provocant ? « "Les Russes, les orthodoxes auraient-ils pu faire des
choses pareilles ?" se disait-on a travers la Russie. "Tout 9a, e'est
les Juifs qui 1'ont manigance. Ca leur fait ni chaud ni froid, a eux
qui ont crucifie le Christ" 55 . » - Et qui est le responsable de cet etat
d'esprit, si ce n'est le pouvoir bolchevique, en offrant au peuple
des spectacles d'une telle sauvagerie ?
S. Boulgakov, qui suivait avec attention ce qu'il advenait de
l'orthodoxie sous les bolcheviks, ecrivit en 1941 : en URSS, la
persecution des Chretiens « a depasse en violence et en amplitude
toutes les precedentes persecutions connues a travers l'Histoire.
Certes, il ne faut pas tout imputer aux Juifs, mais il ne faut pas non
plus minimiser leur influence 56 ». - « Se sont manifestoes au sein
du bolchevisme, par-dessus tout, la force de volonte et I'energie du
judai'sme. » - « La part prise par les Juifs au bolchevisme est, helas,
demesurement grande. Et elle est avant toute chose le peche du
judai'sme contre le Bene-Israel... Et ce n'est pas "l'lsrael sacre",
mais la forte volonte du judai'sme qui, au pouvoir, s'est manifested
dans le bolchevisme et l'ecrasement du peuple russe. » - « Bien
qu'elle decoulat du programme ideologique et pratique du bolche-
visme, sans distinction de nationalites, la persecution des Chretiens
trouvait ses acteurs les plus zeles parmi les "commissaires" juifs a
l'atheisme militant », et avoir mis un Goubelman-Iaroslavski a la
53. GARF, F. 1 30, op. 4, ed. khr. 94, L. 1 . Proces-vcrbal de la reunion du Peiit Conseil
du 2 sept. 1920, n° 546.
54. GARF, F. 1235, op. 56, d. 26, I. 43.
55. S. S. Masiov, p. 43.
56. Arch. Sergui Boulgakov Khristianstvo i evreiskii vopros [Le Chrislianisme et la
question.' ive]. Rec, Paris, YMCA Press, 1991, p. 76.
108 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tete de l'Union des Sans-dieu, c'etait commettre « a la face de tout
le peuple russe orthodoxe un acte... d'effronterie religieuse" ».
Autre effronterie bien ostensible : cette fa^on de rebaptiser villes
et lieux. Coutume, en fait, moins juive que typiquement sovietique.
Mais peut-on affirmer que, pour les habitants de Gatchina, le
nouveau nom de leur cite - Trotsk - n'avait pas une resonnance
etrangere? De meme pour Pavlosk, devenu Sloutsk... Ouritski
donne son nom a la place du Palais, Vorovski a la place Saint-
Isaac, Volodarski a la Perspective des Fondeurs, Nakhimson a la
Perspective Saint Vladimir, Rochal au quai de FAmiraute, et le
peintre de seconde zone Isaac Brodski donne son nom a la si belle
rue Saint-Michel...
lis ne se sentaient plus, la tete leur tournait. A travers Fim-
mensite russe, ca defile : Elisabethgrad devient Zinovievsk... et on
y va hardiment ! La ville ou le tsar a ete assassine prend le nom de
Fassassin : Sverdlovsk.
II est evident qu'etait presente dans la conscience nationale russe,
des 1920, Fidee d'une revanche nationale de la part de Juifs bolche-
viques, puisqu'elle figurait meme dans les papiers du gouvernement
sovietique (elle servit d' argument a Kalinine).
Bien sur, la refutation de Pasmanik visait juste : « Pour les
personnes mechantes et bornees, tout s'explique on ne peut plus
simplement - le kahal* juif a decide de s'emparer de la Russie ;
ou bien : e'est le judaisme revanchard qui regie ses comptes a la
Russie pour les humiliations subies par le passe 38 . » Bien sur, on
ne saurait expliquer ainsi la victoire et le maintien au pouvoir des
bolcheviks. - Mais : si le program de 1905 brule dans la memoire
de ta famille et si, en 1915, on a chasse des territoires de FOuest,
a coups de cravache, tes freres par le sang, tu peux fort bien, trois
ou quatre ans plus tard, vouloir te venger a ton tour par un coup de
cravache ou une balle de revolver. Nous n'allons pas chercher a
savoir si les Juifs communistes voulaient consciemment se venger
de la Russie en aneantissant, en brisant le patrimoine russe, mais
nier totalement cet esprit de vengeance serait nier toute relation
57. Ibidem, pp. 98, 121, 124.
58. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et les
Juifs], p. 156.
i
Ancien organe de direction de la Communaute juive.
AUX cotes des bolcheviks 109
entre 1'inegalite en droits sous le tsar et la participation des Juifs
au bolchevisme, relation qui est constamment evoquee.
Et voici comment I. M. Biekerman, confronte « a ce fait de la
participation demesuree des Juifs a l'oeuvre de destruction bar-
bare », a ceux qui reconnaissent aux Juifs lc droit de se venger des
persecutions passees repond en refutant ce droit : « La responsa-
bilite pour le zele destructeur de nos coreligionnaires est rejetee sur
1'Etat, lequel, par ses vexations et ses persecutions, aurait pousse
les Juifs dans la revolution » ; eh bien non, dit-il, car « c'est a la
facon dont un individu reagit au mal subi qu'on le distingue de tel
autre, et il en va de meme pour une collectivite d'hommes 59 ».
Plus tard, en 1939, embrassant du regard les destinees du
judai'sme sous le noir nuage de l'ere nouvelle qui s'annon9ait, le
meme Biekerman ecrivit : « La grande difference entre les Juifs et
le monde qui les entourait etait qu'ils ne pouvaient etre que
l'enclume, et jamais le marteau 60 . »
Je ne pretends pas creuser ici, dans cet ouvrage limite, les
grandes destinees historiques, mais j'emets sur ce point une reserve
categorique : peut-etre bien en fut-il ainsi depuis que le monde est
monde, mais, a partir de l'annee 1918, en Russie, et pendant encore
une quinzaine d'annees, les Juifs qui ont adhere a la revolution ont
servi egalement de marteau - du moins une grande partie d'entre
eux.
Intervient ici, dans notre recension, la voix de Boris Pasternak.
Dans son Docteur Jivago, ecrit, c'est vrai, apres la Deuxieme
Guerre mondiale, done apres le Cataclysme qui s'est abattu,
ecrasant et sinistre, sur les Juifs d'Europe et qui a bouleverse toute
notre vision du monde - mais, dans le roman lui-meme, il est
question des annees de la revolution -, il parle de « cette facon
pudique, sacrificielle, de se tenir a 1'ecart, qui n'engendre que le
malheur », de « leur [i.e. des Juifs] fragilite et de leur incapacite a
rendre les coups ».
Pourtant, n'avions-nous pas Fun et 1' autre devant les yeux le
meme pays - a des ages differents, certes, mais nous y avons vecu
59. /. M. Biekerman, Rossiia i rousskoic evreistvo [La Russie el les Juifs russes],
RiE, p. 25.
60. Id, K samosoznaniou evreia : ichem my byli. Ichem my doljny. byl [Pour la
conscience de soi du Juif : qui avons-nous ele, qui devons-nous devenir], Paris, 1930,
p. 42.
110 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les memes annees 20 et 30 ? Le contemporain de ces annees-la en
reste muet d'etonnement : Pasternak n'aurait done pas vu (je le crois)
ce qui se passait ? - Ses parents, son pere peintre, sa mere pianiste
appartenaient a un milieu juif hautement cultive, vivant en parfaite
harmonie avec Fintelligentsia russe ; lui-meme a grandi dans une
tradition fort riche deja, tradition qui conduisit les freres Rubinstein,
l'emouvant Levitan, le subtil Guerchenson, les philosophes Frank et
Chestov a se donner a la Russie et a la culture russe... LI est probable
que ce choix sans ambigui'te, ce parfait equilibre entre vie et service,
qui furent les leurs, apparaissaient a Pasternak comme la norme,
tandis que les ecarts monstrueux, effrayants par rapport a cette
norme, n'atteignaient point la retine de son ceil.
En revanche, ces ecarts ont penetre le champ de vision de
milliers d'autres. Ainsi, temoin de ces annees, Biekcrman ecrit :
« La participation trop visible des Juifs aux saturnales bolcheviqucs
attire sur nous le regard des Russes et ceux du monde entier 61 . »
Non, les Juifs n'ont pas ete la grande force motrice du coup
d'Etat d'Octobre. Celui-ci, au demeurant, ne leur apportait rien,
puisque la revolution de Fevrier leur avait deja accorde une pleine
et totale liberte. Mais, apres que le coup de force eut lieu, e'est alors
que la jeune generation la'icisee changea prestement de monture et
se lan§a avec une assurance non moindre dans le galop infernal
du bolchevisme.
Bien evidemment, ce ne sont pas les melamedes* qui ont produit
cela. Mais la partic raisonnable du peuple juif s'est laisse
submerger par les tetes brulees. Et e'est ainsi qu'est devenue
renegate une generation presque entiere. Et la course etait lancee.
G. Landau a recherche les motifs qui amenerent la jeune gene-
ration a rejoindre le camp des nouveaux vainqueurs. II ecrit : « Ici
entraient en ligne de compte et la rancune a l'egard du vieux
monde, et l'exclusion de la vie politique et de la vie russe en
general, ainsi qu'un certain rationalisme propre au peuple juif », et
« une force de volonte qui, chez les etres mediocres, pcut prendre
la forme de l'insolence et de l'arrivisme 62 ».
61. /. M. Biekerman, RiE. pp. 14-15.
62. G. A. Landau. Revolioulsionnyc idei v evreiskoi obschestvennosti [Les Id6cs revo-
lulionnaircs dans l'opinion pubiique juivc], RiE, p. 117.
* Ceux qui cnseignenl la loi juivc a litre privc.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 1 1 1
D'aucuns cherchcnt des excuses en guise d'explications : « Les
conditions de vie materielles apres le coup d'Etat d'Octobre
creerent un climat tel que les Juifs furent contraints de rejoindre les
bolcheviks 63 . » Cette explication est largement repanduc : « 42 %
de la population juive de Russie exercaient une activite commer-
ciale » ; ils l'ont perdue ; ils se sont retrouves dans une situation
sans issue - ou aller ? « Pour ne pas mourir de faim, ils ont ete
contraints de prendre du service aupres du gouvcrnement, sans trop
regarder au genre de travail qu'on lcur demandait. » II fallut bien
entrer dans l'appareil sovietique ou « le nombre de fonctionnaires
juifs, des le debut de la revolution d'Octobre, fut fort eleve 64 ».
Ils n'avaient pas d' issue ? Mais les dizaines de milliers de fonc-
tionnaires russes qui ont refuse de servir le bolchevisme avaient-ils
ou aller ? - Mourir de faim ? Mais comment vivaient les autres ?
D'autant plus qu'ils recevaient, eux, de 1'aide alimentaire d'orga-
nismes comme le Joint, TORT*, finances par des Juifs fortunes
d'Occident. S'enroler dans la Tcheka n'a jamais constitue la seule
issue. II en etait a tout le moins une autre : ne pas le faire, resister.
Le resultat, conclut Pasmanik, est que « le bolchevisme devint,
pour les Juifs affames des villes, un metier a l'egal des metiers
65
».
precedents - tailleur, courtier ou apothicaire
Mais, s'il en est ainsi, peut-on encore dire, soixante-dix ans
apres, en toute bonne conscience : pour ceux « qui ne voulaient pas
emigrer aux Etats-Unis et devenir americains, qui ne voulaient pas
cmigrer en Palestine pour rcster juifs, pour ceux-la, la seule issue
etait le communisme 66 » ? Encore une fois - la seule issue ! ?
C'est justement cela qui s'appelle renier sa responsabilite histo-
rique !
D'autres arguments ont plus de substance et de poids : «Un
peuple qui a subi de telles persecutions » - et ce, tout au long de
63. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et les
Juifs], p. 156.
64. D. S. Pasmanik, p. 157.
65. D. Choub, Evrei v rousskoi revolioutsii [Les Juifs dans la revolution russe],
LMJR-2, p. 143.
66. Chlomo Avineri, Vozvraschenie v istoriiou [Retour a l'histoire] - « 22 », 1990,
n°73, p. 112.
* Obchtchestvo Pemeslennogo Trouda soude evreiev : Association pour le travail
artisanal parmi les Juifs.
112 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
son histoire - « ne pouvait pas, dans sa grande majorite, ne pas
devenir porteur de la doctrine revolutionnaire et international iste du
socialisme », car celle-ci « donnait a ses adeptes juifs l'espoir de
ne plus jamais etre des parias » sur cette terre meme, et non plus
« dans la chimerique Palestine des grands ancetres ». Plus loin :
« Pendant la guerre civile deja et tout de suite apres, ils se sont
montres plus forts dans la concurrence avec les nouveaux parvenus
issus de la population de souche, et ils ont comble un grand nombre
des vides que la revolution avait crees dans la socidte... Ce faisant,
ils ont pour la plupart rompu avec leur tradition nationale et spiri-
tuelle », apres quoi « tous ceux qui voulaient s'assimiler, surtout
la premiere generation et a l'epoque de leur apparition massive,
s'enracinerent dans les couches relativement superficielles d'une
culture nouvelle pour eux 67 ».
On se demande cependant comment il est possible que « les
traditions seculaires de cette antique culture se soient revelees
impuissantes a contrecarrer l'engouement pour les slogans barbares
des revolutionnaires bolcheviques 68 ». Lorsque « a fondu sur la
Russie le socialisme, compagnon de la revolution, non seulement
ces Juifs-la ont ete portes, nombreux et dynamiques, sur la crete de
la vague ravageuse, mais le reste du peuple juif s'est trouve prive
de toute idee de resistance et invite a regarder ce qui se passait
avec une sympathie perplexe, en se demandant, impuissant, ce qui
allait en resulter' 1 '' ». Comment se fait-il que, « dans tous les milieux
de la societe juive, on ait accueilli la revolution avec enthousiasme,
un enthousiasme inexplicable quand on sait de quels desenchante-
ments est faite l'histoire de cc peuple » ? Comment « le peuple
juif, rationaliste et lucide, a-t-il pu se laisser aller a l'ivresse de la
phraseologie revolutionnaire™ » ?
D. S. Pasmanik evoque en 1924 « ces Juifs qui proclamaient haut
et fort le lien genetique entre le bolchevisme et le judai'sme, qui se
vantaient ouvertement des sentiments de sympathie que la masse
67. D. Chiurmann, O nalsionalnykh fobiiakh [Sur les phobies nationales], - « 22 »,
1989, n»68, n°68, pp. 149-150.
68. /. 0. Levine. Evrei v revolioutsii [Les Juifs dans la Revolution], RiE, p. 127.
69. Landau, RiE, p. 109.
70. D. O. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia [La Conscience
nationale du Juif russe], RiE, pp. 145, 146.
AUX c6tes des bolcheviks 113
du peuple juif nourrissait envers le pouvoir des commissaires 71 ».
En meme temps, Pasmanik lui-meme relevait « les points qui
peuvent au premier abord fonder un rapprochement entre bolche-
visme et judai'sme... Ce sont : le souci du bonheur sur terre et celui
de la justice sociale... Le judai'sme a ete le premier a mettre en
avant ces deux grands principes 72 ».
Nous lisons dans un numero du journal londonien Jewish
Chronicle de 1919 (quand la revolution n'etait pas encore refroidie)
un debat interessant sur la question. Le correspondant permanent
de ce journal, un certain Mentor, ecrit qu'il ne sied pas aux Juifs
de pretendre qu'ils n'ont aucun lien avec les bolcheviks. Ainsi, en
Amerique, le rabbin et docteur Juda Magnes a soutenu les bol-
cheviks, ce qui signifie qu'il ne considerait pas le bolchevisme
comme incompatible avec le judai'sme". II ecrit encore la semaine
suivante : le bolchevisme est en soi un tres grand mal, mais, para-
doxalement, il represente aussi l'espoir de I'humanite. La revo-
lution franchise ne fut-elle pas sanglante, elle aussi, et pourtant elle
a ete justifiee par l'Histoire. Le Juif est idealiste par nature et il
n'est pas etonnant, il est meme logique qu'il ait cm aux promesses
du bolchevisme. « II y a grandement matiere a reflexion dans le
fait meme du bolchevisme, dans 1' adhesion de nombreux Juifs au
bolchevisme, dans le fait que les ideaux du bolchevisme, sur bien
des points, rejoignent ccux du judai'sme - dont un grand nombre
ont ete repris par le fondateur du christianisme. Les Juifs qui
reflechissent doivent examiner tout cela soigneusement. II faut
etre insense pour ne voir dans le bolchevisme que ses aspects
rebutants 74 ... »
Tout de meme, le judai'sme n'est-il pas avant tout reconnaissance
du Dieu unique ? Or, cela en soi suffit a le rendre incompatible
avec le bolchevisme, negateur de Dieu !
Toujours a la recherche des motifs qui permirent une si large
participation des Juifs a 1'aventure bolchevique, I. Biekerman ecrit :
« On pourrait, devant les faits, desesperer de l'avenir de notre
peuple - si nous ne savions que, de toutes les contagions, la pire
71. D.S. Pasmanik, RiE. p. 225.
72. D. S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsiia i evreistvo [La Revolution russe et le
judai'sme], p. 129.
73. Jewish Chronicle, 28 mars 1919, p. 10.
74. Ibidem, 4 avril 1919, p. 7.
114 DEUX SIECLES ENSEMBLE
est celle des mots. Pourquoi la conscience juive s'est-elle revelee
si receptive a cette infection, la question serait trop longue a cteve-
lopper ici. » Les causes resident « non seulement dans les circons-
tances d'hier », mais 6galement « dans les idees h^ritees des temps
anciens, qui predisposent les Juifs a se laisser contaminer par
l'ideologie, fut-elle nulle et subversive 75 ».
S. Boulgakov ecrit lui aussi : « Le visage que montre le judai'sme
dans le bolchevisme russe n'est en aucune facon le vrai visage
d'Israel... II temoigne, au sein meme d'Israel, d'un etat de terrible
crise spirituelle, pouvant conduire a la bestialite 76 . »
Quant a 1' argument selon lcquel les Juifs de Russie se sont jetes
dans les bras des bolcheviks a cause des vexations subies par le
passe, il faut le confronter aux deux autres coups de force commu-
nistes survenus au meme moment que celui de Lenine, en Baviere
et en Hongrie. Nous lisons dans I. Levine : « Le nombre de Juifs
qui servent le regime bolchevique est, dans ces deux pays, tres
eleve. En Baviere, nous trouvons parmi les commissaires les Juifs
E. Levine, M. Irvine, Axelrod, 1' ideologue anarchiste Landauer,
Ernst Toller. » « La proportion de Juifs qui ont pris la tete du
mouvemcnt bolchevique en Hongrie est de 95 %... Or, la situation
des Juifs sur le plan des droits civiques etait excellente en Hongrie
ou il n'existait aucune limitation depuis longtemps deja ; dans le
domaine culturel et economique, les Juifs occupaient une position
telle que les antisemites pouvaient meme parler d'une emprise des
Juifs 77 . » On pourrait ajouter ici la remarque d'un eminent publi-
ciste juif d'Ameriquc ; il ecrit que les Juifs d'AUcmagne « ont
prospere et accede a une position elevee dans la societe 78 ». N'ou-
blions pas a ce propos que le ferment de rebellion qui fut a l'origine
des coups de force - dont nous reparlerons au chapitre 16 - avait
ete introduit par les bolcheviks par 1' intermediate des « prisonniers
rapatries » farcis de propagande.
Ce qui a reuni tous ces rebelles - et, plus tard, plus loin, par-dela
les mers -, c'est une bouffee d'internationalisme revolutionnaire
75. Biekerman, RiE, p. 34,
76. Arch. Sergui Boulgakov. Khristianstvo i evreiskii vopros [Le Christianisme et la
question juive], pp. 124-125.
77. Levine, RiE, pp. 125, 126.
78. Norman Podgoreis. Evrei v sovremennom mire [Les Juifs dans le monde
moderne] (Int.) BM, n" 86, p. 113.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 115
debride, un clan vers la revolution, la revolution mondiale et
«permanente ». Les rapides succes des Juifs dans 1' administration
bolchevique n'ont pu etre ignores en Europe et aux Etats-Unis. Pis
meme : ils y furent admires ! Au moment du passage de Fevrier a
Octobre, l'opinion publique juive d'Ameriquc ne mit pas de
sourdine a ses sympathies pour la revolution russe.
*
Entre-temps, les bolcheviks menaient diligemment leurs opera-
tions financieres a l'etranger, principalement via Stockholm. Depuis
le retour de Lenine en Russic, des subsides secrets leur parvenaient,
de provenance allemande, a travers la Nia Banken d'Olof Aschberg.
Cela n'excluait pas le souticn financier de certains banquiers russes,
ceux qui, fuyant la revolution, avaient trouve refuge a l'etranger
mais s'y etaient mues en soutiens benevoles des bolcheviks. Un
chercheur americain, Anthony Sutton, a retrouve (avec un demi-
siecle de retard) des documents d'archives ; il nous apprend que, si
Ton en croit un rapport envoye en 1918 au Departement d'Etat par
l'ambassadeur des Etats-Unis a Stockholm, « parmi ces "banquiers
bolcheviques" on trouve lc tristement celebre Dmitri Rubinstein
que la revolution de Fevrier avait fait sortir de prison, qui avait
gagne Stockholm et s'y etait fait l'agent financier des bolcheviks » ;
« on trouve cgalement Abram Jivotovski, un parent de Trostki et
de Lev Kamenev ». Au nombre des syndicataires il y avait
« Denissov, de I'ex-Banque de Siberie, Kamenka, de la Banque
Azov-Don, et Davidov, de la Banque pour le Commerce exterieur.
Autres "banquiers bolcheviques" : Grigori Lessine, Shtifter, Iakov
Berline et leur agent Isidore Kohn 79 ».
Ceux-la avaient quitte la Russie. D'autres, en sens inverse,
quittaient l'Amerique pour rentrer. C'etaient les revenants, tous des
« revolutionnaires » (les uns depuis longtemps, les autres de fraiche
date) qui revaient de construire enfin et de consolider le Monde
Nouveau du Bonheur universel. Nous en avons parte au chapitre 14.
Ils affluaient, traversant les oceans, partant du port de New York
pour aller a l'Est ou du port de San Francisco en direction de
79. A. Sutton, Ouol strit i bolchevitska'i'a revolioutsiia, [Wall Street and the Bolchevik
Revolution], trad. Ue Tanglais, M., 1998. pp. 141-142.
116 DEUX SlfiCLES ENSEMBLE
l'Ouest, les uns anciens sujets de l'Empire russe, les autres
purement et simplement citoyens americains, des enthousiastes
ignorant meme la langue russe.
En 1919, A. V. Tyrkova-Williams ecrivit dans un ouvrage publie
alors en Angleterre : « II y a peu de Russes parmi les meneurs
bolcheviques, peu d'hommes impregnes de culture russe et
concerned par les interets du peuple russe... Outre des citoyens
etrangcrs, ic bolchevisme a recrute des emigres ayant passe de
longues annees hors des frontieres. Certains n'etaicnt jamais alles
en Russie auparavant. lis comptaient parmi eux beaucoup de Juifs.
Ceux-ci parlaient mal le russe. La nation dont ils s'etaient rendus
maitres leur etait etrangere et, de plus, ils se comportaient comme
des envahisseurs en pays conquis. » Et si, dans la Russie tsariste,
« les Juifs etaient exclus de tous les postes officiels, si les ecoles et
le service de PEtat leur etaient fermes, en revanche, dans la Repu-
blique sovietique, tous les comitis et les commissariats etaient
emplis de Juifs. Souvent, ils troquaient leur nom juif contre un nom
russe... mais cette mascarade ne trompait personne 80 ».
Cette meme annee 1919, au cours des Auditions au Senat de
la Commission Overmen, un professeur d'universite de l'lllinois,
P. B. Dennis, arrive en Russie en 1917, declara qu'a son avis - « un
avis qui rejoint celui d' autres Americains, d' Anglais, de
Francais... -, ces gens-la deployerent en Russie une cruaute, une
ferocite extremes dans leur repression contre la bourgeoisie » (le
mot est ici employe sans nuance pejorative, dans son sens premier :
les habitants des bourgs). Ou encore : « Parmi ceux qui menerent
"une propagande assassine" dans les tranchees et a 1'arriere, il y en
avait qui, un ou deux ans auparavant [c'est-a-dire en 1917-1918],
vivaient encore a New York* 1 . »
En fevrier 1920, Winston Churchill s'exprimait dans les pages
du Sunday Herald. Dans un article intitule « Sionisme contre
bolchevisme : combat pour l'ame du peuple juif », il ecrivit :
« Nous voyons aujourd'hui cette compagnie de personnalites
insignes, surgies de la clandestine, des sous-sols des grandes cites
d' Europe et d'Amerique, qui a agrippe par les cheveux et saisi a la
80. Ariadna Tyrkova-Williams, From Liberty to Bresl-Litovsk London, Macmillan
and Co., 1919, pp. 297-299.
81. Overmen, pp. 22-23, 26-27.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 117
gorge le peuple russe, et s'est imposee en mattresse incontestee de
rimmense Empire russe s2 . »
On trouve beaucoup de noms connus parmi ces gens revenus
d'au-dela de 1' Ocean. Voici M. M. Gruzenberg : il avait sejourne
precedemment en Angleterre (ou il avait fait la connaissance de
Sun-Yat-sen), puis il avait vecu longtemps aux Etats-Unis, a
Chicago ou il avait « organise une ecole pour les emigres », et on
le retrouve en 1919 consul general de la RSFSR au Mexique (pays
sur lequel les revolutionnaires fondaient de grands espoirs : Trotski
y debarquera...), puis, la meme annee, il siege dans les organes
centraux du Komintern. II prend du service en Scandinavie, en
Suede ; il se fait arreter en Ecosse. II refait surface en Chine en
1923 sous le nom de Borodine* avec toute une escouade d'espions :
il est le « conseiller politique principal du Comite" executif du
Kuomintang », role qui lui permet de favoriser la carriere de
Mao-Tse-toung et de Chou-Enlai'. Cependant, ayant soupconne
Borodine-Gruzenberg de se livrer a un travail subversif, Tchang-
Kai-shek le chasse de Chine en 1927. Revenu en URSS, il traverse
indemne 1' annee 1937 ; pendant la guerre avec l'Allemagne, on le
retrouve redacteur en chef du Bureau d' information sovietique aux
cotes de Dridzo-Lozoski. II sera fusille en 195 1 8 \ (A propos des Juifs
bolcheviques fusilles dans les annees 30, voir infra, chapitre 19.)
Parmi eux egalement, Samuel Agourski, qui devint l'un des
chefs de la Bielorussie ; arrete en 1938, il purgea une peine de
deportation. (II est le pere du regrette M. Agourski, prematur6ment
disparu, qui n'a pas suivi le meme chemin que son genitcur, loin de
la** !) 84 - Citons aussi Salomon Slepak, membre influent du
Komintern, qui retourne en Russie par Vladivostok ou il prend
part a des assassinats ; il se rend ensuite en Chine pour tenter
d'attirer Sun-Yat-sen dans une alliance avec le communisme ;
son fils Vladimir devra s'arracher, non sans fracas, au piege dans
lequel etait tombe son pere dans sa quete de l'avenir radieux du
82. Jerry Muller, Dialektika traguedii : antisemitizm i kommounizm v Tsentralnoi i
Vostolchnoi' Evrope. Evreiskaia Tribouna* (La Tribune juive), 1920, n° 10, p. 3.
83. EJR, t. 1, p. 154.
84. Ibidem, p. 22.
* II s'agil du personnage de Im Condition humaine d'Andre MaSraux.
** Collaborateur du recucil Des voix sous les decombres, public par Alexandre Solj6-
nitsyne en 1974.
118 DEUX SIECLES ENSEMBLE
communisme 85 . Des histoires comme celle-la, et dc plus para-
doxals encore, on en compte des centaines.
Ont rapplique egalement les demolisseurs de la culture juive
« bourgeoise ». Parmi eux, les collaborateurs de S. Dimanstein au
sein du Commissariat europ6en : le SR Dobkovski, Agourski (deja
cite), et aussi « Kantor, Shapiro, Kaplan, anciens anarchistes
emigres revenus de Londres et de New York ». L'objectif du
Commissariat etait de creer un « Centre du mouvement communiste
juif ». En aout 1918, le nouveau journal communiste en yiddish
Ernes (la Verite) annonca : « La revolution proletarienne a com-
mence rue des Juifs » ; aussitot demarra une campagne contre les
heders, les "Talmud-Torah"... En juin 1919, contresignee par
S. Agourski et Staline, fut proclamee la dissolution du Bureau
central des communautes juives 8 ' 1 , lesquelles representaient la
fraction conservatrice du judai'sme, celle qui ne s' etait pas rangee
aux cotes des bolcheviks.
■Mi-
ll n'en reste pas moins vrai que les Juifs socialistes n'etaient pas
attires principalement par les bolcheviks. Seulement voila : ou
etaicnt les autres partis, qu'etaient-ils devenus ? Ce qui permit au
Parti bolchevik d'occuper une position exclusive, ce fut la disinte-
gration des vieux partis politiques juifs. Le Bund, les sionistes-
socialistes et les sionistes du Poalei s'etaient divis^s et leurs leaders
avaient rejoint le camp des vainqueurs en reniant les ideaux du
socialisme ddmocratique - ainsi de gens comme M. Rafes,
M. Froumkina-Ester, A. Weinstein, M. Litvanov 87 .
Est-ce possible ? Meme le Bund, cette organisation archi-belli-
queuse a qui meme les positions de Lenine ne convenaient pas, qui
se montrait si intransigeante sur le principe de l'autonomie cultu-
relle et nationale des Juifs ? Eh bien oui, meme le Bund ! « Apres
l'instauration du pouvoir sovietique, la direction du Bund en Russie
s'est scindee en deux groupes (1920) : la droite qui, dans sa
85. Chaim Potok, The Gates of November. Chronicles of the Slepak Family. New
York. Alfred A. Knopf. 1996. pp. 37, 44-45.
86. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La Question juive a l'cpoquc de
Staline], LMJR, pp. 133-134.
87. Ibidem, pp. 135-136.
aux cotes des bolcheviks 119
majorite, emigra, et la gauche qui proceda a la liquidation du Bund
(1921) et adhera pour une bonne part au Parti des bolcheviks 88 . »
Parmi les anciens membres du Bund, citons l'inamovible David
Zaslavski, celui qui mcttra des decennies durant sa plume au
service de Staline (il sera charge de stigmatiser Mandelstam et
Pasternak). Egalement : les freres Leplevski, Israel et Grigori (l'un,
d'entree de jeu, se fera agent de la Tcheka et y restera jusqu'a la
fin de ses jours, 1' autre occupera des 1920 un poste eleve au
NKVD, puis sera vice-commissaire du peuple, president du Petit
Sovnarkom de la RSFSR, puis vice-procureur general de l'URSS
(1934-39) ; il sera victime de la repression en 1939. Salomon
Kotliar, aussitot promu Premier secretaire du comite de province
d'Orenbourg, de Vologda, de Tver, du Comit6 regional d'Orel. Ou
encore Abram Heifets : il retourne en Russie apres Fevrier 1917,
entre au presidium du Comite principal du Bund en Ukraine, est
membre du Comite central du Bund ; en Octobre 1917, il est deja
pour les bolcheviks et, en 1919, il figure dans le peloton de tete
du Komintern 89 .
Aux gauchistes du Bund vint se joindre la gauche des sionistes-
socialistes et du SERP* ; ceux-la entrerent des 1919 au Parti
communiste. L'aile gauche du Poalei-Tsion fit de meme en 192 1 90 .
En 1926, d' apres un recensement interne, on comptait au Parti
jusqu'a deux mille cinq cents anciens membres du Bund. II va sans
dire que beaucoup, par la suite, tomberent sous le couperet : « Sous
Staline, la majorite d'entre eux furent victimes de feroces perse-
cutions 91 . »
Biekerman s'ecrie : « Le Bund, qui s'etait donne" le role de repre-
sentant "des masses ouvrieres juives", a rejoint les bolcheviks dans
sa partie la plus importante et la plus active 92 . »
Dans ses memoires, David Azbel tente d'expliquer les raisons
de cette adhesion en reflechissant sur l'exemple de son oncle, Aron
88. PEJ, t. l.p. 560.
89. EJR, t. 1, p.478 ; t. 2, pp.78, 163 ; t.3, p.286.
90. 5. Dimanstein, Revolioulsionnic dvijcnic sredi evrcev [Lc mouvcment rdvolution-
naire parmi les Juifs] in Les Rdvolutionnaires a travcrs plusieurs essais, sous la dir. de
M. N. Pokrovski, t. 3, liv. 1, M-L, GIZ, p. 215.
91. PEJ, t. 1, p.560.
92. /. M. Biekerman, RiE, p. 44
* Sotsial-evreiskdia rabotchdia partia : Parti ouvrier social juif.
120 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Isaakievitch Weinstein, mcmbre influent du Bund que nous avons
evoque plus haut : « II avait compris avant tous les autres que son
Parti, ainsi que les autres partis socialistes, etaient condamnes... II
avail compris autre chose encore : survivre et continuer a defendre
les inteYets des Juifs ne serait possible qu'en rejoignant les bol-
cheviks 93 . »
Pour combien d'entre eux les motifs 1) survivre, 2) continuer a
defendre les interets des Juifs, furent-ils decisifs ? Provisoirement,
Tun et l'autre objectifs etaient atteints.
On notera aussi qu'apres Octobre les autres partis socialistes, les
S.-R. et les mencheviks qui, nous le savons, comptaient nombre de
Juifs dans leurs rangs et a leur tete, eux non plus n'ont pas fait
front contre le bolchevisme. A peine sensibles au fait que les
bolcheviks avaient renvoye cette Assemblee constituante qu'ils
avaient appelee de leurs vceux, ils se sont effaces, ils ont hesite, ils
se sont a leur tour divises, proclamant tantot leur neutralite dans la
guerre civile, tantot leur intention de temporiser. Quant aux S.-R.,
ils ont carrement ouvert aux bolcheviks une portion du front de
l'Est et se sont employes a demoraliser les arrieres des Blancs.
Mais Ton trouve aussi des Juifs parmi les chefs de la resistance
aux bolcheviks en 1918 : sur les vingt-six signatures de la « Lettre
ouverte des prisonniers sur l'affaire du Congres ouvrier » redigee a
la prison de la Taganka, pas moins d'un quart sont juives 94 . Or les
bolcheviks etaient impitoyables a l'egard des mencheviks de cette
espece. L'ete 1918, R. Abramovitch, important leader menchevik,
n'a evite l'execution capitale que grace a une lettre adressee a
Lenine, d'une prison autrichienne, par Friedrich Adler, celui qui
avait abattu en 1916 le Premier ministre autrichien et qui avait ete
gracie. D'autres aussi se montrerent stoi'ques : Grigori Binshtok,
Semion Weinstein ; arretes a plusieurs reprises, ils finirent par etre
expulses hors du pays 95 .
En fevrier 1921, a Petrograd, les mencheviks ont certes soutenu
les ouvriers trompes et affames, ils les ont pousses a protester et a
93. D. Azbel, Do, vo vremia i posle [Avant, pendant et apres], VM, 1989, n° 104,
p. 231.
94. Nezavisimoie rabotcheie dvijeniie v 1918 godou : Dokumenty i materialy [Le
mouvement ouvrier ind6pendant], <Stabli par M. Bemstam, Paris, YMCA Press, 1981,
pp. 291-293, in Recherches sur l'Histoire russe contemporaine.
95. EJR.U.pp. 135-136, 199-200.
AUX COTES des BOLCHEVIKS 121
faire greve - mais sans veritable conviction. Et ils ont manque
d'audace pour prendre la tete de l'insurrection de Cronstadt. Or,
cela nc les a nullement mis a l'abri de la repression.
Nous connaissons aussi pas mal de mencheviks passes aux
bolcheviks, qui troquerent une etiquette de parti pour une autre. Ce
sont : Boris Maguidov (il devint chef de la section politique dans
la 10° armee, puis de tout le Donbass, secretaire des comites de
province de Poltava, Samara, instructeur au Comite central) ;
Abram Deborine, veritable transfuge (il a rapidemcnt grimpe les
echelons d'une carriere de « professeur rouge », nous farcissant la
tete avec le Materialisme dialectique et le Materialisme histo-
rique...) ; Alexandre Goi'khbarg (membre du Comite revolutionnaire
de Siberie, accusateur public au proces des ministres de Koltchak,
membre du college du Commissariat a la Justice, puis president du
Petit Sovnarkom). D'aucuns ont tenu bon un certain temps, jusqu'a
leur arrestation, comme I. Liakhovetski-Mai'ski'"' ; les autres, en fort
grand nombre, ont 6te reduits tres tot au silence, des le proces de
rimaginaire « Bureau unifie des mencheviks » de 1931 (ou Ton
retrouve Guimmer-Soukhanov qui avait ete le concepteur de la
tactique du Comite executif en mars 1917). Une immense rafle fut
organisee a travers toute 1'Union pour les apprehender.
D y eut des transfuges chez les S.-R. : lakov Lifchitz, par exemple
(vice-president de la Tcheka de Tchernigov en 1919, puis de
Kharkov, puis president de la Tcheka de Kiev et, au fatte d'une
carriere rapide, vice-president du Guepeou d'Ukraine). II y en eut
chez les communistes anarchistes, le plus celebrc etant Lazare
Kogan (Section specialc des armees, assistant du chef des armees
de la VeTcheka en 1930 - haut responsable du Goulag et, en 1931,
chef du chantier de la mer Blanche du NKVD). On rencontre des
biographies extremement sinueuses : Ilya Kit-Viitenko, lieutenant
dans Tarmee d'Autriche, fait prisonnier par les Russes et, a partir
du moment ou les bolcheviks sont au pouvoir, prend ses grades a la
Tcheka-Guepeou, puis dans 1'armce et, dans les annees 30, est Tun
des reformateurs de l'Armee rouge. Et au trou pendant vingt ans 97 !
Et qu'en fut-il des sionistes ? Rappelons-nous : en 1906, ils
avaient pose et proclame qu'ils ne pouvaient rester a l'ecart du
96. EJR, 1. 1. pp. 331, 419 ; I. 2. pp. 221-222, 230.
97. EJR, t, 2. pp. 36, 51-52, 176.
122 DEUX SIECLES ENSEMBLE
combat des Russes contre le joug de l'Autocratie, et ils s'etaient
engages activement dans ledit combat. Ce qui ne les empecha point,
en mai 1918 (alors que le joug pesait toujours autant), de declarer
que, dans les questions de politique interieure russe, ils seraient
dorenavant neutres, « tres evidemment dans l'espoir d'eviter le
risque » que les bolchcviks « ne les accusent d'etre contre-revolu-
tionnaires'- 18 ». Et dans un premier temps - 9a a marche. Tout au
long de l'annee 1918 et durant les six premiers mois de 1919, les
bolcheviks les ont laisses tranquilles : ils ont encore pu, a Fete
1918, tenir a Moscou le Congres panrusse des communautes juives,
et des centaines de ces communautes ont eu leur « Semaine palesti-
nienne » ; leurs journaux paraissaient librement et un club de
jeunes, le « Heralouts'' 9 », fut cree\ - Mais, au printemps 1919, les
autorites locales entreprirent ici et la d'intcrdire la presse sioniste,
et a Fautomne 1919 on mit aux arrets quelques personnalites
marquantes, accusees de faire « de Fespionnage au profit de l'An-
gleterre ». Au printemps 1920, les sionistes organiserent a Moscou
une Conference panrusse. Resultat : tous les participants (90 per-
sonnes) furent internes a la prison des Boutyrki ; certains furent
condamnes, mais la peine ne fut pas appliquee, suite a l'inter-
vention d'une delegation de syndicats juifs arrivee d'Amerique.
« Le presidium de la VeTcheka a declare que 1'organisation sioniste
etait contre-revolutionnaire, et son activite est desormais interdite
en Russie sovietique... De ce moment a commence pour les
sionistes l'crc de la clandestinite l0 °. »
M. Heifets, qui est un homme reflechi, nous rappclle fort a
propos ceci : le coup de force d'Octobre n'a-t-il pas coincide exac-
tement, pour ce qui est des dates, avec la declaration Balfour qui
jetait les bases d'un Etat juif independant ? Eh bien, qu'advint-il ? :
« Une partie de la nouvelle generation juive emprunta la voie de
Herzl et de Jabotinski, tandis que l'autre [precisons : la plus grande]
a cede a la tentation et est venue grossir les rangs de la bande a
Lenine-Trotski-Staline. » (Exactement ce que craignait Churchill.)
« La voie de Herzl apparaissait alors lointaine, irreelle, tandis que
98. /. B. Shekhiman. Sovetskaia Rossiia, sionizm i Izrail [Russie sovietique, sionisme
et Israel], LMJR-2, p. 31.
99. Ibidem, p. 3\ 5.
100. S. Hepshtein, Rousskie sionisty v borbe za Palestinou [Les Sionistes russes dans
le combat pour la Palestine], LMJR-2, pp. 390-392.
AUX COTES DBS BOLCHEVIKS 123
celle de Trotski et Bagristski permettait aux Juifs de gagner une
stature immediate et de devenir immediatement, en Russie, une
nation egale en droits et meme privilegiee 101 . »
Transfuge egalement, bien sur, et non des moindres, Lev
Mekhlis, du Poalei-Tsion. Sa carriere est bien connue : au secre-
tariat de Staline, au comite de redaction de la Pravda, a la tete du
secteur politique de l'Armee rouge, au Commissariat a la Defense
et commissaire au Controle d'Etat. C'est lui qui fit echouer notre
debarquement en Crimee de 1942. Au faite de sa carriere : a
l'Orgburo du Comite central. Ses cendres sont scellees dans le mur
du Kremlin 102 .
Bien sur, il y eut une part importante des Juifs de Russie a ne
pas adherer au bolchevisme : ni les rabbins, ni les charges de cours,
ni les grands medecins, ni toute une masse de braves gens ne
tomberent dans les bras des bolcheviks. Tyrkova ecrit dans le meme
passage de son livre, quelques lignes plus loin : « Cette predomi-
nance des Juifs au milieu des leaders sovietiques mettait au
desespoir ceux des Juifs russes qui, en depit des cruelles iniquites
subies sous le regime tsariste, regardaient la Russie comme la mere-
patrie et menaient l'existence commune a toute 1' intelligentsia
russe, refusant, en communion avec elle, toute collaboration avec
les bolcheviks 1113 . » - Mais ils n'avaient a l'epoque aucune possi-
bility de se faire entendre publiquement, et les presentes pages sont
naturellement emplies non de leurs noms, mais de ceux des vain-
queurs, de ceux qui ont bride le cours des evenements.
Deux illustres actes terroristes perpetres par des bras juifs contre
les bolcheviks en 1918 occupent une place a part : l'assassinat d'Ou-
ritski par Leonid Kannegiesser, et 1'attentat contre Lenine de Fanny
Kaplan. La aussi, quoique avec un signe inverse, s'exprima la
vocation du peuple juif a 6tre toujours parmi les premiers. Peut-etre
les coups tires sur limine releverent-ils plutot d' intentions esseres*.
Mais, pour ce qui est de Kannegiesser (issu de la noblesse h6redi-
taire par son grand-pere, il etait entre a l'Ecole des eleves-officiers
en 1917 ; soit dit en passant, il fut en relations d'amitie avec Serge
101. Heifets, « 22 », 1980. n° 14. p. 162.
102. EJR. t. 2. pp. 276-277.
103. Ariadna Tyrkova-Williams, op. cit„ p. 299.
* Socialistes-r^volutionnaires (S.-R).
124 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Essenine), j'admets fort bien l'explication de Mark Aldanov : a la
face du peuple russe et de l'Histoire, il etait mu par le desir d'op-
pccsr aux noms d'Ouritski et de Zinoviev un autre nom juif. C'est
Is sentiment qu'il exprime dans un billet transmis a sa soeur, a la
veille de Fatten tat, dans lequel il dit vouloir se venger de la paix de
Brest-Litovsk, qu'il a honte de voir les Juifs contribuer a installer
au pouvoir les bolcheviks, et qu'il venge aussi 1 'execution a la
Tcheka de Petrograd de son camarade de l'Ecole d'artillerie.
II faut toutefois preciser que des etudes recentes ont revele que
ces deux attentats avaient ete perpetres dans des circonstances
suspectes 104 . II y a de fortes presomptions que Fanny Kaplan n'a
nullement tire sur Lenine, mais qu'elle a ete apprehendee « pour
clore l'enquete » : une coupable commode, de hasard. II y aurait
aussi une hypothese selon laquelle les autorites bolchcviques
auraient elles-memes cree les conditions necessaires pour que
Kannegiesser puisse tirer son coup de feu. De cela je doute fort :
pour quelle provocation les bolcheviks auraient-ils sacrifie leur
enfant cheri, president de la Tcheka ? Une chose, toutefois, est trou-
blante : comment se fait-il que plus tard, en pleine Terreur rouge,
alors qu'on passait par les armes, a travers tout le pays, des milliers
d'otages innocents, totalement etrangers a l'affaire, toute la famille
Kannegiesser fut liberee de prison et autorisee a emigrer ?... On nc
reconnait pas la la griffe bolchevique ! Ou bien serait-ce 1' inter-
vention d'un bras tres long aupres des instances sovietiques les plus
haut placees ? - Une publication toute recente nous apprend que
les parents et amis de L. Kannegiesser avaient meme elabore un
plan d'attaque armee contre la Tcheka de Petrograd pour liberer
leur prisonnier, et que tous, a peine arretes, furent liberes et res-
terent vivre a Petrograd sans etre inquietes. Une telle clemence de
la part des autorites bolcheviques s'explique peut-etre par leur souci
de ne pas se facher avec les milieux juifs influents de Petrograd.
La famille Kannegiesser avait garde sa foi juda'ique et la mere de
Leonid, Rosalia Edouardovna, declara lors d'un interrogatoire que
son his avait tire sur Ouritski parce que celui-ci « s'etait detourne
du judai'sme m ».
104. B. Orlov. Mif o Fanni Kaplan [Le mylhe dc Fanny Kaplan], ME, 1975, n°2 ;
G. Nilov. Ouritski. Voldarski el autres, Slrana i Mir, Munich, 1989, n° 6.
105. Nikolai Koniaev, On oubival, slovno pisal stikhotvorcnic [II tuait commc il aurait
6crit des vers], Don, pp. 241, 250-252.
AUX COTES DES B0LCHEV1KS 125
Mais voici un nom juif qui n'a pas jusqu'a present obtenu la
celebrite meritee : Alexandre Abramovitch Vilenkine, heros de la
lutte clandestine contre les bolcheviks. Engage volontaire dans les
hussards a dix-sept ans, en 1914, il a ete decore a quatre reprises
de la Croix de Saint-Georges, promu officier, puis, a la veille de la
revolution, il devient capitaine de cavalerie ; en 1918, il adhere a
l'organisation clandestine Union pour la defense de la Patrie et de
la Liberte ; il est apprehcnde par la Tcheka au moment ou, l'organi-
sation ayant ete decouverte, il s'attardait a detruirc des documents
compromettants. Concentre, intelligent, energique, intransigeant a
l'egard des bolcheviks, il sut insuffler aux autres Tesprit de resis-
tance. FusiHe* par les bolcheviks - cela va sans dire. (Les informa-
tions sur lui nous viennent de son compagnon d'armes dans la
clandestinite en 1918, et aussi de son compagnon de cellule en
1919, Vassili Fiodorovitch Klementiev, capitaine dans l'armee
russe l06 .)
Ces combattants contre le bolchevisme, quelles que fussent leurs
motivations, nous venerons leur memoire en tant que Juifs. Nous
deplorons qu'ils aient ete si peu nombreux, comme furent trop peu
nombreuses les forces unies blanches pendant la guerre civile.
Un ph£nomene tres prosai'que et tout a fait nouveau vint
renforcer la victoire des bolcheviks. Ceux-ci occupaient des postes
importants d'oil dccoulaient de nombreux avantages, notamment la
jouissance, dans les deux capitales, d'appartements « vides » liberes
par leurs proprietaries, « ci-devant » maintenant en fuite. Dans ces
appartements pouvait venir vivre toute une parentele affluant de
l'ancienne Zone de residence. Ce fut la un veritable « exode » !
G. A. Landau ecrit : « Les Juifs ont gravi les marches du pouvoir
et ont occupe quelques "sommets"... De la, il est normal qu'ils aient
fait venir (comme cela se produit partout, dans tout milieu) leurs
parents, amis, compagnons de jeunesse... Un processus parfai-
tement naturel : l'octroi de fonctions a des gens que Ton connatt,
en qui Ton a confiance, que Ton protege, ou qui tout simplement
106. V. F. Klementiev, V bolchevitskoi Moskve : 19i8-1920 [Dans la Moscou des
bolcheviks], M., Rousski Pout (Memoires russes. serie : Notre passe proche, liv. 3).
126 DEUX SIECLES ENSEMBLE
quemandent vos faveurs. Ce processus a multiplie le nombre de
Juifs dans l'appareil d'Etat sovi&ique 107 . » Nous ne dirons pas
combien l'epouse de Zinoviev, Lilina, fit ainsi venir de parents et
de proches, ni combien Zinoviev distribua de postes aux « siens ».
Eux sont le point de mire, mais 1' afflux, pour ne pas avoir ete
remarque sur l'instant, fut enorme et concerne des dizaines de
milliers de personnes. Les gens transmigrerent en masse d'Odessa
a Moscou. (Sait-on que Trotski lui-meme gratifia son pere, qu'il
aimait moderement, d'un sovkhoze dans la banlieue de Moscou ?)
On peut suivre ces migrations au fil des biographies. Ainsi celle
de David (ne pas confondre avec Mark) Azbel. En 1919, encore
gamin, il quitte Tchernigov ou il est ne pour venir a Moscou oil
habitent deja ses deux tantes. II vit d'abord chez 1'une, Ida, « riche
marchande de la Premiere Guilde », dont le mari etait rentre"
d'Amerique, puis chez 1' autre, Liolia, logee dans la Premiere
Maison des Soviets (le National) avec tout le gratin sovietique.
Leur voisin Ulrich, qui s'illustrera plus tard, disait en plaisantant :
« Pourquoi n'ouvre-t-on pas une synagogue au National ou ne
vivent que des Juifs ? » Toute une elite sovietique quitte alors Saint-
Petersbourg pour s' installer dans la Deuxieme Maison des Soviets
(le Metropole), dans la Troisieme (le Seminaire, rue Bojedomski),
dans la Quatricme (rue Mokhovai'a/Vozdvijenka) et dans la
Cinquicmc (rue Cheremelievski). Ces locataires re9oivent d'un
centre de distribution special d'abondants colis : « caviar, fromages,
bcurre, csturgeon fume ne faisaient jamais defaut sur leur table »
(nous sommes en 1920). « Tout etait special, concu specialement
pour la nouvelle elite : jardins d'enfants, ecoles, clubs, biblio-
theques. » (En 1921-22, annee de la famine meurtriere sur la Volga
et de l'aide de l'ARA*, dans leur « ccole modele, la cantine s'ali-
mentait a la fondation ARA et servait des petits dejeuners ameri-
cains : riz au lait, chocolat chaud, pain blanc et ceufs sur le plat ».)
Et « personne ne se souvenait que, la veille encore, on vociferait
dans les salles de classe qu'il fallait pendre haut et court les bour-
geois a la lanterne ». « Les gosses des maisons voisines hai'ssaient
107. Landau, RiE, p. 110.
* American Relief Adminislration (1919-1923) : la commission Hoover porta secours
aux victimes de la famine de 1922 en Russie.
AUX COTES DES BOLCHEVIKS 127
ceux des "Maisons sovietiques" et, a la premiere occasion, leur
tombaient dessus. »
Survint la NEP. Les locataires du National emmenagerent alors
dans des appartcments cossus ou des pavilions ayant auparavant
appartenu a des aristocrates ou a des bourgeois. En 1921 : « passer
1'ete" a Moscou, ou Ton 6touffe ? », non, on vous invite dans une
ancienne demeure de mattre, aujourd'hui confisquee, dans les
environs de Moscou. La, « tout est en l'etat, comme du temps des
anciens proprietaires »... a cette difference pres qu'on edge de
hautes clotures autour de ces maisons, qu'on poste des gardes a
1' entree... Les epouses des commissaires se mettent a frequenter les
meilleures villes d'eaux d'Occident. On voit se developper, a la
faveur de la penurie ambiante, de la misere et du recel des denrees,
un commerce de seconde main et tout un trafic de marchandises.
« Ayant achete pour une bouchee de pain tout un lot de denrees a
des marchands qui emigraient, tante Ida et oncle Micha les reven-
dirent sous le manteau » et dcvinrent ainsi « probablement les gens
les plus riches de tout Moscou ». - Toutefois, en 1926, ils ecoperent
de cinq ans de prison « pour contre-revolution economique »,
auxquels s'ajouterent, a la fin de la NEP, dix annees de camp 108 .
Citons encore : « Lorsque les bolcheviks sont devenus "le
gouvcrnemcnf", toutes sortes d'individus issus du sous-proletariat
juif les rejoignirent, desirant recevoir leur part du gateau l09 . » - Et
comme etaient interdits le commerce libre et Pentreprise privee,
beaucoup de families juives virent leur quotidien grandement
modifie : « Les personnes d'age mur dechurent pour la plupart,
tandis que les plus jeunes, debarrasses de tout "lest" spirituel et
social, en faisant carriere purent entretenir leurs aines... D'ou le
nombre excessif de Juifs dans l'appareil d'Etat sovietique. »
Remarquons : l'auteur ne justifie pas ce processus en le qualifiant
d'« unique issue », il constate avec affliction l'aspect qui compte :
« Ce processus destructeur ne rencontra pas la resistance qu'il eut
fallu dans le milieu juif », au contraire, il y trouva « des executants
volontaires et un climat de sympathie" u ».
108. D. Azbel, ME. 1989. n° 104, pp. 192-196, 199, 203, 209, 223, 225-226.
109. V. S. Mandel, RiE., p. 200,
110. Landau, RiE, pp. 111-112.
128 DEUX SIECLES ENSEMBLE
C'est ainsi que nombre de Juifs firent leur entree dans la classe
dirigeante sovictique.
Or, ce processus, tout occulte qu'il fut, pouvait-il passer inapercu
des couches sociales russes defavorisees ?
Et comment pouvait reagir 1'homme de la rue ? Soit par des
quolibets : « Rosa du Sovnarkhoz », « le mari de Khaika de la
Tcheka ». Ou par des histoires droles, de celles qui ont inonde la
Russie des 1918 : « Le the Vyssotski, le sucre Brodski, la Russie
Trotski. » Et, en Ukraine, cela donnait : « Hop ! ouvriers de la
moisson / Tous les Juifs sont des patrons ! »
Et Ton se mit a chuchoter un nouveau slogan : « Les Soviets
sans les Juifs ! »
Les co-auteurs du recueil La Russie et les Juifs s'alarmerent en
1924 : il est clair que « tous les Juifs ne sont pas bolcheviques et
tous les bolcheviks ne sont pas juifs, mais point n'est besoin
aujourd'hui de prouver la part enorme, la participation zelee des
Juifs au martyre impose a une Russie exsangue par les bolcheviks.
Ce qu'il faut au contraire essayer d'elucider posement, c'est
comment cette ceuvre de destruction s'est refractee dans la
conscience du peuple russe. Les Russes n'avaient jusqu'alors
jamais vu de Juifs aux commandes 1 " ».
lis en voyaient aujourd'hui a chaque pas. Investis d'un pouvoir
feroce et illimite.
« Pour repondre a la question de la responsabilite que porte le
judai'sme dans 1' apparition des Juifs bolcheviques, nous devons
d'abord considerer la psychologie des non-Juifs, celle de tous ces
Russes qui patirent directement des atrocites commises... Les
acteurs juifs de la vie publique qui desirent prevenir toute nouvelle
sanglante tragedie, sauver les Juifs de Russie de nouveaux
pogroms, doivent tenir compte de ce fait" 2 . » II faut « comprendre
la psychologie des Russes qui se retrouverent soudain soumis a
l'autorite d'une engeance mauvaise, arrogante, fruste, sure d'elle-
meme et impudente" 3 ».
Ce n'est pas aux fins de regler des comptes qu'il faut se souvenir
de l'Histoire. Ni pour ressasser des accusations mutuellcs. Mais
111. I.M. Biekermcm,RiE,p.22.
112. D. S. Pasmanik, RiE. p. 212.
113. D. S. Pasmanik, Rousskaia revoliouisia i evreistvo [La Revolution russe et le
judai'sme], p. 200.
AUX COTES DES B0LCHEV1KS 129
pour comprendre comment, par exemple, il a pu se faire que des
couches importantes d'une societe juive parfaitement correcte aient
tolere une enorme participation de Juifs a la montee en puissance
(1918) d'un Etat qui n'etait pas seulement insensible au peuple
russe, etranger a l'histoire russe, mais qui, de surcroit, infligeait a
la population tous les debordements de la terreur.
La presence de Juifs aux cotes des bolchcviks pose question non
pas parce qu'elle induirait une origine etrangere de ce pouvoir.
Quand nous evoquons 1'abondance de noms juifs dans la Russie
revolutionnaire, nous brossons un tableau qui n'a rien d'inedit :
combien, en effet, de noms germaniques et baltes ont figure,
pendant un siecle et demi a deux siecles, dans 1' administration
tsariste ? La vraie question est : dans quelle direction ce pouvoir
oeuvrait-il ?
D. S. Pasmanik nous livre cependant cette reflexion : « Que tous
les Russes capables de reflcchir s'interrogent : le bolchevisme,
meme avec Lenine a sa tete, aurait-il triomph6 s'il y avait eu en
Russie une paysannerie rassasiee, instruite et possedant des terres ?
Tous les "Sages de Sion" reunis auraicnt-ils pu, meme avec un
Trotski a leur tete, faire advenir le grand chaos en Russie" 4 ? » II
a raison : ils ne l'auraient jamais pu.
Mais les premiers a se poser la question devraient etre les Juifs
plus que les Russes. Cet episode de l'Histoire devrait les interpeller
aujourd'hui encore. C'est dans un esprit d'analyse clairvoyante de
l'Histoire qu'il conviendrait d'elucider la question que pose la
participation massive des Juifs a l'administration bolchevique et
aux atrocites commises par celle-ci. II n'cst pas rccevable d'eluder
la question en disant : c'etait la racaille, des renegats du judai'sme,
nous n'avons pas a repondre pour eux.
D. S. Chturmann a raison de me rappclcr mes propres propos sur
les leaders communistes de n'importe quelle nation : « ils se sont
tous dctournes de leur peuple pour verser dans 1'inhumain 115 ». Je
le crois. Mais Pasmanik avait raison d'ecrire dans les annees 20 :
« Nous ne pouvons nous borner a dire que le peuple juif ne repond
pas des actes commis par I'un ou l'autre de scs membres. Nous
114. Ibidem, p. 157.
115. Dora Chturmann, Gorodou i mirou [Urbi et orbi], Paris-New York, Troisieme
vague, 1988, p. 357.
130 DEUX SIECLES ENSEMBLE
repondons pour Trotski tant que nous ne nous sommes pas desoli-
darises de lui" 6 . » Or, se desolidariser ne signifie pas se detourner,
au contraire, cela signifie rejeter les actes, jusqu'au bout, et en tirer
la lecon.
Je me suis longuement penche sur la biographie de Trotski et je
me range a l'idee qu'il n'avait pas de grands attachements specifi-
quement juifs, c'etait au contraire un internationaliste fanatique.
Est-ce a dire qu'un compatriote comme lui est plus facile a incri-
miner que les autres ? Mais, des que son etoile monte, a l'automne
1917, Trotski devient, pour beaucoup trop de gens, un sujet de
fierte, et, pour la gauche radicale des Juifs d'Amerique, une veri-
table idole.
Que dis-je, d'Amerique ? Mais de partout ailleurs aussi ! II y
avait dans le camp ou j'etais interne, dans les annees 50, un jeune
homme, Vladimir Guershouni, socialiste fervent, internationaliste,
qui avait garde" la pleine conscience de sa judeite ; je 1'ai revu dans
les annees 60, apres notre liberation, et il m'a confie ses notes. J'y
ai lu que Trotski 6tait le Promethee d'Octobre pour la seule et
unique raison qu'il etait juif : « II a ete un Promethee non point
parce qu'il etait ne tel, mais parce qu'il etait un enfant du peuple-
Promethee, ce peuple qui, s'il n' etait attache au rocher de la
mechancete obtuse par les chaines d'une hostilite patente et latente,
aurait fait beaucoup plus encore qu'il n'a fait pour le bien de
l'humanitc. »
« Tous les historiens qui reprouvent la participation des Juifs a
la revolution ont tendance a ne pas reconnaitre en ces Juifs-la leur
caractere national. Ceux, au contraire, et notamment les historiens
israeliens, qui voient dans l'hegemonie juive une victoire de l'esprit
judai'que, ceux-la exaltent leur appartenance a la judeite 117 . »
C'est des les annees 20, des la fin de la guerre civile, que se
firent entendre des arguments tendant a disculper les Juifs.
I. O. Levine les passe en revue dans le recueil La Russie et les Juifs
(les Juifs bolcheviques n'ont pas ete si nombreux que cela..., il n'y
a pas de raison que tout un peuple reponde des actes de quelques-
uns..., les Juifs £taient persecutes dans la Russie tsariste..., pendant
116. D.S. Pasmanik, Rousskaia revolioutsia i evreistvo [La Revolution russe et le
judaisme]. p. 1 1.
117. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im 20 Jahr-
hundert. Berlin. Siedler Verlag. 1992. pp. 99-100.
AUX cotes des bolcheviks 131
la guerre civile les Juifs durent fuir les pogroms en cherchant refuge
aupres des bolcheviks, etc.), et il les recuse en faisant valoir qu'il
ne s'agit pas la d'une responsabilite" criminelle, laquelle est toujours
individuelle, mais d'une responsabilite morale 1 '*.
Pasmanik jugeait impossible d'etre lave d'une responsabilite
morale, mais il se consolait en disant : « Pourquoi la masse du
peuple juif devrait-elle repondre des turpitudes de certains commis-
saires ? C'est profondement injuste. Cependant, admettre qu'il y a
pour les Juifs une responsabilite collective, c'est reconnaitre l'exis-
tence d'une nation juive a part. Des l'instant ou les Juifs cesseront
d'etre une nation, du jour ou ils seront des Russes, des Allemands,
des Anglais de confession judai'que, c'est alors qu'ils s'affran-
chiront du carcan de la responsabilite collective 119 . »
Or, le xx e siecle nous a justement appris a reconnaitre la nation
hebrai'que en tant que telle, avec son ancrage en Israel. Et la respon-
sabilite collective d'un peuple (du peuple russe aussi, bien sur) est
indissociable de sa capacite a se construire une vie moralement
digne.
Oui, ils foisonnent, les arguments qui expliquent pourquoi les
Juifs se sont ranges aux cotes des bolcheviks (et nous en exami-
nerons d'autres, tres solides, quand nous parlerons de la guerre
civile). Neanmoins, si les Juifs de Russie ne gardent memoire de
cette periode que pour se justifier, cela voudra dire que le niveau
de leur conscience nationale a baisse, que cette conscience se sera
perdue.
Les Allemands pourraient eux aussi recuser leur responsabilite
pour la periode hitlerienne en disant : ce n'etaient pas de vrais
Allemands, c'etait la lie de la societe, ils ne nous ont pas demande
notre avis... Mais tout peuple rcpond de son passe jusque dans ses
periodes ignominieuses. Comment repondre ? En s'efforgant de le
conscientiser, de le comprendre : comment une telle chose a-t-elle
pu se produire ? ou reside notre faute ? y a-t-il un danger que cela
se renouvelle ?
C'est dans cet esprit que le peuple juif doit repondre et de ses
revolutionnaires assassins et des colonnes d'individus bien disposes
qui se mirent a leur service. 11 ne s'agit pas ici de repondre devant
118. 1.0. Levine, RiE. p. 123.
119. D.S. Pasmanik. p. 198.
132 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les autres peuples, mais devant soi-meme, devant sa conscience et
devant Dieu. Tout comme nous autres, Russes, devons repondre et
des pogroms, et de nos paysans incendiaires, insensibles a toute
pitie, et de nos soldats rouges tombes dans la demence, et de nos
matelots transformes en betes fauves. (J'ai parle d'eux avec assez
de relief, me semble-t-il, dans La Roue rouge, et j'ajouterai ici un
exemple : le garde rouge A. R. Bassov, charge d'escorter Chin-
gariov* - cet homme epris de justice, intercesseur populaire -,
commence par rafler de 1' argent a la sceur du prisonnier - comme
pourboire et pour financer son transfert de la forteresse Pierre et
Paul a l'hopital Mariinski -, puis, quelques heures apres, dans la
meme nuit, il conduit a l'hopital des matelots qui abattent froi-
dcment Chingariov et Kokochkine 120 **. Chez cet individu - que de
traits bien de chez nous !!)
Repondre, oui, comme on repond pour un membre de sa famille.
Car si Ton nous decharge de toute responsabilite pour les actcs
de nos compatriotes, c'est la notion mcme de nation qui perd alors
toute veritable signification.
120. A. I. Chingariova, postface a Dnevnik A. I. Chingariova, Kak eto bylo : Petro-
pavloskaia kreposl [Journal de la forteresse Pierre et Paul, 27 nov. 1917-5 janv. 1918],
2 C 6d., M., 1918, pp. 66-68.
* 1869-1918 ; publiciste, medecin, l'un des leaders des Cadets (K.D.), depute" a la
Douma en 1917, abattu par les terroristes.
** 1871-1918, juriste, leader du parti Cadet, depute a la Douma en 1917, abattu lui
aussi par les terroristes.
Chapitre 16
DANS LA GUERRE CIVILE
Tiotski s'etait flatte un jour que, « jusque » dans son wagon revo-
lutionnaire, « il trouvait le temps », en pleine guerre civile, de se
familiariser avec les nouveautes de la litterature francaise.
II ne se rendait pas bien compte de ce qu'il disait. Ce n'est pas
le temps qu'il trouvait, mais de la place dans son coeur : il lui
restait dans son cceur un tel espace entre les appels « aux marins
revolutionnaires » ou aux detachements de l'Armee rouge recrute's
de force, et l'ordre qu'il avait donne de fusilier un soldat sur dix
dans les detachements susceptibles de flancher, sans qu'il prit la
peine d'assister a V execution de cet ordrc.
A travers les vastes plaines de la Russie, il menait une guerre
sanglante sans etre le moins du monde emu ni par les souffranccs
inoui'es des habitants de ce pays, ni par leurs malheurs, mais, porte
par les ailes de 1'ivresse internationaliste, il etait bien au-dessus,
bien au-dessus de tout cela.
La revolution de Fevrier avait ete une revolution russe : a l'em-
porte-piece, erronee, fatale, elle n'avait pas eu l'intention de
detruire tout ce qui precedait, de reduire a neant la Russie entiere
et son histoire. Sitot apres Octobre, la revolution s'est mude en
revolution Internationale, essentiellement destructrice, - elle se
nourrissait en phagocytant, en annihilant tout ce qui, de l'Ancien
Regime, se trouvait a portee : jeter a bas tout ce qui avait ete
construit ; rcquisitionner tout ce qu'on avait fait pousser ; fusilier
tout ce qui resistait. Les Rouges n'avaient qu'une idee : experi-
menter le grand projet de societc prevu pour etre repris, etendu,
realise a l'echellc mondiale.
134 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Le coup d'Etat d'Octobre, si aise a ses imp&ueux debuts, s'est
alors mue en une terrible guerre civile qui, trois annees durant, a
apporte" a tous les habitants de Russie des malheurs aussi
sanglants qu'innombrables.
L'ideologie et la politique inhumaines des Rouges sont venues
se superposer a la structure multinational de l'ancien Empire et a
l'abandon irreflechi de la Grande Guerre. Dans la premiere revo-
lution francaise, sur un territoire uninational, exception faite de la
breve incursion des armees ennemies, aucun etranger ne s'etait
trouve implique. Cette revolution, avec toutes ses horreurs, fut d'un
bout a 1' autre nationale. Notre revolution a nous a rccu de surcroft
le sceau terrible de la fureur multinational : la participation
massive des Lettons rouges (citoyens russes), des anciens prison-
niers de guerre allemands et autrichiens, regroupes comme les
Hongrois par rdgiments entiers, auxquels s'ajouta un nombre non
negligeable de Chinois. Bien sur, la grande masse des combattants
rouges etait constitute par les Russes, les uns mobilises de force
sous peine d'etre fusilles, les autres pousses par la croyance
demente qu'ils partaient a la conquete d'un avenir radieux. Et, dans
cette bigarrure, les Juifs - citoyens russes - ne furent pas non plus
tout a fait absents.
Les Juifs russes politiquement actifs, ceux qui avaient soutenu le
pouvoir civil des bolcheviks a la fin de 1917, se ruaient a present
dans les structures militaires bolcheviques. Au cours des premieres
annees suivant Octobre, dans l'enivrement de l'internationalisme,
le pouvoir dans cet immense pays tomba de lui-meme entre les
mains de ceux qui avaient adhere au bolchevismc - les abasour-
dissant par son caractere illimite : et ces derniers (au nom d'un
ideal eleve, bien sur, mais chez tels autres au nom d'ideaux moins
respectables : « chez les uns un fanatisme exarcerbe, chez les
autres une aptitude au conformisme 1 » se sont mis a user de ce
pouvoir sans vergogne ni crainte d'etre controles. Que la guerre
civile allait susciter des 1919 dans tout le Sud des pogroms inoui's
par leur cruaute et le nombre des victimes, nul n'aurait pu alors
l'imaginer.
Ce que signifia cette guerre multinational, nous pouvons en
1. G. A. Landau, Rcvolioutsionnye idei v evreiskoi obtchestvennosti [Les idces r6vo-
lutionnaires dans les milieux politiques juifs] in RiE, p. 117.
DANS LA GUERRE CIVILE 135
juger par le pogrom rouge qui suivit l'ecrasemcnt de la revoke de
Cronstadt, en mars 1921. Ecoutons ce qu'en dit un fameux socio-
logue, membre du parti des socialistes-revolutionnaires : « Pendant
trois jours, la racaille lettonne, bachkire, hongroise, tatare, russe,
juive et autres, libre de tout frein, devenue folle dans sa soif de
sang et d'alcool, s'est mise a tuer et a violer 2 . »
Ou des temoins anonymes. Le jour de 1'Epiphanie 1918, a Toula,
une procession orthodoxe sort des portes du kremlin ; « un
detachement internationaliste » la mitraillc a bout portant.
Mais la garde rouge, avec ses implacables detachements multina-
tionaux, ne suffisait plus. Le pouvoir bolchevique avait besoin
d'une armee reguliere. En 1918, « Leon Trotski, avec 1'aide de
Sklianski et de Jacob Sverdlov, crea 1' Armee rouge ». Dans ses
rangs, les combattants juifs etaient nombreux. « Plusieurs unites de
1' Armee rouge etaient composees entitlement de Juifs, comme, par
exemple, la brigade commandee par Joseph Fourman'. » Dans le
commandement de 1' Armee rouge, la part des Juifs crut en nombre
et en importance jusqu'a de nombreuses annees aprds la guerre
civile. Cette participation des Juifs a fait Pobjet d'etudes de maints
auteurs juifs, et est mentionnee dans plusieurs encyclopedies juives.
Dans les annees 80, le chercheur israclien Aron Abramovitch, en
utilisant de nombreuses publications sovietiques - Cinquante Ans
des forces annees de I'URSS, L 'Encyclopedic historique soviet ique,
les recueils sur Le Haut-Commandement des fronts de V Armee
rouge, d'autres encore -, a 6tabli des listes detaillees des Juifs qui
avaient occupe des postcs de commandement dans 1' Armee rouge
depuis la guerre civile jusqu'a la Seconde Guerre mondiale
comprise, en precisant les dates auxqucllcs tel poste fut occupe par
tel ou tel officier.
Feuilletons les pages consacrees par A. Abramovitch a la guerre civile 4 .
Ce sont de vastes listes, a commencer par les membres du Conseil mili-
taire revolutionnairc de la Republique (a part Trotski et E. Sklianski, en
faisaient partie A. Rosenholz, J. Drabkine-Goussev). Sur ordre de Trotski
2. Pitirim Sorokin, Leaves from a Russian diary, New York, 1925, p. 267.
3. PEJ, Jerusalem, 1976, t. 1, p. 686.
4. Aron Abramovitch, V rechaiouschei voine : outchastie i rol evreev v voine protiv
natsizma [Dans la guerre decisive : participation et role des Juifs d'URSS dans la guerre
contre le nazisme], Tel-Aviv, 1982, 2 C 6d., t. 1, pp. 45-61.
136 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« furent formes des corps d'armee avec etat-major, de nouvelles armies,
et dans tous les conseils militaires rdvolutionnaires de ces corps d'armee
comme de ces armees se trouvaient des Juifs » (il enumere les plus
connus : D. Vaiman, E. Piatnitski, L. Glezarov, L. Petcherski, 1. Slavine,
M. Lisovski, G. Bitker, Bela Kun, Brilliant-Sokolnikov, I. Khodorovski).
Tout au debut de la guerre civile, « l'etat-major extraordinaire de la region
militaire de Petrograd avait ete confix a Ouritski, et le Comite de defense
r6volutionnaire dc Petrograd comprenait Sverdlov (president), Volodarski,
Drabkine-Goussev, J. Fischman (ce dernier, un S.-R. de gauche),
G. Tchoudnovski. En mai 1918, au nombre des 11 commissaires des
regions militaires se trouvaient deux Juifs : E. Iaroslavski-Gubelman a
Moscou, S. Nakhimson a laroslavl. II y eut aussi des Juifs, tout au long
de la guerre, a la tete des armees : M. Lachevitch a la tete de la 3 e ,
puis de la 7 C armee du front est, V. Lazarevitch (3 e armee, front ouest),
G. Sokolnikov (8 e , front sud), N. Sorkine (9 C ), I. Iakir (14 e ). Parmi les
chefs d'etat-major, « dans les conseils revolutionnaires des armees », un
a deux sur trois etaient juifs (dans 1'enumeration figurent les 20 armees).
Au nombre des « chefs de division » se trouvaient les Juifs suivants... (suit
une longue enumeration) ; pour ce qui est des « commissaires militaires au
sein des divisions », en charge des directives ideologiques, la liste est
encore trois fois plus longue ; pour ce qui est des chefs d'etat-major de
division, la liste est consequente. « Chefs de brigade, commissaires de
brigade... », « chefs de regiment et de compagnie... » : la liste est breve.
Puis « Chefs des sections politiques... » ; « presidents des tribunaux revo-
lutionnaires... » ; « la proportion de Juifs aux postes d'adjoints politiques
etait particulierement elevee a tous les echelons de 1' Armee rouge... »
« Les Juifs ont joue un role important dans l'approvisionnement des corps
d'armee, des armees et des divisions. Citons certains d'entre eux... » « Les
Juifs ont occupe de hautes fonctions dans la medecine militaire, a la tete
de 1' administration sanitaire des groupes d'armee et des armees, en tant
que medecins-chefs des unites et des corps de troupes... » Quant aux
« Juifs... qui sont devenus commandants d'unite et de corps de troupes,
de section, ils se sont distingues par leur courage, leur heroisme et leur
maitrise strategique » ; « cependant, le caractere general de ce chapitre ne
permet pas de fournir une description detaillee des faits d'armes
accomplis par les Juifs du rang, commandants ou adjoints politiques de
1' Armee rouge ». (Dans la liste des commandants d'armee, l'historien a
omis le nom de Tikhon Khvesine, qui commanda successivement la
4 e armee du front est, la 8 e armee du front sud, le groupe d' armees du
Don, enfin la l re armee du front du Turkestan 5 .)
5. EJR, 2 e ed. revue et augmenttie, Moscou, 1997. t. 3. p. 285.
DANS LA GUERRE CIVILE 137
L' Encyciopedie juive russe ajoute des details ou £clairages relatifs a la
carriere de certains commandants. (A propos, deux mots sur elle :
commencee en 1994 sous l'ere nouvelle ou les interdits sont tombes, elle
a fait un choix honnete : ecrire sans rien celer, y compris ce qui aujour-
d'hui ne nourrit pas la fiertd).
Des 1921, Drabkine-Goussev est devenu le chef du departement poli-
tique et de toute I'Armee rouge, il s'est ensuite trouve a la tete du depar-
tement historique du Parti, a ete un membre eminent du Komintern,
son corps a ete place dans le mur du Kremlin. Michel Gaskovitch-Lache-
vitch, apres de nombreuses annees passees dans les Soviets r£volu-
tionnaires, a commande la region militaire de Siberie, a ete le premier
vice-president du Comite revolutionnaire militaire d'URSS (mais il n'a
eu droit a une sepulture qu'au Champ-de-Mars). Israel Razgon a ete suc-
cessivement commissaire militaire a 1'etat-major de la region de Pctrograd
(il participa a la repression de la revoke de Cronstadt), commandant de
I'Armee rouge de Boukhara (repression de la revoke d'Asie centale),
puis a l'&at-major de la flotte de la mer Noire. Boris Goldberg, successi-
vement commissaire militaire de la region de Tomsk, de Perm, de la cir-
conscription militaire du bassin de la Volga, commandant de 1'armee de
reserve de la Republique, pour finir comme « l'un des fondateurs de
l'aviation civile sovietique ». Modeste Rubinstein, vice-president du
comite militaro-revolutionnaire de I'Armee speciale, chef de section poli-
tique de corps d'armee. Boris Ippo, chef de la section politique de la flotte
de la mer Noire (plus tard, mute" a la section politique de la flotte de la
Baltique, dans le corps d'armee du Turkestan, chef de 1' administration
politique de la region d'Asie centrale, puis de I'armee du Caucase).
Michel Landa, chef du departement politique de I'Armee, puis .suppleant
du chef de l'administration politique du RKKA* (ensuite chef de la
section politique de la region militaire de Bielorussie, puis de celle de la
Siberie). Leon Berline, commissaire de la flottille militaire de la Volga
(puis dans l'administration politique de I'armee de Crimee, enfin dans la
flotte de la Baltique) 6 .
Combien de personnalites marquantes se trouvaient aux Echelons infe-
rieurs des etats-majors ? Recemment encore modeste apprenti dans
l'atelier d'horlogerie de Sverdlov-pere, Boris Skoundine reussit a devenir,
pendant la guerre civile, commissaire militaire de division, commissaire
d'etat-major d'armee, inspectcur politique de front, enfin suppleant du
chef de la section politique de la l re armee de cavalerie. Ou Avenir
6. ERJ, t. 1, pp. 122, 340, 404, 515 ; t. 2, pp. 120, 126, 434, 511.
* Abreviation de « Rabotchai'a Kreslianskai'a krasna'i'a armia » [Arm^e rouge des
ouvriers el des paysans], nom porte par I'Armee de I'URSS jusqu'en 1945.
138 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Khanoukaev : chef d'un delachement dc partisans, traduit en 1919 devant
un tribunal revolutionnaire pour banditisme lors de la prise d'Achkhabad,
acquitte, et en cette meme annee 1919 delegue politique de la commission
turque du Comite" executif central a l'echelle de 1'Union pour la region
de Kachgarie, de Boukhara et de Khiva. Moi'se Vinnitski (dit « Michka le
Jap' ») : en 1905, tantot dans un detachement d'autodefense juive, tantot
a la tete d'une bande de pillards, libere du bagne par la revolution de
Fevrier, prit la tete d'une unite juive de combat a Odessa, mais aussi de
tout le « milieu » criminel de cette ville ; en 1919, dans l'Armee rouge,
commandant d'un bataillon special et commandant d'un regiment de fusi-
liers « forme d'anarchistes et de droit-commun » ; il est vrai, a ete fusille
(par les siens). Figure egalement le commissaire militaire Isai'e Tsalko-
vitch : en 1921, lors de la repression de la revoke de Cronstadt, com-
mandait une compagnie de marche des eleves-officiers 7 .
Nous voyons aussi des femmes remarquables a des postes de comman-
dement : Nadejda Ostrovskai'a, presidente du comite dc parti pour la pro-
vince de Vladimir, devint chef de la section politique de la 10 e armee. Ou
Rebecca Plastinina, du comite revolutionnaire, puis du comite de parti
d'Arkhanguelsk - j'en parlerai un peu plus loin. Mentionnerai-je Cecile
Zelikson-Bobrovskaia (dans sa jeunesse, couturiere a Varsovie ; au
moment de la guerre civile, chef du departement militaire du comite"
moscovite du parti communistc russe s ?) Ou encore Eugenie Main-Bosh,
une furie ? Et sa sceur Hilene Maisch-Rozmirovitch ?
Nous autres Sovietiques sommes habitues a entendre parler du « Corps
des Cosaques vermeils » : non pas des Cosaques qui auraient adhere en
leur ame et conscience a 1' ideologic rouge, mais un groupe de bandits (il
leur arrivait, par ruse, de revetir runiforme des Blancs) forme des nations
les plus diverses, des Roumains jusqu'aux Chinois, avec un regiment de
cavalerie entierement letton) ; leur commandant etait un Russe, Vital
Primakov, la section politique avait a sa tete J. J. Mints (dans la seconde
division, Isaac Grinberg), leur chef d'etat-major etait S. Tourovski, la
section operationnelle etait dirigee par A. Schilman, le redacteur du
journal de la division etait S. Davidson, et a la tete du departement admi-
nistratif de l'etat-major se trouvait J. Roubinov 1 '.
Mais, puisque nous sommes dans les enumerations, passons en
revue les sommites de FArmee rouge - des noms imperissables :
7. ERJ, t. 3, pp. 61, 278, 305, 503.
8. ERJ, (. 1, p. 144 ; t. 2, pp. 354, 388-389.
9. Tchcrvonnoc kazatcheslvo : vospominania veleranov [Les Cosaques vermeils :
souvenirs de veterans], Moscou, Voenizdat, 1969.
DANS LA GUERRE CIVILE 139
Vladimir Antonov-Ovscenko, Basile Bliicher, Semen Boudienny,
Klim Vorochilov, Boris Doumenko, Paul Doubenko, Oleko Doun-
ditch, Dimitri Jloba, Basile Kikvidse, Epiphane Kovtioukh,
Gregoire Kotovski, Philippe Mironov, Mikhail Mouraviev, Vitali
Primakov deja nomme, Ivan Sorokine, Semion Timochenko,
Mikhail Toukhatchevski, Jerome Ouborevitch, Mikhail Frounze,
Vassili Tchapaiev, Efim Schadenko, Nicolas Schors. Tiens, a croire
qu'ils auraient pu, la, se passer des Juifs ?
Des centaines, voire des milliers de generaux et d'officiers
russes, issus de 1'Armee imperiale et qui, une fois dans PArmee
rouge, ont rendu service aux bolcheviks, non pas sans doute dans
les sections politiques (on ne les y conviait guere), mais neanmoins
a des postes importants (avec, il est vrai, un commissaire dans leur
dos), beaucoup par crainte que la repression ne s'abatte sur leur
famille (surtout dans Teventualite d'echecs militaires) : tous ont
apporte aux Rouges une aide inestimable, voire decisive dans leur
victoire. Du reste, « une bonne moitie des officiers d'etat-major
sont restes avec les bolcheviks 10 ».
N'omettons pas non plus de mentionner la receptivite initiale,
fatale pour eux, des paysans russes (pas tous, bien sur) a la propa-
gande bolchevique. Choulguine a note sans ambages : « Si "Mort
aux bourgeois !" a si bien marche en Russie, c'est que 1'odeur du
sang, helas, grise de trop nombreux Russes ; et les voila endiables
comme des betes feroccs". »
Mais ne nous laissons pas entrainer non plus sans retenue vers
l'autre extremite, du genre : « Les fusiliers les plus zeles dans les
tchekas... n'etaient pas du tout des Juifs soi-disant ritualistes, mais
des generaux et des officiers, naguere fideles servitcurs du trone 12 . »
Qui aurait supporte ceux-ci dans la Tcheka ? Quand on les y
invitait, c'etait pour les fusilier ! Mais pourquoi un tel empor-
tement ? Les Juifs qui servaient dans la Tcheka n'etaient assu-
rement pas « des soi-disant ritualistes », mais de jeunes idealistes
a la tete farcie de fatras revolutionnaire. Et surement, pour la
10. V. V. Choulguine, « Chto nam v nikh nc nravitsa » : Ob antiscmitisme v Rossii
[« Ce qui en eux nous deplail » : de 1'anlisemiiisme en Russie], Paris, 1929, p. 145.
11. Ibidem, p. 157.
12. B. Mirski, Tchernaia sotnia [La Centurie noire], Tribune juive, hebdomadaire
consacre a la defense des interels des Juifs russes, Paris, 1924, I" fevrier, p. 3.
140 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plupart, y servaient-ils non comme fusiliers, mais comme juges
d'instruction.
Cr6ee a la fin de 1917, en un clin d'odl la Tcheka se gorgea de
force et, des le debut de 1918, inspira a toute la population une
frayeur mortelle. C'est bien cette Commission extraordinaire, la
Tcherzvytchaika, qui institua la Terreur rouge bien avant que cette
derniere ne soit officicllement proclamee, le 5 septembre 1918 ; elle
l'a institute des sa creation, en decembre 1917, et l'a poursuivie
bien apres la fin de la guerre civile. Des Janvier 1918 fonctionnait
« la peine de mort sur place, sans jugement ni instruction ». Puis
vint la rafle de centaines et bientot de milliers d'otages parfaitement
innocents que Ton fusillait de nuit ou que Ton noyait dans les
fleuves par barges entieres. L'historien S. Melgounov, qui connut
lui-meme les geoles et les menaces de la Tcheka, a decrit de fa?on
inoubliable l'epopee de la Terreur rouge dans son fameux livre :
« II n'y avait pas une ville, pas un district ou nc faisaient leur appa-
rition des sections de la toute-puissante Commission extraordinaire
panrusse qui devint desormais le nerf principal de la direction de
l'Etat et absorba tout ce qui restait encore de droit » ; « il n'y avait
pas un seul cndroit [dans toute la RSFSR] ou Ton ne procedait pas
a des executions par fusillade » ; « un seul ordre oral d'un seul
homme [Dzerjinski] suffisait a vouer a une mort immediate des
milliers et des milliers de personnes ». Et, s'il y avait debat, il etait
ouvertement prescrit (M. Latsis dans le bulletin La Terreur rouge
du l cr novembre et dans la Pravda du 25 decembre 1918) de ne
pas « chercher, au cours de 1' instruction, des faits et des preuves
selon lesquels 1' accuse aurait agi en actes ou en paroles contre le
pouvoir sovietique. La premiere question que vous devez lui poser
est de savoir a quelle classe il appartient, de quelle origine il est,
quelle education il a recue, quelle est sa formation ou sa pro-
fession ; ce sont ces questions qui doivent decider du sort de
l'accuse ». Melgounov souligne : « En cela Latsis ne faisait preuve
d'aucune originalite, il se contentait de reprendre les paroles de
Robespierre a la Convention... sur la terreur de masse : "Pour
executer les ennemis de la patrie, il suffit d'etablir leur identite. II
ne s'agit pas de les punir, mais de les aneantir". » Les dispositions
du Centre sont repercutees par les « hebdomadaires de la
Vetcheka » dans l'ensemble de la Russie. Melgounov les cite abon-
damment : « A Kiev parait Le Glaive rouge... ; dans Tarticle de son
DANS LA GUERRE CIVILE 141
redacteur en chef Leon Krai'ni, nous pouvons lire : "Pour nous, il
ne saurait etre question de s'embarrasser des vieux principes de
la morale et de rhumanisme, inventes par la bourgeoisie"...
Un certain Schwarz lui fait echo : "La Terreur rouge qui a
ete proclamde doit etre menee a la proletaricnnc... Si, pour instituer
la dictature du proletariat dans le monde entier, il faut an6antir
tous les serviteurs du tsarisme et du capital, nous n'hesiterons pas
a le faire 13 ". » II s'agit d'une terreur de plusieurs annees, concue a
l'avance dans un but bien determind. Melgounov avance des
chiffres presumes de victimes (a l'epoque, les chiffres exacts
n'etaient pratiquement pas disponibles), ccux d'«une vague
d'assassinats sans precedent ». Mais « vraisemblablement ces
horreurs..., pour ce qui est du nombre des victimes, palissent-elles
par comparaison avec ce qui s'est passe dans le Sud apres la fin de
la guerre civile. Le pouvoir de Denikine s'effondrait. Le nouveau
pouvoir s'installait, s'accompagnant d'une sanglante periode de
terreur revancharde, uniquement faite de vengeance. II n'etait plus
question de guerre civile, mais de l'aneantissement de celui qui
avait ete l'ennemi ». Par vagues successives, rafles, perquisitions,
nouvelles rafles et arrestations. « On prend les prisonniers par
cellules entieres pour les fusilier tous... A coups de mitrailleuses,
les victimes etant trop nombreuses pour qu'on les fusille une a une ;
on met a mort des enfants de 15-16 ans et des vieil lards de 60 ans
et plus. » Voici une annonce de la Vetcheka parue en octobre 1920
au Kouban : « Les villages des Cosaques et les bourgs qui donnent
refuge aux Blancs et aux Verts seront detruits, toute la population
adulte fusillee, tous les biens confisques. » Apres le depart du
general Wrangel, « la Crimee fut surnommee le "cimetiere pan-
russe" » (on estime a 120-150 000 le nombre de fusilles). «A
Sebastopol, on ne se contentait pas de passer par les armes, on
pendait, et non par dizaines, mais par centaines » ; « la perspective
Nakhimov regorgeait de pendus... qui avaient ete arretes en pleine
rue et executes sans jugement ». La terreur en Crimee se poursuivit
toutau longde 1921 l4 .
Mais on aura beau scruter l'histoire de la Tcheka, celle des
13. S. P. Melgounov, "Krasnyi terror" v Rossii. 1918-1923 [La Terreur rouge en
Russie], 2' 6d. augm., Berlin, 1924, pp. 43, 48, 57. 70-71, 72-73.
14. Ibidem, pp. 50, 99, 100, 105, 109, 113.
142 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sections speciales, des Tenon*, trop d'agissements et de noms
resteront a jamais inconnus, recouverts par la poussiere des temoi-
gnages. Mais ceux qui se sont conserves sont plus que suffi-
samment eloquents ; ainsi, dans les archives de Trotski a Columbia
University, la copie secrete d'un extrait du proces-verbal de la
seance du Politburo du Comite central du Parti communiste de
Russie en date du 18 avril 1919 :
« Etaient presents les camarades Lenine, Krestinski, Staline, Trotski.
Entendent : 3 - la declaration de Trotski selon lequel un tres important
pourcentage de gens travaillant dans les Tcheka aupres des fronts, dans
les comites executifs aupres des fronts, et a l'arriere, ainsi que dans les
administrations sovietiques centrales, sont composes de Lettons et de
Juifs ; aussi une forte agitation chauvine se fait-elle jour parmi les soldats
de 1'Armee rouge et y rencontre-t-elle un certain echo ; de 1'avis de
Trotski, il est indispensable de proceder a une nouvelle repartition des
effectifs du Parti pour qu'il y ait une repartition plus equitable des nationa-
lity entre le front et l'arriere.
Decident : proposer aux camarades Trotski et Smilga d'etablir en
consequence un rapport devant servir de directive du CC aux commissions
qui repartissent les effectifs entre les organisations centrales, locales et
celles du front 15 . »
Mais on a peine a croire que cettc reunion ait donne un quel-
conque resultat. Un chercheur contemporain - le premier a
examiner « le probleme du role et de la place des Juifs (ainsi que
des representants d'autres nationalitcs) dans l'appareil sovictique -
conclut, au vu des documents d'archives devenus disponibles, que
« dans la phase initiale de l'activite des organes de repression, a
l'epoque de la Terreur rouge, les minorites nationales composaient
pres dc 50 % de l'appareil central de la Vetcheka, et pres de 70 %
des postes de responsables au sein de l'appareil l6 ». L'auteur cite
des donnees statistiques au 25 septembre 1918 : parmi les mino-
rites nationales, en sus d'un grand nombre de Lettons et d'un
15. Columbia University. New York, Trotsky's Archives. bMs Russ 13 T-160.
16. L lou. Kritchevski, Evrei v apparate VNTchcKa-Oguepdou v 20-e gody [Les Juifs
dans l'appareil de la Vetcheka-Oguepeou dans les anndes 20], recueil « Les Juifs et la
revolution russe », ed. par O. Doudnitski, Moscou-Jerusalem, 1999, pp. 321, 344.
* Abreviation pour « Tchosti osobogo nuznatchenia » [Sections a destination
specials], unites nipressives.
DANS LA GUERRE CIVILE 143
nombre non negligeable de Polonais, les Juifs font egalement bonne
figure, en particulier « parmi les collaborateurs actifs et respon-
sables de la Vetcheka », des commissaires et des juges d' ins-
truction. Par exemple, parmi « les juges d'instruction charges de la
lutte avec la contre-revolution - de loin la section la plus impor-
tante dans les structures de la Vetcheka -, la moitie etait composee
Voici, d'apres les donnees de V Encyclopedic juive russe, quelques tche-
kistes des toutcs premieres promotions, avec leurs etats de services'" :
Benjamin Guerson, qui n'a pas fait beaucoup parler de lui, membre de
la Tcheka depuis 1918, a partir de 1920 secretaire particulier de Dzer-
jinski. Israel Leplevski, deja mentionne, membre du Bund, adhere aux
bolcheviksen 1917, en 1918 dans laTchrika, chef de la section provinciale
du GPU de Podolsk, puis de la section speciale d'Odessa (il s'est hisse
ensuite jusqu'a etre chef du GPU de l'URSS, avant de devenir ministre
de l'lnteVieur de la Bielorussie et de 1'Ukraine !). Zinovi Katznelson : sitot
apres Octobre dans la Tcheka ; chef des sections speciales de differentes
armees, puis de 1'ensemble du front sud, ensuite parmi les plus hauts
dignitaires de la Vetcheka, puis successivement president des Tchekas des
regions d' Arkhangelsk, de Transcaucasie, du GPU du Caucase du Nord,
de Kharkov, enfin vice-ministre de l'lnterieur en Ukraine, premier adjoint
du chef du Goulag. Solomon Moguilevski : des 1917 president du tribunal
d' Ivanovo- Voznesensk, en 1918 il dirige la Tcheka de Saratov ; puis de
nouveau president d'un tribunal, cette fois militaire ; puis dans la section
d'enqucte de la Tcheka de Moscou, chef du departement etranger de la
Tcheka de Moscou, chef du departement etranger de la Vetcheka,
president de la Tcheka de Trancaucasie.
Avait-t-il tant soit peu pense a rimportance de ce qu'il faisait, Ignace
Vizner, en instruisant l'affaire Nicolas Goumilev*? En avait-il eu le
temps ? Collaborates de la section speciale de la Vetcheka aupres du
presidium de cette derniere, il avait cree la Tcheka de Briansk avant d'etre
juge charge de 1' instruction dans les affaires de la revoke de Cronstadt et
responsable du presidium de la Vetcheka et du GPU pour les affaires
particulierement sensibles. Ou bien Lev Levine-Belski, membre il y a peu
17. Ibidem, pp. 327-329.
18. EJR, 1. 1, pp. 106, 124. 223. 288 ; t. 2, pp. 22, 176, 302, 350, 393 ; t. 3. pp. 374.
473.
* Celebre podte russe, fondateur de l'ecole aemdiste (nc en 1 866, fusilte sans jugement
le25aoul 1921).
144 DEUX SIECLES ENSEMBLE
du Bund : en 1918-19, il est president de la Tcheka regionale de Simbirsk,
puis chef de la section speciale de la 8 e armee, puis president de la Tcheka
regionale d' Astrakhan, a partir de 1921 representant plenipotentiaire de
la Vetcheka en Extreme-Orient, en 1923 representant plenipotentiaire de
l'OGPU en Asie centrale, a partir des annees 30 dans 1' administration
moscovite de l'OGPU (et, pour finir, vice-ministre de l'lnterieur de
l'URSS.)
Ou encore Naoum (Lionide) Etingon : dans la Tcheka des 1919,
president de la Tcheka regionale de Smolensk (plus tard dans le GPU de
Bachkirie, plus tard encore Tun des organisateurs de l'assassinat de
Trotski). Isaak (Simon) Schwarz, en 1918-19 premier president de la
Tcheka de toute l'Ukraine ; il est remplace dans ces fonctions par Jacob
Livchits qui a ete successivement, en 1919, chef de la section secrete
operationnelle de la Tcheka regionale de Kiev, puis son vice-president,
vice-president de la Tcheka regionale de Tchernigov, puis de celle de
Kharkov ; chef de 1'Etat-major operational de la Tcheka de toute
l'Ukraine ; en 1921-22, president de la Tcheka regionale de Kiev.
Le fameux Malhieu Berman : il fait ses debuts dans la Tcheka d'un
district de l'Oural du nord ; en 1919, il est adjoint au chef de la Tcheka
regionale de Iekaterinenbourg, en 1920 il preside celle de Tomsk, en 1923
celle de la Bouriatie-Mongolie, en 1924 le voila chef de l'OGPU de toute
l'Asie centrale, en 1928 chef de l'OGPU de Vladivostok, en 1932 chef
de l'ensemble du Goulag, en 1936 vice-ministre du NKVD. Son frcre
Boris entre dans la police secrete en 1920, en 1936 il est le premier adjoint
du chef du contre-espionnage du NKVD.
A notamment contribue a ce que soit confondue l'image du Juif et celle
du tchekiste, un certain Boris Posern, « chef de file des soldats » en 1917,
commissaire de la commune de Petrograd - qui, avec Zinoviev et Dzer-
jinski, consigna le 2 septembre 1918 l'appel a la Terreur rouge. (L'£«cy-
clopedie a omis de mentionner Alexandre Iosselevitch, secretaire de la
Tcheka de Petrograd, lequel, en septembre 1918, a paraphe a la suite de
Gleb Bokii les listes de fusilles dans le cadre de la Terreur rouge.)
On connait mieux Jacob Agranov, tchekiste qui a brillamment reussi
dans la repression, inventeur de toutes pieces du « complot de Tagantsev »
(de ce fait, il fut l'assassin de Goumilev), ordonnateur des « cruels interro-
gatoires de ceux qui avaient participc a la revoke de Cronstadt ». De
meme est largement connu Jacob Blioumkine pour sa participation a l'as-
sassinat de 1'ambassadeur d'allemagne en 1918 ; arreti, il est amnistie",
puis fait partie du secretariat de Trotski ; on le retrouve ensuite en
Mongolie, en Transcaucasie, au Moyen-Orient ; fusille en 1929.
DANS LA GUERRE CIVILE 145
Chaque organisateur du travail de la Tcheka entratnait a sa suite
un nombre considerable de collaborates auxqucls eurent affaire
lors des interrogatoires dans les caves, puis lors des executions, des
centaines, des milliers d'innocents.
Au nombre desquels nous trouvons egalement des Juifs... Vu
que le coup de massue communiste s'abattait sur la bourgeoisie, il
s'agissait principalement de commercants : « Un commergant (pre-
nomme Iouchkevitch), dans le district de Maloarkhanguelsk, pour
n' avoir pas paye ses impots a ete place par un detachement commu-
niste sur la plaque chauffee a blanc d'un poele. » Dans la meme
region, des paysans qui n'avaient pas satisfait aux requisitions
forcees furent soumis a des immersions prolongees dans des puits
ou on les descendait au bout d'une corde, voire encore, pour non-
paiement de l'impot revolutionnaire, on transformait les gens en
statues de glace (c'etait a qui se montrerait le plus inventif dans la
repression |y ). Korolenko* rapporte le cas des meuniers Aronov et
Mirkine, fusilles sans jugement pour n'avoir pas tenu compte de
l'inepte prix fixe par les communistes pour le grain 20 . Encore un
exemple : l'ancicn gouverneur de Kiev, Soukovnine, etait intervenu
en 1913 en faveur de Bcyliss ; a l'arrivee des Rouges, il est arrete" ;
des milliers de Juifs de Kiev signent une petition en sa faveur, mais
la Tcheka le fusille.
Comment alors expliquer que la population russe dans son
ensemble ait juge que la Terreur etait « une terreur juive » ?
Combien de Juifs qui n'y etaient pour rien se sont ainsi trouv^s
accuses ? Pourquoi, dans les rangs des Rouges comme dans ceux
des Blancs, s'est accreditee l'impression que tchekistes et Juifs,
c'etait pratiquement tout un ? Et qui porte la responsabilite de cette
vision ? Les responsables sont nombreux, entre autres l'Armee
blanche (voir infra). Mais les plus responsables sont assurement
ceux qui, par leur travail zele au plus haut niveau de la Tcheka,
favoriserent cette identification.
On entend aujourd'hui d'aigres reproches : les Juifs ne furent
19. 5. 5. Maslov, Rossia posle tcheiyrekh let revolioutsii [La Russie apres quatre ans
dc revolution], Paris, 1922, t. 2, p. 193.
20. P. I. Ntgritov., V. G. Korolenko : Letopis jizni i tvortcheslva (1917-1921) [Koro-
lenko : chronique de sa vie et son oeuvre], Moscou. 1990, pp. 151-154, 232-236.
* Ecrivain russe (1853-1921).
146 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pas les seuls a adherer au pouvoir, pourquoi attendre de ces Juifs
tchekistes une attitude plus humaine que chez d'autres ? Juste
remarquc. Mais ces objections n'alterent pas l'amere v^rite" : ces
Juifs tchekistes, a cette epoque aux postes et aux grades les plus
eleves, represented les Juifs russes (aussi terrible que cela puisse
paraitre) et recoivent en partage un pouvoir quasi illimite\ qu'ils
n'auraient jamais pu imaginer auparavant. Et ces representants (qui
n'avaient pas ete elus par leur pcuple) n'ont pas su trouver en eux-
memes un frein, une source dc lucidite, de controle - n'ont pas su
se reprendre, s'arreter, se mettre a l'ecart. Selon le proverbe : Ah,
ne t'empresse pas d'cmpoigner, souffle d'abord sur tes doigts !
Mais la population juive, quand bien meme elle n'eut pas a elire
ces tchekistes, cette importante et active communaute juive des
villes (il y avait en son sein surement quelqucs sages vieillards ?!)
ne sut pas non plus les arreter : n'oubliez pas, nous ne sommes
qu'une petite minorite dans ce pays (mais, a 1'epoque, on n'ecoutait
plus beaucoup les vieux !).
G. Landau ecrit : « La destructuration sociale qui a mis sens
dessus-dessous les differentes couches organiques de la population
juive a reduit a neant toutes les forces internes de resistance, voire
de stabilite, les jetant sous le char du bolchevisme triomphant. » II
trouve qu'en sus des idees de socialisme, de nationalisme separa-
tiste, de revolution permanente, « nous avons ete rattrapes par ce
qu'on s'attendait a trouver le moins en milieu juif - par la cruaute,
le sadisme, la violence qui semblaient etre etrangers a un peuple
eloigne de toute vie guerri6re ; ceux qui, hier, ne savaient pas
encore manier le fusil, se sont alors trouves au nombre des coupe-
jarrets et des bourreaux 21 ».
Un mot de plus sur Rebecca Plastinina-Ma'i'zel, membre du
comite revolutionnaire de la province d'Arkhanguelsk, mentionnee
plus haut : « Fameuse par sa cruaute dans le nord de la Russie »...,
c'est dcliberemcnt qu'elle « trouait les nuques » et les fronts... ;
« de sa propre main elle a fusille plus de cent personnes ». Ou
encore ce « Bak qui, pour sa jeunesse et sa cruaute, etait surnomme
le "gar9on bouchcr" », d'abord a Tomsk, puis president de la
2] . G. A. Landau, Rcvolioutsionnye idci v evreiskoi obchestvennosti [Les idecs revo-
lutionnaircs dans la socicte juive], RiE, pp. 117-118.
DANS LA GUERRE CIVILE 147
Tcheka regionale dTrkoutsk 22 . (Quant a Plastinina, elle fit carriere
jusqu'a devenir membre dans les annees 40 de la Cour supreme de
la RSFSR 23 !) Certains se souviennent du detachement punitif de
Mandelbaum, dans la region d'Arkhanguelsk ; d'autres, de celui de
« Michka le Jap' », en Ukraine.
Et qu'attendre des paysans de Tambov si, dans le sinistre repaire
du comite regional de Tambov, en pleine repression du grand soule-
vement paysan dans cette province de la Russie centrale, les inspi-
rateurs de la requisition forcee, les secretaires du comite regional
s'appelaient R Rai'vid et Pinson, et le responsable a la propagande,
Eidman ? (S'y trouvait egalement A. Schlikhter - nous nous sou-
venons de lui a Kiev en 1905 -, a present president du comite
executif regional.) Le commissaire regional qui, par ses requisitions
exorbitantes de ble, avait provoque le soulevement, portait le nom
de J. Goldine, et le fameux chef du detachement des requisitions
qui fouettait les paysans recalcitrants, celui de N. Margoline (il
procedait aussi aux executions). Kakourine, chef de 1'etat-major de
Toukhatchevski, affirme que le representant plenipotentiaire de la
Vetcheka dans la province de Tambov durant ces mois etait un
certain Levine.
Bien sur, il n'y avait pas que des Juifs ! Mais, a partir de fevrier,
quand Moscou s'est chargee elle-meme de mater la revolte de 1921,
« la commission interministerielle de lutte contre le banditisme »
avait a sa tete Efrai'm Sklianski : le paysan de Tambov l'apprenait
en lisant les proclamations et en tirait les conclusions.
Que dire alors de l'hecatombe du Don qui engloutit des cen-
taines et des milliers de Cosaques du Don dans la fleur de l'age ?
avec une telle histoire, tant de reglements de comptes entre le
Juif (revolutionnaire) et le Cosaque, qu'attendre de la memoire
cosaque ?
En aout 1919, l'Armee des volontaires, en entrant dans Kiev,
decouvrit plusieurs « tchekas », des cadavres recents de fusilles ;
les listes nominatives, etablies d'apres les annonces mortuaires dans
le journal Kievlianine dont la parution avait repris, sont citees par
Choulguine 24 - et presque tous les noms sont slaves : Ton fusillait
22. S. S. Maslov, p. 196.
23. EJR, t. 2, pp. 388-389.
24. V. V. Choulguine, Prilojenia [Annexes], pp. 313-318.
148 DEUX SIECLES ENSEMBLE
en premier lieu l'« elite russe ». Sur la Tcheka de Kiev et ses chefs,
nous possedons les documents de la « commission speciale
d'instruction du sud de la Russie » (temoignages du juge d'ins-
truction de la Tchela arret6 a Kiev)" : « Le nombre des collabora-
teurs de la Tcheka oscillait entre 150 et 300... ; la proportion des
Juifs par rapport a l'ensemble des collaborateurs etait de un sur
quatre, mais les postes cles se trouvaient tous presque exclusi-
vement entre lcurs mains ». Sur les 20 membres de la commission,
soit ceux qui decidaient du sort des gens, 14 eteient juifs. « Toutes
les personnes arretees etaient detenues a la Tcheka ou a la prison
Loukianov... Pour les executions, on avait amenage un hangar pres
de la maison dans la rue de lTnstitut, au n°40, a Tangle de la rue
Levachev, ou avait 6te transferee de la rue Catherine la Tcheka
regionale. Dans ce petit hangar, le bourreau (parfois c'etait un
« amateur » de la Tch6ka) faisait entrer sa victime complement
nue et lui ordonnait de se mettre a plat ventre, puis, d'un coup de
feu dans la nuque, l'executait. Les executions se faisaient a coups
de revolver (le plus souvent des colts). Mais, comme le tir etait
habituellement tres rapproche\ la boite cranienne de la victime
volait en eclats... La victime suivante etait pareillement amenee et
s'allongeait a cote... Quand le nombre des victimes depassait... les
capacites du hangar, les nouvelles victimes etaient placees par-
dessus les corps de ceux qu'on avait tues precedemment, ou bien
etaient executees a 1' entree du hangar... Toutes les victimes allaient
a 1' execution sans opposer de resistance. »
C'est de cela que « fremissait la rumeur populaire ». Et voici
une scene a Pctersbourg relatee par Remizov* (avec son passe de
democrate-revolutionnaire, on ne peut aucunement le suspecter
d'antisemitisme) : « Recemment, pres de 1' Academic on procedait
a des exercices ; un soldat de l'Armee rouge s'exclame : "Cama-
rades, n'allons pas au front, car c'est pour les youpins que nous
allons nous battre !" Un quidam qui porte une serviette lui
demande : "Tu es de quel regiment ?" U autre persiste : "Cama-
rades, n'allons pas au front, c'est pour les youpins que nous y
25. Tchekist o Tcheka IUn Ichdkiste temoigne de la Tcheka] in Na tchoujoi storone,
recueils d'histoire el de li((6rature, ddite par S. Melgounov, Prague, 1925, t.9, pp. 111-
141.
* Alexis Remizov (1877-1957). 6crivain russe ; emigra en 1921.
DANS LA GUERRE CIVILE 149
allons !" Et l'homme a la serviette de donner l'ordre : "Feu sur
lui !" Deux soldats de 1'Armee rouge s'avancent, l'autre deguerpit,
il n'a pas le temps d'atteindre le tournant qu'ils le rejoignent et
font feu - sa cervelle eclate, et vlan ! une mare de sang 26 . »
La revolte de Cronstadt recdlait deja un caractere antijuif (ce qui
la vouait davantage encore a l'echec) : on detruisit les portraits de
Trotski et de Zinoviev, non ceux de Lenine. Et Zinoviev n'eut pas
le courage de venir s'expliquer devant les revokes : il craignait
d'etre lynche. On envoya a sa place Kalinine.
En fevrier 1921, il y eut a Moscou des greves ouvrieres avec
pour mot d'ordre : « A bas les communistes et les Juifs ! »
Nous avons deja souligne que la majorite dcs socialistes russes
- parmi eux, les Juifs etaient tres nombreux - avaient pris parti,
durant la guerre civile, pour Lenine et non pour Koltchak ;
beaucoup d'entre eux combattirent personnellement pour les
bolcheviks. (Un excmple : Solomon Schwarz, membre du Bund :
sous le Gouvernement provisoire, directeur de departement dans
l'un des ministeres ; durant la guerre civile, volontaire dans
1'Armee rouge, sans qu'il precise a quel grade ; ensuite il emigre
et publie a l'etranger un premier, puis un second livre sur la
situation des Juifs en URSS - nous aurons encore l'occasion de
citer ses jugements.)
L'impression se repandait que non seulement les Juifs bolche-
viques, mais l'cnsemble des Juifs avaient choisi leur camp dans la
guerre civile : celui des Rouges. Dire que rien ne les avait pousses
a faire ce choix, nous ne le pouvons pas. Dire qu'il n'y avait pas
d'autre solution, nous ne le pouvons pas non plus.
A Kiev toujours, Choulguine decrit un immense e x o d e qui
eut lieu le l er octobre 1919, jour de l'lntercession - la ville allait
etre occupec par les bolcheviks -, un exodc qui ne concernait que
les Russes, avec leurs besaces, traversant a pied les ponts du
Dniepr ; il estime qu'ils etaient environ soixante mille. « Mais de
Juifs il n'y en eut pas dans cet exode ; on n'en voyait pas parmi
ces milliers de Russes (hommes, femmes, enfants), leurs baluchons
a la main, qui se faufilaient par le magnirique pont des Chaines sous
un triste ciel pluvieux. » Or, a cette epoque, continue Choulguine, il
26. Alexis Remizov, Vzvikhrcnnaia rus [La Russie sens dessus-dessous], Londres,
1979, pp. 376-377.
150 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
y avait a Kiev plus de 100 000 Juifs, et, panni eux, nombre de gens
riches, voire tres riches, mais nul d'entre eux ne partit, tous sont
restes a attendre les bolcheviks. « lis n'ont pas voulu partager notre
destin, creusant par la entre eux et nous une nouvelle cesure, sans
doute la plus profonde 27 . »
D en alia de meme en d'autres villes. Ecoutons le temoignage du
S.-R. Maslov : « C'est un fait que, dans les villes de la Russie du
Sud, en particulier dans celles de F Ukraine de la rive droite, qui
passerent plus d'une fois de mains en mains, Favenement du pouvoir
sovietique suscitait une sympathie ostentatoire et la joie la plus
grande dans les quartiers juifs, et souvent nulle part ailleurs 28 . »
Un historien americain contemporain (Bruce Lincoln, auteur
d'une importante etude sur notre guerre civile) a affirme « que la
Tcheka ukrainienne etait composee a pres de 80 % de Juifs », ce
qui « s'explique par le fait qu'avant la venue des Rouges, les
pogroms les plus cruels et les plus sanglants depuis Bogdan Khmel-
nitski* n'y avaient pas cesse- 9 ». Nous allons en parler, des
pogroms, mais il est evident qu'on inverse la la chronologie : ces
80 % faisaient partie de la Tcheka des 1918, ou tout au debut de
1919 - or les pogroms des forces de Petlioura se dechatnerent
posteYieurement, tout au long de 1919 (les pogroms suscites par les
Blancs ne commencent qu'a partir de Fautomne de cette meme
annee).
Cependant, on ne peut trouver de reponse a la sempiternclle
question : qui est responsable d'avoir amene a pareil desastre ?
Expliquer les agissements de la Tcheka de Kiev uniquement par le
fait que les trois quarts de ses collaborateurs etaient juifs est, bien
sur, insuffisant. Mais il y a egalement la, pour la memoire juive, un
probleme et un sujet de reflexion.
Or il s'est trouve" en ces annees-la des Juifs pour s'adresser a leurs
freres par le sang et tenter de parvenir a une comprehension supe-
rieure de la tragedie qui s'etait abattue sur la Russie et, pareillement,
27. V. V. Choulguine, pp. 95-96.
28. S. S. Maslov, p. 44.
29. Izlojcnic besedy c B. Linkolnom [Compie rendu d"un entretien avec B. Lincoln]
in V. Lioubarski, Chto delat, a ne kto vinoval [Que f'aire, et non pas qui est responsable ?],
V.M., 1990, n" 109, p. 134.
* Un des grands chefs cosaques qui, pour se ddbarrasser de l'h6g6monie polonaise,
decide en 1654 de nfunir l'Ukraine a la Grande-Russie.
DANS LA GUERRE CIVILE 151
sur les Juifs de Russie. Dans 1'appel « Aux Juifs de tous les
pays ! », ce groupe d'auteurs ecrivit en 1923 : « Le zele outrancier
dans la participation des Juifs bolcheviques a l'asservissement et a
la destruction de la Russie... nous est impute... Le pouvoir sovie-
tique est assimile a un pouvoir juif, et la haine terrible envers les
bolcheviks se retourne en une haine non moins terrible envers les
Juifs... Nous avons la ferine conviction que, pour les Juifs comme
pour tous les peuples qui vivent en Russie, les bolcheviks repre-
sentent le pire mal qui puisse exister, que lutter de toutes nos forces
contre la domination en Russie d'un tel ramassis de gens venus de
tous bords est notrc devoir sacre envers l'humanite, la culture, notre
Patrie et le peuple juif" 1 . » Mais, dans la societe juive, « cet appel
fut accueilli avec la plus grande indignation" ». (Nous en parlerons
au chapitre suivant.)
*
La guerre civile a dans une certaine mesure deborde les fron-
tieres de la Russie. Quelques mots a ce sujet (bien que les evene-
ments survenus en Europe n'entrent pas dans cet ouvrage).
Les bolcheviks sont entires en Pologne en 1920. La, ils se sont
souvenus et se sont habilcment servis « de l'ardcur et de l'enthou-
siasme national » auxquels etait consacre 1'cditorial de Nakhamkis-
Svctlov dans les Izvestia n . Et en Pologne, semble-t-il, la population
juive accucillit chaleureusement 1'Armec rouge. Selon des sources
sovietiques, des bataillons entiers d'ouvriers juifs prirent part aux
combats contre les Polonais aux abords de Minsk' 3 . Et Y Encyclo-
pedic juive nous dit : « Les Polonais ont plus d'une fois accuse les
Juifs d'avoir soutenu leurs ennemis, d'avoir adopte des attitudes
"antipolonaises", probolcheviques, voire pro-ukrainiennes. » Au
cours de la guerre polono-sovietique, de nombreux Juifs, accuses
d'espionnage au profit de 1'Armee rouge, « ont ete abattus [par
30. ReJ, pp. 6. 7.
31. G. Landau, p. 100.
32. Iou. Svitlov, Narodnaia oborona - natsionalnaia oborona (Ddfense populaire =
defense nationale], in Izveslia, 1920, 18 mai, p. 1.
33. Iou. iMririe, Evrei i antisemitizm v SSSR [Juifs ct aniisemitisme en URSS]. M.,
L.. 1929, p. 31.
152 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'armee polonaise] 14 ». II est vrai, souvenons-nous des accusations
d'espionnage portees contre les Juifs par le commandement russe
durant la guerre, en 1915, - la aussi, des exagerations ont sans
doute eu leur place.
Pour la Pologne, les Soviets ont forme a la hate un « gouver-
nement polonais revolutionnaire » et place a sa tete F. Dzerjinski.
S'y trouvaient aussi Iou. Markhlevski et F. Kon. lis 6taient bien sur
entoures par des specialistes en « affaires de sang » et par d'impe-
tueux propagandistes. (Entre autres, par l'ex-pharmacien de
Mohilev, A. I. Rotenberg. Apres le coup d'Etat avorte en Pologne,
il s'en fut, avec Bela Kun et Zalkind-Zemliatchka, « epurer » a mort
la Crimee. Et il s'attela en 1921 a une nouvelle tache glorieuse :
« epurer » la Georgie, derechef avec Dzerjinski au-dessus de lui.
Des annees 20 aux annees 30, Rotenberg a ete chef du NKVD
de Moscou.)
Oui, la Revolution rouge s'est etendue non seulement a la
Pologne, mais aussi a la Hongrie et a l'Allemagne. Un chercheur
americain ecrit : « Aussi bien a Test qu'au centre dc 1' Europe, l'in-
tensite et la permanence des prejuges antisemites se sont trouve"
renforcees par la part prise par les Juifs au mouvement revolution-
naire. » « Au debut de 1919, les Soviets, diriges essentiellement par
des Juifs, provoquerent des revokes a Berlin et a Munich », et
« dans le parti communiste allemand de ce temps-la..., la part des
activistes juifs... etait tout a fait disproportionnee », alors que « la
communaute juive dans son ensemble n'accordait a ce parti qu'un
soutien insignifiant ». « Des onze membres du CC, quatre etaient
des Juifs nantis d'une instruction superieure », entre autres Rosa
Luxemburg, laquelle ecrivit en decembre 1918 : « Au nom des buts
supremes de Thumanite, notre devise a Fencontre de nos ennemis
doit etre : le doigt - en plein dans l'ceil ; le genou - sur la
poitrine ! » Le soulevement a Munich eut pour chef un Juif « a
l'allure boheme », le critique theatral Kurt Eisner. II fut tue, mais
dans la tres catholique et conservatrice Baviere, le pouvoir fut pris
par « un nouveau gouvernemcnt d'intellcctuels juifs de gauche qui
proclamerent la "Republique sovietique de Baviere" » (G. Lan-
dauer, E. Toller, T. Muzam, O. Neirat). Une semaine plus tard, cette
republique fut renversee « par un groupe encore plus radical » qui
34. PEJ, 1.6, p.646;t. l.p.326.
DANS LA GUERRE CIVILE 153
proclama la « Seconde Republique sovietique de Baviere », avec a
sa tete Eugene Levin6 35 . L' Encyclopedic donne sur ce dernier les
precisions suivantes : ne" k Saint-Petersbourg dans une famille de
marchands juifs, socialiste-revolutionnaire, il parttcipe a la revo-
lution de 1905, puis acquiert la nationality allemande, adhere au
mouvement Spartakus de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht pour
prendre la tete du gouvernement communiste de Baviere dont font
egalement partie T. Muzam, E. Toller et M. Levine qui, lui, est
originaire de Russie 36 . En mai 1919, la revoke est ecrasee. « Que
les dirigeants des revoltes communistes ecrasees aient ete des Juifs,
voila une des causes principales du regain de l'antisemitisme poli-
tique dans l'Allemagne postrevolutionnaire ". »
« Mais si, en Russie et en Allemagne, le role des Juifs dans la
revolution a ete "tres net", en Hongrie il a ete decisif... Sur les
49 commissaires populaires, 31 etaient juifs », en premier lieu Bela
Kun lui-meme, « ministre des Affaires etrangeres (de facto chef du
gouvernement) », qui, comme nous le savons, un an et demi plus
tard va noyer la Crimce dans le sang. On y trouve Mattias Rakosi,
Tibor Samueli, Djerd Lukas. « II est vrai que le Premier ministre,
Shandor Garbai, n'etait pas juif, mais Rakosi eut plus tard ce trait
d'esprit : si Garbai a ete elu chef du gouvernement, c'est pour qu'il
en reste un qui puisse signer des arrets de mort le samedi. » « Les
statues des rois et des heros nationaux hongrois ont ete debou-
lonnees, l'hymne national interdit, porter les couleurs nationales est
devcnu un dclit. » « Le tragique de la situation se trouvait renforce
du fait que les Juifs de Hongrie vivaient de facon bien plus riche
que leurs freres d' Europe orientale et avaient connu une reussite
sociale nettement plus marquee' 8 . »
Le lien direct entre la Republique sovietique de Hongrie et notre
guerre civile apparait dans le fait que des unites de 1'Armee rouge
s'appretaient a voler a son secours, mais ne surent pas boucler leurs
preparatifs avant sa chute (en aout 1919).
35. John Miiller, Dialektika Iragedii : anlisemitizm i kommunism v tsentralnoi i
vostotchnoi Evrope [Dialectique de la tragtSdie : I'aniisemitisme et le communisme dans
la Russie cenirale el orientale] in « 22 », 1990, n° 73, pp. 96, 99-100.
36. PEJ, t. 4, pp. 733-734.
37. J. Muller, p. 99.
38. Ibidem, pp. 100-101.
154 DEUX SIECLES ENSEMBLE
L'effondrement du si hai'ssable Empire russe a coute cher a tous
- Juifs y compris. Comme 1'ecrit G. Landau ; « La revolution est en
general et toujours quclque chose d'effrayant, de risque, de
dangcreux. En particulier, elle est terrible et dangereuse pour une
minorite qui, sous de nombreux rapports, est £trangere a la masse
preponderante de la population... Une telle minorite doit s'appuyer
de toutes ses forces, pour assurer sa survie, sur la loi, sur 1' intangible
continuite de l'ordre, sur l'inertie juridique. La desagregation sociale
et le "tout est permis" de la revolution s'abattent immanquablement,
avec une force particuliere, precisement sur une telle minorite 39 . »
Mais cela n'allait survenir que plus tard, passe les premieres
decennies prometteuses. Dans l'immediat, durant la guerre civile,
avec son absence absolue de loi, la population juive fut soumise a
des pillages et a des pogroms comme elle n'en avait jamais connu,
et de loin, sous les tsars. Et ces pogroms ne furent pas le fait des
Blancs. La densite de la minorite y etait telle que dans les destinees
des Juifs devait necessairement intervenir, en sus des Rouges et des
Blancs, une troisieme force : le separatisme ukrainien.
En avril 1917, quand fut cree le parlement ukrainien, les Juifs ne
croyaient pas encore a la victoire du separatisme, laquelle se mani-
festa dans les elections d'ete aux doumas municipales : les Juifs
n'avaient alors « aucune raison de voter pour les separatistes ukrai-
niens 40 ». Mais, a partir de juin, quand parut s'edifier un pouvoir
ukrainien veritable sous lequel tous seraient apparemment appeles a
vivre, des representants juifs firent leur entree a la Malaia Rada*, un
vice-secretariat aux Affaires de la minorite nationale juive vit le jour
(un « ministere juif »), charge d'elaborer un projet que la societe
juive ambitionnait depuis longtemps, octroyant « une autonomic
nationale specifique » (chaque nation, y compris la juive, constitue
une entite nationale, laquelle peut promulguer des lois selon les
besoins et interets de ladite nation et recevoir des subsides du
Tresor ; quant au representant de cette entite, il peut faire partie du
39. G. A. Landau, p. 115.
AQ.J.B. Schekhtman, Evreiskaia obschestvcnnost na Oukraine (1917-1919) [La
socidte juive en Ukraine] in LMJR-2*. p. 22.
* LitteYalement : « petite assembled nationale ».
DANS LA GUERRK CIVILE 155
gouvernement). Le gouvemement ukrainien nouvellement cree
adopta au debut une attitude generalement bienveillante a l'egard
des Juifs, mais, a la fin de 1917, la situation evolua : le projet de loi
fut accucilli au Parlement par des quolibets et des marques de
mepris, pour etre finalement adopte non sans mal en Janvier 1918.
De leur cote, non sans reticence, les Juifs accepterent « le 3 e Uni-
verscl* » (9 novembre 1917 : debut de la separation de 1' Ukraine
d'avec la Russie), craignant desormais l'anarchie, dangereuse pour la
population juive, et le morcellement du rnonde juif russe en plusieurs
cntites. Les bourgeois juifs se moquaient de la langue ukrainienne,
des enseignes en cette langue, ils redoutaient Tukiainisation,
faisaient plutot confiance a l'Etat et a la culture russes 41 . Lenine
ecrivit : les Juifs, tout autant que les Grands-Russiens, « ignorent
1'importance du problcme national en Ukraine 42 ».
Mais on avancait vers la secession et les deputes juifs, a 1 'ex-
ception du Bund, n'oserent pas voter contre le « 4 e Universel »
(11 Janvier 1918 : secession definitive de 1'Ukraine). Sitot apres
commenca l'offcnsive bolchevique en Ukraine. Dans leur premier
C[omite] C[entral] du P[arti] C[ommuniste] bfolchevique]
d'U[kraine], concocte a Moscou puis transfere a Kharkov, sous la
direction de Georges Piatakov, figuraient entrc autres Simon
Schwarz et Seraphin Gopner. Une fois etabli a Kiev, a la fin de
Janvier 1918, y furent nommes commissaires : de la ville de Kiev,
Gregoire Tchoudnovski ; aux finances, Krcizberg ; a la presse,
D. Raichman ; aux armccs, Schapiro. « Les noms juifs ne man-
quaient pas non plus au plus haut sommet des autorites bolche-
viques... dans des centres comme Odessa et Iekaterinoslav. C'etait
suffisant pour alimentcr les conversations sur les « bolcheviks
juifs » et les « Juifs bolcheviques » au sein des unites de l'armee
fideles au Parlement. « Les plaisanteries sur les "traitres juifs"
devinrent monnaie courante » ; « en pleins combats de rue [pour la
prise de Kiev], la fraction sioniste interpella l'Assemblee sur les
exces antijuifs », avec pour resultat « une joute entre les deputes
ukrainiens et les representants des minorites nationales 43 ».
41. Ibidem, pp. 29, 30, 35.
42. V. Unine, (Euvres en 45 volumes, M. 1941-1967, t. 30, p. 246.
43. J. Shekhlman, pp. 35-37.
* Designc des lois organiques adopt6es par le Parlement ukrainien.
156 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
C'est ainsi qu'entre les Juifs et les separatistes ukrainiens
commenca par se creuser un fosse d'inimitie.
« Le gouvernement ukrainien et les dirigeants des partis ukrai-
niens se replierent sur Jitomir; les representants juifs ne les y
suivirent pas », et resterent sous les bolcheviks. A Kiev, de surcroft,
les bolcheviks « trouverent le soutien d'un groupe important de
travailleurs juifs rentres d'Angleterre apres la revolution [de
FeVrier] », desormais « entierement du cote du regime sovietique...
Us ont occupe les postes de commissaires et... de personnalitds
responsables » ; ils ont egalement « cree un detachement juif de la
garde rouge 44 ».
Peu apres, au debut de fevrier 1918, apres la conclusion de la
paix avec l'Allemagne a Brest-Litovsk, le gouvernement de
rUkraine independante s'en revint a Kiev, protege par les baion-
nettes austro-allemandes, ce qui permit aux « gaidamaks* » et aux
« Cosaques libres » d'intercepter les « commissaires juifs frais
emoulus » qu'ils reussissaient a debusquer, et de les fusilier. Ce
n'etaient pas encore des pogroms antijuifs, du reste le gouver-
nement de Petlioura dut ceder la place pour sept mois a celui de
l'hetman Skoropadski. « Le commandement des unites de l'armee
allemande qui avaient occupe Kiev au printemps 1918 montrait une
attitude comprehensive a l'egard des besoins de la population
juive » (or cette derniere etait importante : en 1919, les Juifs a Kiev
representaient 21 % de la population de cette ville 45 .) Au sein du
gouvernement de l'hetman, Serge Goutnik, un Juif du parti cadet,
devint ministre du Commerce et de l'lndustrie 46 . Sous ce gouver-
nement, les sionistes n'etaient pas entraves dans leurs activity, une
Assembled nationale provisoire juive et un Secretariat national juif
furent elus.
Mais, une fois l'hetman chasse en decembre 1918, vint s'installer
de Vinnitsa a Kiev le Directoire de Petlioura- Vinnitchenko. De par
44. Ibidem.
45. PEJ, t. 4, p. 256.
46. EJR. t. l,p.407.
* Au xviu e sifecle, nom donn^ aux rdvollds ukrainiens qui luttaient conlre les autorit6s
polonaises. Avec l'annexion de la Pelite Russie occidentale a l'Empire russe, le
mouvement disparait. Mais le tcrme r^apparut apres la Revolution pour designer des
emeutiers onpos^s au pouvoir bolchevique.
DANS LA GUERRE CIVILE 157
leurs affinites socialistes, le Bund et Poalei-Tsion lui preterent
leur concours dans l'espoir d'obtenir I'egalite des droits avec les
Ukrainiens. Le Secretariat juif se voulut egalcment conciliant.
Cependant, l'organe officiel de Petlioura, La Renaissance, ecrivait :
« L'instauration d'un gouvernement ukrainicn a ete pour les Juifs
un evenement inattendu. Les Juifs ne l'avaient pas prevu, en depit
de leur exceptionnelle habilete a flairer tout ce qui est nouveau.
lis... insistent sur leur connaissance de la langue russe, ignorent le
fait de 1'Etat ukrainien... Les Juifs se sont de nouveau joints au
camp de nos ennemis 47 . »
On imputa aux Juifs toutes les victoircs des bolcheviks en
Ukraine. Les Cosaques zaporogues pillerent les appartements des
gens fortunes qui avaient fui Kiev. Ces pillages essaimerent avec
d'autant plus d' insolence dans les localites secondaires, perpetres
par des unites militaires ou par des chefs cosaques qui n'en
faisaient qu'a leur tete. Et le regiment qui portait le nom
de Petlioura inaugura par un pogrom, a Sarnach, l'annee des
pogroms generalises.
Un depute juif a l'Assemblee nationale restreinte a vainement
tente d'arreter cette vague montante d'incitations aux pogroms :
« Nous devons prevenir les Ukrainiens qu'ils n'arriveront pas a
fonder leur gouvernement sur l'antisemitisme. Que ces messieurs
du Directoire sachent qu'ils ont affaire a un peuple universel qui a
survecu a ses nombreux ennemis. » II menaca meme de declencher
la lutte contre un pareil gouvernement 48 . Et les partis juifs de se
mettre rapidement a virer a gauche, autrement dit de se tourncr
avec de plus en plus de sympathie vers les bolcheviks.
Comme le declara Arnold Margoline, a cette epoque ministre des
Affaires etrangeres du Directoire, « la situation en Ukraine rappelle
les pires annees de Khmelnitski et de Gonta 49 * ».
D. S. Pasmanik note non sans amertume que sionistes et nationa-
listes juifs « ont longtemps soutenu le gouvernement desordonne
47. I.M. Trotski, Evreiskie pogromy na Oukraine i v Bclorousii 1918-1920 [Les
pogroms antijuifs en Ukraine et en Bielorussie], in LMJR-2*, p. 59.
48. Ibidem, p. 62.
49. Ibidem.
* L"un des principaux dirigeants du soulevement des Gai'damaks, en 1768, contre le
pouvoir polonais. Trahi par les Russes, il fut livrd aux Polonais qui le mirenl a mort.
158 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de P&lioura-Vinnitchenko, meme lorsqu'en Ukraine eurent lieu
de feroces pogroms antijuifs 50 ». I. M. Biekerman se demande :
comment les socialistes juifs, « qui se sont assis a la meme table
que Petlioura et autres heros de la revolution ukrainienne pour
reconstruire le monde avec eux, ont-ils pu oublier les heroi'ques
pogroms de leurs freres en ideologic ?... Tout ce sang juif que firent
couler les descendants et disciples de Bogdan Khlmelnitski, de
Gonta et de Jelezniak*, ne s'empressent-ils pas de Toublier a cause
de leurs sympathies socialistes 51 ?» « De decembre 1918 a aout
1919, les partisans de Petlioura ont organise des dizaines de
pogroms qui ont fait, selon les donnees de la commission de la
Croix-Rouge internationale, pres de 50 000 victimes. Le pogrom le
plus important a eu lieu le 15 fevrier 1919 a Proskourov... apres la
tentative avortee d'un coup d'Etat bolchevique 52 . » « Les pogroms
antijuifs, qui avaient debute presque en meme temps que l'instau-
ration du pouvoir ukrainien, se deroulaient sans discontinuer ; ils
sont devenus particulierement cruels a l'epoque de ce qu'on a
appele le Directoire, et n'ont pas cesse tant que se maintint par la
force des armes un pouvoir ukrainien". »
Pretons attention a ce qu'ecrit S. Maslov : « On avait egalement
me" des Juifs lors des pogroms au temps des tsars, mais jamais
on n'en avait tue autant, et tue avec un tel sang-froid, une quasi-
indifference, comme cela se passe aujourd'hui : au cours des
pogroms que perpetrent les detachements rebelles de paysans, dans
les bourgades dont ils s'emparent, ces derniers massacrent la popu-
lation juive jusqu'au dernier. Ils n'epargnent ni enfants, ni femmes,
ni vieillards 54 . » A cette epoque, les villes abritaient des marchan-
dises impossibles a ecouler et les paysans des villages voisins s'y
rendaient en chariots pour, dans la foulee du pogrom, prendre leur
50. D. S. Pasmanik, Tchego je my dobivaemsia ? [Que cherchons-nous a obtenir ?],
in RtE, p. 21 1.
51. /. M. Biekerman, Rossia i rousskoc cvrcislvo [La Russie et le monde juif russc],
in RiE, pp. 66-67.
52. PEJ. t. 6, p. 570.
53. /. M. Biekerman, p. 65.
54. S. S. Maslov, pp. 25, 26.
* Maxime Jelezniak. chef cosaque qui s'est distingue" par sa cruaute dans rextermi-
nation des Polonais et des Juifs. Fut arretd par les Russes et relegue en Siberie. Mort
vers 1770.
DANS LA GUERRE CIVILE 159
part du pillage"... » « Dans toute 1' Ukraine, quand les insurges
s'attaquent aux trains, dans les wagons retentit maintes fois l'ordre :
"Communistes et Juifs, descendez !" Ceux qui obeissent a cet ordrc
sont fusilles sur-le-champ au bas du wagon » ; sinon, « on verifie
les papiers ou bien on force a prononcer le mot koukourouza*, ct
si on decele un defaut de prononciation, le presume Juif est
emmene et tu6 56 ».
Un cherchcur americain considere que « rextermination massive
des Juifs en Bielorussie et en Ukraine au cours de la guerre civile
a ete, en fait, moins le resultat d'une politique determinee qu'une
reaction populaire et paysanne 57 . »
Particulierement irresponsables et, partant, d'une extreme sauva-
gerie, se sont montrees en Ukraine les bandes incontrolees : celles
de Grigoriev, Sokolov, Zeleny, Struk, Angel, Tioutiounik, Iatseik,
Volynets, Kozyr-Zyrka. Dans cette kyrielle, Makhno occupe
cependant unc place a part.
Makhno - melange parfait du revolutionnaire et du droit-
commun - s'est cpanoui comme un diable dans le dechainement
sauvage dc la guerre civile. Relever ses sorties pathologiques et
criminelles n'entre pas dans notre propos. Makhno, personnel-
lement, etait etranger a tout antisemitisme, et les anarcho-
monarchistes sous ses ordres signerent des resolutions pronant « une
lutte implacable contre toutes les formes de 1' antisemitisme ». A une
certaine epoque, il placa a la tctc de son etat-major Aron Baron, du
Contre-espionnage, Leon Zadov-Zinkovski, du dcpartement de la
Propagande, Eichenbaum-Voline, deja cite ; il eut pour proche
conseiller Archinov, et un certain Kogan etait president du Soviet
de Gouliaipole. II existe aussi un bataillon juif distinct qui comptait
quelque 300 soldats commandes par Taranovski, mais celui-ci fit
faux bond a Makhno ; par la suite, Taranovski fut pardonne et a
nouveau distingue jusqu'a devenir chef d'etat-major. On a ecrit que
« les Juifs pauvres s'enrolaient massivement dans Tarmee de
55. lou. iMrine, Evrei i antisemitizm v CCCR [Les juifs el rantis«5mitisme en URSS],
pp. 40, 41.
56. S. S. Maslov, p. 40.
57. J. Muller, p. 97.
* Ce moi. qui signifie « mais ». par ses sonoritds rdpdtitivcs permettait de deceler les
panicularites de la prononciation juive.
160 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Makhno », et que ce dernier aurait meme capture traitreusement le
chef cosaque Grigoriev et 1' aurait fait fusilier pour antisemitisme.
En mai 1919, Makhno mit a mort des paysans du village d'Ouspe-
novki qui s'etaient livres a un pogrom dans la colonie agricole juive
de Gorkoe. Mais, bien que « Makhno eut d'incontestables merites
aux yeux des Juifs (et plus tard, a Paris, jusqu'a sa mort, il a cons-
tamment evolue dans un milieu juif »), son armee, ingouvernable,
s'est livr6e pour sa part a plusieurs pogroms, entre autres en
decembrc 1918 non loin de Ickaterinoslav 58 , et durant l'ete 1919 a
Alexandrovsk. Toutefois, V Encyclopedic reconnait : « Makhno et
les autres chefs de son mouvement ont energiquement combattu les
pogroms et fusille leurs auteurs 59 . »
Nous avons sous les yeux un livre-album, Les Pogroms anti-
juifs : 19] 8- 1921. II a 6l6 confectionne" en 1923 a la demande du
Comite social juif d'aide aux victimcs des pogroms, mais n'a paru
qu"cn 1926''". (L'annec de sa parution pcrmet de comprendre
pourquoi ce livre ne parle pas du tout des pogroms fomentes par
les Rouges ; il est cnticremcnt consacrc au « role joue par 1' armee
de Petlioura et les armees blanches et polonaises dans la bacchanale
des pogroms de cette periode.)
Les detachements militaires prenaient part aux pogroms dans les
villes importantes et les nccuds ferroviaircs situcs sur lcur itineraire,
mais les bandes des « petits caids (...) agissaient jusque dans les
villages les plus recules » ; ainsi, pour les Juifs, il n'y avait plus de
lieux parfaitement surs.
Parmi les pogroms perpetres par les armees de Petlioura et qui
se distinguerent par une cruaute dclibcree et une extermination
methodique, parfois sans pillage, re tenons en 1919 ceux de Pros-
kourov (en fevrier), non loin de la ceux de Felchtinsk et de Jitomir
(fevrier), ceux d'Ovroutch (mars), de Trostinets (mai), d'Ouman
(mai), de Novomirgorod (mai). Des pogroms fomentes par les
bandes : ceux de Smelsk (mars 1919), Elizabethgrad (mai), Rado-
mysl' (mai), Vapniar (mai), Slovetchen et, Doubov (juin) ; par les
armies de Denikine : ceux de Fastov (septembre 1919), de Kiev
(octobre). En Bielorussie, des pogroms ont ete fomentes par les
58. VC Litvinov, Makhno i cvrei [Makhno et les Juifs] in « 22 », 1983, n° 28, pp. 191-
206.
59. PEJ. t. 6, p. 574.
60. Evreiskie pogromy, 1918-1921, sous la direction de Z.S. Ostrovski, M, 1926.
DANS LA GUERRE CIVILE 161
Polonais - a Borissov et dans le district de Bobrouisk - et par des
detachements de Boulak-Balakhovitch soutenus par les Polonais
(en 1919 et 1920, puis jusqu'a l'ete 1921 a Mozyr, Tourov,
Petrakov, Kopotkevitch, Kovtchits, Gorodiatitch).
Les Juifs d'Ukraine furent terrorises par ces vagues destructrices.
De la ou les pogroms avaient eu lieu et de la ou en planait encore
la menace, dans les phases d'accalmie, la population juive fuyait
en masse, bourgades et hameaux se viderent completement au profit
des grandes villes les plus proches ; certains fuirent vers la frontiere
roumaine (dans le vain espoir d'y etre secourus), d'autres,
« paniques, sans direction ni but precis », comme ceux de Tetiev
ou de Radomysl'. « Les bourgades et hameaux les plus florissants
avaient l'air de cimetieres abandonnes : les maisons 6taient brulees
ou detruites, les rues desertes, comme mortes... Toute une serie de
lieux peuples par les Juifs, comme par exemple Volodarka,
Bogouslav, Bortchagov, Znamenka, Fastov, Tefiopol, Koutouzovka,
d'autres encore, avaient ete entierement incendies et n'offraient
plus a la vue qu'un monceau de decombres 61 . »
Tournons-nous a present vers le camp des Blancs. On aurait pu
penser que dans la guerre civile, ce serait non sous 1' oppression
rouge, mais bien chez les Blancs qu'auraient pu subsister dans une
certaine mesure des potentialites democratiques : chez Denikine,
chez Wrangel, il n'y avait pas que des monarchistes ni que des
nationalistes de differentes nationalites, mais aussi de nombreux
reliquats de groupes liberaux de toutes tendances, voire des socia-
lises de diverses nuances - tous ceux qui se montraient intransi-
geants envers le bolchevisme. II en allait de meme sur le front
oriental avant que Koltchak ne prenne le pouvoir. Mais, s'il en etait
ainsi, pourquoi les Juifs qui partageaient les memes orientations et
les meme sympathies n'y auraient pas trouve leur place ?
C'est qu'en raison de la tournure fatale et irremediable prise
- par la faute de l'un et 1' autre camp - par les evenements ulte-
rieurs, l'acces des Juifs a l'Armee blanche se trouva barre.
U Encyclopedic juive nous apprend que, tout au debut, « de
61. Evreiskie pogromy, 1918-1921, pp. 73-74.
162 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
nombreux Juifs de Rostov soutenaient le mouvement des Blancs ;
le 13 decembre 1917, A. Alperine, negotiant important, versa a
I 'ataman du Don A. Kaledine 800 000 roubles reunis par les Juifs
de Rostov pour 1' organisation des armees cosaques qui combat-
taient le pouvoir sovietique 62 . Mais voici un autre son de cloche,
toujours de Rostov : quand le general Alexeiev cherchait a reunir
son tout premier detachement (c'etait egalement en decembre
1917), il eut besoin d'argent et en demanda, sans vouloir proceder
a des requisitions, a la bourgeoisie de Rostov et de Nakhitchevan,
en majorite composee de Juifs et d'Armeniens. Les richards de
Rostov ayant refuse, on ne put reunir qu'une somme derisoire, aussi
Alexeiev fut-il contraint de mener la « Campagne des glaces », en
plein hiver, avec un detachement qui n'etait pas du tout equipe. Et,
plus tard : « A tous les appels de l'Armee des Volontaircs, la popu-
lation a repondu en donnant des clopinettes, mais quand survenaient
en ces memes endroits les bolcheviks, a la premiere injonction elle
apportait des millions de roubles sonnants et trebuchants et des
magasins entiers de marchandises ,,, . » (Et quand, a la fin de 1918,
l'ex-Premier ministre G. Lvov, maintenant reduit a quemander de
l'aide, se rend it a Washington et a New York et y rencontra une
delegation de Juifs americains, il n'en recut aucune promesse d'as-
sistance 64 .)
II est vrai, Pasmanik cite une lettre selon laquelle, a la fin de
1918, « plus de trois millions et demi de roubles... ont ete reunis
uniquement dans un cercle ferine de Juifs », moyennant « pro-
messes et assurances du commandement blanc de faire montre
d'une attitude bienveillante a l'egard des Juifs ». Nonobstant, on
edicta un arrete interdisant aux Juifs d'acheter des terres dans la
region de la mer Noire (en raison de « la speculation effrenee de
plusieurs individus appartenant a la nation juive ») - mais cette
mesure fut bientot abrogee 65 .
Toujours a Rostov, par cette aube blanche, alors que le timide
mouvement des Blancs, a peine visible dans la penombre, semblait
62. PEJ, t. 7, p. 403.
63. D. S. Pastnanik, Rousskaia revolionutsia i evreistvo : Bolchevizm i ioudaizm
[La Revolution rasse et le monde juif : Bolchevisme et judaisme], Paris, 1923, p. 169.
64. T. I. Polner, Jiznennyi pout kniazia G. Lvova [L'itineraire biographique du prince
G. Lvov], Paris, 1932, p. 274.
65. PEJ, t. 7, p. 403.
DANS LA GUERRE CIVILE 163
presque sans espoir, je connais moi-meme le cas de notre ami.
A. Arkhangorodski, un Juif age, ingenieur tres actif dans l'in-
dustrie, qui se considerait sincerement comme un patriote russe :
par cette nuit de fevrier ou la jeunesse partait pour la « Campagne
des glaces », il voulut forcer son fils etudiant, qui s'y refusait, a
emboiter le pas aux volontaires (sa fille ne s'en opposa pas moins
au depart de son frere). - L' Encyclopede juive precise : « Les Juifs
de Rostov s'enrolaient dans les detachements des partisans
cosaques, dans le bataillon etudiant de l'Armee des volontaires de
L. Kornilov 66 ».
En 1975, a Paris, le dernier commandant du regiment de
Kornilov, M. N. Levitov, me declara que d'assez nombreux
enseignes juifs, promus au temps de KeYenski, resterent fideles a
Kornilov lors des journees historiques d'aout 1917*. Et, dans
l'armee des Blancs, il mettait en avant le nom de Katzman, de la
premiere division de Koutepov**, qui avait ete dccore de 1'ordre de
Saint-Georges***.
Mais Ton sait que de nombreux Blancs n'encourageaient guere
les Juifs neutres ni meme ceux qui sympathisaient avec eux : en
raison de la participation de trop nombreux autres Juifs aux cotes
des Rouges, les Blancs se defiaient de plus en plus des Juifs, voire
pestaient contre eux. Une recente etude a caractere scientifique
nous apprend que, « dans sa premiere annee d'existence, le
mouvement des Blancs £tait pratiquement exempt de tout antisemi-
tisme (du moins de ses manifestations de masse) et que des Juifs
figuraient dans les rangs de l'Armee des volontaires ! Mais, en 1919
(...), les choses changercnt radicalement. En premier lieu, apres la
victoire de 1'Ententc sur l'Allemagne, le sentiment partage par la
plupart des Blancs, que les Allemands favorisaient le bolchevisme,
laissa la place au mythe selon lequel c'etaient les Juifs qui consti-
tuaient le principal soutien du bolchevisme. En second lieu, ayant
occupe FUkraine, les Blancs avaient subi 1' influence du furieux
66. Ibidem.
* Pour prdvenir un coup d'Elat bolchevique. le general Kornilov, commandant en chef
de l'armee russe, fit mouvement sur Petrograd. mais fut arrete par Kerenski et empri-
sonn6.
** Promu general en 1918, il 6migra a l'Ouest apres la defaite des Blancs, mais fut
enleve" en 1930 en plein Paris par le Guepeou.
*** Distinction militaire.
164 DEUX SIECLES ENSEMBLE
antisdmitisme local, ce qui entraina leur participation a des debor-
dements antijuifs 67 . »
L' armee blanche fut « hypnotisee par Trotski et Nakhamkis, ce
qui l'amena a identifier le bolchevisme dans son ensemble avec les
Juifs, avec pour consequence les pogroms 68 ». Les Blancs s'etaient
forge l'idee que la Russie qu'ils partaient liberer etait aux mains
de commissaires juifs. Et, compte tenu du fait que cette armee a
peine formee, a peine unifiee, dispersee sur de vastes etendues,
etait mal controlee, mal dirigee, du fait que partout, dans cette
guerre, 1' insubordination triomphait, on pouvait passer facilement
de l'idee a des flambees spontances, et, helas, a des pogroms
fomentes par les Blancs. « A. Denikine..., ainsi que plusieurs
autres dirigeants de 1' Armee du Sud (V. MaT-Maevski), adheraient
aux positions des cadets et des S.-R. et cherchaient a mettre fin
aux execs de leurs hommes. Mais ces tentatives n'etaient guere
suivies d'effet 69 . »
II etait naturel que de nombreux Juifs fussent mus par l'instinct
de conservation. En depit des premiers espoirs dans un compor-
tement humain de 1' Armee des volontaires, apres les pogroms des
partisans de Denikine, pratiquement 1 'ensemble des Juifs aban-
donna toute velleite de se rallier aux Blancs.
Voici un exemple parlant que rapporte Pasmanik. Aleksandrovsk
est repris aux bolcheviks. Les Volontaires sont entres, suscitant la
joie generate et sincere de toute la population... Des la premiere
nuit, la moitie de la ville est pillee. Elle s'emplit aussitot de cris et
de gemissements des Juifs martyrises... On viole des femmes, on
tabasse et on massacre des hommes, les appartements juifs sont
pratiquement vides de leur contenu. Le pogrom dure trois nuits et
trois jours. Le commandant de la ville, le sous-lieutenant Sliva, en
reponse aux doleances de I'Administration, repond : « Chez nous,
il en va toujours ainsi : la ville est prise, et pour trois jours elle
nous appartient 70 . » Ces pillages et ces exactions perpetres par des
67. G. Kostyrtchenko, Tainai'a polilka Stalina : vlast i antisemitism [La Politique
secrete de Staline : le pouvoir et 1'antisdmitisme], Moscou, 2001, pp. 56-57.
68. D. S. Pasmanik, Tchevo my dobivaemsia ? [Que cherchons-nous a obtenir ?],
RiE, p. 216.
69. G. Kostyrtchenko, p. 56.
70. D. S. Pasmanik, Rousskai'a revolioutsia i evreistvo [La Revolution russe et le
mondejuii], p. 185.
DANS LA GUERRE CIVILE 165
soldats de 1' Armee des volontaires ne sauraient s'expliquer par le
role des commisaires juifs.
L'un des plus elevcs en grade parmi les generaux blancs, A. von
Lampe, affirme avec insistance que les bruits courant sur les
pogroms antijuifs perpetres par les Blancs « sont sciemment
exageres » ; que, dans une armee privee d'intendance et d'un ravi-
taillement irregulier a partir de l'arriere, il s'agissait d'inevitables
« pillages-requisitions qui ne frappaient pas de preference les Juifs,
mais tous les habitants de la ville conquise, parmi lesquels les Juifs
etaient souvent » plus nombreux et plus riches, aussi « souffraient-
ils plus que les autres ». « Je declare sans ambages, ecrit von
Lampe\ que dans les districts ou agissaient les Blancs, il n'y eut pas
de pogroms antijuifs, c'est-a-dire d'agissements organises visant a
tuer ou piller des Juifs... II y eut des pillages et meme des assas-
sinats... qui ont ete ensuite amplifies par une presse bien particu-
liere, et qualifies de pogroms antijuifs... Pour ces faits, la seconde
brigade du Kouban a ete dissoute, de meme que le regiment de
Cavalerie ossete. Les victimes, dans ces regions gagnees par les
troubles, ont ete aussi bien juives que chretiennes 71 . » II y eut aussi
des executions (sur denonciation des habitants) de commissaires et
de tchekistcs qui n'avaient pas eu lc temps de s'enfuir, avec parmi
cux de nombreux Juifs.
Les evenements de Fastov, en septembre 1919, sont presented
sous un autre cclairage par V Encyclopedic juive : li>, « les Cosaques
se sont livres a des exactions... en tuant, violant, pillant, et en se
gaussant des sentiments religieux des Juifs (en faisant irruption
dans la synagogue le jour de Yom Kippour, les Cosaques tabas-
serent les fideles, violerent les femmes, lacererent les rouleaux de
la Torah). Prds d'un millier de personnes perirent 72 ».
« Un pogrom plutot doux » - telle a ete la reputation du pillage
systematique des Juifs, quartier apres quartier, lors du bref retour
des Blancs a Kiev a la fin d'octobre 1919. Ecoutons Choulguine :
« Les autorites avaient fermement interdit "la mise a sac". Mais...
premierement, "les Juifs" ont vraiment fait du mal ; deuxiemement,
les "heros n'avaient rien a manger... les Volontaires dans les
71. G"' von Lampe, Pritchiny neoudalchi vooroujem t vystouplenia belykh [Les
causes de l'cchec de I 'intervention armee des Blancs], Po. v. 1981. n" 3. pp. 38-39.
72. PEJ. t. 6, p. 572.
166 DEUX SIECLES ENSEMBLE
grandes villes criaient famine", il y eut plusicurs nuits de pillage,
mais sans tueries ni violences. Cela s'est passe au crepuscule de la
Denikiniade [ou epopee de Denikine]..., au debut de 1'agonie de
l'Armee des volontaires 7 '. »
« Sur le chemin de son offensive, mais surtout de sa retraite »,
lors de son ultimo et cruel recul de novembre-decembre 1919,
1'Armee blanche a perpetre" « une longue suite de pogroms anti-
juifs » (reconnus par Denikine), non sculement pour piller, semble-
t-il, mais aussi pour se venger. Cependant, note Biekerman,
« meurtres, pillages et viols n'accompagnaient pas n^cessairement
l'Armee blanche, comme l'affirment, en noircissant a leurs propres
fins une situation deja suffisamment terrible, nos ressortissants
socialistes [juifs] 74 ».
Choulguine abonde dans le meme sens : « Pour ce qui est de
l'etat d'esprit veritable des Blancs, la repression sauvage a l'en-
contre d'une population desarmee - avec meurtre de femmes et
d'enfants, pillage des biens -, etait tout simplcment inconccvable. »
Aussi « les Blancs authentiques sont-ils responsables, dans le cas
present, d'avoir laisse" faire. lis ne furent pas suffisamment fermes
pour maitriser la racaille qui s'etait infiltree dans le camp des
Blancs 75 ».
Pasmanik, de meme : bien sur, « tous admettent que le general
Denikine ne voulait pas les pogroms, mais, quand j'ai ete a Novo-
rossiisk et a Iekaterinodar en avril et mai 1919, e'est-a-dire avant
le debut de 1' offensive vers le Nord, j'ai senti une atmosphere
lourde d'un antisemitismc qui suintait de partout 76 ». C'est sur
ce terrain fait de vengeance ou de laisser-aller qu'eclaterent les
pogroms « blancs » de 1919.
Avec cela, « d'apres 1' opinion commune de ceux qui eurent le
malheur d'endurer les pogroms des uns et des autres [des partisans de
Petlioura et des Blancs], les partisans de Petlioura plus que les autres
en voulaient a la vie meme des Juifs : de preference ils tuaient 77 ».
« Ce n'est pas l'Armee blanche qui a declenche les pogroms
dans la Russie nouvelle. Ils ont debute dans la Pologne "renovee",
73. V. Choulguine, pp. 97-98.
74. /. M. Biekerman, p. 64.
75. V. Choulguine, p. 86.
76. D. S. Pasmanik, pp. 186-187.
77. /. M. Biekerman, pp. 65-66.
DANS LA GUERRE CIVILE 167
sitot apres qu'elle eut recouvre" la liberte et fut redevenue un Etat
independant. En Russie mcme, ce sont les armees ukrainiennes du
democrate Petlioura et du socialiste Vinnitchenko qui les ont
amorces... Les Ukrainiens ont transforme les pogroms en phe-
nomene courant 78 . »
Ce n'est pas l'Arm6e des volontaires qui a commence les
pogroms, mais elle les a poursuivis, persuadee a tort que tous les
Juifs avaient pris parti pour les bolcheviks.
« Le nom de Trotski suscitait chez les gardes blancs comme chez
les partisans de Petlioura une haine particuliere : chaque pogrom
ou presque etait accompagne du slogan "Vous payez pour Trotski !"
Meme les Cadets qui condamnaient naguere toute forme d'antise-
mitisme et d'autant plus les pogroms..., lors de leur conference de
Kharkov, en novembre 1919..., exigerent que les Juifs "declarassent
une guerre sans merci aux elements du monde juif participant
activement au mouvcment des bolcheviks". La-dessus, "ils affir-
maient... que les autorites des Blancs faisaient tout pour contre-
carrer les pogroms". Ils entendaient par la qu'a partir d'octobre
1919, "le commandement de cette armee avait pris envers les
fauteurs de pogroms differentes mesures de chatiment, jusqu'a la
peine capitale", et "que les pogroms avaient pour un temps cesse".
Toutefois, "de decembre 1919 jusqu'en mars 1920, avec la retraite
de 1' Armee des volontaires, les pogroms revetirent en Ukraine un
caractere particulierement feroce" ; les Juifs etaicnt accuses "de
profiter de la retraite des Volontaires pour leur tirer dans le dos. (II
est bon de souligner en parallele que "dans les territoires de Siberie
oil evoluaient les troupes d'A. Koltchak..., il n'y eut pas de
pogroms... Koltchak n'admettait pas les pogroms") 7 ''. »
D. Linski, qui servit dans 1' Armee blanche, ecrit avec une grande
force d'ame : « Les Juifs avaient une possibilite unique de se battre
pour la terre russe, de sorte qu'une fois pour toutes les calomnia-
teurs cessent de pretendre que la Russie n'est pour les Juifs qu'un
espace geographique, et n'est pas pour eux leur patrie. » En fait,
« il n'y avait et ne pouvait y avoir d'autre choix : la victoire... des
forces opposees au bolchevisme devait mener, a travers les souf-
frances, a la renaissance de tout le pays, et, entre autres, a celle du
78. D. S. Pasmanik. pp. 173-174.
79. PEJ, i. 6, p. 572-574.
168 DEUX SIECLES ENSEMBLE
peuple juif... Les Juifs devaient s'impliquer entierement dans la
cause russe, lui faire don de leurs vies et de leurs moyens. Sous les
taches noires de sa tunique blanche, il fallait percevoir l'ame pure
du mouvement blanc... Dans les rangs de cette armee oil Ton
comptait beaucoup de jcunes Juifs, au sein de cette armee qui se
serait appuyee sur un vaste soutien financier des Juifs, l'antisemi-
tisme aurait perdu son souffle et le mouvement des pogroms aurait
rencontre des forces internes qui s'y seraient opposees. Oui, les
Juifs auraient du soutenir 1' armee russe lancee dans une action
heroi'que et immortelle pour la terre russe... Les Juifs ont certes ete
ecartes de la participation a cette action heroi'que en faveur de la
cause russe, mais les Juifs avaicnt le devoir d'ecarter ceux qui les
ecartaient ! » Tout cela, il Fecrit « en se fondant sur la penible expe-
rience de sa participation au mouvement des Blancs. Quels
qu'eussent ete les aspects difficiles et sombres de ce mouvement,
nous inclinons avec piete et admiration nos tetes decouvertes
devant le fait unique et digne de respect que representait la lutte
contre cette hontc de 1'histoire russe qu'on a appele par commo-
dite... revolution russe ». II s'agissait d'« un grand mouvement pour
la defense des valeurs imperissables de l'humanit6 80 ».
Cependant, 1' Armee blanche n'aidait guere les Juifs qui la rejoi-
gnaient. Que d'humiliations durent subir des hommes comme le
medecin Pasmanik en adherant a 1' Armee blanche (provoquant l'in-
dignation de nombreux Juifs aux yeux desquels il etait cense avoir
rallie « les rangs des fauteurs de pogroms ») ! Systematiquement,
1' Armee des volontaires refusait d'accueillir dans ses rangs les
enseignes et les eleves-officiers juifs, y compris ceux qui, en
octobre 1917, avaient vaillamment combattu les bolcheviks. « Ce
fut un severe coup moral portc aux Juifs. »
« Je n'oublierai jamais la scene, ecrit-il, quand onze enseignes
juifs vinrcnt me voir a Simferopol pour se plaindre qu'on les
avait exclus du service arme et relcgues a l'arriere en qualite de
cuistots 81 . »
Choulguine ecrit de son cote : « S'il y avait eu dans les rangs du
mouvement des Blancs autant de Juifs que dans la "Revolution
80. D. Linski, natsionalnom soznanii rousskogo evreia [Du sentiment national du
Juif russe], in RiE, pp. 149-151.
81. D.S. Pasmanik, p. 183.
DANS LA GUE-RRK CIVILE 169
democratique" ou, en son temps, dans la "democratic constitution-
nelle" !... Un groupe infime de Juifs a rallie les Blancs... quelques
Juifs isoles dont on ne saurait assez estimer l'esprit de sacrifice,
alors que l'antisemitisme etait deja nettement prononce. Or, dans le
camp des Rouges, les Juifs pullulaient et..., de surcroft, ils occu-
paient, plus grave encore, "de hauts postes de commandement". En
revanche, "ne connaissons-nous pas l'amere tragedie de ces Juifs
isoles qui s'enrolaient dans l'Armee des volontaires ? La vie de ces
Juifs volontaires etait tout autant menacee par une balle venue de
l'ennemi que du cote "des heros de l'arriere" qui, a leur maniere,
tranchaient la question juive 82 . »
Mais, lesdits « heros de rarriere » n'expliquent pas tout. Issus
des families de l'intelligentsia, les tout jeunes officiers blancs,
desormais et en depit de la tradition de l'intelligentsia dans laquelle
ils avaient ete eduques, n'&aient pas, eux non plus, etrangers aux
sentiments antijuifs.
Ce qui condamnait de plus en plus l'Armee blanche a l'isolement
et a sa perte.
Linski nous apprend que, sous l'autorite de l'Armee des volon-
taires, les Juifs n'etaient pas admis a occuper des fonctions admi-
nistratives, ni acceptes au departement de propagande de l'Armee.
Mais il dement que les publications de ce Departement aient
contenu de la propagande antisemite, et que les nervis ne fussent
jamais punis. Non, « le commandement ne voulait pas qu'il y eut
de pogroms, mais... il ne pouvait s'opposer aux sentiments antijuifs
de la masse des combattants... Psychologiquement, il ne pouvait
guere faire preuve de fermete... L'Armee n'etait plus ce qu'elle
avait ete, on ne pouvait lui appliquer les regies coutumieres de
l'ancienne armee russe par temps de paix ou de guerre », le moral
des combattants etant mine par la guerre civile 83 . « On ne voulait
certes pas les pogroms, mais le gouvernement de Denikine ne se
resolvait pas a s'elever d'une voix forte contre la propagande anti-
semite », bien que les pogroms eussent deja fait un tort immense a
son armee. L'Armee des volontaires « dans son ensemble a adopte
une position hostile au monde juif russe 84 », conclut Pasmanik.
82. V. Choulguine. p. 55. 81. 82.
83. D. Linski. pp. 157. 160-161.
84. D. S. Pasmanik, pp. 181. 1187.
170 DEUX SIECLES ENSEMBLE
L6vine conteste : « On attribue a tout le mouvement les vues
d'une seule de ses composantes - les fauteurs deliberes de
pogroms », alors que « le mouvement des Blancs etait complexe, il
reunissait des tendances... souvent diametralement opposees 85 . » Et
« compter sur les bolcheviks, se cacher derriere leur dos par crainte
de ces memes pogroms..., est une folie manifeste... Le Juif dit : ou
bien les bolcheviks, ou bien les pogroms, alors qu'il devrait dire :
plus longtemps les bolcheviks resteront au pouvoir, plus pres nous
serons de notre perte 86 ». N'empeche que l'invective «judeo-
communistes » affleurait aux levres des propagandistes blancs.
A tout cela Wrangel mit fin en Crimee ; il n'y eut rien de tel la-
bas. (Et meme a l'archipretre Vostokov Wrangel interdit personnel-
lement de prononcer ses sermons antisemites.)
Wrangel, en Crimee, re?oit en juillet 1920 une nouvelle lettre du
millionnaire juif Schoulim Bespalov, dont nous avons deja parle.
Ce dernier lui ecrit : « II faut sauver la patrie. Elle sera sauvee par
les paysans et les industriels. II faut faire don des trois quarts de
notre fortune jusqu'au retablissement de la valeur du rouble et
d'une vie normale 87 . »
Mais il 6tait deja trop tard...
Et une partie de la population juive de Crimee fut evacu6e avec
l'armee de Wrangel 88 .
Oui, le mouvement des Blancs avait un pressant, un indispensable
besoin d'etre soutenu par 1' opinion publique de l'Occident, laquelle
etait pour une large part conditionnee par le dcstin des Juifs russes.
II en avait grand besoin, mais, comme nous l'avons vu, il se laissa
aller fatalcment et sans retour a une attitude d'inimitie envers les
Juifs et, par la suite, il ne sut pas prevenir les pogroms. Winston
Churchill, alors ministre de la Guerre, « etait le plus chaud partisan
de l'intervention occidentale en Russie, et d'une aide militaire a
l'Armee blanche ». En raison des pogroms, Churchill s'adressa
directement a Denikine : « Ma tache, qui consiste a recevoir le
soutien du Parlement pour aider le mouvement national russe, sera
rendue terriblement difficile » si les pogroms ne cessent pas.
« Churchill craignait egalement les reactions des cercles juifs
85. Isaac IJvine, Evrei i revolioulsia [Les Juifs el la revolution], in RiE, p. 136.
86. /. M. Biekerman, pp. 81-82.
87. D.S. Pasmanik,p. 181.
88. PEJ, t. 4, p. 598.
DANS LA GUERRE CIVILE 171
influents au sein de l'elite britannique 89 ». En Amerique, P opinion
des milieux juifs etait similaire.
Et, cependant, les pogroms ne cessercnt pas, ce qui explique dans
une large mesure la faiblesse de Paide que l'Occident reticent
accorda aux armees blanches. - D'autant que les calculs de Wall
Street conduisaient naturellement a soutenir les bolcheviks, sans
doute les futurs maitres des richesses russes. Du reste, la tendance
aux Etats-Unis et en Europe allait toute dans le sens d'une sym-
pathie envers les batisseurs du « Monde nouveau », leur projet
grandiose et leur chantier social immense.
Neanmoins, tout au long de la guerre civile, 1' attitude des recents
allies de la Russie etonne par son sens du profit et son indifference
aveugle au mouvement des Blancs, heritier de la Russie imperiale.
On pressa le camp des Blancs d'envoyer une delegation a
Versailles, de conserve avec les bolcheviks, pour ensuite se
reconcilier stupidement avec ces derniers a Prinkipo. L'Entente, qui
n'avait reconnu aucun des gouvernements blancs, s'empressa de
reconnaitre tous les gouvernements nationaux qui se formaient a la
peripheric de la Russie. Les Anglais s'empresserent d'occuper les
puits de petrole de Bakou ; les Japonais, 1' Extreme-Orient et le
Kamtchatka. Les Americains ne firent que gener les Blancs en
Siberie et contribucrent a 1' occupation du littoral par les bolcheviks.
Pour toute aide aux armees blanches, les Allies se faisaient payer
cher, en or par Koltchak, dans le sud de la Russie en bateaux de la
mer Noire, ou par des concessions. (Parfois, toute hontc bue : les
Anglais, en quittant Arkhanguclsk, sur le front nord, emmenerent
une partie des equipements militaires du temps des tsars, en
livrerent une autre aux Rouges, et le reste, ils l'expedierent par le
fond pour que les Blancs ne puissent en profiter.) Au printemps
1920, 1'Entente exigea imperativement de Denikine-Wrangel qu'ils
cessent leur combat contre les bolcheviks. (A Pete 1920, la France
apporta une aide chiche en ravitaillement a Wrangel pour qu'il
libere la Pologne. Mais, six mois plus tard, elle se faisait payer la
nourriture accordee aux combattants russes refugies a Gallipoli).
Ce qu'avaient apporte les maigres forces d'occupation de 1'En-
tente, un diplomate aussi serieux que le prince G. Troubetskoi a pu
l'observer sur le tas en 1919, a Odessa oil venait de debarquer
89. Michael J. Cohen, Churchill and ihe Jews, London, 1985, pp. 56, 57.
172 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'armee fran9ai.se : « La politique des Francais dans le sud de la
Russie et leur attitude a l'egard des problemes de l'Etat russe frap-
paient par leur confusion et par une mauvaise comprehension de ce
qui se passait alentour 90 . »
La serie noire des pogroms en Ukraine s'6tendit sur toute l'annee
1919 jusqu'au debut de 1920. Par leur etendue, leurs dimensions,
leur cruaute, ces pogroms depassent sans commune mesure tout ce
que nous avons vu dans cet ouvrage sur les annees 1 881-1882, 1903
et 1 905. Un haut fonctionnaire sovietique, Iou. Larine, a ecrit dans les
annees 20 qu'«en Ukraine, durant la guerre civile, la serie des
pogroms massifs contre la population juive a depasse de loin tout
ce qu'on avait dcja vu, et par le nombre des victimes et par celui
des participants ». Vinnitchenko aurait declare : « Les pogroms ne
cesseront que lorsque les Juifs cesseront d'etre communistes 91 , »
Personne n'a fait le decompte exact de toutes ces victimes. A
l'evidence, etant donne les circonstances, que ce soit pendant les
evenements ou aussitot apres, on ne pouvait etablir de statistiques
fiables. L ouvrage Les Pogroms antijuifs affirme : « Le nombre de
tues en Ukraine et en Bielorussie, de 1917 a 1927 inclus, oscille
entre 180 000 et 200 000... Le nombre des orphelins qui, a lui seul,
depasse les 300 000, montre l'ampleur colossale de cette cata-
strophe 1 ' 2 . » La premiere Encyclopedic sovietique avance les
memes chiffres 93 . L' Encyclopedic juive recente : « Selon diverses
estimations, de 70 000 a 180 000-200 000 ont peri 94 . » Colligeant
les donnees fournies par des sources juives, un historien actuel
estime le nombre de pogroms de masse a 900, parmi lesquels 40 %
furent commis par les forces de Petlioura et du Directoire, 25 %
90. Pr. Gr. Troubetskoi, Otcherk vzaimootnochcnii vooroujcnnyx sil Iouga Rossii i
predstavitclei franisouzkogo komandovania [Essai sur les rapports entrc les forces armees
du sud de la Russie el les repr£sentants du commandement francais], Iekaterinodar, 1919,
in G. Troubetskoi, Gody smouty i nadejd [Annees de troubles et d'espoirs], Montreal,
1981, p. 202.
91. Iou. Larine, Evrei i antisemitizm v CCCR [Les Juifs et l'antisemitisme en
URSS], p. 38.
92. Evreiskie pogromy. 1918-1921, p. 74.
93. Moscou, 1932, t. 24, p. 148.
94. PEJ, t. 6, p. 569.
DANS LA GUERRE CIVILE 173
par des detachements cornmandes par des caids ukrainiens, 1 7 %
par les armees de Denikine et 8,5 % par la premiere armee de Cava-
lerie de Boudienny et d'autres forces rouges 95 . »
Que de destinies disloquecs derriere ces chiffres !
Des la guerre civile, les partis nationaux et socialistes juifs
commencent a fusionner avec les Rouges. Fareinikte se mue en
Komfareinikte, « adopte le programme communiste et, de conserve
avec la fraction communiste du Bund, forme le Kombund
(panrusse) en juin 1920 ; en Ukraine, ceux qui viennent du Farei-
nikte formcnt avec le Kombund le Komfarbund - 1' Alliance
communiste juive -, laquelle se fond a son tour dans le Parti
communiste russe des bolcheviks'' 6 ». A Kiev, en 1919, la presse
officielle sovietique publie ses articles en trois langues : russe,
ukrainienne, yiddish.
« Les bolcheviks ont tire un enorme profit de ces pogroms [en
Ukraine], ils les ont fort ingenieusement exploites pour agir sur
1'opinion publique non seulement en Russie, mais aussi a
l'etranger..., dans de nombrcux milieux qui n'etaient pas tous juifs,
en Europe aussi bien qu'en Amerique'". »
Pourtant, les Rouges avaient eux aussi trempe dans les pogroms
antijuifs, et nettement bien avant les autres ! « Au printemps 1918,
des pogroms ayant pour slogan "A bas les Juifs et les bourgeois !"
etaient fomentes par les detachements de 1' Armee rouge qui
refluaient d'Ukraine » ; « particulierement cruels furent les
pogroms perpetres par la l rc armee de Cavalcric a la fin aout 1920,
alors qu'elle se rctirait de Pologne 98 ». Cependant, les pogroms
fomentes par 1' Armee rouge resterent quasi occultes dans l'histoire.
A quelques voix pres, comme celle dc Bickcnnan :
« Durant le premier hiver de la domination bolchevique, les
forces rouges arborant le drapeau rouge organiserent une serie
de sanglants pogroms ; entre autres, ceux de Gloukhov et de
Novgorod-Seversk se distinguerent par le nombre des victimes, les
cruautes deliberees, les avanies subies par ceux que Ton marty-
risait, laissant loin derriere cux les crimes commis a Kalouch.
95. C. Kostyrlchenko, p. 56.
96. J. Shekhtman, Sovetskai'a Rossia, sionizm i Izrail [La Russie sovidtique, le
sionisme et Israel], in LMJR, p. 321 ; PEJ, t. 6, p. 85 ; t. 1, p. 560.
97. /. Uvine, p. 134.
98. PEJ. t. 6, pp. 570, 574.
174 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Reculant sous la pression des Allemands, les troupes rouges mirent
a sac les hameaux juifs qu'ils rencontraient sur leur passage yy . »
S. Maslov n'est pas moins net : « Quand du front polonais elle
fut dirigee vers le front de Crimee, la Cavalerie de Boudienny laissa
sur son passage des milliers de Juifs tues, de femmes violees, des
dizaines de villages juifs pilles de fond en comble... A Jitomir,
chaque nouveau pouvoir, en s'installant, commen9ait par des
pogroms. Ces pogroms, qu'ils fussent perpetres par des Polonais,
des Sovietiques ou des partisans de Petlioura, se distinguaient par
le nombre important des tues l0 °. » Les regiments de Bogoun et de
Taraschan sevirent particulierement ; il est vrai, ils avaient rallie
Boudienny apres avoir servi sous le Directoire. A la suite de ces
pogroms, ils auraient ete dissous et les fauteurs fusilles.
Le socialiste Schwarz, deja cite, conclut avec le recul (en 1952) :
« Au temps de la revolution, en particulier durant la guerre civile,
Tantiscmitisme s'est considerablement amplifie en gagnant, surtout
dans le sud, de tres larges couches de la population urbaine et
Illl
»
campagnarde
Helas, la resistance des Russes au bolchevisme (sans laquelle
nous n'aurions plus le droit de nous appeler un « peuple ») a
trebuche, deviant de sa route a maints egards, notamment sur la
question juive. Quant au pouvoir bolchevique, il cherchait a seduire
les Juifs, et ces derniers y adheraient volontiers. Tout au long de la
guerre civile, le fosse n'a ainsi cesse de s'elargir. Si, dans l'en-
semble, la revolution a exonere les Juifs de tout soupcon d'attitude
contre-revolutionnaire, presque toute la contre-revolution a
suspecte le monde juif de s'etre montre favorable a la revolution.
Aussi « la guerre civile a-t-elle ete pour les Juifs une rude epreuve
et les a-t-elle confortes dans leurs positions revolutionnaires falla-
cieuses : ils n'ont pas su discerner la mission veritablement salva-
uice des armees blanches l02 . »
Ne perdons pas de vue non plus le climat general de la guerre
civile : « C'etait le temps des Troubles au sens propre du terme
- une anarchie totale. Tout un chacun tuait, pillait ; qui le voulait
et le pouvait s'attaquait a qui il voulait... La populace dechainee
99. /. M. Biekerman, p. 63.
100. 5. Maslov. p. 26.
101. 5. Schwarz. p. 14.
102. D. Linski. pp. 147, 148. 149.
DANS LA GUF.RRK CIVILK 175
lynchait des centaines, des milliers d'officiers de l'armde russe. Les
families dc proprictaires terriens etaient exterminees..., les pro-
prietes livrees aux flammes, les objets de valeur pi lies ou detruits.
Les jugements sommaires faisaient rage dans les rues des villes.
Les proprictaires dc fabriques et d'usines etaient chasses de leurs
entreprises. Des dizaines de milliers d'etres humains furent passes
par les armcs, pour la plus grande gloire dc la revolution proleta-
rienne, sur toutc l'etcndue dc la Russie..., d'autres milliers croupis-
saient en otages dans la puanteur fetide des prisons. Ce n'etait ni
un delit ni un acte quclconquc qui faisait tomber la hache sur la
nuque, mais l'appartenance a une classe, a une couche sociale
determinee. Dans ces conditions, quand des groupes entiers d'etres
humains etaient voues a la mort, il eut etc etonnant qu'on ne s'en
prit pas aussi au groupe des "Juifs". La malediction de ce temps
venait de ce qu'on pouvait declarer nuisible une classe, une cate-
goric sociale, une nationality. Condamncr toute une classe sociale
a l'extermination, e'est une revolution ; tuer ou piller des Juifs,
e'est un pogrom. Le pogrom des Juifs perpetre dans le sud de la
Russie fut une composante du pogrom subi par la Russie tout
entiere m . »
Tel fut le lot malheureux dc tous les peuples de Russie, y compris
des Juifs russes apres que ces derniers eurent la chance d'obtenir
l'egalite des droits a la suite d'une revolution nee dans l'azur d'un
mois de mars. Autant la sympathie de larges couches dc Juifs russes
a l'egard du camp bolchcviquc que l'attitude de l'Armee blanche
envers les Juifs hypothequerent puis effacerent le bicn qu'aurait pu
apportcr une cventuclle victoire des Blancs : une evolution raison-
nable de 1'Etat russe.
103. /. M. Biekerman, pp. 58-60.
Chapitre 17
DANS L'EMIGRATION
ENTRE LES DEUX GUERRES
A la suite du coup d'Octobre et de la guerre civile, des centaines
et des centaines de milliers de citoyens russes emigrerent, les uns
reculant devant l'ennemi, d'autres fuyant le pays. On trouvait parmi
eux tous les rescapes de l'Armee blanche et une partie des
Cosaques. La noblesse de souche, qui ne s'etait guere manifested
dans les annees decisives de la Revolution, se refugia egalement a
l'etranger ; sa richesse, elle l'avait possedee dans ses terres, ses
domaines - et les anciens exploitants agricoles qui arrivaient en
Europe se firent (du moins ceux qui n'avaient pu emporter d'objets
precieux) chauffeurs de taxi ou serveurs de restaurant. On trouvait
aussi des industriels, des financiers dont beaucoup avaient de
1' argent a l'etranger. Et de simples citadins, souvent depourvus
d'instruction, mais qui, en leur amc et conscience, ne pouvaient
rester sous les bolcheviks.
Dans la composition de Immigration, on relevait un nombre
important de Juifs. « Sur les 2 millions et plus d'emigres venus
des republiques sovietiques en 1918-22, on comptait plus de
200 000 Juifs. La plupart d'entre eux avaient franchi les frontieres
polonaise et roumaine pour emigrer plus tard aux Etats-Unis, au
Canada, dans les pays d'Amerique latine et en Europe occidentale.
Nombre d'entre eux gagnerent la Palestine 1 . » La Pologne nouvel-
lement formee constituait desormais un cas a part, elle abritait une
importantc population juive autochtone et tous ceux qui avaient ete
1. PEJ, t. 8, p. 294.
178 DEUX SIECLES ENSEMBLE
deplac6s durant la guerre regagnaient a present leur pays. « Les
Polonais estiment qu'apres la revolution bolchevique, 200 000 a
300 000 Juifs sont venus de Russie en Pologne 2 . (Cette estimation
serait a imputer moins a Immigration qu'au nouveau trace frontager
entre la Russie et la Pologne). Cependant, « la plus grande partie des
Juifs qui avaient quitte la Russie apres la Revolution s'installerent
en Europe occidentale. Ainsi, en Allemagne, a Tissue de la Premiere
Guerre mondiale, on comptait pres de 100 000 Juifs russes* ».
« Des le debut, Paris est devenu le centre politique de la Russie
hors-frontieres, sa capitale de fait, mais, a la fin de I'annee 1920 et
jusqu'au debut de 1924, sa seconde capitale, plus exactement sa
capitale litteraire a ete Berlin (dans les annees 20, la Prague russe
vivait elle aussi d'une vie culturelle intense, etant devenue (...) la
ville universitaire la plus importante des Russes emigres 4 .) » A
Berlin « on avait generalement plus de facilites pour s'installer en
raison de 1' inflation ». Dans les rues de Berlin, on pouvait croiser
« des representants de la grande industrie et du commerce,
banquiers et entrepreneurs 5 », et beaucoup d'entre eux y posse-
daient des capitaux. Par comparaison avec les autres emigres de
Russie, les emigres juifs eprouvaient moins de difficultes a s'accli-
mater dans la diaspora, ils se sentaient plus a l'aise. L'emigration
juive s'est montree plus dynamique que les Russes, les Juifs
emigres echappant en regie generate aux emplois humiliants.
Mikhail Levitov, ce commandant du regiment Kornilov passe par
tous les travaux penibles, m'a confie : « Chez qui pouvions-nous
recevoir un salaire decent ? Chez les Juifs. Les millionnaires russes
etaient pingres a l'egard de leurs compatriotes. »
A Berlin et Paris, « 1' intelligentsia juive etait deja largement
representee : avocats, editeurs, savants, ecrivains et journalistes 6 »,
nombre d'entre eux assimiles de longue date ; les emigres russes
2. James Parks, Evrei sredi narodov : obsor prilchin antisemitisma [Les Juifs parmi
les peuples : aper?u sur les causes de l'antisemilisnie], Paris. Ymca-Press, 1932, p. 44.
3. D. Kharouv, Evreiskaia emigratsia iz Rossiiskoi imperii i Sovetskogo soiouza :
statistitcheskii aspect [L'emigration juive venue de l'Empire russe et de 1'Union sovid-
tique : aspect statistique], Jerusalem. 1998. t. 1 (6), p. 352.
4. Gleb Struve, Rousskaia literatoura v izgnanii [La litterature russe dans Immi-
gration], 2' eU, Paris, Ymca-Press. 1984. p. 24.
5. A. Sedykh, Rousskie evrei v emigrantskoi literatoure [Les Juifs russes dans la lite-
rature de Immigration], LMJR-2, pp. 426-427.
6. Ibidem, p. 426.
DANS IMMIGRATION F.NTRE LES DEUX GUERRES 179
originates de Saint-Petersbourg appartenaient pour la plupart a la
tendance liberate, - ce qui suscitait une amine" reciproque (inexis-
tante avec les emigres de tendance monarchiste). Dans la vie cultu-
relle de l'emigration entre les deux guerres mondiales, 1' influence
et la participation 'ss Juifs russes sont plus que nettement per-
ceptibles. (Comment ne pas mentionner a ce propos la publication
en Israel - a partir des annees 90 et toujours en cours - de recueils
remarquablement interessants, consacres aux « Juifs dans la culture
de la Russie hors-frontieres 7 » ?) Certaines families juives qui
avaient conserve leur aisance animaient des salons destines aux
milieux artistiques russes, montrant par la leur gout pour la culture
russe dans laquelle ils avaient ete immerges. La genereuse maison
de Michel et Marie Tsdtline, a Paris, connue de tous, J. Hessen a
Berlin, Ilya Fondaminski-Bounakov, infatigable « dans son souci
permanent et desinteresse en faveur de la culture russe au sein
l'emigration 8 », Sophie Pregel, Sonia Delaunay, Alexandre et
Salome Halperine - tous etaient constamment preoccupes d'aider
les ecrivains et artistes dans le besoin : considerable etait leur
soutien non seulement aux ecrivains de renom - Bounine, Remizov,
Balmont, Teffi -, mais aussi aux jeunes poetes et peintres peu
connus. (Cette aide ne concernait pas les milieux « blancs » et
monarchistes de Immigration russe : la, la mefiance etait reci-
proque). De facon generate, les Juifs russes se sont montres dans
l'emigration incomparablement plus actifs que tous les autres pour
ce qui est de la vie culturelle et sociale. C'etait si frappant que
Michel Ossorguine a pu publier dans le journal des sionistes russes
Rassvet [« L'Aube »], repris par Jabotinski, un article sur ce theme,
intitule « La solitude russe ».
Voici ce qu'il ecrivait : « En Russie, ni dans le mouvement social
ni dans le mouvement revolutionnaire (j'entends en profondeur, non
en surface) la solitude russe ne se faisait sentir, le ton et la colo-
ration etaient donnes par les Russes - les Slaves ». Ce n'est plus le
cas dans Immigration : « La, alors que le niveau culturel est plus
eleve, la pensee et l'effort createur plus approfondis, l'element
humain de plus de poids, le Russe eprouve un sentiment de solitude
7. Jerusalem, 1992-1998 et a suivre, sous la direction de M. Parkhomovski.
8. Roman Goul, la ounes Rossiou [J'ai emport<< la Russie avec moi], New York, 1984,
t. 2 ; Rossia vo Frantsii [La Russie en France], p. 99.
180 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nationale ; la, alors que ceux qui lui sont proches par le sang sont
aussi plus nombreux, pour lui domine 1'isolement culture!. Cette
tragedie, je l'ai nommee dans le titre de mon article : La solitude
russe... Je ne suis nullement antisemite, mais je suis primordia-
lement un Russe, un Slave... Les Russes me sont beaucoup plus
proches spirituellement, par la purete de leur langue et de leur
prononciation, par leurs qualites et leurs defauts nationaux speci-
fiques. Les avoir pour compagnons d'idees et d'action m'est plus
precieux, tout simplement plus confortable et plus agreable. Dans
la Russie multinationale, non russe, je sais respecter et le Juif et le
Tatare et le Polonais, et je reconnais pour eux tous le meme droit
qu'a moi-meme sur la Russie, notre mere commune : mais moi-
meme, je suis i.ssu du groupe russe, ce groupe dont 1' influence spiri-
tuelle a donne son armature de clef a la culture russe ». Mais voila
que, maintenant, « le Russe a 1'etranger s'est etiole, s'est demis,
cedant dans la societe les postes de choix a l'energie d'une autre
nationalite... Le Juif s'acclimate plus facilement... c'est son
bonheur ! Je n'eprouve pas d'envie, je suis pret a m'en rejouir pour
lui. Je suis tout aussi dispose a lui ceder l'honneur et la place dans
les differentes initiatives et organisations sociales de Immigration...
Mais il y a un domaine dans lequel la "predominance juive" me
fait vraiment mal au cceur : celui de Taction caritative. Je ne sais
qui possede le plus d'argent et le plus de diamants : les Juifs riches
ou les Russes riches. Mais je sais parfaitcment que toutes les
grandes organisations caritatives, a Paris comme a Berlin, ne sont
en mesure d' aider les emigres russes dans le besoin que parce
qu'elles collectent les sommes necessaires aupres des Juifs compa-
tissants... « L organisation des soirees, des concerts, des recitals
poetiques a suffisamment montre que s'adresser aux Russes
fortunes n'est que vaine et humiliante perte de temps... Ne serait-
ce que pour attenuer la tonalite qu'on jugera "antisemite" du
present article, j'ajoutcrai que, selon moi, un Juif sensible dans son
sentiment national croit souvent voir une nuance antisemite la ou,
en realite, ne s'exprime que la sensibilite nationale du Slave 9 . »
L'article d'Ossorguine etait accompagne dans le meme numero
9. M. Ossorguine, Rassvet, Paris. 1925. 15 fevrier, n°7. repris dans « Evrei v koul-
toure Rousskogo Zaroubejia » [Les Juifs dans la culture de Immigration russe], t. 1,
pp. 15-17.
DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 181
d'un commentaire du redacteur (la pensee et le style permettent de
l'attribuer au redacteur en chef, Jabotinski) : M. Ossorguine « craint
a tort que les lecteurs du Rassvet voicnt [dans son article] des
tendances antisemites. II est vrai, il fut un temps ou une g6ne>ation
s'effarouchait instinctivement en entendant le mot "juif" dans la
bouche d'un non-Juif. Un dcs coryphees de cette generation, etabli
a 1' Stranger, a pu dire : "Le meilleur service que puisse nous rendre
la presse d'avant-garde, c'est de ne pas parler de nous". II a ete
obei, et pendant une longue periode, dans les milieux progressistes
comme il faut, en Russie comme en Europe, il etait d'usage de
considerer le mot "juif comme une syllabe a ne pas proferer. Grace
a Dieu, cette periode est revolue. Nous pouvons assurer Ossorguine
de notre comprehension et de notre sympathie... II est vrai que, sur
un point, nous sommes en disaccord. II accorde trop d'importance
au role des Juifs dans Taction caritative au sein de Immigration.
Pour commencer, ce role predominant n'a rien que de naturel. L'en-
traide est 1'une des attitudes fondamcntales dans la diaspora. Nous
nous sommes inities aux tactiques et usages propres a la diaspora
pendant de longues annees ; les Russes, jamais... Mais la question
recele un aspect plus profond... Nous avons re?u de la culture russe
tant de richesses, y compris pour favoriser notre creativite nationale
propre... [que] nous, Juifs russes, sommes debiteurs vis-a-vis de la
culture russe - et cette dette, aucun argent ne pourra la rembourser.
Ceux d'entre nous qui font ce qu'ils peuvent pour l'aider a traverser
ces temps difficiles font bien et, esperons-le, agiront de meme
dans ravenir 10 ».
Mais revenons aux premieres annees postrevolutionnaires.
« Dans Immigration russe, les passions politiques bouillonnaient
encore, on sentait le besoin de bien comprendre ce qui s'etait
passe ; d'ou l'emergcnce de journaux, de revues, de maisons
d'edition" ». Et dans les rangs des publicistes, des directeurs de
revues et de journaux, des editeurs, les Juifs etaient nombreux.
(Une enumeration detaillee de leur apport aux publications et a
l'edition est consignee dans Le Livre des Juifs de Russie, et, depuis,
dans les volumes de la serie Les Juifs dans la culture de V emi-
gration russe).
10. Ibidem, pp. 18-19.
1 1 . A. Sedykh, p. 427.
182 DEUX SIECLES ENSEMBLE
En tout premier lieu, il faut signaler Les Archives de la Revo-
lution russe, de J. Hessen, contribution historique d' importance
(22 volumes). Hessen lui-meme, avec le concours d'A. Kaminka
et de V. D. Nabokov (puis, apr^s sa mort tragiquc, avec celui de
G. Landau), publiait a Berlin le grand quotidien Roul (« Le
Gouvernail ») ; ce dernier « passait pour etre l'heritier dans
Immigration du quotidien Retch (« La Parole »), mais, a la diffe-
rence de Milioukov, Joseph Hessen avait adopte une position
patriotique consequente. Ses collaborateurs etaient G. Landau et
Isaac Levine que nous citons souvent, mais aussi le critique litte-
raire J. Aichenwald. Par rapport au Roul, le spectre politique
des journaux berlinois etait oriente vers la gauche socialiste.
A. Kerenski publiait Dni (« Les Jours ») auxquels collaboraient
entre autres A. Koulikher-Iounius, auteur « d'une serie de travaux
scientifiques en sociologie, un sioniste proche de Jabotinski ;
S. Soloveitchouk ; O. Mintslov, connu pour son passe de socialiste-
revolutionnaire (il collaborait aussi a la revue Volia Rossii
[« La Liberte de la Russie »] de Prague), et l'ancien secretaire de
l'Assemblee constituante M. Vichniak. - A Berlin, en 1921, Iou.
Martov et R. Abramovitch ont cree le Sotsialistitcheskii vestnik
(« Le Messager socialiste »), transfere par la suite a Paris, puis a
New York ; il avait pour collaborateurs F. Dan, D. Daline, P. Garvi,
G. Aronson, entre autres.
Apres trois ann6es passees a Jerusalem, V. Jabotinski arrive a
Berlin en meme temps que la premiere vague de Immigration ;
d'abord a Berlin, puis a Paris, il reprend la publication du Rassvet ;
il y publie aussi ses romans. Par ailleurs, nombre de journalistes
russo-juifs habiterent Berlin entre 1920 et 1923, et collaborerent a
la presse russe locale et a celle de l'etranger. Parmi eux, I. Trotski,
de l'ancien quotidien Rousskoe slovo (« La Parole russe »),
N. Volkovysski, P. Zvesditch (victimc des nazis durant la Seconde
Guerre mondiale), le menchevik S. Portougueis (nom de plume :
St. Ivanovitch), de l'ancien quotidien petersbourgeois Den (« Le
Jour »). Citons aussi les pieces d'Ossip Dymov-Perelman, les
romans et les nouvelles de V. Iretski n .
Berlin est egalement devenu la capitale des maisons d'edition
russes : « En 1922, toutes ces maisons ont publie plus de livres et
12. Ibidem, pp. 429. 430.
DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 183
de publications russes que les editeurs de langue allcmande dans
l'Allemagne entiere. La plupart des editeurs et des libraires etaient
juifs". » Parmi les plus importants : « I. Ladyjnikov », qui appar-
tenait des la Premiere Guerre mondiale a B. Rubinstein (litterature
classique, contemporaine, de vulgarisation scientifique) ; « Slovo »,
cree des 1919 et dirige par J. Hessen et A. Kaminka (ceuvres des
ecrivains classiques russes, ecrivains et philosophes de l'emi-
gration, souvenirs et ouvrages historiques de grande valeur) ;
« Z. Grjebine » (qui avait des liens avec les Soviets et dont les
nombreux ouvrages se vendaient alors en URSS) ; les fascicules
de haute qualite artistique Jar-Ptitsa (« LOiseau de feu »)
(A. E. Kogan), ainsi que Grani (« Les Bornes »), dirigees par
A. Tsatskis ; le « Helicon » d'A. Vichniak, Skijy (« Les Scythes »)
d'l. Schtciberg. C'est egalement a Berlin que fut publiee L'Histoire
universelle du peuple juif de S. Doubnov en dix volumes, en
allemand, puis en russe dans les annees 30 a Riga.
Riga et d'autres villes des libres pays Baltes (avec une popu-
lation juive importante) furent des centres tres vivants de l'emi-
gration juive. De surcroit, « la seule langue commune aux Lettons,
Estoniens et Lithuaniens s'cst trouvee etre le russe », ce pourquoi
le quotidien russe de Riga, Segodnia (« Aujourd'hui »), edite par
J. Brams et B. Poliak, y «a exerce beaucoup d'infiuence ». Ses
collaborateurs etaient en majorite des journalistes russo-juifs : son
redacteur en chef, M. Ganfman, puis, apres sa mort, M. Milrud ;
Segodnia vetcherom (« L' Aujourd'hui soir ») avait pour redacteur
B. Khariton (les deux demiers cites furent arretes par le NKVD en
1940 et ont peri dans les camps sovietiques). A Segodnia collabo-
raient l'economiste V. Ziv, M. Aizenstadt (sous les noms de plume
de Jeleznov, puis d' Argus), a Berlin, Guershon Svet ; le corres-
pondant parisien etait Andre Sedykh (J. Tsvibak), le correspondant
berlinois, Volkovysski, et celui de Geneve, L. Nemanov 14 .
A la fin des annees 20, en raison de 1'instabilite economique et
de la rapide montee du nazisme, Berlin perdit son role de centre
culturel de l'emigration. Roul dut cesser sa partition en 1931.
L'emigration alors se dispersa, mais le flux le plus important se
13. /. Leviiane, Rousskie izdatelslva v 20-kh godakh v Berline [Les maisons d'edition
russes a Berlin dans les annees 20], in LMJR-2, p. 448.
14. A. Sedykh, pp.431, 432.
184 DEUX SJECLES ENSEMBLE
dirigea vers la France, en particulier vers Paris, deja Tun de ses
principaux centres.
A Paiis, le quotidien central au plus fort tirage etait Poslednie
novosti (« Les Dernieres Nouvelles »), fondees au debut de 1920
par l'avocat petersbourgeois M. Goldstein. M. Zalchoupine se
chargea de financer le journal ; six mois plus tard, cclui-ci « echut
a P. Milioukov... Tant que I'existence du journal demeura precaire,
un solide soutien financier lui fut accorde par M. Vinaver ». « Le
bras droit de Milioukov » 6ta.it A. Poliakov. « Les editoriaux et
articles politiques etaient rediges par Koulikher-Iounius (arrete en
France en 1942, il peril dans un camp d'extermination allemand).
La rubrique etrangere eteit assuree par M. Berkhine-Benediktov,
lequel etait en relation etroite avec Jabotinski. Parmi les collabora-
teurs figuraient S. Poliakov-Litovtsev, un journaliste pointu (qui
« n'avait maitrise le russe parld et ecrit qu'a Page de 15 ans »),
B. Mirkine-Guetsevitch (nom de plume : Boris Mirski), un eminent
journaliste du parti K.-D., Pierre Ryss, entre autres. Dans Les
Dernieres Nouvelles paraissaient les feuilletons d'Isaac Dioneo-
Chklovski, les articles de vulgarisation scientifique de J. Delevski
(J. Ioudelevski). Parmi les humoristes les plus fameux figuraient
VI. Azov (V. Achkenazi), Sacha Tcherny (A. Gliksberg), « le roi
des humoristes » Don-Aminado (Schpolianski). « Les Dernieres
Nouvelles etaient, de tous les journaux de Immigration, le plus hi 15 ,
Choulguine l'a appele « la citadelle du monde politique juif et des
Russes judaisants K '». Sedykh considere que ce jugement est
« manifestement exagere ». La tension politique qui s'cst mani-
festee autour du quotidien venait de ce que, sitot apres la guerre
civile, il chercha a demasquer, voire, dans certains articles, a vili-
pender l'Armee des volontaires. Sedykh le note bien : a Paris, la
ligne dc partage etait aussi bien politique que nationale », « l'equipe
de redacteurs du quotidien de Milioukov comptait de tres nombreux
journalistes russo-juifs », alors que « dans les colonnes du quotidien
de droite Vozrojdenie ("La Renaissance"), & l'exclusion de
I. M. Biekerman les noms juifs etaient generalement absents 17 ».
(Au reste, « La Renaissance », creee apres tous les autres journaux,
15. Ibidem, pp. 431, 432-434.
16. H Choulguine, « Tchlo nam v nikh ne nravitsa... » : Ob antisemitisme v Rossii
[Ce qui en eux nous deplait : de I'antisemitisme en Russie], Paris, 1929, p. 210.
17. A. Sedykh, pp. 432, 434.
DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 185
d6via en 1927, quand le richissime Goukassov en Ecarta le
rEdacteur en chef, Pierre Struve).
A Paris, de 1920 a 1940, paraissait la revue politique et litteraire
la plus influente, Sovremennye zapiski (« Annales contempo-
raines »), fondee et dirigee par des socialistes-revolutionnaires :
N. Avksentiev, I. Fondaminski-Bounakov, V. Roudnev, M. Vichniak
et A. Goukovski ; « sur les cinq redacteurs, note Sedykh, trois
6taient juifs. Dans les 70 numcros des Annales contemporaines,
nous trouvons des textes litteraires, des articles sur les sujets les
plus divers et des souvenirs d'auteurs juifs ». lllioustrirovannaia
Rossia (« La Russie illustree »), qui a « donne a ses lecteurs, en
guise de supplements, 52 volumes d'auteurs russes classiques ou
de 1' Emigration », avait ete fondee par M. Mironov, un journaliste
de Saint-Petersbourg, puis, a partir de 1922, fut dirigee par
B. Gordon (naguere proprietaire de la Banque La Region
d'Azov 18 ). (Dans le milieu litteraire de l'emigration figuraient des
noms russo-juifs importants : Marc Aldanov, Semen Iouchkevitch
et Jabotinski, J- Aichenwald, M. Tsetline (Amari) deja cites, mais
la vie litteraire n'entre pas dans le propos de cet ouvrage : c'est en
soi un vaste theme a part.)
II y a lieu d'attirer ici l'attention sur la personnalite et le destin
d'llya Fondaminski (ne en 1880). Originaire d'une famille aisee
de negotiants, marie jeune a la petite- fi lie d'un marchand de the
millionnaire (V. Vysotski), Fondaminski, en adherant au parti tout
recemment cree des socialistes-revolutionnaires, « fait don d'une
grande part de son propre argent et de la dot de sa femme a la
cause de la revolution 19 » en vue d'un achat d'armes. En 1905, il
donne 1'impulsion initiale a la greve generate en Russie et participe
a l'Etat-major S.-R. qui dirige la rebellion. En 1906, il emigre a
Paris ou il devient l'intime de D. Merejkovski et de Zenaide
Hippius, et montre de l'interet pour le christianisme. II rentre a
Petrograd en avril 1917. En ete 1917, il est commissaire de la flotte
de la mer Noire, puis depute a l'Assemblee constituante ; apres la
dissolution de celle-ci, il entre en clandestinite. En 1919, le voici
de nouveau emigre en France - ou il va resider durant les annees
qui font l'objet de ce chapitre. II met dans la redaction des Annales
18. A. Sedykh, pp. 435-436.
19. PEJ, t. 9, p. 253.
186 DEUX SIECLES ENSEMBLE
contemporaines beaucoup dc son ame, et y publie une serie d'essais
intitulee Les Votes de la Russie. II joue un role important dans la
vie culturelle de Immigration, soutient par tous les moyens les ecri-
vains et poetes russes. II rdussit meme a creer a Paris un Theatre
russe. « Pour ce qui est de l'energie, de l'eclectisme, de la tenacite
et de la generosite... il n'avait pas son pared parmi les emigres 20 . »
II s'eloigne des positions socialistes-revolutionnaires pour devenir
democrate-chretien. Avec G. Fedotov et F. Stepoun dont les idees
lui sont proches, il publie la revue democrate-chretienne La
Nouvelle Cite. « II tend de plus en plus, dans ces anndes-la, vers
rOrthodoxie 21 . » «En juin 1940, il fuit Paris devant les troupes
allemandes, mais y revient pour etre arrete en juillet 1942 et envoye
au camp de Compiegne », prcs de Paris, « ou il recoit le bapteme...
Courant 1942, il est deporte a Auschwitz ou il va perir 22 ».
Pour ce qui est des problemes proprement juifs, l'organe le plus
important, entre 1920 et 1924, a 6te l'hebdomadaire Evreiskaia
tribouna (« Tribune juive »), publie a Paris en langues franchise et
russe avec la participation active de M. Vinaver et S. Pozner. Y
collaboraient aussi d'autres journalistes mentionnes plus haut.
De l'autre cote de 1' Ocean se faisait entendre le quotidien Novoe
rousskoe slovo (« La Nouvelle Parole russe »), fonde aux Etats-
Unis en 1910, publie a partir de 1920 par V. Schimkine avec, a
partir de 1922, pour redacteur en chef M. Weinbaum. Ce dernier
note dans ses souvenirs : « Le journal faisait l'objet de frequentes
critiques, non sans raison ; on s'en moquait, et non sans fondement.
Mais il a pris racine et conquis son public" ». (Aujourd'hui, il porte
la mention « le plus ancien journal russe au monde », et si Ton s'en
tient aux dates, il est en effet de deux ans l'atne de la Pravda. Tous
les autres journaux nes en differents endroits, a differents moments,
pour differentes raisons ont periclite.)
Des publications de tendance droitiere et nationale ont vu le jour
a Sofia, a Prague : Novoe vremia (« Temps nouveau ») de Souvorine
a meme refait surface a Belgrade sous le titre Vetchernee vremia
(« Soir-Tcmps »), mais tous ont fini par retomber et rapidement
20. Roman Com/, t. 2. p. 100.
21. GlebStruve, p. 230.
22. PEJ, t. 9, p. 255.
23. A. Sedykh. p. 443.
DANS (."EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 187
sombrer sans laisser de traces. (L'editeur de Rossia [« La Russie »]
a Sofia fut merae assassine). Quant a La Renaissance, publiee a
Paris sous la direction de J. Semenov (mais non pas au temps ou
son r6dacteur etait Pierre Struve), elle «ne dedaignait pas de
publier des invectives antisemites 24 ».
*
Ceux qui etaient partis peu apres Parrivee au pouvoir des
bolcheviks ne pouvaient imaginer la bacchanale diabolique qui se
dechatnait en Russie. II semblait impossible d'ajouter foi aux bruits
qui en parvenaient. Mais les publicistes d^mocrates russes
(A. Tyrkova-Williams, membre du parti K.D. ; la socialiste
E. Kouskova, exilce en 1922 ; le S.-R. Maslov, qui avait fui la
Russie), Tun apres P autre s'attachdrcnt a faire savoir par voie de
presse - a la stupeur des emigres - qu'en Russie sovi6tique Pantise-
mitisme populaire faisait de rapides progres : « La judeophobie est
l'un des traits dominants du visage de la Russie actuelle. C'en est
peut-etre meme le trait le plus accuse. La judeophobie est partout :
au nord, au sud, a Test, a l'ouest. Rien n'en previent : ni le niveau
de developpement cultural, ni l'appartenance au parti, ni la natio-
nality, ni Page... Meme l'appartenance au monde juif ne constitue
pas une garantie 25 . »
Les affirmations de ce genre ont d'abord etc recucs par les
emigres juifs, partis plus tot, avec defiance : pourquoi en aurait-il
ete ainsi ? Tribune juive, en ces premieres annees, retorquait : « Les
Juifs russes dans leur ensemble ont sans doute plus souffert du
bolchevisme que tous les autres groupes nationaux en Russie » ;
pour ce qui concerne « le fait banal d'assimiler les Juifs aux
commissaires », c'est un bruit que repandent « les Cent-noirs ».
Auparavant, on voulait croire que le peuple n'etait pas responsable
de Pantisemitisme, sa source principale etant le tsarisme ; main-
tenant, on laissait entendre que le peuple russe en etait par defi-
nition le porteur. Partant, Pecrasement des tendances reactionnaircs
etait a mettre au nombre des merites bolcheviques. (Certains
24. Ibidem, p. 432.
25. S. Maslov, Rossia posle Ichetyrekh let rcvolioutsii |La Russie apres quatre annees
de revolution], Paris, 1922, livre 2, p. 37.
188 DEUX SIECLES ENSEMBLE
allerent jusqu'a leur pardonner le traite capitulard de Brest-Litovsk.
(En 1924, Tribune juive exhibe un argument ecule : « La revolution
russe de 1917, qui en est arrivee tragiquement a la paix de Brest-
Litovsk, a empeche une trahison encore plus grave et fatidique qui
allait venir de Tsarskoe Selo 26 *. »)
Mais ccs informations se confirmaient tandis que se faisaient
nettement jour les tendances antijuives d'une notable fraction de
Immigration. L' Alliance pour le salut de la Russie (qui tenait en
haute estime le grand-prince Nicolas Nicolaievitch) proclamait,
dans ses tracts destines a l'URSS : « A l'Armee rouge : Voila sept
ans que les Juifs regnent sur la Grande Russie... » « Aux ouvriers
russes : On vous a assure que vous seriez les maitres de votre pays,
que serait instauree la "dictature du proletariat". Ou done est-elle ?
Qui se trouve au pouvoir aujourd'hui dans toutes les villes de la
Republique ?... » Ces tracts, bien sur, ne parvenaient pas jusqu'en
URSS, mais faisaient peur a P emigration juive et Poffensaient.
S. Litotvsev a ecrit : « Au debut des annees 20, Pantisemitisme
des Emigres revetait un caractere quasi pathologique, e'etait une
maniere de delirium tremens 21 . » De facon plus generate : dans les
premieres annees qui suivent la victoire des bolcheviks, nombreux
furent ceux qui, en Europe, en tirerent des conclusions hostiles ou
malveillantes envers les Juifs ; « 1' assimilation du bolchevisme au
juda'i'sme est devenue, dans la pensee europcenne de cette epoque,
une mode suivie par tous. Et il serait ridicule d'affirmer que seuls
les antisemites professent cette heresie sociale et politique 28 ». En
1922, le docteur Pasmanik etait peut-ctre trop presse de tirer des
conclusions, il n'en ecrivit pas moins alors : « Dans l'ensemble du
monde civilise, dans toutes les nations et parmi les membres de
toutes les classes sociales et de tous les partis politiques, on est
fermement convaincu que les Juifs jouent un role decisif dans
l'emergence et dans toutes les manifestations du bolchevisme. Notre
26. B. Mirski, Tchernaia sotnia [Les Cent-noirs], in Evreiskaia tribouna, Paris, 1924.
l cr fevrier, p. 3.
27. S. Litovtsev, Dispout ob antisemitisme [Dcbat sur I'antiscmilisme] in Poslednie
novosli [Les Derniercs Nouvelles] 1928. 29 mai. p. 2.
28. D. S. Pasmanik, Rousskaia rcvoliouisia i cvreistvo (Bolchevism i ioudaism) [La
revolution russe et les Juifs. Bolchevisme et judai'sme], Paris. 1923, p. 9.
* Allusion aux timides tentatives faites en 1917 par le tsar Nicolas II pour conclure
une paix separee avec I'Allemagne.
DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 189
experience personnelle nous a demontre que cette opinion n'est pas
seulement l'apanage d'antisemites patentes, mais que... les represen-
tants democratiques de la societe... se referent a ce sujet a des faits,
c'est-a-dire au role des Juifs dans le mouvement bolchevique, non
seulement en Russie, mais aussi en Hongrie, en Allemagne, partout
oil ce mouvement est apparu. A ceci pres que les antisemites
declares ne tiennent pas vraiment comptc de la verite ; pour eux,
tous les bolcheviks sont juifs, et tous les Juifs - des bolcheviks 29 . »
Un an plus tard, Biekerman ecrivit dans le meme sens : « Les
vagues de la judeophobie deferlent aujourd'hui sur les pays et les
peuples, et la proximite d' un reflux ne se fait pas encore sentir » ;
« non pas seulement en Baviere ou en Hongrie..., ni seulement dans
les pays qui se sont constitutes a partir des decombres de 1' ex-
Grande Russie..., mais aussi dans les pays epargnes par les troubles
et separes de la Russie par des continents et des oceans... Des
savants japonais sont venus en Allemagne etudier la litterature anti-
semite : jusque dans des Ties eloignees d'ou les Juifs sont prati-
quement absents, on montre de 1'interet pour nous... Telle est
precisement la judeophobie : la peur des Juifs en tant que force
destructrice. Et la preuve materielle qui effraie et durcit les posi-
tions reside dans le triste destin de la Russie' ».
Dans une declaration commune « Aux Juifs de tous les pays »
(1923), un groupe d'auteurs ecrivit non sans angoisse : « Jamais
encore tant de nuees menagantes ne se sont accumulees au-dessus
du peuple juif". »
Dire que ces auteurs par trop vulnerables sont tombes dans l'exa-
geration ? qu'ils ont majorc des menaces qui n'existaient pas ?
Mais, pour nous qui en avons eu connaissance apres coup, la
mention ici d'une « litterature antisemite en Allemagne » sonne
deja comme un grave avertissement.
« L' opinion que le bolchevisme a ete cree par les Juifs » etait deja
si largement repandue en Europe (e'etait « l'opinion commune dans
la petite et la moyenne bourgeoisie aussi bien en France qu'en
Angleterre », note Pasmanik), qu'elle fut meme soutenue par le
gendre de Plekhanov, Georges Batault : ce dernier affirma dans son
29. Ibidem.
30. /. M. Biekerman, Rossia i rousskoe evreistvo [La Russie el les Juifs russes], RiE,
pp. 11-12.
11. RiE, p. 6.
190 DEUX SIECLES ENSEMBLE
livre" que les Juifs sont tous, par nature, des revolutionnaires :
« dans la mesure ou le judai'sme professe 1' ideal de justice sociale
sur terre..., il est amene a defendre la revolution ». Pasmanik cite
Batault : « Au cours des siecles..., les Juifs se sont toujours opposed
a l'ordre etabli... Cela ne signifie pas que les Juifs ont fait toutes les
revolutions ou qu'ils en ont cte les seuls ou les principaux acteurs ;
ils aident aux revolutions et y participent » ; « on est en droit
d'affirmer, comme le font de nombreux patriotes russes, y compris
les plus avances d'entre eux, qu'aujourd'hui la Russie agonise sous
la dictature et la terreur juives » ; « une analyse impartiale de la
situation mondiale permet de constater que le regain general de Tan-
dsemitisme est moins dirige contre les Juifs en tant qu'individus
que contre les manifestations de l'esprit juif " ». Un Anglais, Hilaire
Belloc M , parle lui aussi « du caractere juif de la revolution bolche-
vique », voire, tout de go, « de la revolution juive en Russie ». Et
« qui a vecu ces derniers temps en Angleterre », ajoute Pasmanik,
« sait que l'opinion de Belloc ne constitue pas une exception ». Les
ouvrages de 1 un comme de 1' autre « jouisscnt d'une grande popu-
larite aupres du public » ; « les publicistes etrangers montrent que
toutes les idees destructrices du siecle ecoule ont ete repandues par
les Juifs, grace precisement au judai'sme 15 ».
« Nous sommes amenes a nous defendre », ecrit encore Pas-
manik, « parce que nous ne pouvons nier des fautes qui crevent les
yeux... Nous ne pouvons nous contenter de dire que le peuple juif
ne repond pas pour tel et tel agissement de ses membres... Notre
but... n'est pas seulement de contrer Fantisemitisme, mais de nous
empoigner avec le bolchevisme... pas seulement de parer les coups,
mais d'en porter a ceux qui ont proclame le regne de Cham... La
lutte avec Cham doit etre menee par Japhet et Sim, par les Hellenes
comme par les Juifs ». Ou faut-il en effet chercher les racines du
bolchevisme ? « Le bolchevisme est avant tout un phenomene anti-
culturel... C'est un probleme a la fois russe et universel, non le
resultat des mefaits des pretendus "Sages de Sion' ,:i6 . »
« La necessite de se defendre » fut egalement ressentie avec
32. Georges Batault, Le Probleme juif, 5 e edition. Paris, 1921.
33. D. S. Pasmanik, pp. 15-16. 95.
34. Hilaire Belloc, The Jews., London, 1922.
35. D. S. Pasmanik, pp. 16-17.
36. Ibidem, pp. 11-13.
DANS [.'EMIGRATION ENTRR LRS DEUX GUERRES 191
acuite par les Juifs, l'F.urope et l'Amerique ayanl etc inondees des
avant la guerre par les enormes tirages de ces Protocoles des sages
de Sion qui, de facon inattendue, se diffuserent en un clin d'ceil :
cinq editions en Angleterre, plusieurs en Allemagne et en France,
un demi-million d'exemplaires aux Etat-Unis, imprimes par Henry
Ford. « Le succes inoui des Protocoles, traduits en plusieurs
langues, montrait combien nombreux etaicnt les gens persuades que
la revolution bolchevique etait une revolution juive". » L'historien
anglais Norman Cohn constate : « Dans les annees qui ont suivi
immediatement la Premiere Guerre mondiale, quand les Protocoles
ont emerge du brouillard et retenti dans le monde entier, de
nombreuses personnes parfaitement sensees les ont pris tout a fait
au s&ieux 38 . » Leur authenticite fut reconnue par le Times et le
Morning Post, mais, des aotit 1921, le Times publiait une serie
d' articles de son correspondant a Istanbul, Philip Greyvs, qui firent
sensation en revelant que dans les Protocoles, de larges emprunts
avaient ete faits au pamphlet politique de Maurice Joly qui avait
pris pour cible Napoleon III (Dialogue en enfer entre Machiavel et
Montesquieu, ou la politique machiavel iste au xtx e siecle, 1864). A
l'epoque, tous les exemplaires de ce pamphlet avaient ete saisis et
confisques par la police francaisc.
Ces Protocoles passerent en Occident en provenance de Russie
alors que celle-ci etait en proie a la guerre civile.
Ce faux fabrique au debut du siecle (en 1900 ou 1901) avait ete
publie pour la premiere fois en 1903 a Petersbourg. Le commandi-
taire en aurait ete P. Ratchkovski qui se trouva de 1884 a 1902 a la
tete du Service de renseignement extericur du departement de
Police ; son principal artisan, Matthieu Golovinski (il est vrai, de
nouvelles hypotheses ont continue de voir le jour jusqu'a aujour-
d'hui). Bien que les Protocoles aient ete reedites en 1905, 1906 et
1911, ils ne recurent pratiquement aucune diffusion dans la Russie
d' avant la Revolution et « ne trouverent aucun credit dans la societe
russe... Ses propagateurs n'obtirent pas non plus le soutien de la
37. M. Agourski, Idcologia natsional-bolchevisma [L'ideologie du national-bolche-
visme], Paris, Ymca-Press. 1980, p. 195.
38. Norman Cohn, Blagoslovenie na genotsid. Mif o vsemimom zagovore evreev i
"Protokoly sionskikh moudrctsov", traduit de I'anglais, Moscou, 1990, p. 24. Trad. fr. :
« Hisloire d'un mythe : la conspiration juive et les Protocoles des Sages de Sion »,
Paris, 1982.
192 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
COUT 39 ». Apres plusieurs tentatives infructueuses, les Protocoles
furent finalement presentes a Nicolas II en 1906 et produisirent sur
lui une forte impression. Quelques-unes de ses notes dans les
marges : « Quelle anticipation ! », « Quelle exactitude dans l'exe-
cution ! », « Notre annce 1905 a ete dirigee par eux, e'est stir ! »,
« On ne peut douter de leur authenticite ». Mais quand les hommes
politiques de droite proposerent d'utiliser abondamment les Proto-
coles pour la defense de la monarchie, le Premier ministre
Stolypine ordonna une verification secrete de leur origine. L'en-
quete conclut a une indubitable falsification. Le souverain fut
ebranle par le rapport Stolypine et ordonna avec fermete : « Les
Protocoles doivent etre confisques. On ne peut defendre une cause
propre par des moyens sales 40 . » A la suite de quoi, « l'attitude
negative des autorites russes envers les Protocoles des sages de
Sion n'a fait que se renforcer : aucune allusion aux Protocoles...
ne fut toleree, meme lors de la preparation du proces de
M. Beyliss 41 ».
Mais «l'annee 1918 a ete une annee charniere dans 1'histoire
des Protocoles 42 ». Apres la prise de pouvoir des bolcheviks, apres
l'assassinat de la famille imperiale, et dans le deferlement de la
guerre civile, l'interet pour les Protocoles s'est brusquement
reveille jusqu'a devenir un phenomene de masse. Les departements
de l'Osvag* les ont publies et republics a Novotcherkassk,
Kharkov, Rostov-sur-le-Don, Omsk, Khabarovsk, Vladivostok. lis
ont recu une large diffusion et dans la population et dans l'Armee
des volontaires (plus tard dans certains milieux de Immigration, en
particulier a Sofia et a Belgrade).
« Apres la victoire des bolcheviks, la diffusion des Protocoles
en Russie a ete interdite sous peine de poursuite, mais, en Europe,
apportes par les emigres blancs, ils ont joue un role malefique dans
la formation de l'ideologie des mouvements de droite, en particulier
du national-socialisme en Allemagne 43 . »
39. PEJ. I. 6. p. 846.
40. Ces informations ont eti recueillies par V. Bourtsev en 1934 de la bouche du
general K. Globatchev.
41. PEJ, t. 6. p. 847.
42. Ibidem.
43. PEJ. t. 8, p. 848.
* Abreviation pour Osvedomitelnoe agenstvo. service de renseignement.
DANS L'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 193
Ddnoncer dans les Protocoles une falsification, de facon plus
gendrale s'opposer a ce qu'on identifie bolchevisme et juda'i'sme :
tel fut Tun des themes dominants des articles publies au sein de
Immigration liberate dans les annees 20 et 30. Parmi les auteurs
russes, citons les plus significatifs : Milioukov, Roditchev,
Bourtsev, Kartachev. Historien de l'Eglise et theologien orthodoxe,
A. Kartachev avait parle du caractere inacceptable de l'antisemi-
tisme pour tout Chretien dans le recueil Schit (« Le Boucher w) 44
paru des avant la revolution et d£ja citd par nous a plusic
reprises. En 1923, dans Immigration, il a redige la preface a l*c -
vrage de Iou. Delevski consacre aux Protocoles 45 . Plus tard,
Bourtsev lui a demande egalement de prefacer son livre. Kartachev
ecrivit dans cette preface : « Un homme sense, de bonne volonte et
d'une discipline scientifique normale ne peut discuter sdrieusement
du probleme de 1' authenticity de ce faux d'origine policiere,
fabrique au demeurant non sans talent, et contagieux pour les
ignares. » Toutefois, « en lavant les yeux des ignorants de la pous-
siere des Protocoles, il serait inadmissible, ce faisant, de les
obscurcir a nouveau en faisant croire qu'on eVacue par la le
probleme juif 46 ».
En effet, le « probleme juif » ne pouvait etre re\solu par des
articles ou des livres. Car quelle etait la nouvelle situation concrete
des Juifs, au cours des annees 20, en Pologne et dans les pays
Baltes ? Bien que, dans ceux-ci, les Juifs aient reussi pendant
plusieurs annees a sauvegarder des positions influentes dans le
commerce et 1'industrie 47 , ils n'en etaient pas moins soumis a la
pression de la societe. « Une bonne moitie des Juifs russes s'est
44. A. V. Kartachev, Izbrannye i pomilovanye [Elus et gracids], in Schit* [Le
Bouclier], recueil litteraire sous la redaction de L. Andreev, M. Gorki et Th. Sologoub,
3<6d., 1916, pp. 110-115.
45. Iou. Delevski, Protokoly sionskikh moudretsov : Istoria odnogo podloga [Les
Protocoles des sages de Sion : histoire d'une falsification]. Berlin, 1923.
46. Kartachev a bien ecrit la preface, mais, pour des raisons qui nous dchappcnt, clle
n'a pas <§te" publiee par Bourtsev dans son ouvrage paru en 1938 ; toutefois, elle s'est
conserved dans les papiers de V. Bourtsev (GARF, f. 5802, dos. 1, doc. 31). Nous avons
puise" ces renseignements dans Particle d'Oleg Boudnitski, « Evreiskii vopros v
emigrantskoi poublitsistike' [Le probleme juif dans la publicistique de Immigration] in
Evrei i rousskaia revolioutsia : materialy i issledovania [Les Juifs et la revolution russe :
documents et guides], Moscou-Jerusalem, 1999.
47. /. Gar, Evrei v Pribaltiiskikh stranakh pod ncmetskoi okoupatsii [Les Juifs dans
les feats baltes sous l'occupation altemande], LMJR-2. p. 95.
194 DEUX SIECLES ENSEMBLE
retrouvee dans les nouveaux Etats separes de la Russie... Ces
nouveaux Etats cultivent avec d'autant plus de zele le nationalisme
qu'il sont moins assures de leur stabilite 48 ». La, « les Juifs se
sentent entoures par un monde hostile et d'une activite inlassable.
Tantot Ton exige que dans les ecoles superieures il n'y ait propor-
tionnellement pas plus de Juifs que dans l'armee..., tantot c'est dans
la vie quotidienne que l'atmosphere s'alourdit a tel point que le
Juif etouffe... Chez ces peuples devenus indepcndants, c'est la
societe elle-meme qui fait la guerre aux Juifs : etudiants, militaires,
partis politiques - et la rue ». Et Biekerman de conclure : « Le Juif
qui s'etait decarcasse pour le droit des peuples a disposer d'eux-
memes s'est fabrique des contraintes : une plus grande dependance
vis-a-vis de la vie d'autrui 49 . » « La situation des Juifs en Lettonie,
en Estonie et en Lithuanie est proprement tragique. Les opprimes
d'hier ont eu vite fait de jouer le role d'oppresseurs, et des oppres-
seurs plebeiens a I'extreme, qui n'ont nullement honte de leur
grassier manque de culture 50 . »
11 s'est ainsi trouve « que la mine de la Russie a signifie
egalemcnt la mine des Juifs msses » ; paradoxalement, l'histoire a
montre que 1' Empire msse unifie, y compris meme avec ses
contraintes, etait davantage favorable aux Juifs. Et voila que dans
ces pays limitrophes qui ont fait secession, « les Juifs sont les
gardiens fideles de la langue msse, de la culture msse, attendant
impaticmment la restauration de la Grande Russie. Les ecoles ou
Ton delivre encore un enseignement en langue msse se remplissent
d'enfants juifs », et on ne tient guere a apprendre la langue du
nouvel Etat. « Dans ces Etats-cagibis, le Juif msse qui avait connu
la vie dans les vastes espaces du grand Empire se sent a l'etroit,
comprime, diminue dans sa citoyennete, nonobstant tous les droits
et toutes les autonomies... En verite, les destinees de notre peuple
sont etroitement liees aux destinees de la Grande Russie 51 . »
Mais la position internationale des Juifs impliques dans les nego-
ciations du traite dc Versailles, a Paris en particulier, 6tait par
ailleurs solide, notamment pour ce qui etait du sionisme. « En
48. Aux Juifs de tous les pays, in RiE.
49. /. M. Biekerman, pp. 87-89.
50. D. S. Pasmanik, Tchego my dobivaemsia ? [Que voulons-nous obtenir ?], in RiE,
p. 219.
51. I.M. Biekerman, pp. 84, 89.
DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 195
juillet 1922, la Soci&e des Nations a reconnu l'Organisation
sioniste mondiale sous le nom d'Agence juive », censee representer
en premier lieu les interets des sionistes, mais aussi bien des non-
sionistes, et qui, de surcroit, confortait la situation des Juifs dans
les pays d'Europe 52 .
Biekerman reprochait aux sionistes de considerer « que, pour la
Russie, le demembrement ... serait la solution ideale. Aussi 1' orga-
nisation des sionistes russes se dit-elle non pas russe, mais russo-
ukrainicnne. C'est pourquoi les sionistes et les groupcments juifs
qui leur etaient proches fraterniserent avec tant de zele avec les
independantistes ukrainiens 5 - 1 ».
La Russie sovietique s'cst enfoncee apres la guerre civile dans
un mutisme profond. De la et pour des decennies - toutes les voix
independantes ayant ete etouffces - on n'entendit plus que la clai-
ronnante voix officielle. L'emigration bouillonnait avec d'autant
plus de passion. Tout son dventail, depuis les anarchistes jusqu'aux
monarchistes, etait eclaire par des lueurs de souffrance et d'intenses
discussions : qui done est responsable, et dans quelle mesure, de
tout ce qui est advenu ?
De telles discussions ont eclate jusqu'entre les Juifs de Immi-
gration.
En 1923, Biekerman ecrit : « Le Juif repond a tout par un geste
et des propos rituels : on le sait bien, nous sommes toujours
coupables de tout, ou qu'tl y ait un malheur on cherche et trouve
le Juif. Les neuf dixiemes de ce qui s'ecrit dans la presse juive
sur les Juifs et la Russie n'est que la repetition de ces formules
stereotypees. Etre toujours et en tout coupable est bien sur chose
impossible, mais le Juif en tire la conclusion - tres flatteuse pour
nous et, a premiere vue, fort commode dans la vie quotidienne -
que nous avons toujours et en tout raison 54 . »
Reflechissons un peu : « La societe" juive avait alors [avant la
revolution] passionnement defendu le dogme du caractere salutaire
52. PEJ, 1. 1, p. 890.
53. Ibidem, p. 12.
54. II km.
1% DEUX S1ECLES ENSEMBLE
de la revolution pour les Juifs ; elle y tient encore fievreusement
aujourd'hui. » Meme les organisations juives qui collectent de
l'aide pour leurs coreligionnaires souffrant en URSS, quand elles
recueillent ces fonds dans les pays occidentaux, denigrent tout ce
et tous ceux qui rcpresentaient en Russie, avant les bolcheviks et
avant la revolution, une force a la fois conservatrice et novatrice » ;
aujourd'hui, « la Russie bolchevique se transforme aisement pour
eux en "Terre promise" » ou regnent l'egalite et le socialisme. De
nombreux Juifs issus de Russie se sont fixes aux Etats-Unis et,
« parmi eux, les idees probolcheviques n'ont aucun mal a proli-
ferer" ». Les Juifs croient communement : mieux vaut le bolche-
visme que la restauration du tsarisme. Beaucoup pensent que « la
chute du bolchevisme en Russie menacerait les Juifs d'une nouvelle
vague de pogroms et d'une extermination massive..., ce qui sert
de fondement a la preference accordee au bolchevisme considere
comme un moindre mal 56 ».
La-dessus arrive la NEP - les bolcheviks changent done en
mieux. lis ne sont nullement fichus ! Plus les etaux economiques
se desserrent, plus les bolcheviks deviennent acceptables. « La
NEP puis il va y avoir des concessions, et on s'arrangera 57 . »
Dire de Immigration juive qu'elle etait probolchevique, cela on
ne le peut pas. Mais le regime bolchevique n'etait pas pour elle
l'ennemi principal, et nombreux etaient ceux qui avaient conserve
a son egard une attitude bienveillante.
Toutefois, le cas de l'ecrivain Gorianski, un Juif emigre depeint
dans le feuilleton humoristique d'un journal sovietique avec force
moqueries, retient l'attention 58 . En 1928, Babel, a cette epoque deja
passablement glorifie (et non moins loue pour ses accointances avec
la Tcheka), « sejournait provisoirement a Paris » en quete d' inspi-
ration litteraire : il fait un tour au cafe La Rotonde et, apercevant
un vieil ami (qu'il avait sans doute connu a Odessa), lui tend gene-
reusement la main : « Salut, Gorianski ! » Gorianski se leve et se
detourne avec mepris de la main tendue.
55. Ibidem, pp. 47. 48, 72.
56. J. Dtlevski, Menchcc li zlo bolchcviki ? [Les bolcheviks sont-ils un moindre
mal '?] in Evrciskaia tribouna, 1922, 19 sepl., p. 2.
57. D.S. Pasmanik, p. 221.
58. G. Rykline, Sloutchai s Babelem [Un Episode avec Babel], Izvestia, 1928,
16 mars, p. 5.
DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 197
Avec la montee de Phitlerisme en Allemagne, la preference
donnee au bolchevisme ne fait naturellement que se renforcer dans
1' opinion publique juive mondiale, et pour longtcmps.
M. Vichniak rcproche l'attitude a regard du bolchevisme telle
qu'elle a ete exprimee sans fard par Nahum Goldman au I er Congres
juif mondial a Geneve en aout 1936 : « Si toutes sortes d'organi-
sations et de gouvernements epris de liberie acceptent les bol-
cheviks » et meme s'aplatissent devant eux, « pourquoi les
partisans enthousiastes de P unite nationale et culturelle juive ne
leur emboiteraient-ils pas le pas ?... Seule Pimplication directe de
Moscou dans les exces antijuifs en Palestine a remonte de quelques
degres P emotion indignee des dirigeants du Congres envers le
pouvoir sovietique. Mais ce n'etait... que pour se scandaliser de
Pinterdiction de la langue juive ancienne..., de Pinterdiction faite
aux Juifs d'emigrer en Palestine, enfin des souffrances que conti-
nuaient d'endurer les sionistes dans les prisons et les camps. La,
N. Goldman a trouve" les mots qu'il fallait et les accents qui s'impo-
saient 59 ». En 1939, a la veille de la Seconde Guerre mondiale, on
disait : Impossible de nier que, dans les milieux juifs de P emi-
gration, domine le sentiment qu'il faut « faire confiance au
caractere irrefragable de la litterature sovietique », pourvu qu'il n'y
ait pas de pogroms 60 .
Quelle attitude avoir alors cnvcrs les Juifs bolcheviques ? Pour
I. M. Biekerman : « Rien ne vaut poulain s'il ne rompt son lien
-e'est ainsi qu'on peut definir Pattitudc dc Popinion publique juive
a 1'egard des bolcheviks issus de notre milieu et vis-a-vis de leur
deviance diabolique. Ou, pour parler un langage plus moderne : les
Juifs ont bien le droit d'avoir leurs bolcheviks » ; « cette revendi-
cation, je Pai entendue mille fois » ; lors des reunions a Berlin de
Juifs emigres, « a la tribune montaient Pun apres P autre un hono-
rable K.-D., un simple democrate, un sioniste, tous pour affirmer
ce droit des Juifs a avoir leurs bolcheviks », en somme « une decla-
ration de leur droit a pared le monstruosite 61 ».
« Or les consequences d'un tel discours sont les suivantes :
Popinion publique des Juifs du monde entier s'est detournee de
59. Poslednie Novosii, 1936, 13 aout, p. 2.
60. St, Ivanovitch, Evrei i sovelskaia litcratoura [Les Juifs cl la litterature sovietique],
MJ, Paris, 1939. p. 53.
61. I.M. Biekerman, p. 23-24.
198 DEUX SIECLES ENSEMBLE
la Russie pour se tourner vers les bolchcviks » ; « quand une per-
sonnalite publique juive et agee, petrie de merites, que nous
connaissons bien - une sorte de merle blanc -, proposa, dans une
des capitales europeennes, a un haut dignitaire religieux juif d'orga-
niser une reunion de protestation contre les executions de pretres
orthodoxes en Russie [en URSS], ce dernier, apres avoir r6fi6chi,
lui repondit que cela reviendrait a combattre les bolcheviks, ce qu'il
estimait impossible de faire, car la chute du bolchevisme amenerait
la reprise des pogroms 62 ».
Mais si Ton peut s'accommoder des bolcheviks, que dire alors
du mouvement des Blancs ? Quand, en novembre 1922, a Berlin,
I. M. Biekerman prit la parole au cours d'une reunion consacree au
5 e anniversaire de la creation de l'Armee blanche, les milieux juifs
dans leur ensemble, indignes, intcrprcterent son intervention
comme une offense au judai'sme.
Entre-temps, le docteur Pasmanik (jusqu'en fevrier 1917 dans
l'armee face aux Allemands, ensuite dans l'Armee blanche
jusqu'au mois de mai 1919, date a laquelle il quitta la Russie)
acheva et publia en 1923 a Paris son livre La Revolution russe et
les Juifs (bolchevisme et judai'sme), que nous avons deja cite\ II
y conteste avec ardeur 1' interpretation, repandue un peu partout,
consistant a expliquer le bolchevisme par la foi juive : « Identifier
judai'sme et bolchevisme represente un immense danger pour le
monde entier. » En 1923, avec I. M. Biekerman, G. Landau,
I. Lcvine, D. Linski (ce dernier ancicn membre de l'Armee
blanche) et V. Mandel, il organise l'Union patriotique des Juifs
russes a l'etranger. Durant la meme annee, ce groupe rend publique
la proclamation « Aux Juifs de tous les pays ! » et publie peu apres
a Berlin le recueil La Russie et les Juifs.
L'objectif qu'ils s'assignent et leur etat d'esprit sont decrits par
eux dans les termes suivants. Pasmanik : « L'inexprimable douleur
du Juif et la lancinante tristesse du citoyen russe » ont dicte ce
travail. « II n'a pas etc facile d'elaborer une attitude equilibrce vis-
a-vis des problemes russes et juifs en relation avec les sinistres
evenements des dernieres annees. Nous... avons essaye de concilier
les interets de la Russie renaissante et du monde juif russe qui
62. Ibidem, pp. 54-55.
DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 199
souffre''\ » Linski : « lis sont infiniment malheureux », ceux qui,
« tout en reconnaissant leur appartcnance au peuple juif, se consi-
derent avec non moins d'intensite comme russes ». Elle est
tellement plus facile, la situation de ceux chez lesquels « Tun des
flux de la conscience s'est tari, de telle facon qu'ils se sentent soit
exclusivement juifs, soit exclusivement russes : sur le champ
tragique de l'experience russe, leur position s'en trouve simplifiee...
Les viles annees de la revolution ont etouffe... les pousses apparues
avant la guerre et qui permettaient d'esperer un rapprochement
des mondes juif ct russe » ; aujourd'hui, « ces deux mondes se
repoussent vigoureusement M ». Levine : « II nous appartient de dis-
cerner de facon consciencieuse et objective les causes et les limites
de la participation des Juifs a la revolution... Ce... qui pourrait avoir
une certaine influence sur les rapports a venir entre Russes et
Juifs 65 . » Les auteurs du recueil recommandaient a juste titre aux
Russes de ne pas confondre le sens de la revolution de Fevrier avec
la part prise a celle-ci par les Juifs. Biekerman avait meme tendance
a minimiser cette participation (du reste, la plupart des contempo-
rains n'avaient pas une idee bien precise des roles respectifs du
Comite executif du Parti social-democrate russe et du Gouver-
nement provisoire). Toutefois, estimait-il, apres Octobre « le droit
d'avoir ses bolcheviks ne pouvait qu'entrainer F obligation d'avoir
sa droite et son extreme droite, diametralement opposees auxdits
bolcheviks 66 ». Pasmanik : « Le communisme bolchevique sous
tous ses aspects et toutes ses formes... est un ennemi acharne ct
constant du juda'i'sme, car il est par-dessus tout Fennemi de la
personne en general et de l'homme cultive en particulier 67 . » « Lies
par des liens eltroits et particuliers a notre patrie, a son regime, a
son economic a sa culture - nous ne pouvons filer des jours
68
. »
heureux quand, autour de nous, tout s'ecroule
On voit par la que ce groupe d' auteurs comprenait avec une
acuite exceptionnelle toute la signification du desastre subi par la
63. D. S. Pasmanik, pp. 7, 14.
64. D. Linski, O natsionalnom samosoznanii rousskogo evreia [De la conscience
nationalc d'un Juif russe], in RiE, pp. 141. 144-145.
65. /. Uvine, Evrei i revolioutsia [Les Juifs et la revolution] in RiE, p. 124.
66. /. M. Biekerman, p. 24.
67. D. S. Pasmanik, p. 215.
68. Aux Juifs de tous les pays, in RiE. p. 5.
200 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Russie. Dans la description de cette periode, si nous en appelons si
souvent a ces auteurs, c'est que nous esperons que leurs reflexions
d£sabusees, mais jamais empreintes de « haine de soi », seront enfin
comprises et etudiees en profondeur.
Dans leur Appel de 1923, nous lisons : « L'alliance patriotique
des Juifs russes a pour fondement la ferme conviction que, pour
les Juifs comme pour toutes Ies nations qui peuplent la Russie, le
bolchevisme est le pirc de tous les maux possibles... II est temps
pour les Juifs de ne plus se demander avec crainte s'ils ne pechent
pas contre la revolution... II s'agit de ne point pecher contre le pays
natal [la Russie] et notre chcr peuple Ijuif] 69 . »
Mais, d'apres les auteurs du recueil, ce n'etait pas du tout 1' at-
titude des Juifs au debut des ann6es 20. « Dans presque toutes les
couches et tous les milieux de la population russe..., on en est venu
a 1'autocritique et au retour sur le passe... Legitimes ou non, ces
accusations et ces repentirs montrent le travail de la pensee, l'eveil
de la conscience, la souffrance de Tame... II n'est pas exagere de
dire que c'est dans Pintelligentsia juive qu'un tel travail est le
moins perceptible... ce qui traduit bien son etat pathologique... Un
observateur exterieur pourrait croire que, du point de vue d'un
intellectuel juif moyen..., tout est en ordre 70 . » Pour ce dernier, « ne
sont coupables que ceux de l'exterieur - le gouvernement, les
g£neraux, les paysans. Nous, nous n'y sommes pour rien... En
aucune mesure nous n'avons etc les artisans de notre destinee et de
celle des gens qui nous entouraient ; nous sommes ce passant fortuit
qui recoit une poutre sur la tete » ; « nous avons contribue a la
destruction [de l'ordre etabli] ; une fois celui-ci detruit, nous ne
nous sommes guere aperc,us que nous y ayons concouru 71 ».
Ce sont les Juifs bolcheviques qui font souffrir le plus les auteurs
de ce recueil. « Ce peche porte en soi son propre chatiment, car il
ne peut y avoir de plus grand malheur pour un peuple que de voir
ses fils ddvoyes 72 . » « Ce n'est pas si grave que se soient trouvees
telles ou telles personnes pour favoriser les troubles, ni que ces
personnes aient dte issues du milieu juif ; ce qui est gravissime, c'est
69. Ibidem, pp. 7-8.
70. G. Landau, Revolioulsionnye idci v cvreiskoi obtchestvennosti [Les idees r6volu-
tionnaires dans la soci£t£ juive], in Rie, p. 100.
71. Ibidem, p. 104.
72. Aux Juifs de tous les pays, in RiE. p. 6.
DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 201
qu'elles n'aient pas trouve dans leur propre milieu suffisamment de
resistance et d' opposition 73 . » « Notre devoir est d'assumer toute la
lutte contre precisement les bolcheviks juifs, contre les differentes
sections juives, et notamment contre les commissaires juifs 74 . »
Notons que ces auteurs n'ont pas ete les seuls a expliquer
pourquoi les Juifs russes (et desormais les emigres) doivent lutter
contre le bolchevisme. Void ce qu'on ecrivait dans Tribune juive :
« Au cas ou le bolchevisme serait balaye en RussL par une tempete
d'indignation populaire, les Juifs pourraient aux yeux des masses
etre consideres comme responsables d'avoir prolonge l'existence
du bolchevisme... Seule une participation active des Juifs a la lutte
pour la liquidation du bolchevisme garantirait le bonheur du monde
juif dans Foeuvre commune visant au salut de la Russie 75 . »
Biekerman avertissait de son cote : si nous soutenons les bol-
cheviks « au nom du principe "Seul me chaut ma propre chemise",
alors n'oublions pas que nous devons reconnaitre au Russe le droit
de prendre soin de sa propre chemise, et le slogan "Mort aux
youpins, sauvons la Russie !", recoit sa consecration 76 ».
Mais qu'en est-il de FArmee blanche ? « L'attitude indigne des
Juifs a Fegard des hommes qui se sont charges du terrible fardeau
de combattre pour la Russie au nom de millions de gens soumis
et de laches, temoigne d'une profonde decadence morale, d'une
conscience pervertie... » Alors que « nous tous, Juifs comme non-
Juifs, nous nous laissions passer la bride au cou et pretentions
notre dos au baton sans renacler, des Russes courageux et fiers,
passant au travers de toutes les barrieres, se sont rassembles a partir
de ce qui restait d'un front en lambeaux, ont serre les rangs et ont
leve Fetendard du combat... Le seul fait d'avoir ose lutter dans ces
conditions place ces gens et leur cause a une hauteur que FHistoire
ne retient que pour les actions imperissables. Or ces gens sont
devenus la cible des injures » de tres nombreux Juifs, « le premier
babillard les insulte » ; « au lieu d'un sens du tragique, nous
voyons s'exprimer une frivolity generate, un langage debride,
sans aucune retenue, une desinvolture triomphante ». Mais « la
Russie pour laquelle les Blancs ont lutte ne nous est pas etrangfire ;
73. G. Landau, p. 118.
74. D. S. Pasmanik, p. 225.
75. J. Delevski, p. 3.
76. /. M. Biekerman, p. 78.
202 DEUX SIECLES ENSEMBLE
elle est £galement "notre chemise" 77 » ; « les Juifs dans leur
ensemble auraient du se battre pour la cause des Blancs dont
dependait le salut du peuple juif, car... ce n'est que dans la restau-
ration dans les plus brefs delais de l'Etat russe et dans sa sauve-
garde que les Juifs trouveront leurs propres chances d'echapper au
desastre qui n'a jamais ete si proche qu'au cours de ces dernieres
annees 78 ».
(Et le Desastre en effet approchait, mais pas de ce cote-la.)
Aujourd'hui, apres les dcccnnies sovietiques, qui contesterait ces
arguments ? Peu nombreux etaient les auteurs - juifs ou russes - a
voir les choses d'aussi loin. Mais la societe juive emigree dans son
ensemble a repousse cette facon de penser. Elle a trebuche sur cette
nouvelle epreuve historique. On nous repliquera : qa n'a pas valu
au mondc juif de dommages trop sensibles, et a fortiori rien d'equi-
valent a la Catastrophe apportee par l'hitlerisme. Certes, mais sans
entratner de pertes physiques tant soit peu comparables, si Ton en
juge en embrassant tout le cours de l'Histoire, cela a cause un tres
notable prejudice spirituel ; en particulier, le bolchevisme a rcussi
a chasser la religion juive du pays ou elle avait jadis preserve ses
intimes racines. En outre, le fait que les Juifs aicnt mise sur le
bolchevisme n'a pas ete sans influenccr le cours general des evene-
ments en Europe.
Les auteurs du recucil de 1923 imploraient en vain : « Dans l'his-
toire multiseculaire de la dispersion juive..., il n'y a pas encore
eu de catastrophe qui ait si profondement menace notre existence
nationale comme I'effondrement de l'Etat russe, car jamais encore
les forces vives du peuple juif n'avaient ete unifiees comme dans
l'ancienne et vivante Russie. Meme le demembrement du khalifat
arabe ne saurait etre compare au peril qui nous atteint aujour-
d'hui 7 ''. » « Pour I 'unite du monde juif russe, le demembrement de
la Russie en differents Etats nationaux independants constitue un
malheur national* . » « Si, dans les vastes espaces des terres russes,
dans l'immensite de 1'ame russe, il ne se trouve pas de place pour
77. Ibidem, pp. 52. 53-54.
78. D. IJnski, p. 149.
79. /. M. Biekerman, p. 92.
80. V. Mandel, Konservativnye i razrouchitelnye elementy v evreistve [Les elements
conservateurs et destructeurs dans le monde juif]. in RiE. p. 202.
DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 203
les Juifs, il ne s'en trouvera nulle part ailleurs sur cette terre...
Malheur a nous si nous ne le comprenons pas 81 ! »
Naturellement, a l'cxtreme fin du xx e siecle*, nous pouvons
aisement refuter ces predictions, ne serait-ce que pour dcs raisons
materielles : les Juifs d'origine russe ont pu bencficier sur cette
Terre dc suffisamment d'cspace, un Etat juif s'cst constitue et s'est
affermi, alors que la Russie, elle, git dans le chaos, impuissante et
humiliee, tant et si bien que les avertissements des auteurs du
recueil voulant que Ton tienne compte de la Russie, paraissent fort
exag6res - une prophetic manquee. II nous eehoit cependant d'y
reflechir dans cet ordre spirituel qui, de facon si inattendue, a lie
nos deux peuples dans l'Histoire.
« Si la Russie n'est plus pour nous une patrie, alors nous sommes
des etrangers et sans doute n'avons-nous plus le droit de nous
immiscer dans la vie du pays 82 . » « La Russie va vivre, et sa renais-
sance doit etre notre cause nationale, la cause... de tous les Juifs
russes 83 . » Enfin, en une demi-page imprimee, de desespoir, en
italiques : « Les destinees du monde juif russe sont indissolu-
blement liees aux destinees de la Russie : il faut sauver la Russie
si nous voulons sauver notre monde juif... Les Juifs doivent
combattre ceux qui perverlissent la Russie, au coude a coude avec
tous les antibolcheviks : un combat fraternel contre un ennemi
commun va purifier V atmosphere et affaiblir notablement la vague
antisemite qui a deferle ; ce n 'est qu 'en sauvant la Russie que nous
pourrons prevenir une catastrophe juive u . »
Une Catastrophe ! Voila qui a ete dit dix ans avant que Hitler
n' accede au pouvoir, dix-huit ans avant sa fracassante avancee sur
le territoire de l'URSS, et bien avant son programme d'extermi-
nation des Juifs. Or Hitler n'aurait-il pas £te empeche de precher
avec autant de succes en Allemagne la haine « des Juifs et des
communistes », de mettre entre eux un signe d'6galite si les Juifs
avaient ete, a la vue de tous, des combattants acharnes contre le
pouvoir sovictique ? Les auteurs de ce recueil, leur quete spirituelle,
81. D. Linski, pp. 153, 154.
82. D. S. Pasmanik, pp. 227-228.
83. /. M. Biekerman, p. 93.
84. D. S. Pasmanik. article cite\ pp. 217-218.
* Pdriode de redaction du present ouvrage.
204 DEUX SIECLES ENSEMBLE
leur prophetisme leur avaient permis de sentir intuitivement la
Catastrophe qui fondait a grands pas sur les Juifs, mais ils se sont
trompes geographiquement et n'ont pas su prevoir d'autres evolu-
tions fatales. Quant au sens de leur grave avertissement, il ne fut
pas entendu.
*
Dans l'histoire dcs rapports entre Juifs et Russes, je ne connais
rien de comparable a ce recueil : La Russie et les Juifs. Pour les
Juifs de Immigration, il a fait l'effet d'une bombe. Imaginons un
peu combien il fut douloureux d'entendre ces paroles de la bouche
dc Juifs, de l'interieur du monde juif.
Quant a nous autres, Russes, nous ne devons pas prendre ce
recueil a la legere. Bien au contraire, il doit nous servir
d'exemplc : comment, tout en aimant son peuple, savoir parler
de ses propres erreurs, et, la ou il le faut, en parler sans indul-
gence. Et sans se mettre a part, sans se dissocier de son peuple.
Le chemin lc plus sur pour acceder a la verite dans les problemes
de societe" est de reconnaitre ses propres fautes, de quelque cote
que Ton soit.
Comme j'ai accorde a ces auteurs beaucoup de temps et de
reflexion (en y impliquant aussi le lccteur), je voudrais conserver
dans le present ouvrage de breves donnees sur leur vie :
Iossif Menassievitch Biekerman (1867-1942). Originaire d'une
famille modeste. A fait ses etudes dans un kheder, puis a la yeshiva ;
des 1'age de 15 ans, gagne durement son vie ; dans ces conditions
difficiles, continue a s'instruire en autodidacte. En 1903, termine la
faculte des lettres de l'universite de Novorossiisk (apres en avoir
ete exclu pendant deux ans lors des troubles etudiants). Adversaire
de l'idee de sionisme, qu'il considere comme fallacieuse et reac-
tionnaire. II appelle les Juifs a s'unir, sans renoncer a leur person-
nalite spirituelle, aux forces progressistes russes pour le bien de la
patrie commune. Fait ses debuts avec un grand article sur le
sionisme dans la revue Roussko'ie bogatstvo (La Richesse russe)
(1902, n° 7) qui suscite des echos jusqu'a l'etranger. En 1905, prend
une part active au Mouvement de Liberation. Collaborateur des
DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 205
revues Syn otetchestva (« Le Fils de la Patrie »), La Richesse russe,
Nach den (« Notre Jour »), Bodroie slovo (« La Parole active »).
Dans l'emigration, publie des articles dans le quotidien parisien
Vozrojdenie (« La Renaissance ») a I'epoque ou celui-ci est dirige
par P. Struve.
Daniel Samoilovitch Pasmanik (1869-1930). Fils d'un melamed
(instituteur de kheder). En 1 892, termine ses etudes de medecine a
l'universite de Zurich, puis, pendant sept ans, travaille comme
medecin en Bulgarie. En 1899-1905, charge de cours a la faculte
de medecine de l'universite de Geneve. En 1900, adhere au
mouvement sioniste dont il devicnt Fun des thcoriciens et des
porte-parole les plus marquants. En 1905, retourne en Russie ou il
passe les examens necessaires pour exerccr la medecine. Milite
pour les droits civiques des Juifs en Russie. Prend position contre
le Bund, developpe les principes theoriques du mouvement Paolei-
Tsion. En 1906-17, membre du Comite central de l'organisation
sioniste en Russie. Membre de la redaction de la revue Evreiskaia
jizn (« La Vie juive »), puis de Rassvet (« L'Aube »). Publie de
nombreux articles dans Evreiskii mir (« Le Monde juif ») et dans
L'Encyclopedie juive. Publie ses contributions medicales dans des
publications specialises en allemand et en frangais. La guerre
surprend Pasmanik a Geneve, d'oii il regagne non sans mal la
Russie, s'enrole dans l'armee et sert dans les hopitaux de campagne
jusqu'en fevrier 1917. Aprcs la revolution de Fevrier, adhere au
parti K.D. Soutient le general Kornilov et le mouvement des
Blancs. En 1918-19, participe au gouvernement regional de Crimee,
est elu president de T Alliance des communautes juives de Crimee.
En 1919, emigre en France. En 1920-1922, en collaboration avec
V. Bourtsev, publie a Paris le journal emigre-blanc Obshee delo
(« La Cause commune »). Parmi des centaines d' articles et des
dizaines de livres, retenons : Israel en errance. La Psychologie des
Juifs dans la dispersion (1910) ; Les Destinees du peuple juif. Les
Problemes de la societe juive (1917) ; La Revolution russe et le
monde juif (Bolchevisme et Judaisme) (1923) ; Les Annies revolu-
tionnaires en Crimee (1926) ; Qu'est-ce que le judaisme ? (edition
francaise, 1930).
206 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Isaac Ossipovitch Levine (1876-1944). Historien, journaliste.
Avant la revolution, chroniqueur de politique etrangere dans les
Rousskie Vedomosti (« Les Nouvelles russes ») et dans la revue de
P. Struve, Rousskaia mysl (« La Pensee russe »). Dans 1' emigration,
s'installe d'abord a Berlin. Membre de PInstitut scientifique russe,
collaborateur du quotidien Roul (« Le Gouvernail »), de Rousskie
zapiski (« Annales russes ») et de l'almanach historico-litteraire Na
tchoujoi storone (« En pays etranger ») ; est invite a faire des confe-
rences (entre autres sur l'antisemitisme allemand). En 1931-1932,
s'installe a Paris. Veuf, vit dans une grande misere. Au nombre
de ses travaux, signalons L 'Emigration au temps de la revolution
frangaise, et un ouvrage sur la Mongolie (en francais chez Payot).
Au temps de l'occupation, se soumet a l'enregistrement en tant
qu'appartenant a « la race juive ». Arrete debut 1943. Apres un bref
sejour dans un camp pres de Paris, est deporte en Allemagne dans
un camp nazi ou il meurt en 1944.
Gregoire (Gabriel) Adolfovitch Landau (1877-1941). Fils d'un
eminent editeur et journaliste, A.E. Landau. En 1902, acheve ses
etudes a la faculte de droit de l'univcrsite de Saint-Petersbourg.
Commence a publier des 1923 dans les journaux Voskhod
(« L'Aurore »), Nach den (« Notre jour »), Evreiskoe obozrenie
(« Panorama juif ») et dans les revues La Parole active, le Monde
juif, Le Message r de I' Europe, Le Contemporain, Les Annales du
Nord ; participe a la revue annuelle Logos. Un des fondateurs du
Groupe democratique juif (1904) et de l'Union pour 1'octroi de
l'integralite de leurs droits aux Juifs de Russie (1905). Membre
eminant du parti K.-D., fait partie du Comite central de ce parti.
En aoflt 1917, membre du Comite executif de la communaute juive
de Petrograd. En 1919, emigre en Allemagne; de 1922 a 1931,
directeur adjoint du quotidien Roul, publie aussi des articles dans
la revue La Pensee russe, l'hebdomadaire Rossia i slavianstvo
(« La Russie et le monde slave »), les recueils Tchisla (« Les
Nombres »), etc. Fait de frequentes conferences aux soirees orga-
nisees par les emigres (en 1927, dans son expose « L'illusion eura-
sienne », critique le mouvement eurasien comme negateur des
valeurs de l'Histoire russe et comme debouchant sur l'ideologie
bolcheviquc). Quitte l'Allemagne nazie pour la Lettonie ou il
collabore au quotidien de Riga, Segodnia (« Aujourd'hui »). En
DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 207
juin 1941, arrete par le NKVD ; il meurt en novembre de la meme
annee dans 1'Ousollag (pres de Solikamsk) 85 .
Parmi ses travaux les plus importants, signalons : Choutovskaia
koultoura (« Une culture bouffonne »), in Nach Den, 1908 ; 1' ar-
ticle « Le crepuscule de l'Europe », in Severnye Zapiski (« Annales
du nord »), 1914, n° 12, qui anticipe plusieurs des themes qui ont
fait la gloire universelle d' Oswald Spengler* 6 , puis un livre qui
porte le meme titrc (Berlin, 1923) ; Les Relations polonojuives
(Petrograd, 1915), « Depasser le mal », (in Troudy rousskikh
outchenykh za granitsei, t. 2, Berlin, 1923) ; « Le Byzantin et le
Juif », in La Pensee russe, 1923, n°l-2; « Theses contre
Dostoievski », in Les Nombres, livre 6, Paris 1932 ; « Epigraphes »
(Berlin, 1927). Beaucoup de ce qu'il a ecrit n'a pas retenu 1' at-
tention de ses contemporains. A cause de son esprit conservateur,
n'a pas obtenu les faveurs de l'intelligentsia progressiste. Penseur
d'une grande profondeur.
Sur D. Linski (qui, pendant la guerre civile, avait combattu dans
l'Armee blanche) et sur V. Mandel (participant actif aux reunions
politiques de 1907-1918 en Russie, emigre a Berlin, mort en 1931),
nous n'avons pu trouver aucun renseignement significatif.
On trouve dans le recueil des admonestations et reproches envers
la conduite des Juifs emigres dans les annees 20, plus nets et
violents que tout ce que nous avons rapporte. lis appelaient leurs
compatriotes « a reconnaTtre leur erreur, a ne plus jugcr la Grande
Russie dans laquelle ils ont vecu et a laquellc ils se sont faits tout
au long d'un siecle » ; il faudrait « se souvenir qu'ils [les Russes]
exigent une attitude d'equite a leur egard, a quel point ils sont
ulceres quand on les condamne gratuitement en bloc pour les actes
85. Les renseignements sur l'arrestation et la mort de G. Landau figurent dans 1' article
de V. Hessen. Joseph Hessen : juriste, homme politique ct journaliste in Evrei V koulloure
rousskogo zaroubejia [Les Juifs dans la culture de Immigration russe], Jerusalem, 1993,
t. 2, p. 543.
86. Theodore Stfyoun. Byvchee i nesbyvcheesia (Ce qui a 6t6 et ce qui n'a pas 6te],
2« 6d., Londres, 1990, 1. 1, p. 301.
208 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de quelques individus isoles 87 », il ne faut pas craindre « de faire
,sN
».
porter aux Juifs une part de responsabilite dans ce qui est arrive
« Avant tout, il faut bien definir la part de responsabilite et refiner
par la les calomnies des antisemites..., ce qui ne signifie pas du tout
qu'il faille s'accommoder de l'antisemitisme, comme l'ont clai-
ronne certains demagogues juifs. L'aveu est important pour nous,
il s'agit pour nous d'un devoir moral 89 . » « Les Juifs devraient
suivre une voie droite correspondant a la haute sagesse de leurs
croyances religieuses et qui deboucherait sur une reconciliation
fraternelle avec le peuple russe... Batir Tedifice seculaire de la
maison russe et de la demeure juive'"'. »
« Nous semons la tempete et les ouragans, et nous voulons etre
caresses par de doux zephirs... Des vociferations, je sais, vont
retentir : vous approuvez les pogroms ! Je sais ce que valent ces
gens qui se prcnncnt pour le sel de la terre, les maftres des
destinees, a tout le moins pour les phares d'Israel... Eux qui ne
cessent de rgpeter "les Cent-noirs", les "ultra- reac"..., sont eux-
memes des gens sombres et obscurs, d'authentiques viri obscuri,
qui n'ont jamais compris... ce qu'etait la grandeur des forces crea-
trices dans l'Histoire... » « Ce qui est imperativement exige de
nous, c'est de moins arborer notre souffrance, de ne pas pousser
tant de cris sur nos prejudices. II est temps pour nous de
comprendre que les pleurs et les lamentations... trop souvent [ne
trahissent] qu'un relachement de 1'ame, que le manque de culture
de notre esprit... Tu n'es pas seul au monde, et ta tristesse ne peut
a elle seule emplir Tunivers... N'exhiber que son propre malheur,
que sa propre doulcur, temoigne... d'un manque de respect pour le
malheur et les souffrances d'autrui'". »
Cela sonne comme si c'6tait dit d'aujourd'hui. Et adresse a
nous tous !
Ces paroles-la ne doivent etre annulees ni par les millions de
ceux qui ont perdu la vie dans les camps du Goulag, ni par les
millions de ceux qui ont peri dans les camps nazis.
A l'epoque, les exposes des auteurs du recueil presentes dans le
87. V. Mandel, p. 204.
38. D.S. Pasmanik, p. 210.
89. Ibidem, pp.212. 213.
90. D. Linski, p. 152.
91. I.M. Biekerman, pp. 74-75.
DANS IMMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 209
cadre de 1'Union patriotique « furent accueillis avec une grande
indignation » par les milieux juifs. « Meme ceux qui reconnais-
saient, publiquement ou a part soi, la justesse des arguments et des
analyses, exprimaient leur scandale ou leur stupeur face a la volonte
deliberee de les affronter en debat ouvert. II n'est pas opportun,
disaient-il, de parler des Juifs, de les critiquer, de dresser constat
de leurs pcches revolutionnaires ni de leur responsabilite, alors que
les Juifs ont deja eu et auront sans doute encore a affronter tant de
malheurs 1 '-. » Les auteurs du recueil furent traites « d'ennemis du
peuple [juif], de suppots de la reaction, d'allies des fauteurs de
pogroms'" ». « Tribune juive leur repondait alors de Paris : "La
question de la 'responsabilite des Juifs dans la revolution russe' n'a
ete jusqu'a present posee que par les antisemites". Or voici que
s'annonce maintenant une campagne de repentance et d'accusa-
tions » ; « soi-disant, il faudrait non seulement accuser les autres,
mais rcconnaitre aussi scs propres fautes » ; et rien de neuf, « si ce
n'est une litanie de noms dont on a par-dessus la tete ». « Trop
tard, monsieur Landau, pour aimer l'ancien ordre etatique. Les Juifs
repentants sont devenus de vrais reactionnaires ; leurs prises de
position publiques..., incompatibles avec la dignite du peuple juif,
sont completement irresponsables 94 . » Particulierement odieuse est
ici la tentative « de dissocier l'antisemitisme populaire de l'antise-
mitisme "officiel" », de demontrer que « l'ensemble de la societe,
du pays, de la population hait les Juifs et les considere comme les
vrais auteurs de tous leurs malheurs nationaux » ; tout comme ceux
qui laisserent se derouler les pogroms, on reprend la « la vieille
theorie de la colere populaire 1 ' 5 ». Ou bien on se laisse aller a l'in-
vective : « un groupe de journalistes et d'activistes qui avaient,
semble-t-il, quitte l'arene publique juive..., s'est rappele a notre
souvenir... et n'a rien trouve de mieux, pour ce faire, que de partir
en campagne contre leurs propres freres, les Juifs russes » ; « ce
groupe de Juifs fideles a l'Ancien Regime... est aveugle par la
passion de vouloir a tout prix inverser le cours de l'Histoire », il
ecrit « des choses indecentes », « dispense des conseils vides de
92. C. Landau, pp. 100-101.
93. D. S. Pasmanik, p. 226.
94. A. Koulikher, Ob otvestvennosli i bezotvetslvennosti [De la responsabilite" et de
l'irresponsabilitd], in Tribune juive, 1923. 6 avril, pp. 3-4.
95. B. Mirski, 16 pounktov [16 points], ibidem, 1924, 7 avril, p. 2.
210 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sens, et se donne le role ridicule de guerisseurs des plaies du
peuple ». Qu'ils en tirent cette lecon : « II est parfois plus decent
de garder le silence 96 . » Un auteur d'aujourd'hui, particulierement
raffing, ne trouve rien de mieux a dire sur ce recueil que : il s'agit
d'une « pcnible hysterie ». La tentative de ses auteurs, estime-t-il,
« de meme que leur destinee constituent une veritable tragedie », et
cette trag6die, il l'explique par « le complexe de la haine de soi 97 ».
Biekerman aurait-il ecrit avec haine, en particulier peu avant la fin
de « sa destinee tragique » : « Le peuple juif... n'est pas une secte,
n'est pas un ordre monastique, mais tout un peuple disperse de par
le monde ; mais unifie en lui-meme il a leve l'etendard du travail
pacifique et s'est rassemble autour de cet etendard, symbole d'un
ordre agreable a Dieu 98 . » ?
On ne peut dire non plus que les Juifs europeens ou emigres
ailleurs n'aient pas du tout prefe l'oreille a ce genre d'inter-
pretations ou divertissements. Quelques annees auparavant, en
1992, une autre discussion vit le jour. Dans la revue Rassvet
(« L'Aube »), qui venait de reprendre sa publication, le nationaliste
G. Schekhtman confiait qu'il ne comprenait pas comment l'intel-
ligentsia des autres nations pouvait ne pas etre nationaliste. L intel-
ligentsia appartient necessairement a sa nation et ressent ses
souffrances. Le Juif ne peut pas etre « un democrate russe », il
est naturellement « un democrate juif ». Impossible d'admettre une
double appartenance, nationale et democratique. Et si 1'intelli-
gentsia russe « ne ressent pas son appartenance nationale »
(Herzen), c'est uniquement parce qu'elle n'a pas encore eu « 1 'oc-
casion ou le besoin d' avoir une perception douloureuse et aigue de
son existence nationale, de s'en preoccuper. Mais voila que ce
moment-la est arrive ». Desormais, 1' intelligentsia russe « doit
rejeter ses pretentions a repr£senter 1' "ensemble de la Russie", de
celle-ci il lui faut prendre conscience de son caractere democratique
grand-russe" ».
Pas facile de repondre. Mais le gant fut releve par P. Milioukov,
96. S. Pozner, V tchcm je dclo 7 [De quoi s'agit-il ?], ibidem, pp. 1-2.
97. S. Markish, O cvrciskoi nenavisti k Rossii [De la haine des juifs en vers la Russie]
in « 22 .», Tel-Aviv, 1984. n° 38, p. 218.
98. /. M. Biekerman, p. 25.
99. P. Milioukov, Natsionalnost i natsia [Nationalile et nation), Tribune juive, 1922,
1" septembre, pp. 1-2.
DANS ^EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 211
il est vrai sans beaucoup d'assurance. Nous nous souvcnons
(chapitre 11) qu'en 1909 il avait etc effraye par la mise au jour de
cette question nationale aussi epineuse que derangeante : « A qui
eel a profite ? », « notre visage national » nous place ra dans le camp
des chauvins. Mais ce n'est pas le fond de la pensee de l'historien
russe qui l'a conduit a reviser quelque peu sa position, plutot cette
nouvelle situation genante : quand nombre d'intellectuels russes en
emigration prennent soudain conscience qu'ils ont brade la Russie.
Ce n'est pas dans ses Dernieres Nouvelles, mais dans Tribune juive,
au tirage nettement inferieur, que Milioukov, dans une reponse
plutot ambigue a Schekhtman, tout en insistant comme par le passe"
sur le fait que le Juif russe peut et doit etre « un democrate russe »,
renverse prudemment les elements de la polarisation : « Quand
cette exigence... se realise et qu'apparait le "nouveau visage
national" de la democratic russe [grand- russe] », Schekhtman n'est-
il pas le premier a redouter « que n'advienne un pouvoir democra-
tique russe qui aurait pris conscience de son essence etatique
"grand-russe" ? Mais si tel est le cas, a quoi nous serviraient ces
fantasmagories ? Et faut-il que nos relations en souffrent ino ? »
L' emigration vivait dans une tension qui n'etait pas que verbale.
En 1927, a Paris, se tint un proces retentissant : un horloger,
Samuel Schwarzbard, dont toute la famille avait peri lors de
pogroms en Ukraine, avait abattu Petlioura de cinq balles 101 . (Le
portrait de Schwarzbard avait ete complaisamment publie dans les
Izvestia 1 " 2 ). Les avocats elevaient Ic debat jusqu'a legitimer l'assas-
sinat considere comme un juste chatiment subi par Petlioura, le
fauteur de pogroms : « Le prevenu voulait et devait poser, aux yeux
de la conscience mondiale, le probleme de I'antisemitisme 10 *. »
Lors du proces, de nombreux temoins de la defense affirmerent que
Petlioura etait personnellement responsable des pogroms qui
avaient eu lieu en Ukraine durant la guerre civile. Du cote de
l'accusation, on pretendit que l'assassinat avait en fait et6
commandite par la Tcheka. « Schwarzbad se leve et crie avec
emotion : [ce temoin] ne veut pas reconnaftre que j'ai agi en tant
100. Ibidem.
101. Poslednie novosti. 1927. 14 octobre, p. 2 ; 19 octobre, pp. 1-2.
102. Izvestia, 1927, 21 octobre, p. 3.
103. Ibidem, 22 octobre, p. 1.
212 DEUX SIECLES ENSEMBLE
que Juif, c'est pourquoi il pretend que je suis un bolchevik 104 ! »
Schwarzbard fut acquitte par le tribunal frangais et libere. Au cours
du proces, on avait mentionne le nom de Denikine, et l'avocat de
Schwarzbard declara : « Si vous voulez entamer un proces contre
Denikine, je suis pret a vous seconder : et je mettrai autant de
passion a defendre celui qui se vengera de Denikine que j'en mets
aujourd'hui a defendre celui qui s'est venge de Petlioura m . » Pour
un tel vengeur, la voie etait libre : Denikine habitait Paris meme,
sans garde du corps. Toutefois, aucun procfes ne fut intente a
Denikine. (Un ineurtre semblable eut lieu a Moscou : la, en 1929,
Lazare Kolenberg assassina Slatchev - ancien general blanc passe
aux Sovietiques - pour avoir tolere les pogroms a Nikolai'ev ; et au
cours de l'instruction, il fut declare irresponsable, puis libere 106 .)
Quant au procureur, lors du proces Schwarzbard, il avait rappele et
mis en parallele une autre affaire retentissante (celle de Boris
Koverda) : « Petlioura habitait en Pologne, mais vous [dit-il en
s'adressant a Schwarzbard], vous ne l'avez pas tue la-bas, parce
que vous saviez qu'en Pologne on vous aurait traduit devant un
tribunal militaire d'exception " ,7 . » En cette meme annee 1927, pour
avoir assassine le scelerat bolchevique Voikov a Varsovie, le jeune
Koverda, qui lui aussi avait «voulu interpeller la conscience
mondiale », ecopa de dix ans de prison et les purgea integralement.
Toujours a Varsovie, a la meme epoque, comme me le raconta
le capitaine V. Klementiev, un emigre blanc qui avait appartenu au
groupe de Savinkov, chez les Juifs on traitait les anciens officiers
russes de « canailles gardes-blancs », a tel point qu'« on n'osait pas
entrer dans un magasin juif ». Tel apparaissait parfois dans la vie
quotidienne le divorce entre les deux communautes, et pas seu-
lement a Varsovie.
L' emigration russe dans 1' Europe entiere etait ecrasce par 1' indi-
gence, la misere, les difficultes pratiques de l'existence, et elle
cessa bientot de s'enflammer pour le genre de discussions sur « qui
est le plus coupable ». Dans la seconde moitie des annecs 20, les
tendances antisemites au sein de Immigration retomberent ou s'etei-
gnirent. Chez Choulguine, on trouvc en ces annees-la des reflexions
104. Ibidem, 23 octobre. p. 1.
105. Poslednic nobvosti, 1927, 25 octobre, p. 2.
106. EJR, t. 2, p. 59.
107. Poslednie novosli, 1927, 23 octobre, p. 1.
DANS [.'EMIGRATION ENTRE LES DEUX GUERRES 213
de ce genre : « Notre calvaire pour obtenir des visas ne rappelle-il
pas a s'y meprendre les tracasseries que connurent Ies Juifs du fait
de la "Zone de residence" ? Les passeports Nansen, semblables aux
papiers delivres aux bagnards elargis avec interdiction de se
deplacer, ne rappellent-ils pas la mention "de confession juive" que
nous apposions sur les passeports juifs, ce qui fermait bien des
portes aux interesses ? N'etant pas capables, etant donne notre
situation, d'acceder au service de l'Etat ou a certaines professions,
ne nous occupons-nous pas, nous aussi, de toutes sortes de "menus
trafics" (courtage et autres du meme ordre) ? Ne nous habituons-
nous pas progressivement a "contourner" les lois qui nous
derangent, exactement comme le faisaient les Juifs, ce que nous
leur reprochions m ? »
Mais precisement, en ces memes annees, les tendances antijuives
se fortifiaient en URSS et se faisaient jour jusque dans la presse
sovietique - ce qui suscita 1' inquietude de Immigration juive. En
mai 1928 fut organise a Paris, a 1' intention des emigres, « un debat
sur l'antisemitisme ». Un compte rendu en a cte publie dans le
quotidien " w de Milioukov. (Le groupe de Biekerman et Pasmanik,
qui ne s'exprimait plus beaucoup, n'y participa pas.)
Pretexte de cet echange de vues : « En Russie, aujourd'hui,
deferle une de ces fortes vagues de judeophobie qui se levent perio-
diquement. » Le S.-R. N. Avksentiev presidait la seance ; dans le
public, « il y avait plus de Russes que de Juifs ». Marc Slonim
expliqua que « les Juifs de Russie, longtemps opprimes, unc fois
la liberte" acquise se sont precipites pour occuper des postes qui
jusqu'alors leur avaient ete inaccessibles », ce qui irrite les Russes.
« En general, le passe pese de fagon fatale sur le present. » Et
« les facheuses habitudes » (du temps des tsars) ont « entraine
de facheuses consequences ». St. Ivanovitch ajouta : en URSS, on
traque les Juifs parce qu'on ne peut plus traquer « les bourgeois »
du fait de la NEP. Ce qui inquiete, c'est que les milieux de l'intelli-
gentsia russe en URSS, neutres sur le probleme juif, se permettent
maintenant de penser : oui, c'est bien, « on commence par l'antise-
mitisme, puis on finira par donner la liberte aux Russes... Stupide
et dangereuse illusion ! »
108. V: Choulguine, p. 156.
109. Les Dernieres Nouvelles, 1928, 29 mai.
214 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Ces interventions indignerent l'orateur suivant, V. Grossman :
pourquoi ce ton d'avocat ? « Comme si les Juifs se trouvaient sur
le banc des accuses ! » II faut poser le probleme plus en pro-
fondeur : « II n'y a aucun fondement a distinguer Tantisemitisme
sovietique de l'antisemitisme de l'ancienne Russie », autrement dit
c'est toujours la noire reaction, si chere aux Russes, et nullement
affaiblie, qui continue d'agir ; « ce n'est pas un probleme juif, mais
un probleme russe. Un probleme propre a la culture russe ».
(Mais si c'est un probleme avant tout russe, et russe de part
en part, et fondamentalement russe, on ne peut alors en rien
l'amender ? et la comprehension mutuelle ne serait done plus
necessaire ?)
L'auteur du compte rendu de ce debat, S. Litovtsev, lanca un
appel : « II etait necessaire de convier a cette discussion des
personnes honnetes qui auraient eu le courage d'avouer leur antise-
mitisme et d'expliquer en toute sincerite les raisons de leur antisd-
mitisme.... Qui auraient dit en toute simplicite et sans malice : voila
ce qui nous deplait chez les Juifs... Et, en meme temps qu'eux,
auraient du intervenir des Juifs non moins sinceres qui auraient
repondu : voila ce qui en vous nous deplait... On peut etre abso-
lument sur qu'un echange de ce type, probe et ouvert, avec un
sincere desir d'arriver a une comprehension mutuelle, aurait ete
reellement utile et aux Juifs et aux Russes - a la Russie..."" »
Reaction de V. Choulguine : « Aujourd'hui, a ce qu'il semble,
dans 1' emigration russe, il faut plutot avoir du courage pour se
declarer philosdmite ». II repondit sous la forme d'un livre en
prenant pour titre - entre guillemets - la question de Litovtsev :
« Qu'est-ce qui en eux nous deplait 111 ? »
Le livre de Choulguine fut declare antisdmite, et « l'echange de
vues » propose n'eut pas lieu. Et la Catastrophe qui arrivait d'Alle-
magne de plus en plus ostensiblement ota bientot toute possibilite
de debat.
A Paris vit le jour une Union de 1' intelligentsia russo-juive
- tentative pour maintenir le lien entre les deux cultures. La, il
apparut « que la vie en exil avait creuse un fosse » entre « les
110. S. Litovtsev, Dispoul ob antisemitisme [Un diSbal sur l'antisemitisme], in Les
Dernieres Nouvelles, 1928, 29 mai, p. 2.
111. V. Choulguine, p. 11.
DANS IMMIGRATION ENTRE LF.S DEUX GUERRES 215
peres » et « les fils », ces dernicrs ne comprenant plus a quoi rimait
« une intelligentsia russo-juive" 2 ». Et les peres de constater avec
tristesse : « Les Juifs russes, qui etaient naguere a la tete du monde
juif universel sur le plan de la creation spirituelle comme sur celui
de 1'edification nationale, ont quitte en tant que tels 1'arene
publique" 3 . » Avant guerre, l'Union avait reussi a publicr le recueil
Le Monde juif- 1 . Avec la guerre, les plus chanceux sont passes de
l'autre cote de l'Ocean et, infatigables, ont cree a New York
l'« Union des Juifs russes » et ont publie le second volume du
Monde juif. Dans les annees 60, l'Union a edite deux Livres sur le
monde juif russe : celui d'avant et celui d'apres la revolution. lis
aspiraient a jeter ainsi un regard retrospectif sur une vie revolue
dans une Russie qui n'existait plus.
Ces livres, je les cite avec reconnaissance et respect dans 1'ou-
vrage que j'6cris aujourd'hui.
112. S. Guinzburg, O rousskoi-evreiskoi intelligentsii [De 1'intclligcntsia russo-juive],
in MJ, p. 33.
113. Predislovie [Introduction], MJ, p. 7.
Chapitre 18
LES ANNEES VINGT
L atmosphere qui regna en Union sovietique au cours dcs annees 20
eut quelque chose d'unique, quelque chose qui forca pendant de
longues annees 1'admiration enthousiaste de F opinion progressiste
du monde entier, subjuguee par la grandeur de cette experience
sociale. Aujourd'hui encore, ce sentiment n'a pas disparu partout.
Quant a ceux qui ont eu a vivre pour de bon dans cette atmosphere
viciee, ils ont desormais presque tous quitte cette Terre.
Ce quelque chose d'unique, on le trouve aussi bien dans F exas-
peration de conflits de classe que dans les promesses d'un monde
nouveau et radicux, la transformation dcs relations humaines, le
bouleversement de l'economic, dcs habitudes, de la famille ; les
mutations sociales furent en effet colossales, tout comme les
mouvements migratoires et demographiques.
Le « Grand Exode » des populations juives vers les capitales
- dont nous avons deja evoque les raisons - avait commence des
les premieres annees du regime communiste. Certains autcurs juifs
sont catcgoriques : « Des milliers de Juifs ont quitte leurs villages
ou leurs bourgades du sud de la Russie pour sc precipiter a Moscou,
Petrograd, Kiev, esperant y trouver la "vraie vie" 1 ». Des 1'annee
1917, « les Juifs se sont rues en masse vers Leningrad et
Moscou 2 ». V Encyclopedie juive cite les chiffres suivants : « Des
ccntaines dc milliers de Juifs se sont installes a Moscou, Leningrad
1 . M. Popovski, O nas - so vsei' iskrennosliu [A propos de nous - en toule sincerity],
Novyi amerikanets, New York, 1981, 20-26 sept. (n° 84), p. 7.
2. A. Lvov, Gde ty, Adam [OO es-tu Adam], Novai'a Gazeta, New York, 1981, n°82,
p. 4.
218 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
et en d'autres grandes villes 3 » ; « en 1920, pres de 28 000 Juifs
etaient etablis a Moscou ; en 1923, environ 86 000 ; le recensement
de 1926 en denombre 131 000 ; celui de 1933, 226 500 4 ». On plai-
santait a Odessa : « La mode est a Moscou. » - D'apres Lourie-
Larine, le fanatique organisateur du « communisme de guerre »,
« pas moins d'un million » de Juifs ont quitte la province au cours
des premieres annees du nouveau regime ; en 1923, « pres de la
moitie de la population juive d'Ukraine » residait dans les grandes
villes ; on assistait par ailleurs a un « important flux migratoire vers
la RSFSR » (c'est-a-dire vers les regions naguere interdites aux
Juifs), en provenance d'Ukraine et de Bielorussie, ainsi que vers la
Transcaucasie et l'Asie centrale ; en tout, 500 000 personnes, dont
les quatre cinquiemes vinrent s'etablir en RSFSR et, parmi eux, un
sur cinq choisit de venir a Moscou 5 .
M. Agourski estime que les chiffres avances par Larine sont
« nettement au-dessous de la realite ». Et il ajoute : ces evolutions
demographiques ont porte atteinte aux « interets fondamentaux. de
la population russe 6 ».
Pendant le communisme de guerre, « avec l'interdiction du
commerce prive et les restrictions imposees aux petits artisans »,
appliquees avec une rigueur particuliere aux « ci-devant » et selon
le critere de l'« origine sociale », apparut une nouvelle categorie de
population, les « dechus » (i.e. ceux qui etaient dechus de leurs
droits civiques). Ainsi nombre de Juifs furent-ils « prives de leurs
droits et reduits au statut de "dechus" ». Pour autant, « la migration
des Juifs de Bielorussie vers les grands centres de 1'URSS, princi-
palement Moscou et Leningrad », ne se ralentit pas 7 . lis y etaient
accueillis par des parents ou d'anciens habitants du meme village
qui n'avaient pas ete frappes par ces mesures.
D'apres le recensement de 1926, on denombrait en URSS
2 211 000 Juifs etablis dans les villes (83 % de la population juive),
et 467 000 a la campagne. Par ailleurs, « 300 000... ne s'etaient pas
3. PEJ, I. 1. p. 235.
4. Ibidem, I. 5, pp. 477-478.
5. /. Larine, Evrei i antisemitism v SSSR [Les Juifs et l'antis^milisme en URSS],
M.-L., 1929, pp. 58-60.
6. M. Agourski, Ideologia natsionale-bolchevisma [L'ideologie national-bolchevique],
Paris, Ymca-Press, 1980, p. 265.
7. PEJ, t. I, p. 326.
LES ANNEES VINGT 219
declares comme Juifs » et habitaient « presque exclusivement dans
les villes », de sorte qu'« en URSS, cinq Juifs sur six vivent en
milieu urbain » ; dans les villes d'Ukraine, ils represented pres de
23 % de la population ; dans celles de Bielorussie, jusqu'a 40 % 8 .
Pour ce qui est des capitales et des villes, c'est dans l'appareil
d'Etat que 1' afflux des Juifs fut le plus sensible. Au XV C Congres
du Parti communiste, en 1927, Ordjonikidze fit un rapport sur « les
composantes nationales de notre apparcil ». Scion lui, ce dernier
comprenait 11,8% de Juifs a Moscou, 22,6 % en Ukraine (a
Kharkov, la capitale, 30,3 %), 30,6 % en Bielorussie (38,3 % a
Minsk) 9 . Si Ton se fie a ces chiffres, le pourccntage des Juifs dans
la population urbaine equivaut en fait a leur proportion au sein de
l'appareil du Parti. - Se fondant sur les observations statistiques et
economiques de Leon Singer, Salomon Schwarz affirme egalement
qu'en 1925-1926, les organes du pouvoir sovietique « comptaient
un pourcentage de Juifs pratiqucmcnt identique a leur pourcentage
dans la population urbaine l0 ». Mais, toujours d'apres les chiffres
fournis par Ordjonikidze, les Juifs representaient dans l'appareil
d'Etat, en moyenne et sur tout le territoire du pays, un pourcentage
6,5 fois superieur a leur pourcentage dans l'ensemble de la popu-
lation (d'apres le recensement de 1926 : 1,82 %).
Ne negligeons pas l'effet psychologique de cette poussee brutale
a partir d'une situation ou les Juifs ne disposaient pas de droits
civiques : « Avant, les Juifs ne pouvaient acceder au pouvoir,
aujourd'hui ils ont plus de pouvoir que quiconque », constate
I. M. Biekerman". Cet cffct psychologique se fit sentir, quoique a
des degres divers, dans toutes les couches de la population.
S. Schwarz ecrit : « A partir du milieu des annees 20, une nouvelle
vague d'antisemitisme s'abattit sur 1' Union sovietique », et celui-ci
ne fut « en rien un 6cho de l'antisemitisme d'antan (l'"heritage du
passe") ». Dc meme, « il serait tres exagere" de l'imputer aux
origines rurales » des ouvriers arrieres, dans la mesure ou « il
n'existe pratiquement pas d' indications sur des manifestations
8. Larine, pp. 63-64, 74.
9. Izvestia. 1927, II d6c, p. 1.
10. S. M. Schwarz. Anlisemitism v Sovetskom Soi'ouzc [L'antisemitisme en Union
sovietique). New York, 1952, pp. 44-46, 48-49.
11. I. M. Biekerman, Rossia i rousskoie ievreistvo [La Russie et la communaut^ juive
de Russie], RiE. p. 28.
220 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'antisemitisme dans les campagnes ». Non, « il s'agissait d'un
phenomenc bcaucoup plus grave ». Cctte vague d'antisemitisme
etait nee parmi les couches moyennes de la population des villes et
avait pdnetre « les couches supeVieures de la classe ouvriere », dans
« ce milieu ouvrier qui etait reste pratiquement impermeable a l'an-
tisemitisme avant la revolution », « dans le milieu des etudiants,
parmi les membres du Parti communiste et du Komsomol », et,
avant cela, « dans l'appareil de l'Etat a 1' echelon local, surtout dans
les petites villes de province » et voila que se mit a dcferler « un
antisemitisme actif et agressif 2 ». A l'extreme fin du xx e siecle,
Y Encyclopedic juive fait echo a ces propos : « Bien que la propa-
gande officielle sovietique ait affirme que l'antisemitisme de la
seconde moitie des annees 20 fut 1' "heritage du passe"..., les faits
demontrent que celui-ci a resulte dans les grandes villes d'un
conflit entre differentes forces sociales. » Ces dispositions etaient
confortees par « 1 'opinion largement repandue que le pouvoir avait
ete confisque par les Juifs et que ceux-ci formaient le noyau dur du
bolchevisme" ». - Des le debut des annees 20 (1923), Biekerman
exprimait toute son inquietude a ce propos : « Aujourd'hui, le Juif
est partout, a tous les echelons du pouvoir. L'homme russe le voit a
la tete de Moscou, la premiere capitale de toutes les Russies, a la
tete de la capitale des bords de la Neva*, a la tete de 1'Armee rouge,
cette incomparable machine d'autodestruction. II voit que 1'avenue
Saint- Vladimir porte desormais le nom du glorieux Nakhimson...
L'homme russe voit dans le Juif et le juge et le bourreau ; a chaque
pas, il rencontre des Juifs qui ne sont pas communistcs, qui sont
aussi indigents que lui, mais qui, malgre cela, prennent tout en main
et ceuvrent en faveur du pouvoir sovi6tique... II ne faut pas s'etonner
que l'homme russe, comparant l'ancien au nouveau, s'ancre dans
l'idee que le pouvoir actuel est juif... Que ce pouvoir est fait pour
les Juifs, qu'il sert leurs interets, - et c'est le pouvoir lui-meme qui
le conforte dans cette certitude l4 ».
Si la participation des Juifs a l'exercice du pouvoir etait bien
visible, 1' irruption soudaine d'un nouvel ordre dans le domaine de
12. Schwarz, pp. 7. 17. 25. 29. 39.
13. PEJ. t.8, pp. 161-162.
14. /. M. Biekerman, pp. 22-23.
* Pctrograd.
LES ANNEES VINGT 221
1' Education et de la culture ne l'etait sans doute pas moins. L'instau-
ration d'une nouvelle forme d'inegalite n'avait pas pour objectif de
creer un clivage entre les nationalites, mais entre les capi tales et le
reste du pays. Le lecteur russe sait de quels avantages ont joui
pendant toute la periode sovietique les habitants des capitales.
Parmi les plus importants : le niveau d' instruction et l'eventail des
debouches. Ceux qui, des les premieres annees du regime sovie-
tique, se fixerent dans Tune des capitales, assurerent a leurs enfants
et petits-enfants un avantage decisif sur les provinciaux dans
l'acces a l'enseignement superieur et la recherche, ce qui condi-
tionnait a son tour l'acces direct et assure a l'elite intellectuelle.
- Dans le meme temps, des l'annee 1918, on se mit a passer l'intel-
ligentsia russe au « fer a repasser ». Durant les annees 20, des
etudiants en cours de formation etaient exclus des etablissements
d'enseignement superieur a cause de leur origine sociale, parce
qu'ils etaient issus de la noblesse, du milieu ecclesiastique ou de
celui des fonctionnaircs, de la bourgeoisie et meme de la petite-
bourgeoisie ; pendant des annees on a refuse l'acces a l'Universite
a ceux qui etaient simplement issus de parents instruits. - Ces
mesures discriminatoires ne furent pas etendues aux Juifs parce que
ceux-ci appartenaient a une « nation persecuted sous le regime
tsariste » : la jeunesse juive, meme d'origine bourgeoise, £tait
accueillie a bras ouverts dans les universites ; on pardonnait au Juif
de ne pas etre proletaire.
Voici ce qu'on pcut lire dans V Encyclopedic juive : « En l'ab-
sence de toute discrimination nationale..., 15,4% des etudiants
inscrits dans les etablissements d'enseignement superieur de
l'URSS en 1926-1927 etaient juifs, ce qui representait une
proportion tres superieure a celle de la population juive dans 1' en-
semble du pays 15 . » Apres quoi, les etudiants juifs, « grace a leur
haut niveau dc motivation », devancaient sans difficulte leurs cama-
rades d'origine proletarienne, mal prepares aux etudes, et acce-
daient tout droit a la carriere universitaire. C'est ce qui explique
avant tout la place preeminente tenue pendant de longues d^cennies
par les Juifs dans la vie intellectuelle sovietique. G. Aronson note
que « cette facilite d'acces a Fenseignement superieur ou specialise
eut pour consequence non seulement de former de nombreux Juifs
15. PEJ.t.8,p.ll
222 DEUX SIECLES ENSEMBLE
aux professions de medecin, d'enseignant et surtout d'ing6nieur et
de technicien superieur, mais de leur ouvrir la voie de l'ensei-
gnement et de la recherche universitaire l6 » dans les divers instituts
de recherche scientifique qui se mirent a pullulcr par la suite. Au
debut des annees 20, ce ne fut pas un savant qui dirigea la recherche
scientifique, mais un respon sable bolchevique, Martin Mandelstam-
Liadov 17 .
Des transformations encore plus spectaculaires affecterent la vie
economique du pays. Au debut de l'annee 1927, Boukharine
declare au cours d'une conference du Parti que « pendant le com-
munisme de guerre, nous avons nettoye aussi bien la grande bour-
geoisie que la moyenne et la petite ». Des que la liberie; du
commerce a ete instauree, « la petite et moyenne bourgeoisie juive
a occupe les positions de la petite et moyenne bourgeoisie russe...
On observe a peu pres la meme chose avec notre intelligentsia russe
qui s'est rebiffee et a fait du sabotage : ici ou la, c'est l'intelli-
gentsia juive qui a pris sa place ». De plus, « la bourgeoisie et l'in-
telligentsia juives ont quitte les regions de l'Ouest et les villes du
Sud pour se concentrer dans le centre du pays ». Et voila qu'« il
n'est pas rare qu'au sein meme de notre Parti se manifestent des
tendances antisemites, comme qui dirait une legere deviation...
Camarades, nous devons combattre impitoyablement l'antisemi-
tisme 18 ».
Boukharine decrivait la le tableau que chacun avait sous les
yeux. La bourgeoisie juive n' avait pas ete eliminee aussi systemati-
quement que la bourgeoisie russe. Le commercant juif etait bien
plus rarement considere comme un « ci-devant », il trouvait protec-
tions et soutiens. II avait dans l'appareil sovietique des parents ou
des relations qui intervenaient en sa faveur ou le prevenaient a
l'avance en cas de confiscation des biens ou d'arrestation. S'il
perdait quelque chose, c'etait des capitaux - pas la vie. Cette aide
revetait alors un caractere semi-officiel, a travers le Commissariat
juif pres le Soviet des commissaires du peuple : puisque, jusqu'a
present, la nation juive avait ete persecute, elle devait done tout
naturellement beneficier desormais d'une aide. Et Larine, passant
16. C. Aranson. Evrei'skii vopros v epokhou Stalina [La question juive a l'6poque de
Staline], LMJR-2, p. 137.
17. EJR, t. 2, p. 218.
18. N. Boukharine, la Pravda, 1927, 2 fev., p. 4.
LES ANNEES V1NGT 223
outre 1 'elimination de la « bourgeoisie » russe, se contenta de dire
que le pouvoir s'etait donne dorenavant pour tache de « corriger
les erreurs qui avaient cours sous le tsarisme, avant la revo-
lution |l '». - Et de meme, quand la NEP fut liquidee, les coups
portes aux nepmen juifs ne purent pas ne pas etre attenues par leurs
relations au sein de 1' administration sovietique.
Ces propos de Boukharine venaient en reponse au discours tres
remarque que le professeur Y. V. Klioutchnikov, autrefois membre
du parti K.-D., prononca en decembre 1926 au cours d'un
« meeting sur la question juive » au Conservatoire de Moscou :
« On observe chez nous des formes de hooliganisme qui sont...
monstrueuses. Ellcs trouvent leur source dans l'offense qui est faite
au sentiment national [des Russes]. Des la revolution de Fevrier
[1917], l'egalite des droits avait ete accordee a tous les citoyens de
Russie, y compris aux Juifs. La revolution d'Octobre est allee
encore plus loin. La nation russe a fait preuve de son sens du
sacrifice. On observe un certain desequilibre entre le nombre global
[des Juifs] en URSS et les places occupees actuellement par les
Juifs dans nos villes... Nous sommes chez nous, dans notre cite, et
voila qu'on vient nous envahir. Quand les Russes voient comment
d'autres Russes - femmes, vieillards, enfants - font la queue
pendant dix heures dans le froid ou sous la pluie devant les
magasins d'Etat, et qu'ils comparent cela avec les boutiques relati-
vement bicn approvisionnees [des Juifs], ils en concoivent du
mecontentement. Tout cela est d'un cffct desastreux... II faut en
tenir compte. II y a la une terrible disproportion au niveau de l'ad-
ministration aussi bien que de la vie de tous les jours et en d'autres
domaines... Encore, s'il n'y avait pas de crise du logement a
Moscou - mais des gens s'entassent dans des lieux ou il est impos-
sible de vivre et, dans le meme temps, on en voit d'autres qui
affluent de province et occupent des logements. Ces nouveaux
venus sont des Juifs... On assiste a une montee du mecontentement
et de l'attention portee a Tappartenance nationale, et l'inquietude
grandit parmi les autres nationalites. II ne faut pas ignorer cela. Ce
qu'un Russe dira a un autre Russe, il ne le dira pas a un Juif. On
en vient a repeter parmi les masses laboricuses qu'il y a trop de
19. Larine, p. 86.
224 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Juifs a Moscou. Prenez cela en compte, mais ne dites pas que c'est
de l'antisemitisme 20 . »
Cependant, Larine considera les propos de Klioutchnikov comme
l'expression meme de l'antisemitisme - plus encore : « Ce discours
peut servir d'exemple de la grande mansuetude des organes sovie-
tiques dans leur lutte contre l'antisemitisme. Klioutchnikov a €t€
vertement tance par les orateurs qui l'ont suivi au cours de ce
meeting, mais aucune mesure administrative n'a ete prise a son
encontre 21 . » (C'est bien ce que regrette ce communiste militant.)
- Et Agourski de commenter : Oui, « pendant toutes les annees 20
et 30, un discours comme celui-la aurait ineluctablement entraine
des mesures repressives », alors que Klioutchnikov ne fut pas
inquiete" ; on pouvait done soupconner derriere tout cela la presence
d'invisibles soutiens 22 . (Mais faut-il chercher la des raisons
cachees ? Punir une personnalite politique de premier plan, tout
juste rentr£e de l'etranger, aurait souleve un scandale qui aurait pu
compromcttre le mouvement de retour des emigres, fort utile au
pouvoir sovietique.)
C'est ce qu'on a appele, dans les annees 20, la « conquete » par
les Juifs des capitales et des grandes villes de Russie, la ou les
conditions de vie et l'approvisionnement etaient meilleurs. Des
mouvements de population analogues se produisirent a 1'interieur
meme des villes, vers les quartiers les plus agreables. G. Fedotov
evoque en ces termes la Moscou d'alors : la revolution « detruisit
son ame, la mit sens dessus dessous, vidant ses hotels particuliers
pour les remplir d'une population etrangere 21 ». Et voici une blague
juive de l'epoque : « Meme les plus vieux quittent leur trou de
province pour venir s' installer a Moscou : "C'est quand meme
mieux de mourir dans une ville juive 24 ". » - Voici encore ce qu'on
peut lire dans une lettre privee de l'academicien V. I. Vernadski,
6c rite en 1927 : « Certains quartiers de Moscou font penser a
Berditchev ; la force des Juifs y est effrayante et l'antisemitisme
20. Larine*. pp. 124-125.
21. Ibidem, p. 127.
22. Agourski, p. 223.
23. G. P. Fedotov, Litso Rossii [Le visage de la Russie), Paris, Ymca-Prcss, 1967, p. 57.
24. G. Simon, Evrei tsarstvouiout v Rossii : Iz vospominaniT amerikantsa [Les Juifs
regnent en Russie : souvenirs d'un Am^ricain], Paris, 1929, p. 50.
LES ANNEES VINGT 225
(y compris parmi les communistes) y croit de facon exponen-
tielle 25 . »
Larine : « Nous ne dissimulons pas 1' augmentation de la popu-
lation juive a Moscou et dans d'autres grandes villes », elle « sera
egalement inevitable a l'avenir » ; il predit alors la venue de
600 000 Juifs supplementaires en provenance d'Ukraine et de
Bielorussie. « II ne faut pas considerer ce phenomene comme
quelque chose de honteux, que le Parti devrait dissimuler... II faut
faire comprendre au monde ouvrier que quiconque se declare en
public contre la venue de Juifs a Moscou... est, consciemment ou
non, contre-revolutionnaire M . »
Et chacun sait ce que merite un contre-revolutionnaire : neuf
grammes de plomb 27 . >
Mais que faire de cette « tendance antisemite » prdsente «jus-
qu'au sein de notre Parti » ? Cette question suscitait l'inquietude
des dirigeants.
Selon les donndes officielles de la Pravda, les Juifs representaient
5,2 % des effectifs du Parti en 1922 28 . M. Agourski : « Cependant,
leur poids reel etait bien plus important. La meme annee, au
XI e Congres du Parti, les Juifs representaient 14,6 % des delegues
avec voix deliberative, et 18,3 % avec voix consultative, et 26 % des
membres du Comite central elus lors de ce Congres- 9 . » (On tombe
aussi parfois sur des temoignages occasionnels, tel celui de ce Mos-
covite qui, apres avoir pris connaissance dans le journal des travaux
du XVI C Congres, en juillet 1930, note : « Panni les 25 membres du
Presidium du Parti communistc dont la Pravda publie les portraits,
il y a 11 Juifs, 8 Russes, 3 Caucasiens et 3 Lettons' . ») - Dans les
25. Lcttrc de V. I. Vemadski a 1. 1. Petrounkicvitch du 14 juin 1927, Novy Mir, 1989,
no 12, p. 219.
26. Larine, pp. 61-63, 86.
27. Larine, p. 259.
28. Natsionalny sostav kommounistitcheskoT partii v Sovetskoi Rossii [La compo-
sition nationale du Parti communistc en Union sovidtique]. La Tribune juive, Paris, 1923,
1" juin (n° 164).
29. Agourski, p. 264.
30. /. /. Schutz, Dnevnik « Velikovo percloma » (mart 1928 - avgoust 1931) [Journal
de la « grande fracture » (mars 1928-aout 1931)], Paris, Ymca-Prcss, 1991, p. 202.
226 DEUX SIECLES ENSEMBLE
organisations du Parti des grandes villes de i'ex-Zone de residence
au debut des annees 20 : a Minsk : 35,8 % ; a Gomel : 21,1 % ; a
Vitebsk : 16,6 % 31 . Larine note que « les Juifs jouent un role plus
important parmi les cadres revolutionnaires que dans l'ensemble
des masses revolutionnaires » ; « leurs qualites permettent aux
ouvriers juifs de devenir plus facilement secretaires de cellules 32 ».
La meme publication officielle dans les colonnes de la Pravda
indique qu'avec leurs 5,2 %, les Juifs occupaient la troisieme place
dans le Parti apres les Russes (72 %) et les Ukrainiens (5,9 %) ; a
la quatrieme place venaient les Lettons (2,5 %), puis e'etaient les
Georgiens, les Tatars, les Polonais, les Bielorusses. lis occupaient
aussi un rang tres eleve pour ce qui est du nombre de membres du
Parti par rapport a la population : chez les Russes : 3,8 commu-
nistes pour millc habitants ; chez les Juifs, 8,1 ■".
Agourski note justement que la majorite des communistes etaient
bicn sur des Russes (des Slaves), mais « ce fait etait masque par le
role preponderant des Juifs par rapport aux Russes » dans l'exercice
du pouvoir' 4 . Celui-ci n'etait que trop visible.
Zinoviev, par exemple, « a rassemble autour de lui un grand
nombre de Juifs dans les instances dirigeantes de Petrograd ».
(Agourski suppose que'e'est precisement ce que Larine avait en vue
quand il commentait, dans son livre, la photographie du Presidium
du Soviet de Petrograd en 1918 :« A la table du Presidium, les Juifs
sont en majorite absolue 35 ».) En 1921, « la preponderance des Juifs
dans l'organisation du Parti de Petrograd... etait, semble-t-il,
de venue tellement odieuse aux yeux de 1' opinion que le Politburo,
prenant en compte les lecons de Cronstadt et le climat antisemite qui
regnait a Petrograd, decida d'envoyer la-bas quelques communistes
russes a des fins, il est vrai, de stricte propagande ». C'est ainsi
qu'Ouglanov prit la place de Zorine-Gomberg en qualite de secre-
taire du Comite regional du Parti, Komarov, celle de Trilisser, et
Semionov fut nomme a la Tcheka. Mais « Zinoviev dcclara la guerre
aux nouveaux venus et demanda au Politburo de reconsiderer sa
31. Ievrei v kommounistitcheskoT partii [Les Juifs dans le Parti communiste], la
Tribune juive 1923, ! el juin (n° 164).
32. Larine, pp. 257, 268.
33. La Tribune juive. 1923,21 sept.
34. Agourski, p. 303.
35. Larine, p. 258.
LES ANNEES VINGT 227
decision » - et Ouglanov fut rappele, tandis que « se forma sponta-
n£ment un groupe d'opposition exclusivement russe au sein de 1' or-
ganisation du Parti de Petrograd », « lequel fut contraint de se battre
.%
».
contre le reste de 1' organisation, dominee par les Juifs
Mais il n'y avait pas qu'a Petrograd. - Au XIP Congres du Parti
(1923), trois des six membres du Politburo etaient juifs. En 1922,
sur les sept membres du presidium de la conference panrusse du
Komsomol, cette « annexe du Parti », trois etaient juifs 17 . Une telle
disproportion numerique au sommet du Parti devait paraltre insup-
portable a certains dirigeants ; il semble qu'une offensive antijuive
ait ete preparce pour le XI IP Congres (mai 1924) : « II existe des
temoignages selon lesquels un groupe de membres du Comite
central avait eu 1' intention de chasser les Juifs du Politburo pour
les remplaccr par Noguine, Troianovski et d'autres, mais que la
mort de Noguine fit avorter ce complot. » Quant a cette mort, sur-
venue « pratiquemcnt a la veille de l'ouverture du XIIP Congres »,
elle fut le resultat d'une « operation ratee (et qui n'etait pas neces-
saire) d'un ulcere a l'estomac », effectuce par le meme chirurgien
qui, un an et demi plus tard, elimina Frounze a 1 'occasion d'une
operation tout aussi peu necessaire...' 8
Pour ce qui est du pouvoir reel dans le pays, la Tcheka venait a
la deuxieme place. Le spccialiste des archives de l'epoque auquel
nous nous sommcs dcja refcre" dans le chapitre 16, cite, sur la base
de statistiques portant sur le personnel des organes centraux et
regionaux de la Tcheka, des chiffres tres interessants pour les
annees 1920, 1922, 1923, 1924 et I927- W . L'auteur tire les conclu-
sions suivantes de 1'ctude de leur evolution : «Jusqu'au milieu
des annees 20, la proportion des rcprcsentants des minorites
nationales s'est progressivement reduite. Pour l'ensemble de
l'Oguepeou, elle est tombee a 30-35 %, et dans les instances
36. Agourski, pp. 238-239.
37. Izvestia, 1922, 17 mai, p. 4.
38. Bolchcviki : Dokoumenly po isiorii bolchevizma c 1903 po 1916 god byvch.
Moskovskovo Okhrannovo Otdelenia [Les bolcheviks : documents sur l'histoire du
bolchevisme de 1903 a 1916, d'aprCs les archives de la police secrete de Moscou], New
York, « Telex », 1990, p. 316.
39. L. I. Krilchevski, Ievrei v apparale VTchK-OGPOu v 20-gody [Les Juifs dans
I'appareil de la Tcheka el du Guepdou dans les annees 20], Ievrei i rousskaia revolutsia :
Malerialy i issledovania [Les Juifs et la revolution russe : Documents et etudes], Moscou-
Jenisalem, Gecharim, 1999, pp. 330-336.
228 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dirigeantes a 40-45 % » (alors que, pendant la periode de la
« Terreur rouge », les chiffres etaient respectivement de 50 % et
70 %). Cependant, « on peut constater la diminution du pour-
centage des Lettons et 1' augmentation de celui des Juifs... Les
annees 20 ont vu un important afflux de cadres juifs dans les
organes de l'Oguepeou ». L'auteur en donne l'explication suivante :
« Les Juifs aspiraient a rcaliser des aptitudes qui n'avaient pu s'ex-
primer avant la revolution. Comme le niveau de professionnalisme
des organes de securitc ne faisait que s'elever, les Juifs repondaient
souvent mieux que d'autres a ce que l'on attendait desormais des
cadres de l'Oguepeou ». Ainsi, par exemple, « sur les quatre
adjoints de Dzerjinski, lorsque celui-ci se trouva a la tete de
l'Oguepeou, trois etaient juifs » : G. G. Iagoda, V. L. Gerson et
M.M. Loutski 4 ".
Au cours des annees 1920-1930, les hauts responsables de la
Tcheka survolerent le pays comme des vautours qui viennent se
poser sur le faite d'un escarpement pour en repartir aussitot ; d'Asie
centrale en Bielorussie, de Siberie au Caucase, de Kharkov a Oren-
bourg, d'Orel a Vinnitsa - un tourbillon migratoire incessant. Et les
quelques rares survivants de cette epoque, temoins ou observateurs,
n'ont pu conserver que des souvenirs approximatifs de ces bour-
reaux toujours en mouvement. La Tcheka ne livrait les noms de
ceux qui servaient dans ses rangs qu'avec la plus grande parcimonie
- sa force etait dans le secret qui entourait son travail. Mais voici
que sonne l'heure de celebrer le dixieme anniversaire de la
glorieuse Tcheka ! Et nous lisons dans la presse de 1' epoque le texte
d'un arrete signe de l'omnipresent Unschlichte (vice-president de
la Tcheka en 1921, membre du Conseil de guerre revolutionnaire
de l'URSS en 1923, commissaire-adjoint a la Marine dc guerre en
1925 41 ) enumerent les noms de ceux qui ont ete decores pour
« leurs merites exceptionnels » : Iagoda (« pour son devouement a
combattre la contre-revolution »), M. Trilisser (« pour son
devouement et son infatigable energie a combattre les ennemis de
la revolution »), et encore 32 autres tchekistes... Mais pourquoi
done leurs noms n'ont-ils pas ete reveles jusqu'a ce jour ? ! Et
pourtant, chacun d'eux pouvait nous reduire tous en cendres d'un
40. Ibidem, pp. 340, 344-345.
41. EJR, t.3, p. 178.
LES ANNEES VINGT 229
seul petit geste dc la main ! - lis sont bien differents les uns des
autres et, parmi eux, il y a des noms que nous connaissons deja :
Iakov Arganov (pendant ces annees-la, il « tnontait de toutes pieces
les accusations dans les proces politiques les plus importants » ; par
la suite, il allait ceuvrer dans le cadre de l'affaire Zinoviev-
Kamenev, ct d' autres encore 42 ), Zinovi Katsnelson, Marvei Berman
(qui passa d'Asie centrale en Siberie orientale). Lev Belski (qui fit
le chemin inverse). On decouvre des noms nouveaux : Lev Zaline,
Lev Meyer, Leonide Voul (le « curateur » du camp des Solovki),
Semion Guendine, Karl Pauker. Certains, deja connus de nous,
etaient desormais presentes au peuple. Dans ce numero special des
Izvestia 43 , nous pouvons egalement decouvrir une grande photo :
Menjinski, un sourire narquois aux levres, Manque" de son fidele et
taciturne Iagoda, mais aussi Trilisser - il ne pouvait pas ne pas etre
la. - Peu de temps apres, on s'est apcrcu que certains n'avaient pas
ete distingues selon leurs merites, et le Comite central decerna
l'ordre du Drapeau rouge a deux dizaines de tchekistes supplemen-
taires, parmi lesquels des Russes, des Lettons et des Juifs - dans la
meme proportion : un tiers.
D'autres, nombreux, n'apparaissaient jamais en public. Semion
Schwarz dirigea la Tcheka d'Ukraine pendant la guerre civile. Son
collegue Evsei' Schirwindt allait prendre la tete, dix ans durant, de
la Direction generate des lieux de detention de 1'URSS. - On
comprend que les agents de renseignement de la Tcheka soient
restes dans l'ombre, tel Grimmeril Heifets qui rut en mission a
l'etranger de la fin de la guerre civile a la fin de la Seconde Guerre
mondiale, ou Sergei Spiegelglas : agent de la Tcheka des 1917, il
en gravit les echelons jusqu'a devenir chef du d6partement exte-
rieur du NKVD, et fut par deux fois decore de la Medaille du Tche-
kiste emerite. D'autres, en revanche, comme Albert Stromine-
Stro'fev, ne prirent guere du galon a sieger au sein de la commission
d'epuration de l'Academie des sciences de Leningrad et a
« proceder a l'interrogatoire des savants lors de l"'affaire de l'Aca-
demie" en 1929-1931 44 ».
David Azbel evoque dans ses Souvenirs les Nekhamkine, une
42. EJR, t. 1, p. 21.
43. Izvestia. 1927, 18 tec., pp. 1, 3, 4.
44. EJR, t. 3, pp. 115-116, 286, 374, 394, 414.
230 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
famille hasside de Gomel (lui-meme s'est retrouve dans un camp
de concentration sur denonciation du cadet, Liova) : « La revolution
a porte les Nekhamkine sur la crete de la vague. lis ne revaient que
de vengeance : faire payer tout le monde - les aristocrates, les
riches, les Russes -, se venger et rien d'autre ! C'etait leur facon
de s'affirmer. Ce n'est pas un hasard si le destin lia les membres
de cette glorieuse famille a la Tcheka, au Guepeou, au NKVD.
Pour realiser leurs desseins, les bolcheviks avaient besoin
d'"enrages" et ils les trouverent chez les Nekhamkine. L'un d'entre
eux, Roguinski, parvint meme jusqu'aux "hauteurs radieuses" : il
fut procureur de l'URSS » ; dans les annees 30, il se retrouva
pourtant au Goulag ou il se comporta en « petit mouchard », mais,
« apres les camps, il reprit son ascension et siegea en qualite de
procureur au proces de Nuremberg » - destin vraimcnt rcmar-
quable, tout un symbole ! « Les autres freres Nekhamkine n'acce-
derent pas a unc telle notoricte. Ils prirent des noms plus familicrs
aux oreilles russes et occuperent des postes eleves dans les organes
de securite 45 . »
Unschlichte, lui, ne changea pas de nom. Ce frere slave est
devenu un veritable pere pour le peuple russe : 1' avion de combat
qui fut construit grace aux fonds des societes paysannes d'entraide
- c'est-a-dire avec les derniers sous extorques aux gens des cam-
pagnes - porte son nom. Les paysans auraient ete bien incapables
de le prononcer et pensaient certainement qu'il etait juif, alors qu'il
etait polonais. La question juive s'en trouve releguee ici au second
plan, et nous devons nous souvenir qu'elle ne resume pas tout,
qu'elle n'explique pas la puissance destructrice de la revolution,
mais ne fait qu'en accuser les traits. Et c'est bien ce qui se passait
dans la cervelle du paysan russe quand il entendait cette foultitude
de noms qu'il etait bien incapable de prononcer - du Polonais Dzer-
jinski au Letton Vatsetis. Les Lettons, tiens, justement, voila un
theme que Ton pourrait developper, et la liste en est longue : des
tirailleurs qui disperserent 1'Assemblee constituante puis assurerent
la protection des dirigeants du Kremlin pendant toute la guerre
civile, de Hekker qui ecrasa le soulevement de Iaroslav, a toute une
kyrielle de hauts responsables sovietiques - Roudzoutak, Eismont,
45. D. Azbel. Do, vo vremia i posle [Avant, pendant et apres], VM, 1989, n° 105,
pp. 204-205.
LES ANNIES VINGT 231
Eikhe, Eichmans, Karlkine, Kaktyn, Kissis, Knorine, Skoudre (qui
participa a la repression de Tambov), les tchekistes Peters, Latsis
(il convient de leur adjoindre un Lithuanien, le « tchekiste emerite »
I. Ioussis) - et cette liste-Ia ne sera close qu'en 1991 (Pougo...) Et
si Ton tient absolument a distinguer les Russes des Ukrainiens,
comme ces derniers 1'exigent aujourd'hui, alors il faut citer des
dizaines de noms de hauts dirigeants ukrainiens, actifs du tout debut
du regime bolchcvique jusqu'a sa disparition.
Non, a cettc epoque, tout le pouvoir n'etait pas entre les mains
des Juifs. Non ! Le pouvoir etait plurinational. Et il comprenait bon
nombre de Russes. Mais, bien que sa composition fut tres hete-
rogene, ce pouvoir se rasscmblait autour de positions deliberement
antirusses, autour d'une commune volonte de detruire l'Etat russe,
les traditions russes.
Mais alors pourquoi - malgre cette orientation antirusse du
pouvoir, et la bigarrure plurinationale de ses bourreaux -, pourquoi,
en Ukraine, en Asie centrale, a fortiori dans les pays Baltes, e'est
precisement chez les Russes que le peuple voyait ses oppresseurs ?
Parce qu'ils etaient des etrangers. Un compatriote reste un compa-
triote, meme si e'est votre bourreau. Un etranger, lui, reste a jamais
un etranger. Et meme si tous ces ravages ne peuvent s'expliquer
par des racines ou des motifs nationaux, il n'en demeure pas moins
qu'une question se pose a propos dc la Russie des annees 20,
celle-la meme que, bien des annees plus tard, Leonard Shapiro
formula en ces termes : pourquoi « quiconque avait le malhcur de
tomber entre les mains de la Tchcka ctait-il presque sur de se
trouver face a un juge d'instruction juif, ou d'etre fusille - sur son
ordre 46 » ?
Mais combien eloignees de toutes ces interrogations sont tant de
plumes contemporaines -jusqu'a maintenant encore ! Des auteurs
juifs mettent toute leur diligence a deterrer et publier de longues
listes de dirigeants juifs de l'epoque. Cest avec une pointe de fierte
- plutot insolite - que la revue Aleph publie, dans son article « Les
Juifs au Kremlin 47 », la liste, pour l'annde 1925, des Juifs qui
46. Leonard Shapiro, The role of the Jews in the Russian Revolutionary Movement,
in The Slavonic and East European Review, vol.40, London, Athlone Press, 1961-62.
p. 165.
47. M. Zaroubejnyi, Ievrei v Kremle [Les Juifs au Kremlin], Aleph, Tel-Aviv, 1989,
fev. (n° 263). pp. 24-28.
232 DEUX SIECLES ENSEMBLE
occuperent des fonctions administratives importantes au sein du
Soviet des commissaires du peuple : 8 sur les 12 membres du direc-
toire de la Banque d'Etat, autant parmi les dirigeants des syndicats
sovietiques. Et voici l'explication : «Nous n'avons pas a craindre
les accusations. Au contraire : la participation active des Juifs a la
vie publique au cours de cette periode explique une fois de plus
pourquoi les choses allaient mieux qu'aujourd'hui, ou il n'y a pas
1' ombre d'un Juif dans les hautes spheres du pouvoir. » - Ces
lignes-la ont ete ecrites en 1 989 - on a vraiment peine a Ie croire !...
Et voici un autre auteur israelien contemporain* 18 , nous l'avons
deja cite, qui dresse fierement une liste interminable - est-elle
sculemcnt complete ? - dc hauts grades de l'Armce rouge qui se
trouvaient pendant la guerre civile dans les etats-majors et les direc-
tions politiques. - Concernant l'armee, un autre chercheur israelien
a publie des statistiques sur la base du recensement de 1926 : « Les
Juifs de sexe masculin representaient a cette epoque 1,7 % de la
population masculine de l'URSS... Parmi les officiers du front, les
Juifs representaient 2,1 %... ; parmi les officiers d'etat-major ;
4,4 %... ; parmi les commissaires politiques, 10,3 % ; parmi les
medecins militaires, 18,6 % 49 . »
Et l'Occident, que voyait-il ? Si, sur le plan interieur, les postes
de responsabilite de l'appareil gouvernemental ont pu longtemps
rester secrets (le Parti communiste, une fois arrive au pouvoir, avait
garde ses methodes conspiratrices), les fonctions diplomatiques,
elles, apparaissent aux yeux de tout le monde. Des les premieres
conferences internationales auxquelles participa l'URSS - celle de
Genes, celle de La Haye (1922) -, l'Europe n'a pas pu ne pas
remarquer que les delegations sovietiques etaient majoritairement
composees de Juifs 50 . - Lhistoire a injustement laisse dans 1' ombre
la belle et longue carriere diplomatique de Boris Efimovitch Stein
(son nom n'est meme pas cite" dans la Grande Encyclopedic
sovietique de 1971). Et pourtant : il fut l'adjoint de Tchitchcrine
48. Awn Abranwvitch, V rechaTouchtchei voi'ne : Ytchastie i rol ievrcicv SSSR v
voi'ne protiv natsizma [Dans une guerre decisive : la participation el le role des Juifs
d'URSS dans la guerre contre le nazisme], Tel-Aviv, 1982. t. I.
49. /. Arad, Kholokaust : Kalastrofa ievropei'skovo ievreistva (1933-1945) [L'holo-
causte : la catastrophe des Juifs d'Europe (1933-1945)], Jerusalem. 1990. p. 96.
50. Cf. notamment D. S. Pasmunik, Rousskaia revolulsia i ievreistvo [La revolution
russe et les Juifs], Paris, 1923, p. 148.
LES ANNEES VINGT 233
- c'est-a-dire le numero deux de la delegation sovietique - a la
conference de Genes ; puis a celle de La Haye ; on le retrouve plus
tard a la tete de la delegation sovietique pendant les longues annees
de negotiation sur le desarmcmcnt ; il sera membre de la delegation
sovietique a la Societe des Nations, ambassadcur en Italie et en
Finlande ou il mena de difficilcs pourparlers, juste avant la guerre,
entre celle-ci et l'Union sovietique ; enfin, il dirigea la delegation
sovietique a l'ONU de 1946 a 1948. Par ailleurs, il enseigna de
longues annees a l'Ecole superieure de diplomatie (il en fut exclu
pendant la campagne contre le cosmopolitisme, puis on l'y rein-
tegra en 1953). - Un autre proche de Tchitcherine, son secretaire
Leon Khaikis, travailla pendant pas mal d'annees au Commissariat
du peuple aux Affaires etrangeres. En 1937, il fut nomme ambas-
sadeur en Espagne, en pleine guerre civile, pour orienter Taction
du gouvernement republicain, mais il fut rapidement arrete. - Une
autre figure interessante est celle de Fiodor Rotstein. C'est lui qui
cree le Parti communiste de Grande-Bretagne en 1920 et, la meme
annee, participe du cote sovietique aux pourparlers avec l'Angle-
terre ! Deux ans apres, il represente la RSFSR a la conference de
La Haye 51 . (II est le bras droit de Litvinov, recoit personnellement
les ambassadeurs ; jusqu'en 1930, il fait partie du Directoire du
Commissariat du peuple aux Affaires etrangeres ; et, pendant trente
ans, jusqu'a sa mort, il enseignera a l'universite de Moscou.)
Et lorsque, a l'autre bout du monde, dans le sud de la Chine - ou
M. Gruzenberg-Borodine s' active deja depuis cinq ans -, eclate, en
decembre 1927, rinsurrection de Canton, on apprend qu'ellc a etc
preparee par notre vice-consul Abraham Khassis (33 ans) ; mais
voila qu'il est tue par des soldats chinois, et les Izvestia publient
en premiere page sa photo, une ndcrologie ainsi que plusieurs
articles, on evoque « ses camarades de combat », Kouibychev* en
tete, et le defunt est compare a Fourmanov et Frounze**, ce qui
n'est pas rien 52 .
En 1922, Gorki confiait a l'academicien Ipatiev que la mission
51. EJR. t. 2. pp. 499-500 ; t. 3, pp. 273. 422
52. Izvestia, 1927. 22 dec, p. 1.
* Valerian Vladimirovitch Kouibychev (1888-1936), membre du Politburo a compter
de 1927. president du Gosplan a compter de 1930, mort « subitemcnt » en 1935.
** Hautes figures militaires.
234 DEUX SlECLES ENSEMBLE
53
commerciale sovietique a Berlin etait composee a 98 % de Juifs
Et Ton peut penser qu'il n'exagerait pas tant que ca. - La situation
dcvint comparable dans les autres capitales occidentales au fur et a
mesure que les Sovietiques y penetrerent. G. A. Solomon donne
dans son livre 54 une description saisissante de ce en quoi consistait
le « travail » de ces representations commerciales de la jeune Union
sovietique - lui-meme fut le premier representant commercial
sovietique a Tallin, premiere des capitales europeennes a recon-
naitre le regime bolchevique. II n'est pas de mots pour qualifier le
formidable pillage auquel on s'y livra au detriment de la Russie
(tout en menant des actions subversives contre les gouvernements
des pays concernes), et la decomposition, la degenerescence morale
de tous ces gens-la.
Peu de temps apres sa conversation avec Ipatiev, Gorki « fut
violemment attaque dans la presse pour un article dans lequel il
reprochait au gouvernement sovietique d' avoir confie trop de postes
de responsabilite a des Juifs. II n'avait rien contre les Juifs en tant
que tels, mais, revenant sur les propos qu'il avait tenus en 1918, il
pensait que les Russes se devaient de dominer par le nombre 55 ».
Et le journal moscovite Der Ernes (« La Vcrite ») de s'indigncr a
son tour : « En somme, ils [Gorki et Sholom Asch, le journaliste
qui avait recueilli ses propos] proposent que les Juifs renoncent
completement a participer aux affaires de l'Etat. Qu'ils fichent le
camp ! Une telle decision ne peut etre prise que par des contre-
revolutionnaires ou des laches 5 ''. »
Durant les annees 20, pareille decision ne fut pourtant pas prise.
Dans l'ouvrage dcja cite, Les Juifs au Kremlin, M. Zaroubejnyi, se
fondant sur l'« Annuaire du Commissariat du peuple aux Affaires
etrangeres » de l'annee 1925, nous fait connaitre les noms et fonc-
tions de plusieurs hauts responsables de ce departement. II ajoute
par ailleurs non sans satisfaction : « Quant a la section editoriale
du Commissariat, je n'y ai pas trouve un seul non-juif ». Puis vient
« la liste des representations diplomatiques sovietiques a l'etranger,
et Ton constate qu'il n'existait pas de pays ou le Kremlin n'avait
53. Vladimir Ipatiev. The life of a Chemist, Stanford. 1946. p. 377.
54. G. A. Solomon, Sredi krasnykh vojde'i' [Parmi les dirigeanls rouges), Paris, 1930.
55. Vladimir Ipatiev, p. 377.
56. La Tribune juive*, 1922, 6 juin (n n 130), p. 6.
LES ANNEES VLNOT 235
pas depeche un de ses fideles Juifs" ! » Et l'auteur d'en produire
la liste complete.
Pour cette periode des annees 20, M. Zaroubejnyi aurait pu
egalement trouver pas mal de noms juifs au Tribunal supreme de
la Federation de Russie 58 , a la Procurature. Celui de A. Goikhbarg,
par exemple, que nous connaissons deja : il met au point la
legislation de la NEP, dirige la redaction du Code civil de la
RSFSR, prend la tete de PInstitut du droit sovietique 59 .
II est beaucoup plus difficile de se faire une idee de la carriere
des responsables a l'echelon local ; non seulement parce que la
presse centrale en a peu parle, mais aussi et surtout a cause de leur
etonnante mobilite, de la rapidite avec laquelle ils passaient d'un
poste a un autre. Ces incessants va-et-vient sur tout le territoire du
pays s'expliquaient, du temps de Lenine, par l'insuffisancc criante
de cadres fiables, et, sous Staline, par la mefiance : il fallait couper
les liens qu'ils avaient pu nouer sur place.
Voici quelques trajectoires. - Leon Mariassine : successivement
secretaire du Comite regional du Parti a Orlov, president du
sovnarkhoze de Tatarie, responsable au Comite central du Parti en
Ukraine, president du directoire de la Gosbank de l'URSS, adjoint
du commissaire aux Finances. - Ou Maurice Belotski : chef de la
section politique de la Premiere Armce de cavalerie (quelle force !),
participa ensuite a 1'ecrasement de l'insurrection de Cronstadt ; on
le retrouve plus tard au Commissariat aux Affaires etrangeres, puis
comme premier secretaire du Comite regional d'Ossetie du Nord,
enfin comme premier secretaire du Comite central de Kirghizie,
e'est juste a cote. - Ou encore Grigori Kaminski : secretaire du
Comite regional a Toula, puis secretaire du Comite central en Azer-
baijan, puis president de la direction des Kolkhozes, puis Commis-
saire a la Sante - un homme a tout faire. Ou bien encore Abram
Kamenski : commissaire de la republique de Donetsk-Krivoi'-Rog,
vice-commissaire aux Nationalites de la RSFSR, secretaire du
Comite regional a Donetsk, responsable au Commissariat a 1' Agri-
culture, directeur de PAcademie de 1' Industrie, responsable au sein
du Commissariat aux Finances 60 .
57. Zaroubenjnyi, pp. 26-27.
58. Izvestia, 1927, 25 aoQt, p. 2.
59. EJR. I. 1, p. 331
60. EJR, t. I, pp. 105, 536, 538 ; t. 2, p. 256.
236 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Pas mal de noms aussi parmi les dirigeants du Komsomol. Voici
par exemple Efim Tsdtline - une carriere prometteuse. A partir de
l'automne 1918, il est le premier president de l'Union de la
Jeunesse communiste de Russie ; revenu de la guerre civile, il
devient secretaire des Comites central et local de cette organi-
sation ; en 1922, on le retrouve comme membre du Comite executif
de 1' Internationale communiste des Jeunes ; des les annees 1923-
1924, il est envoye en Allemagne pour y exercer des «activites
illegales » ; en 1925-1926, il est a Leningrad « au service du
Parti » ; plus tard, il travaille au secretariat du Comite executif du
Komintern, au journal Pravda ; puis il va diriger le secretariat de
Boukharine, et c'est ce qui le perdra 61 .
Etonnante, aussi, la carriere d'Isai'e Khourguine. En 1917, au sein
de la Rada* ukrainicnne, il travaille a un projet dc loi sur 1' auto-
nomic des Juifs en Ukraine ; en 1920, il rcjoint les rangs du Parti
bolchevique ; en 1921, il est le representant commercial de
l'llkraine en Pologne ; en 1923, il est le representant aux Etats-Unis
d'une societe de transport germano-americaine, « remplissant de
facto les fonctions de ministre plenipotentiaire » sovietique ; il fonde
et dirige la societe Amtorg, - mais cette carriere fulgurante est bruta-
lement interrompue : a l'age de 38 ans {en 1925), il se noie dans un
lac aux Etats-Unis 62 . Quel parcours politique, quelle destinee !
Passons maintenant au domaine economique. - Le vice-president
du Soviet panrusse de l'economie s'appelle Moi'se Roukhimovitch.
- On trouve Rouvim Levine au Gosplan, dont il est membre du
directoire en merae temps qu'il est president du Gosplan de la
RSFSR (il deviendra plus tard commissaire-adjoint au Finances
d'URSS). - Zakharii Katsenelenbaum est l'inventeur du provi-
dentiel « Emprunt pour 1' industrialisation » de 1927 (et, par conse-
quent, de tous les « emprunts » qui ont suivi), il est egalement l'un
des fondateurs de la Gosbank d'URSS. - Moi'se Froumkine est, a
partir de 1922, 1' adjoint du commissaire au Commerce exterieur ;
et A. I. Wcinstein, deja cite, sera pendant de longues annees
membre du directoire du Commissariat aux Finances d'URSS.
- Nous croisons de nouveau la route de Vladimirov-Cheinfinkel :
61. EJR, 1.3, pp. 31 1-312.
62. EJR, t. 3, p. 302.
* Assemblee.
LES ANNEES VINGT 237
il vient d'occuper le poste de commissaire a I'Approvisionnement
d' Ukraine, puis celui de commissaire a 1' Agriculture - et le voici
d6sormais commissaire aux Finances dc le RSFSR et commissaire-
adjoint au Finances de l'URSS 63 .
Construire un moulin, c'est repondre des eaux.
En novembre 1927 a lieu une reunion solennelle du directoire
de la Gosbank d'URSS a l'occasion du cinquieme anniversaire de
l'introduction du « tchervonets » ; les Izvestia publient un article de
Z. Zangwil sur l'importance de la creation de ce billet de trr.que,
ainsi qu'une photo de groupe sur laquelle sont particuliercrr.er.t mis
en avant « Scheinman, president du Directoire, et Katsenelenbaum,
membre de ce Directoire 64 ». Scheinman ne s'est pas contente
d'etre le president de la Gosbank dont la signature figurait sur
chaque « tchervonets » ; a partir de 1924, il devient commissaire au
Commerce interieur de l'URSS. En avril 1929 - tenez-vous bien,
lecteurs... -, il choisit de rester a l'etranger 65 , c'est-a-dire dans
l'antre du capitalisme !
Considerant la question sous un angle plus vaste, le professeur
B. D. Broudskous s'interroge : « La revolution n'avait-elle pas
ouvert de nouvelles perspectives aux populations juives ? » Parmi
celles-ci - le service public. « Ce qui frappe le plus..., c'est le grand
nombre de Juifs parmi les fonctionnaires, souvent a dcs postes tres
(Sieves » ; de plus, « la majorite des fonctionnaires juifs est issue non
pas des masses populaires juives, mais de 1'elite ». - Mais « les
elites juives, contraintcs de se mettre au service du regime sovie-
tique, y ont, bien sur, plus perdu que gagne » - en comparaison de
ce qu'elles auraient connu au sein de leurs propres entrepriscs, « en
travaillant pour d'autres entreprises capitalistcs ou dans le cadre de
professions liberates ». Par aillcurs, « plonges dans cette hierarchie
[de 1'administration sovietique], les Juifs devaient faire preuve du
plus grand tact pour ne pas suscitcr autour d'eux jalousie ou mecon-
tentement. L'arrivee massive de fonctionnaires juifs, indepen-
damment de leurs qualites memcs, ne pouvait que renforcer
Tantisemitisme parmi les autres fonctionnaires et t' intelligentsia ».
Et il constate que « les fonctionnaires juifs sont particulierement
63. EJR, t. 1. pp. 197-198. 234. 275-276 ; t. 2, pp. 18, 140, 518 ; t. 3, p. 260.
64. Izvestia, 1927, 27 nov., p. 4.
65. EJR, t. 3, p. 383.
238 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nombreux dans les Commissariats charges des questions econo-
miques 66 ».
Larine, quant a lui, s'exprimait plus simplement : « L' intelli-
gentsia juive est. entree volontiers et massivement au service de la
revolution triomphante », voyant la une possibility « d'acceder a la
fonction publique, jusque-la fermee pour die'' 7 ».
Cinquante ans plus tard, G. Pomerants justifie ainsi cette
attitude : l'Histoire « a prccipite les Juifs dans l'appareil de
l'Etat », « il n'y avait d'autre issue pour eux que 1' administration
publique », y compris la Tchdca 68 - nous avons deja eu 1' oc-
casion de nous exprimer sur ce point de vue. - D'ailleurs, les
bolcheviks eux-memes « n'avaient d'autre issue », nous explique
la Tribune juive de Paris : « Pourquoi trouve-t-on des Juifs dans
1' administration sovietique ? » - « L' administration fait appel aux
Juifs parce qu'elle a besoin d'agents instruits et qui ne boivent
pas 69 . »
Cependant, dans Le Monde juif, recucil public a Paris, on peut
lire ceci : « On ne saurait nier qu'un nombre important de jeunes
Juifs », comprenant un pourcentage significatif d'« irrecuperables
rates », « d' dements socialement et culturellement deracines..., se
laisserent entrainer dans le bolchevisme, les uns par appetit de
pouvoir et desir de faire carriere, d'autres pour faire la "revolution
proletarienne mondiale", d'autres encore par un melange de ces
deux motivations 70 ».
Bien sur, tous les Juifs ne se laisserent pas « entrainer dans le
bolchevisme ». II y avait aussi la masse des braves gens que la
revolution avait broyes. Mais ce qui se passait dans l'ex-Zone de
residence n'etait pas etale au grand jour. Ce que les gens voyaient,
c'est ce que decrit avec tant de vivacite" M. Kheifets : « Un peu
mufles sur les bords, fort satisfaits d'eux-memes, les Juifs pous-
saient la chansonnette a 1' occasion des "fetes rouges" et des
66. B. Broutskous, Ievrei'skoi'e naselenie pod kommounistitcheskoi vlastiou [La popu-
lation juive sous le rdgime communisle], Syntaxis, Paris, 1980, n° 6, pp. 52-53, 68.
67. iMrine. p. 73.
68. G. Pomerants, Son o^spravedlivom vozmezdii [Je reve d'un juste chatimcnt],
Syntaxis, Paris, 1980, n° 6, pp. 52-53, 68.
69. B. Mirski, Tchernai'a sotnia [Les Cent-noirs], Ievreiskaia Tribouna, 1924. l cr fev.
(n" 58), p. 3.
70. S. Ivanovilch, Ievrei i sovietskai'a diktatoura [Les Juifs et la dictature sovietique],
MJ, Paris, 1939, p. 47.
LES ANN1-ES VINGT 239
manages : "La ou tronaient tsars et generaux, / C'est nous qui
tronons desormais, / lis sont a notre botte !" 71 »
Mais qui se cachait derriere ce « nous » ? Des bolcheviks
convaincus ? Non, le pouvoir ouvrit aussi ses portes a « des
millions de gens qui venaient des bleds pourris de province - chif-
fonniers, cabarctiers, contrebandiers, marchands ambulants -,
formes par la lutte pour la survie pendant le jour et par la lecture
de la Torah ct du Talmud le soir » ; on les invita « a venir s' installer
a Moscou, Petrograd, Kiev, et a saisir de leurs mains lestes et
nerveuses tout ce qu'avaient du lacher les mains dedicates de l'elite
d'antan, - tout, des finances publiques a la physique nucleaire, des
echecs a la police secrete. lis ne purent resister au plat de lentilles,
d'autant moins qu'en prime on leur offrait d'edifier la "Terre
promise"..., c'est-a-dire le Communisme 72 . »
C'est vrai, « beaucoup de Juifs ont cru en l'ldee, beaucoup ont
ete victimes de l'illusion que c'etait la "leur" pays" ». - Tous les
Juifs ne se sont pas jetes, loin de la, dans le tourbillon revolution-
naire, ni ne sont entres au Parti bolchevique, mais la tendance
generate etait a la sympathie pour les bolcheviks et a l'espoir que
la vie, pour eux, serait desormais infiniment meilleure. - « La
plupart des Juifs accueillirent la revolution bolchevique sans peur,
sincerement confiants 71 . » - C'est dans ces dispositions que se trou-
vaient les Juifs d'Ukraine et de Bielorussie « qui peserent d'un
poids certain dans la lutte contre l'influence ukrainienne et biclo-
russe » en faveur du centralisme de Moscou (debut des
annees 20)". Selon un temoignage portant sur l'etat d'esprit « de
la majorite des Juifs » en 1923, « le bolchevisme est "le moindre
mal", que les bolcheviks partent et ce sera encore pire pour nous,
- voila a quelles conclusions en arrivaient des esprits depourvus de
maturite politique 76 ». N'est-il pas vrai qu'aujourd'hui « un Juif
peut commander une armee » ? « Un tel bienfait etait suffisant pour
71. M. Heifetz, Mesto i vremia [Le lieu et l'hcure], Paris, 1978, p. 43.
72. Ibidem, pp. 44-45.
73. V. Bogouslavski, V zachlchilou Kounai'eva [Plaidoyer pour Kounai'ev], « 22 ». Tel-
Aviv, 1980, n° 16, p. 174.
74. R. Ruiman, Solzhenitsyn and the Jewish Question -, Soviet Jewish Affairs. 1974,
vol. 4, n° 2, p. 7.
75. Agourski, p. 150.
76. REJ, p. 7
240 DEUX SIECLES ENSEMBLE
que les Juifs se rangent en masse du cote du pouvoir commu-
niste » ; « le systeme bolchevique apparait comrae une victoire
6clatante de l'egalite, cependant que l'aneantissement complet de
la liberte passe inapercu 77 . »
L'histoire des repressions qui commen^aient a s'abattre en URSS
sur les socialistes montre qu'un tres grand nombre de socialistes
juifs s'abstinrent d'emigrer apres la revolution, incapables qu'ils
etaient de soupconner a quel point le nouveau regime etait sangui-
naire. Et pourtant, l'Etat sovietique etait deja aussi inique et impi-
toyable qu'en 1937 ou 1950, - mais, au cours des annees 20, il ne
suscita parmi la majorite des Juifs ni rejet ni opposition : ce
n'etaient pas eux qui etaient vises en premier.
*
Lorsque, devant la commission Pahlen, Leskov refuta les uns
apres les autres les arguments avances sur les consequences
supposees pour la population russe de l'expansion des Juifs sur
l'ensemble de la Russie, il ne pouvait evidemment imaginer une
situation comme celle des annees 20, avec une participation aussi
massive de Juifs a la direction de l'Etat, de 1' administration, de
l'economie et de la culture.
Mais la revolution a change du tout au tout le cours des evene-
ments et nous ne pouvons imaginer ce qui aurait pu se passer si
elle n'avait pas eu lieu.
Pourtant, lorsqu'en 1920 le professeur Salomon Lourie, historien
de l'Antiquite, decouvrit que l'antisemitisme avait resurgi dans la
Russie sovietique internationaliste et communiste, il ne s'en etonna
pas le moins du monde, affirmant au contraire, que « le cours des
evenements confirme de facon eclatante la justesse des conclusions
auxquelles [il £tait] precedemment arrive », a savoir que « la cause
de l'antisemitisme rdside chez les Juifs eux-memes », - et c'est
pourquoi, « malgre 1' absence de toute limitation imposee aux Juifs
de la part des autorites, 1' antisemitisme a resurgi de plus belle et
77. /. M. Biekerman, K samopoznaniou ievreia : Tchcm my byli, tchem my stali,
Ichem my doljny byt [Pour que le Juif se connaisse lui-mfime : qui avons-nous dtc, qui
sommes-nous devcnus, que devons-nous devenir?], Paris, 1939, p. 70.
LES ANNEES VINGT 241
prend des proportions qui auraient ete inimaginables sous
l'Ancien Regime 7 " ».
L'antisemitisme russe (ou plus exactement petit-russien) d'au-
trefois, celui des siecles passes et du debut du xx^ si6cle, avail
pourtant ete bel et bien eradique du pays par la tempete d'Octobre,
eradique completement - comme tout ce que touchait la revolution.
Ceux qui avaient fait partie de 1' Union du peuple russe, qui s'etaient
livres au saccage des magasins juifs, qui avaient exige l'execution
de Bcyliss, ceux qui avaient protege le trone, tous ces petits-bour-
geois des villes et ceux qui etaient proches d'eux, ou leur ressem-
blaient, ou etaient soupconnes de leur ressembler, - tous ceux-la,
ces milliers de gens avaient deja ete fusilles ou enfermes dans des
camps. Quant aux ouvriers et aux paysans russes, il n'y avait pas
d'antisemitisme parmi eux avant la revolution, comme l'attestent
d'ailleurs tous les dirigeants de la revolution. Et pour ce qui est de
V intelligentsia, elle eprouvait une profonde sympathie pour les Juifs,
parce qu'ils etaient opprimes. Enfin, apres la revolution, les enfants
furent eduques dans un esprit exclusivement internationaliste.
Alors, quelle est done cette force obscure qui a fait resurgir l'an-
tisemitisme ? II etait pourtant exsangue, discredits, definitivement
ecrase - d'ou est-il done revenu ?
Nous avons deja evoque I'etonnement de l'emigration russo-
juivc lorsqu'elle apprit qu'en URSS l'antisemitisme n'etait pas
mort, lorsqu'elle en fut informee en 1922 par des socialistes aussi
irreprochables que E. Kouskova et S. Maslov.
E. Kouskova public un article dans la Tribune juive ; elle y ecrit
qu'« il ne fait aucun doute » que l'antisemitisme en URSS n'est
pas une pure invention, qu'« actuellemcnt le bolchevisme et les
Juifs ne font qu'un en Russie ». Elle a meme rencontre" des Juifs
« hautement cultives » « qui sont d'authentiques antisemites... d'un
genre nouveau, "a la sovietique" ». Un medecin juif declare que
« les responsables juifs bolcheviques ont compromis les excellentes
relations [qu'il] avait avec la population locale ». Une maitresse
d'ecole : les enfants « me crient a la figure que j'enseigne dans une
ccole juive » parce qu'« il est interdit de leur faire apprendre le
catechisme et qu'on a chassc le pretre », qu'« il n'y a que des Juifs
78. S. Lourie, Antisemili/.m v drevnem mire [L'antisemitisme dans le monde antique].
Tel-Aviv, 1976, p. 8 [premiere edition : Prague, 1922]
242 DEUX SIECLES ENSEMBLE
au Commissariat a l'Instruction publique ». Parmi les Iyceens
(« issus de families radicales ») on ne parle que de l'« invasion
juive ». « Les jeunes sont d'ailleurs bien plus antisemites que leurs
aines », lesquels « ne manquent pas unc occasion dc dire... [qu' ]"ils
ont montre leur vrai visage, Us nous ont bien fait souffrir I" »
« Voila ce qu'est devenue la vie en Russie. » - « A la question :
qui sont-ils, ces antisemites, - je reponds : la majorite de la popu-
lation. » Ce mouvement est si ample que « la direction politique a
diffuse une proclamation dans laquelle on explique pourquoi il y a
tant de Juifs dans T administration : "Lorsque le proletariat de
Russie a eu besoin de cadres administratifs et techniques, il n'est
pas etonnant que les Juifs soient alles a sa rencontre, eux qui etaient
dans 1'opposition... La presence de Juifs a des postes administratifs
dans la nouvelle Russie est un phenomene naturel et historiquement
inevitable, que cette Russie ait ete dirigee par les K.D., les S.-R.
ou le proletariat". [Et si] a la place d'lvan Petrovitch Ivanov on
trouve maintenant Aron Moisseievitch Tankelevitch, il convient de
"se ddbarrasser"... de tout sentiment hostile ». - Soucieuse de
defendre l'honneur du liberalisme, Kouskova enchaine : e'est vrai
que « si la Russie avait ete dirigee par les K.D. ou les S.-R., bien
des postes administratifs auraient ete occupes par des Juifs », mais
« ni les K.D. ni les S.-R... n'auraient interdit l'enseignement reli-
gieux a Tecole ni n'auraient fait tomber des teles ». - Et elle lance
cet appel : « Cessez de vous servir de Tankelevitch pour executer
vos basses oeuvres..., et les microbes de l'antisemitisme disparai-
tront d'eux-memes 79 . »
Quant a Maslov, ses propos firent l'effet d'une douche froide sur
l'emigration juive : e'etait un S.-R. confirmed jouissant d'une excel-
lente reputation, et voila que ce temoin direct des quatre premieres
annees du regime sovietique declarait : « Actuellement, en Russie,
la judeophobie sevit partout. Elle a gagne" des regions oil les Juifs
etaient naguere presque inconnus et ou la question juive n'effleurait
meme pas les esprits » (a Vologda, « a Arkhanguelsk, dans les villes
de Siberie, dans TOural - partout la meme haine envers les
Juifs sn »). Et le paysan russe ne pouvait qu'etre abasourdi par des
79. E. Kouskova, Kto oni i kak byi '.' [Qui sonl-ils el que t'aire ?], la Tribune juive.
1922, 19 Oct (n" 144). pp. 1-2.
80. S. Maslov, Rossia poslc tchetyrekh let revolutsii [La Russie apres quatre ans de
revolution], Paris. 1922. p. 41.
LES ANNEES VINGT 243
sorties du genre de celle-ci : a Tioumen, le commissaire a l'Approvi-
sionnement Indenbaum (celui-la mcme qui avait pousse a la revolte
les paysans d'Ichim), alors qu'il ne comprenait strictement rien a
I' agriculture, donna ordre aux paysans qui n'avaient pas fourni a
l'Etat la quantite fixee de laine de mouton, de les tondre une
deuxieme fois a la fin de Pautomne (juste avant l'arrivee du froid,
tant pis pour les moutons !), au motif que « la republique a un besoin
pressant de laine » ! Maslov ne cite pas les commissaires qui
faisaient distribuer du millet pour les semailles, voire des graines de
tournesol grillees, ou qui menacaient d'interdire de semer du malt,
mais on peut dire a coup sur qu'ils ne venaient pas du peuple, et
pas non plus des « ci-devant », des nobles, - et le paysan d'en
conclure que le pouvoir « etait aux mains des Juifs ». Meme chose
pour les ouvriers. Dans les resolutions adressees au Kremlin par
les ouvriers de l'Oural en fevrier-mars 1921, il etait question de
« 1' indignation soulevee par la mainmise des Juifs sur 1' admi-
nistration centralc et locale ». - « Le Parti communiste lui-meme est
pris de judeophobie. » - « Bien sur, les milieux cultives ne pensent
pas que le pouvoir est aux mains des Juifs, mais ils constatent leur
forte presence en son sein, - une presence tout a fait dispropor-
tionnee » par rapport a ce qu'ils representent dans la population du
pays. Et « si des gens [non-Juifs] discutent librement entre eux de
politique, il suffit qu'un Juif - fut-il une connaissance - se joigne a
eux pour que tous se mettent a changer de conversation 81 ».
Maslov essaie de comprendre : « Pourquoi cette haine generalisce
envers les Juifs ? » - Pour lui, la raison principale en est que « de
nombreuses couches de la population identifient le pouvoir sovi6-
tique a eclui des Juifs. L' expression "le pouvoir des youpins" est on
ne peut plus repandue en Russie, surtout en Ukraine et dans l'ex-
Zone de residence, non pas comme une forme de provocation a
Fegard du pouvoir, mais comme une definition objective de ceux
qui le detiennent, et de leur politique. » « II faut voir la une double
signification : premierement - le pouvoir sovietique repond aux
desirs et aux interets des Juifs, done ceux-ci se montrent ses plus
ardents defenseurs ; deuxiemement - le pouvoir est effectivement
aux mains des Juifs. » - « Parmi les raisons qui expliquent [selon lui]
cette judeophobie », Maslov cite egalement « la tres forte solidarite
81. Ibidem, pp. 41. 42, 43, 155, 176-177.
244 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nationale des Juifs, forgee au long des millenaires d'une histoire
difficile ». « Elle se manifeste tout particulierement quand il s'agit
du recrutement des agents de 1' administration... Si celui-ci depend
de Juifs, on peut parier a coup sur que tous les fonctionnaires investis
de quelque responsabilite seront des Juifs », meme si cela entraine
« la disorganisation des equipes existantes ». Et la manifestation « de
cette meme preference a l'egard des siens prend souvent une forme
grossiere et humiliante pour les autres ». Chez un fonctionnaire juif,
« le pouvoir sovietique... devoile de facon plus ostentatoire ses plus
mauvais cotes... Le vin du pouvoir agit plus fortement sur les Juifs...
il leur monte davantage a la tete ». - « Je ne sais ou se trouve la
source de ce phenomene », s'interroge Maslov, « peut-etre dans le
fait que nous avons affaire a d'anciens apothicaires, d'anciens
vendeurs de magasins ? Ou bien est-ce 1' absence de droits dont
etaient naguere victimes les Juifs qui est cause de tout cela 82 ? »
L'organe des sionistes a Paris, Rassvet, ecrivait en 1922 :
r6cemment, Gorki a declare en substance que « les bolcheviks juifs
contribuent eux-memes a la montee de l'antis6mitisme en Russie
sovietique par leur conduite souvent deplacee. C'est la verite
vraie ! » Et ce ne sont pas Trotski, Kamenev ou Zinoviev qui sont
ici en cause, « ce n'est pas d'eux que parle Gorki. On peut et on
doit parier des Juifs communistes de base, ceux qui remplissent les
directoires et les presidiums, ceux que Ton trouve a la tete d'orga-
nismes sovietiques de petite et moyenne importance, ceux qui, de
par leurs fonctions, entrent en contact quotidien et permanent avec
la population... lis occupent des situations en vue, ce qui, aux yeux
de la population, decuple leur nombre 83 ».
Et D. S. Pasmanik de commenter : « Nous devons avouer que de
nombreux Juifs provoquent, par leur attitude, des factions d'antise-
mitisme aigu » ; « tous ces goujats qui ont grossi les rangs des com-
munistes - ces apothicaires, ces vendeurs, ces commis-voyageurs,
ces eOidiants sans diplome, ces intellectuels rates - causent veri-
tablement beaucoup de tort a la Russie et a la communaute juive 84 ».
« Jamais sans doute l'hostilite envers les Juifs n'a atteint un tel
degre d'intensite aussi bien en Russie qu'en dehors d'elle... Cette
82. Ibidem, pp. 42, 44-45.
83. D. S. Pasmanik*. pp. 198-199.
84. Ibidem, pp. 198, 200.
LES ANNEES V1NGT 245
hostilite est alimentee par des fait patents et indiscutables - la parti-
cipation des Juifs aux processus destructeurs qui sont en cours en
Europe - mais aussi par l'exageration et la rumeur 85 . » - « L'anti-
semitisme se repand de facon alarmante, il sc nourrit exclusivement
du bolchevisme que Ton continue a identifier aux Juifs 86 . »
En 1927, Mikhai'1 Kozakov (fusille en 1930) parle, dans une
lettre a son frere qui se trouve a 1'etranger, du « climat de
judeophobie qui regnc parmi les masses (hors du Parti comme au
sein du Parti lui-meme)... Les masses laborieuses n'aiment pas les
Juifs - ce n'est un secret pour personne 87 ».
Choulguine aussi, apres son voyage « secret » en URSS en 1928,
s'exprime ainsi : personne desormais ne dit plus que « l'antisemi-
tisme est une invention du "pouvoir imperial" et que « seule la "lie
de 1'humanite" en est infectee... Geographiquement, il s'etend de
jour en jour, gagnant progressivement toute la Russie. Son foyer
principal se trouve, semble-t-il, a Moscou ». Et, « pour la Russie
proprement dite, la Grande Russie, 1'antisemitisme est un phe-
nomene nouveau » et d'autant plus violent (dans les regions meri-
dionales, il est traditionnellement plus rigolard, tempere par les
blagues juives S8 ).
Larine lui-meme cite « un slogan antijuif » (qu'il attribue a la
propagande des Blancs) qui circulait a Moscou : « La Siberie pour
les Russes, la Crimee pour les Juifs 89 . »
Les autorites s'alarmerent de la situation, bien qu'avec un temps
de retard. Des 1923, la Tribune juive fait savoir, avec une pointe
de scepticisme, que « le Commissariat a l'lnterieur a recemment
mis en place une commission speciale chargee de "proteger les
Juifs contre les forces de 1' ombre" 90 ». - En 1926, Kalinine (et
d'autres) fut interpelle a ce sujet au cours de plusieurs meetings ou
85. C. Landau, Revolutsionnye idei v ievrei'sko'i" obchtchestvennosti [Les idees revolu-
tionnaires dans I'opinion publique juive), RiE, p. 101.
86. D. S. Pasmanik, Tchevo je my dobivaemsia '.' [Que cherchons-nous au juste ?J.
RiE, p. 217.
87. M. Kozakov, Lettre. Bibliolheque des Russes de I'etranger, fonds 1, E-60, p. 1.
88. V. Choulguine, « Chto nam v nikh ne nravitsia... » : Ob antisemitizme v Rossii
[« Ce qui ne nous plait pas en eux... » : sur 1'antisemitisme en Russie], Paris, 1929,
pp. 41-43.
89. Urine, p. 254.
90. C. Rimsky, Pravitelstvenny antisemitizm v Sovetskoi Rossii [L'antis6mitismc du
gouvernemenl sovi^lique], la Tribune juive, 1923, 7 sept. (n° 170), p. 3.
246 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par lettres. C'est aussi a ce moment-la que Larine s'attela a la
redaction d'une 6tude de fond sur cette question : Les Juifs et I'anti-
semitisme en URSS.
Larine s'etait constitue une collection personnelle avec « les
nombreux billets qu'on lui faisait parvenir lors de reunions portant
sur l'antisemitisme » (en particulier pendant les consultations qui
avaient lieu « au cabinet de travail du Parti dans l'un des comites
d'arrondissement de Moscou » - autrcment dit, ceux qui y partici-
paient etaient des communistes ou des ouvriers « sympathisants »).
II en cite soixantc-dix, « sans rien y changer » ; en voici quelques
uns 91 :
- D'ou viennent les Juifs qui s'installent a Moscou ?
- Les Juifs ont-ils mis la main sur le pouvoir ?
- Pourquoi ne voit-on pas de Juifs dans les files d'attente ?
- Pourquoi les Juifs qui viennent de Berditchev ou d'autres villes
obtiennent-ils tout de suite un logement ?
- Pourquoi les Juifs sont-ils riches, pourquoi ont-ils leurs propres
boulangeries, etc. ?
- Pourquoi les Juifs cherchent-ils un travail plus facile, pourquoi
evitent-ils le labeur physique ?
- Pourquoi les Juifs s'entraident-ils alors que les Russes ne le font
pas ?
- lis ne veulent pas simplement travailler, ils veulent faire carriere.
- Pourquoi ne travaillent-ils pas dans 1' agriculture alors qu'ils en ont
maintenant le droit ?
- Pourquoi leur a-t-on donne" de bonnes terres en Crimee, alors que les
Russes, on leur donne de moins bonnes terres ?
- Pourquoi y a-t-il de l'antisemitisme seulement contre les Juifs et non
pas... contre les autres nationalites ? !
- Que doit faire un agitateur politique quand il est seul face a une foule
d'ouvriers remontes contre les Juifs et que personne ne veut entendre
ses explications ?
Derriere ces questions, Larine voit « la main d'une organisation
contre-revoluttonnaire clandestine [!] qui repand des mensonges
parmi les masses laborieuses 92 ». Comme nous le verrons plus loin,
les « organes » en tireront les conclusions appropriees.
91. Larine, pp. 240-244.
92. Larine, p. 244.
LES ANNEES VINGT 247
Mais il commence par analyser systematiquement ce phenomene
inattendu et a donner une reponse scientifique a la question
suivante : « Comment a-t-il pu se faire qu'en URSS, l'antisemi-
tisme ait pris des proportions significativcs dans des couches de la
population ou il etait auparavant peu perceptible (les ouvriers
d'usine, les gtudiants) 93 ? » Et il passe method iqucment en revue
toutes ses formes.
L'antisemitisme des intellectuels. - C'est parmi 1' intelligentsia
que « l'antisemitisme est plus repandu qu'ailleurs ». Cependant, il
insiste sur le fait que « le mccontentement est du... non au pour-
centage trop eleve de Juifs », mais a leur presence meme et a la
concurrence qu'ils font aux intellectuels russes. « La montee de
l'antisemitisme parmi les ouvriers et les employes des villes,
nettement perceptible en 1928, ne peut d'aucune maniere s'ex-
pliquer par le trop grand nombre de Juifs dans les emplois
salaries. » - Parmi « les professions exigeant une haute qualifi-
cation, l'antisemitisme est sensible surtout dans le milieu
medical » ; on le constate egalement parmi les ingenieurs ; tandis
que, dans I'armee, les cadres « recoivent une formation politique
systematique » et Ton n'y observe pas d'antisemitisme, - alors que
« le pourcentage des Juifs... parmi les officiers de 1'Armee rouge...
est nettement plus eleve que la moyenne nationale 94 ».
L'antisemitisme de la bourgeoisie des villes. - « Le foyer central
de l'antisemitisme... reside dans toutes les couches de la bour-
geoisie urbaine ». Mais « la lutte contre l'antisemitisme bourgeois...
se confond... avec la question de l'eradication de la bourgeoisie
elle-meme ». Ainsi « l'antisemitisme bourgeois disparaitra quand
disparaitra la bourgeoisie 95 ».
L'antisemitisme dans les campagnes. - La, « nous sommes en
passe de liquider completement la pratique de la vente du ble par
les paysans a des commercants prives », c'est pourquoi « l'antise-
mitisme n'a pas pris racine dans les masses paysannes, il est meme
en diminution par rapport a la periode d'avant-guerre », - et on ne
1'observe que dans les regions ou Ton a installe des Juifs. Mais 9a,
c'est la faute aux koulaks et aux ex-proprietaires terriens 96 .
93. Larine, p. 47.
94. Larine, pp.35, 86, 108-110, 120.
95. Larine, pp. 121, 134, 135.
96. Larine, pp. !44, 145, 148-149.
248 DEUX SIECLES ENSEMBLE
L'antisemitisme en milieu ouvrier. - « L'antisemitisme n'a cesse
de progresser parmi les ouvriers au cours de ces dernieres
annees » ; en 1 929, « personne ne doute » de son existence. II se
manifeste aujourd'hui de facon plus frequente et intense « qu'il y
a quelques annees ». II est particulierement r6pandu « parmi les
elements attardes de la classe ouvriere » - les femmes et les
ouvriers saisonniers - ; cependant, « ces dispositions d'esprit
peuvent malheureusement etre observees parmi des couches
beaucoup plus larges de la population ouvriere », et pas seulement
parmi ses « elements corrompus ». Et la, il ne saurait etre question
de concurrence economique : d'ailleurs, les Juifs ne represented
que 2,7 % de la population ouvriere. A cela s'ajoute le fait qu'« a
la base, les organisations professionnelles ont tente de dissimuler
les manifestations d'antisemitisme ». Et la difficultc vient de ce que
ces tentatives pour « dissimuler l'antisemitisme » ont ete le fait de
« proletaires militants » - pis encore : les manifestations d'antise-
mitisme ont ete le fait de ces memes « proletaires militants ». « II
y a beaucoup d'antisemites parmi les membres du Komsomol et du
Parti. » Au cours des reunions, on parle beaucoup de la « mainmisc
des Juifs sur le pouvoir », « on dit que le pouvoir sovietique ne
combat que la seule religion orthodoxe ».
Antisemite, le proletariat ? Mais c'est une veritable aberration !
Le proletariat est a l'avant-garde du progres et de la conscience de
classe ! Mors, ou est la cause ? ? - Trouve : il ne reste « d'autre
moyen aux Blancs d'agir sur les masses » que l'antisemitisme ;
desormais, « leur plan d'attaque » repose « sur les rails de l'antise-
mitisme 97 ». La conclusion de ce raisonnement se fait, on le voit,
de plus en plus menacante.
Cet etrange antisemitisme, repcre dans les annees 20 par Larine,
fut egalement identifie, des annees plus tard, par d'autres auteurs.
S. Schwarz donne ainsi son interpretation : c'est « Pidee vulgaire
selon laquelle les Juifs auraient ete les principaux vecteurs de la
NEP ». Mais lui aussi pense que « le gouvernement sovietique avait
de bonnes raisons de considerer l'antisemitisme comme une arme
potentielle entre les mains de la contre-re volution 98 ».
97. Lame, pp. 238-240, 244-245, 247, 248.
98. Schwarz, pp. 8, 39.
LES ANNEES VINGT 249
En 1968, V. Alexandrova rencherissait encore : « Apres la guerre
civile, l'antisemitisme se repandit presque partout, y compris dans
des couches dc la population qui n'avaient pas ete touchees par ce
phenomene avant la revolution". »
Face a cette situation, il n'etait plus question de s'adonner aux
discussions academiques, mais d'agir vite et fort. En mai 1928 eut
lieu une reunion de Pagit-prop au cours de laquelle on se pcncha
avec beaucoup d'attention sur la question des « mesures a prendre
pour lutter contre l'antisemitisme ». (Conformement a une pratique
repandue au sein du Parti, les materiaux de cette conference ne
furent pas publies, mais adresses sous forme de circulaires internes
aux differentes instances). La lutte contre l'antisemitisme devait
« figurer a l'ordre du jour des reunions du Parti », etre mentionnee
dans les conferences publiques, la presse, la radio, le cinema et les
manuels scolaires ; il fallait se montrer intraitable avec Pantisemi-
tisme. Enfin : « appliquer les sanctions disciplinaires les plus
lourdes a ceux qui se rendent coupables de pratiques antis£-
mites l0() ». - Une violente campagne de presse s'ensuivit, ainsi
qu'en temoigne Particle « Sus aux complices de la contre-revo-
lution ! » public dans la Pravda par Lev Sosnovski, un homme qui
avait ses entries dans les hautes spheres du Parti : a Kiev, tel
responsable « est un antisemite notoire », il chasse les Juifs de I'ap-
pareil du Parti avec le soutien du Comite regional ; « les choses
vont mal dans les etablissements d'enseignement superieur de
Kiev... sur les murs de I'Institut d'economie on trouve des affiches
comme celle-ci : "Cognons sur les Juifs, sauvons les Soviets" ». Et,
tout en appelant au « renforccment de la lutte contre Pantisemi-
tisme », Pauteur de cet article exige que soit « accentuee la
repression contre les "vecteurs concrets" » de l'antisemitisme, ainsi
que contre « ceux qui les protegent », - tout le monde comprenait
parfaitement ce que ce genre de discours signifiait dans la langue
du Guepeou 101 .
Inspires par les theses de Larine, les militants communistes d'un
arrondissement de Moscou deciderent de mettre la question de l'an-
tisemitisme au programme des ecoles, tandis que le meme Larine
99. V. Alexandrova, levrei v sovetskoi literatoure [Les Juifs dans la literature russc],
LMJR-2. p. 290.
100. Schwarz, pp. 83-84.
101. La Pravda, 1928, 17 mai.
250 DEUX SIECLES ENSEMBLE
continuait a disserter sur Les votes et methodes de la lutte contre
l'antisemitisme. - Jusqu'a present, « il n'y a pas eu suffisamment
de resistance de notre part », et « l'antisemitisme s'est insinue un
peu partout » ; « dans les organisations et les cellules du Parti, l'an-
tisemitisme n'est pas toujours traite avec la severite qui convient ».
- C'est a tort que la presse « craint de "mettre en avant la question
juive" (afin de ne pas "contribuer a ce que l'antisemitisme se
repande encore davantage") », - car cela conduit a « rendre moins
visible le combat contre les menees contre-revolutionnaircs ». L'an-
tisemitisme doit etre range parmi « les perversions sociales »,
comme l'alcoolisme et la debauche, - or, trop souvent, nous nous
sommes contentes d'un simple rappel a l'ordre lorsque des commu-
nistes s'en sont rendus coupables. « Nous excluons sans hesiter du
Parti un homme qui va a l'eglise ou se marie religieusement, alors
que l'antisemitisme est un mal tout aussi grave, sinon plus. » - Et
meme si les perspectives d'avenir sont globalemcnt radieuses - au
fur et a mesure que 1'URSS s'avancera sur la voie du socialisme,
les racines de l'antisemitisme « sovietique » seront extirpees, tout
comme les survivanccs dcs rapports sociaux d'avant la revolution -,
il n'en reste pas moins qu'« il est indispensable de reprimer seve-
rement les manifestations d'antisemitisme parmi les membres de
l'intelligentsia, que ceux-ci soient ddja entres dans la vie active ou
encore en formation" 12 ».
Ah, ces inoubliables annees 20, ces annees si magnifiquement
guerrieres - qu'en est-il reste ? Les idees sont parties en fumee, les
paroles sont restees lettre morte. - « La propagande anti-juive en
URSS... est de nature politique et non nationale. » - « Chez nous,
en URSS, la propagande antijuive n'est pas sculcmcnt oricntce
contre les Juifs, mais, indirectement, contre le pouvoir sovietique. »
Pourquoi « indirectement » ? - l'antisemitisme est « une mobili-
sation dissimulee contre lc pouvoir sovietique ». Et « ceux qui sont
contre la position du pouvoir sovietique sur la question juive sont
par consequent contre les travailleurs et pour le capitalisme ».
- Les propos sur « "la mainmise des Juifs"... doivent etre consi-
deres comme contre-revolutionnaires, diriges contre les fondements
memes de la politique de la revolution proletarienne en matiere de
102. Larine, pp. 9. 119-120, 269-270, 276-277, 280-282.
LES ANNEES VINGT 251
nationalites ». - II est evident que dans Ies manifestations d'antise-
mitisme, « une partie de 1' intelligentsia joue le role de courroie
de transmission de 1' ideologic bourgeoise (quand ce n'est pas tout
simplement de celle des Blancs) ». II est clair qu'on a affaire a
« une propagande systematique orchestree par des organisations
secretes emanant de l'Armee blanche » ; « derriere la propagande
antijuive se trouve toujours la main d'organisations clandestines
monarchistes ». Et tout cela remonte aux « organes centraux » de
Immigration antisovietique (« ou les banquiers juifs cotoient les
generaux de 1'armee du tsar », tous unis) - et « a tout un systeme
de courroies de transmission qui conduit jusqu'a nos usines », d'ou
nous pouvons deduire que « la propagande effrenee contre les Juifs
en URSS est une affaire de classe et non de nationalite ». - « II
faut absolument faire comprendre aux masses que 1' agitation anti-
juive ne vise en fait qu'a preparer la contre-revolution. II faut que
les masses apprennent a se mefier de quiconque manifestera... des
sympathies antisemites... II faut que les masses voient en lui ou
bien un contre-revolutionnaire », ou bien « un intermediate... des
organisations secretes monarchistes » (partout des complots !) ; il
faut « que dans la conscience des masses laborieuses, le mot "anti-
semite" devienne synonyme de "contre-revolutionnaire" m ».
Tout est passe aux rayons X, tout est designe par son nom :
contre-revolution, Armee blanche, monarchistes et generaux blancs,
sans oublicr la « mcfiance envers tous ceux qui... ».
Et, pour le cas oil quelqu'un n'aurait toujours pas bien compris,
le tribun revolutionnairc apporte un supplement d'explication : « les
methodes pour combattre » l'antisemitisme sont « parfaitement
claires ». II faut d'abord organiser dans les usines des sessions
publiques du « tribunal populaire charge des affaires liees a l'anti-
semitisme », « informer les elements attardes, reprimer les
elements actifs ». « II n'y a aucune raison de ne pas appliquer la
hi de Unine IIM . »
Or, selon cette fameuse « loi de Lenine » du 27 juillet 1918, « les
antisemites actifs devaient etre places "hors la loi" - e'est-a-dire
fusilles - rien que pour s'etre rendus coupables d'incitation au
103. Urine, pp. 27, 45-46, 106, 116, 252, 254, 255, 257.
104. Larine, pp. 138,283,288.
252 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pogrom », et pas seulement pour y avoir participc l0 \ La loi encou-
rageait les Juifs a denoncer toute atteinte a leur dignite nationale.
- Cependant, comme s'en plaint S. Schwarz, « la loi du 27 juillet »
nc fut pas incluse ulterieurement dans le « Recucil des Lois et
Ordonnances du gouvernement », et pas davantage dans le Code
penal de 1922 ; et si le Code penal de 1926 consacre un article a
« l'incitation a la haine et a la division nationale », on n'y trouve
pas d'« articles specifiques visant les manifestations d'antisemi-
tisme ». - Or ces reproches ne sont pas fondes. En effet, Particle
59-7 du Code penal (« incitation a la haine et a la division nationale
ou religieuse ») suffisait amplement a prononcer des condamnations
qui pouvaient etre encore alourdies, en cas de desordre public, par
la confiscation des biens et, « au cas ou les circonstances seraient
particulierement aggravantes » (origine de classe, par exemple), par
la peine de mort. Cet article referait aux Dispositions concernant
les crimes contre I'Etat du 26 fevrier 1927 qui « elargissaient la
notion d"'incitation a la haine nationale" en y incluant "la diffusion,
la redaction ou la detention de documents ecrits" m ».
Detention de documents ecrits ! Comme cette formulation nous
est familiere ! On la retrouve dans notre article 58-10* cheri...
Un grand nombre de brochures sur l'antisemitisme furent
publiees dans les annees 1926-1930, tandis que le 19 fevrier 1929,
« la Pravcla consacrait enfln un article en premiere page a la lutte
contre l'antisemitisme 107 ».
Une resolution du Comite central du Parti communiste de Bielo-
russie indique qu'« une attention insuffisante est accordee au
caractere contre-revolutionnaire » des manifestations d'antisemi-
tisme, et les organes judiciaires sont invites a « renforcer encore la
lutte contre l'antisemitisme en poursuivant non seulement ceux qui
se sont rendus coupables d'actes concrets incitant a la haine
nationale, mais egalement ceux qui les ont inspires 108 ».
Toujours en 1929, le secretaire du Comite central du Komsomol,
Rachmanov, declara que « le plus grave, dans les circonstances
105. Larine, pp. 259, 278.
106. Schwarz, pp. 72-73.
107. Schwarz*, p. 32.
108. Schwarz*. pp. 88-89.
* Fameux article du Code p<5nal sovi6tique qui alimenta a profusion le Goulag.
LES ANNEES VINGT 253
actuelles, c'est l'antisemitisme cache 1 " 1 ' ». Ceux qui connaissent
notre langue sovietique (et quel Sovietique ne la connait pas ?)
comprendront tout de suite qu'il s'agit la de combattre des opinions
sur la seulc base du soupcon. (Comment ne pas cvoquer ici Grigori
Landau qui disait a propos de ses opposants juifs : Us « soup-
connent et accusent d'antisemitisme... toutes les nationality qui
nous entourent... Ceux qui expriment des opinions defavorables sur
les Juifs sont considered par eux comme des antisemites declares,
tandis que ceux qui ne le font pas - comme des antisemites
caches ' l0 ».)
Et, encore en 1929, un certain I. Silberman se plaignait dans les
colonnes de L'Hebdomadaire de la Justice sovietique (n°4) que
trop peu d'affaires liees a l'antisemitisme avaient 6te jugees au
cours de l'annee ecoulee par les tribunaux de la region de Moscou :
34 seulement a Moscou meme (e'est-a-dire un proces pour antise-
mitisme tous les dix jours quelque part dans la capitale). Et n'ou-
blions pas que ce qui s'ecrit dans 1'organe du Commissariat a la
Justice a alors valeur d' instruction officielle.
Le plus enrage des antisemites n'aurait pu trouver meilleur
moyen pour que le peuplc identifie le pouvoir sovietique a celui
des Juifs.
On en arriva au point ou, en 1930, le Tribunal supreme de la
RSFSR dut apporter les precisions suivantes : Particle 59-7 ne
devait pas etre applique « en cas d'agression a l'encontre d'indi-
vidus particuliers appartenant a des minorites nationales dans le
contexte d'un differend personnel" 1 ». C'est dire que la machine
judiciaire tournait deja a plein regime...
*
Et pendant ce temps-la, qu'advenait-il des masses de Juifs qui
n'etaient pas « aux commandes » ?
La Tribune juive a publie le compte rendu d'une enqucte menee
dans les villes et bourgades du sud-ouest de la Russie : « La
situation materielle est pratiquement desesp£r6e. Les elements les
109. Schwarz*. pp. 90-91.
110. G. Landau, p. 101.
111. Schwarz*, pp. 73, 74.
254 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plus dynamiques et les plus adaptes sont partis ; ne sont restes que
les families nombreuses, les personnes agees trop attachees aux
lieux oii elles ont toujours vecu. Mais elles n'ont plus aucun
revenu... Dans ces petits bourgs qui naguere etonnaient le visiteur
par leurs nombreux commerces, on ne trouve plus rien. » - De quoi
vivent leurs habitants, « sans travail, sans negoce, sans provi-
sions ?... La plupart se nourrissent d'Amcrique... de recits sur
rAmerique, de reves americains... Et, de fait, ils vivent pour de
bon grace a rAmerique : grace a 1'argent et aux colis que leur
envoient leurs parents emigres en Amerique, et les associations de
bienfaisance amcricaines" 2 ».
Effectivement, a Tissue de la periodc du communisme de guerre
(1918-1920), quand etaient interdits tout commerce, tout achat
comme toute vente, qu'etaient en vigueur requisitions et contribu-
tions, ce furent les organisations de bienfaisance juives qui vinrent
au secours des Juifs de Russie, a commencer par le Joint Committee
americain, suivi par des organisations qui existaient avant la revo-
lution et qui s'etaient repliees a Petranger, comme TORT (Asso-
ciation pour Partisanat), 1'EKOPO (Comite juif pour PAide aux
victimes de la guerre) ou PEKO (Association juive pour la Coloni-
sation). En 1921-1922, des organisations caricatives juives basees
en URSS fonctionnaient a Moscou et Petrograd. Malgre les inter-
ventions indesirables des « sections juives » (organisations de mili-
tants communistes juifs), « le "Joint" apporta aux Juifs un soutien
financier et materiel important ». Pendant la premiere moitie des
annees 20, PORT « concentra son action sur la creation en URSS
d'entreprises artisanales et de colonies agricolcs juives dans le sud
del'Ukraine n, ».
Selon un recensement effectue pendant la NEP, voici quelles
etaient les categories sociales qui constituaicnt la population juive ;
« Les actifs representent les deux cinquiemes de l'ensemble de la
population juive et se repartissent ainsi : employes - 28 % ;
artisans - 21 % ; ouvriers (y compris les apprentis des artisans)
- 19 % ; commenjants - 12 % ; paysans - 9 % ; militaires - 1 % ;
« autres » - 10 %. Parmi les employes, « le plus fort pourcentage
est releve dans le secteur du commerce » ; a Moscou, par exemple,
1 12. La NEP el les Juifs. la Tribune juive, 1923, 21 sept, (n" 171), pp. 3-4.
113. PEJ, t. 8, pp. 170, 171.
LES ANNEES V1NGT 255
on trouve 16 % de Juifs dans les grands trusts, 13 % dans la banque
et le commerce de detail (la Petite Encyclopedic juive avance, elle,
le chiffre de 30 %" 4 ), 19 % dans divers organismes sociaux, 9 %
dans 1' administration des finances, 10 % au Soviet des deputes,
pour ainsi dire personne dans la police. (Dans l'ex-Zone de resi-
dence, le:» pcurcentages correspondants sont plus eleves : « jusqu'a
62 % dans le secteur du commerce en Bielorussie, 44 % en Ukraine
oii Ton trouve par ailleurs 71 % de Juifs parmi les professions libe-
rates ».) Dans le meme temps, la progression du nombre de Juifs
parmi les ouvriers de l'industrie etait beaucoup plus faible que ce
que souhaitait le pouvoir. Pas de Juifs dans les chemins de fer ou
les mines ; le plus souvent, on les trouve dans les metiers de l'habil-
lement, du cuir, de rimprimerie, du bois et de 1' alimentation, ainsi
qu'en d'autres branches de l'industrie legere. - Pour « encourager
les ouvriers juifs a s'orienter vers l'industrie », des ecoles profes-
sionnelles speciales furent creccs ; neanmoins, elles etaient
financees « non par le gouverncment, mais grace au soutien
important d' organisations juives etrangeres" 5 ».
II ne faut pas oublier qu'on etait alors en pleine NEP, periode
durant laquelle « les positions economiques de la population juive
connurent un renforcement sur des bases nouvelles, sovie-
tiques" 6 ». Moscou, 1924 : 75 % des pharmacies et des parfumeries
sont tenues par des Juifs ; de meme 55 % des commerces de
produits manufactures, 49 % des joailleries, 39 % des merceries,
36 % des depots de bois de chauffage. « Arrivant dans une ville
qu'il ne connaissait pas, le commercant juif se faisait une clientele
en "cassant les prix" sur le marche prive" 7 . » On trouve souvent
des Juifs parmi ceux qui se sont enrichis les premiers pendant la
NEP. La haine qu'on leur vouait etait egalement due au fait qu'ils
agissaient sur le terrain des institutions sovictiques, pas seulement
sur celui du marche : de nombreuses demarches leur etaient faci-
lities par les relations qu'ils avaient au sein de l'appareil sovie-
tique. Parfois, ces liens parvenaient a la connaissance des autorites
- ainsi, par exemple, lors de la celebre « affaire de la paraffine »
(1922) dans laquelle furent impliques les dirigeants de cooperatives
114. Ibidem, p. 186.
115. Larine, pp. 75, 77-90, 107.
1 16. Aronson, p. 137.
117. Larine*. pp. 121-122.
256 DEUX SIECLES ENSEMBLE
fictives. Comme nous l'avons vu, les annees 20 creerent des condi-
tions tits favorablcs a l'acquisition des biens appartenant aux « ci-
devant », en butte a toutes sortes de persecutions, notamment du
mobilier de valeur. Ettinger note que « la majorite des nepmen ou
nouveaux riches etait constitute de Juifs" 8 », ce qui est confirme
par l'impressionnante liste, publi6e dans les Izvestia en 1928, de
« ceux qui n'avaient pas paye leurs impots ou s'etaient derobes
aux collectes" 4 ».
Cependant, avec la fin de la NEP, les Juifs qui s'iStaient majoritai-
rement orientes vers la finance, le commerce et l'artisanat subirent
de plein fouct la vague des mesures anticapitalistes decrees par
le pouvoir sovietique. Beaucoup passerent au service de l'Etat, mais
toujours dans le domaine financier, bancaire ou commercial. De
lourdes sanctions frappercnt le commerce prive : confiscation des
marchandises et des biens immobiliers, privation des droits
civiques. « Un certain nombre de commenjants juifs, cherchant a
echapper a une imposition discriminatoire et sans cesse alourdie,
declarerent, lors du rencensement, qu'ils n'exer?aient aucune
activite reguliere 120 ». II n'en reste pas moins qu'au debut des
annees 30, lors de la campagne de confiscation des valeurs en or et
en objets prccieux, « dans les petites villes de province, presque
tous les Juifs de sexe masculin se retrouverent dans les prisons
du Guepeou 121 ». Jamais, meme dans leurs pires cauchemars, les
commercants juifs n'auraient pu imaginer cela du temps des tsars.
Beaucoup de families juives allerent s'installer dans les grandes
villes pour eviter d'etre privees de leurs droits civiques. « En 1930,
1' ensemble des petites villes et bourgades ne comptaient plus qu'un
cinquieme de la population juive d'URSS 122 . »
« Les experiences conduites par le pouvoir sovietique en matiere
sociale et economique, les nationalisations et socialisations de
toutes sortes ne frapperent pas seulement la bourgeoisie moyenne,
elles priverent egalement de ressources les petits boutiquiers et les
118. Samuel Etlinger, Russian Society and the Jews, Bulletin on Soviet and East
European Jewish Affairs, 1970. n"5, pp. 38-39.
119. Izvestia, 1928, 22 avril. p. 7.
120. PEJ. t. 8, p. 187.
121. Ibidem, p. 161.
122. Ibidem, p. 188.
LES ANNEES VINGT 257
artisans m . » En province, « il n'y a rien a vendre et personne pour
acheter » ; les commercants « ont du fermer boutique faute de fonds
de roulement et sous la pression de l'impot » ; « les plus energiques
ont disparu dans la nature », tandis que la masse de ceux qui sont
restes « erre sans but dans des rues a moitie devastees, quemandant
de l'aide, maudissant le sort, les hommes, Dicu » ; « on sent que
les masses juives ne disposent plus d'aucune base economique 124 ».
C'est effectivement ainsi que les choses se passerent en maints
endroits. Au point qu'a la fin de l'annee 1929 le Soviet des
Commissaires du peuple publia une resolution « Sur les mesures a
prendre en faveur de la situation economique des masses juives ».
G. Simon, un ancien emigre qui s'etait rendu en URSS a la fin
des annees 20 en qualite de negotiant americain, avec pour mission
de « determiner les besoins en outillage des artisans juifs », publia
par la suite a Paris un livre au titre ironique, Les Juifs regnent en
Russie. II y brosse un tableau de l'etat du commerce et de I'artisanat
juifs, ecrases et demanteles par le pouvoir sovietique, tout en
evoquant ses rencontres, ses conversations et les impressions qu'il
en a retirees. Le sentiment general est que les choses vont au plus
mal : « Que dire de la Russie ? Le mal, le crime sont partout, mais
il faut se garder de la haine qui aveugle » ; « les Juifs ne sont
proteges que par le cimetiere » ; « on parle de plus en plus d'un
aboutissement de la revolution "a la russe", c'est-a-dire par le
massacre des Juifs ». Un Juif bolchevique : seule la revolution nous
sauvera des « partisans de la grandeur de la Russie payee du
deshonneur des femmes juives et du sang des enfants juifs
abreuvant ses sillons 125 ».
Le celebre economiste B. Broudskous avait, des 1920, porte un
jugement sans appel sur l'economie socialiste (il fut condamne a
l'exil par Lenine en 1922) ; en 1928, a la fin de la NEP, il publia
dans les Annates contempo mines un long article : « La population
juive sous le regime communiste », dans lequel il etudiait la facon
dont s'etait deroulee la NEP dans l'ex-Zone de residence, en
Ukraine et en Bielorussie.
L'importance relative de la sphere economique privee n'a fait
123. Aronson, p. 136.
124. La NEP et les Juifs, pp. 3-4.
125. G. Simon, pp. 22, 159. 192, 217. 237.
258 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qu'y diminuer. Si lcs artisans beneficient encore de quelques droits,
les commenjants, meme les plus modestes, sont prives de tous
droits politiques (done de prendre part aux elections) et, par la
meme, de leurs droits civiques. « Le combat que le pouvoir sovie-
tique mene contre l'economie privee et ses representants se reduit
dans une large mesure a un combat contre la population juive. » En
effet, « a l'heure actuelle, les Juifs sont non pas seulement les seuls
representants - ou presque - de l'economie privee dans les villes
d' Ukraine et de Bielorussie, mais aussi de la petite elite capitaliste
des capitales - Moscou, Petrograd, Kharkov -, au sein de laquelle...
ils jouent un role tres significatif i:6 ».
Broutskous subdivise la NEP en trois periodes : 1921-1923,
1923-1925, 1925-1927. « C'est pendant les deux premieres annees
de la NEP que l'economie privee a rencontre le moins d'obstacles
venant du pouvoir communiste », parce que « les bolcheviks etaient
un peu sonnes par leurs echecs sur le front economique ». - « La
premiere reaction communiste s'est mamfestee » de la fin de 1923
au printemps 1925. « Le commerce de gros comme celui de detail
ont ete demanteles en 1924 sur le territoire de 1' ex-Zone de resi-
dence ; n'y a subsiste que le petit commerce sur les marches. »
L'artisanat « a etc frappe par les memes impots. Les requisitions
ont prive les artisans de leurs outils de travail et de leur matiere
premiere, celle-ci etant le plus souvent la propri6te de leurs clients
paysans ». - « L'egalite des droits pour les Juifs n'etait plus
desormais qu'une fiction. Plus des deux tiers d'entre eux ne dispo-
saient pas du droit de vote. »
De meme que « lcs partis socialistes juifs ont cultive une
haine particuliere envers la petite-bourgeoisie juive, et consider^
que leur mission etait de la combattre » - de meme la Section
juive du Parti communiste « a herite de cette mentalite ». C'est
pourquoi, « au debut de la NEP, elle s'est sensiblement ecartee de
la ligne politique du Parti ». La Section juive profita de la deuxieme
periode de la NEP « pour achever l'expropriation des petits-bour-
geois juifs, qu'elle n'avait pas eu le temps de mener a son terme »
pendant la periode du « communisme de guerre ». Cependant, des
126. B. Broutskous, IcvreiskoTe naselenie pod kommounistitcheskoi vlastiou [La
population juive sous le rdgime communiste], Sovremennye sapiski, 1928, n° 36,
pp. 511-512.
LES ANNEES VINGT 259
informations sur la situation pitoyable des Juifs avaient filtre dans
la presse juive de l'etranger. Mors la Section juive « en rejeta la
faute sur 1'Ancien Regime qui, selon elle, avait empeche les Juifs
de se consacrer au travail productif - synonyme, pour les commu-
nistes, de travail physique. Et, comme les Juifs persistaient encore
a se consacrer au travail "non productif, eh bien. il ne leur restait
plus qu'a en patir. Le regime sovi&ique n'y etait pour rien ».
Mais, objecte Broutskous, « en realite, c'etait tout le contraire.
Les coups portes aux petites entreprises industrielles juives, les
difficultes toujours plus grandes rencontrees par les petits patrons
pour entretenir des employes ou des apprentis, entratnerent la quasi-
disparition de la classe ouvriere juive... Alors que, sous 1'Ancien
Regime, le progres economique et le developpement des echanges
entre la Zone de residence et le reste de la Russie avaient eu pour
consequences la diminution du nombre des petits intermediaires
plus ou moins inutiles et la diversification de la qualification profes-
sionnclle des masses juives, maintenant la population juive se
retrouvait a nouveau massivement cantonnee dans le role d'inter-
m6diaire economique d'importance secondaire ».
Au cours de la troisieme periode de la NEP - du printemps 1925
h l'automne 1926 -, les artisans, les marchands ambulants « bene-
ficierent d'avantages fiscaux significatifs », le commerce sur
les foires fut exonere d'impots et « 1' inspection des finances invitee
a exercer sa mission dans le cadre de la legalite » pour ce qui
concernait les entreprises commerciales plus importantes. Au cours
de cette periode, « le developpement rapide des echanges... profita
a la population juive », « en premier lieu aux artisans » ; « de
nombreux commer^ants se tournerent vers 1' achat des denrees agri-
coles ». « On assista egalement au developpement rapide de l'in-
dustrie legere dans les deux republiques de l'Ouest, et celle-ci se
mit a faire concurrence a 1'industrie d'Etat pour l'achat des matieres
premieres ». - Dans le meme temps, « en application des nouvelles
instructions [sur les elections aux Soviets], une proportion plus
grande de Juifs acc6da aux droits politiques et, par voie de conse-
quence, a certains droits civiques. »
A la fin de Tannee 1926, « la Russie etait deja entree dans la
deuxieme phase de la reaction communiste qui se traduisit... par le
demantelemcnt complet de la NER Ce processus debuta par 1' inter-
diction du commerce prive des grains. Puis, cette mesure fut
260 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dtendue au cuir, aux oleagineux, au tabac... On ferma des moulins,
des beurreries, des manufactures de tabac. Au cours de 1'ete 1927,
on commenca a proceder a la fixation des prix de vente dans le
commerce prive ». « Desormais, la plupart des artisans se retrou-
verent sans travail, faute de matieres premieres 127 . »
La situation des petites villes des regions occidentales dmut la
communaute juive internationale. En 1922 (au sortir du "commu-
nisme de guerre"), Pasmanik ecrivit non sans quelque exageration :
« Sous le bolchevisme, les Juifs sont purement et simplement
condamnes a disparaitre » ; le triomphe des bolcheviks a transforme
« tous les Juifs de Russie en un troupeau de mendiants 128 ».
Cependant, ce n'est pas cela que voulait entendre l'Occident.
L' opinion publique - y compris les Juifs - y restait bienveillante a
l'egard du pouvoir sovietique. Cette attitude s'explique non
seulement par la sympathie que l'ensemble de 1' intelligentsia euro-
peenne eprouvait envers tous les mouvements socialistes, quels
qu'ils fussent, mais egalement, dans une tres large mesure, par le
fait que les Juifs du monde entier, et tout particulierement ceux des
Etats-Unis, se sentaient rassures sur le sort des Juifs de Russie,
persuades qu'ils etaient que ceux-ci seraient bien traites par le
pouvoir sovietique et que, desormais, nul pogrom ne les menacait.
De son cote, la propagande sovietique s'employait habilement a
magnifier encore et encore la prosperitd et les perspectives ouvertes
aux Juifs.
Ce sentiment general de sympathie permettait aux dirigeants
sovietiques d'obtenir plus facilement l'aide financiere de l'Oc-
cident, tout particulierement celle de l'Amerique. Sans cette aide,
ils etaient incapables de sortir du marasme economique provoque
par le glorieux "communisme de guerre". En mars 1921, Lenine
prononca les paroles suivantes au Congres du Parti : « Tant qu'il
n'y a pas de revolution dans les autres pays, on mettra des dizaines
d'annees a s'en sortir, et c'est pourquoi il ne faut pas hesiter a
prelever des centaines de millions, voire de milliards sur nos
inepuisables richesses en matieres premieres, pour obtenir l'aide
du grand capitalisme moderne l29 ». Et l'affaire fut conclue : le
127. Ibidem, pp. 513-518.
128. D. S. Pasmanik, pp. 194, 195.
129. V. ttnine, (Euvres en 45 volumes [en russe], 1941-1967, t. 32. p. 201.
LES ANNEES VINGT 261
capitalisme moderne ne rechigna pas a grappiller un peu des
richesses de la Russie. A l'automne 1922, la premiere banque
sovietique internationale fut fondec - la « Roskombank », avec a
sa tete des personnalites qui nous sont deja familieres : Olof
Aschberg, qui avait draine vers Lenine 1'aidc internationale pendant
toute la revolution, d'anciens banquiers du temps des tsars (Schle-
singer, Kalachkine, Ternovski), et Marc Mei, qui aida tant les
Soviets aux Etats-Unis ; on elabora un systeme d'echange aux
termes duquel tous les fonds disponibles « devaient servir a l'achat
aux Etats-Unis de biens a usage civil ». Le secretaire d'Etat
americain eut beau protester qu'il s'agissait « d'une reconnaissance
de facto des Soviets », on ne l'ecouta pas. De son cote, le
professeur G. Kassel, conseiller aupres de la « Roskombank », eut
cette formule : « II ne serait pas raisonnable d'abandonner la Russie
a son destin, compte tenu des ressources dont elle dispose 130 . »
Et ce fut l'arrivee en URSS des premiers concessionnaires - tant
attendus, tant desires par les Soviets ! - avec, parmi eux, le favori
de Lenine, Annand Hammer. Des 1921, « il est dans 1'Oural... ou
il decide de contribuer a la renaissance de l'industrie de cette
region » ; il obtient la concession des gisements d'amiante d'Ala-
pai'evsk. Dans une note du 14 octobre 1921 adressee aux membres
du Comite central, Lenine annonce que le pere de Hammer « donne
un million de pouds* de blc aux ouvriers de 1'Oural a des condi-
tions tres avantageuses, et se charge de revendre les productions
precieuses de I'Oural en Amcrique 1 " ». Plus tard, en echange de
livraisons de crayons aux Soviets, Hammer exporta sans vergogne
les tresors des collections imperiales. (II retourna frequemment a
Moscou, sous Staline comme sous Khrouchtchev, et continua a
emporter par cargos entiers des icones, des tableaux, de la porce-
laine, des pieces d'orfevrerie de Faberge.)
Cependant, d'importantes ressources furent distributes sur le
territoire de l'URSS par TAmerican Relief Administration au sein
de laquelle travaillaient de nombreux Juifs. « Emus par tant de
catastrophes... ct tout particulierement par les pogroms sanglants,
130. E. Saltern, Wall Street ct la revolution bolcheviquc (traduit de I'anglais en russe],
Moscou, 1998. pp. 64-66, 193.
131. V IJnine, (Euvres completes en 55 volumes, t. 53, p. 267.
* Unpoud= 16,38 kg.
262 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les Juifs americains collecterent en 1921-1922 des sommes consi-
derables... Cet argent fut depense sous l'egide de l'ARA... pour
venir en aide aux victimes des pogroms, pour sauver les villes du
sud de la Russie et la paysannerie de la Volga m . »
*
Parmi les idees les plus en vogue dans les annees 20, il faut aussi
mentionner la colonisation juive des terres - concept qui n'emanait
pas tant des Juifs eux-memes que de ce que le pouvoir sovietique
avait programme a leur intention. Voici ce qu'il recouvrait : au
cours de leur longue errance, les Juifs ont ete prives de la possibility
de cultiver la terre et ce n'est que par necessite et contre leur gre
qu'ils se sont adonnes a l'usure et au commerce ; desormais, ils
peuvent enfin prendre racine, renoncer aux mauvaises habitudes
heritees du passe" et, grace au travail productif qu'ils auront realise
sous le ciel sovietique, dissiper toutes les legendes malveillantes
qui circulent a leur sujet !
Les autorites sovietiques echafauderent cette theorie dans le but
d'ameliorer la productivity, mais surtout pour des raisons poli-
tiques : il fallait creer un grand courant de sympathie du cote des
Occidentaux, mais aussi, bien plus important, en obtenir de
1' argent... Broutskous ecrit : « Dans sa course aux credits, le
pouvoir sovietique cherche a s'attirer la sympathie de la bour-
geoisie etrangere, tout particulierement de la bourgeoisie juive. »
Cependant, les dons cessercnt d'affluer des 1924, et meme
« 1'organe principal de la bienfaisance juive americaine [le "Joint"]
dut mettre fin a ses activites en Europe... Pour reunir a nouveau des
sommes importantes [comme ce fut le cas avec l'ARA en 1921], il
fallait, comme on dit aux Etats-Unis, un boom. Et e'est a la coloni-
sation que Ton fit remplir cet office. Le grandiose projet d'une
colonisation des terres impliquant cent mille families juives ne
visait, semble-t-il, que des fins de propagande '■" ». - A l'automne
1924, un Comite gouvernemental pour l'Etablissement rural des
Travailleurs juifs fut cree, flanque d'une Union panrusse de volon-
taires pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs. (Un souvenir
1 32. B. Broutskous, p. 525.
133. Ibidem, pp. 524-526.
LES ANNEES VINGT 263
d'enfance : en 1927-1928, a 1'ecole, on nous obligeait a cotiser
- c'est-a-dire a demander de 1' argent a nos parents - pour 1' Asso-
ciation des Amis des enfants de... ladite Union panrusse !) Des
associations furent creees dans de nombreux pays pour soutenir
cette initiative.
Les choses furent tout de suite tres claires : « Aider le pouvoir
sovietique... a transformer [les Juifs pauvres] en paysans », voila
« un phcnomene de portee internationale » qui permet aux ouvriers
des autres pays de juger de « la puissance et de la solidite du
pouvoir sovietique ». Ce projet fut activement soutenu - y compris
sur le plan financier - par le puissant « Joint Comittee » americain.
- Et le Jewish Chronicle de Londres ecrivit ce qui suit (16 octobre
1925) : «On projette de remplacer la Palestine par la Crimee. A
quoi bon envoyer les Juifs en Palestine, cette terre si peu fertile et
qui ne justifie pas... de si grands sacrifices et un labeur si
harassant... ? Les riches terrcs de 1' Ukraine leur sont ouvertes et les
champs fertiles de la Crimee sourient au pauvre Juif... Moscou va
devenir la protectrice des Juifs de Russie et peut pretendre au
soutien moral des Juifs de tous les pays » ; de plus, « elle n'aura
rien a dcbourser, les Juifs americains prenant sur eux toutes les
depenses 134 . »
La presse russe de 1' emigration comprit tout de suite la
manoeuvre sovietique. Pierre Struve, dans la revue Vozrojdenie
editee a Paris : « Toute cette entreprise vcut demonstrativement lier
les Juifs - ccux de Russie comme ceux du reste du monde - au
pouvoir communiste..., frapper definitivement les Juifs du sceau du
communisme 1 ". » - L' editorial du Ron! de Berlin : « Le monde
identifie suffisamment les bolcheviks aux Juifs. II faut encore les
rendre co-responsables du sort de centaines de milliers de pauvres
gens. On pourra alors soumettre les riches Americains a ce
chantage : si le pouvoir sovietique s'effondre, un immense pogrom
balaiera toutes les colonies juives qu'il aura fondees, - c'est
pourquoi il faut soutenir le pouvoir sovietique a n'importe quel
prix ' "'. » - Les Poslednie Novosti : « Ironie du sort - dans ce projet
se combinent le bluff bolchevique et le punch americain » - et les
134. Lurine*. pp. 293. 297-298.
135. P. Struve, Proekt ievrei'skoi kolonizatsii Rossii [Le projet de colonisation juive
de la Russie], Vozrojdenie. Paris, 1925, 25 Get (n" 145), p. 1.
136. Rout, Berlin, 1925, 1" ocl. (n" 1469), p. I.
264 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Americains ont mordu a l'hame9on parce qu'ils ne comprcnnent
rien a ce qui se passe en URSS' 37 .
Et, de fait, l'idee d'une rehabilitation du travail de la terre par
les Juifs souleva une vague d'esperance joyeuse dans la commu-
nautc juive intcrnationale. En septembre 1925, « un Congres
pangermanique... de la bourgeoisie juive, preside par le president
dc la Reichsbank », Hjalmar Schacht, prit la decision d'apporter
son aide au projet. En France, Leon Blum collecta des fonds pour
envoyer des tracteurs aux nouveaux paysans juifs. A New York fut
creee l'Association pour l'aide a 1'agriculture juive en URSS. Des
collectes furent organisees dans de nombreux pays, y compris en
Afrique du Sud ; tout le monde apporta sa contribution : les
sociaux-democrates, les anarchistes, de simples ouvriers. - Et
lorsque « le redacteur en chef du Morning Journal, Fishman, posa,
apres bien d'autres, la question : "Est-il conforme a 1'ethique que
les Juifs de Russie coloniscnt des terres expropriees ?" » et que le
Jewish Chronicle eut rappele que parmi les ex-proprietaircs, « la
plupart sont en prison, en exil ou fusilles », - c'est le president du
« Joint » lui-meme, le grand juriste amdricain Louis Marshall, qui
repondit, declarant que les confiscations revolutionnaires consti-
tuaient un droit de bienfaisance m . (En fait, des les annees 1919-
1923, « plus de 23 000 Juifs s'etablirent sur des terres expropriees
a proximite des petites villes de l'ex-Zone de residence » ; au prin-
temps 1923, il n'y avait plus de terres inoccupees et c'est a ce
moment-la que « se formerent des petits groupes de Juifs desireux
de s'installer sur les terres libres du sud de l'Ukraine" 9 ». Ce
mouvement s'accelera a partir de 1925.)
C'est alors qu'arriva sur le devant de la scene l'Agro-Joint inter-
national (avec a sa tete, a cote de Marshall, le banquier germano-
americain Paul Warburg). II passa un accord avec le Comite gou-
vernemental pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs en vue
de la livraison de tracteurs, de machines agricoles, de semences, de
la construction de puits artesiens, de la formation aux travaux agri-
coles de la jeunesse juive.
En 1926, au congres de l'Association panrusse de volontaires
137. M. Benediklov, Ievrei'skai'a kolonizatsia v SSSR [Le projet de colonisation juive
en URSS], Poslednie novosti, 1925, 6 nov. (n u 1699), p. 2.
138. Larine, pp. 295. 296, 300-302.
139. PEJ, l. 8. p. 184.
LES ANNEES VINGT 265
pour l'Etablissement rural des Travailleurs juifs, Kalinine « s'eleva
vigoureusement contre 1' assimilation [des Juifs sovietiques] et
proposa un vaste programme visant a leur autonomie » (connue en
Occident sous le nom de « Declaration de Kalinine »). « On pre-
voyait au depart de transplanter vers le sud de 1' Ukraine et la
Crimee environ cent mille families juives, soit pres de 20 % de la
population juive de 1'URSS » ; on prevoyait egalement de creer
des regions juives autonomes. (Cependant, « beaucoup de Juifs,
quoique sans travail, refuserent de se consacrer a 1' agriculture » ;
et « la moitie seulement des Juifs qui avaient accepte de partir se
fixerent durablement sur leurs nouvcaux lieux d'habitation 14 " ».)
Cependant, ce programme suscita des reactions critiques de la
part des sionistes americains « qui voyaient dans la propagande en
faveur de la colonisation agricole juive en Union sovietique une
alternative au sionisme et a l'idee du retour en Israel ». L' Asso-
ciation panrusse de volontaires pour l'Etablissement rural des
Travailleurs juifs dut tenter de se justifier, arguant que son projet
ne contredisait en rien la colonisation de la Palestine 141 .
C'est en Crimee que Ton placait ie plus d'espoirs. Le projet
prevoyait d'attribuer a la colonisation juive 455 000 hectares en
Ukraine et en Bielorussie, et 697 000 hectares en Crimee. « Confor-
mement au plan decennal de transfert des Juifs en Crimee », leur
pourcentage dans la population dcvait y passer de 8 % en 1929 a
25 % en 1939 (on supposait que les Juifs allaient devenir plus
nombreux que les Tatars), - et « il ne saurait y avoir d'objections
de principe » a la constitution « d'une Republique ou d'une Region
autonome juive de Crimee du Nord dans le cadre de la Republique
autonome sovietique de Crimee 142 ».
L'etablissement des Juifs en Crimee provoqua des reactions
hostiles parmi les Tatars (« Alors, on cede la Crimee aux Juifs ? »)
et la paysannerie locale insuffisamment pourvue de terres. Et voila,
comme l'ecrit Larine, que « toutes sortes de fables malveillantes se
repandent dans le pays (on fait cadeau des meilleures terres aux
Juifs, on lese les autres, le pouvoir accorde ses faveurs aux seuls
colons juifs, etc.) ». - Au point que le president du Comite central
140. Ibidem, pp. 185, 188.
141. Ibidem, t. 6, pp. 139-140.
142. Larine, pp. 74. 174, 175, 308.
266 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ex£cutif de la Republique de Crimee, Veli Ibraimov, publia une
interview dans un journal de Simferopol, La Crimee rouge (26 sep-
tembre 1926), que Larine ne cite pas mais qu'il qualifie d'« i na-
tation au pogrom », de manifestation de « chauvinisme bourgeois
haineux » ; Ibraimov s'etait en outre rendu coupable de divulgation
de documents officiels qui « ne devaient pas encore etre rendus
publics ». Larine denonga 1' affaire aux autorites superieures (ce
dont il se vante dans son livre), a la suite de quoi Ibraimov fut
« destitue puis fusille », et la colonisation juive reprit de plus belle.
Detail qui eclaire sur les methodes communistes : ibraimov ne fut
pas jug6 pour des raisons politiques, mais pour ses « relations avec
une organisation de koulaks et de bandits », autrement dit pour pur
et simple banditisme l4 -\ Le vice-president du Comite executif, « un
certain Moustafa », fut egalement condamne a mort pour les memes
chefs d'accusation et fusille en compagnie d'Ibraimov 144 .
Les rumeurs concernant les aides substantielles dont auraient
b6neficie les colons juifs ne cessaient pas. Les autorites s'effor-
§aient d'y mettre fin. Ouvrons un exemplaire des Izvestia de 1927 :
« Les colons juifs recoivent une aide importante de la part des orga-
nisations juives » (il n'est pas dit que ces organisations se trouvent
a l'Ouest) et non du gouvcrnement, comme on l'entend dire. Pour
faire taire ces rumeurs, le commissaire a 1'Agriculture d'Ukraine,
Schlichter (celui-la meme, si Ton s'en souvient, qui avait fait du
tapage a la Douma de Kiev en 1905), dut se rendre personnellement
dans le sud de 1' Ukraine. En effet, on y colportait des bruits selon
lesquels « les Juifs ne travaillent pas eux-memes sur les terres
qu'on leur a attributes, mais les afferment ou les font cultiver par
d'autres », c'est-a-dire par des journaliers. Eh bien voila : « Nous
n'avons pas constate de tels faits » ; cependant, a toutes fins utiles,
il faut « interdire aux colons juifs d'affermer leurs terres ». A
propos du recours au travail salarie, Schlikhter se borna a declarer
que « nous n'avons pas releve de cas de recours au travail salarie ».
Plus gcneralement, il faut mener « une vaste campagne dupli-
cation pour combattre l'atmosphere deletere qui regne autour de la
question de la colonisation juive l45 ».
143. Larine, pp. 150-152, 233-234.
144. Izvestia. 1928. l cr mai. p. 4.
145. Izvestia, 1927, 13 juil, p. 4.
LES ANNEES VINGT 267
Dans cet article, on trouve egalement quelques chiffres : de la
fin de I'annfe 1925 a juillet 1927, « 630 exploitations agricoles
tenues par des Juifs » furent creees dans la region de Khersonese U( \
Pour l'ensemble de 1' Ukraine, «en 1927, il y avait 48 colonies
agricoles juives... qui comptaient 35 000 personnes ». En Crimee,
«4 463personnes... peuplaient les colonies agricoles juives l47 ».
Au regard de ces chiffres, ['affirmation selon laquelle « les colonies
agricoles juives comptaient, en 1928, 220 000 personnes l48 »,
semble plus que douteuse, tout comme les chiffres avances par
Larine : 200 000 colons juifs en 1929. Pourquoi ces divergences ?
D'autant que le meme Larine declarait en 1929 que « la part des
Juifs dans la population rurale est insignifiante » : moins de 0,2 %
(alors que les Juifs representaient 20 % des commercants et 2 % de
la population globale de l'URSS) 149 .
Mai'akovski voyait les choses ainsi :
Par son travail obstine
le Juif
en Crimee
cultive
la terre pierreuse.
Et pourtant, ce programme de conversion des Juifs a l'agriculture
fut un echec. Rien n'incitait vraiment les colons a rester. Leur
transfert (tout comme la construction de leurs habitations) avait ete
decide a" en haut et finance par des organisations occidentales. De
plus, l'Etat lui-meme eut recours au travail « salarie » pour faciliter
1' installation des colons juifs : par exemple, « peu de gens savent »
que les colonnes de tracteurs du sovkhoze Chevtchenko, en
Ukraine, travaillerent les champs des « villages juifs avoisi-
nants 150 ». Et en depit du fait qu'« a la fin des annees vingt et au
debut des annees 30, deux a trois mille families juives partirent
s'installer en Crimee », « au terme de cinq annees de travail », ce
n'etaient pas les dix a quinze mille families prevues qui s'etaient
146. Ibidem.
147. PEJ. t. 2, p. 552 ; t. 4, p. 599.
148. G. Aronson, p. 137.
149. Larine, pp. 97-98, 236.
150. Larine, p. 206.
268 DEUX SIECLES ENSEMBLE
etablies en Crimee, mais « seulement cinq mille ». Raison : « le
retour frequent des colons sur leurs anciens lieux de residence, ou
leur depart pour les villes de Crimee ou d'autres regions de
l'URSS l51 ». On peut comparer cette situation avec celle des
colonies agricoles juives du xix e siecle, mais a cette difference pres
que, desormais, « de nouvelles possibility [leur] etaient ouvertes
dans 1'industrie » (ainsi que dans 1' administration, ce qui n'etait pas
le cas au xix e siecle) 152 .
Pour finir, la collectivisation 6tait desormais en route. Semion
Dimanstein, un communiste a toute epreuve qui fut pendant de
longues annees a la tete de la « Section juive », et qui accepta sans
barguigner toutes les mesures prises par les Soviets au cours des
annees 20, se fendit soudain, en 1930, afin d'en preserver les
colonies juives, d'un article dans la presse pour « denoncer la
collectivisation totale dans les regions dcvolues aux minorites
nationales », « ce qui lui valut un avertissement 1 " ». Mais la collec-
tivisation s'imposa « sans epargner les jeunes pousses de l'agri-
culture juive 154 », « les kolkhozes juifs furent rcunis aux autres 155 »
et le projet de colonisation agricole juive en Ukraine et en Crimee
fut definitivement enterre.
Neanmoins, F initiative la plus importante en ce domaine fut,
comme on le sait, le Birobidjan, territoire situe entre deux affluents
de 1' Amour, a la frontiere de la Chine, « d'une superficie presque
egale a celle de la Suisse ». On en donna par la suite differentes
descriptions. En 1956, Khrouchtchev, dans un entretien avec des
communistes canadiens, vanta ses terres - parmi les plus fertiles,
son climat - meridional, « bien arrose et cnsoleille », ses « rivieres
poissonneuses », ses « immenses forets ». Le Sotsialistitcheskii
Vestnik le decrit comme « une taiga partiellement marecageuse ' 56 ».
V Encyclopaedia Britannica : « une plaine avec de vastes mare-
cages, par endroits des forets marecageuses », mais aussi « des
terres fertiles le long de TAmour 157 ». - Le projet naquit en 1927
151. PEJ, t. 4. p. 600.
152. PEJ, l. 2, p. 554.
153. Ibidem, p. 354.
154. G. Aronson, p. 137.
155. PEJ, t. 2. p. 554.
156. Khrouchtchev i mif o Birobidjane [Khrouchtchev et le mythe du Birobidjan].
Sotsialistitcheskii vestnik. New York, 1958, n""7-8, pp. 142-143.
157. Encyclopaedia Britannica, 15 lh ed., 1981, Vol. X.. p. 817, clmn. 2.
LES ANNEES VINGT 269
au sein du Comite gouvernemental pour l'Etablissement rural des
Travailleurs juifs. II s'agissait non seulement « de transformer une
part importante de la population juive en une communaute
compacte de paysans sedentaires » (Kalinine), mais de creer (pour
faire piece au sionisme reactionnaire) un foyer national, une Repu-
blique autonome juive avec une population s'elevant a au moins
un demi-million de personnes 158 . (On ne saurait exclure une autre
intention : creer une poche de fideles au regime sovietique dans
une region peuplee par des Cosaques qui lui etaient hostiles.)
Une expedition scientifique fut tout de suite envoyee au Biro-
bidjan ; en 1928, il fut decide de proceder - avant Tarrivee massive
des colons juifs - a des travaux prcparatoires, a rectification de
villages (pour cela, on eut recours a la population locale ou a des
equipes itinerantes d'ouvriers chinois ou coreens). Les habitants du
pays (des Cosaques qui s'etaient installcs la dans les ann6es 1960-
1980 du xrx c siecle et avaient surmonte bien des difficultes dans
ces contrees difficiles) s'inquieterent de 1'arrivee de ces nouveaux
venus : ils pratiquaient la culture en jachere, avaient besoin de
beaucoup de terres et craignaient de se les voir retirer. - La
commission mandatee par le Comite gouvernemental pour l'Eta-
blissement rural des Travailleurs juifs « envisagea la possibility
d'installer progressivement 35 000 families..., mais l'enquete sur le
terrain montra que ces perspectives etaient trop optimistes ». - Le
Comite central executif de l'URSS decida en mars 1928 d'affecter
spccialement le Birobidjan a la colonisation juive, et les premiers
convois de colons furent aussitot formes. C'etaient des citadins
venant d' Ukraine et de Bielorussie, nullement prepares au travail
de la terre 159 . (On leur promettait en cchange la restitution de leurs
droits civiques). Le Komsomol se mela de l'affaire, des pionniers
sillonnerent le pays, collectant des fonds pour la colonisation du
Birobidjan.
Ainsi expediees a la hate, toutes ces families juives se retrou-
verent a leur arrivee dans des conditions epouvantables. Elles furent
logees dans des baraquements pres de la gare de Tikhonka (la future
ville de Birobidjan). « Parmi les habitants de ces baraquements...,
certains reussissent a obtenir des credits et des aides a l'installation,
158. PEJ, t. 1, pp. 445-446.
159. Larine, pp. 183-184.
270 DEUX SIECLES ENSEMBLE
et ils depensent cet argent sans bouger de la ou ils sont. D'autres,
moins adroits, sont plonges dans la misere l6 °. » « Au cours de la
premiere annee, on n'a construit que 25 isbas, on a laboure
seulement 125 hectares dont aucun n'a etc ensemcnce. » Et
beaucoup ne sont pas restes : mille travailleurs arrivent au prin-
temps 1928, mais 25 % d'entre eux repartent, dccus, des la fin du
mois de juillet ; parmi tous ceux qui sont arrives en 1928, « plus
de la moitie ont quitte le Birobidjan des fevrier 1929 "'' ». Entre
1928 et 1933, 18 000 colons sont venus pour s'installer au Biro-
bidjan alors que la population juive y atteint peniblement les six
mille personnes ; selon d'autres sources, « en 1929, seulement 14 %
des colons juifs prevus sont restes m » ; les autres sont rentres chez
eux ou sont partis pour Khabarovsk et Vladivostok.
Larine, qui s'interroge avec intelligence et passion sur la meil-
leure facon d'organiser l'etablissement agricole des Juifs, s'insurge
pourtant : « Tapage malsain... autour du Birobidjan... L'etablis-
sement la-bas de millions de Juifs est une utopie... C'est tout juste
si Ton n'a pas erige ce projet en devoir national pour les Juifs
sovietiques ; « c'est du sionisme a l'envers », « une espece de
populisme ». Quant aux organisations juives, elles refusercnt
d'emblee de financer le lointain Birobidjan, considerant toute cette
entreprise commc « trop chere et risquec 163 ». Si elles ne l'approu-
verent pas, c'est qu'elle emanait non de la volonte des Juifs, mais
de celle du pouvoir sovietique qui s'etait mis en tete de remodeler
le pays de fond en comble IM .
Des la revolution d'Octobre et jusqu'a la fin des annees 20, la
vie des Juifs ordinaires fut profondement affectee par Taction des
membres des Sections juives. A cote" du Commissariat a la popu-
lation juive, rattache au Commissariat du peuple aux nationalites
(de Janvier 1918 a 1924), une organisation juive s'etait constituee
160. Khrouchtchev i mif o Birobidjane [Khrouchtchev el le mythe du Birobidjan],
Sotsialistitcheskii veslnik. New York, 1958, n oi 7-8, p. 144.
161. Larine, pp. 188, 189.
162. PEJ, 1. 1, p.448 ; t. 8. p. 188.
163. Larine. pp. 184, 186-189.
164. PEJ, 1.8, p. 188.
LES ANNEES VINGT 271
au sein du Parti communiste. Des Sections et des Comites juifs
furent crces en province des le printemps 1918, devancant presque
la Section juive centrale. C'etait un milieu forme de communistes
fanatiques, plus fanatiques que les autorites sovietiques elles-
memes, ct parfois en avance sur elles dans leurs projets. C'est ainsi
que, « sous la pression de la Section juive, le Commissariat a la
population juive promulgua au debut de Pannee 1919 un decrct
denoncant Phebreu comme "une langue reactionnaire et contre-
revolutionnaire" et prescrivant Penseignement en langue yiddish
dans les ecoles juives 165 ». Le Bureau central des Sections juives
etait rattache au Comite central du Parti, et celles-ci 6taient tres
nombreuses dans l'ex-Zone de residence. « L'objectif principal des
Sections juives etait 1' education politique et la sovietisation de la
population juive dans sa langue maternelle, le yiddish. » De 1924
a 1928, « toute la sphere de Pinstruction et de la culture juives fut
soumise aux bureaux juifs des commissariats a Pinstruction
publique [des republiques] » ; puis ils furent supprimes « pour les
exces qu'ils commirent a vouloir imposcr par la force la pratique
generalisee du yiddish », et « cela ne fit que renforcer le pouvoir
des Sections juives l66 ».
L' action des Sections juives au cours des annees 20 fut cependant
contradictoire. « D'un cote, une intense activite de propagande
communiste en langue yiddish, un combat impitoyable contre le
juda'i'sme, Penseignement juif traditionnel, les organisations juives
independantes, les partis et mouvements politiques, le sionisme,
Phebreu. D'un autre cote, le refus de Passimilation, le soutien a la
langue yiddish et a sa culture, Porganisation d'un systeme d'ensei-
gnement sovietique juif, d'une recherche scicntifique juive, Paction
en faveur de P amelioration de la situation economique des Juifs
sovietiques » ; et, avec tout cela, « les Sections juives adoptaient
souvent des positions plus radicales que les organes centraux du
Parti l67 ».
Qui formait les rangs de cette Section juive antisioniste ?
C'etaient « en majorite des ex-membres du Bund et des socialistes-
territorialistcs 168 ». Ccs transfuges, ou « communistes neophytes »,
165. Ibidem, p. 146.
166. Ibidem, pp. 165-166.
167. PEJ, t.8, p. 166.
168. PEJ. t. 7, p. 947.
272 DEUX SIECLES ENSEMBLE
avaient ete nombrcux a rejoindre le Parti communiste. L'objectif de
la Section juive etait de renforcer l'influence du communisme parmi
les Juifs de Russie, et, a plus long terme, de creer une « nation juive
sovictique » isolee de la communaute juive mondiale - mais, dans le
meme temps, « Taction de la Section juive aboutit paradoxalement a
ce que de "dispositif technique" destine a enroler les Juifs dans
"1* edification du socialisme", elle se transforme en centre de conso-
lidation de la specificity juive en Union sovictique ». Une scission
se produisit ainsi au sein de la Section juive : d'un cote, les
« partisans de 1' assimilation a marche forcee » ; de 1' autre, ceux qui
consideraient que le travail de propagande en direction de la popu-
lation juive, sous toutes ses formes, etait « un outil necessaire pour
la preservation du peuple juif 161 ' ». Dans Le Livre des Juifs de
Russie, G. Aronson constate avec satisfaction que Taction de la
Section juive « portait malgre tout, sous la sauce proletarienne, la
marque claire de Tidentite" nationale juive ». « Ce n'est pas un
hasard si cette action a eu un echo et a parfois suscite la sympathie
parmi de larges couches de la population juive en Pologne et aux
Etats-Unis » ; 1'auteur parle meme d'une « variante du nationalisme
juif sous Tapparence du communisme l7 " ». - Mais, en 1926, le Parti
mit un frein aux activites de la Section juive, la transformant en
Bureau juif. Ce dernier fut ferine en 1930 au meme titre que tous
les autres bureaux nationaux rattaches au Parti 171 . Tout se fit
desormais sous la seule egide du communisme. « Les Juifs de
Russie ne disposerent desormais d'aucun moyen de s'exprimer, y
compris en tant que communistes m . »
On peut dire que la fin de la Section juive marque la disparition
definitive du Bund en tant que mouvement tentant de « rendre
possible une existence nationale specifique, fut-ce en contradiction
avec les principes de la theorie social-democrate m ». Cependant,
meme apres sa fermeture, nombre d'agents de la Section juive, ainsi
que bien d'autres socialistes juifs, ne recouvrerent pas leurs esprits,
et, faisant fi de leurs compatriotes et du reste du monde, au nom
169. PEJ, t. 2, p. 465.
170. G. Aronson, p. 137.
171. PEJ, t. 2, p. 465.
172. B. Orlov, Rossia bez ievre'i'ev [La Russie sans les Juifs], « 22 », 1988, n°60,
161.
173. Leonard Shapiro, p. 167.
LES ANNEES VINGT 273
de l'« Edification du socialisme » continuerent a travailler au sein
de l'appareil de l'Etat et du Parti. Et c'est cela que Ton retint.
On peut se referer aux statistiques ou citer une multitude de cas
particuliers, une chose est sure : en ces annees-la, la vague juive
avait largement infiltre l'appareil du pouvoir sovietique. Un pouvoir
qui etouffait la liberte d'expression, la liberie du commerce, la
religion, la dignite humaine.
L'6tat de la culture juive en URSS fit I'objct, en 1923, d'un
diagnostic tres pessimiste de la part du « groupe Biekerman-
Pasmanik » : « La culture juive a ete mise sens dessus dessous,
foulee aux pieds 174 ; « tous les fondements de la culture nationale
juive ont ete ebranles, toutes nos valeurs sacrees ont ete melangees
a la boue l75 ». En 1922, S. Doubnov formulait un jugement
semblable, parlant d'un « champ de ruines », du .spectacle « de
puissances ttmebreuses et sauvages s'employant a detruire les
derniers vestiges d'une culture 17 ' 1 ».
Seule l'historiographie juive fut epargnee pendant la premiere
decennie du regime sovietique, ainsi qu'en temoignent les publica-
tions assez nombreuses autorisees au cours de cette periode. Les
archives de l'Etat, y compris celles du departement de la Police,
furent ouvertes des le debut de la revolution, ce qui rendit possibles
les recherches et les publications aussi bien sur la participation des
Juifs au mouvement revolutionnaire que sur les pogroms et les
proces « rituels ». La Societe historico-ethnographique juive reprit
ses activites en 1920 et publia les « Materiaux pour 1'histoire des
pogroms antijuifs en Russie », en deux volumes. Par la suite, « elle
fut l'objet d'attaques de la part de la Section juive » et « entra sur la
voie du declin », pour etre supprimee en 1929. Des revues comme
Evreiskii Vestnik ou Evreiskaia Letopis furent interdites en 1926-
1928. La revue de Doubnov, Evreiskaia Starina, continua de
paraitre (meme aprcs le depart a I'etranger de celui-ci en 1922),
174. REJ, p. 5.
175. D. S. Pasmanik, Que cherchons-nous au juste ?, RiE, p. 214.
176. D. S. Pasmanik*, La involution russe et les Juifs. p. 195.
274 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mais fut fermee en 1930. Le Musee ethnographique juif subit le
meme sort, la meme annee 177 .
Le destin de la culture juive dans les annees 20, c'est le dcstin
de deux langues qui se separent : l'hebreu et le yiddish. L'hebreu
fut combattu et interdit parce que le pouvoir voyait en lui la langue
de la religion et du sionisme. Avant la consolidation du regime
sovietique (en 1917-19), « plus de 180 publications en hebreu
- livres, brochures, revues - virent le jour en Russie » (principa-
lement a Odessa, mais aussi a Kiev et a Moscou). L'idee que « le
destin de l'hebreu est lie & celui de la revolution communiste triom-
phante » parvint a se maintenir au debut des annees 20 « parmi des
jeunes gens qui tenterent de "creer une tribune litteraire revolution-
naire sous l'etendard de laquelle auraient pu s'unir les jeunes forces
crcatrices de la communautc juive mondiale" l7s ». II n'cmpeche
que « la Section juive insista pour que le Commissariat a la popu-
lation juive » declare l'hdbreu « langue reactionnaire », et, des
1919, le Commissariat h 1'Instruction publique « interdit son ensei-
gnement dans tous les etablissements scolaires. Les livres en hebreu
furent progressivement retires des bibliotheques 179 ».
Le destin qui attendait la culture en yiddish fut bien plus mouve-
mente. Le yiddish restait la langue parlee par les masses juives.
Notons que, d'apres le recensement de 1926, il y avait encore 73 %
de Juifs pour « declarer que le yiddish etait leur langue mater-
nelle IS0 » (une autre source donne 66 % m ) - autrement dit la masse
des Juifs etait alors encore a meme de conserver sa culture en
langue yiddish. Le pouvoir sovietique tira profit de cette situation.
Si, au cours des premieres annees qui suivirent la revolution, les
bolcheviks etaient nombreux a penser que les Juifs devaient se
detourner de leur langue et de leur nationality, par la suite, le
Commissariat a la population juive, la Section juive centrale et les
sections juives rattachees aux commissariats a 1'Instruction
publique des differentes republiques entreprirent de creer une
177. PEJ, t. 2, p. 439. EJR. t. 2. p. 432 ; Orlov, op. cit„ p. 161.
178. /. Sloutski, Soudba ivrit v Rossii [Lc destin de l'hebreu en Russie], LMJR-1,
pp. 241-242, 246.
179. PEJ, t. 2, p. 422.
180. 5. Schwarz, levrei v Sovetskom Soi'ouze s natchala Vtoroi' mirovoi voi'ny (1939-
1965) [Les Juifs en URSS depuis le debut de la Sccondc Guerre mondiale (1939-1965)],
New York, 1966, p. 407.
181. Lame, p. 56.
LES ANNEES VINGT 275
culture sovietique en yiddish. Dans les annees 20, celui-ci fut
reconnu comme Tune des langues officielles en Bielorussie ; a
Odessa, dans les annees 20 et meme dans les annees 30, le yiddish
etait « la languc principale utilisee dans de nombreux organismes
d'Etat » ; le yiddish etait employe dans les tribunaux et disposait
de tranches horaires a la radio 1 ".
« A partir de 1923, on assiste au developpement rapide de l*en-
seignement scolaire en yiddish dans l'ensemble de l'URSS » (y
compris en Grande Russie et a Moscou). A partir de 1923 (et
jusqu'en 1930), on commence a imposer le yiddish dans les ecoles
juives de l'ex-Zone de residence, sans tenir compte de l'avis des
parents. En 1923, il y avait en URSS 495 ecoles ou l'enseignement
se faisait en yiddish, et elles accueillaient 70 000 eleves ; en 1928,
il y en avait 900, et, en 1930, 160 000 eleves etaient scolarises en
yiddish. (Cela s'explique egalement par le fait qu'Ukrainiens et
Bielorusses avaient a ce moment-la accede a une pleine autonomic
culturelle et ne voulaient pas que les enfants juifs introduisent un
element de russification ; quant aux parents juifs, ils ne voulaient
pas que leurs enfants apprennent en ukrainien ou en bielorusse, et
des ecoles russes il n'y en avait plus - il ne leur restait done plus
qu'a envoyer leurs enfants dans les ecoles yiddishophones.)
Precisons en passant que, dans ces ecoles, l'histoire juive n'ctait
pas enseignec, elle etait remplacee par une matiere intitulee « la lutte
des classes chez les Juifs 183 ». (De meme que dans les ecoles russes
on n'enseignait pas l'histoire russe, ni aucune autre, d'ailleurs, mais
seulement la « sociologie ».) Au cours des annees 20, « les
quelques rares elements de culture juive qui etaient enseignes dans
les ecoles sovietiques juives furent progressivement supprimes ».
Au debut des annees 30, « le systeme de gestion relativement
autonome des ecoles sovietiques juives fut definitivement aboli 184 ».
A partir de 1918, des etablissements d'enseignement superieur
furent crees pour les Juifs : l'Universite populaire juive a Moscou
(jusqu'en 1922), et l'Universite populaire juive de Petrograd,
transformed en 1920 en Institut juif des Connaissances superieures
(dont l'un des createurs fut Semion Lozinski) « qui a compte parmi
182. PEJ. t. 1, p. 326 ; t. 2. p. 465 ; t. 6, p. 125.
183. Y. Mark. Ievreiskai'a chkola v Sovetskom SoTouze [L'iScole juive en Union sovie-
tique], LMJR-2, pp. 235-238.
184. PEJ. 1.8, p. 175.
276 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ses membres nombre d'eminents savants et dispense son ensei-
gnement a de nombreux etudiants juifs » ; cet Institut fonctionna
jusqu'en 1925 grace a l'aide du « Joint ». Des departements juifs
furent ou verts dans les facultes pedagogiques de l'universite de
Bielorussie (a partir de 1922) et de la deuxieme universite de
Moscou (a partir de 1926). N'oublions pas non plus l'Ecole centrale
juive du Parti ou l'enseignement etait dispense en yiddish (a partir
de 1921). Un reseau d'etablissements d'enseignement technique fut
egalement mis en place (plus de 40 etablissements techniques,
industriels et agricoles) 185 .
La culture juive continua d'exister et beneficia meme d'une aide
substantielle, mais aux conditions fixees par le regime sovietique.
L'histoire du peuple juif fut completement occultee au moment
meme ou l'ecole historique et la philosophic russes etaient deman-
telees.
La culture juive des annees 20 est deja une culture sovietique,
« proletarienne », mais en languc yiddish. A ce titre, elle put obtenir
le soutien de l'Etat pour ses journaux, ses theatres. Et c'est
pourquoi sans doute, quarante ans plus tard, Le Livre des Juifs de
Russie porte un jugement plutot positif sur la situation de la culture
juive en URSS dans les premieres annees du regime sovietique.
Jusqu'aux annees 40, une section de l'Agence tel^graphique juive
mondiale eut son bureau a Moscou - ce fut la seule agence d'infor-
mation a ne pas faire partie de l'agence Tass - et put envoyer ses
depcchcs a 1'ctrangcr (sous le controle de la censure sovietique,
naturellement). II y avait aussi des journaux en yiddish : lc principal
d'entre eux 6tait l'organe de la Section juive, Der Ernes, qui parut
de 1920 a 1938. (Selon Dimanstein, il y avait en 1928 trente-quatre
maisons d'edition qui publiaient en yiddish.)
La litterature en yiddish 6tait encouragee, mais a condition
qu'elle adopte une orientation bien precise : nier le passe historique
juif - « avant Octobre » n'est qu'un sombre prologue a l'ere du
bonheur et de 1'epanouissement - ; noircir tout ce qui a trait a la
religion et voir l'« homme nouveau » dans le Juif sovietique. Cela
parut suffisamment attrayant aux yeux de certains ecrivains juifs en
vue, partis de Russie apres la revolution, pour qu'ils decident de
rentrer en URSS ; c'est ce que firent, en 1925, le poete David
185. Ibidem, pp. 177-179 ; EJR. 1. 2, pp. 195-196.
LES ANNEES VINGT 277
Hofstein (bien qu'« il fut toujours soupconne de "nationalisme" ») ;
LeTb Kvitko (« il s'adapta facilement aux conditions sovietiques et
sa production poetique fut abondante ») ; en 1926, ce fut le tour de
Peretz Markish (« il se soumet sans difficulte aux exigences de la
ligne du Parti ») ; en 1928, Moi'se Koulbak et Der Nistor (Pinkhos
Kaganovitch - il se distingua ulterieurement par son roman La
Famille Machber, « l'oeuvre la moins sovietique et la plus libre a
avoir jamais ete produite par la litterature juive en Union sovie-
tique ») ; en 1929, David Bergelson, qui « dut payer un lourd tribut
a ceux qui detenaient le pouvoir » : « la revolution a le droit d'etre
cruelle l86 ». (Ce dont il fit l'experience, ainsi que Markish et
Kvitko, en 1952.)
La culture « bourgeoise » en hebreu fut 6crasee. Un groupe
d'ecrivains, avec a leur tete Kh. N. Bialik, partit pour la Palestine
en 1921. Un autre « groupe d'ecrivains pratiquant 1' hebreu parvint
a se maintenir jusqu'au milieu des annees 30. Leurs ceuvres 6taient
publiees de loin en loin » dans des revues etrangeres. « Certains de
ces ecrivains furent bientot arretes et disparurent sans laisser de
87
. »
trace ; d'autres reussirent a s'extirper de 1'Union sovietique
Pour ce qui est de la culture juive en langue russe, la Section
juive la considerait « comme le resultat de la politique d'assimi-
lation conduite sous l'Ancien Regime ». Au cours de la deuxieme
moitie des annees 20, les ecrivains s'exprimant en yiddish,
semblables en cela a tous les autres ecrivains sovietiques, se divi-
serent en « proletaries » et « compagnons de route ». Les ecrivains
juifs les plus importants s'integrerent a la litterature sovietique de
langue russe 188 . (Faute de place, cette categorie ne sera pas
examinee dans ce livre.)
A partir de 1921, l'Etat subventionna une troupe theatrale de
qualite, le Theatre de chambre juif, qui donnait ses representations
en yiddish; devenue en 1925 le Theatre d'Etat juif, cette
compagnie fit de nombreuses tournees en Europe, contribuant a
rehausser l'autorite du regime sovietique aux yeux des Juifs du
monde entier. Elle s'employait a tourner en ridicule les mceurs et
la religion des petites communautes juives d'avant la revolution.
186. Y. Mark, Litcratoura na idich v Sovetskoi Rossii [La literature en yiddish dans
la Russie sovietique], LMJR-2, pp. 224-229.
187. /. Sloutski, pp. 245, 247.
188. PEL t. 8, pp. 174, 181-182.
278 DEUX SJECLES ENSEMBLE
L'un de ses acteurs, Mikhoels, s'y distingua tout particulierement
et en prit la direction en 1928 l89 .
Plus complexe est l'histoire d'une autre compagnie theatrale qui
existait deja avant la revolution d'Octobre et jouait en h6breu, le
Gabima. Elle beneficia du soutien de Lounatcharski, de Gorki et de
Stanislavski, mais fut accusee par la Section juive d'etre « un
repaire sioniste », et il fallut une intervention de Lcnine pour
qu'elle puisse continuer d'exister. Elle obtint le statut de theatre
d'Etat. C'etait « le dernier Tlot d'hebreu en Union sovietique,
mais il dtait clair que ce theatre n'avait pas d'avenir 190 ». (Le
critique dramatique A. Kugel lui reprocha de renier les moeurs et
1'esprit juifs 191 .) En 1926, la troupe partit en tournee a l'etranger
pour ne plus revenir, ce qui ne l'empecha pas de disparaitre peu
apres 1 - 12 .
A 1' oppose, le Theatre d'Etat en yiddish « provoqua un veritable
boom de l'art dramatique juif en URSS. Au debut des annees 30,
on comptait dix-neuf troupes professionnelles en yiddish dans le
pays... II y avait une ecole de theatre juive a Moscou, des theatres-
studios a Kiev et Minsk 19 ' ». Ajoutons a cela le theatre-studio Frei-
kunet qui fonctionna a Moscou dans les annees 20.
II convient ici d'evoquer le destin theatral posthume du mal-
heureux Semion Iouchkcvitch, surnomme « le Gogol juif ». II
publia en 1926 un livre intitule Episodes qui « tournait en ridicule
l'attitude des bourgeois juifs pendant la revolution ». Iouchkcvitch
mourut en 1927 et, un an apres, la censure sovietique interdit la
piece de theatre qui avait ete tiree de son livre. C'etait une ceuvre
d'orientation antibourgeoise : que vouloir de plus ? Mais « toute
Taction se de>oule en milieu juif », dont sont raillees « la betise, la
lachete, la cupiditc », - et la censure decida d'interdire la piece
« par crainte de reactions judeophobes m ».
189. G. Svet, Ievreiskii teatr v Sovietskoi Rossii [Le theatre juif en Russie sovietique],
UR-2, pp. 266-271.
190. PEJ, t. 9, p. 477.
191. PEJ, t. 4, p. 616.
192. C. Svet, pp. 273-278.
193. PEJ, I. 8. p. 183.
194. V. Levitina, Stoilio li sjigat svoi khram... [Fallait-il brfller son temple...], « 22 »,
1984, n n 34, p. 204.
LES ANNEES VINGT 279
Et pendant ce temps, dans quel etat se trouvaient les organisa-
tions sionistes d'URSS ? Elles etaient fondamentalement inaccep-
tables pour le pouvoir communiste, accusees de « collaboration
avec 1' Entente », avec l'« imperialisme mondial », - mais c'est
justement la reconnaissance internationale dont elles beneficiaient
qui obligeait a les traiter avec une certaine retenue. En 1921, la
Section juive leur declara « la guerre civile sur le terrain juif ». Les
mesures prises contre le sionisme furent encore aggravees par les
interdits qui frappaient 1'hebreu. Cependant, « la pression antisio-
niste ne se fit pas sentir partout ni avec une force suffisante » -
autrement dit, « les condamnations a de lourdes peines de prison et
de deportation furent relativement rares ». Au printemps 1920, on
arreta quelques sionistes de droite, histoire de leur faire peur, mais
ils furent amnisties a 1' occasion du l er mai. « L' ambivalence de la
politique du Kremlin » se fit egalement sentir au cours des negocia-
tions avec les representants de l'Organisation sioniste mondiale
(fevrier 1921) : Tchitcherine ne rejeta pas toutes leurs requetes, le
pouvoir sovietique « n'etant pas encore pret a stigmatiser definiti-
vement le sionisme », comme l'y poussait la Section juive.
Pourtant, avec le debut de la NEP, « le relachement general de la
pression de 1' administration permit aux groupes sionistes de
respirer quelque peu 1 " 5 ». (II est interessant de noter que Dzerjinski
ecrivait en 1923 : « Le programme des sionistes n'est pas
dangereux pour nous, c'est meme plutot le contraire, je le considcre
comme utile pour nous » ; et, en 1924 : « Nous avons des raisons
de fond d'etre amis avec les sionistes l% . » Lesdits sionistes
parvinrent a maintenir entre 1920 et 1924 leur Bureau central a
Moscou (ses membres furent arretes en mars 1924, et ce n'est que
grace a de nombreuses interventions en URSS et a l'etranger que
leur peine de deportation en Asie centrale fut commuee en rele-
gation 197 ). Des « 1923, il ne restait plus en Union sovietique que
deux organisations sionistes autoris6es » : les Poalei-Tsion et la
fraction « legale » de 1' organisation de jeunesse Gekhalouts, qui
s'etait fixe pour but la colonisation agricole de la Palestine et s'y
195. /. Chekhiman, Sovietskai'a Rossia, sionizm i Izrail [La Russie sovietique. le
sionisme et Israel], LJR. pp. 321-323.
196. PEJ, t. 8, p. 200.
197. Ibidem, p. 201.
280 DEUX SIECLES ENSEMBLE
preparait dans les kolkhozes d'URSS ; elle edita sa revue entre
1924 etl926 ws . Meme l'aile gauche du parti sioniste-socialiste
TseireV-Tsion (« La jeunesse de Sion ») adopta un ton de plus en
plus agressif vis-a-vis des bolcheviks ; des arrestations massives,
quoique de courte duree, s'ensuivirent, apres quoi ce Parti choisit
la clandestinite et ne fut definitivement liquide qu'a la fin des
annees 20.
On peut se faire une idee de cette forme d'activite clandestine en
suivant la trace du Parti TseireV-Tsion qui encadrait une importante
organisation de jeunesse (Kiev, Odessa). « lis avaient pour devise :
"Le sang juif ne doit pas servir a lubrifier les rouages de la revo-
lution". » En ce qui concerne le pouvoir sovietique, « ils le
reconnurent formellement, tout en appelant a la guerre contre la
dictature du Parti communiste ». Ils prirent la Section juive pour
cible principale de leur propagande politique. « En particulier, ils
militerent avec beaucoup de virulence contre le transfert des Juifs
vers les campagnes [la Crimee] », voyant la une atteinte a « leur
specificite nationale ». Parmi ces jeunes sionistes, certains se
retrouverent en prison. A partir de 1926, ce Parti commenca a
decliner, puis disparut completement 199 .
Une vague d' arrestations s'abattit sur les milieux sionistes en
septembre-octobre 1924. Une partie d' entre leurs membres furent
juges a huis clos et condamnes a des peines allant de trois a dix
ans de camp. En 1925, le Comite executif central (Smidovitch), le
Commissariat a l'lnstruction publique (Rykov) et meme le Guepeou
(Menjinski et Deribas) assurerent les delegu6s sionistes qu'ils
n' avaient rien contre eux « dans la mesure ou ils ne [dressaient]
pas la population juive contre le pouvoir sovietique 2 "" ».
En 1924, Pasmanik declara que « les sionistes, les Juifs ortho-
doxes et les nationalistes devraient etre au premier rang de ceux
qui combattent le pouvoir sovietique et le bolchevisme 201 ». Mais
son appcl resta sans suite.
Les poursuites contre les sionistes reprirent dans la scconde
moitie des annees 20 ; la commutation des condamnations en
198. PEJ, t. 5, p. 476 ; t. 7, p. 948.
199. M. Heifetz, Vospominanii' groustny'i svitok [Le triste dcheveau des souvenirs],
Jerusalem, 1996, pp. 74-79.
200. /. Chekhlman. pp. 324-325.
201. D.S. Pasmanik. p. 2 1 4.
LES ANNIES VINGT 281
possibility d'6migrer se fit de plus en plus rare. « En 1928, les
autorites proclamerent la dissolution des Poalei-Tsion, liquiderent
l'organisation "legale" Gekhalouts » et « fermerent les exploitations
agricoles qui lui appartenaient. Dans le meme temps, presque tous
les mouvemcnts sionistes clandestins furent definittvement deman-
telds ». Le droit de quitter l'URSS « fut systematiquement reduit »
apres 1926. Une partie des sionistes resterent en prison ou furent
deportes 202 .
S'il est vrai que la jeunesse juive des villes s'engagea massi-
vement en faveur du communisme et des Soviets, la resistance qu'y
opposerent les Juifs plus ages, religieux, ceux de l'ex-Zone de resi-
dence, n'en fut pas moins acharnee. Le Parti, par l'intermediaire de
la Section juive, s'imposa brutalement et pesa de tout son poids.
«I1 faut s'etre rendu dans l'une de ces villes traditionnellement
juives, disons Minsk ou Vitebsk, pour constater a quel point tout
ce qu'il y avait de digne, de respectable et de respecte au sein de
la communaute juive est desormais rabaisse, reduit a la misere, a
1' affliction et au desespoir, pour voir les premieres places occupees
par des gens sans morale, sans reflexion et sans scrupules 20 - 1 ». Le
pouvoir bolchevique a provoque « de terribles ravages, tant sur le
plan materiel que sur le plan moral... au sein de notre communaute
aussi 204 ». - « La proliferation des bolcheviks juifs d'un cote, celle
des nepmen juifs de 1'autre, temoigne de fagon alarmante de la
profonde decomposition culturelle de la communaute juive. Et si le
peuple russe ne peut esperer se gu6rir du bolchevisme qu'en
restaurant dans la vie publique ses principes religieux et moraux,
la pensee juive doit elle aussi ceuvrer dans le meme sens 205 . »
Et e'est ce qu'elle fit. Mais, sur l'efficacite et les resultats de ce
travail, les temoignages divergent. Un auteur contemporain de ces
evenements considere que « la societe juive s'est retrouvee soit
completement deboussolee, soit, plongee dans le plus profond
desarroi, elle s'est detournee de ce qui se passait autour d'elle » - a
202. PEJ, t. 7. p. 948 ; Chekhtman, pp. 325-328.
203. /. M. Biekerman, p. 92.
204. Ibidem, p. 53.
205. /. Levine, levrei V revolulsii [Les Juifs dans la revolution], RiE, p. 118.
282 DEUX SIECLES ENSEMBLE
la difference de la societe russe qui manifesta une certaine resis-
tance, quoique « maladroitement et sans succes 206 ». « A la fin des
annees 20 et au debut des annees 30, les Juifs se detachent en masse
de leurs traditions 207 . » Un temoignage plus tardif (1933) indique
qu'« au cours des vingt dernieres annees », les Juifs de Russie « se
sont de plus en plus eloignes de leur passe, de leur esprit, de leurs
traditions 208 ». - Quelques annees plus tard, avant la Seconde
Guerre mondiale : « Avec l'avenement de la dictature bolchevique,
le conflit entre p&res et fils a pris des formes particulierement
violentes dans le milieu juif m . »
Un demi-siecle plus tard, M. Agourski rappelait que les malheurs
qui ont frappe les Juifs du fait de la revolution s'expliquent en
grande partie par le fait que la jeunesse juive s'etait detournee de
sa religion et de sa culture nationales « sous 1' influence exclusive
de l'ideologie communistc »... « La penetration massive des Juifs
dans toutes les spheres de la vie publique russe » et dans les spheres
dirigeantes sovietiques pendant les vingt annees qui suivirent la
revolution se revela non constructive et nefaste pour eux 210 .
Pour finir, un auteur des annees 90 : « Les Juifs constituerent
l'elite de la revolution, ils etaient dans le camp des vainqueurs.
C'est un aspect singulier dc cette revolution russe, a la fois plurina-
tionale et sociale. Par ailleurs, les Juifs furent soumis a un processus
de bolchevisation politique et de sovietisation sociale : la commu-
naute juive comme structure ethnique, religieuse et nationale,
disparut sans laisser de trace 2 " ».
La jeunesse juive qui s'etait jetee a corps perdu dans le bolche-
visme etait grisee par sa nouvelle mission, par l'influence qu'elle
exercait sur le cours des choses. Certains mirent de l'enthousiasme
a renier leurs origines. Mais cette conversion a l'internationalisme
et a l'atheisme le plus intransigeant ne conduisit pas a V assimilation
que le peuple juif avait redoutee pendant des siecles, e'est-a-dire a
1' integration a la culture dominante. Comme tous les autres jeunes,
206. G. Landau, p. 118.
207. PEJ, 1.8, p. 199.
208. G. Sliosberg. Dela minouvchikh dneT : Zapiski rousskovo ievreia [Souvenirs d'un
Juif russe), Paris, 1934, 1. 3, p. 376.
209. S. Ivanovitch, p. 47.
210. Jerusalem Post, 13 avril 1973 ; 7 octobrc 1979.
211. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im 20,
Jahrhundert. Berlin, Siedler Verlag. 1992, p. 106.
LES ANNEES VINGT 283
d'ailleurs, ces jeunes Juifs entreprirent en fait de creer un peuple
nouveau, le peuple sovietique. Comme le note M. Agourski, seule
une petite minorite - parmi laquelle des gens qui etaient alles
jusqu'a se convertir a I'orthodoxie tout en voulant conserver les
« formes politiques du bolchevisme », tel l'avocat A. Gourovitch
qui defendit le mctropolite Veniamine en 1922 212 -, seule cette
minorite aspira a se fondre dans la culture russe et justifie que Ton
parle a son propos d'assimilation. - Aujourd'hui, a propos des Juifs
qui travaillerent « dans l'appareil du Parti et de l'Etat, dans des
institutions economiques, scientifiques et meme militaires », Y En-
cyclopedic juive note que « la plupart ne cachaient pas leur origine
juive, mais adoptcrent rapidement, eux et leur famille, la culture et
la langue russes, et leur appartenance au monde juif perdit tout
contenu cultural 213 ». Oui, ces gens rejeterent la culture qui les avait
formes - on etait en train de forger Yhomo sovieticus ; mais, apres
plusieurs decennies, l'avenir montra que quelque chose de leur
conscience nationale juive etait tout de meme reste en eux, resistant
a l'eradication complete.
Meme pendant les annees 20, en pleine apotheose de 1'intematio-
nalisme, les manages mixtes (« entre Juifs et Russes ou autres non-
Juifs ») ne representerent en moyenne que 6,3 % sur I 'ensemble du
pays - 16,8 % en RSFSR, mais seulement 2,8 % en Bielorussie et
4,5 % en Ukraine 214 (selon d'autres sources, on trouve pour 1' an nee
1926 respectivement 8,5 %, 21 %, 3,2 % et 5 % 215 ). Le processus
d'assimilation ne faisait que dcbuter.
*
Et la situation de la religion juive, dans tout cela ? Hostile a toute
forme de religion, alors qu'il frappait sans pitie PEglise orthodoxe,
le pouvoir bolchevique manifesta dans un premier temps une
attitude plutot tolerante a l'egard de la pratique religieuse des Juifs.
« En mars 1922, le journal Der Ernes faisait savoir que la section
d'agitation et dc propagande politique du Comite central n'avait
nullement l'intention d'offenser les sentiments religieux... Au cours
212. M. Agourski, p. 114.
213. PEJ. t. 1, p. 235.
214. S. Pozner, MJ. p. 271
215. Larine*, p. 304.
284 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des annees 20, cette tolerance ne s'etendait pas a l'orthodoxie que
les autorites consideraient comme Tun des ennemis les plus
dangereux du regime sovietique 216 ». II est vrai que la campagne
de confiscation des objets de valeur appartenant a l'Eglise
orthodoxe toucha egalement les synagogues. E. Iaroslavski publia
dans les hvestia un article intitule « Que peut-on prendre dans les
synagogues ? » : « Les rabbins disent souvent qu'il n'y a pas
d'objets precieux dans les synagogues. Le plus souvent, c'est
effectivement le cas... Habituellement, les murs sont nus. Mais les
chandeliers a sept branches sont souvent en argent. II faut imperati-
vement les confisquer. » II faut dire que, trois semaines auparavant,
« on avait confisque seize objets en argent dans une synagogue »,
et dans une autre « cinquante-sept objets en argent et deux en or ».
Iaroslavski prevoyait egalement d'instaurer un impot progressif sur
1' achat des "bonnes" places dans les synagogues. (Mais ce projet,
apparemment, n'eut pas de suite 217 .)
Cependant, « la Section juive insistait aupres des hautes
instances pour qu'elles adoptent a l'egard du judai'sme la meme
politique qu'a regard du christianisme 2 "' ». Des 1921, a Toccasion
du Nouvel An juif, la Section juive organisa « un proces public de
la religion juive » a Kiev. Le Livre des Juifs de Russie evoque
egalement d'autres « proces exemplaires » de ce genre a Vitebsk,
Rostov, Odessa. lis se deroulaient en yiddish, et la Section juive
faisait en sorte que le judai'sme y fut « juge » par des bolcheviks
juifs.
Les ecoles religieuses furent interdites par voie administrative ;
en 1920, la section juive du Commissariat a l'lnstruction publique
emit une circulaire sur la liquidation des heders et des yeshivat.
« Cependant, ceux-ci continuerent a fonctionner dans la clandes-
tinite pendant de longues annees 219 . » « II y a un grand nombre de
ces etablissements plus ou moins illegaux. » « Malgre 1'interdiction
de l'instruction religieuse, les annees 20 furent dans l'ensemble les
plus favorables a la vie religieuse juive en URSS 220 . »
216. PEJ, t. 8. p. 194.
217. La Tribune juive*. 1922. 21 avril (n° 120), p. 7.
218. PEJ. t. 8, p. 196.
219. G. Svet, Ievrei'skai'a religie v Sovetskoi Rossii [La religion juive en Russie sovi6-
tique], LJR, pp. 205-207.
220. PEJ, t. 8, p. 194.
LES ANNEES VINGT 285
Bien entendu, « a la demande des travailleurs juifs », de
nombreuses tentatives de fermeture de synagogues eurent lieu, mais
« elles se heurterent a la resistance farouche des fideles ». Malgre
eel a, « au cours des annees 20, on ferma les synagogues centrales
de Vitebsk, Minsk, Gomel, Kharkov et Bobrou'fsk 221 ». La syna-
gogue centrale de Moscou « put etrc sauvee grace a l'intervention
du rabbin Maze aupres de Dzerjinski et Kalinine 222 » ; en 1926,
« on ferma a Kiev la synagogue centrale pour y installer un
theatre juif pour enfants 223 ». Mais « la majority des synagogues
continua de fonctionner. Ainsi, en 1927, on denombrait en Ukraine
1 034 synagogues et maisons de priere en activite », et « les syna-
gogues etaient meme plus nombreuses a la fin des annees 20
qu'en 1917 224 ».
Les autorites tenterent de concocter une « Synagogue vivante »
(sur le modele de l'« Eglisc vivante » des orthodoxes) ou « le
portrait de Lenine etait accroche bien en vue » ; on tenta egalement
de susciter des « rabbins rouges », des « rabbins communisants » ;
cependant, « cette entreprise echoua, on ne reussit pas a provoquer
de schisme parmi les fideles de la religion juive 225 ». - « L'ecra-
sante majorite des Juifs religieux etait farouchement opposee a la
"Synagogue vivante", e'est pourquoi les plans elabores par le
pouvoir sovietique... se solderent par un echec complet 226 . »
A la fin de l'annee 1930, un groupe de rabbins fut arrete. lis
« furent liberes au bout de quinze jours et contraints de signer une
lettre redigee par les agents du Guepeou 227 » : 1) la religion juive
ne fait l'objet d'aucune persecution en URSS, « contrairement a ce
qui se passait sous le regime tsariste » ; 2) pas un seul rabbin n'a
etc fusille depuis l'avenement du regime sovietique.
Dans les regions de peuplement juif, « on tenta d'instaurer
comme jour ferie le dimanche ou le lundi ; la Section juive exigea
que les ecoles fonctionnent le samedi ct que le jour de repos soit
le dimanche ». (Mais, bientot, a partir de 1929, tous eurent a
221. Ibidem, p. 195.
222. C. Svei, p. 209.
223. PEJ, t. 4, p. 257.
224. PEJ. t. 8, p. 195.
225. G. Svet, p. 208.
226. PEJ, t. 8, p. 197.
227. Ibidem, p. 198.
286 DEUX SIECLES LNSHMBLE
connaitre la « semaine de cinq jours » ou la « semaine de six jours »
avec des jours de repos fluctuants - et les Chretiens perdirent leur
dimanchc, commc les Juifs leur samedi.) Lors des fetes religieuses,
les membres de la Section juive se dechatnaient devant les syna-
gogues : a Odessa, « ils firent irruption dans la synagogue Brodski...
et mangcrent dcmonstrativcmcnt du pain devant les fideles qui
observaient le jeune ». lis organiserent egalement des journees de
travail d'interet general (sur le modele des subbotniki et des
voskresniki) a l'occasion du Kippour. « Quand il y avait des fetes,
surtout au moment de la fermeture des synagogues, on procedait
frequemment a la requisition des rouleaux de la Torah, des livres
de priere ». - « L' importation de pain azyme en provenance de
I'etranger... etait tantot autorisee, tantot interdite 228 » ; de plus, « a
partir de 1929, la fabrication de celui-ci fut frappee d'une lourde
taxe 229 ». Larine fait 6tat de l'« autorisation ahurissante » accordee
par les autorites a I'importation de pain azyme de Koenigsberg pour
la Paque de 1929 2, °.
Pendant les annees 20, des ouvrages religieux purent etre
imprimes par des entrcpriscs privees. « A Leningrad, les Hassides
reussirent a tircr des livres de priere a plusicurs milliers d'exem-
plaires », tandis que le rabbin de Leningrad, D. Ketsenelson, se fit
publier par Fimprimerie de L'Agitateur rouge. Des calendriers juifs
furent fabriques et « diffuses a des dizaines de milliers d'exem-
plaires 211 . » Plus encore : « La communaute juive fut la seule [a
Moscou] a obtenir l'autorisation de construire de nouvcaux edifices
religieux au cours des annees 20 » : une deuxieme synagogue, rue
Vycheslavtsev, et une troisieme a Tchcrkisov ; ces trois synagogues
purent fonctionner tout au long des annees 7>Q 2n .
Cependant, « les jeunes ecrivains et poetes juifs... consacraient
des pages enflammees aux synagogues vides, aux rabbins sans
auditoire, aux petits gars de province devenus des commissaires
rouges redoutes 2 " ».
228. C. Svei, pp. 208-209.
229. PEJ, t. 8, p. 199.
230. Larine, p. 285.
231. Slouiski, p. 246.
232. Sorok sorokov : Albom oukazatel vsckh moskovskikh tserkvei' [Toutcs les dglises
de Moscou]. Paris, YMCA Press, 1988, t. 1, p. 13 ; Pozner, p. 271.
233. M. Popovski, O nas - so vsei iskrennostiou [A propos de nous - en loule
sincdrile], Novi amerikanels, 1981, 20-26 sept. (n"84), p. 7.
LES ANNEES VINGT 287
Mais nous connaissons aussi la fureur destructive des
komsomols russes a la Paque orthodoxe : ils arrachaient les bougies
des mains des fideles, jetaient par terre les gateaux pascals benits,
puis grimpaient au sommet des coupoles pour en arracher les croix.
Des milliers de belles eglises rdduites a des amas de pierres, des
milliers de pretres fusilles, des milliers d'autres jetes dans les
camps...
En ces annees-la, nous avons tous voulu chasscr Dieu.
Des les premieres annees du regime sovietique, les portes de la
science et de la culture russes s'ouvrirent largement a l'intelli-
gentsia et a la jeunesse juives - de vastes perspectives, mais
limitees quant au contenu par le pouvoir sovietique. (Au tout debut
de cette periode, c'est Olga Kameneva, la sceur de Trotski, qui
regentait l'elite culturelle.)
Des l'annee 1919, « la jeunesse juive se rua massivement » sur
le cinema, art prise par Lenine pour « son effet de propagande
immediat ». « Beaucoup de Juifs se retrouverent a la tete de studios,
de directions centrales ou locales du cinema, de centres de
formation ou d'equipes de prises de vues ». (B. Choumiatski, l'un
des fondateurs de la Republique de Mongolie, et S. Doukclski
furent, a divcrses periodes, a la tete de la Direction centralc de
I' Industrie cinematographique 2 -' 4 .) Les Juifs contribuerent indubita-
blement aux reussites du jeune cinema sovietique. V Encyclopedic
juive cite une longue liste d'administrateurs, de metteurs en scene,
de realisateurs, d'acteurs, de scenaristes, de critiques de cinema.
Parmi les realisateurs, Dziga Vertov est considcre comme l'un des
classiques du cinema sovietique, principalcment du cin6ma docu-
mentaire : Kino-Pravda, En avant, soviet !, Symphonic du Donbass,
Trois Chants sur Lenine™ (on sait moins que c'est lui qui dirigea
les prises de vues de la destruction des reliques de Saint-Serge de
Radoneje). Dans le genre « film historique documentaire », Esphir
Choub, « en procedant a des montages tendancieux de bandes d'ac-
tualites, realisa plusieurs longs-metrages de propagande (La Chute
234. PEJ. I. 4, p. 275 ; EJR, t. 3, p. 439.
235. PEJ, t. 1, p. 653.
288 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de la dynastie des Romanov, 1927, etc.), et, plus tard, en utilisant
le meme procede, des films pathetiques a la gloire du commu-
nisme ». - Tout le monde connait G. Kozintsev et L. Trauberg
(S.V.D., La Nouvelle Babylone), S. Ioutkevitch. F. Ermler crea un
Atelier de cinema experimental. On peut citer egalement G. Rochal
(Gospoda Skotininy, Son Excellence - l'attentat de Girsh Lekkert),
Y. Rai'sman (Le Bagne, La terre a soif) et d'autres. Mais la figure
la plus importante des debuts du cinema sovietique est incontesta-
blement Sergue'i Eisenstein. II apporta « son souffle epique, son
sens de la grandeur monumentale des scenes de masse, sa maitrise
du montage - rythme et intensite emotionnelle 2 ' 6 ». Mais il mit son
talent au service de la propagande. Le retentissant succes mondial
du Cuirasse Potemkine fut une machine de guerre en faveur des
Soviets, mais ce film ne fait que broder sur l'histoire russe,
exacerber la haine envers la vieille Russie en utilisant des « acces-
soires cinematographiques » comme la bache dont on couvre la
foule des marins avant de les fusilier (et la Terre entiere a cm que
les choses s'etaient reellement passees ainsi), ou le « massacre »
sur le grand escalier d' Odessa, qui est pure invention. (Plus tard, il
fallut rendre service a Staline sur le terrain de 1' ideologic totalitaire,
puis sur celui du nationalisme, et Einsenstein repondit toujours
present.)
Bien que V Encyclopedic juive ait selectionnc les artistes qui y
figurent selon le critcre de la nationality, il nous faut redire que ce
n'est pas ce critere qui fut decisif a l'epoque, mais le vent d'interna-
tionalisme qui balaya les premieres annees du regime sovietique,
chassant toute forme d'esprit national, toute tradition. La person-
nalite qui se detache le plus dans ce contexte est un homme de
theatre, mais proche du pouvoir - Meyerhold. II fut l'etoile du
theatre sovietique. II eut ses admirateurs inconditionnels, mais aussi
ses detracteurs. A. Tyrkova-Williams raconte dans ses Memoires
qu'il brisait les auteurs comme les acteurs « par son esprit dogma-
tique et sa secheresse » ; l'actrice Komissarjevskai'a « sentit que ses
innovations etaient depourvucs de simplicite creatrice aussi bien
que de clarte ethique et esthetique », il « coupait les ailes aux
acteurs..., considerait que le cadre est plus important que le
236. PEJ. 1. 4, pp. 276-277.
LES ANNEES VINGT 289
tableau 217 » ; il fut par ailleurs un adversaire acharne de Mikhail
Boulgakov.
Certes, l'epoque exigeait que Ton paie le prix de sa situation.
C'est a quoi durent se resoudre et Katchalov, et Nemirovitch-
Dantchenko, et tous les autres... parmi lesquels le talentueux
metteur en scene A. Tai'rov-Kornblit, une celebrite de l'epoque, qui,
en 1930, denonca dans la presse le « complot des industriels ».
Marc Chagall emigra en 1923. Mais la plupart des peintres des
annees 20 durent se conformer aux imperatifs de la propagande
sovietique et plusieurs peintres juifs s'y employerent avec succes,
a commencer par El Lissitski : voyant dans la revolution d'Octobre
« une nouvelle ere de l'histoire de l'humanite », il « participa acti-
vement au travail de toutes sortes de comites et de commissions, et
dessina le premier drapeau du Comite executif central que les
membres du gouvernement porterent sur la place Rouge en 1918 » ;
une de ses affiches les plus celebres orna de nombreuses exposi-
tions sovietiques a 1'etranger, des albums de propagande (« L'URSS
edifie le socialisme », etc.) 2 ' 8 . Mais le grand favori du pouvoir
sovietique (nombreux portraits de Lenine, de Trotski et d'autres
hauts dignitaires, Vorochilov, Frounze, Boudienny) fut Isaac
Brodski qui, « apres avoir execute le portrait de Staline, devint le
portraitiste officiel du regime sovietique » en 1928 et, a partir de
1934, fut nomme directeur de 1'Academie des beaux-arts 239 .
« Au cours des premieres annees qui suivirent la revolution..., la
vie musicale des Juifs se fit encore plus animee. » Au debut du
siecle s'etait constitute en Russie, « pour la premiere fois au
monde, une ecole musicale juive unissant les traditions nationales
les plus profondes a la science musicale europeenne », et main-
tenant, durant les annees 20, « les compositeurs juifs se montraient
particulierement productifs - de nombreuses ceuvres sur des themes
et des sujets juifs virent le jour » : par exemple l'opera La Jeunesse
d'Abraham, de M. Gnessine, Le Cantique des cantiques de
A. Krein, La Rhapsodic juive de son frere G. Krein. Malgre les
limitations imposees a cette epoque par le regime sovietique, ce
dernier put accompagner son fils pour une mission de huit ans a
237. A. Tyrkova- Williams, Teni minouvchevo [Les ombres du passd], VM, New York,
1990, n° 11 i. pp. 214-215.
238. PEJ, t. 4, pp. 860-862.
239. PEJ, t. 1, p. 547.
290 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Vienne et a Paris, afin que celui-ci « approfondisse ses connais-
sances dans les domaines de la composition et de 1' interpre-
tation 240 ». Les Juifs avaient toujours connu Ie .succes comme
musiciens -, ils pouvaient desormais faire pleinement la
demonstration de leur talent dans les meilleures conditions, hors de
toute ideologic De jeunes inconnus appeles a devenir celebres
firent leurs premieres armes au cours de cette periode. - On releve
egalement un certain nombre de « responsables de la vie
musicale ». Matias Sokolski-Grinberg fut « inspecteur principal de
la musique au Commissariat a l'lnstruction publique » et redacteur
en chef de la tres ideologique revue Musique et revolution. Plus
tard (pendant les annees 30), Moise Grinberg, « responsable
important de la vie musicale », dirigea les Editions musicales
d'Etat, fut redacteur en chef de la revue La Musique sovietique,
puis directeur des emissions musicales a la radio d'Etat 241 . II y avait
egalement un Conservatoire juif a Odessa 242 .
Dans le domaine de la varied, Leonid Outiossov connaissait un
succes triomphal, repandant dans tout le pays le folklore juif
d'Odcssa. Nombre de ses chansons a succes avaient pour auteur
A. d'Aktil. La marche de l'Aviation sovietique fut composee par
P. Guerman et Y. Khait (tous ceux de ma generation l'ont
chantee 241 ). C'etaient les debuts de la chanson sovietique de masse.
Cependant, la culture sovietique faisait l'objet d'une surveillance
et d'un controle toujours accrus. Le Conseil scientifique d'Etat. Les
Editions d'Etat. (Dotees de leur « commissaire politique » - en
1922-1923, David Tchernomordikov - elles etoufferent bon
nombre de maisons d'edition privees 244 .) Sur le meme modele, les
Editions musicales d'Etat. La Commission d'Etat pour l'achat des
droits d'auteur, c'est-a-dire des moyens de subsistance des artistes.
(La surveillance politique - comme celle dont fit l'objet le directeur
du Conservatoire de Moscou, Glazounov - sera evoquee a part.)
Les Juifs ne firent certes que participer a la marche triomphale
de la culture proletarienne. Mais ce climat d'euphorie et de bonne
240. PEJ, 1. 5. pp. 541-542 ; EJR. t. 2, pp. 86-87.
241. EJR, t. 1, p. 377.
242. EJR. t. 2, p. 287.
243. EJR. t. 1, pp. 288, 409.
244. EJR, t. 3, p. 336.
LES ANNEES VINGT 291
conscience empecha de voir que la culture sovietique etait en train
d'ecraser, d'etouffer la culture russe.
Entre 1923 et 1927, Staline et Trotski se disputerent aprement le
pouvoir. Puis ce fut Zinoviev qui pretendit avec non moins d'achar-
nement a la premiere place dans le Parti. En 1926, bernds par
Staline, Zinoviev et Kamenev s'allierent a Trotski (L'« Opposition
unifiee ») - autrement dit, trois dirigeants juifs de premier plan se
retrouverent sur le meme front. II n'est pas etonnant que Ton trouve
un grand nombre de Juifs parmi les jeunes trotski stes de moindre
poids politique. (C'est ce qu'indique le temoignage de A. Tchiguili,
cite" par Agourski, qui eut plus tard plusieurs trotskistes pour
compagnons de cellule : « Les trotskistes etaient effectivement de
jeunes intellectuels juifs » venant pour la plupart de l'aile gauche
du Bund 245 .)
« L'Opposition etait consideree comme majoritairement juive »,
ce qui inquietait sericuscment Trotski. En mars 1924, il se plaignit
a Boukharine de ce que les ouvriers de Moscou n'hesitaient pas a
declarer ouvertcment que « les Juifs se revoltcnt » ; il aurait meme
« recu plusieurs ccntaines de lettres a ce sujet ». Boukharine
considera qu'il ne s'agissait la que de cas isotes. Alors « Trotski
tenta de faire figurer la question de rantiscmitisme a l'ordre du
jour d'une reunion du Politburo, mais personne ne lui apporta son
soutien ». Trotski craignait par-dessus tout que Staline n'utilisat
contre lui la carte de l'antiscmitisme. Ce qui fut partiellement le
cas (Ouglanov, alors secretaire du comite du Parti de Moscou). Et
lors de la dispersion (ordonnee par le meme Ouglanov) de la mani-
festation trotskiste organisee a Moscou le 7 novembre 1 927, « on
entendit des propos antisemites 246 ».
Staline avait peut-etre envisage de jouer la carte de rantisemi-
tisme contre l'« Opposition unifiee », cela pouvait sembler avan-
tageux a court terme, - mais son incomparable flair politique 1'en
detourna alors meme qu'il paraissait s'orienter vers cette solution.
II comprenait que les Juifs etaient a cette epoque fort nombreux
245. Agourski, p. 240.
246. Ibidem, pp. 240-242. 244.
292 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dans le Parti (s'ils s'unissaient contre lui, cela pouvait representer
une veritable force), ils lui etaient egalement precieux pour obtenir
l'aide de 1'etranger, enfin il pensait avoir encore besoin pendant
quelque temps des cadres juifs du Parti. (II ne s'est d'ailleurs jamais
separe de son homme de main prefere, Lion Mekhlis ; ni de son
fidele compagnon du temps de la guerre civile, Moi'se Roukhimo-
vitch.) - Et alors meme que l'ascension de Staline s'accompagna,
a la fin des annees 20, d'une reduction du nombre des Juifs au sein
de l'appareil du Parti, ce n'est pas un hasard si celui-ci envoya
Ienoukidze se faire photographier « parmi lcs delegues juifs » au
congres des « ouvrieres et paysannes 247 ». Et ordonna a Iaroslavski
d'ecrire dans la Pravda que « les manifestations isolees d'antisemi-
tisme dans la lutte contre 1' Opposition » constituaient une tentative
« d'utiliser la moindre petite fissure, la moindre petite breche » dans
la dictature du proletariat ; « rien n'est plus bete, plus reactionnaire
que d'expliquer les racines de 1' Opposition par l'origine nationale
de tel ou tel opposant 248 ». - Et c'est au cours du XV C Congres, ou
T« Opposition unifiee » fut mise en deroute, que Staline confia a
Ordjonikidzc le soin de trailer specialement de la question nationale
comme pour prendre la defense des Juifs. L'appareil du Parti « est
majoritaircment compose de Russes... c'est pourquoi les bavar-
dages sur la pretendue mainmise des Juifs sont depourvus de tout
fondement 241 * ». Staline lui-meme declara lors du XVI C Congres, en
1930, que « le chauvinisme russe » represente « le principal danger
pour la question nationale ». - C'est ainsi qu'il ne mit pas en ceuvre
son projet de « purger » l'appareil du Parti et du gouvcrnement des
Juifs qui s'y trouvaient, mais encouragea au contraire leur pene-
tration dans de nombreuses instances et institutions.
Lors du XV C Congres (decembre 1927), il fallut se resoudre a
aborder le redoutable probleme de la paysannerie : que faire de ces
insupportables paysans qui pretendent obtenir des biens manu-
factures en echange du grain qu'ils produisent ? C'est Molotov qui
fut charge de prononcer le discours principal. Mais, parmi les
autres orateurs, on trouve Schlichter et Iakovlev-Epstein, ces deux
247. Izveslia, 1927. 13 oct., p. 2.
248. E. Iaroslavski, Protiv antiscmitizma [Contre l'antis^mitisme], Pravda, 1927,
12 nov.
249. Izveslia. 1927, 11 dec., p. 1.
LES ANNIES VINGT 293
inoubliables fossoyeurs de la paysannerie 230 . II fallait envisager la
guerre totale contre les paysans, et Staline ne pouvait se permettre
de se separer de cadres experimentes ; il devait sans doute penser
aussi que cette campagne etant massivement dirigee contre des
populations slaves, il serait plus sur de s'appuyer sur des Juifs que
sur des Russes. Au sein meme du Gosplan, il conserva une solide
majoritc juive. On retrouvc naturellement Larine dans les instances
qui concurcnt et dirigerent la collectivisation ; Leon Kritsman
dirigea l'lnstitut agraire a partir de 1928, fut vice-president du
Gosplan en 1931-1933, joua un role de premier plan dans la cam-
pagne contre Kondratiev et Tcha'i'anov *. Jacob Iakovlev-Epstein prit
la tete du Commissariat a F Agriculture. (II avait derriere lui une
longue carriere dans l'agit-prop, mais, des 1923, au XII e Congres,
c'est lui qui elabore le projet de plan sur la politique agricole, et
c'est ainsi qu'en 1929 il est propulse au Commissariat a 1' Agri-
culture 25 '. Et c'est lui qui dirigea les operations de la collectivisation,
de la Grande Fracture, avec ses executants zeles sur le terrain. Un
auteur d'aujourd'hui ecrit : « A la fin des annees 20, on vit pour la
premiere fois un nombrc appreciable de communistes juifs investis
d'un pouvoir de vie ou de mort dans les campagnes. C'est pendant
la collectivisation que se fixa definitivement l'image du Juif comme
ennemi implacable du paysan - jusque dans les endroits les plus
recules ou personne n'avait jamais vu de Juif en chair et en os 252 . »
II serait faux, bien sur, de n'expliquer cette impitoyable entre-
prise de destruction de la paysannerie, au nom du communisme,
que par le role qu'y joucrent les Juifs. Si Iakovlev-Epstein ne s'ctait
pas trouve la, un Russe aurait parfaitement pu prendre le Commis-
sariat a 1' Agriculture, l'histoire sovietique l'a abondamment
montre. Le sens et les consequences de la dekoulakisation et de la
collectivisation ne pouvaient se limiter au domaine socio-econo-
mique : ce n'etait pas une masse sans visage que Ton aneantissait,
mais des personnes concretes avec leur culture, leurs racines, leurs
traditions - la dekoulakisation n'a pas eu seulement une ported
250. Ibidem, 22 <tec, pp. 2-4 ; 23 dec, pp. 4, 5.
251. EJR, t. 2, p. 93 ; t. 3, p. 497.
252. Sonja Margolina, p. 84.
* Specialiste d'economie agraire, arrete" en 1929, relegue" a Alma-Ata, r£arret£,
disparait au Goulag (1888-1939?).
294 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sociale, mais aussi, plus profondement, une portee nationale - et
cela etait contenu, point n'est besoin de le demontrer, dans lc projet
communiste lui-meme. Lenine avait oriente sa strategie contre le
peuple russe qu'il considerait comme l'obstacle principal a la
victoire du communisme - et cette strategic fut mise en ceuvre apres
lui avec succes. Tout au long de ces annees, le communisme a pese
de tout son poids de cruaute sur le peuple russe. Et Ton ne peut
que s'etonner que des esprits senses aient pu subsister dans ces
conditions. - Plus que toute autre action menee sous l'egide du
communisme, la collectivisation rend caduque toute theorie sur le
caractere pr&endument « national » de la dictature « russe » de
Staline. Quant aux dirigeants communistes juifs qui y prirent part,
il faut se souvenir qu'ils y firent preuve de zele et de talent. Voici,
par exemple, le temoignage d'un emigre de la troisieme vague qui
a grandi en Ukraine : « Je me souviens de mon pere, de ma mere,
de mes oncles, de mes tantes - quel fut leur enthousiasme a mettre
en ceuvre la collectivisation, a ecrire des romans a sa gloire 253 ! »
- Et voici ce qu'on pouvait lire dans les Izvestia : « II n'y a pas
de probleme juif chez nous. II a ete resolu depuis longtemps par
la revolution d'Octobre. Toutes les nationalites sont egales en
droit - voila la reponse 254 ». Mais lorsque, sur le terrain, dans les
villages, le commissaire a la dekoulakisation etait juif, le probleme
restait entier.
« A la fin des annees 20, ecrit Ch. Ettinger, la vie etait difficile
en URSS, et beaucoup de gens avaient l'impression que le seul
peuple a avoir tire benefice de la revolution, e'etaient les Juifs : ils
occupaient des postes importants dans le gouvernement, ils repre-
sentaient une proportion importante des etudiants, et, selon la
rumeur, ils avaient obtenu les meilleures terres en Crimee, ils
avaient envahi Moscou 255 . »
Mais voila qu'un demi-siecle plus tard, en juin 1980, l'universite
dc Columbia organisa une conference (je l'ai entendue a la radio)
sur la situation des Juifs en URSS. Les doctes intervenants
dresserent un tableau des conditions difficiles dans lesquelles
vivaient les Juifs sovietiques, insistant tout particulierement sur le
253. M. Popovski, p. 7.
254. Izvestia, 1927, 20 aout, p. 3.
255. S. Ettinger, pp. 38-39.
LES ANNEES V1NGT 295
fait que ceux-ci devaient renoncer a leurs racines, a leur foi, a lcur
culture, et se fondrc dans un ensemble sans identite nationale, - ou
bien emigrer.
Et bah ! Dans les ann£es 20, c'est precisement ce que Ton
exigeait et obtenait par la force de tous les peuples de l'Ancienne
Russie, a cette difference pres que personne n'avait le droit
d'6migrer.
Ah, ces « radieuses » annees Vingt - il serait grand temps de les
examiner lucidement !
Elles furent egalement marquees par des persecutions massives
et implacables selon des criteres de classe, et celles-ci frapperent
des enfants innocents mais que Ton tenait pour responsables de la
vie, qu'ils n'avaient meme pas connue, menee par leurs parents,
- or, a cette epoque, ces enfants-la, pas plus que leurs parents,
n'etaient des Juifs.
Tout au long des annees Vingt, lc clerge fut annihile sans pitie.
(Inutile de preciser qu'il representait un type national faconne
depuis de nombreuses generations.) Cette tache fut confiee a des
sections sp6ciales du Guepeou a la tete desquelles on ne voyait pas,
bien stir, que des Juifs, mais ou figuraient aussi des Juifs.
Au tournant des annees 20 et 30, on assista a une vague de
proces contre les ingenieurs formes avant la revolution ; elle mit
a bas une profession composee essentiellement de Russes, mais
egalement de quelques Allemands.
On detruisit egalement les fondements et les cadres de la science
russe dans de nombreuses disciplines - histoire, archeologie, ethno-
logie ; les Russes ne devaient plus avoir de passe. Nous ne
preterons a aucun des responsables de ces decisions de motivation
nationale personnelle. (Et s'il est vrai que, parmi les membres de
la commission qui prepara le decret portant suppression des facultes
des Lettres dans les universites russes, on trouve les noms de
Goikhbarg, Larine, Radek et Rotstein, on y voit egalement ceux de
Boukharine, M. Pokrovski, Skvortsov-Stepanov, Fritche - et c'est
Lenine qui parapha ledit decret en mars 1921.) Quant a V esprit de
ce decret, il residait dans I'affirmation que le peuple « grand-
russien » n'avait plus besoin ni de son histoire ni de sa langue. Au
cours des annees 20, la notion meme d'« histoire de la Russie » fut
abandonnee - tout cela n'avait jamais existe ! La notion de
296 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« Grands-Russes » fut egalement balayee : ils n'avaient jamais
existe !
Tout cela est d'autant plus douloureux que nous-memes, les
Russes, avons marche avec enthousiasme sur cette voie suicidaire.
Et c'est justement cette periode-la, les annees 20, que Ton
considere habitucllement comme celle de l'« epanouissement »
d'une culture liberee du tsarisme et du capitalisme ! Le mot
« russe » lui-meme - dire : « je suis russe » - etait per^u comme
provocateur et contre-revolutionnaire, j'en ai fait moi-meme l'expe-
rience quand j'etais ecolier.
La Pravda publiait en bonne place un poeme de V. Alexan-
drovski (un illustre inconnu, par ailleurs) :
« La Russie ! Pourrie ? Morte ? Crevee ?
Eh bien ! Paix a ton ame !
... Elle se trainait sur ses bequilles,
Souillait ses levres de la suie des icones,
Volait comme un corbeau au-dessus des grandes terres,
Plongec dans son long cauchemar seculaire.
Ho, la vieille ! Tu es aveugle et sotte 256 !... »
Dans les colonnes de la Vetchernaia Moskva, V. Blum pouvait
se permettre d'exiger « que Ton balaie les "ordures historiques" des
places de nos villes » : le monument a Minine et Pojarski sur la
place Rouge, celui dcdie au millcnairc de la Russie a Novgorod, la
statue de saint Vladimir a Kiev, «toutes ces tonnes... de metal
devraient depuis longtemps se trouver a la decharge ». - Tandis que
David Zaslavski, connu pour ses palinodies politiques et son
absence totale de vergogne, appelait a detruire les ateliers de restau-
ration dTgor Grabar : « Nos venerables artistes-peres... travaillent
en sous-main a unir de nouveau l'Eglise et Part 257 ! »
Ce renoncement a soi ne tarda pas a produire ses effets sur la
langue russe elle-meme : ecrasee par le rouleau-compresseur du
volapuk sovietique, elle perdit sa profondeur, sa beaute, sa force
d' expression.
Dans Pivresse g^nerale qui regnait a cette epoque, on ne se
256. Pravda, 1925. 13 aoOt, p. 3.
257. Sorok sorokov..., 1. 1*. p. 15.
LES ANNEES VINGT 297
preoccupait pas de ces details : lc patriotisme russe n'etait-il pas
definitivement aboli ? Mais n'oublions pas, n'oublions jamais le
sentiment populaire. Lorsque l'ingenieur Jevalkine, issu d'une
famille paysanne du district de Skopine, fit sauter 1'eglise du Saint-
Sauvcur, ce n'est pas vers lui que les regards se tournerent, mais
vers le dynamiteur en chef Kaganovitch (qui insista pour que Ton
rasat egalement la cathcdrale de Saint-Basile-lc-Bienheureux).
L'Eglise orthodoxe etait alors la cible d'attaques publiques menees
par toute une bande d'« athees militants » avec a leur tete
Gubelman-Iaroslavski. Aujourd'hui, on souligne a juste titre que
« le peuple etait revolte par le fait que des communistes juifs parti-
cipassent a la destruction des eglises russes 258 ». Et c'est justement
cette participation de representants d'autres nationalites aux perse-
cutions perpetrees contre l'Eglise orthodoxe (et, plus tard, contre le
monde paysan) - meme si des fils de paysans russes s'en rendirent
egalement coupables - qui frappa les esprits comme une lourde
humiliation et se grava dans les memoires. Tout cela allait a ren-
contre du vieux precepte russe : Si tu penetres dans une isba, n 'en
chasse pas Dieu vers la foret.
Selon A. Voronel, les annees 20 « furent percues par les Juifs
comme une periode favorable a leurs interets, alors qu'elle fut
tragique pour le peuple russe 259 ».
II est vrai que les intellectuels de gauche occidentaux la contem-
plaient avec encore plus de ravissemcnt, non pour des raisons natio-
nals, bien sur, mais parce qu'ils y voyaient le triomphe du
socialisme. Qui se souvient de l'execution, en 1930, de quarante-
huit cadres du secteur agro-alimentaire, accuses d'avoir « organise
la famine » (eux, et non pas Staline), « sabote » la production de
viande, de poisson, de conserves, de legumes ? Pas moins de dix
Juifs parmi ces malheureux. 260 . Mais comment se resoudre a ternir
la resplendissante image du regime sovietique ? Dora Sturman, qui
a minutieusement enquete sur cette affaire, raconte comment
B. Broutskous s'efforca en vain de provoquer une reaction de
protestation parmi les intellectuels occidentaux. Et il en a trouve,
mais qui ? - des Allemands et des « gens de droite ». Albert
258. Sonja Margolina, p. 79.
259. A. Voronel, Trepet ioudeiskikh zabol [Le frdmissement des soucis juifs], Moscou-
Jerusalem, 1981, p. 120.
260. Izvestia, 1930, 22 sept., pp. 1,3-4; 25 sept., p. 1.
298 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Einstein commenca par donner sa signature, mais, sans rougir, la
retira ensuite, arguant que I'« Union sovietique a accompli d'im-
menses progres », et « 1' Europe occidentale... va bientot vous
envier » ; quant a cette condamnation, elle ne represente « qu'un
cas isole » et « il ne faut pas totalement exclure l'hypothese de la
culpabilite de ces gens ». Romain Rolland observa un mutisme
plein de dignite. Bravant la colere des communistcs, Arnold Zweig
ne retira pas sa signature, mais declara que « e'etaient la des
methodes dignes de l'Ancienne Russie ». Et que pouvait-on
attendre de l'academicien Toffe qui poussa Einstein a retirer sa
signature alors que lui-meme vivait en URSS 261 ?
Non, l'Occident ne s'est pas mis a nous envier. Et le resultat des
« cas isoles de ce genre », ce fut la mort de millions d'innocents.
N'allons pas chercher a comprendre pourquoi l'opinion publique
mondiale a oublie ces crimes. Et pourquoi, aujourd'hui encore, Ton
n'aime guere les evoquer.
Un mythe est en train de se former : les Juifs auraient toujours
ete des citoyens de seconde zone sous le regime sovietique. Les
debuts de celui-ci sont egalement designes comme une periode « oil
les Juifs n'eurent pas encore a subir les persecutions dont ils furcnt
victimes par la suite 262 ».
Et bien rares sont ceux qui acceptent de reconnaitre non
seulement la participation de Juifs aux actes perpctrcs par ce jeune
Etat barbare, mais la virulence dont certains firent preuve : « Ce
melange d' ignorance et d' arrogance qui, selon Hannah Arendt,
caracterise les Juifs parvenus, on 1' observe chez la premiere gene-
ration de l'elite politique et culturelle socialiste. L' arrogance, la
vehemence qui accompagnaient la mise en oeuvre des decisions
prises par les bolcheviks, comme la confiscation des biens de
l'Eglise ou les attaques contre les « intellectuels bourgeois », ont
effectivement « marque le regime bolchevique des annees 20 d'un
certain style propre aux Juifs 261 ».
Dans les annees 90, un autre auteur juif dcclarait a propos des
annees 20 : « Dans les salles de cours des universites, e'etaient
souvent les Juifs qui donnaient le ton, sans se rendre compte que
261. D. Slurman, Oni vedali [Ils savaient], « 22 », 1990. n" 73. pp. 126-144.
262. /. Zoundelevilch, Voskhojdcnie [1' Ascension], « 22 », 1983, n"29, p. 54.
263. Sonja Margolina, pp. 144-145.
LES ANNEES VINGT 299
leur festin intellectuel se deroulait sur fond de destruction du peuple
majoritaire dans le pays ». Et encore : « Pendant des decennies, les
Juifs ont ete tiers de ceux de leurs compatriotes qui faisaient une
brillante carriere dans la revolution, sans trop reflechir a ce que
cette carriere avait coflte de vraies souffrances au peuple russe. »
Et aujourd'hui : « On est frappe par I'unanimite avec laquelle mes
compatriotes nient toute responsabilite dans l'histoire russe du
xx e siecle 264 ».
Des paroles comme celles-ci seraient bien salvatrices pour nos
deux peuples si elles n'etaient si desesperement isolees... Car e'est
la verite : au cours des annees 20, nombreux furent les Juifs qui se
ruerent au service du Moloch bolchcvique, sans penser a ce
malheureux pays qui allait servir de terrain a leurs experiences,
sans songer non plus aux consequences qui allaient en resulter pour
eux-memes. Et nombreux furent les Juifs qui, accedant aux plus
hautes spheres du pouvoir, en vinrent a perdre le sens de la mesure :
jusqu'ou il ne faut pas aller trop loin.
264. G. Chourmak, Choulgin i evo apologety [Choulguine et ses apologetes],
Novy mir, 1994, n° 1 1, p. 244.
Chapitre 19
DANS LES ANNEES TRENTE
Les annees 30 en URSS furent le thdatre d'un forcing industriel
sans precedent qui happa et broya les masses paysannes et imposa
a la population tout entiere des formes de vie nouvelles auxquelles
elle fut contrainte de s'adapter. A travers des sacrifices surhumains
et en depit des nombreuses tares du systeme organisationnel sovie-
tique, de cette epopee cruelle finit tout de meme par emerger une
grande puissance industrielle.
La reussite des deux premiers Plans quinquennaux ne fut
toutefois due ni a quelque miracle spontane, ni a la seule exploi-
tation forcee de masses ouvrieres aux mains nues : elle necessita
d'abondantes livraisons de materiel, un outillage de pointe et la
collaboration d'experts. Or, tout cela afflua des pays capitalistes
d'Occident et en premier lieu des Etats-Unis. Non point, certes, a
titre d'assistance gratuite, de genereuse donation, car les commu-
nistes sovietiques payaient grassement en nature, - en mineraux,
bois, matieres premieres ; ils exportaient toutes les richesses pillees
de l'ex-empire des tsars et promettaient d'ouvrir le marche russe
aux produits occidentaux. Ces transactions se faisaient sous 1'egide
des magnats de la finance internationale, de Wall Street en parti-
culier. Elles prenaient le relais des liens commerciaux inaugures au
sein des bourses americaines pendant la guerre civile et confirmes
par l'envoi de navires entiers charges d'or et transportant les chefs-
d'oeuvre de l'Ermitage.
Mais permettez ! N'avons-nous pas lu dans Marx, qui nous 1'ex-
plique en long et en large, que les capitalistes sont les ennemis
jures du socialisme, que d'eux ne provient jamais aucune aide, mais
302 DEUX SIECLES ENSEMBLE
toujours une guerre sanglante et sans merci ? Eh bien, pas du tout !
Officiellement, sur le plan diplomatique, c'etait la non-reconnais-
sance, mais, publiquement, et jusque dans les pages des hvestia,
on declarait : « Lcs negociants americains sont interesses a Fex-
tension des liens economiques avec l'URSS 1 . » Les syndicats
americains s'elevaient contre cette extension, car ils defendaient
leur propre marchc contre les produits fabriqu6s a bas prix par la
main-d'ceuvre - servile - sovietique. Quant a la Chambre de
commerce russo-americainc cr66e en ces annees-la, elle ne voulait
pas entendre parler d'une quelconque resistance politique au
communisme, elle ne voulait pas « melanger la politique et les
affaires 2 ».
L'historien americain A. Sutton, deja mentionne dans cet
ouvrage, a pu suivre, dans les archives diplomatiques et financieres
recemment ouvertes, les reunions entre Wall Street et les
bolcheviks. II a montre le caractere amoral de ces liens, depuis le
« plan Marbourg », au debut du sieele, qui s'appuyait sur l'enorme
capital de Carnegie et dont le but etait de renforcer le pouvoir des
financiers internationaux grace a une « socialisation » des pays du
globe « pour le controle... et 1'instauration forcee de la paix ». Et
Sutton de conclure : « La grande finance prefere avoir affaire a des
Etats centralises. La communaute des banquicrs souhaite moins que
tout une economie libre et un pouvoir decentralise » - bien au
contraire : « La revolution et la finance internationale ne se contre-
disent nullcment des lors que la revolution fait advcnir un pouvoir
centralise » qui « rend les marches aisement controlables ». Autre
point de convergence : « Les bolcheviks et les banquicrs ont une
plateforme commune - 1' internationalisms ■' ».
Sur ce terrain-la, le soutien « par Morgan et Rockefeller des
entreprises collectivistes et de 1'abolition des droits individuels »
n'a rien d'etonnant. Des arguments pour justifier ce soutien se firent
entendre lors des Auditions au Senat americain : « Pourquoi une
grande puissance industrielle comme l'Amerique devrait-elle
souhaiter la creation d'un grand rival industriel apte a lui faire
concurrence 4 ? » Parce qu'avec un regime totalitaire qui a
1. lzvestia, 22 janv. 1928, p. 1.
2. Ibidem, 26 janv., p. 3.
3. A. Sutton, Wall Street et la revolution bolchevique, op. cit., pp. 210, 212.
4. Ibidem, pp.214, 215.
DANS LES ANNEES TRENTE 303
centralise son economie, devenue impuissante sur le plan de la
concurrence, il n'est point besoin de guerroyer. Evidemment, Wall
Street n'avait pas prevu l'aptitude du regime bolchevique a se deve-
lopper, a mobiliser les gens, a les exploiter jusqu'a la corde et a
creer, contre toute attente, sa propre industrie, monstrueuse mais
puissantc.
Au fait, quel rapport tout cela a-t-il avec notre sujet ? Mais le
voici : les financiers americains, nous l'avons vu, ont toujours
farouchement refuse de preter de 1' argent a la Russie d'avant la
revolution, prenant pretexte des vexations qu'y subissaient les Juifs,
et ce en depit des benefices juteux qu'ils auraient pu en tirer. Or,
s'ils etaient prets, a cette dpoque, a leser leurs propres interets, il
est clair qu'a present, au debut des annees 30, le moindre soupcon
de persecutions contre les Juifs en URSS aurait detourne l'« empire
Rockefeller » de toute visee sur le marche sovietique et l'aurait
dissuade d'aider les bolcheviks.
La justement est le probleme, car pour 1' Occident, les persecu-
tions exercees par les Sovietiques contre la culture juive tradition-
nelle et contre les sionistes, que nous avons deja decrites,
disparurent derriere l'impression generalisee que les Soviets n'al-
laient plus opprimer les Juifs et qu'ils allaient au contraire les main-
tenir aux leviers du pouvoir.
Les images du passe ont le don de se metamorphoser dans notre
esprit et de revetir des formes qui le rassurent. D'ou l'idee bien
ancree aujourd'hui que, dans les annees 30, les Juifs furent chassis
des postes cles et qu'ils n'avaient plus part a la direction du pays.
L'on ira meme jusqu'a affirmer, dans les annees 80, que pendant la
periode sovietique, les Juifs en URSS avaient ete « pratiquement
exterminds en tant que peuple, transformes en un groupe social
install^ dans les grandes villes, "un contingent au service de la
classe dirigeante 3 " ».
Non, pas seulement « au service », loin de la, car beaucoup
d'entre eux appartenaient encore bel et bien a la « classe diri-
geante » ! Quant aux grandes villes, c'est-a-dire les capitales, elles
etaient proprement soudoydes, ravitaillees, equipees par le pouvoir,
tandis que 1' immense pays, ecrase sous le joug, crevait de misere.
Au sortir de la guerre civile, du communisme de guerre, de la NEP,
5. A.Voronel, « 22 >., Tel-Aviv, 1986, n°50, p. 160.
304 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
du premier plan quinquennal et de leurs convulsions, la vie civile
du pays se definissait de plus en plus par Taction de l'appareil
d'Etat dans lequel le role des Juifs, tout au moins jusqu'en 1937-
1938, etait on ne peut plus important.
En 1936, lors du VIII e Congres des Soviets de l'URSS, Molotov
pronon§a sur l'ordre de Staline (pour se demarquer de Hitler aux
yeux de l'Occident ?) la tirade suivante : « Nos sentiments
fraternels a 1'egard du peuple juif viennent de ce que ce peuple a
donne le jour au genie qui a contju l'idee de la liberation commu-
niste de l'humanite » - de Karl Marx -, « de ce que le peuple juif,
a l'6gal des nations les plus developpees, a donne au monde des
hommes eminents dans les domaines de la science, de la technique
et des arts [ce qui est incontestable, qui s'est avere des les
annees 30, et s'est encore confirme dans les annees d'apres guerre.
- A.S.], des heros valeureux de la lutte revolutionnaire (...) et, dans
notre pays, il a promu et ilpromeut toujours de nouveaux dirigeants
et organisateurs remarquables qui exercent leurs talents dans
toutes les branches de V edification et de la defense de la cause
du socialisme 6 '. »
C'est moi qui souligne. II est evident que cette tirade poursuivait
un but de propagande. Mais elle correspondait aussi a la realite. Or,
« la defense de la cause du socialisme », e'etait : le Guepeou,
l'armce, la diplomatic et le front ideologique. L'activite volontaire
de beaucoup de Juifs au sein de ces organismes a bel et bien
perdure jusqu'en 1937-1938.
Nous nous limiterons ici a un bref apercu des postes occupes et
des noms les plus en vue, ceux qui apparaissent justement dans ces
annees 30. Cet apercu, fonde" sur les journaux de Fepoque, sur des
publications plus tardives et les encyclopedies juives recentes,
pourra contenir des erreurs ponctuelles du fait de notre ignorance
de l'existence - ou non -, chez les individus en question, d'un
sentiment national, et il ne saurait bien sur etre exhaustif.
Quand eut ete ecrasee l'« opposition trotskiste », le nombre des
Juifs dans l'appareil du Parti baissa considerablement. Mais cette
purge n'avait nullement une orientation antijuive. Au Politburo
demeurait a un poste Eminent Lazare Kaganovitch, type aussi
sinistrement impitoyable que ridiculement mediocre. (Et, a dater du
6. Izvestia, 30 nov. 1936, p. 2.
DANS LES ANNEES TRENTE 305
milieu des annees 30, tout a la fois secretaire du Comite central et
membre de 1'Orgburo du Comite central, deux fonctions que,
jusque-la, seul Staline avait su cumuler.) II fit nommer ses freres a
des postes importants : Mikhail se retrouve des 1931 vice-president
du Sovnarkhoz (Soviet de 1'Economie nationale), puis, en 1937,
Commissaire du peuple a 1' Industrie de guerre, puis, a titre cumu-
latif, de 1' Industrie aeronautiquc. Un autre frere, Iouli, apres avoir
occupe tour a tour des postes de premier plan dans le Parti a Nijni-
Novgorod (oti etaient bas£s tous les freres), fut promu vice-
commissaire du peuple au Commerce exterieur 7 . Un autre frere,
une parfaitc nullite, etait une huile a Rostov-sur-lc-Don, ce qui ne
manque pas de faire penser au personnagc de Saltykov-Chtche-
drine, Vooz Oshmianski, installant son frere Lazare a un poste
lucratif. Au debut des annees 30, deux oppositions, tout a fait russes
sur le plan de l'appartenance nationale, cclle de Rykov-Boukharine-
Tomski d'une part, celle de Syrtsov-Rioutine-Ouglanov de l'autre,
furent ecrasees par Staline : il s'appuya pour cela sur les Juifs
bolcheviques qui lui fournissaicnt une releve. Kaganovitch etait
Tindefectible soutien de Staline au Politburo : il reclama 1' exe-
cution de Rioutine (octobre 1932-janvier 1933), et Ton sait qu'a
cette epoque Staline lui-meme ne parvint pas a l'imposer 8 . La purge
des annees 1930-1933 ravagea les rangs russes du Parti.
Au presidium de la Commission centrale de controle issue du
XVI C Congres du Parti (1930), sur 25 membres, Ton compte
10 Juifs, notammcnt : A. Soltz, « la conscience du Parti » (et, dans
les annees d'executions massives - 1934-1938 -, l'assistant du
procureur general Vychinski 9 ), Z. Belenki (qui s'ajoute aux trois
freres deja cit6s), A. Goltzman (un transfuge qui avait rallie Trotski
sur la question des syndicats), la vehemente Rosalia Zemliatchka,
Mikhail Kaganovitch, le tchekiste Trilisser, le « sans-dieu militant »
Iaroslavski, B. Roi'senman, un ex-assistant de Trotski qui avait
survecu, A. P. Rozengolts. Si Ton compare la situation au Comite
central du Parti dans les annees 20 et au debut des annees 30, Ton
constate que rien n'a veritablement change : aussi bien en 1925
7. EJR„ 2 6d., I. 1, pp. 527-528.
8. Robert Conquest, La Grande Terrcur, op. cit.
9. EJR, t. 3. p. 95.
306 DEUX SIECLES ENSEMBLE
qu'apres le XVI e Congres, les Juifs constituent le sixieme des
effectifs 10 .
Au sommet du Parti et apres le XVII e Congres («des vain-
queurs »), en 1934, la proportion des Juifs au sein du Comite
central est toujours de un sixieme ; a la Commission de controle du
Parti, elle est d'a peu pres un tiers, commc a la Commission de
revision du Comite central (que dirigea fort longtemps M. Vladi-
mirski, puis ce fut Lazare Kaganovitch qui fut porte i la tete de la
Commission de controle). La meme proportion se retrouvait a
l'epoque a la Commission de controle sovietique". Le vice-
procureur general de l'URSS fut, tout au long des cinq brulantes
annees 1934-1935, Grigori Leplevski 12 .
Les postes occupes au sein du Parti n'etaient pas tous divulgues,
meme dans les pages de la Pravda. L'on peut cependant relever a
l'automne 1936 : secretaire du Comite central du Komsomol
s
- E. Fainberg n ; chef du departement de la Presse et des Eitions
du Comite central (toute 1' ideologic) - B. Tal (qui remplace Lev
Mekhlis, passe" a la redaction de la Pravda et, en 1937, au poste de
vice-commissaire a la Defense et chef de la Direction politique de
l'Armee rouge).
Beaucoup occupent des postes de commandement dans les
regions, tels que : le Bureau de 1'Asie centrale, le Comite de terri-
toire de Siberie orientale, les premiers secretaires des Comites de
region des Allemands de la Volga, de Tatarie, de Bachkirie, de
Tomsk, de Kalinine, de Voroneje, d'autres encore. Voici Mendel
Khatai'evitch (membre du Comite central depuis 1930) qui est tour
a tour secretaire des Comites de region de Gomel, d'Odessa, de
Tatarie, de Dnicpropetrovsk, secretaire des comites de territoire de
la Moyenne Volga, deuxieme secretaire du Parti d' Ukraine. Iakov
Tchoubine : secretaire des comites de region de Tchernigov,
d'Akmolinsk, de la circonscription de Chakhtine, puis membre des
Commissions (de Moscou, de Crimee, de Koursk, de Turkmenie)
de controle du Parti, puis, a partir de 1937, premier secretaire du
Comite central de Turkmenie 14 . Nous n'allons pas lasser le lecteur
10. Izvestia, 1930, 14 juin, p. 1.
11. Izvestia, 1934, 11 tev., pp. 1-2.
12. EJR, t.2, p. 163.
13. EJR, t. 3, p. 189.
14. Ibidem, pp. 283. 344.
DANS LES ANNEBS TRENTE 307
avec une enumeration de noms, mais nous tenons a souligner ici
l'apport tres reel de ces secretaires a Foeuvre generate des
bokheviks, non sans remarquer Fetonnante mobilite geographique
de ces cadres (comme dans les annees 20). lis sont encore peu
nombreux, mais on les fait valser d'un poste a Fautre sans se
soucier du fait que tout « nouveau » est incompetent dans chaque
nouvelle contree ou il est affecte.
Mais e'est entre les mains des Commissaires du pcuple que se
concentre lc pouvoir reel des bolcheviks. En 1936, on compte
8 Juifs parmi eux : Litvinov aux Affaires etrangeres, connu dans
le monde entier (et que les Izvestia, dans des caricatures bien-
veillantes, representent sous Faspect d'un chevalier de la paix
attaquant de sa lance les Mechants de Fetranger) ; le non moins
celebre commissaire a FInterieur Iagoda ; Fobjet de tous les
dithyrambes, le commissaire aux Chemins de fer, Lazare Kaga-
novitch « a la poigne de fer » ; au Commerce exterieur
- I. la. Weitser ; aux Sovkhozes - toujours le meme M. Kalma-
novitch (commissaire au Ravitaillement depuis la fin 1917) ; a la
Sante - G.Kaminski (avec ses preches dans les colonnes des
Izvestia) ; a la Commission de controle sovietique - toujours
Z. Belenki 15 . Dans ce meme Gouvernement, Fon trouve bon
nombre de noms juifs parmi les vice-commissaires des differents
commissariats : des Finances, des Communications, des Transports
ferroviaires et fluviaux, de FAgriculture, de FIndustrie du bois, de
F Instruction, de la Justice (encore un Soltz, Isaac), et, parmi les
plus eminents : la. Gamarnik (a la Defense), A. Gourievitch (« a
grandement contribue a la creation de Findustrie metallurgique du
pays' 6 »), Semion Guinzbourg (vice-commissaire a FIndustrie
lourde, puis commissaire au Batiment, puis ministre de la
Construction des entreprises de guerre 17 ).
Entre la fin 1929 et le debut 1930 se produisit la fameuse
« Grande Fracture ». Se profilait a F horizon le supplice de la collec-
tivisation - et, en cette heure fatidique, Staline pressentit, pour la
mener a bien, la sinistre figure de Iakovliev-Epstein dont les photos
15. Izvestia. 1936. 18 janv., p. 1 ; 6 tev., p. 3.
16. EJR, t. l,p. 394.
17. Ibidem, p. 313.
308 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
ou les portraits par Brodski* paraissaient en grand format dans les
journaux 18 . Comme M. Kalmanovitch, il etait membre du Conseil
du Travail et de la Defense ou figuraient Staline, Molotov,
Mikoyan, Ordjonikidze, Vorochilov et bien d'autres encore 19 . En
mars 1931, au VI C Congres des Soviets, Iakovlev fait un rapport et
sur la creation des sovkhozes, et sur l'edification des kolkhozes
(1' extermination de toute la vie du peuple) 20 . Sur cette glorieuse
voie conduisant a la mine de la Russie apparaissent, parmi les colla-
borateurs de Iakovlev : et le vice-commissaire V. G. Feiguine, et les
membres du college du Commissariat a 1' Agriculture M. M. Wolf,
G. G. Rochal, entre autres grands connaisseurs de la chose
paysanne. A titre d'aide substantielle lui est affilie le Trust des
cereales (rafler le ble pour l'Etat) dont le directeur est M. G. Guer-
tchikov : il a son portrait dans les Izvestia, Staline en personne lui
adresse des telcgrammes d'encouragement 21 . En 1932, on cree le
Commissariat du peuple aux Sovkhozes, et Ton met a sa tete
M. Kalmanovitch 22 . Quant au president du Soviet des kolkhozes
pour toute l'Union, c'est, a partir de 1934, le meme Iakovlev 23 . Le
president du Comite des commandes de l'Etat est I. Kleiner (decore
de l'ordre de Linine). M. Kalganovitch fut lui aussi, au cours des
mois menacants de la collectivisation, vice-commissaire a l'Agri-
culture avant d'etre mute, a la fin 1930, au Commissariat aux
Finances, puis de devenir president du Conseil d' administration de
la Gosbank (Banque d'Etat), pour la bonne raison que les affaires
d'argent se doivent d'etre gerees par une volonte de fer. Seront
nommes presidents du Conseil d' administration de la Gosbank Lev
Mariassine en 1934, puis Solomon Krouglikov en 1936 24 .
En novembre 1930 est cree le Commissariat au Commerce exte-
rieur avec a sa tete - il y restera sept ans - A. P. Rosengoltz. On
compte un tiers de Juifs parmi les membres du college. L'un
18. Voir, par ex., Izvestia, 1930, 12 juil. ; 1931, 14 et 17 mars ; 1934, 6 janv. ; 1936,
lOjanv., 21 fe>.
19. Izvestia, 1930, 25 dec., p. 1.
20. Izvestia, 1931, 14 mars, pp. 3-4, 17 mars, pp. 1-2.
21. Ibidem, 2 fev., p. 4 ; 30 mai, pp. 1-2.
22. Izvestia, 1936, 20 feV, p. 4.
23. EJR, t. 3, p. 497.
24. EJR, t. 2, pp. 98, 256.
* Brodski, Isaac Israi'levitch (1883-1939), peintrc officiel. directeur de l'Academie de
beaux-arts dc Leningrad,
DANS LES ANNEES TRENTE 309
d'eux, Ch. Dvoilatski, entrera au Comite principal des concessions
(ou Ton brasse !es devises) et il sera represcntant commercial en
France (1934-1 936) 2 \ A la fin de l'annee 1930 est cree" le Commis-
sariat du peuple au Ravitaillement, avec A. Mikoyan a sa tete (est
membre du college un M. Belenki, le cinquicme a porter ce nom,
qui deviendra bientot commissaire en remplacement de Mikoyan).
Ces commissariats - du Commerce et du Ravitaillement - comptcnt
en fait une proportion de Juifs plus importante que dans les
instances superieures du Parti : entre le tiers et la moitie\ N'ou-
blions pas ici 1' Union centrale, cet organisme bureaucratique de
pseudo-cooperation ; elle fut dirigee (apres Lev Khintchouk dans
les annees 20), de 1931 a 1937, par I. A. Zelenski que nous avons
rencontre en tant que membre du college du Commissariat a 1' Ali-
mentation 26 .
Rappelons-le une fois de plus : ces enumerations n'ont valeur
que d' illustration, elles ne visent nullement a faire croire que les
autres nationalites n'etaient pas representees au sein de ces colleges
et presidiums - bien sur, elles l'etaicnt. Et puis, les personnes cities
n'ont occupe les postes en question qu'un temps, avant d'etre
mutees ailleurs.
Les Voies de communication. Les chemins de fer ont tout d'abord
a leur tete M. Roukhinovitch (il a son portrait en grand dans les
journaux 27 ), puis il cede la place a L. Kaganovitch pour devenir
commissaire a l'lndustrie de guerre (M. Kaganovitch, lui, n'a
encore qu'une fonction d'adjoint 28 ). De grandes mutations ont lieu
au sein du trust Charbon : I. Scwartz perd son poste de directeur
au profit de M. Deutsch 29 . L'administrateur des Petroles est
T. Rozenoer. La Construction du combinat siderurgique gerant de
Magnitogorsk est dirigee par Iakov Gouguel ; le directeur du
Combinat siderurgique de Krivo'i Rog est Iakov Vesnik ; quant a la
construction du combinat de Kouznets - un enfer ou s'epuisent
deux cent mille ouvriers en haillons et affames -, elle est confiee a
S. Frankfurt, puis a I. Epstein (arrete en 1938 et, par mesure de
25. EJR. t. 1, p. 418.
26. EJR. 1. 1, p. 483.
27. Voir, par ex., Izvestia, 1931, 17 mai, p. 3.
28. Izvestia, 1936, 9 d<5c., p. 1.
29. Izvestia, 1930, 7 juin, p. 2.
310 DEUX SIECLES ENSEMBLE
eminence speciale, envoye construire le combinat de Norilsk 30 ). Or,
il n'existait pas, dans les annees 30, de combinats plus puissants
que ceux-la.
Le Conseil de 1'Economie nationale existe encore, bien que son
importance soit deja moindre. A sa tete, apres Unschlichte, Ton
voit A. Rozengoltz, puis Ordjonikidze ; son presidium comporte
une majorite de Juifs 31 .
En revanche, le Gosplan prend de la vigueur. En 1931, sous la
pr6sidence de Kou'fbichev, son presidium compte, sur 18 membres,
plus de la moitie de Juifs 32 .
Sans quitter la sphere economique, transportons-nous dans la
derniere annee « florissante » de l'ere stalinienne - avant la memo-
rable annee 1937. En 1936, les Izvestia ont public 33 la composition
du Soviet du Commissariat au Commerce interieur : 135 personnes
concentrant entre leurs mains (et probablement non sans y trouver
leur interet personnel) tout le commerce interieur de l'URSS. Dans
la liste des noms, la proportion des Juifs approche les 40 %. On
y trouve deux vice-commissaires, des inspecteurs et de nombreux
administrateurs des centres regionaux pour les produits alimen-
taires, les produits de grande consommation, des ge>ants des unions
de consommateurs, des trusts controlant les restaurants, cantines,
entrepots, wagons-restaurants, buffets de gare, sans oublier, bien
sur, le Gastronome n° 1 de Moscou (le fameux magasin Elisseiev).
Combien tout cela facilitait l'harmonie entre toutes les instances au
long de ces annees fameliques, loqueteuses et mal chaussees !
On a pu lire aussi, dans les pages des Izvestia, un en-tete ainsi
formule : « La direction de l'lndustrie du poisson s'est rendu
coupable de graves erreurs politiques. » Cela entraina la disgrace
de l'un des membres du college du Commissariat au Commerce,
Moi'ssei Froumkine (nous l'avons vu, dans les annees 20, vice-
commissaire au Commerce exterieur). Suivircnt les chatiments : un
blame severe pour le camarade Froumkine, assort! d'une menace
de limogeage ; la meme chose pour le camarade Kle'fkman ; quant
au commissaire Nepriakhine, il sera exclu du Parti 34 .
30. EJR. t. 1. pp. 222, 387 ; I. 3. pp. 237. 464.
31. Izvestia, 1930, 14 nov., p. 2 ; 16 nov., p. 4.
32. Izvestia, 1931, 13 Kv., p. 3.
33. Izvestia 1936, 9 avril, p. 2.
34. Izvestia, 1930, 5 nov., p. 2 ; 11 nov., p. 5.
DANS LES ANNEES TRENTE 311
v
A quelque temps de la, les Izvestia publierent 35 une liste comple-
mentaire des membres du Commissariat a 1' Industrie lourde : une
liste de 215 noms. Toute personne interessee peut scruter cette
liste ; l'auteur de ces lignes, pour sa part, y releve ceci : a l'aube
des ann6es 30, « les enfants des ci-devant petits bourgeois ont pu...
devenir "des chefs" regissant le quotidien des "grands chantiers".
Et, a force de trimer seize heures sur vingt-quatre, des semaines et
des mois durant, au fond des fosses, des marais, des deserts et de
la taiga,... ils ont compris que c'etait "lcur pays" 36 ». Seulement, il
y a la une confusion : c'etaient les ouvriers aux mains calleuses et
les paysans d'hier qui trimaient au fond des fosses et des mare-
cages ; les "chefs", eux, y faisaient par moments une tournee, mais
ils demeuraient le reste du temps assis dans leurs bureaux ou ils
jouissaient d'un ravitaillement special (« Les Contremaitres
d'airain »). Une chose est vraie : c'est que, grace a leur volonte de
fer et a leurs ordres implacables, ces chantiers furent menes a leur
terme et sont venus renforcer le potentiel industriel de 1'URSS.
C'est ainsi que les Juifs sovietiques recurent en partage une part
notable de la gestion economique, industrielle, etatiquc du pays a
tous les echelons.
Nous reserverons une place tout a fait a part a B. Roi'senman.
Jugez-en vous-meme : il est decore de l'ordrc de Lenine « pour ses
exceptionnels merites », pour avoir adapts l'appareil de l'Etat « aux
exigences d'une offensive socialiste de grande ampleur » - quel les
mysterieuses et insondables profondeurs peut bien receler cette
« offensive » ? - et enfin carrement : pour avoir accompli « des
taches d'ordre special, d'une gravite particuliere, pour le bien de
l'Etat, consistant a purger l'appareil de l'Etat au sein des represen-
tations a l'etranger 37 ».
Notre regard se dirige done a present tout naturellement vers la
Diplomatic. Pour les annees 20, le sujet a 6te traite au precedent
35. Izvestia. 1936, II juin, p, 5.
36. V Bogouslavski, V zachtchitou Kouniaeva [Pour la defense de Kouniaev], « 22 »,
1980, n° 16, p. 174.
37. Izvestia. 1931. 24 avril, p. 2.
312 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
chapitre. Nous allons rencontrer maintenant de nouvelles et fort
importantes personnalites. Ainsi, au printemps 1930, pouvait-on
lire dans les Izvestia, a la une et en gros titre, cette information
capitale : « F. A. Rotchtein, membre du college du Commissariat
aux Affaires etrangeres, est rentre de vacances et a repris ses fonc-
tions 38 ». (Parlait-on ainsi de qui que ce fut, hormis du camarade
Staline ? Pas meme d'un Ordjonikidze ni d'un Mikoyan !) Mais
Rotchtein a dQ commettre quelque faux pas, car a peine deux mois
plus tard, il a fait son temps : en juillet 1930, lorsque Litvinov
est nomme commissaire du peuple, Rotchtein (dont la biographie,
rappelons-le, comportait la fondation du Parti communiste britan-
nique), est ecarte du college. Dans les annees 30, quand Litvinov
est a son apogee, une nouvellc generation apparatt. V Encyclo-
pedic juive ecrit : « On parlait des "diplomates de l'ecole
Litvinov" » et elle cite : K. Ouchanski, la. Souritz, B. Shtein
(lequel avait deja fait carriere dans les annees 20), E. Gneditch (le
fils de Parvus 39 ). Ehrenbourg ajoute a ces noms celui de
E. Roubine. Tout comme dans les annees 20, la diplomatic attire
au debut et au milieu des annees 30 les cadres issus de la popu-
lation juive. Des 1' instant oil l'URSS fut admise au sein de la
Societe des Nations, les noms de Litvinov, Shtein, Gneditch, ainsi
que Brenner, Guirchfeld, Markus, Rozenberg et le Georgien
Svanidze figurent en tete de la delegation sovietique. Ce sont eux
qui representerent la Russie sovietique a ce forum des nations. Au
sein des representations diplomatiques en Europe : l'inamovible
Mai'ski en Angleterre, Ia.Souritz en Allemagne (puis en France),
B. Shtein en Italie (il succede a Kamenev), et d'autres encore en
Espagne, en Autriche, en Roumanie, en Grece, en Lithuanie, en
Lettonie, en Belgique, en Norvege, ici et la en Asie, par exemple
en Afghanistan ou, pendant la guerre civile, se trouvait deja ce
meme Souritz, et, a partir de 1936, B. Skvirski (qui, pendant de
longues annees, fut le representant sovietique officieux a
Washington 4 ")- Dans les representations commerciales, au debut
et au milieu des annees 30, de nombreuses personnalites juives
38. Izvestia, 1930, 18 mai, p. I.
39. PEJ, t. 4, p. 879.
40. EJR, I. 3, p. 58.
DANS LES ANNEES TRENTE 313
continuent a figurer et a agir (encore un Belenki, B. S., le sixieme
du nom, attache commercial en Italie de 1934 a 1937 41 ).
A propos de I'Armee rouge, citons cet auteur israelien m6ti-
culeux que nous connaissons deja et qui ecrit : dans les annees 30,
I'Armee rouge « conservait dans ses rangs un nombre important
d'officiers juifs. Notammcnt au sein du Conseil revolutionnaire de
guerre et dans les administrations centrales du Commissariat a la
Defense, au Quartier general, etc. Idem dans les regions militaires,
les armees, les corps d'armee, les divisions, les brigades et toutes
les unites militaires. Comme auparavant, les Juifs occupaient une
place importante dans les organes politiques de l'armee 42 . De fait,
apres le suicide de l'homme sur qu'etait Gamarnik, tout le Service
politique central de I'Armee rouge etait passe entre les mains sures
de Mekhlis... Voici quelques noms des membres de ce service :
Mordukh Khorosh, vice-president dans les annees 30 (avant son
arrestation), chef du Service politique de la circonscription
d' Odessa ; Lazare Aronchtam des decembre 1929, puis, dans les
annees 30, jusqu'en 1937, chef du Service politique de la
circonscription de Bielorussie, de l'arm6e d' Extreme-Orient, puis
de la circonscription de Moscou ; Isaac Grindberg est inspecteur
de I'Armee rouge, puis vice-directeur du Service politique de la
circonscription de Leningrad ; Boris Ippo (nous l'avons deja vu
pendant la guerre civile ; quand est matee l'Asie centrale, il est a
la tete du Bureau politique du front du Turkestan, puis de la region
de Moyenne Asie), dans les annees 30, est a la tete de I'Armee
rouge du Caucase, puis de l'Academie politique et militaire ; une
personnalite que nous avons deja mentionnee : Mikhail Landa,
redacteur en chef de YEtoile rouge de 1930 a 1937 ; Naoum
Rozovski - procureur militaire pendant la guerre civile et, en 1936,
procureur general de I'Armee rouge 41 .
Jusqu'en 1934, tant qu'existait encore le Conseil revolutionnaire
de guerre, le substitut du president (Vorochilov) resta Gamarnik.
Dans les annees 30, en complement de la liste des noms cites au
paragraphe precedent, nous rencontrons a la tete des Services
41. EJR, t. l,p. 101.
42. Aron Abramovitch, V rechaiouchtchei' voi'ne : Outchastie i rol evreev SSSR v
vo'ine protiv natsizma. 2° izd. [Dans la guerre decisive : la participation et le role des
Juifs d'URSS dans la guerre contre le nazisme], 2" ed.. Tel-Aviv. 1982, t. I. p. 61.
43. EJR, t. 1, pp. 63, 376, 515 ; t. 2, pp. 120, 141 ; t. 3, pp. 300-301.
314 DEUX SIECLES ENSEMBLE
g6neraux de l'Armee rouge : Abram Volpe pour 1' administration et
la mobilisation (cite precedemment en qualite de chef du Quartier
general de la circonscription de Moscou) ; Semion Ouritski
(direction de l'Espionnage jusqu'en 1937), Boris Feldman, chef du
service des effectifs (jusqu'en 1937), Leonti Kotliar, chef du
Service general du genie militaire dans les annees precedant la
guerre. A la tete de 1' Aviation, a partir de 1932, A. Goltzman (nous
l'avons deja rencontre et a la Commission de controle et comme
militant syndical ; il a peri dans un accident d' avion). A la tete des
regions militaires, nous voyons : Iona lakir (region de Crimee, puis
celle dc Kiev, d'une importance capitale), Lev Gordon (celle du
Turkestan) 44 . Nous n'avons pas de donnees sur les postes subal-
ternes, tres nombreux, mais nous ne pensons pas pouvoir etre
contredit si nous disons qu'au sein des services politiques de
l'Armee, du Ravitaillcment, dans 1'appareil du Parti et celui des
Commissariats, la ou le patron etait juif, la proportion de postes
occupes par des Juifs etait d'habitude fort importante.
Toutefois, le service dans l'Armee n'a rien de pernicieux, il peut
au contraire etre tout a fait positif. Que dire, en revanche, de notre
enfant cheri, le Guepeou-NKVD ? Voici ce qu'ecrit un historien
contemporain en s'appuyant sur les archives : « La premiere moitie
des annees trente est marquee par un accroissement du role des
Juifs dans 1'appareil de la Securite ». Et, pour se faire une idee, « a
la veille des repressions les plus massives..., de la repartition par
apparternancc nationale des organes dirigeants du NKVD », on peut
consulter « la listc, publiee par la presse centrale, des 407 respon-
sables de haut niveau ayant ete decores a l'occasion du 20 c anniver-
saire des Tcheka-Oguepcou-NKVD. Sur les 407, il y a 56 Juifs
(13,8 %) et 7 Lettons (1,7 %) 45 ».
Mais voici que le Guepeou se metamorphose en NKVD, avec a
sa tete Iagoda (1934), et que sont rendus publics (par deux fois !
- rare occasion de jcter un ceil derriere des murs aveugles 46 ) - les
44. EJR, 1. 1. pp. 244, 350 ; t. 2, p. 78 ; (. 3, pp. 179. 206-207. 493-494 ; A. Abramo-
vitch, t. 1, p. 62.
45. L lou. Kritchevski. Evrei v apparate VTchK-OGPOu v 20-e gody [Les Juifs dans
1'appareil de la VTchiika-OGudpeou dans les annees 20], Evrei i rousskai'a revolioutsiia :
Malerialy i issledovaniia [Les Juifs et la Evolution russe : Materiaux et Etudes], Moscou ;
Jerusalem, 1999, pp. 343-344 ; Izvestia, 1937, 20 dec., p. 2.
46. Izvestia, 1935, 27 nov., p. 1 ; 29 nov., p. 1.
DANS LES ANNEES TRENTE 315
noms des Commissaires a la Securite d'Etat, le NKVD (Commis-
sariat du peuple a l'lnterieur). Au premier echelon : la. S. Agranov
(le premier adjoint de Iagoda), V. A. Balitski, T. D. Deribas,
G. E. Prokofiev, S. F. Redens, L. M. Zakovski ; au 2 e echelon :
L. N. Belski, K. V. Paouker (ceux-la ont 6t& deja decores en 1927
pour les dix ans de la Tcheka), M. I. Gal, S. A. Goglidze,
L. B. Zaline, Z. B. Katsnelson, I. M. Leplcvski, G. A. Moltchanov,
L. G. Mironov, A. A. Sloutski, A. M. Chanine, R. A. Pilliar. Si tous,
bien sur, n'etaient pas juifs, une bonne moitie d'entre eux l'etaient.
Et ils n'ont pas ete evinces, ils n'ont pas demissionne de ce meme
NKVD qui s'est acharnc, apres la mort de Kirov, sur le pays entier
et, nous le vcrrons bicntot, sur ses propres membres...
A. A. Sloutski etait a la tete du departement etranger du NKVD,
il dirigeait done les services de l'espionnage a l'etranger. « Ses
adjoints etaient Boris Berman et Serguei Chpiguelglas. » Sur
Paouker, nous apprenons : il etait coiffeur a Budapest, il a eu des
liens avec les communistes lors de sa captivite en Russie en 1916,
il s'est retrouve tout d'abord chef de la garde du Kremlin, puis
chef d'un service operationnel du NKVD 47 . Bien sur, ces hauts
personnages sont trop bien a 1'abri derricre le secret de l'appareil
pour que l'on puisse les connattre h fond. L'un d'eux, Naoum
(Leonid) Etingon, sort cependant de 1' ombre : e'est lui, le maitre
d'eeuvre de l'assassinat de Trotski, lui, l'organisateur du groupe des
« cinq espions de Cambridge » et de l'espionnage nucleaire apres
la guerre 48 .
Et puis, il y a ceux qui occupaient des postes moins importants
- des postes 6 combien nombreux - comme, par exemple, Lev
Feldbine, totalement ignore du public jusqu'a sa desertion, qui fit
grand bruit, ou bien Alexandre Orlov (pseudonyme retcntissant),
collaborates fidele du Guepeou, qui y dirigea le « departement
economique du service etranger », ce qui signifie qu'il exe^ait le
controle du NKVD sur le commerce exterieur de l'URSS. II etait
au courant des instructions les plus secretes donnees par Staline
aux enqueteurs du NKVD, telles que « extorquer [aux victimes] de
faux aveux ». Et beaucoup [des enqueteurs] se trouvaient sous [ses]
47. R. Conquest, La Grande Tcrreur. op. til
48. EJR. t. 3, p. 473.
316 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ordres 49 . Et il y a aussi Mikhail Koltsov-Friedland (« conseiller
politique » du gouvernement republicain espagnol 50 ), qui n'etait
certes pas a 1'ecart des plus grandioses entreprises concoctees par
le Guepeou.
Trois jours apres la nomination (le 27 septembre 1936) de
Iejov au poste de commissaire du peuple a lTnterieur, son adjoint
est nomine" : M. Berman, qui garde dans le meme temps son
poste a la tete du Goulag 51 . Iejov trafne ses ombres a sa suite.
Son fidele (depuis 1931) collaborateur au Comite central du
PCR(b), Mikhail Litvine, devient chef du service des cadres du
NKVD, et, en mai 1937, ses etats de service le hissent au poste
de chef de l'inegalable et inegale Departement politique secret
du Service central de la Securite d'Etat (GUGB) du NKVD.
L' adjoint au chef de ce service de 1931 a 1936 est Gucnrikh-
Liouchkov (il fut abattu par une balle japonaise, car il etait
passe dans leur camp en 1938 ; a la fin de la guerre, les Japonais
refuserent de Fextrader et, ne sachant qu'en faire, l'ont fusille...
L'on pourrait ainsi ajouter quelques pages a l'histoire de chacun
d'eux). Au sein de ce meme service, Alexandre Radzivilovski
est « charge des missions speciales ». Et puis voici un autre
fidele collaborateur de Iejov, Isaac Shapiro, son referent depuis
1934, et qui est maintenant a la tete du secretariat du NKVD,
puis du Departement special du GUGB du NKVD (e'en est un
autre, un trcs glorieux service, lui aussi... 52 ).
En decembre 1936, parmi les patrons de dix departements
du GUGB du NKVD designes par des chiffres secrets, nous
trouvons sept Juifs : departement des Gardes du corps (1)
- K. Paouker, du Contre-espionnage (3) - L. Mironov, Departement
special (5) - I. Leplevski, des Transports (6) - A. Chanine, de
l'Etranger (7) - A. Sloutski, des Registres (8) - V Tscsarki, des
Prisons (10) - la. Weinstock. II y en eut d'autres au cours de la
boucherie de 1937 : A. Zalpeter au Departement operational (2),
la. Agranov, puis M. Litvine au Departement politique secret (4),
49. Alexandre Orlov, Iz predisloviia k knige « Tai'nai'a istoriia stalinskikh prcstou-
plenii » [Preface au livre « Histoire secrete des crimes de Staline »], in VM, n° 67, p. 202.
50. EJR. t. 2, p. 62.
51. Izvestia, 1936, 27 sept., p. 1 ; 30 sept., p. 3 ; EJR, t. 1, p. 124.
52. EJR, t. 2, p. 187. 218, 432 ; t. 3, p. 358.
DANS LES ANNEES TRENTE 317
A. Minaiev-Tsikanovski au Contre-espionnage (3), I. Shapiro, nous
l'avons dit, au Departement special (9) 5 \
Le personnel dirigeant du Goulag, je l'ai nomme dans
L'Archipel. Oui, la part des Juifs n'a pas ete mince, la non plus.
(D'avoir reproduit les portraits des chefs de chantier du fameux
canal Mer Blanche-Baltique trouves dans le recueil publie en 1 936
pour celebrer cette glorieuse entreprise, provoqua 1' indignation : on
m'accusa de n'avoir seMectionne que des Juifs. Mais je n'ai selec-
tionne personne, j'ai reproduit les photos de tous les chefs du camp
Mer Blanche-Baltique qui figurent dans ce livre imperissable - et
qui a fait cette selection, a qui la faute si c'etaient des Juifs ?) Pour
information, j'ajouterai ici quelques details sur trois personnages
importants, details que je viens de lire et que j'ignorais auparavant :
Lazare Kogan, avant d'etre sur le canal de la mer Blanche, avait
ete a la tete du Goulag, et Zinovi Katsnelsohn, apres 1934, dtait le
second dans cette hierarchie ; c'est Israel Pliner qui a ete, a partir
de 1936, chef du Goulag, et c'est sous ses ordres que fut acheve" le
canal Moscou- Volga 54 .
On ne peut le nier : l'Histoire a fait entrer beaucoup de Juifs
sovietiques dans les rangs des executeurs de la triste destinee de
tout le peuple russe.
De sources diverses nous parviennent des informations portant sur des
moments differents et qui n'ont jamais ete rendues publiques jusqu'ici :
il s'agit des fondes de pouvoir regionaux du Guepeou-NKVD dans les
annees 30 (jusqu'a l'annee 1937). Leur fonction merilerait de s'ecrire
avec une majuscule, car ce sont bien eux, et non point les secretaires des
comites de region, qui etaient les maitres absolus de ces terriloires, avec
droit de vie ou de mort sur chacun des habitants ; ils etaient sous la tutelle
directe du NKVD central. On connatt certains par leurs noms complets,
d'autres par leurs seuls noms de famille, d'autres encore uniquement par
leurs initiales. lis changeaient sans cesse de lieux d'affectation, les uns
prenant la place des autres et vice-versa. Quant aux moments de ces affec-
tations, nous envions celui qui saurait les preciser : tout cela se faisait
dans le plus grand secret. Or, tout au long de ces annees 30, il y avait
encore un grand nombre de Juifs parmi ces potentats regionaux. Des
53. A.Kokourine, N. Petrov, NKVD : slrouktoura, funktsii, kadry [Le NKVD :
structure, fonctions et cadres], in Svobodnai'a mysl [la Penste libre], 1997, n°6,
pp. 113-116.
54. EJR, t. 2, pp.22, 51-52, 389.
318 DEUX SIECLES ENSEMBLE
chiffres recemmcnt publies donnent, pour les organes locaux de la
Securite, sans compter le GUGB, 1 776 Juifs (7,4 %) 55 .
On peut citer les regions suivantes : la Bielorussie (Izrail Leplevski,
frere du substilut du procureur general Grigori Leplevski, - nous l'avons
deja vu a la VeTcheka, puis chef du Guepeou, il a fait une apparition en
tant que commissaire de second rang, et le voila, de 1934 a 1936, commis-
saire du peuple aux Affaires interieures de Bielorussie) ; la Region de
l'Ouest (I. M. Blat, que Ton retrouvera plus tard a Tcheliabinsk) ;
1' Ukraine (Z. Katsnelsohn, que nous avons vu dans la guerre civile ; il a eu
le temps d'etre partout, depuis la mer Caspienne jusqu'a la mer Blanche, il
vient d'etre chef en second du Goulag ; le voila maintenant vice-commis-
saire du peuple aux Affaires interieures d' Ukraine - en 1937, il cedera la
place au meme Leplevski) ; la region du Donets, puis celle de Vinnits
(dans l'une et l'autre - D. M. Sokolinski) ; le Caucase septentrional
(L. la. Fai'vilovitch, et aussi Friedberg) ; l'Azerbai'djan (M. G. Raiev-
Kaminski, et aussi Pournis) ; la region de Stalingrad (G. Rappoport) ;
d'Orel (P. Ch. Simanovski) ; la region de Tambov (Lichvits) ; de Gorki
(G. la. Abrampolski) ; d'Arkhanguelsk (la, c'est A. S. Chiiron qui est
charge de parquer les paysans dekoulakises) ; la republique des Allemands
de la Volga (I. S. Rcssine) ; la Bachkiric (Zelikman) ; la region d'Oren-
bourg (N. Ra'i'ski) ; de Sverdlov (G. 1. Chkliar) ; le Kazakhstan
(L. B. Zaline) ; l'Asie centrale (Kroukovski) ; et aussi la Siberie orientale
(Trotski), et jusqu'au Territoire du Nord (Routkovski).
Ces postes-la sont sporadiques, intermittents ; les patrons regionaux du
NKVD etaient mutes d'une region a l'autre non moins frequemment et
non moins autoritairement que les secretaires des comitcs de region. Par
exemple : Vladimir Tsesarski s'est retrouve, en tant que fonde de pouvoir
du Guepeou-NKVD, a Odessa, a Kiev et en Extreme-Orient, puis il est
nomine en 1937 au poste eleve de chef du Service special du GUGB du
NKVD (apparemment, il y a precede Shapiro). Ou bien : S. Mironov-
Korol qui, en 1933-1936, est a la tete du Guepeou-NKVD de Dneprope-
trovsk (il est simultanement au Guepeou central), et, en 1937, de celui de
Siberie occidentale 56 . Le milieu des annees 30 nous fait retrouver notre
ami L.Voul dans la fonction de « directeur » de la milice de Moscou (et
plus tard de Saratov). A Moscou meme, le fonde de pouvoir etait (apres
son passage en Asie centrale) L. Belski. Se profilent egalement dans les
annees 30 : le chef des Armies du Service interieur du NKVD Levine, le
chef des Armees frontalieres Fochane, le chef du Service economique du
NKVD Meierson, le chef du Service financier du Goulag, L. 1. Berenson,
55. A. Kokourine. N. Peirov, op. cit., p. 118.
56. EJR, t. 2, p. 293 ; 1.3, p. 311
DANS LES ANNEES TRENTE 319
et celui qui lui a succede, L. M. Abramson, le chef du Service des cadres
Abram Flikser. Tout cela n'est qu'en pointille : aucune liste, aucune carte
ne saurait etre dressee pour chacune des annees. Et puis, il y avait un
Service special au sein dc chaque NKVD regional. Voici une donnec
recueillie par hasard : a la tete du secretariat de ce Service special a Kiev
se trouvait Iakov Brozerman, lequel aura plus tard les memes fonctions,
mais au NKVD central 57 .
Plus tard, en 1940, quand les Soviets occuperent les pays Baltes, on
sait qu'a la tete du NKVD de la Dvina il y avait un certain Kaplan, lequel
a exerce des sevices tels qu'en 1941, juste apres le depart des troupes
sovietiques et avant l'arrivee des Allemands, eclata dans la population
une explosion de colere contre les Juifs.
La nouvelle de D. P. Vitkovski, La Moitie a" une vie, comporte
un paragraphe qui decrit le physique juif de son instructeur
Iakovlev ; cela se passe a une epoque toute rdcente, celle de
Khrouchtchev. Cette allusion, dans la nouvelle, est assez indelicate,
et les Juifs de la fin des annees 60, en rupture avec le pouvoir
communiste, qui accueiilaient avec sympathie tous les souvenirs
ecrits sur les camps, etaient immanquablement blesses par ce
passage. A ce propos, V. Guerchouni m'a pose la question : et
combien encore d'enqueteurs juifs Vitkovski a-t-il pu voir en
l'espace de trente annees ?
Ces mots innocents, « en l'espace de trente annees » (combien
plus naturel il eflt ete de dire en l'espace de cinquante », ou a tout
le moins « dc quarante annees » !) denotent ici une incroyable
capacite d'oubli ! En l'espace de trente annees, depuis la fin des
annees 30, peut-etre Vitkovski n'a-t-il pas rencontre beaucoup d'en-
queteurs juifs (en fait, il y en avait encore dans les annees 60), mais
Vitkovski, qui a ete persecute par les Organes pendant quarante ans
et qui a sejourne aux Solovki, n'a certainement pas oublie le temps
ou il etait plus difficile de voir un enqueteur russe qu'un juif ou
un letton.
Mais la question de Guerchouni est legitime en ce sens que tous
ces postes, eleves, moins eleves, voire subalternes, au fur et h
mesure que s'approchait la lame de fond de 1937, portaient en eux-
memes leur propre annihilation.
57. EJR, t. I, p. 170.
320 DEUX SIECLES ENSEMBLE
*
Les maitres de nos destinees ceuvraient avec assurance sur leurs
times assurees - et le coup brutal, inattendu qui les frappa leur
apparut comme Pcbranlemcnt de tout l'univers, la fin du monde.
Qui d'entre eux avait envisage avant cela le destin fatal des auteurs
de toute revolution ?
Si Ton etudie separemcnt les listes des hauls dirigeants qui ont
peri en 1937-1938, on constate que les Juifs y constituent une tres
grosse proportion. Un historien contemporain £crit : si, « du
l er Janvier 1935 au l cr janvicr 1938, les representants de cette natio-
nalite etaient a la tete de 50 % des principaux services de l'appareil
central pour les Affaires interieures, Us n'occupaient plus, au
l er Janvier 1939, que 6 % des postes 58 ».
En nous fondant sur les nombreuses « listes de fusilles » publiees
au cours des dix dernieres annees dans notre pays, et sur les tomes
biographiques de la Nouvelle Encyclopedic juive russe, nous
sommes en mesure de suivre avec plus ou moins de precision le
sort ulterieur des tchekistes de haute volee, des chefs de l'Armee
rouge, des dirigeants du Parti, des diplomates, de ceux qui, alors
qu'ils etaient encore aux commandes, ont ete cites aux chapitres
precedents.
Ce sont les tchekistes qui ont paye le plus lourd tribut :
G. la. Abrampolski ; L. M. Abramson est mort en prison en
1939 ; lakov Agranov, 1938™ ; Abram Belenki, 1941 ; Lev Belski-
Levine, 1941; Marfei Bennan, 1939; lossif Blat, 1937;
la. Weinstock, 1939; Leonid Voul, 1938; Mark Dai-Shtokliand,
1937 ; Semion Guendine, 1939; Veniamine Guerson, 1941 ; Lev
Zadov-Zinkovski, 1938; Lev Zaline-Levine, 1940; A. Zalpeter,
1939 ; Lev Zakharov-Meier, 1937 ; N. Zelikman, 1937 ; Alexandre
Iosselevitch, 1937; M.G. Kaminski, 1939; Zinovi Katsnelsohn,
1938; Lazare Kogan, 1939; Mikhail Koltsov-Friedland, 1940;
Kroulovski, 1938; hrail Leplevski, 1938; Mikhail Litvine s'est
suicide en 1938 ; Natan Margoline, 1938 ; A. Minaiev-Tsikanovski,
58. G. B. Kostyrtchenko, TainaTa politika Stalina : vlast i anlisemitizm [La politique
secrete de Staline : le pouvoir el l'anlis&Tiitisme], M, 2001, p. 210.
59. Nous ecrivons en italique les noms des fusilles et Tannee de leur execution ; dans
d'autres cas, le chiffre signale I'annee de l'arrestation ; sont notes autrement les suicides
dans l'attenle de rarrestation et les deces en prison.
DANS LES ANNEES TRENTE 321
1939 ; Lev Mironov-Kagan, 1938 ; Serguei Mironov-Korol, 1940 ;
Karl Paouker, 1937 ; Izrail Pliner, 1939 ; Mikhail Raiev-Kaminski,
1939 ; Alexandre Radzivilovski, 1940 ; Naoum Raiski-Lekhtman,
1939; Grigori Rappoport, 1938; Ilya Ressine, 1940; A. Rout-
kovski ; Pinkhous-Simanovski, 1940; Mikhail Trill isser ; Leonid
Faivilovitch, 1936; Evse'i Shirvindt, 1938; Grigori Chkliar ;
Serguei Chpiguelglas, 1940 ; Guenrikh lagoda, 1938.
Des annuaires entiers sont publies de nos jours, avec les noms
des principaux dirigeants de 1'appareil central du GUGB-NKVD
qui sont tombes victimes des purges « iejoviennes », et nous y
lisons un tres grand nombre de noms juifs. 60
Mais il y a des biographies tout a fait secretes, cachees, que nous
ne connaissons que grace a des informations de hasard qui ont filtre
a la faveur de la « transparence* » encore non bridee du debut des
annees 90. Ainsi le profcsscur Grigori Mai'ranovski, specialiste des
toxiques, dirigea a partir de 1937 le « Laboratoire X » d'un service
special du NKVD, laboratoire charge d'executer par injections les
condamnations a mort « sur ordre direct du gouvernement de 1 937
a 1947 et jusqu'en 1950 » - aussi bien dans la cellule speciale
du « Laboratoire X » qu'a l'etranger dans les annees 1960-1970'' 1 .
Mai'ranovski n'a ete arrete qu'en 1951, et, de sa cellule, il ecrivait
a Beria : « Par ma main ont ete executes des dizaines d'ennemis
jures du pouvoir sovietique, notammcnt des nationalistes de tout
poil 62 . » Mais voici qu'a filtre en 1990 une surprenante information
qui nous apprend que les fameuses douchegoubki (chambres a gaz
ambulantes) furent inventees non pas par Hitler au cours de la
Seconde Guerre mondiale, mais par le NKVD sovietique en 1937,
et l'inventeur (pas seul, bien stir, mais il fut au coeur de cette
invention) en fut Isai Davidovitch Berg, chef du Service econo-
mique du NKVD de la region de Moscou. On voit la qu'il est
important de savoir qui occupait les postes, meme inferieurs. L'his-
toire est la suivante : I. D. Berg avait pour mission d'executer les
60. Cf. par ex. N. Petrov, K. V. Skorkinc, Kto roukovodil NKVD, 1934-1941 [Qui
emit a la tete du NKVD. Annuaire], M, Zvenia, 1999.
61. Pavel Soudoplatov, Spetsoperalsii : Loubianka i Kreml. 1930-1950 gody [Les
operations speciales : la Loubianka et le Kremlin, les annees 1930-1950], M., OLMA-
Press, 1997, pp. 440-441.
62. Izvestia, 1992, 16 mai, p. 6.
* Le mot russc glasnost' = publicity des debats.
322 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sentences de la « troika » du NKVD regional de Moscou, et celui-
ci remplissait scrupuleusement sa mission : il convoyait les
condamnes sur le lieu d'execution. Mais, lorsque siegerent simulta-
nement trois « troi"kas » regionales de Moscou, il devint impossible
au peloton d'execution d'accomplir sa tache. On eut alors une idee :
denuder les victimes, les ligoter, les empecher de crier et les jeter
dans un fourgon ferine camouflc en camionnctte de livraison du
pain. Pendant le long trajet, les gaz s'6chappaient vers l'interieur
du vehicule, et a 1'arrivee, au bord de la fosse, les prisonniers
etaient « fin prets ». (II faut ajoutcr que Berg fut pcu apr&s fusille
lui-meme, en 1939 - pas pour ces atrocites, non, bien sur, mais sur
une accusation de «complot». Et, en 1956, il fut rehabilite sans
encombres, bien que fut consignee dans le dossier, conservee
jusqu'a ce jour, l'histoire de cette meurtriere invention, dont il a
meme ete fait lecture a des journalistes ! 63
Dans l'enumeration ci-dessus, que de destinees dont la courbe
est tracde en lettres de feu ! La sont tombes sous le couperet tche-
kiste le bourreau de la Crimee, Bela Kun en personne, et, avec lui,
encore 12 commissaires du peuple du gouvernement communiste
de Budapest" 4 !
L'on ne peut cependant accepter (ce ne serait pas decent, pas
honnete) d'inclure dans les persecutions contre les Juifs le fait
qu'ils aient ete chasses des Organes repressifs. Car il n'y avait pas
la de motivation antijuive. (Sans parler du fait que, si les sbires
staliniens n'avaient pas seulement attache du prix a leur bien-etre
immediat et a des honncurs provisoires, mais aussi a 1' opinion du
peuple qu'ils gouvernaient, ils auraient du claquer eux-memes la
porte du NKVD et ne pas attendre qu'on les en chasse. Cela, certes,
ne les aurait pas tous sauves de la mort, mais peut-etre de l'in-
famie ?) - C'est meme le contraire : a en juger par certaines
donnees, l'une des rares minorites nationales a laquelle il n'etait
pas, aux yeux du NKVD, condamnable d'appartenir, c'etait la
minorite juive. Les dispositions sur la politique nationale et d'enca-
drement qui caracteriseront la fin des annees 40 et le debut des
63. E. Jirnov, « Prolsedoura kazni nosila omcrzilellnyi kharakter » [Les procedds
d'execution avaienl un caractere ignoble], in Komsomolskai'a Pravda, 1990, 28 oct.
64. R. Conquest, La Grande Terrcur, op. cit.
DANS LES ANNEES TRENTE 323
annees 50 n'etaient pas encore en vigueur au sein des Organes de
la Securite d'Etat 65 .
Beaucoup de hauts fonctionnaires de l'appareil du Parti furent
eux aussi emportes par la deferlante meurtriere de 1937-1938. A
partir de 1936-1937, la composition du Sovnarkom change nota-
blement ; les purges des annees qui precederent la guerre deci-
merent les Commissariats du peuple. La balle mortelle atteignit et
l'initiateur de la collectivisation, Iakovlev, et son plus proche
adjoint, Kalmanovitch, et Roukhimovitch, et bien d'autres encore,
evidemment. La grande boucherie n'epargna pas les vieux
bolcheviks « emerites » : Kamenev et Zinoviev, bien sur, mais aussi
Riazanov (depuis longtemps evince), Golochtchokine qui avait
organise l'assassinat du tsar. (Seul echappa au desastre Lazare
Kaganovitch : il reussit a etre lui-meme le « balai aux crins de fer »
dans plusieurs des purges de 1937-1938 - par exemple dans la ville
d'lvanovo qu'il ratissa et ou on l'appelait l'« ouragan noir 66 ».)
On nous propose la vision suivante : « il s'agit de victimes de la
dictature sovietique, utilisees puis liquidees sans pine des lors
qu'elles n'avaient plus d'utilite 67 ». Belle explication ! Mais ces
personnes ont-elles vraimcnt ete utilisees pendant vingt ans ?
N'ont-cllcs pas mis tout leur zele a etre le moteur de cette meme
dictature, et, avant de « n'avoir plus d'utilite », n'ont-elles pas pris
une part vigoureuse au saccage de la religion, de la culture, a
1'aneantissement de 1' intelligentsia et de quelques millions de
paysans ?
Tomberent sous la lame en grand nombre les chefs de l'Armee
rouge. « A l'ete 1938, tous les commandants des regions militaires,
sans exception, tous ceux qui occupaient un tel poste en juin 1937,
avaient totalement disparu. » La direction politique de l'Armee
rouge, lors du demantelement de 1937 et apres le suicide de
65. L lou. Kriichevski, Evrei v apparale VtchK-OGPOU v 2D-e gody [Les Juifs clans
l'appareil de la Vetchiika et de l'Oguepeou dans les annees 20], Evrei i rousskai'a revo-
lioutssia [Les Juifs et le revolution russe], pp. 343-344.
66. Robert Conquest., op. cil.
67. lou. Margoline, Tel-Avivski bloknot [Le bloc-notes de Tel-Aviv], in Novoie
rousskoie slovo. New York, 1968, 5 aout.
324 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Gamarnik, « a subi le maximum de pertes du fait de la terreur ».
Parmi les responsables politiques ont peri les 17 commissaires
d'armee sans exception, 25 des 28 commissaires de corps d'armee,
34 des 36 commissaires de division 68 . Nous remarquons une forte
proportion de Juifs dans les listes aujourd'hui publiees des chefs de
guerre fusilles en 1937-1 938 M .
Grigori Chtern a fait une carriere militaire tout a fait singuliere
en gravissant un a un les echelons politiques : a. compter de la
guerre civile, commissaire de regiment, de brigade, de division. De
1923 a 1925, commandant des Forces speciales du groupe des
armees de Khorezm (ce qui signifie : repression en Asie centrale).
Des avant 1926, chef du service politique d'une division. Puis il
suit les cours pour cadres superieurs de l'Armee. En 1929-1934,
« il est charge de missions d'importance particuliere pres le
Commissariat aux Affaires militaires et navales, c'est-a-dire aupres
de Vorochilov. En 1937-1938, il est « conseiller militaire aupres du
gouvernement rcpublicain espagnol (ne pas confondre avec
Manfred Chtern, qui s'est lui aussi distingue chez les Rouges espa-
gnols et qu'on a surnomme' « le general Kleber »). Puis il est chef
d'etat-major du front extreme-oriental ou, avec Mekhlis, il organise
les combats sanglants sur le lac Hasan en 1938, et, simultanement,
il intrigue pour faire arretcr le marechal Bliicher, causer sa perte et
prendre sa place au poste de commandant du front. En mars 1939,
au XVIII e Congres du Parti, il tint ce discours : « Nous avons, vous
et nous, extermine un tas de canailles - toutes sortes de toukhat-
chevskis, gamarniks, ouborevitchs et autres ordures de ce genre » ;
lui-meme ne fut fusille qu'a 1'automne 1941 70 . Un compagnon
d'armes de Chtern, mais dans l'aviation, lui, Iakov Smouchkevitch,
a fait lui aussi une carriere mirobolante. II a commence de la meme
facon (et jusqu'au milieu des annees 30), comme instructeur poli-
tique, commissaire ; il a suivi lui aussi les cours pour cadres supe-
rieurs. En 1936-1937, il est en Espagne, dans l'aviation, on le
surnomme « le general Douglas ». En 1939, il commandait le
68. Robert Conquest, op. cit.
69. Cf. par ex. O.F. Souvenirov, Traguediia RKKA, 1937-1938 [La tragddie dc
TArmtSe rouge. 1937-1938]. M., Terra. 1998.
70. EJR. (. 3. p. 430 : A. Abramovitch, V rechaiouchtchei voine [Dans la guerre
decisive] t. 1, p. 66 ; V. Katountsev, I. Kots ; Intsident. Podoplioka Khasanskikh sobitii'
[Un incident. Les dessous des evenemcnts de Hasan], in Rodina. 1991, n"> 6-7. p. 17.
DANS LES ANNEES TRENTE 325
groupe aerien a Khalkhin-Gola. Puis il a grimpe jusqu'au poste de
commandant en chef de toutes les forces aeriennes de TArmee
rouge, a celui d'inspecteur des Forces armees aeriennes ; il a ete
arrete en mai 1941 et fusille l'annee meme 71 .
La deferlante n'a pas epargne non plus les travailleurs du secteur
economique, pas davantage que les hauts fonctionnaires ; quant aux
diplomates, la plupart de ceux qui ont ete cites ici ont 6te fusilles.
Nommons les personnalites du Parti, les militaires, les diplo-
mates, les responsables de 1'economie du pays que nous avons deja
rencontres dans ces pages et qui sont tombes victimes de la
repression (les fusilles sont inscrits en italiques) :
Samuel Agourski, arrete en 1938; Lazare Aronchtam, 1938;
Boris Belenki, 1938; Grigori Belenki, 1938; Zakhar Belenki,
1940; Mark Belenki, 1938, Maurice Belotski, 1938; Herman
Bitker, 1937; Awn Weinstein, 1938; Iakov Vesnik, 1938, Izrail
Weitser, 1938 ; Abram Wolpe, 1937 ; Ian Gamarnik s'est suicide en
1937 ; Mikhail Guertchikov, 1937, Evgueni Gnedine, arrete" en
1939; Philippe Golochtchokine, 1941 ; la Goldine, 1938; Lev
Gordon, arrete en 1939; Isaac Grinberg, 1938; Iakov Gouguel,
1937 ; Alexandre Gourevitch, 1937 ; Sholom Dvoilatski, 1937;
Mark Deutsch, 1937; Semion Dimanstein, 1938; E. Dreitser,
1936; Semion Joukovski, 1940; Samuil Zaks, 1937; Zinovi
Zangwil ; Isaac Zelenski, 1938 ; Grigori Zinoviev, 1936 ; S. Zorine-
Gomberg, 1937; Boris Ippo, 1937 ; Mikhail Kaganovitch se
suicide dans 1'attente de I'arrestation, 1941 ; Moi'ssei Kalganovitch,
1937; Lev Kamenev, 1936; Abram Kamenski, 1938; Grigori
Kaminski, 1938 ; Ilya Kit-Vii'tenko, arrete en 1937, passe 20 ans en
reclusion ; /. M. Kleiner, 1937 ; Evguenia Kogan, 1938 ; Alexandre
Krasnochtchokov-Tobinson, 1937 ; Lev Kritsman, 1937 ; Solomon
Krouglikov, 1938 ; Vladimir Lazarevitch, 1938 ; Mikhail Landa,
1938; Rouvim Levine, 1937; Iakov Lifchitz, 1937; Moissei
Lisovski, arrete en 1938 ; Fried Markous, 1938 ; Lev Mariasine,
1938 ; Grigori Melnitchanski, 1937 ; Alexandre Minkine-Menson
est mort dans un camp en 1955 ; Nadejda Ostrovkaia, 1937 ; Lev
Petcherski, 1937 ; 1. Pinson, 1936 ; lossif Piatnitski-Tarchis, 1938;
Izrail Razgon, 1937; Moissei Rafes, 1942; Marcel Rozenberg,
1938 ; Arcadi Rozengolts, 1938 ; Naoum Rozovski, 1942 ; Boris
7 1 . EJR, t. 3, p. 82 ; A.Abramovitch, pp. 64-66.
326 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Roizenman, 1938; E. Roubinine, en reclusion pendant 15 ans ;
Iakov Roubinov, 1937 ; Moissei Roukhimovitch, 1938 ; Oscar
Ryvkine, 1937; David Riazanov-Goldenbakh, 1938; Veniamine
Sverdlov, 1939; Boris Skvirski, 1941 : lossif Slavine, 1938;
Grigori Sokolnikov-Brilliant, tue en prison en 1939 ; Isaac Solts,
mort en reclusion en 1940 ; Naoum Sorkine, 1938 ; Lev Sosnovski,
1937; Arthur Stachevski-Guirchfeld, 1937; louri Svetlov-
Nakhamkis, 1941 ; Nikolai Guimmer-Soukhanov, 1940 ; Boris Tal,
1938; Semion Tourovski, 1936; Semion Ouritski, 1937; Evgueni
Fainberg, 1937 ; Vladimir Feiguine, 1937 ; Boris Feldtnan, 1937 ;
Iakov Fischman, arrete en 1937 ; Moissei Froumkine, 1938 ; Maria
Froumkina-Ester, morte dans un camp en 1943 ; Leon Khaikis,
1938; Avenir Khanoukaiev ; Moissei Kharitonov, mort dans un
camp en 1948 ; Mendel Khataievitch, 1937 ; Isa'i Tsalkovitch, arrete
en 1937; Efim Tsetline, 1937 ; Iakov Tchoubine ; N. Tchoujak-
Nasimovitch ; Lazare Chatskine, 1937 ; Iakov lakovlev -Epstein,
1938.
Voila qui constitue aussi le martyrologe d'un grand, d'un tres
grand nombre de Juifs au sommet.
Et voici maintenant les destinees de quelques socialistes russes
eminents qui n'ont pas rejoint les bolcheviks et ont meme lutte
contre eux :
Boris Ossipovitch Bogdanov (ne en 1884) - Originaire d'Odessa,
pctit-fils ct fils de negotiants en bois. A fait ses etudes dans la
meilleure ecole de commerce d'Odessa. Encore etudiant, il adhere
aux cercles sociaux-democrates. En juin 1905, quand entre dans le
port d'Odessa le cuirasse Potemkine sur lequel une mutinerie a
eclate, il est le premier civil a monter a son bord, il fait un discours
devant l'equipage reuni en meeting, il l'exhorte a se joindre a la
greve des ouvriers d'Odessa, et il emporte, pour les transmcttre aux
consuls etrangers, les lettres et suppliques adressees aux gouverne-
ments europeens. 11 cvitc la condamnation en fuyant a Saint-
Petersbourg ou il travaille dans la clandestinite pour le Parti social-
democrate menchevique. Deux peines de relegation consecutives,
de deux ans chacunc, Tune a Silvytchegod et 1' autre a Vologda.
Juste avant la guerre, il est au nombre des dirigeants du Parti
menchevique, il travaille legalement sur des questions touchant la
condition ouvriere ; a dater de 1915, il entre comme secretaire au
Groupe ouvrier pres le Comite militaro-industriel, avec lequel il est
DANS LES ANNEES TRENTE 327
arrete en Janvier 1917 ; il est libcre a la faveur de la revolution de
Fevrier. II entre au Comite executif du Soviet de Petrograd ; il en
est 1'immuable president, toujours present lors de ses innombrables
et bruyantes seances ; en juin, il dcvient membre du bureau du
VTsIK. et il s'oppose opiniatrement aux tentatives de coup de force
auxquelles se livrent deja les bolcheviks ; apres l'insurrection des
bolcheviks en juillet, c'est lui qui recoit la capitulation du
detachemcnt de matelots qui avail occupe la fortcresse Pierre et
Paul. Apres le coup d'Etat d'Octobre, il est, en 1918, l'un des orga-
nisateurs du mouvement ouvrier antibolchevique a Petrograd. II
passe la guerre civile a Odessa. Quand celle-ci est finie, il tente de
renouer avec Taction des mencheviks, mais, a la fin de 1' an nee
1920, il est arrete pour un an - la commence la longue kyrielle
d'arrestations et de condamnations, de deportations et de deten-
tions, le grand jeu de cartes, la « longue patience » visant tant de
socialistes en URSS - uniquement pour son passe et ses anciennes
convictions de menchevik, car dans les rares intervalles, il exerce
des fonctions dans le domaine economiquc et nc desire plus qu'une
chose : mener une vie paisible - mais on le soupconne aussi de
« sabotage » economique. En 1922, il demande a partir pour
l'etranger, mais est arrete juste avant son depart. Reclusion aux
Solovki, deportation sur la Petchora, rallonges regulieres de peines
de trois ans chaque fois, la prison de surete de Souzdal, encore et
encore la deportation. En 1931, on tente de 1'impliquer dans 1' af-
faire du « Bureau des mencheviks » puis on le relache. Mais, en
1937, il tombe dans la rafle generate ; il experimente a la prison
d'Omsk (ou il a des communistes com me compagnons de cellule)
les interrogatoires « a la chafne » (trois commissaires enqueteurs
qui se succcdent sans interruption), purge sept ans au camp de
Kargopol (certains autres mencheviks sont fusilles), deportation a
Syvtyvkar ; en 1948, c'est un nouveau tour de piste avec les
« redoublants », deportation au Kazakhstan. En 1956, il est reha-
bilite. II meurt en 1960 : il n'est plus qu'un grand vieillard epuise\
Boris Davydovitch Kamkov-Kats (ne en 1885). Fils d'un medecin
de Zemstvo. Adhere au Parti S.-R. des l'adolescence. Deporte" en
1905 dans le territoire de Touroukhan, d'ou il s'evade. Dans l'emi-
gration, il acheve des etudes de droit a 1' university de Heidelberg.
Participe a la Conference des socialistes a Zimmerwald en 1915.
328 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Revient en Russie apres la revolution de Fevrier. L'un des fonda-
teurs du Parti des S.-R. de gauche qui, a la veille du coup d'Oc-
tobre, entre dans la coalition avec les bolcheviks. Prend part a la
dissolution de 1'Assemblee constituante en Janvier 1918. En avril,
il incite a rompre l'alliance avec les bolcheviks et, en juin, il appelle
a « une insurrection revolutionnaire » contre eux. L' insurrection
echoue et il entre en clandestinite. Apres une courte arrestation en
1920, il est a nouveau arrSte en 1921, deporte en 1923. Entre
plusieurs peines de deportation, encore deux annees de prison
- toujours le meme jeu de « patience ». En 1933, deporte a Arkhan-
guelsk, arrete en 1937 et fusille en 1938.
Abram Rafailovitch Gotz (tie en 1882). Petit-fils du millionnaire,
le negotiant en the V. la. Brodski. Adhere au mouvement revolu-
tionnaire des l'age de 14 ans et au Parti S.-R. en 1901 (son frere
Mikhail est un leader de ce parti). En 1906, il devient membre
d'une organisation S.-R. de combat, un terroriste. Au bagne de
1907 a 1915. A la prison centrale d'Alexandrov. Prend part a la
revolution de Fevrier a Irkoutsk, puis a Petrograd. Membre du
Comite executif du Soviet du Parti social-democrate et du Soviet
des deputes paysans, membre du presidium du VTsIK. A partir du
25 octobre 1917, il est a la tete du Comite antibolchevique pour le
Salut de la Russie et de la Revolution. II poursuit la lutte contre les
bolcheviks pendant la guerre civile. Arrete en 1920, condamne lors
du proces des S.-R. a la peine capitale, commuee en 5 ans d'empri-
sonnement. Puis ce fut le jeu de « patience » habituel, la valse des
peines et deportations successives. En 1939, il ecope de 25 ans de
camp. II meurt l'annee d'apres, au camp.
Mikhail Iakovlevitch Guendelman (ne en 1881). S.-R. des 1902,
avocat de profession. Participe a la revolution de Fevrier a Moscou,
membre du Comite executif du Soviet, membre du presidium du
VTsIK, membre du Comite central du parti S.-R. Le 25 octobre
1917, il quitte la seance du 2 e Congres des Soviets en signe de
protestation contre les bolcheviks. Membre de 1' Assembled consti-
tuante, il prend part a son unique seance, le 5 Janvier 1918. A
Samara, il poursuit son action au Comite des membres de F As-
sembled constituante. Arrete en 1921, condamne a la peine capitale
lors du proces des S.-R., peine commuee en 5 annees de detention.
Puis, le jeu de « patience », l'enchainement des peines. Fusille en
1938.
DANS LES ANNEES TRENTE 329
Mikhail Isaakovitch Lieber-Goldman (ne en 1880). L'un des
fondateurs du Bund (1897), membre du Comite central du Bund
dans 1' Emigration, representant du Bund au Congres du Parti social-
democratc russe. Prend part a la revolution de 1905-06. Relegue en
1910 pour trois ans dans la province de Vologda, d'ou il s'evade,
et emigre a nouveau. Adversaire farouche et constant de Lenine.
Revient en Russie apres 1914, rejoint les socialistes « defenseurs
de la Patrie ». Apres la revolution de Fevrier, membre du Comite
central du Soviet de Petrograd, puis membre du presidium du
VTsIK, dont il demissionne apres le coup de force d'Octobre.
Tantot il adhere au Parti social-democrate (des mencheviks), tantot
il le quitte. Exerce des fonctions dans le secteur economiquc. L'un
des leaders de la clandestinite menchevique en URSS. A partir de
1923 - arrestations, deportations, jeu de « patience ». En 1937, a
nouveau arrete et fusille la meme annee a Alma-Ata.
... Combien connurent une semblable destinee, marquee par une
succession ininterrompue de peines de prison et de deportation,
jusqu'au denouement dans les annees 1937-1938 !
C'est qu'il balayait et balayait a travers tout le pays, le balai de
fer de ces annecs-la, il raflait tout le monde - les sans-grade, ceux
qui n'avaient rien a voir avec le pouvoir, la politique, et notamment
des Juifs. Voici les noms de quelques supplicies :
Nathan Bernstein (ne en 1876) - musicologue et critique
musical, enseignait 1'histoire de la musique et l'esthetique
musicale, a ecrit plusieurs livres. Arrete en 1937, est mort en
detention.
Matfe'i Bronshtein (ne en 1906) - savant, physicicn de talent,
docteur es sciences, obtient des resultats remarquables. II etait le
mari de L.K.Tchoukovskai'a. Arrete en 1937, fusille en 1938.
Serguei' Guinter (ne en 1870) - architecte et ingenieur. Arrete en
1934, deporte en Siberie, arrete de nouveau en 1937 et fusille.
Veniamine Zilbermints (ne en 1887) - geochimiste et mineralo-
gists, specialistc des elements rares, auteur d'un projet scientifique
sur les microprocesseurs, victime de la repression en 1938.
Mikhail Kokine (ne en 1906) - orientaliste, sinologue, historien.
Arrete en 1937, fusille.
Ilya Kritchevski (ne en 1885) - microbiologiste, immunologiste
(egalement une formation de physicien et de mathematicien).
330 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
docteur en medecine, fondateur d'une ecole scientifique, president
de l'Association russe des microbiologistes. Arrete en 1938, raort
en 1943.
Solomon Levite (ne en 1894) - orientaliste, semitologue, de ceux
qui, en 1920, ont ressuscite en 1920 la Socicte d'ethnographie.
Accuse d'avoir cree une organisation sioniste, arrete en 1937, est
mort en detention.
lokhiel Ravrebe (ne en 1896) - physicien et chimiste, professeur,
membre correspondant de l'Academie des Sciences d' Ukraine, a
ecrit beaucoup d'ouvrages sur 1'electrochimie appliquee. Victime
de la repression en 1937.
Ilya Khetsrov (ne en 1887) - hygieniste, epidemiologiste
(hygiene de l'environnement, protection des plans d'eau, des eaux
artesiennes, hygiene sociale). Arrete en 1938, fusille.
Naoum Schwarz (ne en 1888) - m^decin psychiatre, etudiait les
specificites psychologiques des Juifs. Enseigna de 1921 a 1923
l'hebreu ; composait des poesies en hebreu. Accuse d'activite
sioniste, arrete en 1937, mort en detention.
Les trois freres Chpilrein, de Rostov-sur-le-Don :
Yan (ne en 1887) - mathematicien, a applique la methode mathe-
matique a la technique electrique et thermique. Professeur a 1' Ecole
superieure technique de Moscou, puis doyen de la faculte d'electro-
technique. Victime de la repression et perit en 1937.
Isaac (ne en 1891) - psychologue, docteur en philosophic En
1927, il est a la tete de la Societe russe de psychotechnique et de
physiologie appliquee ; auteur de nombreuses etudes sur 1' analyse
psychologique des metiers et la rationalisation du travail. Arrete en
1935, fusille.
Emile (ne en 1899) - biologiste, doyen de la faculte de biologie
de Rostov. FusiHe" en 1937.
Leonid Iourovski (ne en 1884) - docteur en economie politique,
Fun des auteurs de la reforme monetaire de 1922-1924. Proche de
A. V. Tchaianov et N. D. Kondratiev. Arrete en 1930, libere en
1935, arrete a nouveau en 1937 et fusille.
•
L'ecrasante superiorite en nombre des Juifs haut places qui
tomberent sous le couperet de Staline n'empeche pas de constater,
DANS LES ANNEES TRENTE 331
comme cela ressort des pages memes ecrites par des publicistes
juifs d'Occident, que ce phcnomene en soi n'etait pas percu comme
une offensive contre les Juifs sur le plan de leur nationality : les
Juifs sont tombcs dans le hachoir parce qu'ils occupaient en grand
nombre des postes eminents. Ainsi lisons-nous dans le recueil
Le Monde juif (1939) : « Cela ne fait aucun doute : les Juifs en
URSS ont des possibilites, des opportunites qu'ils n'avaient pas
avant la revolution, qu'ils n'ont toujours pas a ce jour dans certains
Etats democratiques. lis peuvent etre generaux d'armee, ministres,
diplomates, professeurs d'universite, ils peuvent etre les fonction-
naires les plus haut grades comme les plus soumis », - mais ce ne
sont justement, pour les Juifs sovietiques, que des possibilites, « en
aucune maniere ce n'est un droit », et c'est justement parce que ce
droit n'existe pas qu'ont ete precipites du haut de ces sommets et
ont perdu la vie « les Iakir, Zinoviev, Radek, Trotski 72 ». Mais quel
peuple, sous la dictature communiste, jouissait d'un tel droit ? La
realite, c'etait : ou bien tu te maintiens, ou bien tu coules.
St. Ivanovitch (S.O. Portouguei's), un socialiste de vieille date et
obstinc, reconnaissait : « Les Juifs, sous l'autocratie, avaient
beaucoup moins que sous les bolcheviks le "droit de sejour", mais
beaucoup plus le "droit de vie" ». Cela est indeniable. - Cependant,
comme il n' ignore pas « la revolution kolkhozienne », il conclut :
« Les formes d' implantation en Russie du "socialisme", appliquees
du fin fond de Pachekhonia jusqu'a Tachkent, ont ete particulie-
rement dures pour les Juifs », « sur aucun peuple les scorpions du
bolchevisme ne se sont acharnes avec plus de violence que sur
les Juifs. 73 »
Dans le meme temps, pendant la Grand' Peste de la collecti-
visation et la liquidation des koulaks, ce ne sont pas des
milliers, mais des millions de paysans qui n'eurent ni le droit de
sejour ni celui de vie. Et toutes les plumes sovietiques (et, parmi
elles, beaucoup de juives) resterent muettes comme des tombes
devant cette froide extermination de la paysannerie russe. Muet
egalement 1' Occident tout entier. Par ignorance, croyez-vous ? ou
par souci de menager le pouvoir sovietique ? ou tout simplement
72. Si. Ivanovitch, Evrc'i i sovctskai'a diklatoura [Les Juifs et la dictature sovietique],
in MJ, p. 23.
73. Ibidem, pp. 44-46.
332 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par indifference ? - Car c'est proprement inimaginable : 15 millions
de paysans qui ne sont pas simplement interdits d'acces a l'ensei-
gnement superieur et a la fonction publique, mais qui sont bel et
bien mines, parques comme des bestiaux, chasses de leurs foyers
et deportes vers une mort certaine au fin fond de la taiga et de la
toundra. Et Ton vit surgir, dans les rangs echauffes des activistes
des villes, des Juifs qui s'elancerent pour pousser a la roue de la
collectivisation et laisser derriere eux un tangible et sinistre
souvenir. Quelqu'un aurait-il a I'epoque eleve la voix pour defendre
les paysans ? Tres peu apres, en 1932-1933, de cinq a six millions
de personnes agonisent et meurent de faim, et cela, aux marches
memes de 1' Europe - et la presse libre du monde libre reste motus
et bouche cousue ?... Sans doute faut-il accepter comme cle la plus
plausible de cette enigme l'extreme-gauchisme de la presse occi-
dental d'alors et son engouement pour l'« experience » socialiste
en URSS, mais tout de meme, comment ne pas etre stupefie de voir
quel degre peuvent atteindre l'aveuglement et l'indifference aux
souffrances des gens, de dizaines de millions de gens ?
Ce que l'ceil ne voit pas, le coeur ne le sent pas.
En Ukraine, les Juifs avaient deja perdu leurs elans des ann£es
1917-1920, leur desir de soutenir l'litat russe, et, a la fin des
annees 20, « les chauvins partisans de l'autonomie ukrainienne »
sont des Juifs et « ils exercent une grande influence, quoique dans
les villes uniquement 74 ». On peut meme lire cette conclusion : la
destruction en 1937 de la culture de langue ukrainienne etait dirigee
en partie contre ces Juifs-la, ceux qui avaient « reellement » cree
avec les Ukrainiens 1' Union pour le developpement de la culture
locale en ukrainien 75 . Mais cette union, realisee dans les milieux
intellectuels, ne pouvait adoucir les sentiments de la population
ukrainienne envers les Juifs. Nous avons vu dans le chapitre
prec6dent qu'au cours de la collectivisation « un grand nombre de
communistes juifs surgirent dans les campagnes avec le grade de
commandant et le droit de vie ou de mort sur les gens 76 ». Cela
74. Lettre de V. I. Vernadski a 1. 1. Petrounkevitch du 14 juin 1927, in Novy Mir,
1989, n° 12, p. 220.
75. Mikhail Kheifets, Ouroki prochlogo [Les lemons du pass6], in « 22 » 1989, n°63,
p. 202.
76. Sonja Margolina, Das Ende der Liigen : Russland und die Juden im
20 Jahrhundert, Berlin, Siedler Verlag. 1992, p. 84.
DANS LES ANNEES TRF.NTE 333
avait envcnime les relations - tendues depuis des siecles - entre
Juifs et Ukrainiens. Et bien que la famine fut le resultat direct de
la politique de Staline, bien qu'elle n'atteignit pas 1' Ukraine exclu-
sivement (elle sevit aussi cruellement dans la region de la Volga et
dans l'Oural), les Ukrainiens eurent F impression que la famine,
chez eux, etait imputable aux Juifs. Cette idee se perpetua long-
temps (on la trouve encore jusqu' aux annees 80 dans la presse ukrai-
nienne de Immigration). « Certains Ukrainiens sont convaincus que
les Juifs ont joue un role particulier dans F apparition de la famine...
Certains declarent que 1933, e'etaient les Juifs qui se vengeaient
pour les annees Khmelnitski* 77 ».
Pas de moisson de froment a qui seme le chiendent. Tant de Juifs
aux commandes et tant d' indifference aux malheurs du reste de la
population pouvaicnt induirc toutes sortes d'interpretations.
Les auteurs juifs qui suivent de pres le « deploicment de la
courbe » de Fantisemitisme en URSS ont pourtant neglige cette
cendre pietinee, et ils ont tire des conclusions plutot optimistes.
Ainsi Solomon Schwartz ecrit-il : « Des le debut des annees 30,
Fantisemitisme en Union Sovietique s'est vu nettement diminuer »
et, « au milieu des annees 30, il avait perdu son caractere de
phenomene de masse », « la courbe de Fantisemitisme avait alors
atteint son plus bas niveau ». LI explique cela, entre autres, par la
fin de la NEP, la disparition des Juifs enrichis pendant cette periode,
ainsi que par « 1' industrialisation forcee et Fouragan de la collecti-
visation » qu'il compare plaisamment a « une sorte de traitement
de choc ». S'y ajoutc une autre idee : e'est pendant ces annees-la
que les dirigeants communistes ont commence a lutter contre « le
chauvinisme de grande puissance » des Russes (non, ils n'ont pas
« commence » - ils ont continue, poursuivi en cela la ligne intransi-
geante de Lenine). Et, dit Schwarz, les autorites ont alors decide de
« garder un silence obstine sur Fantisemitisme (...) pour ne pas
donner 1' impression que ce combat contre le chauvinisme de grande
77. M. Tsarinnik, Oukra'insko-evreiskii dialog [Le dialogue ukraino-juifj, in
« 22 » 1984, n°37, p. 160.
* Khmelnitski Bogdan Mikha'ilovitch (1595-1657). helman d'Ukraine, chef du
mouvement de liberation du joug polonais. Fit proclamer en 1654 l'union de I' Ukraine
et de la Russie.
334 DEUX SIECLES ENSEMBLE
puissance 6tait un combat pour la defense des Juifs 78 ». Cette
remarque est judicieuse.
Or justement, en Janvier 1931, a paru dans le New York Times 19 ,
puis dans toute la presse mondiale, une declaration demonstrative
de Staline a l'Agence telegraphique europeenne : « Les commu-
nistes, qui sont des internationalistes consequents, ne peuvent pas
ne pas etre les ennemis jures de l'antisemitisme. En URSS, l'antise-
mitisme est severement puni par la loi en tant que phenomene
profondement contraire au regime sovietique. Les antisemites
actifs, de par les lois de l'URSS, encourent la peine capitate 80 *,
- et ne voila-t-il pas le chatimcnt prononce sans aucune gene aux
oreilles democratiques de l'Occident ? Or, c'est la seule et unique
nation parmi toutes celles peuplant l'URSS qu'il daigne distinguer
de cette facon-la. L' opinion publique mondiale s'en trouva plei-
nement satisfaite.
Mais, detail caracteristique : cette declaration du Guide ne fut
pas publide dans la presse sovietique (par un effet de sa ruse et de
sa prudence). II l'avait destinee a l'exportation. II cacha cette prise
de position a ses propres sujets. Elle ne fut publiee en URSS qu'a
la fin 1936 s1 . Et Molotov fut envoys a ce moment-la faire une
declaration semblable au congres des Soviets.
Un auteur juif donne son interpretation du discours de Molotov
tel qu'il l'a entendu, mais il se trompe quand il dit que l'orateur,
« au nom du gouvernement », menacait de la peine capitate ceux
qui manifesteraient « des sentiments antisemites 82 ». Des senti-
ments ! Non, le discours de Molotov ne disait pas cela, il parlait
bien des memes « antisemites actifs » que Staline. Des peines capi-
tales pour antisemitisme, nous n'en connaissons pas dans les
annees 30, mais des peines de detention (au titre d'un article du
Code penal), il y en eut. (On entendit alors chuchoter : « Dans le
temps, on vous en collait moins "pour le tsar"). »
S. Schwartz note une inflexion : « Dans la seconde moitie des
78. S. M. Schwartz, Antisemitizm v Sovetskom Soiouze [L'antis6mitisme en Union
sovi&ique]. New York, id. Tehekhov, 1962, pp. 8. 98-99, 107-108.
79. New York Times, 1931, 15 janv., p. 9.
80. /. V. Staline. (Euvres [en russe] en 13 vol., M. Gospolitizdat, 1946-1951, 1. 13,
p. 28.
81. Izvestia. 1936, 30 nov., p. 2.
82. S. Power, La Russie sovietique, in MJ, p. 260.
DANS LES ANNEES TRENTE 335
anndes 30, ces sentiments [l'inimitie de la population envers les
Juifs] se repandirent et s'amplifierent..., surtout dans les centres
importants ou residaient un grand nombre d'intellectuels et semi-
intellectuels juifs... On y vit peu a peu renaitre la legende de I'"em-
prise des Juifs", et se former des idees fausses sur le role exagere
des Juifs au sein des organismes d'Etat. » Une legende qui n'est
pas une legende, mais assortie de cette explication quelque peu
naive, cette justification rituelle : lesdits intellectuels et semi-intel-
lectucls juifs n'avaient tout simplement, « dans les conditions
sovietiques, presque aucunc possibilite de survie, hormis le service
de l'Etat 83 ».
On a honte de lire cela. Quelle est cette situation d'oppression
et de desespoir qui ne vous laisse comme possibilite de survie que
les postes privilegies ? Et le reste de la population ? Ceux-la avaient
la pleine liberte de s'echiner dans les champs kolkhoziens, de
creuser des trous a la pioche, de transporter des bards a bout de
bras sur les chantiers des plans quinquennaux...
Pour ce qui est des decisions gouvernementales. Ton peut dire
sans risque de se tromper que dans les annees 30, rien, dans la
question juive, n'avait change depuis la revolution, qu'aucune anti-
pathie officielle a 1'egard des Juifs ne s'etait encore manifestee. Au
reste, ne claironnait-on pas, ne faisait-on pas miroiter « la fin defi-
nitive de toutes les contradictions nationales » ?
A l'6tranger non plus, les milieux juifs n'avaient pas, ne
pouvaient pas avoir le sentiment que les Juifs etaient opprim^s en
URSS. Dans son article « Les Juifs et la dictature sovietique », le
meme St. Ivanovitch ecrivait : « A l'etranger, beaucoup sont
convaincus qu'il n'y a pas d'antisemitisme en Russie et c'est la
raison de leur bienveillance a l'egard du pouvoir sovietique. Mais,
en Russie meme, on sait que cela n'est pas vrai », ce qui n'empeche
pas les Juifs d'« esp€rer en la longevite du pouvoir sovietique... et
de craindre sa chute », puisque « Staline ne laisse pas et, esperent-
ils, ne laissera pas eclater de pogroms ». L'auteur est seduit par
cette opinion largement repandue, alors meme qu'il la juge
erronde : « Si la dictature du bolchevisme tombe, 1'on peut
s'attendre a coup sur a une explosion de passions et de violences
antis£mites... La chute du pouvoir sovietique sera pour les Juifs
83. S.M. Schwartz, p. 118.
336 DEUX SIECLES ENSEMBLE
une catastrophe, et tout sympathisant du peuple juif doit rejeter
cette perspective avec horreur... » Pourtant, lui-meme note que « la
dictature sovietique commence d£ja a etre embarrassee de se voir
considered comme judeophile et colonisee par les Juifs 84 ».
La ligne generale pour les annees 30, c'est la resolution du
XVI e Congres (1930) formulee par Staline dans son rapport : c'est
un appel a la lutte energique contre le chauvinisme, et en premier
lieu contre le chauvinisme grand-russien. On entend employer la le
jargon du Parti que tout le monde comprend. Cette lutte sera mence
energiquement pendant encore plusieurs annees. Mais, au nom du
Ciel, quelle folie s'etait alors emparee de Staline ? II n'y avait deja
plus l'ombre d'un tel chauvinisme, et le Petit Pere n'avait pas
encore pressenti le futur tout proche, l'heure du naufrage, quand il
serait contraint d'appeler au secours ce meme patriotisme russe qui
le sauverait.
Oui, on sonnait deja l'alarme, a l'epoque : menace de resurgence
du patriotisme russe ! St. Ivanovitch, en 1939, s'empressait de
relever une tendance « a 'T amour de la patrie", a "la fierte
nationale" » (entre guillemets, par derision), « au "patreotisme" »
de cette dictature qui nous renvoie de nos jours « a certaines tradi-
tions nationalistes de la vicille Russie de Moscou et de la Russie
imperiale 85 ».
Voila done ou residait la pire menace pour la Russie a la veille
de l'offensive de Hitler : dans le « patreotisme » russe ! !
Cette hantise, desormais, ne lachera plus les publicistes juifs ;
elle les tiendra pendant encore tout un demi-siecle - et meme quand
ils considerent cette guerre qui vit s'enflammer un patriotisme de
masse, cette guerre qui a sauve, entre autres, les Juifs sovietiques !
Nous lisons dans une revue israelienne, en 1988 : « Les traditions
encore vivantes des Cent-noirs... ont servi de fondement au "patrio-
tisme sovietique vivifiant" qui s'est epanoui posterieurement, dans
les annees de la Grande Guerre patriot ique 86 ... »
Embrassons du regard cette guerre de 1941-1945, et recon-
naissons que ce jugement est marque d'une bonne dose d'ingrati-
tude.
84. Si. Ivanovitch, Les Juifs et la dictature sovietique, in MJ, pp. 50. 51, 52.
85. Ibidem, pp. 51-52.
86. B. Orlov, Rossiia bcz evreev [La Russie sans les Juifs], in « 22 », 1988, n° 60,
p. 160.
DANS LES ANNEES TRENTE 337
Cela voudrait-il dire qu'une fois pour toutes et a jamais, it ne
petit exister de patriotisme russe pur, innocent, qui ne serait
coupable devant personne ?
Pourquoi trancher ainsi ? Pourquoi forcement le patriotisme
russe ?
La fermeture de la Section europeenne pres le Comite central du
PCR (b) fut un evenement important dans la vie des Juifs de Russie
sovietique. Elle empcchait que se developpat separement (fut-ce
conformement a un programme sovietique) une vie publique juive,
« une autonomie nationale, culturelle, personnel le » : celle-ci devait
se fondre dans le courant general. En 1937-1938, les membres de
ccttc Section europeenne qui, d'apres l'appreciation de lou.
Margoline, « au service du pouvoir ont procede a un immense
saccage de toutes les valeurs culturelles du peuple juif 87 », - a
savoir Dimanstein, Lilvanov, Esther-Froumkina et consorts (Motl
Kiper, Itzkhok Soudarski, Alexandre Tchemerisski) - ont ete arretes
et, tres vite, executes dans la foulee. D'autres membres de cette
section « qui occupaient des positions dirigeantes dans les departe-
ments centraux et locaux de l'OZET (Societe pour 1' implantation
rurale des travailleurs juifs), dans les structures sovietiques juives
a caract&re social, culturel et educatif », sont passes sous le rouleau
compresseur. En 1936-1939, « Tecrasante majorite d'entre eux
furent victimes de la repression 88 ». Le climat deletere des
annees 30 s'etait infiltre jusque-la. On se mit, dans les reunions
publiques, a accuser et demasquer d'eminents communistes juifs,
ceux qui avaient ete autrefois membres du Bund, du Parti des socia-
lists sionistes et meme du Poalei-Tsion, que les Soviets avaient
pourtant plus ou moins autorise. Mais a-t-on jamais vu les
bolchcviks pardonner a qui que ce soit son passe" ? « Que faisais-tu
avant... ? » En 1938, Der Ernes fut a son tour ferm6e.
Et 1'ecole ? - « Jusqu'en 1933, le nombre des ecoles juives et
de leurs eleves continua de croitre en depit des critiques formulees
87. lou. Margoline, Tel-Avivski bloknot [Le bloc-noles de Tel-Aviv], in Novoe
rousskoe slovo, New York, 1968, 5 aout.
88. PEJ, t. 8. p. 167.
338 DEUX SIECLES ENSEMBLE
des la fin des annees 20 contre "les debordements nationalistes"
des sections europeennes (...) en faveur du "passage force" a
l'hebreu"... 89 . » On note, entre 1936 et 1939, «un declin preci-
pite et un appauvrissement plus rapide encore des ecoles
yiddishophones 90 . Apres 1936-1937, «le nombre d'ecoles juives
commence a diminuer, meme en Ukraine et en Bielorussie » ; plus
faible est egalement le desir des parents de placer leurs enfants dans
ces ecoles. « La raison en etait une decrue du prestige de 1' Edu-
cation en yiddish et le desir croissant de dispenser aux enfants une
instruction en russe. » De meme, « a dater du milieu des annces 30,
le nombre des etablissements d'enseignement superieur ou les
cours se faisaient en yiddish commence a chuter vertigineu-
sement » ; « pratiquement tous les etablissements juifs d'ensei-
gnement superieur et secondaire qui existaient en URSS furent
fermesen 1937-1938"' ».
Au debut des annees 30 furent egalement fermes les instituts
scientifiques juifs prcs 1'Academie des sciences d'Ukraine et de
Bielorussie ; a Kiev cessa toute activite l'« Institut de la culture
juive proletarienne ». S'ensuivirent tres vite apres des arrestations
(Mikhail Kokine, dc 1'Institut d'histoire, de philosophic et de litte-
rature de Leningrad, fusille ; Iokhiel Ravrebc, ancien de 1' Institut
des Hautes Etudes juives de Petrograd et directeur dans les
annees 30 de la section juive de la Bibliotheque publique,
condamne a huit ans, mort dans un camp de transit 92 .)
Les persecutions, les arrestations se porterent aussi sur les ecri-
vains juifs s'exprimant en yiddish : furent victimes de la repression
Moishe Koulbak, 1937 ; Zelik Axelrod, 1940; Abram Abtchouk,
professeur de yiddish, critique, 1937 ; Guertsl Bazov, ecrivain,
1938. On cite egalement l'ecrivain I. Kharyka, le critique
Kh. Dounets.
Subsista pourtant, «jusqu'a la fin des annees 30, une grande
activite editoriale en yiddish. Des maisons d'edition juives fonc-
tionnaient a Moscou, Kiev, Minsk ». Mais quels textes publiaient-
elles ? Dans les annees 30, « 1'ecrasante majorite [des ceuvres]
89. Ibidem, p. 176.
90. lou. Mark, Evreiskaia chkola v Sovetskom Soiouze [L'6cole juive en Union Sovi£-
lique], in LMJR-2, p. 239.
91. PEJ, l. 8. pp. 176, 177. 179.
92. ERJ, t. 2. pp. 58. 432.
DANS LES ANNEES TRENTE 339
etaient stereotypies, conformes aux canons immuables du
"r6alisme socialiste" 9 ' ». La litterature en yiddish, a partir de 1930
et jusqu'en 1941, traverse une phase de stalinisation : « des flots
de louanges a Staline se deverserent dans le sein de la poesie
juive 94 ... » Itzik Fefer « s'evertuait meme a insuffler une note
poetique dans la propagande officielle. On lui attribue des sentences
du genre "Tu as trahi ton pere - c'est bien !" ou "Je dis : Staline,
et je pense : Soleil" 93 ». La plupart de ces ecrivains si empresses a
aduler Staline n'avaient qu'une dizaine d'annees a attendre pour
etre arretes a leur tour. Certains, nous venons de le voir, subirent
ce sort des cet instant.
De la meme facon, « la pression ideologique du dogmc commu-
niste signifiait, pour beaucoup d'artistes et de sculpteurs juifs, la
rupture, souvent tragique, avec leur tradition nationale ». (Quelle
culture, a l'epoque, etait a l'abri de cela en URSS !) De meme les
dix-neuf theatres professionnels en yiddish, et aussi « quantite de
troupes d'amateurs, de studios, de cercles » : « La grande majorite
des theatres juifs dans les anntSes 30 prcsentaicnt principalement
des spectacles de propagande 1 ' 6 . »
Quant a la culture en hebreu qui aurait conserve ses traditions
nationales, inutile d'en parler : elle etait defmitivement bannie et
etait entree en clandestinite.
A propos des sionistes entres eux aussi en clandestinite, nous
avons ecrit que, des le debut des annces 30, ils avaient etc disperses,
la plupart arreted. Les autres Etaient accuses de « conspiration
sioniste ». - Qui se souvient (chap. 8*) de Pinhas Dachevski ?
Arrete" en 1930 comme sioniste. - Un autre, nullement sioniste mais
considers" comme tel dans l'arret de mort : Pinhas Krasnyi, ancien
ministre dans le Directoire de Petlioura, qui revint ensuite en URSS
et fut fusille en 1939. - Wolf Averbuch, membre des son jeune age
de Poalei-Tsion, parti pour Israel en 1 922, y « collabora a la presse
communiste » ; fut expulse en URSS et, une fois la, coffre 97 .
93. PEJ, t. 8, pp. 179, 181.
94. Ion. Mark, Literatoura na idich v Sovctskoi Rossii [La littdraturc en yiddish en
Russie sovidtique] in LMJR-2, p. 216.
95. Ibidem, p. 230.
96. PEJ. t. 8, pp. 182-183.
97. EJR. t. l,pp. 15, 417; t. 2, p. 84.
* Cf. tome 1, pp. 299et.v<7.
340 DEUX SIECLES ENSEMBLE
C'est a la meme epoque que furent fermes « la plupart des heder
et des yeshivot ». Ici et la se produisaient encore, comme un relent
de la fin des annees 20, des attestations dans la clandestinite hassi-
dique de Loubavitch (lakov-Zakhariia Maskalik, 1937 ; Avrom-
Levik Slavinc, 1939). A la fin de l'annee 1930, « 257 synagogues
avaient ete fermees, soit 57 % des synagogues qui existaient dans
les premieres annees du pouvoir sovietique... Au milieu des
annees 30, cette fermeture des synagogues s'accelera ». A dater de
1929, «les autorites imposerent des taxes supplementaires pour la
confection du pain azymc ». En 1937, « la Commission pour les
questions du culte pres le Comite central executif d'URSS interdit
a toutes les communautes juives de confectionner elles-memes le
pain azyme ». En 1937-1938, « la plupart des desservants du culte
hebrai'que etaient victimes de la repression. Presque toutes les syna-
gogues etaient privees de rabbins 98 ». « En 1938, on decouvrit au sein
de la synagogue centrale de Moscou "un nid de rabbins hostiles au
regime", on les arreta ainsi que plusieurs fideles". » Le grand
rabbin de Moscou, Chmariagu Medalie, fut arrete et fusille en 1938.
(Fut arrete en meme temps que lui son fils Moishe Medalie). En
1937 fut arrete le rabbin de Saratov, lossif Bogatine l(Kl .
En ce debut des annees 30, cependant qu'etait opprimee la
religion juive, Ton vit dans le meme temps deferler sur le pays
entier une vague de fermetures et de destructions de milliers de
lieux de culte orthodoxes. II fallait avant tout debarrasser Moscou
de ses eglises pour lui confcrer un aspect convenablc - sovietique.
Le « reamenagement » de la capitale fut confie a un certain Boris
Iofan. L'annee meme ou le pays, ruine, mourait de faim, fut lance"
le projet de construction d'un etourdissant palais des Congres en
lieu et place de la cathedrale du Christ-Sauveur, et les projets des
architectes furent exposes. Les Izvestia annoncerent : « Onze
projets sont pour l'instant exposes. Les plus interessants parmi eux
sont ceux de Friedman, B. Iofan, Bronstein, Ladovski 101 . » Plus
tard, ces architectes connaitront eux aussi l'arrestation.
Les Juifs sovietiques virent egalement s'evanouir et disparaitre
98. PEJ, t. 8, pp. 198-199.
99. C. Svet, Evreiskaia rcliguiia v Sovctskoi Rossii [La religion juive en Russie], in
LMJR-2, p. 209.
100. EJR. t. 1, p. 145 ; t. 2, p. 260.
101. Izvestia. 1931, 19juil.,p.2.
DANS LES ANNEES TRENTE 341
de leur horizon F« implantation rurale des travailleurs juifs » : « La
deperdition des colons finances par les fonds agricoles du KomZET
(Comite pour l'implantation rurale des travailleurs juifs) restait
chroniquement elevee ». En 1930-1932, l'activite en URSS des
organisations caritatives juives de Fetranger, notamment F Agro-
Joint, FORT (Societe pour le travail artisanal parmi les Juifs) et
FEKO (Societe pour la colonisation juive), baissa considera-
blement » ; en 1933-1938, elle s'exercait encore dans les limites de
nouveaux accords limitatifs ; « en 1938, cette activite cessa ». Dans
les six premiers mois de Fannee 1938, FOZET d'abord, puis le
KomZET furent dissous. L'ecrasante majorite de leurs collabora-
teurs encore en liberte tomberent victimes de la repression ». En
1939, « le Comite central du Parti communiste d'Ukraine prit une
resolution concernant la liquidation(...) des districts et des Soviets
ruraux [juifs] "artificiellement crees" l02 ».
Neanmoins, Fidee du Birobidjan ne fut nullement abandonnee
dans les annees 30 ; bien plus : elle avancait a coups de mesures
imposees par l'Etat. En decembre 1930, pour galvaniser Fenthou-
siasme, les autorites organiserent le 2 e Congres de FOZET a
Moscou 103 . A la fin de 1931, sur une population globale, pour la
province, de quarante-cinq mille personnes, on ne comptait qu'a
peine plus de cinq mille Juifs en depit du fait que, pour leur instal-
lation, avaient ete constants des lotissements, des maisons, des
routes. (Certains de ces travaux furent effectues par les zeks des
camps avoisinants comme, par exemple, la gare de Birobidjan m .)
La colonisation non juive de la contree progressait plus vite que
la juive...
Pour remedier a cet etat de fait, le presidium du VTsIK de la
RSFSR decreta, a Fautomne 1931, que d'ici deux ans vingt-cinq
mille Juifs s'etabliraient au Birobidjan, et que Fon pourrait alors
declarer ce territoire Republique autonome juive. Toutefois, au
cours des quelques annees qui suivirent, le reflux des Juifs arrives
precedemment se revela superieur au flot des arrivants, et a la fin
1933, au bout de six annees de colonisation, Fon ne comptait que
8 000 Juifs definitivement etablis, et seulement 1 500 travaillant
102. PEJ. t. 8. pp. 173, 190. 193.
103. Izvestia, 1930, 12 d&., p. 2.
104. S. M. Schwartz, Birobidjan, in LMJR-2, pp. 170-171, 200.
342 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dans les kolkhozes, soit moins du cinquieme du nombre de kolkho-
ziens de la contree. (Selon certaines informations, les kolkhozes
juifs cultivaient bien souvent la terre en embauchant des Cosaques
et des Coreens.) La region ne pouvait satisfaire ses besoins en
produits agricoles l05 .
Mais cela n'empecha pas qu'en mai 1932, alors que la popu-
lation non juive atteignait 50 000 personnes, on declarat a grand
fracas le Birobidjan « Region juive autonome » (mais non pas
« Rcpublique » : c'efit ete tout de meme exagere !).
Ainsi, il n'y eut pas d'« elan national, au scin des masses juives,
un elan qui aurait aide a supporter toutes les enormes difficult^
liees a cette colonisation ». Aucune industrie ne fut creee au Biro-
bidjan, et la vie des colons, « de par sa structure economique et
sociale, rappelait le judai'sme des petites villes et des bourgs ukrai-
niens et bielorusses d'alors », particulierement dans la ville de Biro-
bidjan ou «le role des Juifs dans rappareil administratif » etait
hypertrophic m .
Une culture en yiddish se dcveloppa (moderement) dans cette
region autonome : journaux, radio, ecoles, theatre Kaganovitch
(dont le directeur est alors le futur ecrivain E. Kazakevitch), biblio-
theque Sholom-Aleichen, musee de la Culture juive, salles de
lecture. Et Peretz Markish de publier dans la presse centrale un
article triomphaliste intitule « Un peuple qui renait 107 ». (A propos
du Birobidjan, signalons le sort du demographe Ilya Weitsblit. II
disait : « II faut renoncer a enroler les indigents des villes pour les
installer dans les campagnes » ; « il n'y a pas, parmi les Juifs, de
personnes declassees qui conviennent pour peupler le Birobidjan ».
II fut arrete des l'annee 1933 et perit probablement a ce moment-
la 108 .)
Les autorites centrales comprirent qu'il fallait activer cette colo-
nisation, et, a dater de 1934, on envoya au Birobidjan non plus des
volontaires, mais des artisans et des ouvriers des provinces de
l'Ouest, toute une population citadine qui etait prete a tout, sauf a
cultiver la terre ! Un slogan retentit : « Toute l'URSS edifie la
Region autonome juive ! », et par consequent, pour accelerer
105. Ibidem, p. 177-178.
106. Ibidem, pp. 173, 180.
107. Izvestia, 1936, 26 oct., p. 3.
108. EJR, I. 1, p. 214.
DANS LES ANNEES TRENTE 343
cette Edification, il convient d'envoyer la-bas un personnel non-
juif. Au demeurant, « nous n'avons pas pour but de crEer dans la
Region autonome juive une majorite juive... Cela contredirait notre
internationalisme », ecrivit l'infatigable membre des « sections
europeennes » Dimanstein 109 .
Or, tous les efforts d'enrolement, au cours des trois annees
suivantes, ne reussirent qu'a ajouter 1 1 000 Juifs aux 8 a 9 000 deja
sur place (tous agglutines dans la capitale ou le long de la voie
ferree, et nourrissant l'espoir de filer ailleurs au plus vite).
Cependant, les bolcheviks ne s'avouent jamais vaincus et perse-
verent. En 1936, mecontent du KomZET, « le TsIK (Comite
executif central) de 1'URSS edicte un decret sur le transfert partiel
de la responsabilite pour la colonisation de la Region autonome
juive du KomZET a un departement special du NKVD 110 ». Et en
aout 1936, le presidium du TsIK decrete : « Pour la premiere fois
dans son histoire, le peuple juif voit realiser son ardente aspiration
a creer sa propre patrie, son propre Etat national" 1 . » Et Ton Echa-
faude des projets d'envoi au Birobidjan de 150 000 colons juifs.
On constate done, avec le recul, que les Sovietiques n'ont pas
mieux reussi a faire des Juifs des agriculteurs que n'y etait parvenu,
un siecle auparavant, le pouvoir tsariste...
Cependant, on etait a la veille de l'annee 1938. Le KomZET deja
etait ferme, l'OZET dissoute, les membres influents des sections
europeennes a Moscou etaient sous les verrous, ainsi que tous les
dirigeants, administratifs dc la Region autonome juive. Ceux des
Juifs du Birobidjan qui le pouvaient s'en esquivaient - qui dans les
villes d' Extreme-Orient, qui a Moscou. Le recensement de 1939
donne pour chiffre de la population du Birobidjan 108 000, mais
« le nombre de Juifs dans la Region autonome juive demeurait un
mystere (...), la population juive du Birobidjan restait faible ». II
subsistait soi-disant 18 kolkhozes, environ 40 a 50 families" 2 , mais
on y parlait le russe et les lettres ecrites aux administrateurs
1' Etaient en russe.
Et quoi de plus normal ? que pouvait reprEsenter, pour les Juifs,
le Birobidjan ? Quelque quarante-cinq ans apres tout cela, le
109. S.M. Schwartz*, p. 176.
110. PEJ, t. 8. p. 190.
111. S. M. Schwartz*, p. 177.
112. Ibidem, pp. 178. 179.
344 DEUX SIECLES ENSEMBLE
general israelien Beni Peled a fort bien exprime pourquoi ni le
Birobidjan ni l'Ouganda ne pouvaient fournir aux Juifs ce lien avec
la terre : « Je sens tout simplement que je n'aurais pu donner ma
vie pour un morceau de terre russe, un morceau de l'Ouganda, voire
pour 1'Etat du New Jersey" 3 !... »
Ce lien, c'est Israel qui allait le leur donner apres mille ans de
separation.
La migration des Juifs vers les grandes villes au cours des
annees 30 ne se ralentit pas. L' Encyclopedic juive nous apprend
qu'a Moscou il y avait 131 000 Juifs d' apres le recensement de
1926, 226 500 en 1933, et 250 000 en 1939. « La proportion de
Juifs d' Ukraine au sein de la population juive de Moscou augmenta
de 80 %, suite a leur afflux massif u \ » Dans Le Livre des Juifs de
Russie (1968) nous lisons que dans les annees 30, il y avait jusqu'a
un demi million de Juifs «parmi les fonctionnaires de l'Etat,
certains occupant des postes eleves, surtout dans l'appareil econo-
mique" 5 ». (L'auteur nous informe aussi que dans les annees 30,
« jusqu'a un demi million de Juifs etaient impliques dans 1'in-
dustrie, y accomplissant principalement des travaux physiques ».)
Nous trouvons dans Larine le chiffre de 2,7 %, ce qui correspond
a 200 000 " 6 , soit deux fois et demie moins.) « Uafflux des Juifs
dans les rangs des fonctionnaires ne cessait de croitre. C'etait lie
et aux migrations massives vers les grandes villes, et a la hausse
spectaculaire du niveau destruction de la jeunesse, de la jeunesse
juive en particulier" 7 . » Les Juifs vivaient principalement dans les
grandes villes, ils ne patissaient pas des artificielles limitations
sociales si bien connues de leurs freres russes, et, il faut le dire, ils
etudiaient avec ardeur, preparant ainsi toute une solide structure de
cadres techniques pour les annees sovietiques a venir.
«
113. Beni Peled, My ne mojem jdat echtchio dve leysiatchi let ! (Nous nc pouvons
pas encore attendrc deux eenls ans !], interview in « 22 », 1981, n° 17, p. 116.
114. PEJ, I. 5, pp. 477-478.
1 15. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La question juive a i'epoque de
Staline], in LMJR-2, p. 137.
116. lou. Ijirine, Evrci i anlisemitizm v SSSR [Les Juifs et I'antisemitisme en Russie],
M., L., GIZ, 1929, p. 245.
117. PEJ, t. 8, p. 190.
DANS LES ANNEES TRENTE 345
Voici quelques donnees statistiques : « En 1929, les Juifs repre-
sentaient 13,5 % du contingent etudiant de tous lcs etablissements
d'enseignemcnt superieur de l'URSS ; en 1933, cctte proportion
etait de 12,2 % ; en 1936, de 13,3 % (pour les etudiants) et de 18 %
pour les thesards » (la proportion de Juifs dans la population
globale etait alors de 1,8%) IIK ; de 1928 a 1935, «le nombre
d'etudiants juifs pour un millier de Juifs a augmente, passant de
8,4 a 20,4, [tandis que] sur mille Russes, on ne comptait que
2,8 Etudiants, sur mille Bielorusses, 2,4, et sur mille Ukrainiens,
2 seulement » ; - en 1935, « la proportion d'etudiants juifs etait
sept fois plus elevee que celle des Juifs dans la population globale,
se distinguant ainsi de tous les autres pcuples de l'Union" 9 ».
Quant aux resultats du recensement de 1939, ils sont ainsi
commentes par G.B. Kostyrtchenko, historien de la politique stali-
nienne a l'egard des Juifs : « 11 [Staline] ne pouvait tout de meme
pas ignorer qu'au debut de 1939, sur mille Juifs il y en avait 268
qui avaient un niveau d' instruction sccondaire, et 57 un niveau
superieur (chez les Russes, les chiffres etaient respectivement de
81 et 6) 12 ". » Et, comme chacun sait, « des succes dans les etudes
permettaient, a Tissue de celles-ci, d'occuper des postes impor-
tants dans l'economie sovietique en pleine expansion dans les
annees 30 l21 ».
Mais ne lisons-nous pas, dans le Livre des Juifs de Russie : « On
peut dire sans exageration qu'apres P"ere" Iejov, il ne subsistait
pas un seul nom quelque peu prestigieux dans la vie publique juive,
le journalisme, Factivite culturelle et meme dans la science 122 ? »
Or cela est absolument inexact, et formule avec une exageration
proprement d^placee. (Le meme auteur, Grigori Aronson, dans le
meme livre, n'ecrit-il pas, deux pages plus loin, sur les annees 30
en general, que « les Juifs n'etaient pas prives des droits civiques
elementaires (...), ils continuaient a occuper des postes dans Fap-
pareil de PEtat et du Parti », et que, « dans le corps diplomatique.
118. Ibidem.
119. S. Pozner, Sovetskai'a Rossiia [La Russie sovietique], MJ, p. 264.
120. G.B. Kosiyrenko, Tai'nai'a politika Stalina [La politique secrete de Staline],
p. 198.
121. PEJ, t. 8, p. 190.
1 22. G. Aronson, Evreiski vopros v epokhou Stalina [La question juive a 1'epoque de
Staline], in LMJR-2, p. 138.
346 DEUX SIECLES ENSEMBLE
a la tete de 1'armee, parmi les professeurs des etablissements
superieurs, il y avait beaucoup de Juifs... On est alors a l'oree de
l'annee 1939' 2 - 1 ».)
Moscou parlait avec la voix de 1'acteur Iouri Levitane. II etait
« la voix de l'URSS », 1' incorruptible porte-parole de notre Verite,
le speaker n° 1 de la station du Komintern et le chouchou de
Staline. Des generations entieres ont grandi au son de sa voix ; c'est
lui qui a lu et les celebres discours de Staline, et les communiques
du Bureau d' information sovietique ; c'est lui qui annonca que la
guerre avait 6clate et qu'elle etait finie 124 .
A dater de 1936, et pendant assez longtemps, le chef d'orchestre
du theatre BolchoT fut Samuil Samosoud. Mikhail Gnessine conti-
nuait a composer « dans le style de la musique europeenne de
notre siecle et dans le style de ce que Ton appelle la "musique neo-
juive" » ; les sceurs Gnessine dirigeaient toujours brillamment leur
ecole, devenue le celebre Institut de musique. Le ballet d' Alexandre
Krei'n se donnait au theatre Mariinski et au Bolchoi' (ledit Krei'n fut
cependant bien oblige de composer un jour une rhapsodie sur... les
paroles d'un discours de Staline !) ; son frere et son neveu connais-
saient le succ&s 125 . Toutc une brillante pleiade de virtuoses
conquirent a cette epoque une renommee nationale et interna-
tionale. Voici quelques-uns de ces noms bien connus : Grigori
Guinzbourg, Emile Guilds, Iakov Zak, Lev Oborine, David
Oistrakh, Iakov Flier. Nombre de metteurs en scene, de critiques
litteraires, d'historiens de la musique etaient restes en place et
avaient garde tout leur prestige.
Comment ne pas citer, a propos du travail culturel accompli dans
les annees 30, les brillantes reussites des compositeurs de
chansons ? Ainsi Isaac Dounaievski, « Tun des fondateurs du genre
de l'operette et de la chanson populaire dans la musique sovie-
tique » ; il ecrivait « des chansons faciles a retenir... qui souvent
exaltaient le mode de vie sovietique (La Marche des joyeux
gargons, 1933 ; Le Chant de Kakhovka, 1935 ; Le Chant de la
patrie, 1936 ; Le Chant a Staline, 1936 ; et bien d'autres encore).
La critique offkielle proclama que ces chants... 6taient 1' incarnation
123. Ibidem, pp. 140-141.
124. EJR, t. 2, p. 150.
125. C. Svet, Evrei v rousskoi mouzykalnoi koultoure v sovetskii period [Les Juifs
dans la culture musicale russe a I'epoque sovietique], in LMJR-2, pp. 256-262.
DANS LES ANNEES TRENTE 347
des pensees et des sentiments de millions de Sovietiques 126 » ; c'est
aussi lui qui composa les indicatifs de la radio de Moscou.
(Dounaievski etait tres attentif a faire carriere. II fut le premier a
etre decore de l'ordre du Drapeau rouge du Travail, et le premier a
etre elu au Soviet supreme de l'URSS en cette fameuse annee 1937.
II fut decore plus tard de l'ordre de Lenine. II faisait la \eqon aux
compositeurs, leur remontrant que, des symphonies, le peuple
sovietique n'en avait cure 127 ...) On trouve ici et Matfe'i Blanter et
les freres Daniil et Dmitri Pokrassa, la debonnaire chanson Si
demain c'est la guerre (nous ecraserons l'ennemi en un tour-
nemain !), et, encore avant, la celebre Marche de Boudienny. Et
puis egalcment Oscar Feltsman, Soloviov-Sedoi' - je ne saurais etre
exhaustif. (En anticipant, pour ne pas avoir a revenir sur le sujet :
les poetes-auteurs de chansons Ilya Frenkel, Mikhail Tanitch, Igor
Chaferan, les compositeurs Ian Frenkel, Vladimir Chainski... Je
m'arrete la !) - Des tirages mirobolants, la gloire, les honoraires -
qui pourra dire que ces acteurs de la culture sovietique etaient
opprimes ? Or, a cote d'oeuvres de talent, combien ont-ils claironne
de slogans assourdissants, abetissants, qui ont bourre le crane des
masses, leur ont fait avalcr des mensonges et ont denature leur gout,
leur sensibility ?
Mais prenons encore le cinema ! Nous lisons dans la Nouvelle
Encyclopedic publiee en Israel : dans les annees 30, « on demandait
aux films de vanter les succes du socialisme et, accessoirement,
de contenir une action vaguement distrayante. A la conception des
standards d'une production cinematographique unifiee, carremcnt
ideologisee, conservatrice dans sa forme et outrageusement didac-
tique, ont participe, aux cotes des autres..., de nombreux realisa-
teurs juifs » (nous avons parle de certaines oeuvres dans notre
chapitre precedent, notamment la Symphonie du Donbass de
D. Vertov, 1931, sitot apres le proces du Parti industrie!) : F. Ermler
{Le Passant, Un grand citoyen, Terres defrichees), S. Ioutkevitch
(Les Mineurs de fond), Mikhail Romm, couvert d'honneurs {Lenine
en Octobre, Lenine en 1918), L. Arnchtam (Les Amies, Les Amis),
126. PEJ, t. 2, pp. 393-394.
127. louri Elaguine, Oukrochtchenie iskousstv [La Mise au pas des Arts], preface de
M. Rostropovitch, New York, Ermitage, 1988, pp. 340-345.
348 DEUX SIECLES ENSEMBLE
I. Trauberg (Fils de la Mongolie, L'annee 1919), A. Zarkhi et
I. Kheifits (Chaudes Journees, Depute de la Baltique) m . A noter :
dans les annees 30, on ne jetait pas les realisateurs en prison. En
revanche, on arreta les administratifs, les charges de la production,
de la diffusion, et les deux patrons de 1'industrie cinemato-
graphique, B. Choumiatski (il fut fusille) et S. Doukelski 129 .
Parmi les realisateurs des annees 30, les Juifs etaient la
majorite. Et qui done 6taient les opprimes ? Les spectatcurs
abuses, dont 1'ame etait passee au rouleau compresseur du
mensonge et d'un didactisme grossier, ou bien les realisateurs
createurs de « biographies falsifiees, de films de propagande faus-
sement historiqucs ou pretendument d'actualite », avec leur
« monumentalisme hypertrophic et le vide de leur contenu » ? Et,
sans concession, V Encyclopedic y ajoute « le nombre enorme de
Juifs, operateurs et realisateurs, travaillant dans le cinema de
vulgarisation, les films scolaires et documentaires, e'est-a-dire le
domaine le plus officiel du cinema sovietique, oil, grace au
montage, Ton peut faire passer une habile combinaison pour un
document - ce qu'un R. Karmen n'hesitait pas a faire 130 ». (Oui,
lui, le tres renomme documentaliste sovietique : chroniques de
la guerre civile en Espagne, du proces de Nuremberg, « le film
jubilaire exaltant la "Grande Guerre patriotique" », Vietnam,^ un
film sur Cuba, trois prix Staline, un prix Lenine, un prix d'Etat,
Artiste du peuple, Heros du Travail socialiste 131 ...) Citons
egalement le realisateur Konrad Wolf, le propre frere de l'as de
l'espionnage sovietique Markus Wolf 132 .
Non, vraiment, le climat officiel sovietique des annees 30 etait
exempt d'antipathie a Tegard des Juifs. Et, jusqu'a la guerre, la
grande majorite des Juifs sovietiques demeura en sympathie avec
l'ideologie sovietique et en accord avec le regime. « De question
juive en URSS, il n'y avait pas ou presque pas » ; a cette epoque,
« les judeophobes notoires n'etaient pas encore les maitres dans les
redactions des journaux et des revues..., ils ne dirigeaient pas
128. PEJ. t. 4, p. 277.
129. PEJ, t. 4, p. 275.
130. PEJ. t. 4, pp. 277-278.
131. PEJ, t. 4, p. 116.
132. EJR, t. 1, pp. 245-246.
DANS LES ANNEES TRENTE 349
encore les services du personnel '"» (au contraire, ces postes
memes etaient souvent occupes par des Juifs).
Bien sur, c'est le patriotisme sovietique, consistant a servir fide-
lement le regime dans le sens que Ton vous indique au jour le jour,
qui constituait alors la « culture » sovietique. Et dans ce domaine,
helas, les Juifs etaient nombrcux ; certains meme se hissaient
jusqu'au poste de controleurs des textes imprimes en russe. A la
tete du Glavlit (la Direction centrale pour la Litterature et les Arts),
1'omnisciente Censure, qui imprimait l'orientation generate, nous
voyons, au debut des annees 30, B. M. Voline-Fradkine. Le
personnel du Glavlit etait en grande partie constitue de Juifs. Ainsi,
de 1932 a 1941, A.I. Bendik qui, dans les ann6es de guerre,
deviendra directeur de la Chambre du Livre 134 . (Nous ne verrons
pas - ou et comment la voir ? - Emma Kaganova, l'epouse du
tchekiste Pavel Soudoplatov, a qui « Ton avait confie de diriger
Taction des informateurs dans les milieux intellectuels ukrai-
niens" s ».) Et, apres la fermeture des maisons d'edition privees,
« apporterent leur contribution a la mise sur pied des editions sovie-
tiques et a leur direction M. Alianski, M. Wolfson, I. Ionov
(Bernstein), A. Kantorovitch, B. Malkine, I. Verite, B. Feldman,
entre d'autres l36 ». Bientot, l'edition dans son ensemble fut
concentree dans un organisme solidement controlable, le GIZ
(Editions d'Etat) - pour l'auteur, la seule porte ou frapper.
Dans la propagande imprimee dgalcment sous ses diverses
formes, les Juifs etaient constamment en vue. Les grossieres cari-
catures de Boris Efimov - homines politiques occidentaux pre-
sented sous un jour odieux, Nicolas II coiffe d'une couronne et
arme d'un fusil, pietinant des cadavres - etaient le lot quotidien.
Une fois tous les deux ou trois jours, e'etait le tour des rubriques
de l'odieux G. Rykline, des sarcasmes de D. Zaslavski, des tours
de passe-passe de l'equilibriste Radek, des charges insistantes de
L. Cheinine et des freres Tour. Avant de devenir ecrivain, L. Kassil
produisit des articles dans les Izvestia. D'autres noms apparaissent :
R. Karmen, Tess, K. Rappoport, D. Tchernomordikov, B. L6vine,
133. Lev Kopelev, pravde i lerpimosti [Sur la vcritd et la tolerance]. New York,
Khronika Press, 1982. pp. 56-57.
134. EJR, t. 1, pp. 108,238-239.
135. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsii [Operations speciales], M., 1997, p. 19.
136. PEJ, t. 4, p. 397.
350 DEUX SIECLES ENSEMBLE
A. Kantorovitch, la. Perelman. Mais nous ne passons la en revue
que les Izvestia, alors qu'il existait deux bonnes douzaines de
journaux centraux deversant les memes monceaux de mensonges.
Et puis il y avait un ocean de viles brochures destinees a abetir la
population. Lorsqu'il fallut de toute urgence fabriquer un libelle a
l'usage des masses en vue du proces du Parti industriel (et tout au
long des annees 30, il y eut une grande demande en ce sens) - Ton
trouva B. Izakson qui composa lestement : « Ecrasons la vipere de
1' intervention ! » On vit apparaitre le nom de E. Gnedine (le
diplomate, fils de Parvus) au bas d'articles mensongers, tantot sur
« les plaies incurables de 1* Europe », sur la fin inevitable du monde
occidental, tantot pour dementir les « calomnies » en provenance
de l'Ouest sur le pretendu travail force des detenus a l'abattage du
bois : « Le travail socialiste dans les forets du Nord sovietique. »
(Quand Gnedine revint, dans les annees 50, apres une longue peine
de camp - sans avoir cependant goute a l'abattage du bois - , il
avait le prestige de celui qui a souffert, et nul ne lui a rappele son
mensonge d'antan...)
En 1929-1931 eut lieu le demantelement de la science historique
russe - la Commission archeologique, la Commission du Nord, la
Maison Pouchkine, la Bibliotheque de PAcademie des sciences,
toute la tradition brisee, les meilleurs historiens expedies dans les
camps pour y pourrir. (Avons-nous beaucoup entendu parler de ce
desastre ?) Et Ton a vu affluer tout un contingent de troisieme et
de quatrieme categories ; ils se sont improvises historiens russes et
nous ont abuse's pendant encore un demi-siecle d'affilee. Bien sur,
il y eut pas mal de Russes parmi ces cabotins, mais les Juifs n'ont
pas non plus neglige d'occuper les places vacantes.
Dans la science sovietique en general, notamment dans ses
branches les plus en pointe, les savants juifs jouaient deja, dans les
annees 30, un role majeur (qui allait grandir encore). « Des la fin
des annees 20, les Juifs representaient 1 3,6 % de tous les collabora-
teurs scientifiques dans le pays ; en 1937, ce chiffre etait de 17,6 %,
et en 1939 « il y avait plus de quinze mille chercheurs et profes-
seurs dans les etablissements superieurs, soit 15,7% de ceux
travaillant dans ce secteur 1 " ».
Une jeune et brillante ecole de physiciens s'etait formee sous la
137. PEJ.t.8. pp. 190-191,
DANS LES ANNEES TRENTE 351
houlette de l'academicien A. F. Ioffe. Celui-ci avait, des 1918,
fondc a Pctrograd l'lnstitut physico-technique. Puis, les annees
suivantes, « furent crees 15 centres scientifiques diriges par des
eleves de Ioff6. D'autres de ses disciples travaillaient egalement
dans les autres instituts scientifiques du pays, contribuant a creer le
potentiel scientifique et technique de l'URSS l38 ». (La repression
s'exerca la aussi : en 1938, a l'lnstitut Physico-technique de
Kharkov, sur 8 directeurs de departement, 6 etaient juifs - Rouman,
Leipounski, Gorski, Landau, Weisberg, Sloutskine, et 5 furent
arretes, avec deux Russes" 9 ). Longtemps sont restes inconnus les
noms de constructeurs d'avions comme Semion Aizikovitch
(avions « Lavotchkine ») 140 . Les noms de nombreux collaborateurs
du Complexe militaro-industriel n'etaient pas non plus divulgues.
(Bien sur, a ce jour, tous ne nous sont pas encore connus. Ainsi, si
M. Shkoud « etablissait les programmes des puissantcs stations de
radio 141 », qui done etablissait les puissantes stations de brouil-
lage ?)
Tant de noms juifs dans la technique, la science et leurs applica-
tions ! combien des meilleures tetes de plusieurs generations juives
se sont lancees dans ces voies ? On peut se borner a feuilleter les
tomes dc V Encyclopedic juive russe consacres aux biographies de
ceux qui sont nes ou qui ont vecu en Russie, et 1'on est impres-
sionne par cette longuc ct brillante enumeration de savants et de
leur apport, aussi varie que concret. Une surabondance de talents.
(II faut croire que, socialement, la voie leur etait ouverte.)
Bien sur, la science eut elle aussi a faire allegeance a la politique.
Ainsi (1931), a « la premiere conference de l'Union pour la plani-
fication dc la science », l'academicien Ioffe prend la parole : « Le
capitalisme moderne est desormais incapable d'effectuer une revo-
lution technique », celle-ci n'est possible que comme fruit de la
revolution sociale, celle « qui a transforme la Russie arrieree et
barbare en l'Union de republiques socialistes ». II poursuit, parlant
de la gestion de la science par le proletariat, declarant que la science
1 38. L. L. Mininberg, Sovetskie evrei v naouke i promychlennosti SSSR v period
Vloroi' mirovoi' voi'ny (1941-1945) [Les Juifs sovi&iques dans la science et l'industrie de
I'URSS pendant les annees de la Seconde Guerre mondiale], M., 1995. pp. 16.
139. Robert Conquest, op. cit. ; EJR, t. 3, pp. 74-75.
140. PEJ, t. 4, p. 660.
141. EJR, t. 3, p. 401.
352 DEUX SIECLES ENSEMBLE
n'est libre que sous le regime sovietique. Le philosophe-gangster
E. la. Kolman (« l'un des principaux ideologues de la science
sovietique dans les annees 30 », qui fustigea 1'ecolc mathema-
tique) : « Nous devons... instituer une discipline de service dans le
travail scientifique, adopter des methodes de travail collectives
visant a F emulation socialiste, au travail de choc » ; la science suit
le plan « grace a la puissance de la dictature proletaricnne » ; tout
savant doit etudier « le materialisme et rempiriocriticisme ». Et
l'academicien A. G. Goldman (Ukraine) rencherit avec enthou-
siasme : « L'Academie aujourd'hui a pris la tete du combat pour la
dialectique marxiste dans la science 142 . »
U Encyclopedic juive etablit le bilan : « C'est a la fin des
annees 30 que, sur toute la duree du pouvoir sovietique, le role des
Juifs dans les differentes spheres de la vie de la societe sovietique
a atteint son apogee. » D'apres le recensement de 1939, 40 % de la
population active juive etaient constitues de fonctionnaires. Dans la
categoric de 1' intelligentsia figuraient environ 364 000 personnes,
dont 106 000 etaient des ingenieurs et des techniciens, ce qui fait
14 % de cette categoric pour le pays tout enticr ; 139 000 dirigcants
de divers niveaux, soit pres de 7 % de tous les responsables en
URSS ; « 39 000 medecins, soit a peine moins de 27 % de 1' en-
semble des medecins ; 38 000 maitres d'ecole, soit plus de 3 % ;
plus de 6 500 ccrivains, journalistes, redacteurs en chef ; plus de
5 000 acleurs et realisateurs, plus de 6 000 musiciens, un peu moins
de 3 000 pcintres ct sculpteurs, plus de 5 000 juristes 14 - 1 ». De l'avis
de 1' Encyclopedic, « des succes aussi impressionnants de la part
d'une minorite nationale, fut-ce sous un regime qui proclamait 1'in-
ternationalisme et la fraternite entre les peuples de l'URSS, creaient
les premisses d'une reaction de rejet de la part de l'Etat 144 ».
Staline ne s'est pas privC, dans sa carriere politique, de constituer
des unions et des blocs avec les leaders juifs du Parti communiste,
et de s'appuyer sur des personnalites de second rang. S'il est une
142. Izvestia. 1931. 7 avril, p. 2 ; 1 1 avril, p. 3 ; 12 avril. p. 4 ; EJR, t. 2, pp. 61-62.
143. PEJ, t.8, p. 191.
144. Ibidem.
DANS LES ANNEES TRENTE 353
chose certaine, c'est que, parvenu au milieu des annees 30, il voyait
bien a quel point il etait defavorable de se poser dans le monde, a
l'instar d'Hitler, en ennemi des Juifs. Mais l'animosite contre eux
devait depuis toujours habiter son cceur (les Memoires de sa fille le
confirment), meme s'il ne le laissait pas sentir a ses plus proches
collaborateurs. En menant sa lutte frontale contre les trotskistes, il
ne negligeait pas un autre aspect, avantageux pour lui - la possi-
bilite d'avoir enfin les coudees tranches, de reduire 1' influence des
Juifs dans le Parti. Et puis, n'y avait-il pas alors des menaces de
guerre ? Et Staline subodorait que ne le tirerait pas d' affaire l'« in-
ternationalisme proletarien », mais bien plutot la notion de
« patrie », avec une majuscule, meme, s'il le fallait !
Ici, le social-democrate S. Schwartz, qui pleure la mutation anti-
rtsvolutionnaire du PCR(b) - « cette "purge", sans precedent par
son ampleur, du Parti au pouvoir, la quasi extermination de l'ancien
parti et la creation, a sa place, d'un nouveau Parti communiste (sous
le meme nom), nouveau de par sa composition sociale et de par
son ideologie », remarque egalcment « 1' eviction progressive des
Juifs qui se retrouvent au second plan dans toutes les spheres de la
vie sociale » a partir de 1937. « Parmi les vieux bolcheviks inscrits
au Parti avant rarrivee de celui-ci au pouvoir et avant la revolution,
le pourcentage des Juifs 6tait nettement superieur a la moyenne
pour le Parti en general, et au sein des generations plus jcunes, ce
pourcentage ne cessa de diminuer avec les annees. A la faveur [de
la purge], presque tous les Juifs communistes ayant joue" un role
quelque peu significatif disparurent de la scene 145 . » La plus fla-
grante exception : Lazare Kaganovitch. Mais aussi : en 1 939, apres
l'hecatombe, on propose le poste de vice-president du Sovnarkom
a Zemliatchka, une personne sure, et celui de vice-commissaire aux
Affaires etrangeres a S. Dridzo-Lozovski l46 . Le tableau d'ensemble
est bien celui vu par le commentateur, qui ecrit en connaissance de
cause, et nous-memes l'avons montre abondamment.
S. Schwartz ajoute que dans la deuxieme moitie des annees 30,
« furent peu a peu fermes aux Juifs les etablissements d'ensei-
gnement superieur formant les futurs cadres des Affaires etrangeres
et du Commerce exterieur, ainsi que les ecoles superieures de
145. S. M. Schwartz, pp. 111-112, 114, 121-122,
146. EJR, t. l,p. 486; t. 2, p. 196.
354 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'armee l47 ». S. Gouzenko, celebre transfuge ayant fui l'URSS,
rapportait qu'a partir de 1939 fut introduit tout a fait officieusement
un numerus clausus pour radmission des Juifs dans les etablisse-
ments d'enseignement superieur.
Et dans les annees 90, il s'ecrit ouvertemcnt que Molotov aurait
declare a l'automne 1939, en recevant le commissaire aux Affaires
etrangeres et devant tout son cabinet reuni : « Ici, nous en flnirons
d^finitivement avec la synagogue ! » - et il aurait le jour merae
licencie des Juifs. (Litvinov fera encore l'affaire, pendant la guerre,
en tant qu'ambassadeur aux Etats-Unis, mais, en partant, en 1943,
il aura l'audace de faire passer une lettre personnelle a Roosevelt
pour lui dire que Staline est sur le point de declencher en URSS
une campagne antisemite 148 .)
Vers le milieu des annees 30, I'elan de sympathie des Juifs
d'Europe pour l'URSS connut une recrudescence. Trotski, en route
pour le Mexique, l'expliqua ainsi : « Une grande partie de l'intelli-
gentsia europccnne... s'est tournee vers le Komintern non point par
int^ret pour le marxisme et le communisme, mais a la recherche
d'un soutien contre 1'antisdmitisme agressif » qui venait d'Alle-
magne a l'epoque 149 . Et dire que c'est ce Kom intern-la qui a
approuve le pacte Ribbentrop-Molotov ! Un pacte qui porta un coup
mortel aux Juifs d'Europe de l'Est...
« En septembre 1939, des centaines de milliers de Juifs
polonais ont fui devant 1 'offensive des armees allemandes en
s'enfon^ant toujours plus a l'Est pour tenter de rejoindre le
territoire occupe par 1'Armec rouge... Les deux premiers mois,
ils y parvinrent grace a la complaisance des autorites sovietiques.
Les Allemands n'etaient pas sans encourager cette fuite. » Mais,
« a la fin du mois de novembre, le gouvernement sovietique
ferma la frontiere ,50 ».
Les choses se passerent diversement en differents points du
front : ici les refugies etaient simplement empeches de passer, la
147. S. Schwartz, Evrei v Sovctskom Souiouze s natehala Vloroi mirovoi' voiny (1 939-
1965) [Les Juifs en Union Sovidtique depuis le diJbut de la Seconde Guerre mondiale].
New York, 6d. du Comile juif ouvrier americain. 1966. p. 410.
148. Zinovi Cheinis, Soverchenno sekretno [Top secret], M., 1992, n°4, p. 15.
149. Lev Trotski, Potchemou oni kaialis [Pourquoi ils se sont repentis], ZVM, New
York. 1985, n" 87, p. 226.
150. E. Kvulicher, Izgnanie i deportalsiia evreev [Proscription et ddportation des
Juifs], LMJR-2, p. 259.
DANS LES ANNEES TRENTE 355
on les accueillait largement pour, ensuite, leur faire parfois retra-
verser la frontierc. Quoi qu'il en soit, on estime a environ trois cent
mille le nombre de Juifs qui passerent de Pologne occidentale en
Pologne orientale au cours des premiers mois de la guerre, et qui
furent ensuite evacues par les Soviets plus loin a l'interieur des
terres, en territoire sovietique. lis etaient tenus de se faire enre-
gistrer en tant que citoycns sovietiques, mais beaucoup d'entre eux
temporiserent : la guerre allait bientot finir et ils allaient rentrer
chez eux, ou bien emigrer en Amerique, voire en Palestine. (Ce qui
leur valait deja, aux yeux du regime sovietique, 1' accusation de
« P. E. » - (« presomption d'espionnage » -, d'autant plus qu'ils
s'efforcaient aussi de prendre contact avec leurs parents en
Pologne 151 ). Neanmoins, nous lisons dans le journal La Sentinelle
de Chicago : 1' Union sovietique « a donne refuge aux neuf
dixiemes de tous les Juifs d'Europe qui ont fui Hitler et ont ete
sauves 152 ».
D'apres le recensement de Janvier 1939, on denombrait alors en
URSS trois millions vingt mille Juifs. Avec l'occupation des pays
Bakes ct d'une partie de la Pologne, avec les refugies, ce nombre
s'accrut de deux millions et approcha les cinq millions l5 \ Si, en
1939, les Juifs, de par leur nombre, occupaient la septieme place
parmi les peuples de l'URSS, ils prirent, a la suite de l'annexion
de toutes les provinces de TOuest, la quatrieme place derriere les
trois peuples slaves. « Le pacte de non-agression conclu le 23 aout
1939 entre le Troisieme Reich et l'Union sovietique a suscite de
serieuses inquietudes quant a l'avenir des Juifs sovietiques.
Cependant, la politique dc l'Union sovietique a regard de ses
ressortissants juifs n'a pas change. » Et, bien que nous trouvions
des temoignages sur le cas de Juifs deportes vers TAllemagne, en
gros, « au cours des vingt mois de collaboration sovieto-allemande,
la situation de la population juive est restee intouchee 154 ».
Quand debuta la guerre en Pologne, les Juifs orienterent defini-
tivement leurs sympathies, et sur les territoires polonais cedes a
l'URSS, rarrivee de FArmee rouge, en septembre, fut accueillie
151. S. Schwartz, Les Juifs en Union Sovietique, pp. 33-34
152. The Sentinel, Chicago, Vol. XXXX1II. n" 13. 1946. 27 June, p. 5.
153. G. Aronson, La question juive a 1'epoque de Staline, in LMJR-2. p. 141.
154. /. Chekhtman, Sovietskoe evreistvo v guermano-sovietskoi voine [Les Juifs
sovietiques dans la guerre sovieto-allemande], in LMJR-2, pp. 221-222.
356 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dans l'enthousiasme, surtout par la jeunesse juive. Et la, tout
comme en Bukovine, en Bessarabie, en Lithuanie, les Juifs
devinrent, d'apres maints temoignages (notamment celui de
M. Agourski), le principal soutien du pouvoir sovietique, ceux qui
s'empresserent de lui venir en aide !
Tous ces Juifs d' Europe de l'Est, que savaient-ils de ce qui se
passait en URSS ?
Ce qu'ils savaient de facon certaine, c'est que d'Allemagne
devalait sur eux quelque chose d'encore mal connu, mal eclairci,
mais indubitable - la grande Catastrophe.
Les bras des Soviets s'ouvraient a eux et leur offraient,
pensaient-ils, un salut assure.
Chapitre 20
DANS LES CAMPS DU GOULAG
Si je n'y avais pas sejourne moi-meme, jamais je n'aurais pu
ecrire ce chapitre.
Avant le camp, je pensais comme tout le monde : « les nationa-
lites, il ne faut pas les remarquer » ; il n'y a pas de nations, il y
a I'humanite.
Mais on t'expedie au camp et tu apprends que si tu appartiens a
une bonne nation, tu as de la chance, tu es tranquillc, tu survivras.
En revanche, si ta nation est celle de tous, ne t'en prends a
personne.
Car c'est sur le critcrc de la nationalite que, le plus souvent, on
selectionnait les zeks pour les incorporer dans la categorie salutaire
des planques. Tout ancien prisonnicr ayant copieusement tate du
camp confirmera que certaines nationalities ctaicnt plus representees
parmi les planques que, proportionncllcmcnt, parmi les detenus.
Ainsi n'y trouvait-on presque aucun Balte, bien qu'ils fussent fort
nombreux parmi les prisonniers ; des Russes il y en avait toujours,
certes, mais dans une faible proportion par rapport a leur nombre
dans le camp (et, bien souvent, ils avaient ete recrutes parmi les
bien-pensants du Parti) ; en revanche, combien de Juifs, d'Arme-
niens, de Georgiens ; beaucoup d'Azerba'i'djanais et de montagnards
du Caucase egalement.
Mais, au fait, aucun d'entre eux ne saurait etre tenu pour
coupable dans cette affaire. Chaque nation au Goulag cherchait des
issues pour survivre ; or, moins elle etait nombreuse, plus elle etait
debrouillarde, et mieux elle y parvenait. Les Russes, dans ces
358 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
camps « bien a eux, bien russes », etaient la derniere des nations, a
l'instar des Allemands dans les Kriegsgefangenenlager.
Au reste, n'est-ce pas eux - Armeniens, Georgiens, monta-
gnards - qui seraient en droit de nous tenir pour coupables, et non
l'inverse ; en droit de nous dire : « C'est vous qui avez mis sur
pied ces camps-la ! Pourquoi nous retenez-vous de force, citoyens
de votre Etat ? Lachez-nous - et nous n'aurons aucune raison d'etre
ici et d'occuper ces planques si enviables ! Cependant, tant que
nous sommes vos prisonniers - a la guerre comme a la guerre ! »
Et qu'en fut-il des Juifs ? Car le sort a tisse ensemble leurs
destinees et celles des Russes peut-etre a jamais, et c'est d'ailleurs
la la raison d'etre de ce livre.
Mais, d'ores et deja, des avant ccttc derniere ligne, il se sera
trouve des lecteurs - certains ayant tate du bagne, les autres pas -
pour refuter vigoureusement que j'aie dit la vcrite. lis avanceront
que nombre de Juifs etaient affectes aux travaux generaux. lis
nieront qu'il y ait eu des camps ou les Juifs constituaient la majorite
des planques. lis nieront plus vigoureusement encore qu'au bagne
les nations s'entraidaient, mais aux depens des autres. lis diront que
beaucoup de Juifs ne se sentaient nullement tels, mais russes en
tout a l'instar des autres. Et s'il y avait une plus grande proportion
de Juifs aux postes de commande du camp, ce n'etait nullement
premedite, mais tenait bien aux qualites particulicrcs ct a l'efficacite
de chacun. A qui la faute si les Russes ne montrent pas ces vertus
d'efficience ? D'autres, mordicus, soutiendront exactement l'in-
verse : nul n'etait plus maltraite dans les camps que les Juifs, et
l'Occident Pa bien compris - dans les camps sovietiques, les Juifs
souffraient plus que tous les autres. Dans le courrier que j'ai rc§u
a propos d' Une journee d'lvan Denissovitch, il y avait la lettre d'un
Juif anonyme : « Vous avez rencontre des Juifs, victimes innocentes
comme vous, et vous avez du maintes fois etre temoin des tortures
et des persecutions qu'ils enduraient. lis subissaient un double
joug : la detention et l'inimitie des autres prisonniers. Parlez-nous
d'eux ! »
Si j'avais voulu generaliser en disant que les Juifs dans les
camps avaient la vie particulierement rude, on ne m'en aurait pas
empeche et je ne serais pas couvert de reproches pour avoir gene-
ralise injustement. Mais, dans ceux que j'ai connus, c'etait
DANS LES CAMPS DU GOULAG 359
different : pour autant que Ton puisse generaliser, les Juifs y
vivaient moins durement que les autres.
Mon compagnon dc detention a Ekibastouz, Semion Badash,
raconte dans ses souvenirs comment il s'ctait fait cmbaucher - plus
tard, au camp de Norilsk - a rinfirmerie : Max Mintz avait prie a
son intention le radiologue Laslo Nousbaum d'adresser la requete
au responsable de rinfirmerie. Et on le prit '. Mais Badash, au
moins, avait tcrmine trois annees de medecine avant son arrestation.
Ses collaborateurs etaient Guenkine, Gorelik, Gourevitch (ainsi que
mon ami L. Kopelev, du camp d'Ounja), et jamais ils n'avaient eu
auparavant le moindre lien avec la medecine.
II faut avoir perdu tout sens de 1' humour pour ecrire :
A. Belinkov « fut rejete dans la categorie la plus meprisee, celle
des "planques"... » (et d'ajouter bien mal a propos : «et des
"crevards" » - mais les crevards etaient aux antipodes des planques,
et Belinkov n'en a jamais ete !). « Rejete chez les planques » : en
voila une expression ! « Rabaisse chez les maitres » ? - Et voici la
raison : « Becher la terre ? Mais, a 23 ans, il n'avait jamais beche
la terre, il n'avait meme jamais vu une beche de ses yeux 2 . » Et il
ne lui restait done ricn d' autre a faire que chercher une planque,
e'est evident !
Nous apprenons dans le livre de Levitine-Krasnov que le
professeur de lettres Pinski etait instructeur-infirmier au camp, ce
qui, dans l'cchclle des postes, au bagne, n'etait pas mal du tout,
signifiait que la personne avait trouve une planche de salut. Mais
Levitine en parle comme d'une formidable humiliation pour ce
professeur en humanites.
L'ancien zek Lev Razgon est un journaliste qui a beaucoup publie
et qui n'a rien a voir avec la medecine. Or, nous apprenons dans
un recit publie dans la revue Ogoniok (1988) qu'a Vojaiel, il etait
medecin a rinfirmerie, et libre de ses mouvements. Un autre recit
nous dit qu'il fut charge de la numerotation dans un camp
d'abattage du bois, et nulle part il n'apparait qu'il ait ete, ne serait-
ce qu'un bref laps de temps, aux travaux generaux.
Lorsque, du lointain Bresil, vint en URSS le Juif Frank Diekler,
1 . Semion Badash, Kolyma ty moia... [Toi, ma Kolyma...], New York, Effect
Publishing Inc., 1986, pp. 65-66. '
2. V. Lemport, Ellipsy soudby [Les Ellipses de la destined], VM, n" 113, p. 168.
360 DEUX SIECLES ENSEMBLE
il fut evidemment aussitot arrete et, lui qui ne savait pas le russe,
fut pistonne et se retrouva responsable des cuisines de l'hopital
- un poste reve !
Alexandre Voronel, qui fut expedie" au bagne en tant que
prisonnier « politique, encore enfant », raconte que, des ses
premiers pas dans le camp, « une aide spontanee me vint des
prisonniers juifs qui ne savaient rien de mes opinions ». Le maitre
des bains (poste tout ce qu'il y a de privilegie), un Juif, l'avait
aussitSt remarque et lui avait dit de « venir chercher toute l'aide
voulue » ; le gardien, un Juif egalement, l'avait confie a un autre
Juif, chef d'equipe : « Tu vois, Khai'm, ces deux gosses juifs, ne
laisse personne leur faire du mal. » Et le chef d'equipe les avait
pris sous sa protection. « Les autres truands, surtout les "vieux",
l'approuvaient : "Tu agis bien, Kha'im ! Tu soutiens ceux de ta
race ! Nous autres, Russes, on est comme des loups les uns envers
les autres" 3 . »
N'oublions pas non plus que, j usque dans les camps, les Juifs,
par la force de la tradition davantage peut-etre que par volonte
personnelle, s'employaient a certaines transactions de type com-
mercial. Ainsi M. Kheifets note non sans acuite : « Dommage que
Ton ne puisse decrire ce genre de situations sur la toile de fond de
la vie au camp ! II y en aurait, de beaux, de riches sujets ! Mais
l'ethique du Juif "fiable", responsable, me scelle les levres. Qu'y
faire : un secret, memc minime, mais d'ordre commercial, doit etre
garde - c'est la loi de la tribu 4 . »
Le Letton Ans Bernstein, l'un de mes temoins pour la redaction
de VArchipel, estime que, s'il a survecu au bagne, c'est parce
qu'aux heures les plus noires il s'est tourne vers les Juifs, et ceux-
ci, grace a son nom et a son allure dynamique, l'ont pris pour un
des leurs et l'ont toujours aide. II remarque egalement que dans les
camps ou il fut detenu (ceux de Bouriepolomski, par excmple, dont
le chef etait Perelman), les Juifs constituaient toujours le dessous
du panier, et c'est parmi eux qu'etaient recrutes les employes libres
(Choulman, chef du departement special ; Grindberg, chef du
3. A. Voronel, Trcpet ioudeiskikh zabot [L'emoi des soucis judai'ques], 2 C ed., Ramat-
Gan : Moscou-Jerusalem, 1981, pp. 28-29.
4. Mikhail Kheifets, Mesto i vremia (evreiskie zametki). [Le Lieu et le Temps
(remarques juivcs)], Paris, Tretiq volna [Troisieme vague], 1978, p. 93.
DANS LES CAMPS DU GOULAG 361
camp ; Keguels, mccanicien en chef de l'usine), et ils choisissaient
a leur tour comme adjoints des Juifs parmi les detenus.
Ce contact fonde sur la nationality entre employes libres et
detenus merite d'etre releve. Le Juif libre n'etait pas assez sot pour
voir dans le Juif prisonnier un « ennemi du peuple » ou un mechant
accapareur des biens de la nation (comme faisait le Russe
endoctrine devant un autre Russe) ; il voyait avant tout en lui un
compatriote malheureux - et qu'ici soient loues les Juifs pour leur
lucidite" ! Celui qui connait la magnifiquc solidarite des Juifs dans
le malheur (encore accentuee par leur extermination sous Hitler),
celui-la comprendra que pas un employe libre ne pouvait voir avec
indifference les prisonniers juifs croupir et crever de faim sans leur
venir en aide. A 1' inverse, on ne conceit pas qu'un Russe libre se
preoccupe de sauver et de promouvoir a des places privilegiees des
prisonniers russes uniquement parce qu'ils sont russes - n'avons
nous pas ete 15 millions a perir pendant la collectivisation ? Nous
sommes trop nombreux, on ne peut s'occuper de tout un chacun,
c'est une idee qui ne vient meme pas a 1' esprit.
On voit se constituer parfois un groupe de Juifs prisonniers bien
a l'abri, preoccupe d' autre chose que de leur survie - et que font-
ils alors ? L'ing6nieur Abram Zisman raconte : au bagne de Novo-
Arkhanguelsk, « nous profi tames d'un moment creux pour compter
combien il y avait eu de pogroms antijuifs du temps de 1'Etat russe.
Cette question interessa les responsables du camp, relativement
bienveillants envers nous. Le "chef de camp" 6tait le capitaine
Gremine [N. Gerchel, un Juif, fils d'un tailleur de Jlobine]. II
envoya une lettre a Leningrad, aux archives de l'ancien MVD.
Environ huit mois apres parvint la reponse : entre 1811 et 1917, il
y avait eu 76 pogroms antijuifs sur tout le territoire de la Russie,
et le nombre des victimes avait ete de pres de 3 000 » (il n'etait
pas precise" s'il s'agissait uniquement des morts). L'auteur rappelle
que dans l'Espagne du Moyen Age, pres de 20 000 Juifs furent
extermines en l'espace de six mois 5 .
Autre resonance - celle des souvenirs du communiste Iossif
Berguer sur le fameux delateur Lev Hitch Injir. Ancien menchevik,
arretd en 1930, celui-ci accepta aussitot de collaborer avec le
5. A. Zisman, « Kniga o rousskom cvrcistvc » [Le Livre des Juifs de Russie], Novai'a
Zaria, San Francisco, 1960, 7 mai, p. 3.
362 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Guepeou par crainte des represailles contre sa famille et pour ne
pas perdre son appartement en plein centre de Moscou ; « il aida a
la preparation du proces des mencheviks de 1931 ; il fut libere et
nomme chef comptable du Belomorstroi ; sous Iejov, il devint chef
comptable de tout le Goulag, jouissant « d'une absolue confiance
de la part du NKVD et de liens tres etroits au plus haut niveau »
(Injir evoque dans ses souvenirs la figure d'un « veteran du NKVD,
un Juif, qui ernaillait ses discours de citations du Talmud »). II fut
de nouveau arrete dans la vague anti-iejovienne. Mais ses anciens
collegues du Goulag lui fournirent un poste privilegie au camp ou
il se fit remarquer comme « un provocateur et un dclateur » ; les
zeks soupconnaient que les riches colis qu'il recevait ne venaient
pas de sa famille, mais du Troisieme Bureau. Cependant, en 1953,
au camp de Tai'chet, on lui infligea une nouvelle peine, pour
trotskisme cette fois, et pour avoir cache au Troisieme Bureau ses
« sympathies pour l'Etat d'Israel 6 ».
L'universellement celebre bagne Mer Blanche-Baltique (le
BelBalt) a englouti dans les annees 1931-1932 des centaines de
milliers de paysans russes, ukrainiens, d'Asie centrale. Ouvrons un
journal date d'aout 1933, consacre a l'achevement du canal. Nous
y lisons la liste des personnes recompensees : medailles modestes
pour les betonneurs et les charpentiers, mais medaille supreme
- l'ordre de Lenine - pour huit personnes dont on publie la photo
en grand ; parmi elles, deux ingenieurs seulement, car c'est
l'ensemble du collcctif dirigeant qui est recompense (confor-
mement a la notion stalinienne de culte de la personnalite). Et qui
voyons-nous a sa tete ? Guenrikh Iagoda, commissaire du NKVD.
Matfe'i Berman, chef du Goulag. Semion Firine, chef du BelBalt
(au moment de la recompense, deja chef du Dmitlag oil tout se
repetera de nouveau). Lazare Kogan, chef de la construction (il
partira avec les memes fonctions au canal de la Volga). Iakov
Rappoport, chef de la construction en second. Naftali Frenkel, chef
des travaux du chantier de la Mer Blanche (et le mauvais genie de
tout l'Archipel) 7 .
Leurs portraits seront a nouveau reproduits en grand format dans
6. lossif Berguer, Krouchcnie pokolcniia : Vospominaniia [La Ruinc d*une g6n6ration.
Souvenirs], trad, de I'anglais, Firenzc, Edizioni Aurora. 1973, pp. 148-164.
7. Izvcstia, 1933, 5 aoQt, pp. 1-2.
DANS LES CAMPS DU GOULAG 363
le livre triomphaliste et ignominieux Belomorkanal* - grand et
lourd commc un Evangeliaire annoncant un Royaume millenaire
a venir.
Et voici que quarante ans apres, j'ai reproduit les portraits de ces
six miserables dans L'Archipel du Goulag, je les ai pris tcls qu'ils
etaient exposes, sans les selectionner - oui, tous ceux qui figuraient.
Grands dieux ! que n'avais-je pas fait la ? comment avais-je ose ?
L'univers entier fut indigne. C'est de l'antisemitisme ! J'etais un
antisemite marque du sceau de l'infamie, irrecuperable ! Au mieux,
reproduire ces portraits etait de l'« ultrachauvinisme », c'est-a-dire
du nationalisme russe ! Et a ceux qui le disent la langue ne colle
pas au palais quand ils lisent dans les pages suivantes de L'Archipel
comment les petits gars des families de « koulaks » gelaient doci-
lement et mouraient ecrases sous leurs fardiers.
Et oil done avaient-ils les yeux, en 1933, quand ces portraits
furent publies pour la premiere fois ? Pourquoi n'ont-ils pas alors
exprime leur indignation ?
Je leur lancerai comme aux bolcheviks : ce n'est pas quand on
parle des ignominies qu'il faut avoir honte, c'est quand on les
commet !
Naftali Frenkel, cet infatigable demon de l'Archipel, pose une
enigme : comment expliquer son etrange retour de Turquie en
URSS dans les annees 20 ? II s'etait echappe, sain et sauf, de Russie
avec tous ses capitaux aux premiers effluves de la revolution ; en
Turquie, il s'etait fait une situation confortable ; jamais il n'avait
eu l'ombre de quelconques convictions communistes. Et - cette
idee de rentrer? Rentrer pour etre 1c jouet du Guepeou et de
Staline, passer soi-meme plusieurs annees en detention, - en
revanche : ecraser impitoyablement les ingenieurs et exterminer des
centaines de milliers de « dekoulakises » ? Qu'est-ce qui animait
son cceur empli de haine ? Je ne vois d'autre explication que la soif
de vengeance contre la Russie. Si quelqu'un peut expliquer mieux,
qu'il le fasse 9 .
Et si, connaissant la structure administrative du camp, Ton
descend d'un cran ? Le chef de la premiere section de la
8. Belomorsko-Baltiiski Kanal imeni Stalina : Istoriia stroitelstva [Le canal Slalinc de
la mer Blanche a la Ballique : hisloire de sa construction], sous la redaction de M. Gorki,
L. L. Averbach, S. G. Finn, M., Histoirc des labriques et des usines, 1934.
9. A propos de Frenkel, voir pour plus de details L'Archipel du Goulag.
364 DEUX SIECLES ENSEMBLE
construction du Belomor - Wolf ; le chef de la section Dmitrovski
du canal de la Volga - Boscher. Le departement financier du Belo-
morstroi' a a sa tete L. Berenson, son adjoint est A. Dofman, les
autres sont Injir (dont nous venons de parler), Loievetski, Kagner,
Anguert. Et combien de postes restent pudiqucment non assortis
d'un nom ? Peut-on tout de meme supposer que sur le chantier du
canal, on laissait des Juifs creuser le sol avec une simple pelle,
charrier des fardiers remplis de terre, chanceler et s'effondrer
d'epuisement sous ces memes fardiers ? - Pensez ce que vous
voudrez. A. P. Skrypnikova et D. P. Vitkovski, anciens du Belomor,
m'ont rapporte que chez les planques du canal, il y avait beaucoup
de Juifs qui ne se coltinaient pas de fardiers et qui n'agonisaient
pas sous leur faix.
Le BelBalt n'est certainement pas le seul bagne ou nous voyons
des Juifs aux postes de commande. A la construction de la voie
ferree Kotlas- Vorkouta : Iakov Moroz, Shei'man. Le fonde de
pouvoirs extraordinaire du Goulag pour la region d' Extreme-
Orient : Gratch. Ces noms-la sont ceux qui ont surgi fortuitement.
Ainsi, je n'aurais rien su du chef de 1' Administration miniere de
Tchai'-Ourinski, a la Kolyma, de 1943 a 1944 (au plus fort de la
guerre), si TAmericain-ancien-z^ Thomas Sgovio ne m' avait ecrit
ce qui suit : « Le lieutenant-colonel Arm etait un Juif de haute taille
aux cheveux noirs qui avait une terrible reputation... Son planton
vendait de l'alcool au tout-venant : 50 grammes - 50 roubles. II
entretenait son propre professeur d' anglais, un jeune Americain qui
avait 6te arrete en Carelie. Sa femme touchait un salaire de comp-
table, bien qu'elle ne travaillat point ; e'etait un prisonnier qui
travaillait a sa place » (bon moyen pour les families des matures du
Goulag de se faire de 1' argent).
Un journal sovietique, a l'hcure de la glasnost, publie des infor-
mations sur la terrible administration des camps charges de la
construction du tunnel reliant le continent a Tile de Sakhaline. On
Tappelait le « trust d' Aral's 1 " ». Qui etait ce camarade Arais ? - je
l'ignore. Mais combien d'ames ont peri dans les mines administrees
par lui, et dans ce tunnel qui ne sera jamais achev6 ?
Oui, bien sur, j'ai connu des Juifs (et je me suis lie d'amitie avec
10. C. Mironova, Tounnel v prochloe [Un tunnel vers le passe]. Komsomol skai'a
pravda, 1989. 18 avril. p. I.
DANS LES CAMPS DU GOULAG 365
eux) qui ont endure toute la cruaute des travaux generaux. J'ai
decrit dans L'Archipel lc jeune Bona Gammerov, et comment il
trouva une mort precoce au camp. (Mais son ami Ingal, un homme
de lettres qui ne connaissait pas grand-chose a l'arithmetique, fut,
lui, embauche a la comptabilite). J'ai parle de Volodia Guerchouni,
intransigeant et incorruptible ; de Iogue Massamed qui, par
principe, est reste a travailler aux travaux generaux du camp
d'Ekibastouz alors qu'on lui proposait une bonne planque. Je
voudrais mentionner ici egalement Tatiana Moisseevna Falike, une
pedagogue qui trima pendant dix annees « comme une bete de
somme », selon sa propre expression. Et aussi Vladimir EfroTmson,
un geneticien qui, sur ses 36 mois de detention (sa premiere peine,
il ecopera d'une autre apres) en passa 13 aux travaux generaux, la
aussi par principe, car il aurait pu s'y soustraire. Comptant sur des
colis de chez lui (ce qui est en soi parfaitement legitime), il s'attela
au fardier juste ment parce qu'a Djezkazgan il y avait beaucoup de
Juifs de Moscou parmi les planques, et il souhaitait dissiper par la
le sentiment d'animosite en vers les Juifs que cette situation ne
pouvait que susciter. Et comment croyez-vous qu'on apprecia son
geste ? - « Mais e'est tout simplement un Juif degenere : un vrai
Juif irait-il pousser un fardier ? » Les Juifs planques se moquaient
de lui et lui en voulaient d'agir ainsi comme pour les blamer. On
retrouve les memes reactions a l'egard de lakov Davidovitch Grod-
zenski qui lui aussi trimait aux generaux : « Ca n'est pas un Juif,
ca ! »
Comme cela est lourd de sens ! Animes par les motifs les plus
eleves, Efroimson et Grodzenski faisaient ce que des Juifs
pouvaient faire de plus juste et de plus noble - partager loyalement
le sort commun... et ils furent incompris des deux cotes ! Car il en
va toujours ainsi dans l'Histoire : les voies de l'autolimitation, du
renoncement a soi-meme sont ardues, elles pretent au sarcasme,
alors qu'elles sont les seules a pouvoir sauver 1'humanite.
Moi, je n'oublie jamais ces exemples-la et mets tout mon espoir
en eux.
Ajoutons celui de l'audacieux Guerch Keller, qui fut l'un des
meneurs de l'insurrection de Kenguir en 1954 et qui fut fusille a
l'aube de ses trente ans. J'ai lu aussi sur Itzhak Kaganov :
commandant d'une batterie d'artillerie pendant la guerre avec les
366 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Allemands, en 1948 il fut condamne a vingt-cinq ans pour
sionisme ; en l'espace de sept annees de reclusion, il composa
480 poesies en hebreu, qu'il savait par cceur, sans les avoir jamais
couchees sur le papier".
Lors de son troisieme proces (le 10 juillet 1978), apres avoir
purge deja deux peines, Alexandre Guinzbourg, a la question :
« Votre nationalite ? », repondit « zek ! ». C'etait une magnifique
reponse, nullement une blague, et elle provoqua la colere du
tribunal. Mais c'est qu'il avait grandement merite de toute la Russie
par ce qu'il faisait pour le Fonds russe d'aide aux families de
prisonniers politiques de toutes les nations, et par son courage en
prison. L'authentique tribu des zeks, c'est bien nous, sans
distinction de nationality.
Mais nos camps a nous n'etaient pas commc ca, depuis le sum-
mum, le « grand » Belomor, jusqu'au plus modeste, la 121 e division
du 15 e camp general de 1' Administration des camps de redres-
sement par le travail (ITL) de Moscou (qui, du reste, a laisse de lui
un souvenir bien visible : un batiment en demi-cercle a la porte de
Kalouga, a Moscou). La, notre vie tout entiere etait dirigee et
pietinee par trois principaux planques : Solomon Solomonov, le
chef comptable ; David Bourchtein, l'«educateur », qui devint
ensuite le maitre de chantier ; et Isaac Berchader. (Solomonov et
Berchader avaient auparavant commande exactement de la meme
facon un camp au sein du MADI, l'lnstitut des voies carrossables
de Moscou.) Et le chef, avec cela, etait un Russe, le sous-lieu-
tenant Mironov.
Tous trois apparurent alors que j'ctais moi-meme au camp, done
sous mes yeux. Pour leur faire de la place, on avait limoge leurs
predecesseurs, des Russes. Le premier a arriver fut Solomonov, et
il occupa solidement la place assignee, il entra dans les bonnes
graces du sous-lieutenant (m'est avis que c'etait grace a des colis
et a de 1' argent venus de l'exterieur). Bientot le rejoignit Berchader,
envoye la pour s'etre mal conduit au MADI. Une instruction le
concernant disait : « ne l'employer qu'aux travaux generaux »
(c'etait peu courant, pour un droit-commun, et cela voulait dire
qu'il avait commis une faute grave). D'une cinquantaine d'annees,
gros mais petit de taille avec un regard rapace, il fit le tour de notre
11. EJR, M.. 1994., 1. 1, pp. 526-527 ; 1995, t. 2, p. 27.
DANS LES CAMPS DU GOULAG 367
zone en arborant un air condescendant, tel un general de 1' Admi-
nistration centrale. Le gardien-chef lui demanda : « Ton metier,
c'est quoi ? - Magasinier. - Ce metier-la, ca n'existe pas. - N'em-
peche, moi je suis magasinier. - Ca ne t'empechera pas d'aller
bosser avec une equipe ordinaire a l'exterieur de la zone. » - On
l'y emmena les deux jours suivants. II partait en haussant les
epaules, puis, arrive sur le lieu de travail, il s'asseyait sur une
grosse pierre et se reposait dignement. Le chef d'equipe lui aurait
bien mis une baffe, mais il n'osait pas : le nouveau etait si sur
de lui, on devinait qu'il avait quelqu'un d'influent derriere lui. Le
magasinier de la zone, Sevastianov, se sentait mal. Cela faisait deux
ans qu'il avait la charge du stock des denrces alimentaires et des
vetements, il avait une position sure, s'entendait bien avec les
patrons - et voila que le vent tournait. C'etait meme chose faite !
Berchader etait « magasinier de profession » ! Un peu plus tard,
rinfirmerie fit dispenser Berchader de tout travail « pour cause de
maladie », et il resta a se tourner les pouces a l'interieur dc la zone.
Puis on dut lui envoyer quelque chose de chez les hommes fibres, et
a peine une semaine plus tard Sebastianov etait chasse" et Berchader
nomme (non sans l'aide de Solomonov) magasinier. La, il apparut
que l'effort physique que representait le maniement de la farine et
des chaussures, que Sebastianov assurait seul auparavant, etait
contre-indique pour Berchader, et on lui affecta un larbin pour
1' aider, lequel fut ensuite promu membre du personnel dans les
registres de Solomonov. - Mais ce n'etait pas encore assez, et pour
que la vie batte son plein, il dut seduire la plus belle et la plus fiere
des femmes du camp, la belle M...va, une tireuse d'elite avec le
grade de lieutenant. II la fit plier et l'obligea a venir le rcjoindre,
le soir, dans la reserve. II en fut de meme quand apparut
Bourchtein : lui aussi contraignit une autre beaute du camp,
A. Ch..., a le rejoindre dans sa cabine.
C'est dur a avaler ? Mais eux ne se preoccupaient nullement de
savoir quel effet cela aurait, vu de l'exterieur ; ils semblaient meme
forcer le tableau. Et combien de ces petits camps, a travers tout
l'Archipel, ou ce genre de mic-mac etait monnaie courante ?
Mais, direz-vous, les planques russes se comportaient d'une
facon tout aussi demente, sans aucun frein ? - Oui. Mais a l'inte-
rieur d'une nation, cela est ressenti comme un vice social, l'6ternel
conflit riche/pauvre, maitre/serviteur. Lorsque, en revanche « prend
368 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
sur toi un droit de vie ou de mort » quelqu'un qui n'est pas de chez
toi, voila qui exacerbe ton sentiment d'offense. On pourrait croire
que le malheureux bagnard, reduit a zero, ecrabouille, condamne,
arrive a la derniere extremity de son agonie, n'a que faire de savoir
qui a pris le pouvoir a 1'interieur du camp, qui organise des pique-
niques de vautours sur sa tombe, au bord de la tranchee ou il se
meurt ? Eh bien, c'est faux : ca lui fait mal, c'est meme une
blessure inguerissable.
J'ai represente dans ma piece La Republique du travail* une
partie des evenements qui se deroulerent a 1'interieur de la zone du
camp sis au 30 de la Bolchaia Kalouga. Comprenant que repre-
senter les choses comme elles avaient ete etait impossible, car on
aurait pris cela pour une facon d'attiser la haine en vers les Juifs
(comme si ce trio ne l'avait pas bien plus attisee dans les faits, sans
s'inquieter des consequences), je laissai dans l'ombre l'igno-
blement cupide Berchader, ainsi que Bourchtein, je fis de la trafi-
quante Rosa Kalikman une Bella vaguement orientale, et ne laissai
en lumiere qu'un seul Juif, le comptable Solomonov, en le peignant
exactement tel qu'il etait.
Et quelle a dte la reaction, apres lecture, de mes bons amis juifs ?
V. L. Teouch fut indigne par ma piece. II ne la lut pas tout de suite,
mais seulement quand le « Sovremennik** » se proposa de la mettre
en scene, en 1962, et que la question n'avait plus rien d'acade-
mique. Les epoux Teouch etaient profondement blesses par le
personnage de Solomonov ; ils trouvaient malhonnete et injuste de
representer un tel Juif (fut-il ainsi dans la vie, au sein du camp !) a
une epoque ou les Juifs etaient persecutes. (Mais pareille epoque
n'est-elle pas toujours la? Quand done les Juifs n'ont-ils pas 6te
persecutes chez nous ?) Teouch etait chamboule, indigne au plus
haut degre, et il me lanca un ultimatum : si je n' efface pas, ou tout
au moins si je n'adoucis pas la figure de Solomonov, e'en est fait
de notre amitie, et par consequent sa femme et lui ne pourront plus
etre les gardiens de mes manuscrits. Mieux encore : il predisait que
mon nom serait a jamais honni et souille si je laissais Solomonov
dans ma piece. Pourquoi ne pas faire de lui un Russe ? s'etonnait-
il. Le fait qu'il soit juif importe-t-il tant ? (Mais si cela importe si
* Voir (Euvres d"A. Soljenitsync, t. 3, id. Fayard.
** « Le Conlcmporain », theatre ouvert a Moscou en 1957.
DANS LES CAMPS DU GOULAG 369
peu, pourquoi alors Solomonov ne choisissait pour les bonnes
planques que des Juifs ?)
J'en ai eu froid dans le dos : c'etait brusqucment le couperet
d'une censure qui me venait d'un tout autre cote, mais qui n'etait
pas moins brutal que celui de la censure officielle sovietique.
Cependant, les choses furent tres vite resolues, car le « Sovre-
mennik » recut interdiction de representer la piece.
Teouch n'en trouva pas moins d'autres reproches a faire : votre
Solomonov, disait-il, n'a absolument pas le caractere d'un Juif : un
Juif est toujours sur le qui-vive, prudent, plutot qu6mandeur,
presque ruse - d'ou lui viendraient l'impudence, le debride de ceux
qui se scntent investis d'une toute-puissance ? C'est faux, cela ne
peut pas etre !
Mais moi, je me souvenais bicn et de ce Solomonov, et que les
choses s'etaient bien passees de la sorte ! Depuis les ann6es 20 et
pendant les annees 30, a Rostov-sur-le-Don, j'en ai 6te souvent le
temoin. Et Frenkel, d'apres les recits des ingenieurs survivants, se
comportait exactement comme 5a. S'immerger dans un tel cynisme
favorise par le pouvoir et 1 'arrogance est justement ce qui heurte le
plus l'observateur. Bien sur, on ne le rencontre que chez les pires,
les plus grossiers, mais cela laisse des marques. (Comme en laissent
sur l'image du Russe toutes ces souillures dues aux vilenies de
nos monstres.)
Ces multiples insinuations, ces appels reiteres a ne pas ecrire
comment c'etait reellement, finisscnt, goutte apres goutte, par
ressembler a ce que nous avons toujours entendu lacher du haut
des tribunes sovietiques : il ne faut pas noircir la realitd, il faut
suivre les regies du realisme socialiste, ecrire comment ca aurait
du etre, et non comment c 'etait.
Comme si 1' artiste etait capable d'oublier ou de refaire le passe !
Comme si la verite pleine et entiere ne pouvait s' ecrire que par
endroits, la ou c'est admis, ou c'est sans risques, et populaire.
Oh, comme on a scrute\ detaille toutes les figures de Juifs dans
mes livres, comme on a pes6 sur des balances d'apothicaire chacun
de leurs traits ! Mais l'histoire atroce de Grigori M...z qui, par peur,
n'a pas transmis a son regiment en train de succomber l'ordre de
battre en retraite (L'Arckipel du Goulag, VI e partie, chap. 6),
personne ne l'a remarquee, elle a ete passee sous silence !
Mais c'est que mon Ivan Denissovitch lui-meme a pas mal
370 DEUX SIECLES ENSEMBLE
choque les Juifs : il y avait, voyez-vous, des malheureux tellement
plus delicats, et moi j'ai mis en avant un vulgaire moujik ! Pendant
la « glasnost » de Gorbatchev, Assir Sandler s'enhardit et publia
ses souvenirs des camps : « Des la premiere lecture, Une journee
d'lvan Denissovitch* m'a categoriquement deplu... Le personnage
principal, Ivan Denissovitch, est un etre aux aspirations spirituelles
minimales, centre sur ses soucis immediats » - et Soljenitsyne en
fait l'image emblematique du peuple russe... (Tout a fait - c'est
exactement ce qu'eructaient a l'epoque les communistes bien-
pensants !) Mais « la veritable intelligentsia, celle qui determine le
niveau de la culture et de la science nationales, [Soljenitsyne] a
bien voulu l'ignorer». Puis Sandler en a discute avec Miron
Markovitch Etlis (tous deux des planques a rinfirmerie), et Etlis a
fait remarquer la meme chose : « Ce qui est raconte dans ce recit
est par bien des points denature, mis sens dessus dessous »...,
« Soljenitsyne ne met pas l'accent la ou il faut pour ce qui concerne
la categorie instruite de notre contingent », « le cote nombriliste
[d'lvan Denissovitch]... cette patience... cette attitude pseudo-chre-
tienne vis-a-vis de son entourage... » En 1964, Sandler a eu le
bonheur d'ouvrir son cceur a Erhenbourg lui-meme, lequel a
confirme d'un signe de tete « une opinion extremement negative »
sur le recit 12 .
Mais il y a un menu detail qu'aucun Juif ne m'a jamais reproche,
c'est quTvan Denissovitch, en fait, soit aupres de Cdsar Markovitch
comme un serviteur, et qu'il le serve, ma foi, anime des meilleurs
sentiments.
1 2. Assir Sandier, Ouzeiki na pamiat : Zapiski reabililirovannogo [Petits nceuds dans
la memoire : notes d'un rehabilite], cd. de Magadan, 1988, pp. 22, 62-64.
* Cf. A. Soljenitsyne, (Euvrex, I. 2, eU Fayard.
Chapitre 21
DANS LA GUERRE
AVEC L'ALLEMAGNE
Depuis la « Nuit de cristal » (novembre 1938), les Juifs d'Alle-
magne n'avaient plus de doutes sur le danger mortel qui les
menagait tous. Apres qu' Hitler eut lance sa campagne en Pologne,
le nuage de mort s'etait etendu vers Test. Personne ne savait
toutefois que le debut de la guerre avec l'URSS allait inaugurer une
nouvelle phase dans la politique nazie : l'extcrmi nation physique
massive des Juifs.
Bien que l'invasion allemande les fit s'attendre a toutes sortes
de malheurs, les Juifs sovietiques ne pouvaient tout de meme pas
prevoir les executions massives d' innocents de tous ages et des
deux sexes : impossible d'imaginer a 1'avance une chose pareille.
Et ceux qui etaient restes sur place, a leur domicile, se trouverent
brusquemcnt confronted a une situation terrible, inesquivable, ne
laissant aucune possibility de resistance. Les vies etaient bruta-
lement fauchees. Des 6preuves pouvaient preceder Tissue fatale :
entassement dans les ghettos, camps de travaux forces, fourgons a
gaz, a moins qu'on ne vous obligeat a creuser des fosses et a vous
deshabiller avant d'etre fusilte.
V Encyclopedic juive russe cite beaucoup de noms de Juifs
russes tombes victimes de la Catastrophe. Elle nomme ceux qui
ont peri a Rostov, Simferopol, Odessa, Minsk, Belostok, Kaunas,
Narva. Parmi eux, nombre de personnalites de premier plan. Le
celebrissime historien S. M. Doubnov avait passe tout l'entre-
deux-guerres dans l'emigration, puis, apres l'accession au pouvoir
372 DEUX SIECLES ENSEMBLE
de Hitler, il avait quitte Berlin pour Riga. II fut arrete lors de
l'occupation de la ville par les Allemands, confine dans un ghetto
et, « en decembre 1941, inscrit sur la liste des condamnes a mort
de la journee ». - De Vilnius se sont retrouves en camp de
concentration I'historien Dina Ioffe et le directeur du lycee juif
Iossif Iachounski (tous deux ont disparu a Treblinka en 1943).
- Le rabbin Samuel Bespalov, chef des hassidim de
BobrouTsk, fut fusille en 1941 lors de la prise de la ville par les
Allemands. En 1943 perit a Varsovie Guerschon Sirota, chantre a
la synagogue, qui avait jadis « attire sur lui 1' attention de
Nicolas II » : il venait tous les ans chanter a Moscou et a
Petersbourg. - Et voici les freres Paul et Vladimir Mintz. L'aine,
Paul, etait un homme d'Etat letton de premier plan, « 1' unique
Juif dans le gouvernement de la Lettonie ». Vladimir 6tait
chirurgien, e'est lui qui fut charge de soigner Lenine en 1918,
apres l'attentat. Lui aussi s'etait installe en Lettonie a partir de
1920. Apres l'occupation sovietique de 1940, Faine" fut arrete et
jete dans un camp de la region de Krasnoiarsk oil il mourut peu
apres. A l'epoque, le cadet ne fut pas inquiete" et resta a Riga,
mais il allait perir en 1945 a Buchenwald. - Sabina Spielrein,
docteur en medecine, psychanalyste, proche collaboratrice de
C. Jung, avait travaille dans les cliniques de Zurich, Munich,
Berlin, Geneve ; etait revenue en Russie en 1923 ; en 1942, a
Rostov-sur-le-Don, sa ville natale, elle fut fusillee par les Alle-
mands avec tous les Juifs de la ville. (Ses trois fttres, des
hommes de science, avaient succombe, eux, a la terreur stali-
nienne : nous en avons parle au chapitre 19.)
Cependant, beaucoup echapperent a 1' extermination, en 1941 et
1942, grace aux mesures d'evacuation. Plusieurs sources juives
d'avant et d'apres la guerre soulignent sans la moindre equivoque
le caractere 6nergique des mesures prises. Nous lisons par exemple
dans le recueil Le Monde juif &q 1944 : « Les autorites sovietiques
se sont pleinement rendu compte que les Juifs constituent la
categorie la plus menacee de la population et, en depit des besoins
de l'armee en materiel roulant, des milliers de trains ont ete requi-
sitionnes pour leur Evacuation... Dans beaucoup de villes..., les
Juifs ont ete Evacues avant les autres » ; l'auteur estime pourtant
exageree « l'affirrnation de l'ecrivain juif David Berguelson selon
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 373
laquelle [environ] 80 % des Juifs furent Svacues et sauves 1 ». - A
Tchernigov, avant la guerre, la population juive comptait
70 000 ames ; a l'arrivee des Allemands, il n'y en avait plus que
10 000... A Dnepropetrovsk, sur 100 000, il ne restait plus que
30 000 Juifs a l'arrivee des Allemands ». A Jitomir, 44 000 Juifs
sur 50 000 furent evacues 2 . Dans le bulletin Kha'iasa, a l'ete 1946,
E.M. Koulicher ecrit : « II ne fait pas de doute que les autorites
sovietiques ont pris des mesures speciales pour faire evacuer la
population juive ou pour faciliter sa fuite. A 1'egal des hauts fonc-
tionnaires, des ouvriers de l'industrie et des employes, les Juifs
etaient priori taires... Le pouvoir sovietique a affr&e des milliers de
trains specialement pour l'evacuation des Juifs' » ; pour echapper
aux bombardements, ils etaient transported par des milliers de
chariots requisitionnes dans les kolkhozes et les sovkhozes pour
rejoindre un nceud ferroviaire le plus eloigne possible a l'arriere.
- B. Ts. Goldberg, gendre de Sholem Aleikhem, qui etait corres-
pondant du journal juif new-yorkais Der Tog, « apres un voyage de
routine en Union sovietique durant l'hiver 1946-1947 publia un
article intitule "Comment, pendant la guerre, en Union sovietique,
on fit evacuer les Juifs" » (Der Tog, 21 fevrier 1947). Qui avait-il
interroge sur la question en Ukraine ? « Des Juifs et des Chretiens,
des militaires et des personnes evacuees, tous ont repondu que la
politique du gouvernement consistait a donner la preference aux
Juifs lors de l'evacuation, d'en sauver le plus possible afin que les
nazis ne puissent les extermincr 4 . » - Et Moshe Kaganovitch, qui
fut resistant pendant la guerre, confirme, dans ses souvenirs ulte-
rieurs (1948), que les autorites sovietiques reservaient, pour l'eva-
cuation des Juifs, tous les moyens de transport disponibles, y
compris les charrettes de pay sans, et qu'on ordonnait d' evacuer
1 . /. Chekhtman, Sovetskoie evrcistvo v gucrmano-sovetskoY voine [Les Juifs sovie-
tiques dans la guerre germano-sovietiquel, in MJ-2. New York. 1944, pp. 225-226.
2. A. A. Goldstein, Soudba evreiev v okkoupirovanno'i nemtsami Sovetskoi Rossii [Le
son des Juifs dans la partie de la Russie sovidtiquc occupde par les Allemands], LMJR-
2. pp. 89, 92.
3. Rescue, Information Bulletin of the Hebrew Sheltering and Immigrant Aid Society
(HIAS). July-August 1946 (vol. Ill, n"7-8) p. 2. Cite" d'apres S. Schwartz, Evrei v
Sovetskom Soiouze s natchala Vtoroi mirovoi' voiny (1939-1965) [Les Juifs en Union
sovietique depuis le commencement de la Seconde Guerre mondiale], New York, 1966,
p. 45.
4. S. Schwartz*, p. 55.
374 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« des provinces menacees par l'ennemi, en premier lieu, les
citoyens de nationality juive ». (Rcmarquons que S. Schwartz et
les historiens plus con temporal ns doutent de l'existence d'une telle
instruction, et meme du fait que l'evacuation ait etc recommandee
pour les Juifs "en tant que tels" 5 .)
Des sources anciennes et d'autres plus recentes donnent
cependant des estimations assez concordantes du nombre de Juifs
evacues ou ayant fui les territoires occupes par les Allemands. II
n'y a pas a ce sujet de chiffres sovietiques officiels, ct tous les
chercheurs se plaignent que les donnees statistiques initiales soient
tres approximatives. Aussi nous appuierons-nous sur les travaux de
cette derniere decennie. - Ainsi, le demographe M. Kounovetski,
en exploitant des materiaux d'archives jadis inaccessibles et en
utilisant des methodes nouvelles d'analyse, propose les estimations
suivantes : d'apres les resultats definitifs du recensement de 1939,
on comptait 3 028 538 Juifs en URSS (dans ses « anciennes » fron-
tieres, avant les annexions de 1939-1940). En apportant quelques
correctifs a ce chiffre et en prenant en compte le coefficient
d'accroissement naturel de la population entre septcmbre 1939
et juin 1941, le demographe estime qu'au debut de la guerre,
dans les « anciennes » frontieres de l'URSS, il y avait pres de
3 080 000 Juifs. Sur ce nombre, 900 000 vivaient dans les territoires
qui, pendant la guerre, sont restes non occupes, tandis que dans les
territoires qui allaient etre occupes ultcrieurement vivaient
2 1 80 000 Juifs (« les Orientaux »)''. - « II n'cxiste pas de donnees
precises sur le nombre de Juifs qui fuirent ou furent evacues vers
Test avant l'occupation allemande. Mais on sait d'apres certaines
etudes qu'environ 1 000 000 a 1 100 000 Juifs purent quitter les
provinces de Test... envahies par les Allemands 7 . »
Dans les territoires annexes a l'ouest par l'Union sovietique en
1939-40 et brutalement envahis par les Allemands au debut de leur
5. Moshe Kaganovitch, Der jiidische Anteil in Partisanerbewegung von Sowiet-
Russland, 1948. p. 188. Cite d'apres S. Schwartz, op. ck., pp. 45-46.
6. M. Koupmetski, Lioudskic poteri evreiskogo naselcniia v poslevoennykh granilsakh
SSSR v gody Velikoi Otetchcstvenno'i vo'iny [Les pcrtcs humaines de la population juive
dans les frontieres de l'URSS d'apres la Seconde guerre mondialc], in Vcstnik evreiskogo
Ouniversiteta v Moskve [Messager de 1' University juive a Moscou]. 1995, n°2(9),
pp. 137. 145, 151.
7. Itzkhak Arad, Kholokaoust : Katastrofa evropeiskogo evreistva [L'Holocauste : la
Catastrophe des Juifs d'Europe (1933-1945)], Rec. rTarticles, Jerusalem, 1990. p. 62.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLE.MAGNE 375
Blitzkrieg, le tableau fut tout autre. La rapidite de 1' invasion alle-
mande ne laissait aucune chance de sauver sa peau ; or, la popu-
lation juive de ces provinces-« tampons » comptait, en juin 1941,
1 885 000 pcrsonnes (les « Occidentaux ») 8 . Seul « un petit nombre
de Juifs reussirent a s'enfuir ou a etre evacues. On estime cette
proportion a... environ 10 a 12 % 9 ».
Ainsi, d'apres les estimations les plus optimistes dont
nous disposons, pres de 2 226 000 Juifs (2 millions d'« Orientaux »
et 226 000 « Occidentaux ») purent echapper a l'occupation sur
le territoire de l'URSS dans ses « nouvelles » frontieres. Dans
les territoires envahis par l'ennemi, il restait 2 739 000 Juifs
(1 080 000 « Orientaux » et 1 659 000 « Occidentaux »).
Les pcrsonnes evacuees et celles qui fuyaient les provinces
envahies ou menacees par les Allemands 6taient expedites le plus
loin possible vers l'arriere, « notamment et en majorite des Juifs,
au-dela de l'Oural, en Siberie occidentale, au Kazakhstan, en
Ouzbekistan et au Turkmenistan l0 ». - On trouve dans les docu-
ments du Comite antifasciste europecn 1' affirmation suivante :
« Furent evacues en Ouzbekistan, au Kazakhstan et dans les autres
republiques d'Asie centrale, au debut de la guerre, pres d'un million
et demi de Juifs". » Ce chiffre laisse de cote la Volga, l'Oural, la
Siberie. (La Petite Encyclopedic juive estime pour sa part que « ce
chiffre est tres exager6 12 ».) - Quant au Birobidjan, il ne re?ut ni
refugies spontanes ni contingents de personnes evacuees par les
autorites, bien que, du fait de Tabandon des kolkhozes juifs, il s'y
fut constitue un pare immobilier pouvant accueillir onze mille
families l3 . - Dans le meme temps, « en Crim6e, les colons juifs
furent evacues suffisamment a temps pour qu'ils pussent emporter
le materiel agricole et emmener leurs betes » ; « on sait qu'au prin-
temps 1942, les colons juifs ayant fui l'Ukraine creerent des
kolkhozes sur la Volga ». - Sur la Volga ? Mais oui (comme l'ecrit
l'auteur : « par une ironie du sort »), sur les lieux memes ou avaient
8. M. Koupovetski, p. 145.
9. /. Arad, p. 61.
10. S. Schwartz, p. 181.
11. G.V. Kostyrtchenko, Tainai'a polilika Stalina : Vlast i antisemitizm [La politique
secrete de Staline : le pouvoir et I'antisemitisme], M. Mejdounarodnyie otnocheniia [Les
Relations internationales], 2001. p. 431.
12. PEJ. t.4, p. 167.
13. S. Schwartz, PEJ, I. 2, p. 187.
376 DEUX SIECLES ENSEMBLE
vecu les colons allemands chasses de la republique des Allemands
de la Volga et deportes par decret du gouvernement sovietique du
28 aout 1941 l4 .
Comme nous l'avons deja fait remarquer, 1'ampleur de l'eva-
cuation des Juifs par les Sovietiques devant l'invasion allemande a
ete unanimement reconnue, et les sources citees, datant de la guerre
ou des annees d'apres-guerre, en font foi. Mais, dans des docu-
ments plus rccents, posterieurs a la fin des annees 40, cela est
conteste. Ainsi lisons-nous dans un texte des annees 60 (c'est
1'auteur qui souligne) : « Nulle part en Russie il n'y a eu a" eva-
cuation organisee des Juifs en tant que fraction la plus menacie
de la population^. » Et vingt ans plus tard, nous lisons meme :
apr£s l'invasion de 1' Union sovi&ique par l'Allemagne, « en depit
des rumeurs scion lesquelles le gouvernement se serait employe a
e\acuer les Juifs des regions menacees par l'avancee allemande,
rien de tel ne se produisit... On abandonnait les Juifs a leur sort.
Vis-a-vis des citoyens de nationalitc juive, le tant vante" "internatio-
nalisme proletarien" fit chou blanc l6 ». Cette appreciation est tota-
lement erronee.
Les auteurs juifs, meme ceux qui nient la « bonne volonte »
manifested a 1'egard des Juifs lors de l'evacuation, reconnaissent
pourtant 1'ampleur de celle-ci. « De par la structure sociale propre
a la population juive, la proportion de Juifs a du depasser largement
celle des evacues parmi la population gen^rale des villes 17 . » Ce
fut bien le cas. Deux jours apres l'invasion allemande, le 24 juin
1941, un Conseil pour l'evacuation fut cr£e (son president 6tait
Chvernik ; ses deux adjoints, Kossyguine et Pervoukhine) et ses
priorites furent proclamees : en premier lieu, evacuer, avec leur
personnel, les institutions de l'Etat et du Parti, les entreprises
industrielles, les matieres premieres, les ouvriers des usines
evacuees et leurs families, les jeunes gens ayant atteint l'age de la
conscription. - En tout, depuis le debut de la guerre jusqu'en
novembre 1941, pres de 12 millions de personnes furent 6vacu£es
14. /. Chekhtman, Les Juifs sovidtiques dans la guerre germano- sovietique, in MJ-2,
pp. 226. 227.
15. G. Aronson, PEJ, t. 2, p. 144.
16. S. Tsyroulnikov, SSSR, Evrei i Israil [l'URSS, les Juifs et Israel], V.M., n°9-,
pp. 151-152.
17. /. Chekhtman, p. 224.
DANS LA GUERRE AVEC LALLEMAGNE 377
des zones menacees vers l'interieur du pays 18 . Sur ces 12 millions,
comme nous l'avons vu, il y a entre un et 1,1 million de Juifs
« orientaux », et plus de 200 000 « occidentaux » ayant fui les terri-
toires qui allaient etre rapidement occupes par les Allemands ; il
faut leur ajouter un nombre important de Juifs faisant partie de la
population Evacuee des villes et des regions de la RSFSR oil les
Allemands ne sont pas parvenus (notamment Moscou et
Leningrad). - Solomon Schwartz ecrit : « L'evacuation generale des
institutions de l'Etat et des entreprises industrielles avec une grande
partie de leur personnel (souvent avec les families) a pris en maints
endroits un caractere massif. La structure sociale de la population
juive d' Ukraine - le pourcentage eleve de Juifs parmi les hauts et
moyens fonctionnaires de l'Etat, parmi l'intelligentsia litteraire et
scientifique, et le nombre des ouvriers juifs dans 1' Industrie lourde
ukrainienne - fit que la proportion des Juifs evacues etait en general
plus elevee que cclle des evacues dans la population totale des
villes (et plus encore dans celle du pays) l9 . » (Cela est vrai
egalement pour la Bielorussie. La, dans les annees 20 et au debut
des annees 30, presque massivement « la jeunesse juivc, ainsi que
des personnes plus agees, ctudiaient dans toutes sortes de cours du
soir, ecoles de jour, stages d'alphabetisation... Cela avait permis a
la categorie la plus pauvrc des petits bourgs de rcjoindre les rangs
des ouvriers de l'industrie. Avec 8,9 % de la population de Bielo-
russie, les Juifs, en 1930, representaient 36 % des ouvriers de cette
republique 20 ».) - S. Schwartz poursuit : « L'important pourcentage
de Juifs parmi les personnes evacuees est du egalement au fait que,
pour nombre d'employes et d'ouvriers, l'evacuation ne revetait pas
un caractere obligatoire... Beaucoup d'cntre eux, surtout parmi les
non-Juifs, ne sont pas partis » ; ainsi, meme pour les Juifs « qui
n'etaient pas astreints a une evacuation obligatoire..., les possibi-
lity d'etre evacues etaient relativement grandes 21 ». - Pourtant,
reprend le meme auteur, « aucun decrct, aucune instruction relatifs
18. Sovetski tyl v pervyi period Velikoi Otetchestvennoi voi'ny [L'arriere sovi&ique
dans la pdriode de la Grande guerre palriolique], Rec, M. 1988, p. 139.
19. S. Schwartz, p. 53.
20. L L Mininberg, Sovetskie evrei v naouke i promychlennosti SSSR v period
Vtoroi' mirovoi voiny (1941-1945) [Les Juifs sovictiques dans la science el l'industrie de
l'URSS pendant la Seconde Guerre mondiale], M., 1995. p. 13.
21. 5. Schwartz, p. 53.
378 DEUX SIECLES ENSEMBLE
a I'evacuation des Juifs, aucune information concernant semblables
mesures ne parurent dans la presse sovietique » ; et aussi : « Sur
I'evacuation des Juifs en tant que tels, il n'existe tout simplement
nulle part aucune indication. Cela signifie qu'il n'y a pas eu d'eva-
cuation spccifiquement prevue pour les Juifs 22 . »
Compte tenu des realites sovietiques, cette conclusion parait
assez peu fondee et, a tout prendre, formelle. Certes, il n'y a pas eu
d' informations sur une evacuation massive des Juifs dans la presse
sovietique. Et Ton comprend bien pourquoi. D'une part, apres la
signature du pacte avec l'Allemagne, on avait passe sous silence,
en URSS, la politique de Hitler a l'egard des Juifs, et lorsque la
guerre eclata, l'ecrasante majorite de la population sovietique
ignorait quelle menace mortelle pour les Juifs representait 1' in-
vasion allemande. D' autre part, et c'etait probablement la principale
raison, du cote" allemand, la propagande se de"chainait contre le
« judeo-bolchevisme ». Or, le gouvernement sovietique comprenait
fort bien qu'il avait grandement contribue, tout au long des
annees 20 et 30, a donner corps a cette propagande - et comment
done, maintenant, proclamer haut et fort qu'il fallait sauver en
premier lieu les Juifs ? Cela n'aurait fait que donner a Hitler une
formidable impulsion.
Voila pourquoi on n'annonca pas publiquement que, parmi les
personnes evacuees, « les Juifs constituaient le plus gros pour-
centage ». « Dans les ordres d'evacuation, on ne mentionnait pas
les Juifs » ; neanmoins, « pendant I'evacuation, il n'y avait aucune
discrimination a l'egard des Juifs 2 ' » ; on evacuait en somme autant
de gens qu'on pouvait, physiquement, mais sans tapage a l'interieur
de l'URSS. A l'exterieur, c'etait different. Ainsi, en decembre
1941, quand les Allemands eurent recule devant Moscou, la radio
de la capitale diffusa un texte non point en russe, naturellement,
mais « en polonais », et « le lendemain, a cinq reprises, en
allemand », « qui comparait l'offensive russe reussie de l'hiver au
miracle des Macchabees » et serinait aux Allemands que, « jus-
tement pendant la semaine de Hanouka [la Fete des Lumieres] »
avait ete ecrasee la 134 c division allemande de Nuremberg, celle
22. Ibidem, pp. 46. 53.
23. /. Arad, Olnochenie sovelskogo roukovodstva k Kholokooustou. [L'attitude du
pouvoir sovidtique a l'egard de l'Holocaustel, in Veslnik Evreiskogo Ouniversileia
[Mcssager de I'Universte juive]. 1995, n° 2 (9), p. 23.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 379
qui porte le nom de la ville « dans laquelle avait vu le jour la
legislation raciale 24 ». - En 1941-1942, les autorites sovietiques
acceptaient fort bien que les synagogues de Moscou, Leningrad et
Kharkov fussent pleines de monde ct que Ton fetat la Paque juive
de 1942 25 .
L'on ne peut pas dire qu'a l'interieur du pays la presse sovietique
ait passe sous silence les atrocites commises par les Allemands.
Quelqu'un comme Ilya Ehrenbourg, et d'autres, comme par
exemple le journaliste Krieger, eurent toute latitude, pendant toute
la guerre, d'entretenir et d'attiser la haine des Allemands non sans
evoquer le motif juif, motif brulant et qui les concernait intimement
eux-memes, mais sans toutefois mettre trop 1' accent sur lui. Ehren-
bourg, en barde attitre, fulmina tout au long de cette guerre,
affirmant que « l'Allemand est une bete sauvage par nature »,
appelant a « ne pas epargner les fascistes, meme ceux qui ne sont
pas encore nes » (comment comprendre : tuer des femmes
enceintes ?), et ce n'est qu'a la toute fin qu'il rabattit son caquet,
une fois que la guerre se deroula sur le territoire de 1'Allemagne
et qu'il devint clair que l'armee n'avait que trop bien assimile la
propagande de represailles effrences sur tous les Allemands sans
distinction.
II n'est cependant pas douteux que la politique hitlerienne d' ex-
termination des Juifs, dans toute son ampleur et sa systematisation,
ne fut pas suffisamment mise en relief par la presse sovietique - si
bien que, dans leur grande masse, les Juifs d'URSS ne pouvaient
avoir une idee clairc de 1 'ampleur du danger et de la Catastrophe.
Durant toute la guerre, il n'y eut que peu de declarations officielles
sur le sort des Juifs dans les territoires occupes par les Allemands.
- Dans son discours du 6 novembre 1941 (a 1' occasion du 24 e anni-
versaire de la revolution d'Octobre), Staline declara : « Les hitle-
riens... commettent des pogroms antijuifs dignes du Moyen Age,
comme les perpetrait le regime tsariste. Le Parti de Hitler est le
Parti... de la reaction moyenageuse et des pogroms ultras 26 . »
(« Pour autant que nous sachions, ecrit un historien israelien, ce fut
24. /. Chekhtman, p. 238.
25. Ibidem, p. 237.
26. Rapport du president du Comite" d'Hlat a la Defense, le camarade Staline, prononce
lors de la stance solennelle du Soviet de Moscou des deputes des travailleurs du
6 novembre 1941, in Pravda 1941, 7 nov., pp. 1-2.
380 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le seul moment, de toute la duree de la guerre, ou Staline evoqua
publiquement les Juifs 27 . ») - Le 6 Janvier 1942, dans une note de
Molotov, commissaire aux Affaires etrangeres, adressee a tous les
Etats avec lesquels I' Union sovietique entretenait des relations
diplomatiques, les Juifs sont mentionnes dans la liste des peuples
sovietiques victimes, puis sont enumerees, chiffres a l'appui, les
executions de Juifs a Kiev, Lvov, Odessa, Kamenets-Podolsk, Dnie-
propetrovsk, Marioupol, Kertch. « Un horrible massacre ct divers
pogroms ont 6te peipetres par les envahisseurs allemands dans la
capitale ukrainienne, Kiev... La furent rassembles un grand nombre
de Juifs, femmes et enfants compris, de tous ages ; avant l'exe-
cution, on les deshabilla et les roua de coups... ils furent abattus a la
mitraillettc. Nombre d'assassinats de masse... dans les autres villes
ukrainiennes egalement ; ces actes sanguinaires etaient diriges avant
tout contre les travailleurs juifs sans defense et sans armes 28 . »
- Puis il y eut la declaration du 19 decembre 1942 disant qu'Hitler
etait en possession d'un « plan special d' extermination totale de la
population juive dans toute 1' Europe occupee » et en Allcmagne
meme ; « relativement a ses faibles effectifs, la composante juive
de la population sovietique... a demesurement souffert de la ferocite
des monstres hitleriens ». Mais on peut faire remarquer que cette
declaration fut comme contrainte et forcee : quarante-huit heures
apres une declaration semblable des Allies, et en l'absence de toute
une serie de reprises dans la presse, alors que cela se pratiquait
toujours quand la nccessite d'une campagne se faisait sentir. - En
1943, sur sept rapports livres par la Commission d'Etat extraordi-
naire d'enquete sur les crimes hitleriens (par regions, mais aussi
sur l'extermination des prisonniers de guerre sovietiques et sur la
destruction du patrimoine culturel de notre pays), un seul evoquait
1' extermination des Juifs - dans le district de Stavropol, non loin de
Mineralnyie Vody 2y . - Et en mars 1944, Khrouchtchev fit un
discours a Kiev ou il parla des souffrance endurees par 1' Ukraine
sous 1' occupation « sans dire un seul mot des Juifs 30 » !
De toute Evidence, il en fut bien ainsi. Certes, les larges masses
sovietiques n'apprehendaient pas alors Fampleur de la Catastrophe.
27. /. Arad, p. 17.
28. Izvestiia. 1942, 7 Janvier, pp. 1-2.
29. S, Schwartz*, pp. 138-145.
30. G. Aronson, La question juive a l'epoque de Staline, PEJ, t. 2, p. 146.
DANS LA GUERRE AVEC L - ALLEMAGNE 381
Or c'etait la notre sort a tous : ne jamais savoir, sous la dure ecorce
de 1'URSS, ce qui se passait reellement dans le monde exterieur.
Toutefois, les Juifs sovietiques, eux, ne pouvaient pas ne rien savoir
du tout dc cc qui se passait du cote dc PAllemagne. « Au milieu
des annees 30, la presse sovietique avait beaucoup parle de l'antise-
mitisme en Allemagne... Le roman de Lion Feuchtwanger, La
Famille Oppenheim, l'adaptation a l'ecran de ce roman, ainsi qu'un
autre film, Le Professeur Mamliouk, montrerent le danger qui
menacait les Juifs". » - Apres les pogroms de la « Nuit de cristal »,
la Pravda publia un editorial intitule « Les fascistes fauteurs de
pogroms et les cannibales », qui denoncait vigoureusement les
nazis : « C'est avec indignation et degout que le monde civilise
regarde la feroce repression exercee par les fascistes allemands sur
la population juive sans defense... [C'est avec les memes senti-
ments] que le peuple sovietique suit les evenements hideux et
sanglants qui se deroulent en Allemagne... Dans notre patrie sovie-
tique ont ete eradiquees, avec les capitalistes et les proprietaires,
toutes sources d'antisemitisme 32 . » Puis, tout au long du mois de
novembre, la Pravda avait publie jour apres jour, en premiere page,
des informations comme « Pogroms antijuifs en Allemagne »,
« Repressions feroces contre la population juive », « Vague de
protestations dans le monde entier contre les atrocites des fauteurs
de pogroms fascistes ». Des meetings de protestation contre la poli-
tique antisemite d'Hitler s'etaient tcnus a Moscou, Leningrad, Kiev,
Tbilissi, Minsk, Sverdlovsk, Stalino. La Pravda avait publie un
compte rendu dctaillc du meeting tcnu par 1' intelligentsia de
Moscou dans la grande salle du Conservatoire, avec, notamment,
les discours de A. K. Tolstoi, A. Korneitchouk, L. Sobolev, des
artistes du peuple A. B. Goldenweizer, S. M. Mikhoels, et la reso-
lution finale : « Nous, representants de l'intelligentsia de Moscou,
... nous elevons nos voix, pleines de colere et d'indignation, contre
les atrocites inhumaines commises par les fascistes et les violences
a Pegard de la population juive sans defense d'Allemagne. Les
fascistes frappent, mutilent, violent, Went et brulent vifs, en plein
jour, les gens qui ne sont coupables que d'appartenir au peuple
31. S. Chveibich, Evakouatsiia i sovetskie evrei v gody Katasirofy [L' evacuation el
les Juifs sovietiques dans les annees de la Catastrophe] in Messager de I'Universite' juive,
1995, n" 2 (9), p. 47.
32. Pravda, 1938, 18 novembre, p. 1.
382 DEUX SIECLES ENSEMBLE
juif". » Le lendemain, 29 novembre, la Pravda avait donne" sur
toute une page des informations sur des meetings tcnus dans les
autres villes sovietiques, sous le titre « L' intelligentsia sovietique
est indignec par les pogroms antijuifs en Allemagne ».
Cependant, a dater de l'automne 1939 ct de la signature du pacte
Ribbentrop-Molotov, toute critique de la politique nazie, toute
information sur la persecution des Juifs dans les pays d' Europe
occupes par les Allemands, disparurent totalement de la presse
sovietique. « Un grand nombre d' informations... parvenaient en
Union sovietique par divers canaux - le renseignement, les ambas-
sades, les journalistes... Une importante source d'information etait
constitute par les refugies juifs, ceux qui avaient pu traverser la
frontiere. Les moyens d'information sovietiques, y compris la
presse juive, gardaient le silence sur le sujet 14 . »
« Mais, quand la guerre avec 1' Allemagne eclata et qu'on se
remit a parler de l'antisemitisme des nazis, beaucoup de Juifs
prirent cela comme un acte de propagande », ecrit un historien
contemporain en s'appuyant sur des temoignages rassembles sur un
demi-siecle parmi les rescapes de la Catastrophe. « Nombre de Juifs
se fiaient plus a leur experience vecue qu'a la radio, aux livres et
aux journaux. Dans l'esprit de beaucoup, les Allemands etaient
restes tels qu'ils les avaient connus pendant la Premiere Guerre
mondiale. De tous les regimes du temps de la guerre civile, le
regime allemand etait a leurs yeux l'un des plus tolerants vis-a-
vis des Juifs". » « Nombre de Juifs se souvenaient que, lors de
l'occupation allemande de 1918, les Allemands se comportaient
avec les Juifs mieux qu'a l'cgard des habitants de souche, et cela
les rassurait' 6 . » Et e'est pourquoi, « en 1941, le nombre de Juifs
qui ont volontairement refuse de fuir a et6 fort grand » ; et jusqu'en
1942, « d'apres les recits des temoins..., a Voroneje, Rostov, Kras-
nodar et d' autres villes encore, les Juifs esperaient, en attendant
que le front atteigne leur ville, continuer a travailler comme
medecins ou maitres d'ecole, tailleurs ou cordonniers, professions
qu'ils ne doutaient pas etre necessaires sous tous les regimes... En
33. Pravda, 1938, 28 novembre. pp. 2-3.
34. /. Arad, pp. 15-16.
35. 5. Chveibich, L'dvacualion et les Juifs sovietiques au temps de la Catastrophe,
pp. 4748.
36. PEJ, t. 8, p. 223.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 383
outre, les Juifs ne pouvaient pas ou ne voulaient pas etre evacues
pour des raisons purement materielles •" ».
Tandis que la presse et la radio sovietiques etouffaient les infor-
mations sur les atrocites perpetrees par l'occupant contre les Juifs,
le journal en yiddish Einigkeit (« L'Unite »), l'organe du Comite
juif antifasciste, fut autorise a en parler a pleine voix. - On peut
estimer que ce Comite vit le jour lors du meeting radiodiffuse" « des
repr6sentants du peuple juif », organise en aout 1941 et diffuse dans
un but de propagande vers les Etats-Unis et les autres pays allies
(ses participants furcnt : S. Mikhoels, P. Markish, I. Ehrenbourg,
S. Marchak, S. Eisenstein, entre autres). « L'effet produit en
Occident depassa toutes les attentes de Moscou... Dans les pays
allies, des organisations juives se creerent dans le but de recueillir
des fonds pour les besoins de PArm6e rouge. » Cela donna au
Kremlin l'idee qu'il serait utile de creer en URSS un Comite" juif
permanent. « Ainsi fut inaugure, a partir de 1941, la collaboration
des autorit6s sovietiques avec le sionisme mondial, collaboration
qui allait perdurer encore sept ans 18 . »
La creation meme du Comite se fit tant bien que mal, au milieu
des hesitations du pouvoir. Pour mettre quelqu'un a sa tete, on fit
sortir de prison, en septembre 1941, un veteran du Bund, un homme
respecte, Heinrich Erlikh qui, en 1917, avait deja ete membre du
fameux Comite executif du Soviet de Petrograd, tout-puissant a
l'epoque (par la suite, Erlikh avait emigre en Pologne oil il avait
ete apprehende par les Sovietiques en 1939). Avec son camarade
Alter, membre du Bund comme lui et venu lui aussi de Pologne, il
s'attela a 1'elaboration d'un projet entierement dedi6 a la mobili-
sation de l'opinion juive mondiale, avec une participation de Juifs
etrangers plus importante que celle des Juifs sovietiques. « Grists
par ce regain de liberie, les bundistes polonais... s'activaient de
plus en plus, a leurs risques et perils. Ayant ete evacues avec les
fonctionnaires de la capitale a Kouibychev [Samara], ils entrerent
en contact avec les representants diplomatiques occidentaux qui se
retrouvaient la-bas eux aussi..., leur proposant, entre autres, de
constituer aux Etats-Unis une Legion juive destinee a etre par la
37. Ibidem, p. 49.
38. G. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline, op. cit., p. 231.
384 DEUX SIECLES ENSEMBLE
suite envoyee sur le front germano-sovietique » ; « la chose alia si
loin que les bundistes polonais... se mirent d'eux-memes a preparer
leur depart pour l'Ouest ». En outre, les deux militants du Bund
« avaient la pretention de penser (ils ne s'en cachaient pas devant
leur entourage) qu'ils reussiraient a reformer le systeme sovietique
dans le sens d'une liberalisation politique ». En dccembre 1941,
lesdits chefs du Comite, trop gourmands de liberte, furent arretes
(Erlikh se pendit en prison. Alter fut fusille) 39 .
Cependant, a partir du printemps 1942, on se ressaisit et on
entreprit de recolmater le Comite juif antifasciste. Dans ce but, on
reunit a nouveau un meeting « des representants du peuple juif » et
on elut un Comite constitue cette fois uniquement de Juifs sovie-
tiques. Le president en fut Solomon Mikhoels ; le secretaire,
l'ancien militant fanatique du Bund devenu un tchekiste fanatique,
Shakhno Epstein, qui, « dans les affaires juives, etait "l'ceil de
Staline" » ; parmi ses membres figurerent les ecrivains David Ber-
guelson, Peretz Markish, Leib Kvitko, Dcr Nistor, les savants Lina
Chtern, l'academicien Froumkine, entre autres 40 . L'adjoint de
Mikhoels etait le poete Itzik Fefer (un ancien trotskiste qui avait
gagne sa grace au prix d'odcs a Staline, « un agent important du
NKVD » a qui on confia une mission en Occident comme a un
« agent confirme ») 41 .
A ce Comite il incombait, comme auparavant, d'influer sur
1' opinion mondiale, d'« en appeler aux "Juifs du monde entier",
c'est-a-dire, pratiquement, surtout aux Juifs americains » 42 , de
susciter des sympathies et de l'aide financiere a l'Union sovietique
(c'est dans ce but que furent envoyes aux Etats-Unis Mikhoels et
Fefer - leur tournee, a l'ete 1943, qui coi'ncida avec la dissolution
du Komintern, fut un triomphe, rassembla des meetings dans qua-
torze grandes villes des Etats-Unis, et a New York on denombra
cinquante mille personnes. Parmi ceux qui les recurent, le leader
du sionisme, Chai'm Wetzman, et Albert Einstein 4 -'). Mais, offi-
cieusement, le Comite etait aux ordres du denomme Lozovski-
39. C. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline. pp. 233-235.
40. G. Aronson, La question juive a l'epoque de Staline, PEJ, t. 2, p. 148.
41. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsii : Loubianka i Kreml [Operations speciales : la
Loubianka et le Kremlin], Annccs 1930-1950, M, Olma-Press, pp. 465, 470.
42. S. Schwartz, p. 239.
43. G. B. Kostyrtchenko, pp. 237-239.
DANS LA GUERRE AVEC LALLEMAGNE 385
Dridzo, chef en second du Bureau d' information de l'Union,
cepcndant qu'en URSS il n'avait nulle part ni succursales ni possi-
bility d'agir : en fait, c'etait « moins un organisme charge de
recolter des fonds en faveur de l'Armee rouge qu'un instrument...
de propagande prosovietique a Tetranger 44 ».
Certains auteurs juifs affirment qu'a partir de la fin des
annees 30, les Juifs avaient commence a etre 6vinc6s subrepti-
cement mais resolument des hautes fonctions dans tous les secteurs
du systeme sovietique. D. Shub ecrit que la situation en 1943
revelait qu'au college supreme du NKVD, il ne restait pas un seul
Juif, que ceux-ci « etaient encore fortement represented uniquement
dans les Commissariats aux Transports, a 1' Industrie et au Ravitail-
lement. lis sont assez nombreux egalement a 1' Instruction publique
et aux Affaires etrangeres 45 ». - Un historien contemporain, s'ap-
puyant sur des documents d' archives redevenus accessibles dans
les annees 90, 6met une conclusion inverse : « Tout au long des
annees 40, le role des Juifs dans les organes de repression resta
extremement important ; il ne fut reduit a zero qu'apres la guerre,
pendant la campagne de lutte contre le cosmopolitisme 46 . »
On ne trouve toutefois pas de divergences d'appreciation quant
au nombre eleve de Juifs aux postes de commandement de l'annee.
Le Monde juif informe que « Ton compte aujourd'hui [c'est-a-dire
pendant la guerre] dans l'Armee rouge plus de cent generaux
juifs », et il fournit « une petite liste de noms pris au hasard » dans
laquelle « ne figurent pas les generaux d'infanterie » : il y a la
17 noms (parmi eux, comme par hasard, nous trouvons le nom de
« Frenkel Naftali Aronovitch, le general-major des services tech-
niques et du genie » du Goulag) 47 . - Que le nombre de generaux
44. S. Schwartz, pp. 166-170.
45. D. Schub, Les Juifs dans la revolution russe. in MJ-2, 145.
46. L lou. Kriichevski, Evrci v apparatc V6tch6ka-Ogudpeou v 20-e gody [Les Juifs
dans I'appareil du Vetch^ka-Ogucpeou dans les anndes 20], Evrci I rousskara revo-
lioutsiia : Material y I issledovanid [Les Juifs et la revolution russe : Documents et
etudes], sous la dir. Dc O. V. Boudnitski, Moskwa, lerousaiim, Guecharim, 1999, p. 344.
47. E. Stalinski, Evrei v Krasno'i Armii [Les Juifs dans l'Armee rouge], MJ-2,
pp. 243-245.
386 DEUX SIECLES ENSEMBLE
juifs au plus fort de la guerre ait approche la centaine, c'est ce que
confirmera, un quart de sificle plus tard, un autre recueil qui cite
encore d'autres noms 48 . (Ces recueils, cependant, presentent une
grave omission : celle du generalissime L. Z. Mekhlis qui fut de
1937 a 1940 un homme de confiance et un proche de Staline, et, a
partir de 1941, le chef du Service politique de l'Armee rouge, celui
qui, dix jours apres le debut de la guerre, fit arreter une douzaine
de generaux de l'etat-major du front de l'Ouest 4 ''. Sans parler des
mesures repressives qu'il appliqua pendant la guerre de Finlande
et, plus tard, aux portes de Kertch.)
Dans la Petite Encyclopedie juive, la liste des generaux juifs est
completee par une quinzaine de nouveaux noms. - De nos jours,
un his torien israelien a publie une liste nominative des generaux
et amiraux juifs (y compris ceux qui recurent ce grade pendant la
guerre) ; nous comptons dans cette liste 270 noms. Des generaux
et des amiraux ! Mais c'est bien plus que « pas peu » ! C'est un
nombre colossal ! II cite egalement les quatre commissaires du
peuple du temps de guerre : outre Kaganovitch, Boris Vannikov
(aux Munitions), Semion Guinsbourg (au Batiment), Isaac
Zaltsman (a 1' Industrie des blindes) et quelques chefs des prin-
cipaux services militaires de l'Armee rouge; dans cette liste
figurent aussi les commandants en chef de 4 armees, les comman-
dants de 23 corps d'armee, de 72 divisions, de 103 brigades 50 .
« Dans aucunc armee alli6e, y compris l'armee americaine, les
Juifs n'ont occupe des postes aussi eleves que dans l'armee
sovietique » M , ecrit I. Arad. Non, il n'est pas juste de parler
d'une « eviction des Juifs des postes les plus eleves » des la
periode de la guerre, d'autant moins qu'en fait on n'assistait
pas encore, dans la vie sovietique en general, a ce genre de
brimades. Le socialiste bien connu Mark Vichniak emit en 1944
(aux Etats-Unis) cette opinion : « Les plus virulents adversaires
de l'URSS ne peuvent pas dire qu'un antisemitisme y est
48. G. Aron.son. La quesiion juive a I'6poque de Staline, in LMJR-2. p. 143.
49. V. Anfilov, Kak « opravdalsia >. Stalin [Comment Staline s'est « justifie »] in
Rodina, 1991, n° 6-7, p. 31 ; EJR. 21« ed, M, 1995, t. 2, pp. 276-277.
50. Aron Abramovitch, V rechaouchtchei voine : Outchastie i rol evreicv SSSR v
voine protiv natsizma [Dans la guerre decisive : La participation et le role des Juifs
d'URSS dans la guerre contre le nazisme], Tel Aviv, 1992, t. 2, pp. 536-578.
51. /. Arad, p. 93.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 387
encourage par le gouvernement 52 . » A I'epoque, il en etait tres
certainement ainsi.
D'apres le journal Einigkeit du 24 fevrier 1945 (presque a la
fin de la guerre), « pour "leur courage et leur heroi'sme dans les
combats"..., 63 374 Juifs furent decor£s », et 59 faits heros de
l'Union sovietique. - Par ailleurs, le Volkstimme, journal de
Varsovie en yiddish, ecrit - plus tard, il est vrai : en 1963 - qu'il
y eut 160 772 Juifs decores pendant cette guerre, et 108 declares
heros de l'Union sovietique 53 . - Au debut des annees 90, un auteur
israelien donne une liste nominative, avec la date des decrets de
promotion : 135 Juifs heros de l'Union sovietique, et 12 chevaliers
de l'Ordre de la Gloire 54 . (On trouve les memes chiffres dans les
Essais sur I'heroisme juif en trois volumes 55 .) - Enfin, une etude
toute recente (2001) avance le chiffre de « 123 822 Juifs ayant recu
des medailles et des decorations militaires au cours des annees de
guerre 56 . Ainsi, pour le nombre des decores, les Juifs occupent la
cinquieme place parmi les peuples de 1' Union sovietique, apres les
Russes, les Ukrainiens, les Bielorusses et les Tatars.
« Un antisemitisme qui aurait fait obstacle a l'avancement des
Juifs dans leur carriere ou a I'obtention de distinctions militaires,
cela n'existait pas dans 1'armee sovietique pendant la guerre 57 »,
constate I. Arad. Etait hautement recompense le travail fourni pour
les besoins du front. L' afflux de Juifs sovietiques dans les domaines
de la science et de la technique donna ses fruits pendant les annees
de guerre : conception de nouveaux types d'armements et de
technologies militaires, construction d'avions, de blindes, de
bateaux de guerre, recherche scientifique, mise sur pied et develop-
pement d'entreprises industrielles, apport dans l'energie, la metal-
lurgie, les transports. 180 000 Juifs - savants, ingenieurs, chefs de
laboratoires et ouvriers - furent recompenses pour le travail qu'ils
52. M. Vichniak, Mejdounarodnai'a konvcntsiia protiv antisemitizma [La Convention
internationale contre I'anlisemitisme], in MJ-2, p. 98.
53. G. Aronson, p. 143.
54. A. Abramovitch, t. 2, pp. 548-555.
55. Otcherki evreiskogo gueroi'zma, [Essais sur l'heroi'sme juif] en 3 vol, Comp.
G. S. Shapiro, S. L. Averboukh, Kiev, Tel-Aviv. 1994-1997.
56. C. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline, p. 245 (avec reference aux
anciennes archives centrales du Parti pres le CC du PCUS, devenues le RGASPI), F. 17,
op. 125, ed. khr. 125,1.220.
57. /. Arad, p. 128.
388 DEUX SlECLES ENSEMBLE
avaient accompli en vue de soutenir le front de 1941 a 1945. Plus
de 200 d'entre eux recurent l'Ordre de Lenine. Pres de 300 Juifs
travaillant dans le domaine de la science et de la technique furent
decor6s de l'Ordre de Staline. Pendant les annees de guerre,
12 Juifs recurent le titre de Heros du Travail socialiste. A l'Aca-
demie des sciences, dans les sections de physique et mathima-
tiques, de chimie et de techniologie, on denombrait 8 Juifs parmi
les membres pleins, et 13 panni les membres correspondants 58 .
Maints auteurs, y compris S. Schwartz, font remarquer que « le
role des Juifs dans la guerre a 6te systematiquement dissimule »,
qu'on a mene sciemment « une politique visant a taire le role des
Juifs dans la guerre ». II donne pour exemple le fait que chez des
ecrivains sovietiques en vue, comme par exemple K. Simonov
(Jours et twits), V. Grossman (Le peuple est immortel), « parmi les
innombrables noms de soldats, d'officiers, d'instructeurs politiques,
entre autres, il n'y a pas un seul patronyme juif 59 . Bien sur, c'etait
la l'effet de la censure, notamment pour ce qui concerne Grossman.
(Plus tard, dans les essais de ce dernier, apparurent des patronymes
juifs de militaires.) - Un autre auteur fait remarquer qu'on a
beaucoup vendu, en URSS, de cartes postales avec le portrait du
commandant de sous-marin Izrail Fisanovitch 60 , qui s'&ait dis-
tingue. Des publications de ce genre, il y en eut beaucoup par la
suite; un chercheur israelien denombre encore 12 Juifs heros
de l'Union sovietique dont les portraits figuraient sur les enve-
loppes 61 .
Bien que j'aie moi-meme pris part a cette guerre, je l'ai moins
que toute autre chose etudiee dans les livres, je n'ai pas collecte
d' informations et n'ai rien ecrit sur elle. Mais j'ai vu des Juifs au
front. J'ai connu parmi eux des braves. Je ne peux pas ne pas citer
deux intrepides conducteurs de chars : mon ami de l'Universitc le
lieutenant Emmanuel Mazine, et le tout jeune soldat, recrute alors
58. L L Min'mberg, Les savants sovi&iqucs dans la science et I'induslrie..., pp. 18,
444-445, 452, 474-475.
59. 5. Schwartz, pp. 154-156.
60. E, Stalinski, Les Juifs dans l'Arm^e rouge, in MJ-2, p. 250.
61. A. Abrmnovitch, I. 2, p. 562.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 389
qu'il etait encore etudiant, Boria Gammerov (tous deux furent
blesses). Dans ma batterie (60 hommes), il y avail deux Juifs : le
sergent Ilya Solomine, qui combattit magnifiquement tout au long
de la guerre, et le simple soldat Pougatch, lequel rejoignit bientot
la Section politique. Parmi les officiers de notre brigade (20 en
tout), il y avait un Juif, le major Arzon, a la tete du Ravitaillement.
- Le poete Boris Sloutski fit la guerre pour de vrai ; on se repete
sa phrase : « Je suis cousu de balles. » - Le major Lev Kopelev,
bien qu'il servit dans la Section politique de 1'armee (chargee de
demoraliser l'ennemi), se lancait avec intrepidite dans les melees
les plus aventureuses. - Et voici que nous lisons les souvenirs de
1'ancien membre du MIFLI (Institut d'histoire, de philosophic et de
litterature de Moscou) Semion Freilikh, un officier de grand
courage : « La guerre eclata... aussitot je me rendis au bureau de
conscription me faire enroler dans 1'armee », - sans avoir termine
ses etudes, - « nous avions honte de ne pas partager les malheurs
de millions et de millions d'hommes 62 ». - Ou bien Lazare Lazarev
qui devint par la suite un grand critique litteraire. Tout jeune
homme, il partit pour la guerre, il combattit aux premieres lignes
deux annees durant, jusqu'a ce qu'il perdit ses deux bras : « C'etait
notre devoir, auqucl il aurait ete honteux de nous derober... c'etait
notre vie, la seule possible en ces circonstances, la seule digne pour
les gens de mon age et de mon education 6 '. » - Et voici qu'en
1989, Boris Izrailevitch Fainerman raconte dans la revue Knijnoe
Obozrenie (« Panorama des livres ») : a Page de 17 ans, en juillct
1941, il part com me volontaire dans un escadron d'artillerie, en
octobre il est blesse aux deux jambes, est fait prisonnier, s'evade,
sort sur ses bequilles de l'encerclemcnt ; bien entendu, il est jete
en prison par les notres « pour avoir trahi la patrie », mais, en 1943,
il reussit a se faire liberer pour integrer un bataillon disciplinaire,
et la il continue a faire la guerre, il devient mitrailleur dans des
operations de blindes, il est blesse encore a deux reprises.
Si Pon compulse les tomes biographiques de la Nouvelle Ency-
clopedic juive russe, on y trouve un grand nombre d'exemples de
courage et de sacrifice au combat. Chik Kordonski, commandant
62. 5. Freilikh, Istoriia odnogo boia... [Histoire d'un combat], Kinostsenarii [Scenarios
de films]. M., 1990, n° 3, p. 132.
63. L Lazarev, Zapiski pojilogo tcheloveka [Notes d'un homme age], in Znamia,
2001, n° 6, p. 167.
390 DEUX SIECLES ENSEMBLE
du groupe de minage et torpillage d'une escadrille, « lan9a son
appareil en feu contre un convoi ennemi » ; il fut proclame heros
de l'Union sovietique a titre posthume. Wolf Korsounski, « com-
mandant d'un regiment a6roporte », devint lui aussi heros de
l'Union sovietique. Victor Khassine : « heros de l'Union sovie-
tique... commandant d'escadrille... a effectue' 257 raids aeriens, a
abattu lui-meme 10 appareils », et en a detruit encore 10 autres au
sol ; a ete abattu au-dessus d'un territoire occupe par l'ennemi et a
mis plusieurs jours pour rejoindre la ligne de front. Est mort a
l'hopital de ses blessures » - on ne saurait etre plus eloquent ! Des
Juifs tombes au combat, on en trouvera plusieurs dizaines dans
cette Encyclopedic
Cependant, en depit de ces exemples d'indiscutable bravoure,
l'historien israelien constate non sans tristesse « l'impression tres
repandue, et dans l'armee et a l'arriere, que les Juifs evitaient de
prendre part aux combats 64 ». C'est la un point sensible, un point
douloureux. Mais a quoi servirait-il d'ecrire un livre sur les
epreuves vecues ensemble si Ton passait sous silence les points
douloureux ?
En histoire, il est important de savoir ce que les nations pensaient
l'une de l'autre. - « Pendant la derniere guerre, l'antisemitisme en
Russie s'est considerablement renforce\ On reprochait injustement
aux Juifs de se soustraire au service militaire, et surtout au service
arme sur le front 65 . » - « On disait des Juifs qu'au lieu de
combattre, ils avaient "pris d'assaut les villes d' Alma-Ata et de
Tachkent" 66 . » - Voici le temoignage d'un Juif polonais ayant
combattu dans l'Armee rouge : «A l'armee, jeunes et vieux
tentaient de me convaincre que... sur le front, il n'y avait pas un
seul Juif. "Nous devons nous battre a leur place". On me disait "a
titre arnical" : "Vous etes fou ! Tous les votres sont au chaud chez
eux, en securite, comment se fait-il que vous soyez au front ?" 67 . »
- I. Arad eerit : « Des expressions comme "Nous, nous sommes au
64. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovi6tique..., p. 154.
65. Dr. Jerzy Gliksman, Jewish Exiles in Soviet Russia (1939-1943), part 2. July 1947,
p. 17, in Arehives du Comite" juif amencain de New York. cite' cTapres S. Schwartz,
p. 157.
66. PEJ. t. 8, p. 223.
67. Rachel Erlich, Summary Report on Eighteen Intensive Interviews with Jewish
DP's from Poland and the Soviet Union, October 1948, p. 27 [Archives du Comite" juif
americain de New York], cite" d'apres S. Schwartz, p. 192.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 391
front, eux sont a Tachkent", "On ne voit pas de Juifs au front", on
pouvait les entendre aussi bien de la bouche des soldats que des
civils 68 . » - J'en temoigne : oui, on pouvait entendre les soldats du
front dire ce genre de choses. Et apres la guerre - qui n'a pas et6
confronte a cela ? -, les Slaves dans leur grande masse ont garde
cette penible impression que nos Juifs auraient pu faire cette guerre
un peu plus valeureusement, qu'il aurait pu y avoir davantage de
Juifs en premieres lignes, parmi les sans-grade.
Le plus simple est de dire (et c'est ce que Ton dit) qu'il s'agit
la de l'antisemitisme des Russes, qu'il n'y a aucun fondement a
ces incriminations. (Sauf, comme de nombreuses sources l'af-
firment, « la propagande allemande » trop bien recue par la popu-
lation... Ah, elle est belle, cette population prete a avaler n'importe
quelle propagande, celle de Staline comme celle de Hitler, a
egalite !) Maintenant qu'un demi-siecle s'est ecoule\ peut-etre
faudrait-il essayer de comprendre.
On n'a jamais publie de chiffres officiels sur l'appartenance
nationale des soldats sovietiques pendant la Seconde Guerre
mondiale. La plupart des etudes sur le nombre de combattants juifs
ne donnent que des chiffres approximatifs, sans mention des
sources ni de la methodc dc calcul. II appert cependant des
dernieres parutions (celles des annees 90) que ce chiffre peut etre
estime a un demi-million : « La population juive a donne a l'Armee
rouge pres de 500 000 combattants'' 9 . » - « Pendant la Seconde
Guerre mondiale, 550 000 Juifs servaient dans l'armee sovie-
tique 70 . » - On lit dans la Petite Encyclopedic juive : « Dans les
seules unites d'active de l'armee sovietique, on comptait plus de
500 000 Juifs », etant entendu que « ces chiffres n'incluent pas
les Juifs partisans, ceux qui menerent un combat clandestin contre
l'Allemagne nazie 71 ». - On trouve le meme chiffre dans les Essais
68. /. Arad, p. 128.
69. E. Slalinski, Les Juifs dans l'Armee rouge, in MJ-2, p. 240.
70. A. Voronel, Lioudi na voinc, ili cchlchio raz on ounikalnosti Izrailia [Les hommes
dans la guerre, ou encore une fois sur le caractere unique d'Israel], in « 22 », Tel-Aviv,
1984, n° 34, p. 146.
71. PEJ, t. I, article « Le service militaire », p. 690 ; t. 4, art. « La Catastrophe*,
p. 159. Dans I'article « L'Union sovi&ique » (t. 8, p. 224), la PEJ donne le chiffre de
450 000 Juifs entrant dans la composition de l'armee sovietique, el celui de 25 a 30 000
dans la composition des unites de partisans.
392 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
sur I'heroisme juif, dans Dans une guerre decisive, de A. Abramo-
vitch, ainsi qu'cn d'autres ouvrages.
Nous n'avons rencontre qu'un seul auteur qui ait cherche a
fonder son estimation, a presenter au lecteur le detail de ses conclu-
sions : c'est le cherchcur israelien I. Arad dans son livre, deja cite,
sur la Catastrophe.
Arad parvient a la conclusion que « le nombre de Juifs ayant
combattu dans les rangs de Tarmee sovietique contre les nazis ne
fut pas inferjeur a 420-430 000 72 ». (II inclut dans ce chiffre « des
milliers de partisans qui se battirent dans les forets contre les enva-
hisseurs », et qui furent mobilises en 1 944 lors de la liberation de
la Bielorussie et de 1'Ukraine occidentale ; par ailleurs, Arad pense
que durant toutes les annees de guerre, « pres de 25 a 30 000 par-
tisans juifs combattirent dans les regions occupees de l'Union
sovietique" ». L'Encyclopedie israelienne, dans F article « La resis-
tance antinazie », donne un chiffre moindre : « Sur le territoire de
TUnion sovietique, plus de 15 000 Juifs ont combattu dans les orga-
nisations clandestines et les unites de partisans contre les nazis 7 *. »)
- Pour ses calculs, le chercheur part du fait que la proportion des
Juifs mobilises ctait la mcme que la proportion moyenne des
personnes mobilisees pour 1' ensemble de la population de 1'URSS
pendant les annees de guerre, celle-ci etant, d'apres ses estimations,
de 13 a 13,5 %. - Cela donnerait entre 390 et 405 000 Juifs
« orientaux » mobilises (sur un nombre global d'un peu plus de
3 millions), n'etait le fait que « dans certaincs regions d'Ukraine et
de Bielorussie, une proportion importante de la population juive ne
fut pas mobilisee, puisque ces regions se trouverent brusquement
occupees par l'enncmi » ; l'auteur pense cependant que, grosso
modo, on a pu mobiliser avant 1'arrivee des Allemands les Juifs
« orientaux » en age d'etre appeles, et il fixe le nombre des Juifs
« orientaux » ayant servi dans Parmee a 370-380 000. - Passant
aux Juifs « occidentaux », Arad rappelle qu'en 1940, quand furent
mobilises en Bielorussie et en Ukraine occidentale les classes de
1919 a 1922, pres de 30 000 jeunes Juifs furent appeles ; cependant,
le pouvoir sovietique considerait les soldats issus des provinces
72. /. Arad, p. 102
73. Ibidem, p. 86.
74. PEJ.t.8, p. 44 1.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 393
occidcntales nouvellement annexees comme « peu surs », et
presque tous, des le debut de la guerre, furent mutes dans l'Armee
du Travail : « Vers la fin 1943, on proceda a une dcuxiemc mobili-
sation... de ceux qui avaient ete transferes dans l'Armee du Travail,
et il y avait des Juifs parmi eux. » L'auteur signale que 6 a
7 000 Juifs « occidentaux », de ceux qui avaient fui les territoires
occupes, combattirent dans les divisions baltes. II y ajoute les Juifs
partisans, mobilises dans Farmee en 1944, et conclut : « On peut
poser qu'au moins 50 000 Juifs issus des territoires rattaches a
l'URSS servirent dans l'Armee rouge, en y incluant ceux qui
avaient ete mobilises avant la guerre ». - C'est ainsi que I. Arad
obtient cette estimation : 420 a 430 000 Juifs ont combattu dans
Farmee entre 1941 et 1944 75 .
Pour ce qui est du chiffre couramment avance dans les docu-
ments - un demi-million -, il suppose une base generate (le nombre
de Juifs dans la population) qui serait de 3 700 000 a
3 850 000 pcrsonncs. Si Fon se fie aux sources citees ci-dessus, on
estime a 2 226 000 le nombre (maximum) de Juifs « orientaux » et
« occidentaux » ayant 6chappe a F occupation allemande ; or, meme
si, a cette base, on ajoute Fensemble des 1 080 000 Juifs
« orientaux » restes sous 1 'occupation, comme si on avait eu le
temps, avant Farrivee des Allemands, d'enroler tous les hommes
en age d'etre appeles (ce qui ne fut pas le cas), meme dans ce cas-
la, il eut manque au chiffre de base un demi-million d'hommes.
Cela tendrait a signifier que le succes de Fevacuation, dont nous
avons debattu au debut de ce chapitre, a ete considerablement
sous-estime.
Les estimations de I. Arad surmontent cette contradiction. Bien
que certaines de leurs composantes demanderaient peut-etre a etre
corrigees 70 , il n'en demeure pas moins qu'elles coincident parfai-
tement avec les donnees, non encore publiees a ce jour, de Flnstitut
d'Histoire militaire, donnees obtenues sur la base des Archives
centrales du ministere de la Defense. D'apres ces donnees, pendant
la Seconde Guerre mondiale, furent mobilises :
75. I. Arad. pp. 98-102.
76. Disons qu'a notre avis, le nombre d'« orientaux » qu'on eut le temps de mobiliser
avant I'arrivee des Allemands fut quelque pcu moindre ; en revanche, le pourcentage
moyen des combattants dans I'armce par rapport a la population globale dc I'URSS fut
peut-etre un peu plus eleve que ne le pense I. Arad.
394 DEUX SIECLES ENSEMBLE
19 650 0O0Russes
5 320 000 Ukrainiens
964 000 Bielorusses
511 000 Tatars
434 000 Juifs
341 000 Kazakhs
330 000 Ouzbeks
(Les autres, tous compris, furent environ 2 500 000".)
Ainsi, contrairement a une idee largement repandue, le nombre
de Juifs ayant combattu dans l'Armee rouge pendant la Seconde
Guerre mondiale etait proportionnel aux effectifs de la population
susceptible de fournir des soldats ; la proportion des Juifs qui ont
fait la guerre correspond alors en gros a la proportion moyenne des
Juifs dans le pays.
Done, 1' impression que le peuple a tiree de la guerre serait reel-
lement inspiree par des prejuges antisemites ? - Assurement, chez
certains, les plus ages, les cicatrices des annees 20 et 30 n'etaient
pas encore tout a fait referm^es quand commenca la guerre. Mais
les combattants du front, dans leur grande majorite, etaient des
hommes jeunes, des hommes nes au moment de la revolution ou
juste apres, et dont la mentalite" differait radicalement de celle de
leurs aines. Et comparons : il n'y a aucun temoignage d'anti-
semitisme dans Tarmee russe au cours de la Premiere Guerre
mondiale, en depit de l'« espionite » pratiquee par les autorites
militaires de 1915 a l'egard des Juifs vivant sur la bande de terre
occupee par le front. Sur les 5 millions de Juifs que Ton compte
en Russie en 1914 78 , «pres de 400 000 ont ete mobilises dans
rarmtSe russe au debut du conflit, et, en 1917, leur nombre attei-
gnait les 500 000 79 ». Ce qui signifie qu'au debut de la Premiere
Guerre mondiale, un Juif sur douze combattait dans l'armee. Au
cours de la Seconde Guerre mondiale, ce nombre etait deja tombe
a un sur sept ou huit.
Mais alors, quelle est l'explication ? - On peut avancer que
77. Dans 1' Encyclopedic mililaire qui parait ces temps-ci sont donndes, quasimenl
pour la premiere fois, des informations sur le nombre general de personnes mobilisees
pendant les annees de la Grande Guerre patriotique : 30 millions. Cf. Voiennaia Entsiklo-
pediia v 8 t. [Encyclopedic militaire en 8 vol.], M, Voienizdat, 2001., t. 5, p. 182.
78. PEJ, t. 7, p. 385.
79. PEJ. t. 1. p. 686.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 395
jouerent ici un grand role certaincs disproportions a 1'interieur des
corps d'armee, disproportions ressenties par les soldats avec une
acuite de plus en plus grande au fur et a mesure qu'ils se rap-
prochaient de la ligne de front et affrontaient le danger.
Depuis l'annee 1874, les Juifs etaicnt cgaux en droit avec les
autres citoyens de l'Empire russe face au service militaire pour
tous, mais, jusque pendant la Premiere Guerre mondiale et la revo-
lution de Fevrier, resta en vigueur la loi, promulguee sous le tsar
Alexandre, selon laquelle les Juifs ne pouvaient acceder aux grades
d'officiers (excepte les medecins militaires). Sous les bolcheviks,
la situation changca du tout au tout, et, a la veille de la Seconde
Guerre mondiale, comme l'ecrit X Encyclopedic israelienne, « par
comparaison avec les autres nationalites de l'URSS, les Juifs cons-
tituaient la part proportionncllemcnt la plus importante de la classe
des officiers superieurs, et ce principalement parce que, parmi eux,
il y avait un beaucoup plus grand pourcentage d'hommes ayant
termine des etudes superieures 8 " ». - I. Arad estime : « Le nombre
de Juifs parmi les commissaires et les instructeurs politiques dans
les differents corps d'armee pendant la guerre etait relativement
plus eleve que parmi les autres categories de combattants » ; « a
tout le moins, le pourcentage de Juifs parmi la direction politique
de l'armee » etait « trois fois superieur a eclui des Juifs dans
la population de l'URSS a cette epoque 81 ». - De plus, et cela va
sans dire, des Juifs se trouvaient « parmi les medecins militaires
les plus en vue..., parmi les chefs des directions sanitaires des
divers fronts... Parmi les generaux de PArmee rouge, il y avait
26 generaux juifs du service medical et 9 generaux du service
veterinaire » ; 33 generaux juifs servaient dans les unites du
genie 82 . Bien sur, les mddecins et les ingenieurs militaires juifs
n'occupaient pas que des postes eleves : « on comptait beaucoup
de Juifs dans le personnel medical - medecins, infirmieres, infir-
miers 83 » ; rappelons qu'en 1926 on comptait parmi les medecins
militaires 18,6 % de Juifs, alors qu'il n'y avait que 1,7 % de Juifs 84
dans Pensemble de la population masculine. Pendant la guerre, ce
80. Ibidem, pp. 686-687.
81. I. Arad, p. 118.
82. A. Abramovilch, Dans une guerre decisive, t. 2, pp. 531-532.
83. PEJ, t. 8, p. 232.
84. /. Arad, p. 96.
396 DEUX SIECLES ENSEMBLE
pourcentage ne pouvait qu'augmenter du fait de l'apport des
fcmmcs medecins militaires : « La proportion traditionnellemcnt
forte de Juifs dans la medecine sovietique et dans les corps d'inge-
nieurs a tres naturellement favorise leur surrepresentation dans les
unites militaires 85 ».
Ces services furent d'une indiscutable necessite pour conduire a
la victoire finale, a la victoire commune, mais tous ne l'ont pas vue,
cette victoire, bcaucoup sont morts trop tot. Et le simple combattant
du front qui, des premieres lignes, regardait en arriere, voyait bien
(tout le monde le comprend) qu'on considerait comme ayant fait la
guerre les deuxieme et meme troisieme lignes du front : les etats-
majors de l'arriere, l'intendance, tout le corps medical, nombre
d'unites techniques postees a 1' arriere, et la, bien sur, le personnel,
les scribouillards, toute la machine de propagande, y compris les
orchestres de music-hall ambulants, les troupes d' artistes pour le
front, - et une chose crevait les yeux : oui, la, les Juifs etaicnt
beaucoup plus nombreux qu'en premieres lignes. - On a pu
indiquer : « Parmi "les ecrivains de Leningrad combattants du
front" », il y a eu, « selon 1'estimation la plus prudente, voire
minoree, 31 % de Juifs 86 », done peut-etre plus. Mais ce qui n'est
pas precise, e'est s'ils etaient a l'abri dans les salles de redaction a
10 ou 15 kilometres de la ligne de front... et puis, si Tun d'eux se
retrouvait en premiere ligne et en plein combat, rien ne l'obligeait
a la « tenir », cette ligne : il pouvait tourner les talons - et e'est
bien une toute autre mentalite ! Le label « combattant du front »,
tant de gens se le sont attribue, et plus que tous autres les ecrivains
et journalistes ! II etait de mise de parler des plus celebres dans ses
ouvrages proprement litteraires. Les plus modestes, les plus
anonymes trouvaient place, eux, dans des publications plus
triviales, celles du front, de Tarmee, des corps d'armee, des divi-
sions. - Voici un episode. Le jeune lieutenant Alexandre Guerchko-
vitch, a sa sortie de l'ecole d'artillerie, est expedie au front. Mais,
apres un sejour a 1'hopital, a son passage dans une petite gare, il
sent l'odeur familiere de l'encre d'imprimerie, il se dirige vers elle
85. Ibidem, p. 126.
86. /ou. Kolker, Recension sur l'annuaire « Les dcrivains de Leningrad ayant combattu
sur le front, 1941-1945 ». par V. Bakhtine, L.. 1985, in Strana i mir [Le pays et le
monde], revue sociale, politique, 6conomique. culturelle et philosophique, Munich, 1987,
n" 5, p. 138.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 397
et se retrouve dans la salle de redaction d'un journal de division
qui, comme par hasard, cherchait un correspondant en premiere
ligne. Et son destin changea de cours. (Et qu'a-t-il fait de son unite
d'infanterie, l'a-t-il rattrapee ?) « Dans ce role, il a parcouru des
milliers de kilometres sur les sentiers de la guerre 87 . » Oui, oui,
bien sur, les correspondants de guerre risquaient eux aussi de se
faire tuer... - Et voici ce que le musicien Mikhail Goldstein,
reforme pour mauvaise vue, dit de lui-meme : « ... J'aspirais a etre
au front ; j'y ai donne des milliers de conceits, j'y ai ecrit plusieurs
chansons de soldats et j'ai du aussi creuser souvent des tranchees
pour aider les combattants 88 », - souvent ? musicien en tournee,
- et la pelle entre les mains ? En regardant 9a avec les yeux de
quelqu'un qui a ete au front, je puis dire avec assurance que la
scene est parfaitement invraisemblable. - Ou bien voici une
biographie tout a fait surprenante : Evgueni Guerchouni « s'est
engage comme volontaire dans les territoires pendant l'ete 1941, et
il y a aussitot constitue un petit orchestre de music-hall », - celui
qui a vu ces colonnes de soldats qui n'avaient ni equipement ni
armement, et qu'on cnvoyait a la mort, en a froid dans le dos :
que vient faire la un orchestre de music-hall ? ! A partir de
septembre 1941, « Guerchouni est envoye en mission, avec un
groupe d'artistes, a la Maison de 1'Armee rouge, a Leningrad, et
la, il organise pour le front un cirque dont il devient le chef ». Et
la fin de l'histoire, c'est que, « le 9 mai 1945, le cirque dirige par
Guerchouni se produisait sur les marches du Reischtag, a
Berlin 89 ».
Certes, des Juifs ont fait la guerre dans l'infanterie, et en
premiere ligne. Une source sovietique du milieu des annees 70
donne des chiffres sur la composition nationale de deux cents divi-
sions de tirailleurs, au l er Janvier 1943 et au l cr Janvier 1944,
comparee a la proportion de chaque nationalite dans l'ensemble de
la population de 1'URSS a l'interieur des « anciennes » frontieres.
Pour les deux dates indiquees, la proportion des Juifs dans ces
divisions etait de 1,50 % et 1,28 % pour une proportion dans la
87. S. Tchertok, in Rousskaia Mysl [La Penstte russe], 1992, 1« mai. p. 18.
88. M. Goldstein, in Rousskaia Mysl [La Pens^e russe], 1968, I" aout, p. 10.
89. EJR, t. 1, pp. 296-297.
398 DEUX SIECLES ENSEMBLE
population de 1,78 % (en 1939) 90 , - ce n'est qu'au milieu de
l'annee 1944, lorsque l'armee recut le renfort de la population des
territoires liberes, que cette proportion des Juifs tomba a 1,14 % :
presque tous les Juifs y avaient ete extermin6s.
II convient ici de faire remarquer que certains Juifs temeraires
prirent dans la guerre une part plus dangereuse et plus efficace
encore que s'ils avaient ete au front. Je pense au celebre
« Orchestre rouge » de Trepper et Gourevitch, qui fit de l'espion-
nage dans les rangs des hitleriens jusqu'a l'automne 1942, et qui
communiqua des informations de la plus haute importance strate-
gique et tactique pour les Sovietiques. (Les deux agents furent
incarceres par la Gestapo, et, apres la guerre, en URSS, l'un ecopa
de dix ans, 1' autre de quinze ans de detention.) 91 - Ou bien a cet
autre espion sovietique, Lev Manevitch, commandant d'un
bataillon des Unites speciales pendant la guerre civile, puis agent
secret pendant de longues annees en Allemagne, en Autriche et en
Italic Arrete en Italie, il trouve le moyen, de sa prison, d'envoyer
des informations aux Sovietiques ; il se retrouve en 1943 dans les
camps nazis et, sous le nom de colonel Starostine, il entre dans la
clandestinite antifasciste. II est libere en 1945 par les Americains,
mais meurt avant de rentrer en URSS, ce qui lui epargne d'ecoper
d'une peine. Ce n'est que vingt ans apres, en 1965, qu'on lui
decerna a titre posthume le titre de heros de 1'Union sovietique 92 .
(On rencontre d'autres biographies surprenantes. Ainsi Mikhail
Cheinman. II est petit secretaire local du Komsomol ; pendant la
florissante peri ode de 1' Union des « sans-Dieu » militants, il est
collaborates de son Centre, puis il sort diplome de l'lnstitut du
Professorat rouge et collaborates de 1' Office de la presse du
Comite central du PCR (b) ; en 1941, il est fait prisonnier par les
Allemands, et toute la guerre il reste la - lui qui est juif et
instructeur politique de haut rang ! Puis, malgre cela, qui constituait
un « crime » caracterise aux yeux du SMERCH* (dites-nous un
90. A. P. Artemiev, Bratskii boievoi soiouz narodov SSSR v Veliko'i Otetchestvennoi
voine [L'union fraternclle au combat des peuples de l'URSS dans la Grande Guerre
patriotique], M., Mysl, 1975, pp. 58-59.
91. PEJ, t. 8, p. 105 ; P. Soudoplalov, Operations speciales, pp. 217-228.
92. PEJ, t. 5, p. 83 ; Essais sur l'heroi'sme juif, 1. 1, pp. 405-430.
* Le contre-espionnage des armees.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 399
peu comment vous avez pu survivre ?), il se retrouve en 1946
confortablement employe au Musee d'histoire des religions, puis a
I'lnstitut d'histoire de l'Academie des sciences 93 .
Mais on ne prouve rien, ni dans un sens ni dans 1' autre, a partir
d'exemples isoles. Or, nous ne disposons d'aucunes statistiques
fiables et surtout detaillees, et il est douteux qu'elles puissent
jamais voir le jour.
Voici neanmoins que, tout recemment, on a pu lire dans la presse
periodique israelienne un interessant temoignage. Quand, au debut
de la guerre, un jeune Juif, Iona Deguen, voulut s'engager volon-
taire dans un peloton de komsomols, un autre jeune Juif, Choulim
Dai'n, que Iona persuadait de venir avec lui, lui repondit que « ce
serait bien si les Juifs pouvaient suivre le combat de l'exterieur »,
que « ce n'etait pas leur guerre a eux, meme si, peut-etre, c'etait
elle qui leur ouvrirait les yeux et les aiderait a restaurer Israel.
"Quand on m'appellera pour faire la guerre, je repondrai a l'appel,
mais y aller volontairement, jamais de la vie I" 94 ». Et Ton peut
extrapoler en affirmant que Da'i'n n'etait pas le seul a penser ainsi,
qu'ils etaient nombreux, surtout parmi les plus ages et ceux dotes
d'une experience de la vie plus profonde. Or, Ton peut fort bien
comprendre cette attitude de la part de Juifs, surtout de ceux
qu'habitait l'eternelle idee d'Israel. On comprend, mais non sans
une petite reticence : l'ennemi avan?ait, l'ennemi n° 1 des Juifs,
celui qui entendait exterminer les Juifs avant tous les autres - alors,
comment Dai'n et ceux qui pensaient comme lui pouvaient-ils rester
neutres ? Les Russes, quant a eux, il leur incombait de toutes fa?ons
de defendre leur terre.
Un commentateur actuel (je le connais personnellement : c'est
un ancien du front, et un ancien zek) conclut ainsi : « Chez aucun
veteran d'age mur je n'ai rencontre unc pensee aussi claire, une
comprehension aussi profonde que chez Dai'n Choulime (qui
tombera plus tard a Stalingrad) : "Deux monstres fascistes s'etaient
pris a la gorge" ; qu'avions nous, nous autres, a faire dans cette
galere 95 ? »
93. EJR, i. 3. p. 383.
94. K Kagan, Pravilnoe rechdnie* [Une bonne decision], in « 22 », novembre 1990-
janvier 1991, n°74, p. 252 (C'est la recension du livre : I. Deguen, Iz doma rabstva [De
la maison dc servitude], Tel-Aviv, Moria, 1986).
95. Ibidem, p. 252.
400 DEUX SIECLES ENSRMBLE
Non, le regime de Staline ne valait pas mieux que celui de Hitler.
Mais, pour les Juifs du temps de guerre, ces deux monstres ne
pouvaient pas etre a egalite ! Car si c'ctait Y autre monstre qui avait
gagne, qu'en aurait-il ete des Juifs sovietiques ? Cette guerre-la
n'etait-elle pas pour eux leur propre guerre, un combat visceral,
leur Guerre patriotique a eux : croiser le fer avec l'adversaire le
plus redoutable de toute l'bistoire juive ? Les Juifs qui ont donne
ce sens-la a la guerre, ceux qui n'ont pas dissocie leur sort de celui
des Russes, comme Freilikh, comme Lazarev et Fainerman, ceux
qui pensaient exactement 1' inverse de ce que disait Dain Choulime,
ceux-la se sont lances dans la lutte a corps perdu.
Dieu me preserve d'expliquer la position de Dain par une quel-
conque « pusillanimite juive ». La prudence, oui, l'instinct de
conservation, oui, les Juifs en ont fait preuve durant toute leur
histoire, mais cela leur etait impose par cette histoire meme.
Pendant la guerre des Six Jours et au cours des autres guerres
menees par Israel, ils ont montre leur remarquablc bravoure.
Comment, alors, comprendre la position de Dain, sinon par cet
affaissement du au sentiment de double appartenance que Solomon
Lourie, professeur a Petrograd, observait en 1922, et dans lequel il
voyait l'une des sources principales de 1'antisemitisme : le Juif qui
vit dans tel ou tel pays n'appartient pas seulement a ce pays, ses
sentiments sont doubles : les Juifs « ont toujours eu des sentiments
nationalistes, mais l'objct de ce nationalisme, c'est le judaisme et
non pas le pays dans lequel ils vivent 96 ». Un dcfaut d'interet pour
ce pays-ci. Car, pour tous, ou du moins pour beaucoup, meme sans
qu'ils le sachent, se profile loin devant eux leur pays a eux, Israel.
Et a l'arriere ? - Les historiens observent un phenomene indiscu-
table : « L'antisemitisme s'est aggrave... pendant la guerre 97 » ; « la
courbe de 1'antisemitisme, au cours de ces annees-la, a brus-
quement grimpe\ et les manifestations antisemites... ont largement
depasse en intensite et en ampleur l'antisemitisme de la deuxieme
96. S. la. Lmtrte, Antisemitizm v drevneY mire [L'antisemitisme dans le monde
antique]. Tel-Aviv, 1976, p. 77. (l rc 6d. Byloid, 1922).
97, V, Alexandmva, Evrei v sovetskoi literatoure [Les Juifs dans la litt6rature sovid-
tique], in LMJR-2, p. 297.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 401
moitie des annees 20 ys » ; « 1'antisemitisme, pendant les annees de
guerre, est entre dans les mceurs jusque parmi l'arriere' w ».
Lors de l'evacuation, « 1'antisemitisme dit "familier", qui s'etait
assoupi depuis la consolidation, au debut des annees 30, de la
dictature stalinienne, s'est reveille sur un fond de debacle, de priva-
10(1
».
tions et de toutes sortcs de miseres engendrees par la guerre
Cela concerne avant tout l'Asie centrale, l'Ouzbekistan, le
Kazakhstan, « surtout quand y affluerent, en provenance du front,
les masses de blesses et les invalides de guerre l01 » ; or vivait la
une masse de Juifs evacues, polonais notamment, qui avaient ete
« arrachds a leur mode de vie traditionnel » (et nullement sovieto-
kolkhozicn) par la deportation. Voici des temoignages recueillis
apres la guerre aupres de Juifs qui avaient ete evacues en Asie
centrale : « Le tres bas niveau de productivity des Juifs deportees...
prouvait aux ycux de la population locale que les Juifs ne voulaient
pas exercer de travail physique, cc qui passe pour etre un trait
typique des Juifs l( ' 2 ». - « Ce qui contribua a aggraver les tendances
[antisemites], ce fut I'activite que les refugies de Pologne commen-
cerent a deployer sur les marches m » ; « ils se rendirent vite
compte que les gains que leur procurait leur travail en qualite d'ou-
vriers dans les usines, les kolkhozes ou les cooperatives..., ne les
empechaient pas de crever de faim. Pour survivre, il n'y avait qu'un
moyen : le marche, le commerce, le "trafic" », et e'est ainsi que la
realite sovietique « obligea les Juifs de Pologne, bon gre mal gre,
a se livrer a des operations commerciales" 14 ». - « La population
non juive de Tachkent accueillit les Juifs evacues d'Ukraine fort
peu amicalement. On entendait dire : "Regardez un peu ces Juifs,
ils sont cousus d'or 105 ". » - « On a vu a cette epoque des cas de
vexations et de menaces contre les Juifs, de rejet hors des files
98. S. Schwartz, p. 197.
99. S. Schwartz, p. 6.
100. G. V. Kostyrtchenko, La politique secrete de Staline. p. 242.
101. S. Schwartz, p. 157.
102. Dr Jerzy Gliksman, Jewish Exiles in Soviet Russia (1939-1943), part 2,
July 1947, p. 6, in Archives du Comite juif amdricain de New York. Cite" d'apres
S. Schwartz, p. 157.
103. S. M. Schwartz, L'Antisemitisme..., p. 191.
104. Rachel Erlich, Summary Report on Eighteen Intensive Interviews with Jewish
DP's from Poland and the Soviet Union, October 1948, p. 91. in Archives du Comite"
juif amdricain de New York, cite d*apres S. Schwartz, L'Antisemitisme..., p. 192.
105. Ibidem, p. 26. CM d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique, p. 194.
402 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d'attente pour le pain 106 . » - « Une autre cat^gorie de Juifs russes,
celle qui appartenait a la bureaucratie et possedait des moyens
financiers considerables, suscitait l'inimitie de la population locale
qui leur reprochait de gonfler, sur le marche libre, des prix deja
fort Aleves l( ' 7 . »
Tout en citant ces Ujmoignages, 1'auteur, quelques lignes plus
loin, avance sans hesiter cette explication : « C'etait l'echo de la
propagande hitleriennc qui resonnait jusque-la 108 », - et il n'est pas
le seul a penser ainsi.
Mais voila qui vous donne le tournis ! Quelle propagande hitle-
rienne pouvait atteindre l'Asie centrale, y etre diffusee, y influencer
les gens, quand elle avait a peine atteint le front au moyen de
quelques tracts lances des avions et qu'il etait dangereux de
ramasser, et quand tous les postes de radio, a travers toute l'URSS,
avaient ete confisqu^s ?
Mais non, non, 1'auteur comprcnd fort bien : il y avait « une
autre cause a r exacerbation de Tantisemitisme dans les regions qui
durent accueillir le flot des personnes evacuees. La se fit jour un
antagonisme entre la masse de la population des campagnes et la
fraction privilegiee de la bureaucratie des villes. L'evacuation vers
Tarriere des privilegies issus de ces centres urbains fournit a la
population locale l'occasion de sentir tres concretement ce
contrastc social l09 ».
Et il y avait encore d'autrcs raisons, propres a chaque population,
celle d'Ukraine par exemple, qui avait subi 1' invasion allemande.
Voici un temoignage de mars 1945, dans un bulletin de l'Agence
juive pour la Palestine : « Les Ukrainiens accueillent mal les Juifs
qui s'en reviennent. A Kharkov, quelques semaines apres la Libe-
ration, aucun Juif n'osait se montrer seul dans les rues, la nuit...
II y eut beaucoup de cas de passages a tabac de Juifs sur les
marches... Les Juifs qui rentraient dans leurs maisons n'y retrou-
vaient qu'une partic de leurs biens, et, lorsqu'ils s'adressaient a la
106. Dr Jerzy Gliksman, d'apres S. Schwartz, ibidem, p. 159.
107. P. 15. Cil6 d'apr&s S. Schwartz, ibidem, p. 159.
108. S. Schwartz, ibidem, p. 157.
109. Ibidem, p. 158.
DANS LA GUFRRE AVEC L'ALLEMAGNE 403
justice, les Ukrainiens faisaient souvent de faux temoignages ou
temoignaient contre eux"". » (Le tableau est general ; s'adresser a
la justice etait vain : nombre de personnes evacuees, et pas
seulement des Juifs, retrouverent a leur retour leur maison pillee.)
- « Sur les sentiments d'animosite envers les Juifs en Ukraine apres
sa liberation de l'occupation allemande, on possede encore de
nombreux temoignages 1 ". » - « Resultat de l'occupation alle-
mande : une recrudescence de l'antisemitisme sous di verses formes
dans toutes les couches de la population en Ukraine, en Moldavie,
en Lithuanie" 2 . »
Oui, ici, dans ces territoires, la propagande antijuive des hitle-
riens avait fait son ceuvre pendant les annees d'occupation. Mais
l'essentiel reside toujours dans le fait que, sous le pouvoir sovie-
tique, les Juifs se confondaient avec la classe dirigeante - et voici
ce que rapporte un document secret allemand d' octobre 1941 issu
des territoires occupes : « L'agressivite de la population ukrainienne
a 1'egard des Juifs est extremement grande... on les regarde comme
des informateurs et des agents du NKVD, organisateur de la terreur
contre le peuple ukrainien" 1 . »
II faut dire qu'au debut de la guerre, « il entrait dans le plan des
hitleriens de creer l'impression que e'etait la population locale, et
non les Allemands, qui avait commence l'extermination des
Juifs » ; S. Schwartz estime que, contrairement aux informations
diffusees par la presse de propagande nazie, « meritcnt d'etre
cms les rapports allemands en provenance des lieux memes et
destines a rester non publies" 4 ». II cite abondamment le rapport
a Berlin du standartenfiihrer, le SS F. Schtoleker, sur l'activite
des commandos SS qu'il dirigeait (qui operaient dans les pays
Baltes, une partie de la Bielorussie et une partie de la RSFSR)
pendant la periode allant du debut de la guerre a l'Est jusqu'au
15 octobre 1941 : « Bien que cela ne se fit pas sans difficulte, des
les premieres hcures de notre offensive, nous reussimes a diriger
1 10. Bulletin of the Rescue Committee of the Jewish Agency for Palestine,
March 1945. pp. 2-3. Cite a" apres S. Schwartz, p. 160.
111. S. Schwartz, ibidem, p. 184.
112. L Shapiro, Les Juifs en Union sovidtiquc apres Staline. in PEJ-2, p. 359.
113. Trial of the Major War Criminals before the International Military Tribunal,
Nuremberg. 14 novembre 1945-" octobre 1946, Nuremberg, 1949, vol. 38, pp. 292-293,
Doc. 102-R. Cite" d' apres S. Schwartz, p. 101.
1 14. S. Schwartz, ibidem, p. 88.
404 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les forces antisemites locales et a leur faire organiser des pogroms...
II fallait montrer que... c'etait une reaction normale contre le joug
exerce par les Juifs depuis tant d'annees et contre la terreur subie
sous les communistes... Non moins important etait d'etablir pour
l'avenir comme un fait indubitable et avere... que la population
avait de son propre gre eu recours a des mesures severes contre les
communistes et contre les Juifs, et cela, sans que Ton put trouver
trace d'ordres emanant des autorites allemandes ' l5 . »
Les populations locales dans les differents territoires occupes se
montrerent diversement disposees a prendre ce genre d'initiative.
- « Dans l'atmosphere surchauffee qui prevalait dans les pays
Baltes, la haine des Juifs avait atteint son paroxysme justement au
moment ou, le 22 juin 1941, debuta 1'attaque de Hitler contre la
Russie sovietique ' l6 », - car on les accusait de collaborer avec le
NKVD dans la deportation des Baltes. L'Encyclopedie israelienne
cite une remarque notee par le medecin lithuanien E. Budvidai'te-
Kutorgene : « Tous les Lithuaniens, a quelques exceptions pres,
sont unanimes dans leurs sentiments de haine envers les Juifs" 7 . »
- Neanmoins, le standartenfiihrer rapporte : « A notre grand eton-
nement, susciter en ces lieux un progrom antijuif... s'est revele une
tache fort difficile. » lis leur fallut pour y parvenir, l'aide des
partisans lithuaniens qui, dans la nuit du 25 au 26 juin, massa-
crerent a Kaunas 1 500 Juifs, et encore 2 300 les jours suivants ;
ils incendierent le quartier juif et quelques synagogues" 8 ; « des
executions massives de Juifs furent perpetrees le 29 octobre et le
25 novembre par les SS et les policiers lithuaniens. Au Fort n° 9,
19 000 Juifs furent fusilles " 9 » sur les 36 000 que comptait la ville
de Kaunas. A l'automne 1941, « dans de nombreuses villes et loca-
lites lithuaniennes, toute la population juive fut exterminee par les
policiers lithuaniens locaux sous la direction des Allemands l20 ».
- « II fut beaucoup plus difficile de susciter des operations
115. Trial of the Major War Criminals..., vol.37, pp. 672-683, doc. 180-L. Cite"
d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique.. ., p. 89
116. /. Gar, Evrei V Pribaltiiskikh stranakh pod nemctskoi okkoupatsiiei [Les Juifs
dans les Pays baltes sous l'occupation allcmandc], in LJR-2, p. 97.
117. PEL t.8, p. 218.
118. Trial of the Major War Criminals..., vol. 37, pp. 672-683. Doc. 180-L. Cite"
d'apres S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique, pp. 89-90.
119. PEJ, t.8, p. 218.
120. PEJ, t.8, p. 218.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 405
depuration analogues et des pogroms en Lettonie », rapporte le SS,
car en Lettonie « toute la classe nation ale dirigeante, notamment a
Riga, avait ete soit aneantie, soit deportee par les bolcheviks 121 ».
Ce qui n'empecha pas des partisans lettons, le 4 juillet 1941, «de
mettre le feu a quelques synagogues a Riga, apres y avoir parque
des Juifs... Pres de 2 000 personnes ont peri » ; les memes, des
les premiers jours de l'occupation, avaient pris part a l'execution,
perpetree par les Allemands, de quelques milliers de Juifs dans la
foret de Bikerniek, pres de Riga, ainsi qu'a l'execution, fin octobre-
d£but novembre, de pres de 27 000 Juifs a la gare de Roumboula 122 .
- En Estonie, « vu le nombre reduit de Juifs dans ce pays, on ne
put susciter de pogroms », nous dit le rapport du SS l2 \ (Les Juifs
estoniens avaient ete extermines sans qu'on eut besoin de recourir
aux pogroms : « En Estonie il n'etait reste qu'environ 2 000 Juifs.
Presque tous les hommes avaient ete fusilles par les Allemands et
leurs acolytes estoniens des les premieres semaines de l'occu-
pation. » Ceux qui resterent, on les enferma dans le camp de
Kharku, a proximite de Tallin, et a la fin 1941 ils furent tous mis
amort 124 .
Quant a la Bielorussie, elle de$ut fortement le commandement
allemand. S. Schwartz ecrit : « II ressort nettement des documents
[rapports] secrets allemands que la tentative des nazis pour
impliquer la population locale dans 1'extermination des Juifs a 6te"
un echec..."H faut invariablement constater que la population
s'abstient d'agir par elle-meme contre les Juifs 125 " ». Pourtant, a
Gorodok, localite de la province de Vitebsk, d'apres le temoignage
de temoins oculaires, « les "policiers" se montrerent pires que les
Allemands 126 » lors de la liquidation du ghetto, le 14 octobre 1941,
et a Borissovo ce fut « la police russe » (le rapport precise bien
qu'il ne s'agit pas de la police locale, mais d'un contingent ramene
de Berlin) « qui extermina deux jours durant (les 20 et 21 octobre
121. Trial of the Major War Criminals..., vo. 37, pp. 672-683, doc. 180-L. Cite d'apres
S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique..., p. 90.
122. PEJ, t.8, p. 218.
123. Trial..., ibidem, cit<* par Schwartz, pp. 89-90.
124. Ounitchtojenie evreev SSSR v gody nemetskoi okkoupatsii [L'extermination des
Juifs d'URSS pendant l'occupation allcmande], Rec. de documents et matcnaux sous
reU de I. Arad, Jerusalem. Yad Vachem, 1991, p. 12.
125. Trial..., op. cit., pp. 672-683. Citd d'apres S. Schwartz, pp. 91-92.
126. PEJ, t.8, p. 218.
406 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1941) 6 500 Juifs. L'auteur du rapport ajoute que ce massacre n'a
nullement rencontre 1'approbation de la population locale : "Qui a
donne l'ordre... ? Comment est-ce possible... ? Aujourd'hui on tue
les Juifs, demain ce sera notre tour. Qu'ont-ils fait, ces pauvres
gens ? lis n'ont fait que travailler. Les vrais coupables, bien sur,
sont hors de danger 127 " ». Et voici le rapport d'un « personnage
accredite » aupres des Allemands, un Bielorusse venu de Lettonie :
« Pour les Bielorusses, il n'y a pas de question juive... C'est une
affaire strictement allemande, qui ne les concerne pas... Tout le
monde sympathise avec les Juifs et on les plaint, alors qu'on
regarde les Allemands comme des barbares et des bourreaux
[Judenhenker] : le Juif n'est-il pas un homme au meme titre que le
Bielorusse 128 ? ». « En tout cas, ecrit Schwartz, il n'existait pas de
« commandos nationaux » bielorusses agreges aux detachements
punitifs allemands, bien qu'il y eut des detachements lettons, lithua-
niens et « mixtes » dans lesquels figuraient aussi quelques Bielo-
russes 12 '' ».
En Ukraine, le projet allemand rencontra plus de succes. Depuis
le debut de la guerre, la propagande hitlcrienne avait appele
les nationalistes ukrainiens (les Banderovtsy, ou fideles de Ban-
dera) a se venger des Juifs pour Fassassinat de Petlioura par
Schwartzbard " u . Point ne fallut convaincre longuement l'Organi-
sation des Nationalistes ukrainiens (OUN) de Bandera-Melnik : des
le debut de la guerre germano-sovietique, en avril 1941, elle avait
enterine, lors de son 2 e Congres a Cracovie, une resolution qui
disait (article 1 7) : « Les Juifs en URSS sont le soutien fidele du
regime bolcheviquc en place et l'avant-garde de rimperialisme
moscovite en Ukraine... L' Organisation des Nationalistes ukrainiens
considere les Juifs comme le soutien du regime bolchevique de
Moscou, et elle instruit les masses populaires du fait que Moscou
est l'ennemi numero un 131 . » - Au debut, oui, les Banderovtsy firent
alliance avec les Allemands contre les bolcheviks. Durant toute
127. S. Schwartz, L'Antiscmitismc...*, pp. 134-135.
128. Ibidem, p, 132.
129. Ibidem, p. 93.
1 30. /. Chekhlman, Les Juifs sovi&iques dans la guerre germano-sovidtique, in MJ-2,
pp. 235-236.
131. A. Vais, L" attitude de certains ccrcles au sein du mouvement nationaliste
ukrainien a l'egard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, in Messager de l'Uni-
versite juive..., 1995. n"2(9). p. 106.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 407
l'annee 1940 et la premiere moitie de 1941, la direction de l'OUN
s'etait preparee a l'eventualite d'une guerre de l'Allemagne contre
l'URSS. « La base de l'Organisation etait alors le fief du general-
gouveraeur, c'est-a-dire la partie de la Pologne occupee par les
nazis... S'y concoctait la creation d'une inilice ukrainiennc, on y
preparait des listes d'elements suspects, parmi lesquels figuraient
les Juifs. Ces listes servirent par la suite a 1' extermination des Juifs
par les nationalistes ukrainiens... On institua des "groupes de
campagne" destines a etre deport.es vers Test de 1' Ukraine ; des
detachements de nationalistes ukrainiens furent integres a l'armee
allemande, tels le "Roland" et le "Nachtigal" ». Les membres de
l'OUN se deplacaient vers Test avec les troupes allemandes. A 1'ete
1941, en Ukraine occidental « deferla une vague de pogroms avec
la participation... et des partisans de Melnik et des partisans de
Bandera. Pres de 28 000 Juifs perirent dans ces pogroms l32 ». - Se
trouve dans les archives de l'OUN un document, cette declaration
de la. Stetsko (promu en juillet 1941 chef du gouvernement
ukrainien) : « Les Juifs aident Moscou a tenir l'Ukraine en
servitude, c'est pourquoi ma position est qu'il faut exterminer les
Juifs et transplanter en Ukraine les methodes allemandes d'extermi-
nation des Juifs. » En juillet se tint a Lvov une conference des
leaders de l'OUN de Bandera, qui debattit entre autres de la poli-
tique a mener a 1'egard des Juifs. Differentes propositions s'y
firent entendre : l'aligncr « sur les principes de la politique nazie
jusqu'en 1939... On proposa d'isoler les Juifs dans un ghetto... La
proposition la plus radicale emana de Stepan Lenkavski qui
declara : "En vers les youpins, nous appliquerons toutes les
methodes visant a leur extermination '■"" ». - Et jusqu'a ce que les
relations de l'OUN avec les Allemands en vinssent a se gater (du
fait que l'Allemagne refusa de reconnaitre l'independance ukrai-
nienne autoproclamee), on assiste a « pas mal de cas, surtout la
premiere annee..., ou les Ukrainiens aiderent carrcment les Alle-
mands a exterminer les Juifs », et oil se montra plus active que les
autres « la police auxilliaire ukrainienne, principalement en Galicie
et en Volhynie 1 -' 4 ». - «A Oumani, en septembre 1941, la police
132. A. Vais, L'attitude de certains cercles...*. op. cil., pp. 105-106, 107.
133. Ibidem, pp. 106-107.
134. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovi&ique, pp. 98, 101.
408 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ukrainienne de la ville, sous le commandement de quelques offi-
ciers et sergents SS, ont fusille pres de 6 000 Juifs » ; au debut de
novembre, a six kilometres de Rovno, « les SS et la police ukrai-
nienne ont extermine 21 000 Juifs qui avaient ete enfermes dans le
ghetto 135 ». - Cependant, comme l'ecrit Schwarz : « Quelle fraction
de la population ukrainienne etait sous 1' empire de sentiments anti-
semites agressifs, il est impossible de l'etablir. II est vraisemblable
que ces sentiments etaient etrangers a une bonne partie de la popu-
lation, notamment aux couches cultivees. Pour ce qui est de
1' Ukraine sovietique de souche, aucun document secret allemand
ne fait reference « a une quelconque "pulsion populaire" suscitant
des pogroms 136 " ». - Mais : « En Crimee furent organises des
commandos tatares d'autodefense qui exterminaient les Juifs 137 . »
En ce qui concerne les provinces russes occupees par l'ennemi,
« les Allemands ne pouvaicnt y faire appel aux sentiments anti-
russes de la population ; arguer de l'imperialisme moscovite se
revelait ici sans effet, et 1' argument du judeo-bolchevisme, prive de
son soutien dans le nationalisme local, perdait grandement de sa
force de persuasion » ; parmi la population russe locale, il se trouva
« relativement peu de gens pour soutenir activement les Allemands
dans leur politique d'extermination des Juifs 138 ».
En conclusion a son etude sur la destinee des Juifs sovietiques,
Schwartz remarque qu'en Lithuanie et en Lettonie, « les Allemands
chercherent a masquer leur activite de fauteurs de pogroms en
mettant en avant les bataillons formes d'autochtones et organises
sous leur impulsion en vue de perpetrer des pogroms » ; toutefois,
« en Bielorussie et meme en Ukraine, et plus encore dans les
provinces occupees de la RSFSR », le plan allemand echoua, « la
population locale, dans sa masse, n'ayant pas repondu aux espoirs
que, sur ce point, on avait fondes sur elle ». - La, « les extermina-
teurs hitleriens durent s'avancer visiere levee, a decouvert 139 ».
w
135. PEJ, t. 8, p. 218.
136. S. Schwartz, ibidem, p. 99.
137. A. A. Goldstein, Le sort des Juifs dans la Russie sovietique occupee par les Alle-
mands. in LMJR-2, p. 74.
138. S. Schwartz, p. 102.
139. Ibidem, pp. 74. 90.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 409
Le plan de campagne de Hitler contre la Russie (le plan « Barba-
rossa ») comprenait « des missions speciales de preparation a la
gestion politique, missions qu' impose une guerre totale entre
deux regimes antagonistes ». En mai-juin 1941, le commandement
supreme de la Wehrmacht publia des ordres plus concrets : dans la
zone ou allait s'appliquer le plan Barbarossa, seraient passees par
les armes, sans jugement, toutes les personnes suspectes de
fomenter des actions contre l'Allemagne, et notamment, sans
exception aucune, les commissaires politiques, les partisans, les
saboteurs et les Juifs l40 .
Pour executer ces missions speciales sur le territoire de l'URSS
furent crecs au sein des services de securite (les SS) et de la police
de securite (la Gestapo) quatre groupes speciaux, les Einsatz-
gruppen, avec leurs unites operationnelles, les Einsatzkommandos,
dont les effectifs egalaient ceux des compagnies. Ces groupes avan-
caient aux cotes des unites de choc de l'armee allemande, mais
obeissaient directement au chef de la Direction generate de la
Securite du Troisieme Reich, R. Heydrich.
Le groupe A (pres de mille soldats et officicrs SS sous le
commandement du standartenfiihrer SS F. Schtoleker), entrant dans
la composition des armees dites « Nord », operait en Lithuanie, en
Lettonie, en Estonie, dans les provinces de Leningrad et de Pskov.
- Le groupe B (655 hommes sous les ordres du brigadenfiihrer SS
Arthur Nebe), entrant dans la composition des armees « Centre »,
avancait a travers la Bielorussie, la region de Smolensk, et marchait
sur Moscou. - Le groupe C (600 hommes sous les ordres du stan-
dartenfiihrer E. Rasch) operait avec les armees « Sud » sur les terri-
toires de l'Ukraine occidentale et orientale. - Le groupe D
(600 hommes sous les ordres du standartenfiihrer SS O. Ohlendorf)
etait accole a la 1 l e armee allemande et operait au sud de l'Ukraine,
en Crimee, dans les districts de Krasnodar et de Stavropol.
Les Allemands entreprirent l'extermination des Juifs et des
commissaires (« porteurs de 1' ideologic judeo-bolchevique ») des
les premiers jours de leur attaque, en juin 1941, « a grande echelle
140. L'extermination des Juifs cTURSS pendant les anndes d'occupation allemande*,
p. 4.
410 DEUX SlECLES ENSEMBLE
et d'une facon tout a fait chaotique 141 ». « Dans les autres pays
occupes, la liquidation des Juifs se faisait de fa£on progressive et
systematique. Elle commen?ait par des lois limitatives, se prolon-
geait par la creation de ghettos et 1' introduction du travail force\ et
s'achevait par la deportation et l'extermination massive. En Union
sovietique, ces differentes etapes s'enchevetraient et se confon-
daient dans le temps et l'espace. Dans chaque region et meme
parfois dans chaque ville prise isolement, etaient appliquees diffe-
rentes methodes de persecution... II n'existait pas de systeme
coherent, coordonne 142 . » Les prisonniers de guerre juifs etaient
passes par les armes : ici shot apres leur capture, la plus tard, dans
le camp de concentration ; les civils juifs etaient enfermes - ici
dans un ghetto, la dans un camp de travaux forces - ou encore
fusilles sur place ; furent utilises aussi les fourgons a gaz. « Le plus
souvent, le lieu d'execution etait unc tranchee antichars ou une
simple fosse 141 . »
Les chiffres des personnes exterminees des 1'hiver 1941-1942,
dans les villes de la zone Ouest (pendant la premiere phase de
l'extermination) sont ahurissants : a Vilnus, pres de 40 000 (sur
57 000) ; a Riga, 27 000 (sur 33 000) ; a Minsk, 24 000 (la popu-
lation du ghetto etait de 100 000 - les executions durerent jusqu'a
la fin de l'occupation) ; a Rovno, 21 000 (sur 27 000) ; a Moghilev,
pres de 10 000 Juifs furent massacres ; a Vitebsk, jusqu'a 20 000,
non loin du village de Kiselevitchi ; pres de 20 000 Juifs a
Bobrou'i'sk ; et a Berditchev, 15 000 l44 .
Fin septembre, les fascistes perpetrerent un massacre a Kiev.
Le 26 septembre, des affiches furent placardees de par la ville,
ordonnant a tous les Juifs, sous peine de mort, de se rassembler
en des points precis ; 34 000 repondirent a l'appel, docilement
et meme parfois sans mefiance, mais surtout parce qu'ils ne
voyaient pas d' autre issue, et les 29 et 30 septembre, ils furent
141. S. Schwartz, p. 65.
142. /. Chekluman, Les Juifs sovi&iques dans la guerre germano-sovidtique, in
MJ-2. p. 229.
143. PEJ, I. 8, p. 218.
144. Les chiffres varient quelque peu d'une source a l'autre. II est sans doute impos-
sible d'&ablir le bilan exact de ces massacres. Cf. Particle deja cit6 de A. A. Goldstein
dans LMJR-2 (1968) ; le recueil de I. Arad. « L'extermination des Juifs d'URSS pendant
les annees de Toccupation allemande » (1991); l'article « Union sovieUque » dans la
PEJ, t. 8(1996).
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 411
methodiquement fusilles a Babi Yar, un ravin profond ou purent
etre entasses les corps - nul besoin de creuser des tombes. Une
information officielle allemande, qu'aucune etude ulterieure n'est
venue mettre en doute, fait etat de 33 771 victimes au cours de
ces deux journees. Effroyable hecatombe ! Au cours des deux
annees suivantes de l'occupation de Kiev, les Allemands conti-
nuerent a fusilier dans ce ravin si commode et qui leur plaisait
tant. On estime que, de la sorte, le nombre des fusilles - pas
seulement des Juifs - s'eleva peut-etre jusqu'a 100 000 l45 .
Le massacre de Babi Yar a force de symbole, maintenant, dans
toute l'Histoire universelle. II nous terrifie par ce caractere de froid
calcul, de rigoureuse organisation qui est la caracteristique de notre
xx e siecle, venu couronner la civilisation humaniste... Alors qu'au
cours de l'«obscur» Moyen Age, on ne tuait massivement que
dans des acces de fureur ou dans le feu du combat.
L'on ne peut manquer de rappeler ici qu'a quelques kilometres
de Babi Yar, au cours des memes mois, perirent aussi des dizaines
de mil Hers de soldats et d'officiers sovietiques dans l'enorme camp
de prisonniers de guerre de Darnits. Mais nous n'en gardons pas le
souvenir qu'il faudrait, et beaucoup d'entre nous en sont tout
surpris, ils ne savent pas. Tout comme ils ignorent les deux millions
et plus de prisonniers de guerre - les notres - qui perirent au cours
des premieres annees de la guerre.
La Catastrophe, sur tous les territoires occupes, raflait methodi-
quement ses victimes.
A Odessa, des le deuxieme jour de son occupation par les troupes
germano-roumaines, le 17 octobre 1941, ce sont quelques milliers
d'hommes juifs qui sont tues, mais, par la suite, apres un attentat
contre le Quartier general roumain, commence une terreur de
masse : pres de 5 000 personnes sont tuees, des Juifs pour la
plupart, et des milliers d'autres sont amenees dans un village
voisin ou elles sont fusiltees. En novembre, il y eut une deportation
massive dans le district de Domanev, et la, de decembre a
Janvier 1942, « pres de 55 000 Juifs furent passes par les armes 146 ».
- Dans les premiers mois de l'occupation et jusqu'a la fin 1941,
22 464 personnes furent tuees a Kherson et Nikolaiev, 1 1 000 a
145. PEJ, t. l.p. 275.
146. PEJ, t. 6, pp. 125-126.
412 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Dnepropetrovsk, 8 000 a Mariopol, presque autant a Kre-
mentchouk ; a Drobitski Yar, a Kharkov, pres de 15 000 ; a Simfe-
ropol et en Crimee occidentale, plus de 20 000 l47 .
A la fin de 1941, le haut commandement allemand avait compris
que le Blitzkrieg avait echoue et que la guerre allait durer. Les
besoins du front exigeaient une reorganisation de l'arriere. En
certains lieux, 1' administration allemande mit un frein a 1 'extermi-
nation des Juifs afin de les utiliser comme main-d'ceuvre et en tant
que specialistes. « II en resulta que des ghettos furent maintenus
dans de grandes villes comme Riga, Vilnius, Kaunas, Baranovitchi,
Minsk et d'autres, plus petites, ou un grand nombre de Juifs travail-
laient aux besoins de l'economie de guerre allemande l48 . » Le
besoin en main-d'ceuvre qui prolongea l'existence de ces ghettos
n'empecha toutefois pas la reprise, a partir du printemps 1942,
d'exterminations massives en d'autres regions : en Bielorussie et
en Ukraine occidentale, au sud de la Russie et en Crimee. De la
region de Grodno furent depones a Treblinka et Auschwitz
30 000 Juifs ; furent extermines des Juifs dans les regions du
Polessie, a Pinsk, a Brest-Litovsk, a Smolensk ; lors de leur
offensive, a l'ete 1942, les Allemands massacrerent aussitot les
Juifs habitant les territoires envahis : a proximite de Mineralnyie
Vody furent executes dans une tranchee antichars des Juifs amenes
la de Kislovodsk, Piatigorsk et Iessentouki - ainsi perirent les Juifs
evacues de Leningrad et de Kichinev a Iessentouki. Furent tues
egalement les Juifs de Kertch, de Stavropol ; a Rostov-sur-le Don,
repris par les Allemands a la fin juillet 1942, toute la population
juive restee sauve fut exterminee a la date du 1 1 aout.
En 1943, apres Stalingrad et l'Arc de Koursk, Tissue de la guerre
eteit claire. En battant en retraite, les Allemands deciderent de ne
pas laisser un seul Juif en vie. Le 21 juin 1943, Himmler publia
une ordonnance concernant la liquidation de tous les ghettos encore
existants. En juin 1943, les ghettos de Lvov, Ternopol, Drogobytch
furent annihil£s. A la liberation de la Galicie orientale, en 1944,
« ne restaicnt en vie que 10 000 a 12 000 Juifs, soit a peu pres 2 %
seulement de tous les Juifs residant la pendant l'occupation ». - Des
ghettos de Minsk, de Lida, de Vilnius, les Juifs aptes a travailler
147. L'extermination des Juifs d'URSS pendant l'occupation allemande, p. 16.
148. Ibidem, p. 17.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 413
furent transferes dans des camps de concentration en Pologne, en
Estonie, en Lettonie ; quant a ceux declares inaptes au travail, ils
furent liquides. Plus tard, a l'ete 1944, quand les Allemands,
reculant, quitterent les pays Bakes, une partie des Juifs retenus dans
ces camps furent fusilles, une autre transferee dans des camps en
Allemagne (Schtuthof et autres) l49 .
Voues a 1' extermination, les Juifs cherchaient le salut, et, dans
nombre de ghettos, se constituerent des groupes clandestins dont le
but etait d'organiser des evasions. Quand l'evasion reussissait, la
suite dependait beaucoup de 1' attitude des gens du cm : allaient-ils
les livrer aux Allemands ou, au contraire, leur fournir des papiers
d'identite non juifs, leur donner asile, les nourrir... ? Dans les zones
qu'ils occupaient, les Allemands fixerent le chatiment pour l'aide
apportee a des Juifs : le peloton d'execution 150 . « Mais, partout,
dans tous les territoires occupes, il se trouvait des gens pour venir
en aide aux Juifs... Ce n'etaient toutefois que des personnes isolees
qui risquaient leur vie et celle de leurs proches... II y en eut des
centaines, peut-etre meme quelques milliers. Le gros de la popu-
lation, lui, gardait une attitude d'attentisme circonspect 151 . » - En
Bielorussie et dans les territoires occupes de la RSFSR ou la popu-
lation locale n' etait nullement hostile aux Juifs restes saufs, et ou
il y avait eu tres peu de pogroms, l'aide apportee par la population
locale fut toutefois moindre qu'en Europe ocidentale et meme
qu'en Pologne, « pays... ou l'antisemitisme populaire est largement
repandu, traditionnel l52 ». (Les deux livres de Schwartz et le recueil
de I. Arad donnent un grand nombre de temoignages et depositions
qui expliquent cela non seulement par la peur du chatiment, mais
aussi par la soumission de la population aux autorites, l'habitude
prise, tout au long des annees sovietiques, de se soumettre sans se
meler de rien.)
Oui, nous etions a tel point broye\s, dcrabouilles, tant de millions
avaient ete arraches de nos rangs au fil des d6cennies qui avaient
precede, toute resistance aux autorit6s 6tait a tel point vouee a
l'echec que, maintcnant, c'etait au tour des Juifs de ne recevoir
aucun soutien de la population.
149. Ibidem, pp. 26-27.
150. PEJ, t. 8, p. 222.
151. L'extermination des Juifs pendant 1'occupation allemande, p. 24.
152. S. Schwartz, p. 108.
414 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Meme la resistance, la clandestinite sovietiques bien organisees,
dirigees depuis Moscou, firent peu pour sauver les Juifs. La relation
avec la resistance sovidtique constituait, pour les Juifs qui se trou-
vaient en territoire occupe, un probleme d'une reelle acuite.
S'enfuir dans les bois pour rejoindre les resistants representait, pour
les hommcs juifs, un sort meilleur qu'attendre 1' extermination par
les Allemands. Cependant, elles n'etaient pas rares au sein des
detachements de partisans, les manifestations d'hostilite envers les
Juifs : « II y avait des detachements russes qui, par principe,
n'acceptaient pas de Juifs dans leurs rangs, au motif que les Juifs,
soi-disant, ne savent pas et ne veulent pas se battre » : c'est ce
qu'ecrit l'ancien partisan juif Moshe Kaganovitch ; on donnait une
arme au resistant non juif mais on exigeait du Juif qu'il ait sa
propre arme, a moins qu'on ne la lui prit pour 1'echanger contre
une autre moins bonne. « Dans le milieu des partisans regne un
climat d'hostilite aux Juifs... ; dans certains detachements, l'antise-
mitisme est si fort que les Juifs sont obliges de s'en aller 1 " ». - On
relate le cas, en 1942, ou pres de deux cents jeunes gens et jeunes
filles juifs s'enfuirent du ghetto de la petite ville de Mir, dans la
province de Grodno, rejoignirent les bois, et « la, se heurterent a
l'antisemitisme des partisans sovietiques, ce qui entraina la mort
de plusieurs d'entre eux - seuls quelques-uns purent integrer les
detachements de partisans' 54 ». - Et voici un autre cas. Aux
environs de Minsk operait le detachement de partisans Ganzenko.
II £tait compose « principalement par les evades du ghetto de
Minsk » ; cependant « l'augmentation du nombre de Juifs dans le
bataillon provoqua des conflits sur le terrain de l'antisemitisme »,
et une partie du bataillon, composee de Juifs, dut s'en separer" 5 .
- Ce genre de reactions de la part des partisans etaient 6videmment
spontanees, elles n'etaient nullement telecommandees par le
Centre. D'apres Moshe Kaganovitch, a partir de la fin 1943, s'in-
tensifia « l'influence d'elements plus disciplines, venus d'Union
sovietique, et la situation des Juifs s'ameliora quelque peu 156 ». Au
nombre de ses griefs figure celui-ci : lors de la liberation des terri-
toires provoquee par l'avancee des armees sovietiques, on envoyait
153. Ibidem, pp. 121-124.
154. PEJ, t. 5, p. 366.
155. EJR.t. I , p. 499.
156. S. Schwartz*, p. 127.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 415
les partisans au front (c'est vrai, mais on y envoyait tout le monde,
sans distinction) - et en premier lieu, dit-il, les Juifs 157 , ce qui n'est
pas vraisemblable. - Cependant, raconte par ailleurs Kaganovitch,
les Juifs recevaient parfois une aide directe des partisans. Ainsi,
« il y eut des cas d'attaques par les partisans de petites villes, dans
le but de sauver des Juifs », de les sauver du ghetto ou du camp ;
« la Resistance russe aidait les Juifs a traverser la ligne de front
pour passer du cote sovietique... et ainsi passerent plusieurs milliers
de Juifs de Bielorussie occidentale qui avaient fui le massacre », et
le regroupement des partisans de la province de Tchernigov
accueillit « plus de cinq cents enfants juifs dans les campements
familiaux au fond des bois ; ces enfants furent proteges, soignes...
Apres que l'Armee rouge eut occupe Sarny (sur la Volyn), certains
detachements percerent le front et expedierent ces enfants juifs a
Moscou » (S. Schwartz estime que « ces informations sont tres
exagerees. Mais elles sont fondces sur des faits reels et meritent
attention 158 ».)
Ces campements familiaux regroupaient les Juifs qui avaient fui
dans les bois avec leurs families : « II y avait des milliers de ces
fuyards ». II se creait alors de veritables d6tachements juifs armes
dont la tache etait de proteger ces camps (on achetait les armes
sous le manteau aupres de soldats allemands ou de policiers). Mais
comment nourrir tout ce monde ? II n'y avait qu'un moyen :
prendre par la force des provisions aux paysans des villages voisins,
et aussi de quoi se vetir - chaussures, vetements d'hommes et de
femmes. « Le paysan se retrouvait entre le marteau et l'enclume.
S'il ne livrait pas la "ration" aux Allemands, ceux-ci incendiaient
sa ferme et le tuaient comme "partisan". Et les partisans, de leur
cote, lui prenaient de force tout ce dont ils avaient besoin 159 », - ce
qui, naturellement, provoquait 1' irritation des paysans : il ne
manquait plus que qa, les Allemands les pillent, les partisans les
pillent, et maintenant ce sont les Juifs qui s'y mettent ? et qui
prennent ce que les femmes ont sur le dos !
Ainsi le partisan Baruch Levine. Au printemps 1944, il se
rend dans l'un de ces campements familiaux dans l'espoir d'y
157. Ibidem*, p. 129.
158. Ibidem*, pp. 125-126.
159. Ibidem*, pp. 121, 128.
416 DEUX SIECLES ENSEMBLE
trouver des medicaments pour des camarades malades. II raconte :
Touvia Bclski « m'apparaissait comme un heros de legende... Issu
du peuple, il avait su organiser dans les bois un detachement de
1 200 hommes... Dans les jours les plus sombres, quand un Juif ne
parvenait plus a subvenir a ses besoins, il assurait le soin des
malades, des vieillards et des nourrissons nes dans les bois ».
Levine parle a Touvia des Juifs partisans : « "Nous qui avons
survecu et qui sommes si peu nombreux, nous avons totalement
cesse d'accordcr du prix a la vie. Le sens de notre vie, c'est main-
tenant la vengeance. Notre devoir est de nous battre contre les Alle-
mands et de les exterminer tous jusqu'au dernier..." Je parlai
longtemps... je proposal d'initier les hommes de Belski a Taction
subversive, a tout ce que j'avais appris par moi-meme. Mais mes
paroles ne purent evidemment changer l'etat d'esprit de Touvia...
"Je voudrais, Baruch, que tu comprennes une chose. Justement
parce que nous sommes demeures si peu nombreux, il importe pour
moi que les Juifs restent en vie. La est mon but, c'est cela qui
m' importe le plus l6 °". » - Mais voici que notre Moshe Kagano-
vitch, en 1956, dans un livre edite a Buenos Aires - « en pleine
paix, des annees apres 1'ecrasement de l'hitlerisme », - fait preuve,
d'apres S. Schwartz, « d'une haine sanguinaire des Allemands a
laquelle la peste hitlerienne n'est sans doute pas etrangere... n rend
hommage aux partisans juifs qui ont livre "a la mort juive" les
prisonniers de guerre allemands, une mort conforme aux noimes
effroyables etablies par Hitler ; ou bien il se souvient avec enthou-
siasme de la facon dont le chef du detachement de partisans (juif)-
au cours d'une operation punitive contre un village lithuanien dont
la population avait activement aide les Allemands dans leur ceuvre
d'extermination des Juifs, adressa un discours, apres l'execution de
quelques dizaines de personnes, aux habitants du village reunis sur
la place et a qui on avait ordonne de se mettre a genoux l61 ».
S. Schwartz evoque cela avec une indignation contenue, mais
sensible.
Oui, il y eut beaucoup, beaucoup d'horreurs. Les meurtres, les
actes de cannibalisme appellent vengeance, mais chaque acte de
160. [."extermination des Juifs pendant les annees d'occupation allemande, pp. 386-
387.
161. S. Schwartz*, p. 132.
DANS LA GUERRE AVEC L'ALLEMAGNE 417
vengeance n'engendre-t-il pas, d'une facon tragique, de nouveaux
germes de vengeance pour l'avenir ?
#
Le bilan des pertes parmi les Juifs d'URSS (dans les frontieres
d'apres-guerre) pendant la Seconde Guerre mondiale n'est pas le
meme selon les differentes sources juives.
« Combien de Juifs sovietiques ont-ils survecu a la guerre ? »
demande S. Schwartz, et il propose sa propre estimation : de 1,81
a 1,91 million (sans compter les anciens refugies de Pologne occi-
dentale et de Roumanie, a present rapatries), - « d'apres tous les
calculs, le nombre de Juifs, a la fin de la guerre, etait nettement
inferieur a 2 millions, et tres au-dessous des 3 millions que Ton
avance generalement m ». Ce qui veut dire que le nombre global
des pertes, d'apres Schwartz, est de 2,8 a 2,9 millions de personnes.
I. Arad fait pour sa part l'estimation suivante : « En liberant
les territoires occupes par les Allemands, ...1'Armee sovietique n'a
quasiment pas trouve de Juifs. Sur les 2 750 000 a 2 900 000 Juifs
qui s'etaient retrouves sous domination allemande dans les terri-
toires occupes de l'URSS, presque tous ont peri. » A ce chiffre,
Arad propose d'ajouter « pres de 120 000 Juifs enroles dans
rArmee sovietique et tombes au front, ainsi qu'environ 80 000
fusilles dans les camps de prisonniers de guerre », et encore « des
dizaines de milliers de Juifs morts pendant le siege de Leningrad,
d'Odessa et d'autres villes de l'arriere... qui ont succombe aux
terribles conditions de vie dans les zones d'evacuation lw ».
Le demographe M. Koupovetski qui a publie dans les annees 90
une serie d'etudes dans lesquelles il exploite les derniers mate-
riaux d'archives mis au jour, apporte des correctifs a certaines
donnees de depart et utilise une methode perfectionnee de « bilan
ethnodemographique ». II conclut : les pertes humaines globales de
la population juive a l'interieur des frontieres d'apres-guerre de
l'URSS en 1941-1945 se sont elevees a 2 733 000 personnes
(1 112 000 « orientaux » et 1 621 000 « occidentaux »), soit 55 %
des 4 965 000 qui constituaient la population juive de l'URSS en
162. Ibidem.pp. 171-173.
163. /. Arad, L'Holocauste, p. 91 .
418 DEUX SIECLES ENSEMBLE
1941. Ce chiffre comprend, outre les victimes des massacres nazis,
les pertes subies parmi les combattants et partisans, parmi la popu-
lation civile des zones du front, les pertes durant Pevacuation et la
transplantation, ainsi que les victimes des camps staliniens pendant
la guerre (l'auteur souligne cependant que la ventilation chiffree de
toutes ces categories comprises dans le chiffre global reste a
faire) 1 " 4 . Visiblement, la Petite Encyclopedic juive souscrit a cette
estimation, puisqu'elle avance le meme chiffre 165 .
Le chiffre admis unanimement pour les pertes globales de la
population sovietique pendant les annees de la Grande Guerre
patriotique - 27 millions (par la methode de la « balance demo-
graphique », on obtient le chiffre de 26,6 millions l6( ') - est peut-
etre sous-estime. Car n'oublions tout de meme pas ce que fut cette
guerre pour les Russes ! En sauvant d'Hitler non seulement le pays,
non seulement les Juifs sovietiques, mais egalement le systeme
social du monde occidental tout entier, cette guerre a exige du
peuple russe un elan de sacrifice tel que ses forces et sa sante s'y
epuiserent, et qu'il ne devait jamais s'en relever completement. De
ce nouveau Malheur - venu s'ajouter a la guerre civile et a la
collectivisation - il sortit extenue, quasiment vide de sa substance.
C'est la feroce, 1' inexorable Catastrophe qui, sur les territoires
occupes pendant la guerre et par des massacres pcrpetres a des
moments et en des lieux divers, a englouti les Juifs sovietiques,
cette meme Catastrophe qui, avec methode et precision, avait voue
a la mort tous les Juifs d' Europe occidentale.
Ayant circonscrit l'objet de notre analyse - la Russie -, nous
n'incluons pas dans ce livre la Catastrophe dans sa totalite. Mais la
somme des souffrances qui, sur cette terre, ont frappe au xx c siecle
nos deux peuples, le peuple juifet le peuple russe, est si grande, le
poids des lecons infligees par l'Histoire si insoutenable, l'angoisse
pour l'avenir si pregnante, qu'on ne peut pas, ne serait-ce que
164. M. Koupovetski, Les pertes humaines de la population juive..., in Messager de
l'Universitd juive..., 1995. n° 2(9), pp. 134-155.
165. PEJ, t. 8, p. 299.
1 66. E. M. Andreiev, L E. Darski, T. /,. Kharkova, Naselcnie Sovetskogo Soiouza
1922-1991 [La population de I'Union sovidtique, 1922-1991], M, 1993, p. 78.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 419
brievement, faire part de quelques reflexions, les notres et celles
d'autrui, et suivre la facon dont les meilleurs esprits juifs, avec la
distance, considerent la Catastrophe et cherchent a l'apprehender, a
la comprcndre.
La Catastrophe ne s'ecrit pas pour rien avec une majuscule. C'est
un evenemcnt considerable qui touche un peuple immemorial. Elle
ne pouvait pas ne pas susciter chez les Juifs des sentiments puis-
sants, des reflexions et des conclusions qui parfois divergent.
Un grand nombre dc Juifs assimiles, qui s'etaient depuis long-
temps demarques dc leur peuple, ont ete ramenes par la Catastrophe
a un sentiment plus fort et plus precis d'appartenance a la judeite.
II y eut aussi ceci : « Pour beaucoup, la Catastrophe a ete la preuve
que Dieu etait mort. S'll avait existe, II n'aurait assurement pas
permis Auschwitz"' 7 . » Ou, a 1'inverse : « L'un des rescapes
d'Auschwitz a dit recemment : "Dans les camps, nous avons recu
une nouvclle Torah, seulement nous ne pouvons pas encore la
lire" l68 . »
Et cette autre affirmation d'un auteur israelien : « Pour n'avoir
pas accompli le Testament, pour n'etre pas rentres sur notre terre,
nous avons subi la Catastrophe. Nous devions rentrer pour relever
le Temple 16 '' ».
Toutefois, seuls quelques esprits isolds parviennent a cette
interpretation meme si celle-ci impregne tous les livres des
prophetcs de l'Ancien Testament.
Certains ont concu 1'idee suivante, encore vivace de nos jours :
« L'humanite nous a deja rejet6s une fois... Nous n'avons pas ete
reconnus comme faisant partie du monde occidental lors de la
Catastrophe. L'Occident nous a rejetes, exclus 170 . » - «Nous
sommes accables aussi bien par la Catastrophe elle-meme que par
1' indifference quasi generate au sort subi par les Juifs dans les pays
fascistes dont a fait preuve le monde entier, y compris les Juifs
extra-europeens... Quelle immense faute pese sur les democraties
en general, et sur les Juifs des pays democratiques en particulier !
Le pogrom de Kichinev est un crime minime par comparaison avec
167. PEJ, t.4. p. 175.
168. M. Kaganskaia, Mif protiv realnosti [Mythe contrc halite], in « 22 », 1988
n°58, p. 144.
169. N. Goutina, Oricntatsiia na Khram [S'orienter vers le Temple], ibidem, p. 191.
170. M. Kaganskaia, ibidem, pp. 141-142.
420 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
les atrocites nazies, 1' extermination systematiquement planifiee de
millions de vies ; et pourtant, Kichinev souleva une plus grande
vague de protestations..., le proces de Beyliss a Kiev attira sur lui
une attention plus grande dans le monde entier 171 ».
Cela est injuste. Car, depuis que la nature et les proportions du
massacre se sont revelees au monde, les Juifs ont beneficie d'un
soutien puissant, indefectible, et d'une ardente compassion de la
part de nombreux autres peuples.
Ce fait, quelques Israeliens le reconnaisscnt aujourd'hui et ils
mettent meme en garde leurs compatriotes contre certains exces :
« Peu a peu, la memoire de la Catastrophe a cesse d'etre une
memoire, elle est devenue une ideologie, l'ideologie de l'Etat juif...
La memoire de la Catastrophe s'est transformed en un service reli-
gieux, un culte d'Etat... L'Etat d' Israel a endosse" le role d'apotre
du culte de la Catastrophe au sein des autres peuples, il est son
pretre et il permit de ces peuples une dime. Et malheur a celui qui
refuse de verser cette dime ! » Et, en guise de conclusion : « Le pire
heritage du nazisme pour les Juifs est ce role de supervictime. m »
Un autre auteur exprime une idee analogue : le culte de la
Catastrophe a comble « le vide de l'ame des Juifs non religieux » ;
« le traumatisme de la Catastrophe a cesse d'etre une reaction a ce
qui s'est passe, pour devenir un nouveau symbole national
eliminant tous les autres » ; « si nous ne nous remettons pas du
traumatisme d' Auschwitz, nous ne redeviendrons jamais un
peuple normal '" ».
Au sein du judaisme egalement se poursuit inlassablement ce
travail, souvent douloureux, de decodage, de comprehension de la
Catastrophe. Voici l'opinion d'un historien israelien, ancien zek
sovi6tique : « J'appartiens a cette catigorie de Juifs qui refusent de
n'imputer les malheurs du peuple juif qu'aux mechants "goyim" et
qui se voient comme... une pauvre brebis ou un jouet entre des
mains etrangeres. En tout cas en ce qui concerne le xx e siecle ! Au
contraire, je suis d' accord avec Hannah Arendt qui pense que les
Juifs, dans ce siecle-la, ont 6te des acteurs du jeu historique a
171. A. Menes, Katastrofa i vozrojdenie [La Catastrophe et la renaissance], in
MJ-2, p. 111.
172. Ben Barukh, Ten [UOmbre], in « 22 », 1988, N" 58, pp. 197-198, 200.
173. Uri Avneri, Posledniaia mest Adolfa Gitlera [La derniere vengeance d'Adolphe
Hitler], in « 22 >», 1993, n° 85, pp. 132, 134, 139.
DANS LA GUERRE AVEC UALLEMAGNE 421
egalite avec les autres peuples, et que la Catastrophe qui s'est
abattue sur eux n'etait pas que la consequence de machinations des
ennemis du genre humain, mais aussi des enormes et fatales erreurs
du judaisme lui-meme, de ses leaders et de ses militants 174 . »
Hannah Arendt, en effet, « cherche les causes de la Catastrophe,
en partie, dans le judaisme lui-meme... Son principal argument est
que l'antisemitisme moderne requite de l'attitude particuliere des
Juifs a l'egard de l'Etat et de la societe en Europe » ; les Juifs « se
sont reveles incapables d'apprecier les rapports de forces au sein
d'un Etat national, ainsi que les contradictions sociales croissantes
qui s'y manifestaient 175 ».
Nous lirons a la fin des ann6es 70 sous la plume de Dan Levine :
« Sur ce point, je suis d'accord avec le professeur Branover qui
estime que la Catastrophe fut dans une large mesure un chatiment
pour certains peches, notamment celui d' avoir ete a la tete du
mouvement communiste. II y a la une idee juste 176 . »
Non, non, de telles idees, parmi les Juifs, ne constituent pas une
tendance dominante. La masse des Juifs d'aujourd'hui considere
meme cette appreciation commc insultante et blasphematoire.
C'est meme tout le contraire : « Le fait de l'Holocauste a en lui-
meme servi de justification morale au chauvinisme juif. Les lecons
de la Seconde Guerre mondiale ont etc assimilees a l'envers... Sur
ce terrain a grandi et a pris des forces le nationalisme juif. Et c'est
desastreux. Le sentiment de culpability et de compassion a l'egard
d'un pcuplc-victime s'est transforme en "indulgence" qui supprime
le peche", un peche qui, pour tous les autres, reste impardonnable.
D'ou l'immoralite et le caractere inadmissible des appels publics a
ne pas meler son antique sang avec le sang des autres 177 . »
Citons toutefois cette constatation d'une publiciste juive vivant
en Allemagne. Elle ecrit dans les annees 80 : « Le "capital moral"
174. M. Heifets, Chlo nado vyiasnit po vrcmeni [Ce qu'il faut elucider avec le temps],
in « 22 », 1 989, n° 64, pp. 2 1 8-2 1 9.
175. Sonja Margolina, Das Ende der Lugen : Russland und die Juden im 20,
Jajrhundert, Berlin, Siedler Verlag, 1992. pp. 137-138.
176. Dan IJvine, Na Kraiou soblazna [Au bord de la lentalion], interview in « 22 »,
1978, n°l,p.55.
177. D. Khmelnitski, Pod zvonkii golos krovi, ili s samosoznaniem na pereves [A
la voix forte du sang ou avec la conscience de soi en bandouliere], in « 22 », 1992,
n°80, p. 175.
422 DEUX SIECLES ENSEMBLE
d' Auschwitz est aujourd'hui £puise l78 ». Et, l'annee d'apres, elle
ecrit a nouveau : « Le solide capital moral amasse par les Juifs
apres Auschwitz semble epuise », les Juifs « ne peuvent plus se
contenter d'emprunter les sentiers battus des griefs envers le reste
du monde. Le monde d' aujourd'hui a recouvre le droit de parler
avec les Juifs comme avec tous les autres peuples » ; « la lutte pour
les droits des Juifs n'est pas plus progressiste que la lutte pour les
droits des autres peuples. II est grand temps de briser son miroir et
de regarder derriere soi : nous ne sommes pas les seuls en ce
monde 179 ».
On aimerait voir acceder a pareille autocritique, si digne, si
noble, les esprits russes dans leur appreciation de l'histoire russe
du xx° siecle : la ferocite de la phase revolutionnaire, l'apathie
apeuree de l'epoque sovietique, l'ignominie pillarde de la periode
post-sovietique. Ecrases sous l'insoutenable poids que represente
pour nous autres, Russes, la conscience d' avoir, au cours de ce
siecle, sape notre histoire - du fait de dirigeants nuls, mais aussi
de par notre propre nullite" -, ravages par l'angoisse a l'idee que
c'est peut-etre irremediable, ne devrions-nous pas voir, la aussi,
dans l'experience russe, un chatiment d'En-Haut ?
178. Sonja Margolina, Germaniia i evrei : vtoraia popytka [L'Allemagnc et les Juifs
une deuxieme tentative], in Slrana i mir, 1991, n°3, p. 142.
179. Sonja Margolina, Das ende der Liigen..., pp. 150-151.
Chapitre 22
DE LA FIN DE LA GUERRE
A LA MORT DE STALINE
Au debut des annees 20, les auteurs du recueil La Russie et les
Juifs avaient prevu que « toutes ces perspectives radieuses » (pour
les Juifs en URSS) ne se realiseraient que « dans l'hypothese ou les
bolcheviks voudront nous proteger. Mais le voudront-ils ? Pouvons-
nous penser que des gens qui, au nom de la conquete du pouvoir,
ont tout trahi, y compris le communisme, que ces gens nous
resteront fi deles meme lorsqu'ils n'y trouveront plus aucun avan-
tage 1 ? ».
Mais ni pendant les annees 20, ni pendant les annees 30 qui
leur furent favorables, la plupart des Juifs sovietiques ne preterent
attention a cet avertissement lucide, ne l'entcndircnt meme pas.
Et pourtant, alors qu'ils se fondaient dans le cours de la revo-
lution, les Juifs auraicnt du s'attendre a ce qu'un jour cette revo-
lution, comme toutes les autres, amorce un mouvement de reflux
qui les frapperait eux aussi.
Durant les annees d'apr&s-guerre les Juifs sovietiques eurent a
subir d'«ameres deceptions 2 » et de lourdes epreuves. Les huit
dernieres annees du regne de Staline furent marquees par la
campagne contre les « cosmopolites », l'eviction des Juifs des
spheres de la science, de l'art, de la presse, la suppression du
1. I.M. Biekerman, in RiE. p. 80.
2. S. Schwartz, Evrei v Sovetskom Soi'ouze s nalchala Vtoroi mirovoi' voi'ny (1939-
1965) [Les Juifs en Union sovieHique dcpuis le ddbut de la Dcuxiemc Guerre mondiale
(1939-1965)], New York, 1966, p. 198.
424 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Comite" juif antifasciste et l'execution de ses principaux respon-
sablcs, enfin l'« affaire des blouses blanches ».
La structure menie du regime totalitaire faisait que l'affaiblis-
sement du poids des Juifs dans la direction du pays ne pouvait avoir
pour iniliateur que Staline lui-meme ; lui seul pouvait donner la
premiere impulsion.
Mais ni le caractere retors de Staline ni la rigidite de la propa-
gande sovietique ne permettaient d'agir ouvertement. Nous avons
vu que, pendant la guerre, celle-ci ne s'etait guere emue du
massacre des Juifs en Allemagnc, allant meme jusqu'a dissimuler
les faits par crainte de passer pour favorable aux Juifs aux yeux de
son propre peuple. L' attitude du pouvoir sovietique envers les Juifs
pouvait changer d'annee en annee sans pour autant s'exprimer
publiquement. Les premieres transformations dans la composition
de 1'appareil d'Etat se produisirent - de facon encore peu percep-
tible, il est vrai - apres le rapprochement de Staline avec Hitler, en
1939. Non seulcment le Juif Litvinov fut remplace par Molotov et
des « purges » eurent lieu au Commissariat aux Affaires etrangcres,
mais les ecolcs diplomatiques et militaires furent fermees aux Juifs.
II fallut pourtant attendre encore plusieurs annees avant que Ton
puisse remarquer la disparition des Juifs de 1' administration des
Affaires etrangeres comme la chute brutale de leur influence au
sein du Commissariat au Commerce exterieur.
Comme le mouvement des cadres au sein du Parti etait entoure
du plus grand secret, personne ne fut informe de ce que, des la fin
de 1' annee 1942, des actions furent entreprises au sein de l'agit-
prop pour evincer les Juifs d' institutions artistiques comme le
Bolchoi, le Conservatoire de Moscou, la Philarmonie de Moscou
ou, d' apres une note transmise au Comite central par le chef de
1' agit-prop durant l'ete 42, « presquc tout se trouve entre les mains
de personnes non russes », tandis que « les Russes ont fini par se
retrouver en minorite » - et de fournir tout un tableau a titre de
preuve\ Plus tard il y eut des tentatives pour « initier d'en-haut...
une repartition des cadres au prorata de leur origine nationale, ce
qui revenait en pratique a eliminer les Juifs des instances de
3. G. Kostyrtchenko, Tainaia politika Stalina : Vlast i antisemitizm [La politique
secrete de Staline : le pouvoir et l'antisemitisme], M., 2001, pp. 259-260.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 425
decision 4 ». Au fil des annees et suivarit les circonstances, Staline
tantot encouragea, tantot freina ces initiatives.
L' atmosphere tendue dans laquelle vivaient les Juifs se fit
egalement sentir a l'occasion des reevacuations d'apres-guerre. En
Siberie et en Asie central e, les Juifs avaient etc accueillis sans
amenite par les populations locales et, la guerre finie, ceux qui
resterent ne se fixerent pratiquement que dans les capitales des
republiques d'Asie centrale ; les autres partirent, non pour revenir
dans leurs villages ou bourgades d'origine, mais pour s'installer
dans les grandes villes 5 .
Le mouvement de rapatriement le plus important se fit en
direction de P Ukraine - mais c'est la qu'il se heurta le plus a P hos-
tility de la population, surtout lorsqu'il s'agissait de cadres ou de
proprietaries d'appartements convokes ; a cela s'ajouterent les
effets de la propagande hitlerienne dans ces regions recemment
encore occupees par les Allemands. Place a la tete de PUkraine a
la fin 1943, Khrouchtchev (alors premier secretaire du Parti et
president du Sovnarkom d' Ukraine) se garda de toute allusion
publique au sort subi par les Juifs pendant les annees d'occupation,
tout en appliquant une resolution secrete prescrivant de ne pas
nommer de Juifs a des postes de responsabilite. D'apres le temoi-
gnage de Rouja-Godes - communiste juive de la premiere heure
qui s'etait fait passer pour une Polonaise pendant toute Poccupation
et, apres Parrivee tant attendue des communistes, ne retrouva pas
dc travail parce que juive -, Khrouchtchev, avec sa franchise coutu-
miere, declara tout de go que, « par le passe, les Juifs se sont rendus
coupables dc bien des mauvaises actions envers le peuple ukrainien.
Le peuple les deteste a cause de cela. Nous n'avons pas besoin de
Juifs dans notre Ukraine... lis auraient mieux fait de ne pas revenir.
lis auraient mieux fait d'aller au Birobidjan... Ici c'est PUkraine.
Et nous n'avons aucun interet a ce que le peuple interprete le retour
du pouvoir sovietique comme le retour des Juifs 6 ».
« A Kiev, au debut de septembre 1945, un Juif, major du NKVD,
fut violemment frappe par deux militaires qu'il abattit a coups de
revolver ; apres quoi la foule s'en prit aux Juifs de la ville, dont
4. Ibidem, p. 310.
5. S. Schwartz, pp. 181-182, 195.
6. Khrouchtchev et la question juive, in Sotsialistitcheskii Vcstnik*, New York, 1961,
n°l,p. 19.
426 DEUX SIECLES ENSEMBLE
cinq furent tues 7 . » D'autres temoignages font etat de faits sem-
blables 8 .
Comme 1'ecrivit le Sotsialistitcheskii vestnik : exacerb£ pendant
la guerre, « le sentiment national des Juifs reagissait vivement aux
nombreuses manifestations d'antisemitisme et a l'indifference
encore plus generale a 1'egard de celles-ci 9 ».
Ce motif est tres caracteristique : presque autant que l'antisemi-
tisme lui-meme, c'est l'indifference a son egard qui souleve l'indi-
gnation. Oui, lorsque les gens sont accables par leur propre
malheur, leur seuil de sensibilite au malheur d'autrui s'abaisse
sou vent. Les Juifs eux-memes ne font d'ailleurs pas exception ; un
auteur contemporain note a juste titre : « Je suis une Juive qui a
pris conscience de ses racines et trouve tout naturellement sa place
en Israel ; c'est pourquoi j'espere qu'on ne me taxera pas de
partialite si je rappelle qu'a l'epoque ou ils traversaient de terribles
eprcuves les intellectuels juifs ne sont pas intervenus en faveur
des peuplcs de Crimee et du Caucase que Ton etait en train de
deporter 1 ". »
Apres la liberation de la Crimee par l'Armee rouge en 1943, « a
Moscou, au sein de l'elite juive, on se remit a parler du projet de
colonisation de 1920 », c'est-a-dire de 1' installation des Juifs en
Crimee. Le gouvemement sovietique ne s'opposa pas a cette
initiative, esperant qu'ainsi « les Juifs americains sc montreraient
particulierement prodigues de leurs dollars envers l'Annee rouge ».
Au cours de l'ete 1943, Mikhoels et Fefer firent une tournee triom-
phale aux Etats-Unis, apres y avoir ete oralement autorises par
Molotov, afin de mener des pourparlers avec les sionistes ameri-
cains en vue d'un soutien financier a l'installation des Juifs en
Crimee. L'idee de creer une republique juive en Crimee fut
egalement soutenue par Lozovski - a Tepoque le tres influent vice-
ministre des Affaires etrangeres".
Le Comite antifasciste juif elabora de son cote un autre projet :
7. PEJ. t. 8. p. 236.
8. Solsialislilchcskii Vestnik, 1961, n" 1, pp. 19-20; Kniga o rousskom ievre'i'stve,
LMJR-2, p. 146.
9. Khrouchichcv et le mythe du Birobidjan, in Sotsialistitcheskii Vestnik, 1958, n os 7-
8, p. 145.
10. M. Blinkova, Znanie i mnenie [La Connaissance et l'opinionj, Strclcts, Jersey City,
1988. n° 12, p. 12.
1 1. G. Kostyrtcltenko, pp. 428-429.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 427
« fonder une republique juive sur le territoire des Allemands de la
Volga deportes (ou, comme nous l'avons vu au chapitre precedent,
des implantations juives s'etaient deja formees). - Esther Markish,
la veuve de Peretz Markish (qui etait membre du CAJ), confirme
que celui-ci avait ecrit une lettre « a propos de la devolution aux
Juifs de l'ex-republique des Allemands de la Volga 12 ».
Au sein du Politburo, « les plus bienveillants a l'egard du CAJ
furent Molotov, Kaganovitch et Vorochilov 11 ». Et, « selon des
rumeurs, certains membres du Politburo... penchaient plutot pour
cette variante [la Crimee] l4 ». Le 15 fevrier 1944, un memorandum
en ce sens, signe par Mikhoels, Fefer et Epstein, fut adresse a
Staline. (Voici la version de P. Soudoplatov : bien que Staline edt
deja decide depuis quelque temps la deportation des Tatars de
Crimee, Beria recut l'ordre de la mettre en ceuvre des le 14 fevrier 15
- le memorandum tombait done a pic.)
Les espoirs entretenus par les Juifs connurent la leur zenith. G.V
Kostyrtchenko, specialiste de cette periode, ecrit : les dirigeants du
CAJ « nageaient dans l'euphorie. Us se mirent a croire (surtout
apres le voyage en Occident de Mikhoels et Fefer) qu'en mettant
un peu la pression, a l'instar de l'elite juive americaine, ils pour-
raient exercer leur influence sur les cercles dirigeants et participer
a la mise en place d'une politique favorable aux interets des Juifs
sovietiques l6 ».
Mais Staline n'approuva pas ce projet - et ce, pour des raisons
strategiques. Les dirigeants sovietiques, qui s'attendaient a une
guerre avec l'Amerique, pensaient sans doute qu'au cas ou celle-ci
aurait lieu, les populations juives de Crimee risqueraient de faire
montre de sympathies envers les Etats-Unis. (D' apres certains
recits, lors des interrogatoires de Juifs arretes au debut des
annees 50, on leur disait : « Vous n'allez pas vous battre contre
l'Amerique, n'est-ce pas ? Done, vous etes nos ennemis. »)
Khrouchtchev pensait pareillement, declarant meme, dix ans plus
12. E. Markish, Kak ikh oubivali [Comment on les tuait], « 22 », Tel-Aviv, 1982,
n° 25, p. 203.
13. G. Kostyrtchenko, p. 430.
14. PEJ, t. 4, p. 602.
15. Pavel Soudoplatov, Spetsoperatsi i Loubianka i Kreml : 1930-1950 gody [Les
operations sp6ciales : la Loubianka et le Kremlin : les annees 1930-1950], Moscou,
OLMA-Press, 1997, pp. 466-467.
16. G. Kostyrtchenko, p. 435.
428 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tard, aux membres d'une delegation de communistes canadiens
particulierement preoccupes par la question juive : la Crimee « ne
doit pas devenir un centre de colonisation juive parce qu'en cas
de guerre, elle se transformerait en base armee menacant l'Union
sovietique 17 ». - Toutes ces demarches en vue de la colonisation
juive de la Crimee allaient bientot servir a apporter la preuve de
la participation des membres du CAJ a des projets de « haute
trahison ».
A la fin de la guerre, la variante de la colonisation du Birobidjan
refit surface dans les hautes spheres du pouvoir, visant avant tout
les Juifs d' Ukraine. Plusieurs convois furent ainsi organises en
1946-47, comptant jusqu'a six millc personnes, auxquelles s'ajou-
terent quelques families isolees 18 ; mais, decus, la plupart de ces
colons retourncrent d'ou ils etaient venus. En 1948, ce mouvement
cessa completement. Puis, avec la nouvelle orientation de la poli-
tique de Staline, commencerent les arrestations parmi les rares
personnalites juives du Birobidjan (chefs d'accusation : intro-
duction artificiclle de la culture juive, y compris dans la population
non juive, et, bien sur, espionnage, projets en vue d'un rattachement
du Birobidjan au Japon). L'histoire de la colonisation juive au Biro-
bidjan s'arrete la. Au debut des annees 20, on projetait d'y
transferer 60 000 Juifs pendant le premier plan quinquennal. En
1959, leur nombre s'elevait a 14 000, soit moins de 9 % de la popu-
lation locale ' 9 .
Cependant, en Ukraine, la situation des Juifs s'etait sensiblement
amelioree. Les autorites livraient un combat acharne aux partisans
de Bandera et ne tenaient plus guere compte des sentiments natio-
nalistes ukrainiens ; a partir de la fin de 1946, le Parti, sans la
rendre publique, « mena campagne, bon gre mal gre, contre l'anti-
semitisme, habituant progressivement la population a la presence
de Juifs a des postes de responsabilite dans differents secteurs » de
1' administration et de l'economie sovietiques. Dans la foulee, des
le debut dc l'annee 1947, le Parti communiste ukrainien passa (pas
pour longtemps) des mains de Khrouchtchev a celles de Kagano-
vitch. Des Juifs furent egalement promus a des fonctions elevees
17. L' affaire de la Crimee, in Solsialistitcheskii Vestnik, 1957, n°5. p. 98.
18. S. Schwartz, Le Birobidjan, LJR, p. 189.
19. Ibidem, pp. 192. 195-196.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 429
au sein du Parti ; « particulierement significative a cet egard fut la
nomination d'un Juif... comme secretaire... du Comitc regional du
Parti communiste a Jitomir 2 " ».
Mais lcs Juifs etaient nombreux a se mefier, non sans raison, du
pouvoir sovietique et de cette situation nouvelle. Et lorsqu'on
proceda, peu de temps apres la fin de la guerre, au rapatriement
des ex-citoyens polonais, de nombreux Juifs non polonais « s'em-
presserent de bondir sur l'occasion » et partirent pour la Pologne 21 .
(Ce qui, la-bas, se passa apres, merite d'etre etudie a part : les Juifs
se retrouverent en grand nombre aussi bien au sein du gouver-
nement fantoche d'apres-guerre que dans l'administration et le
KGB local, ce qui allait entratner ultericurement des consequences
tres nefastes pour la masse des Juifs polonais. - Des conflits
semblables dclaterent aussi en d'autres pays d'Europe de l'Est :
« Dans tous ces pays, les Juifs avaienl joue un role economique de
premier plan », ils avaient ete spolies de leurs biens sous Hitler, et
lorsqu'« on promulgua apres la guerre des lois de restitution..., ils
se heurterent aux interets d'un grand nombre de nouveaux proprie-
taires ». Les Juifs reclamaient qu'on leur rendit leurs entreprises
- quand celles-ci n'avaient pas ete nationalises par les commu-
nistes - ce qui provoqua une nouvelle flambee de haine a leur
encontre 22 .)
Cependant, c'est au cours de ces memes annees que se produisit
un evenement d'une portee historique immense pour les Juifs : la
creation de l'Etat d' Israel. Lorsque, dans les annees 1946-1947, les
sionistes se brouillerent avec les Anglais, Staline - sans doute pour
contrer la Grande-Bretagne, mais aussi pour se creer de nouveaux
appuis au cas ou Pentreprise reussirait - prit le parti des premiers.
Tout au long de l'annee 1947, il soutint activement la creation d'un
Etat juif independant en Palestine, que ce soit a l'ONU par l'inter-
mediaire de Gromyko ou par le biais de fournitures d'armes tche-
coslovaques. En mai 1948, l'URSS decida en quarante-huit heures
de reconnattre de jure la proclamation de son independance par
Israel et condamna les actions conduites contre le nouvel Etat par
les Arabes.
20. S. Schwartz, pp. 185-186.
21. Ibidem,?. 130.
22. Ibidem, pp. 2 17-218.
430 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Mais Staline n'avait pas prevu que cette politique allait conside-
rablement stimuler la conscience nationale des Juifs sovietiques. De
nombreuses voix s'eleverent pour appeler le CAJ a organiser des
collectes de foods destines a 1'armee israelienne, d'autres sc propo-
serent de rejoindre celle-ci en quality de volontaires, on forma le
projet de creer une division spccialc constitute de Juifs 2 - 1 .
C'est dans cette atmosphere survoltee que prit ses fonctions le
premier ambassadeur d' Israel a Moscou, Golda Men*. Les syna-
gogues de Moscou comme Fensemble de la communaute juive lui
firent un accueil triomphal. Et aussitot les demandes demigration
en Israel se multiplierent : la conscience nationale des Juifs sovie-
tiques ne faisait que croitre et se renforcer dans des proportions que
Staline n'avait sans doute pas imaginees. Ainsi done, des citoyens
sovietiques veulent massivement deguerpir ? Et ce, alors meme que
l'Etat israelien semble adopter une attitude pro-occidentale ? que la
presence et l'influence americaines s'y manifestent de plus en
plus ? - et, pendant ce temps, l'URSS se prive du soutien du monde
arabe ? (De fait, « le refroidissement des relations etait reciproque :
Israel se tournait de plus en plus vers la communaute juive ameri-
caine qui constituait son principal soutien 24 ».)
Sans doute effraye par F effervescence regnant parmi les Juifs,
Staline - a partir de la fin de Fannee 1948, et pendant tout le temps
qui lui restait a vivre - changca brutalement de politique a leur
endroit. Mais a sa fagon : agissant brutalement mais sans effet d'an-
nonce, radicalement mais a petits pas, et dans des domaines en
apparence secondaires, marginaux.
Cependant, les leaders juifs avaient plus que des raisons de s'in-
quieter. Le redacteur en chef du journal polonais juif Volskstimme,
Girsh Smoliar, evoqua plus tard « le desarroi qui avail saisi, apres
la guerre, les communistes juifs d'Union sovietique ». Emmanuel
Kazakevitch etait desespere, tout comme d'autres ecrivains juifs.
Sur le bureau d'llya Ehrenbourg s'amoncelaient « des montagnes
de lettres de Juifs se plaignant de F atmosphere antisemite qui
sevissait dans le pays 25 ».
Pour ce qui est d' Ehrenbourg lui-meme, il connaissait ses devoirs
23. G. Kostyrtchenko, pp. 403-404.
24. S. Tsyroulnikov, SSSR, ievrei i Izrail [L'URSS. les Juifs et Israel], VM, 1 987.
n°97, p. 156.
25. Ibidem, p. 150.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 431
de Sovietique et les accomplissait a la lettre. (Comme on l'a su
bien plus tard, c'est justement a ce moment-la que fut detruite la
composition typographique du Livre noir* de I. Ehrenbourg et
V. Grossman sur les souffrances endur6es par les Juifs sovietiques
pendant la guerre entre l'URSS et l'Allemagne.). Et le 21 sep-
tembre 1948, il publia dans la Pravda un article de commande pour
faire contrepoids a l'accueil triomphal reserve a Golda Mei'r : les
Juifs ne sont pas une nation, mais sont condamnes a 1' assimi-
lation 26 . Ce texte sema le trouble non seulement parmi les Juifs de
Russie, mais egalement en Amerique. Et, en ce debut de Guerre
froide, la « discrimination dont [etaient] victimes les Juifs
d'URSS » devint l'un des principaux arguments utilises en
Occident contre 1' Union sovietique. (Tout comme les sympathies
exprimees en Occident envers les tendances separatistes qui se
faisaient jour en URSS - mais que les Juifs de Russie n'avaient
jamais partagees.)
Cependant, le Comite antifasciste juif ne cessait de prendre de
1' importance : cree pour repondre aux besoins de la guerre contre
l'Allemagne, dote d'une structure officielle (pres de 70 membres,
des permanents, un journal, une maison d'edition), il 6tait en train
de devenir l'organisme representatif, sur le plan moral comme sur
le plan materiel, de l'ensemble des Juifs sovietiques - aussi bien
devant le Comite central du Parti que vis-a-vis de 1'Occident. « Les
dirigeants du CAJ pouvaient se permettre bcaucoup de choses : un
bon salaire, le droit d'etre publies a l'etranger et d'en percevoir des
honoraires, de recevoir et de repartir des dons en provenance de
l'etranger, et enfin de pouvoir s'y rendre ». Autour du CAJ « se
constitua un mouvement national d'abord elitaire, puis de plus en
plus large 27 » ; il apparaissait desormais comme le symbole de 1' au-
tonomic nationale juive. II revenait des lors a Staline de se debar-
rasser progressivement d'une institution devenue genante.
n commenca par la personnalite la plus importante - le directeur
du Bureau sovietique de l'lnformation, Lozovski, lequel (d'apres
Fefer, devenu secretaire general du CAJ en juillet 1945) 6tait
26. /. Ehrenbourg, Po povodou odnovo pisma [A propos d'une lettre], la « Pravda »,
1948. 21 septembre, p. 3.
27. G. Kostyrtchenko. pp. 353, 398.
* Traduction franchise Actcs Sud. 1995.
432 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« l'inspirateur du CAJ..., savait tout ce qui s'y passait et en assurait
la direction de facto ». U agit-prop du Comite central envoya une
commission d'enquete au BSI, qui conclut que son « appareil etait
encombre... par une concentration inadmissible de Juifs ». Lozovski
fut destitue de son poste de vice-ministre des Affaires ettangeres
(tout comme Litvinov et Mai'ski), et, au cours de l'ete 1947, de
celui de directeur du BSI 28 .
Le sort du CAJ 6tait desormais scelle. En septembre 1946, la
commission de controle du Comite central conclut que le CAJ, au
lieu de mener « r offensive contre la propagande occidentale et en
premier lieu la propagande sioniste..., reste sur la ligne des sionistes
bourgeois et des bundistes en defendant 1'idee reactionnaire d'une
seule et unique nation juive ». En 1947, le Comite* central fit savoir
que « il n'entrait pas dans les competences du CAJ de s'occuper
des affaires des Juifs d' Union sovietique ». II « devait concentrer
ses efforts sur "la lutte contre les menees de la reaction interna-
tionale et de ses agents sionistes" 29 ».
Mais, comme l'URSS avait adopte a ce moment-la une politique
pro-israelienne, le CAJ ne fut pas dissous. Quant a son president,
Mikhoels, « leader officieux de la communaute juive sovietique, il
dut renoncer a ses illusions d'influencer la politique du Kremlin en
matiere de nationalites par l'intermediaire de la famille du
dictateur» (il s'agissait avant tout du gendre de Staline, Grigori
Morozov). Mais le soutien le plus actif dont bcn6ficia le CAJ fut
celui de la femme dc Molotov, P.S. Jemtchoujina - arretee au debut
de l'annee 1949 - et de cellc de Vorochilov, « Ekaterina Davidovna
(Golda Gorbman), une bolchevique fanatique qui, toute jeune
encore, avait ete chassde de la synagogue ». D'apres le rapport
etabli par Abakoumov*, Mikhoels etait soupconne de « rassembler
des documents sur la vie privee du dirigeant supreme 30 ». D'une
maniere generate, les organes de la Securite reprochaient a
Mikhoels de « manifester un interet excessif pour la vie privee du
28. Ibidem, pp. 361,363-364.
29. Ibidem, pp. 366, 369.
30. Ibidem, pp. 376, 379, 404.
* Victor Sdminovitch Abakoumov (1908-1954), entre au NKVD comme simple
coursier, devient patron du SCHMERSH a sa creation en 1943 ; destitue et emprisonne
par Staline lors de l'« affaire des blouses blanches », condamne et fusille" sous
Krouchtchev en decembre 1954.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 433
chef de l'Etat sovietique », et aux dirigeants du CAJ de « recueillir
des informations sur la vie de J. Staline et de sa famille 11 ».
Mikhoels jouissait d'une grande autorite morale et Staline jugea
qu'un proces public n'etait pas opportun. Son cas fut done regie
par un « accident », en Janvier 1948. La nouvelle de sa mort
provoqua un choc au sein de la communaute juive sovietique.
Le demantelement du CAJ fut accompli par etapes successives.
Fin 1948, ses locaux furent mis sous scelles, les archives transferees
a la Loubianka, le journal et la maison d'edition fermes. Suivit
rarrestation - dans le plus grand secret, et longtemps niee par les
autorites - des deux personnalites les plus importantes du CAJ,
Fefer et Zouskine. En Janvier 1949, ce fut le tour de Lozovski et,
un mois plus tard, de plusieurs autres dirigeants du CAJ. Tout au
long de l'annee 1949, ceux-ci subirent des interrogatoires serres,
mais, en 1950, l'enquete fut interrompue. (II est vrai qu'au meme
moment Staline procedait a la liquidation des « derives nationales »
au sein de la direction du Parti a Leningrad - le « groupe anti-Parti
de Kouznetsov-Rodionov-Popkov » -, mais cet episode n'a guere
ete retenu par 1'histoire ; pourtant, dans le cadre de l'« affaire de
Leningrad », au debut de l'annee 1950, « pres de deux mille cadres
du Parti furent arretes et fusilleV 2 ».)
En Janvier 1949, la Pravda publia un long article consacre a un
sujet en apparence secondaire - « Sur un groupe de critiques de
theatre antipatriotes" » (le lendemain paraissait un article plus
muscle dans la revue Koultoura i jizn M ) : Staline venait de lancer
l'offensive contre les Juifs travaillant dans les milieux de la culture
en prenant pour pretexte le decryptage de leurs pseudonymes
russes. Or, en URSS, « beaucoup de Juifs sovietiques avaient
camoufie leur origine avec une telle habilete » qu'il etait « car-
rement impossible de les debusquer », ainsi que Fexplique le
redacteur en chef d'une revue juive d'aujourd'hui '\
(Cet article de la Pravda avait en fait une longue histoire, assez
31. PEJ, t. 8, p. 243.
32. Ibidem p. 248.
33. La Pravda, 1949, 28 Janvier, p. 3.
34. Na tchoujdykh pozitsiakh [Sur des positions antagonistes], in Koultoura i jiztl,
1949, 30 Janvier, pp. 2-3.
35. V Perelman, Vinovaty sami ievrei [C'est la faute aux Juifs eux-memes], VM,
n"23, p. 216.
434 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mal connue. Des 1'annee 1946, des rapports du Comite central
soulignaient que « sur les vingt-neuf critiques de theatre en activite,
seuls six etaient russes. On laissait entendre par la que la majorite
des autres critiques de theatre etaient juifs ». En novembre de la
meme annee, quelque peu alarmes mais « forts de la certitude de
beneficier de toute la confiance du Parti, certains critiques de
theatre, persuades que la victoire leur etait assuree, se lancerent
dans une confrontation directe avec Fadeev 36 », le tout-puissant
president de I'Union des ecrivains et favori de Staline. Leur
tentative se solda par un echec. L' affaire, que Ton crut alors
enterree, allait refaire surface en 1949.)
Cette affaire fit 1'objet d'une vaste campagne dans la presse et
les reunions du Parti. G. Aronson ecrit a ce propos : « Le but de
cette campagne etait d'extirper les intellectuels juifs de tous les
pores de la vie sovietique... On trouvait un malin plaisir a reveler
l'identite de ceux qui se cachaient derriere des pseudonymes. Ainsi
E. Kholodov n'etait autre que Meierovitch ; Iakovlev, Holzman ;
Melnikov, Milman ; Iasny, Finkelstein ; Victorov, Zlotchevski ;
Svetov, Scheidman ; etc. La LiteratournaTa Gazela ... s'employait
activement a divulguer ces noms". »
II faut reconnaitre que Staline avait su frapper le point sensible,
celui qui agasait fortement les masses populaires. Cependant, il
n'etait pas assez naif pour lacher tout de go le mot « juif ».
L' affaire des « critiques de theatre » servit de prelude a la longue
et vaste campagne contre les « cosmopolites » (la balourdise sovie-
tique s'empara de cette belle notion et en fit un delit). « Les
"cosmopolites" vises par cette offensive etaient exclusivement des
Juifs. Pas un seul domaine ou on ne decouvrit des "cosmopolites"...
qui etaient par ailleurs des citoyens sovietiques parfaitement
loyaux, jamais soupgonnes d'antisovictisme, et sortis indemnes des
grandes purges de Iagoda et Iejov. Certains etaient fort influents,
jouissant d'une grande notoriete dans leur domaine 38 . » La denon-
ciation des « cosmopolites » deboucha ensuite sur la glorification
imbecile et risible de la « superiorite » russe dans tous les domaines
de la science, de la technique et de la culture.
36. C. Kostyrtchenko, pp. 321. 323.
37. C. Aronson, LMJR-2, p. 150.
38. Ibidem.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 435
II est vrai que, le plus souvent, les « cosmopolites » ne furent
pas arretes, mais publiquement blames et chasses de leur poste dans
les redactions des journaux, les institutions ideologiques et cultu-
relles, l'agence TASS, les editions d'Etat, les facultes des lettres, les
theatres, la Philarmonie, et parfois aussi du Parti ; leurs publications
furent gelees.
Cependant, la campagne prcnait de plus en plus d'ampleur,
touchant de plus en plus de monde et de domaines d'activite. Sous
couvert de lutte contre le « cosmopolitisme », des purges anti-
juives se deroulerent a l'Academie des sciences, au sein de l'lnstitut
de philosophic (gangrene depuis longtemps par des luttes de clans),
d'6conomie, de droit, mais aussi a. l'Academie des sciences
sociales, a l'lnstitut d'etudes juridiques (pour gagner ensuite la
magistrature).
Ainsi, a la faculte d'histoire de l'universite de Moscou, meme
l'academicien 1. 1. Mints - un falsificateur notoire, totalement
devoue au Parti communiste, honore de la confiance personnelle de
Staline, plusieurs fois decore de l'ordre du meme Staline, titulaire
de plusieurs chaires dans plusieurs universites - fut declare « chef
de file des cosmopolites dans la science historique ». Dans la
foulee, on se mit a « liberer » un grand nombre de postes a l'uni-
versite de Moscou, occupes par ses disciples ou d'autres profes-
seurs d'origine juive' 9 .
L' eviction des Juifs de la sphere des sciences exactes et appli-
quees se fit progressivement. - « La fin de 1'annee 1945 et l'annee
1946 furent relativement tranquilles pour les Juifs de cette categorie
socioprofessionnellc ». Un chercheur qui a ctudie le role des Juifs
dans la science et l'industrie sovietiques de la periode de la guerre
illustre son propos par l'exemple suivant : « En 1946, un premier
coup fut porte contre les personnels investis de responsabilites, et
une grosse "affaire" fut mont£e. Les victimes en furent essentiel-
lement des Russes... pas un seul Juif parmi elles... Les comptes
rendus d'enquetes comportaient des charges contre le directeur de
l'usine aeronautique de Saratov, Israel Solomonovitch Levine. On
lui reprochait le fait que, pendant la bataille de Stalingrad, deux
escadrilles n'avaient pas pu decoller, les avions fournis par son
39. A. Nekriich, Pokhod protiv "Kosmopolilov v MGOu [L' operation conlres les
"cosmopolites" a l'universite de Moscou], Kontincnt, Paris, 1981, n" 28, pp. 301-320.
436 DEUX SIECLES ENSEMBLE
usine 6tant defectueux. Le fait etait avere, l'accusation n'avait pas
ete fabriquee de toutes pieces par les enqueteurs. Au demeurant,
Levine ne fut ni arrete, ni meme destitue. » - En 1946, « les
commissaires du peuple B.L. Bannikov, L. M. Kaganovitch,
S. Z. Guinzbourg, L. Z. Mekhlis conserverent leur poste dans le
nouveau gouvernement... Presque tous les Juifs qui avaient exerce
les fonctions de vice-commissaires au sein du gouvernement
pendant la guerre conserverent egalement leur poste ». - L'auteur
de cette etude note que les premiers coups portes contre les Juifs
travaillant comme ingenieurs ou techniciens datent de 1947 4 ".
En 1950, l'academicicn A.F. Ioffe « fut contraint d'abandonner
son poste de directeur de Plnstitut de physique appliquee, qu'il
avait cree en 1918 et dirige sans interruption depuis lors ». - Au
debut de l'annee 1951, on renvoya 34 directeurs et 31 ingenieurs
en chef de 1'industrie aeronautique. « La majorite de ceux qui
figurent sur cette liste sont juifs. » - Si, en 1942, le ministere des
Constructions mecaniques (le commissariat a rArmement)
comptait parmi ses directeurs et ses ingenieurs en chef une quaran-
tine de Juifs, il n'en restait plus que trois en 1953. - Au sein de
Paimce sovietique, « on ne se contenta pas de chasser les generaux
de nationalite juive. Les officiers de rang inferieur qui travaillaient
dans le domaine de 1'anneinent furcnt egalement ecartes 41 ».
Les purges s'etendirent done a rindustrie de defense, a
P aviation, a la construction automobile (epargnant cependant le
secteur nucleaire), mais frappcrent surtout 1' administration, les
directeurs et les ingenieurs en chef, puis les agents de rang infe-
rieur. Ces licenciements n'etaient cependant jamais motives par
l'appartenancc nationale, mais par des delits economiques ou des
relations familiales avec l'etranger - l'affrontement avec les Etats-
Unis paraissait alors imminent. Les purges se propagerent du
Centre vers la province. Avec ce cercle infernal typiquement sovie-
tique (si familier depuis les annees 30 !) : ceux qui se sentaient
menaces tcntaient de se proteger en accusant quelqu'un d'autre.
Ce fut comme un echo affaibli de l'annee 1937 - le pouvoir
sovietique rappelait aux Juifs qu'en aucun cas il ne les avait
40. L Mininberg, Soveiskie ievrei v naoukc i promychlennosti SSSR v period Vtoroi
lirovoi voiny ( 194 1 - 1 945) [Les Juifs sovietiques dans la science et I 'Industrie de I' U RSS
mirov
pendant la Deuxieme Guerre mondiale] M., 1995, pp.413, 414, 415.
41. Ibidem, pp. 416, 417, 427. 430.
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 437
adopt6s pour de bon, mais qu'il pouvait les rejeter a tout
moment. « Nul n'est irremplacable ! » (Reconnaissons toutefois
que « Beria se montra tolerant a 1'egard des Juifs - au moins pour
ce qui est des nominations a des postes de responsabilite au sein
de l'Etat 42 ».)
« Entre 1948 et 1953, les Juifs furent massivement boute\s hors
des spheres superieures - celles qui etaient associees a des fonc-
tions de prestige ou qui revetaient une importance particuliere pour
les dirigeants du pays - de la production, de l'administration, des
activites culturelles et ideologiques ; l'acces a toute une serie d'eta-
blissements d'enseignement superieur lcur fut limite ou tout
simplement refuse... Les postes de responsabilite au sein du KGB,
des organes du Parti, de l'armee furent fermes aux Juifs, et dans
nombre d'universites, d'institutions culturelles et scientifiques, le
Humerus clausus fut reapplique 4 '. » - Les Juifs etaient desormais
sous le coup du famcux questionnaire proletarien qui avait tant pese
au cours des annees 20 sur la noblesse, le clerge, 1' intelligentsia et
les autres « ci-devant ».
« L'elitc politique juive eut a souffrir de toutes ces perturbations
au sein de l'appareil d'Etat, mais, curieusement, moins qu'on aurait
pu le penser », conclut G. Kostyrtchenko. « Pendant la purge, les
coups furent csscnticllement portes contre les elites intermediaires,
les plus nombreuses - gestionnaires, journalistes, professeurs et
autres representants du monde intellectuel... Ce sont ces gens-la
- qui n' avaient de juif que le nom et avaient presque completement
rompu avcc leurs origines nationales - qui furent les principals
victimes de la purge d'apres-guerre 44 . »
D'un autre cote, les statistiques concernant les cadres scienti-
fiques donnent les chiffres suivants : « A la fin des annees 20, les
Juifs representaient 13,6% de l'ensemble des scientifiques du
pays; en 1937, ils avaient atteint les 17,5 % 4? » ; pour 1950, la
proportion est de 15,4% (25 125 Juifs sur les 162 508 scientifi-
ques sovictiqucs 46 ). - Revenant sur cette epoque vers la fin des
42. /,. Mininberg. p. 442.
43. PEJ, t. 6. p. 855.
44. G. Kostyrtchenko, pp. 515, 518.
45. PEJ, 1.8. p. 190.
46. /. Domalski, Tcchnologia nenavisti* [La technologie de la haine], VM, 1978,
n«25, 120.
438 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
ann6es 80, S. Margolina en arrive a la conclusion qu'apres la
guerre, malgre l'ampleur de la campagne, « le nombre de Juifs
hautement qualifies exercant des fonctions elevees resta toujours
disproportionne. Mais, par comparaison avec les "annees
heureuses", il avait significativement diminue 47 ». - A. Heifetz
evoque « les souvenirs rediges par l'un des peres de la bombe
atomique sovi&ique, l'academicien Budker», dans lesquels il
raconte comment lui et ses collegues, des nuits durant, jusqu'a
tourner de l'oeil de fatigue, travaillerent pour doter 1' Union sovie-
tique de sa premiere bombe A - alors meme que se dechalnait la
campagne contre les « cosmopolites » -, et cette epoque-la fut « la
plus inspiree et la plus heureuse » de la vie de Budker 48 .
Mais si, « parmi ceux qui avaient recu le prix Staline en 1949,
on comptait, corarae les annees precedentes, un nombre important
de Juifs » (pas moins de 13 %), en 1952, selon les estimations de
S. Schwartz, il n'y en avait plus que 6 % 49 . (Les statistiques
concernant le nombre d'etudiants juifs dans les etablissements
d'enseignement superieur d'Union sovietique n'ont pas ete publiees
de la periode d'avant-guerre jusqu'en 1963, c'est-a-dire pendant
pres d'un quart de siecle ; nous les evoquerons au chapitre suivant.)
Quant a la culture proprement juive - celle qui s'exprimait en
langue yiddish -, deja bien peu active a Tissue de la guerre, elle
fut etouffee au cours des annees 1948-1951 : suppression des
subventions et fermeture des theatres juifs, des maisons d'edition,
des journaux, des librairies 50 . Les emissions de radio en yiddish a
destination de l'etranger cesserent en 1949 51 .
Les annees d'apres-guerre peserent egalement sur les hauts
grade's de l'armee : « en 1953, presque tous les generaux juifs » et
« pres de 300 colonels et lieutenants-colonels furent contraints de
partir a la retraite 52 ».
47. Sonja Margolina, Das Ende dcr Liigen : Russland und die Juden im 20,
Jahrhundcrt, Berlin. Siedler Verlag. 1992, p. 86.
48. M. Heifetz, Mesto i vremia [Le Lieu et le temps], Paris, Tretia volna, 1978,
pp. 68-69.
49. S. Schwartz, Antisemitizm V Sovetskom Soiouze [L'antisemitisme en Union sovie-
tique], New York, 1952, pp. 225-226, 229.
50. S. Schwartz, Les Juifs en Union sovietique..., pp. 161-163 ; L Shapiro, levrei v
Sovetskoi Rossii posle Stalina [Les Juifs en Russie sovietique apres Staline], LMJR-2,
p. 373.
51. PEJ, t. 8, p. 245.
52. PEJ, t. 1, p. 687.
DE LA KIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINK 439
Tandis que les leaders juifs croupissaient en prison, Staline
avancait lentement, a pas feutres (en 1949, la premiere bombe
atomique avait vu le jour a point nomme). II comprenait qu'en
reglant son compte au Comite antifasciste juif, il allait soulever une
tempete dans le monde entier. Mais il savait aussi que la commu-
naute juive internationale etait indissociablement liee a l'Amerique,
devenue son ennemie des les premieres annees de 1'apres-guerre,
quand il avait refuse d' adherer au plan Marshall.
L'instruction judiciaire de 1' affaire du CAJ reprit en Janvier
1952. Les prevenus « furent accuses de collusion avec les "organi-
sations nationalistes juives d'Amcrique", de transmission k ces
organisations d"'informations sur l'economie de l'URSS"...,
d' avoir "souleve la question de la colonisation de la Crimee et de
la creation d'une republique juive sur ce territoire" 53 ». Parmi les
accuses, treize furent condamnes a mort : S. Lozovski, I. Youzefo-
vitch, B. Chimeliovitch, V. Zouskine, des ecrivains en vue :
D. Berguelson, P. Markish, L. Kvitko, I. Fefer, D. Hofstein, et
egalement : L. Talmi, I. Vatenberg, T. Vatenberg-Ostrovski,
E. Teoumine 54 . Au mois d'aout, ils furent executes en secret.
(Membre lui aussi du CAJ, Ilya Ehrenbourg ne fut meme pas arrete
- « pur effet du hasard », d'apres lui -, de meme que le tres adroit
David Zaslavski. Apres l'execution des ecrivains juifs, Ehrenbourg
continua de s'evertuer a persuader les Occidentaux qu'ils etaient
toujours vivants et en pleine activite 55 .) - L' affaire du CAJ connut
quelques « ramifications » tout aussi secretes : 110 arrestations,
10 condamnations a mort, 5 deces en cours d'enquete 56 .
A partir de l'automne 1952, Staline avanga a visage decouvert :
les arrestations commencerent parmi les professeurs de medecine
de Kiev en octobre 1952, ainsi que dans les milieux litteraires de
cette ville. La nouvelle se repandit immediatement aussi bien parmi
les Juifs d'URSS que dans le reste du monde. Le 17 octobre, La
Voix de I'Amerique parlait deja de « repressions de masse » parmi
53. PEJ, t.8, p. 251.
54. G. Kostyrtchenko, p. 473.
55. G. Aronson, pp. 155-156.
56. G. Kostyrtchenko, p. 507.
440 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les Juifs sovietiques 57 . Quant a ceux-ci, ils « etaient petrifies de
terreur 58 ».
Et voila que tout de suite apres, en novembre, a lieu a Prague un
proces dans le plus pur style stalinien : celui visant Slanski, premier
secretaire du Parti communiste tchecoslovaque et juif, ainsi qu'un
groupe de dirigeants de l'Etat et du Parti. Ce proces revetit un
caractere ouvertement antijuif, on cita les noms de « dirigeants juifs
du monde entier » commc Ben Gourion ou Morgenthau, et, associes
a eux, les Americains Truman et Acheson. Onze condamnes furent
pendus et, parmi eux, huit Juifs. Klement Gottwald* declara en
guise de conclusion : « Au cours de l'instruction et pendant le
proces..., on a pu decouvrir un nouveau canal par lequel la trahison
et l'espionnage s'infiltrent dans le Parti communiste. C'est le
sionisme 59 . »
Pendant ce temps, des l'ete 1951, se concoctait dans l'ombre
l'« affaire des medecins** ». Pour les organes de securite, rien de
nouveau ; au cours du proces Boukharine, en 1937, des medecins
attaches au Kremlin avaient deja etc accuses de pratiques m6dicales
criminelles a l'encontre de certains dirigeants sovietiques - le
professcur D. Pletnev, les docteurs L. Levine et I. Kazakov. Et, dans
sa credulite, la masse sovietique s'etait deja indignee devant tant
d'ignominie. On ne se gena done pas pour rejouer la meme piece.
L'« affaire des medecins » n'etait pas au depart specifiquement
dirigce contre les Juifs, comme le montre la liste des accuses parmi
lesquels figurent aussi des medecins russes de haul niveau. Elle eut
bel et bien pour cause la psychose de Staline, sa peur du complot,
sa mefiance envers les medecins, surtout quand son ctat de sant6 se
fut degrade. On arreta les eminents praticiens par petits groupes a
partir de septembre 1952. Les interrogatoires s'accompagnerent de
violences physiques graves, d' accusations completement absurdes,
orientees vers la these d'un « complot terroriste en relation avec
des services de renseignement etrangers », ourdi par des individus
57. G. Aronson, p. 152.
58. V. Bogousiavski, Ou istokov [Aux engines], « 22 », 1986, n"47. p. 102.
59. G. Kostyrtchenko, p. 504.
* Klement Gottwald (1896-1953). chef du PC tchecoslovaque (1929); president du
Conseil. il declencha le « coup de Prague » (1948) puis devint president de la Rcpublique.
** Dite aussi « complot des blouses blanches ».
DE LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 441
« a la solde des Americains », des « saboteurs en blouse blanche »,
des « nationalistes bourgeois » - cette derniere accusation visant
forcement les Juifs. - Dans La Grande Terreur, Robert Conquest
raconte le destin tragique de ces medecins haut places. En 1935, le
bulletin officiel - falsifie - sur la mort de Kouibychev avait £te
signe" par le commissaire a la Sante G. Kaminski, ainsi que par
I. Khodorovski et L. Levine. lis avaient refait de meme lors de la
mort d'Ordjonikidze. Detenteurs de tels secrets, ils ne pouvaient a
leur tour qu'etre condamnes. - Conquest ecrit : le docteur Levine
avait travaille pour la Tcheka des 1920, « collaborant avec Dzer-
jinski, Menjinski et Iagoda... "J'avais la confiance du responsable
de cette institution"... On peut considerer que Levine... faisait partie
du cercle des collaborateurs de Iagoda au NKVD ». - Plus loin,
nous lisons ces lignes edifiantes : « Parmi les medecins en vue qui
porterent publiquement de violentes accusations [en 1937] contre
[le professeur de medecine] Pletnev, on trouve les noms de
M. Vovsi, B. Kogan et V. Zelenine - ceux-la memes qui..., en 1952-
53, subirent des tortures pendant l'enquete sur 1' "affaire des
medecins" », tout comme deux autres medecins, N. Cherechevski
et V. Vinogradov, qui avaient jadis signe le rapport d'expertise sur
la mort de Menjinski 60 .
Le 13 Janvier 1953, la Pravda et les Izvestia publierent le
communique de l'agence Tass sur rarrestation d'un groupe de
« medecins-saboteurs ». Cette nouvelle fut ressentie par les Juifs
sovietiques comme porteuse de lourdes menaces - mais, aussitot,
dans la meilleure tradition de la gouaillc sovietique, on fit pression
sur les Juifs les plus en vue pour qu'ils apposent leur signature au
bas d'une lettre adressee a la Pravda, denoncant dans les termes
les plus virulents les menees des « nationalistes bourgeois » juifs et
approuvant Taction du gouyernement. Plusieurs dizaines de signa-
tures furent ainsi collecties. (Parmi les signataires : M. Romm,
D. OTstrakh, S. Marchak, L. Landau, V. Grossman, E. Guilels,
I. Dounai'evski. Dans un premier temps, Ehrenbourg refusa de
signer et eut meme l'audace d'ecrire a Staline - « pour vous
demander conseil ». II sut faire preuve en l'occurrence d'un sens
de l'esquive vraiment exceptionnel. Lui-meme, Ehrenbourg, voyait
clairement qu'« il n'existe pas de nation juive » et que la seule
60. Robert Conquest, La Grande Terreur, Irad. franchise aux editions R. Laffont.
442 DEUX SIECLES ENSEMBLE
issue est l'assimilation - le nationalisme juif « conduisant necessai-
rement a la trahison » ; mais, d'un autre cote, le texte qu'on lui
demandait de signer pouvait etre mal interprete par « les ennemis
de notre Patrie ». Par ailleurs, « je ne peux a moi seul r6soudre ce
probleme » ; mais si « les camarades dirigeants me font savoir...
[que ma signature] est souhaitable... [et] utile a la defense de la
Patrie et au mouvement pour la paix, je signerai aussitot 61 ».)
Ledit projet de lettre a la Pravda fit Pobjet de multiples remanie-
ments de la part de Pappareil du Comite central et le texte finit par
prendre une forme plus mesuree. Mais elle ne fut pourtant jamais
publiee. Est-ce a cause de 1' indignation que cette affaire avait
soulevee dans 1' opinion occidentale ? En tout cas, certains faits
permettent de penser que, des avant la mort de Staline, on mit « une
sourdine a V affaire des medecins 62 ».
Apres son annonce publique, cette affaire « avait entralne" dans
tout le pays une vague de persecutions a l'encontre des medecins
juifs. Dans de nombreuses villes, les organes de s6curite monterent
des "affaires" contre les praticiens juifs... Ceux-ci n'osaient plus se
rendre sur leur lieu de travail et leurs patients avaient peur de
recourir a leurs services 63 ».
Apres la campagne contre les « cosmopolites », suivie par l'ex-
plosion de la « colere populaire » a propos de l'« affaire des
m6decins », il n'est pas etonnant que de nombreux Juifs aient
eprouve une grande peur : c'est ainsi que commenca a circuler et
a prendre corps une rumeur selon laquelle Staline projetait de
deporter massivement les Juifs dans des regions reculees de Siberie
et du Grand Nord, rumeur qu'etayaient les exemples de deportation
de peuples entiers apres la guerre. - Dans une etude recente, l'his-
torien G. Kostyrtchenko, grand specialiste de la politique « juive »
de Staline, r6fute avec des arguments tres solides ce « mythe de la
deportation » en montrant qu'aucun fait n'est venu le confirmer, ni
a l'epoque ni plus tard, et qu'en tout etat de cause Staline n' avait
pas les moyens de mettre en ceuvre une telle deportation 64 .
Mais on ne peut qu'etre frappe par l'ampleur du trouble dont
61. Lettre de I. Ehrenbourg a J. Staline. Dokoumenty rousskoi istorii, M, 1997, n° 1,
pp. 141-146.
62. G. Kostyrtchenko, pp. 682, 693.
63. PEJ, t. 8, pp. 254, 255.
64. G. Kostyrtchenko, pp. 671-685.
DF LA FIN DE LA GUERRE A LA MORT DE STALINE 443
furent alors saisis les Juifs sovietiques qui avaient embrasse sans
reserve la cause de l'ideologie sovieto-communiste. Bien des
annees plus tard, S.K. me confia : « Ce qui me fait le plus honte
dans ma vie, c'est d'avoir cru, en 1953, a l'affaire des medecins !
- qu'ils aienl pu etre meles meme involontairement a un complot
fomcntc dcpuis l'etranger... »
Et voici ce qu'on peut lire a propos de cette periode dans un
ouvrage publie a Londres dans les annees 60 : « Malgre le caractere
ouvertement antisemite de la periode stalinienne..., beaucoup [de
Juifs] priaient pour que Staline restat en vie, car l'experience avait
montre que tout affaiblissement du pouvoir signifiait un massacre
des Juifs. Nous etions parfaitement conscients des sentiments
hostiles qu'eprouvaient a notre endroit les "peuples freres" 1 ' 5 . »
Le 9 fevrier, une bombe explosa a l'ambassade d'URSS a Tel-
Aviv. Le 11 fevrier, 1'Union sovictiquc rompit ses relations diplo-
matiques avec Israel. Le conflit autour de l'« affaire des medecins »
s'envenima encore davantage.
Et c'est la que Staline commit un faux pas, le premier de sa
carriere, peut-etre. II ne comprit pas que les developpements de
cette affaire pouvaicnt constituer un danger pour lui personnel-
lement, lui qui se croyait a l'abri sur son Olympe inaccessible,
dcrricrc ses portes blindees. Lexplosion d'indignation a travers le
monde cntier coi'ncida avec des actions energiques menees a 1'inte-
rieur du pays par des forces dont on peut supposer qu'elles avaient
decide d'en finir avec Staline. II est fort possible que cela se soit
fait avec le concours de Beria (voir, par exemple, la version qu'en
a donnee Avtorkhanov 66 ).
Apres le communique officiel sur l'affaire des medecins, Staline
vecut encore 51 jours. « La liberation et la mise hors de cause des
medecins fut ressentie par les Juifs sovietiques de la vieille gene-
ration comme une repetition du miracle de Pourim » : Staline
disparut en effet le jour meme de la fete de Pourim, date a laquelle
Esther sauva les Juifs de Perse du massacre ordonne par Aman 67 .
65. N. Shapiro, Slovo riadovovo sovetskovo ievrei'a [Parole d'un Juif sovidtique ordi-
naire], Rousskii antisemitizm i ievrei, Londres, 1968, p. 50.
66. A. Avtorkhanov, Zagadka smerti Stalina [L'6nigme de la mort de Staline],
Francfort, 1976, pp. 231-239.
67. K. Chlourman, Ni mne meda tvoi'evo, ni ouksousa tvoi'evo [Je ne veux ni de ton
miel, ni de ton vinaigre] in « 22 », 1985, n° 42, pp. 140-141.
444 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Le 3 avril, tous ceux qui avaient surv&u a leur arrestation dans
le cadre de l'« affaire des blouses blanches » furent elargis. La
nouvelle fut officiellement rendue publique le lendemain.
Ce n'etait pas la premiere fois que les Juifs remettaient l'Histoire
en mouvement.
Chapitre 23
JUSQU'A LA GUERRE
DES SIX JOURS
Des le lendemain de la mort de Staline, le 6 mars, le MGB*
« cessa d'exister » - officiellement, bien sur : en fait, Beria avait
mis la main dessus en l'integrant au minist&re de lTnterieur, ce qui
lui permcttait de « mettre au jour les malversations » dont les agents
du MGB s"etaient rendus coupables et en premier lieu son chef,
Ignatiev, qui avait remplace Abakoumov dans le plus grand secret
et dont personne n'avait encore prononce le nom en public. II
semble que Beria ait commence a perdre la confiance de Staline
vers 1952, qu'Ignatiev-Rioumine se soit employe a l'evincer dans
le cadre de P« affaire des medecins », et que le cours des evene-
ments I 'ait place au centre de la nouvclle opposition a Staline. Un
mois plus tard, le 4 avril, il pouvait se sentir suffisamment fort pour
denoncer l'« affaire des medecins » et accuser Rioumine de 1'avoir
montee de toutcs pieces. Et dans les trois mois qui suivirent, les
relations diplomatiques avec Israel furent rctablies.
Tout cela fit renaitre l'cspoir parmi les Juifs sovietiques et le
renforcement du role de Beria aurait pu leur ouvrir des perspectives
prometteuses si celui-ci n'avait ete rapidement elimine.
Mais, pendant quelque temps, les choses continuerent sur leur
lancee. « Avec la mort de Staline... beaucoup de Juifs purent
retrouver les postes d'ou ils avaient ete chasses » ; « pendant la
periode du "degel", beaucoup de vieux sionistes furent liberes des
* Ministere de la S6cunl6 d'fitat
446 DEUX SIECLES ENSEMBLE
camps de concentration » ; « des groupements sionistes commen-
cerent a se constituer, d'abord a l'cchelon local 1 ».
Mais la tendance s'inversa de nouveau. En mars 1954, l'Union
sovietique opposa son veto lorsque le Conseil de securite de l'ONU
proposa d'ouvrir le canal de Suez a la flotte israelienne. A la fin de
l'annee 1954, Khrouchtchcv prit ouvertement des positions pro-
arabes et anti-israeliennes. Dans son fameux rapport au
XX e Congres, en fSvrier 1956, il evoqua largement les purges de
1937-1938 sans s'attarder specialement sur le fait que parmi leurs
victimes avaient figure bon nombre de Juifs ; ils ne mentionna pas
non plus les leaders juifs fusilles en 1952 ; abordant l'« affaire des
medecins », il ne dit pas clairement qu'elle etait dirigee contre les
Juifs. - « On peut facilement imaginer 1'amertume que cela
provoqua au sein de la communaute juivc », sentiment qui « gagna
les milieux communistes juifs de l'etranger et meme la direction des
Partis communistes ou les Juifs etaient particulierement nom-
brcux (comme au Canada ou en Amerique) 2 ». - En avril 1956, a
Varsovie - sous un regime communiste, mais a forte influence
juive -, le journal juif Volkstimme publia un article retentissant ou
etaient cites les noms des Juifs ayant auvre dans les domaines poli-
tique et de la culture et qui avaient disparu aussi bien pendant les
annees 1937-1938 qu'au cours de la periode 1948-1952. Malgre
cela, on y vitupeYait les « ennemis capitalistes » et les « deviations de
Beria », tout en se felicitant du retour a « la politique national-leni-
niste ». Mais « Particle de la Volkstimme fit l'effet d'une bombe 3 ».
Dans le monde entier, les communistes et les Juifs se mirent a
exiger bruyamment des explications de la part des dirigeants sovie-
tiques. « Tout au long de l'annee 1956, les etrangers qui se ren-
dircnt en URSS poserent ouvertement des questions sur la situation
des Juifs en Union sovietique, et plus precisement sur les raisons
pour lesquelles le gouvernement sovietique ne rompait pas, sur la
question juive, avec le lourd heritage du stalinisme 4 » - un sujet
1. PEJ, t. 8, p. 256.
2. S. Schwartz, Ievrei v Sovetskom Soiouzc s natchala VtoroT mirovoi voi'ny (1939-
1945) [Les Juifs en Union sovidtiquc depuis le debut dc la Scconde Guerre mondiale
(1939-1945)1, New York, 1966, p. 247.
3. Ibidem, pp. 247-248.
4. Khrouchtchcv i icvrciskii vopros [Khrouchtchev et la question juive], Sotsialistit-
cheskii vestnik. New York, 1961, n" I, p. 20.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 447
constamment aborde" par les journalistcs etrangers et par les delega-
tions des « Partis communistes freres ». (C'est notamment ainsi que
s'explique la retentissante campagne dans la presse sovietique a
propos de la « trahison » de 1'ecrivain americain Howard Fast,
jusque-la ardent defenseur du communisme.)
Pendant ce temps, « des centaines de Juifs sovietiques prenaient
part, sous une forme ou sous une autre, aux reunions organisees
dans diverses villcs par les groupes ou cercles sionistes renais-
sants », « auxquels participaient activement des sionistes de la
vieille generation qui avaient garde des contacts avec des parents
ou des amis etablis en Israel 5 ».
En mai 1956, une delegation du Parti socialiste francais se rendit
a Moscou. « On porta une attention particuliere a la situation des
Juifs en Union sovietique 6 . » Pour Klirouchtchev, le probleme etait
delicat : il ne pouvait plus se permettre de refuser toute explication,
mais, surtout apres son experience ukrainienne d'apres la guerre, il
comprenait que les Juifs avaient peu de chances de retrouver la
position qu'ils avaient occupee dans les annees 1920-1930. II
repondit done de la sorte : « Au debut de la revolution, nous avions
beaucoup de Juifs dans les organes dirigeants du Parti et du gouver-
nement... Plus tard, nous avons forme un autre encadrement...
Aujourd'hui, si les Juifs voulaient occuper les premieres places dans
nos republiques, cela provoquerait bien sur le mecontentement des
populations locales... Si un Juif est nommc a un poste eleve et s'en-
toure de collaborateurs juifs, cela provoque naturellement de la
jalousie et de l'hostilite envers les Juifs en general. » - (Cet
argument de Khrouchtchev a propos des « collaborateurs juifs » fut
qualifie d'« etrange » et de « specieux ».) - Au cours du meme
entretien, on aborda la question de la culture juive, des ecoles juives,
et a ce propos Khrouchtchev s'exprima ainsi : « Si Ton creait des
ecoles juives, il n'y aurait sans doute pas beaucoup de candidate
pour les frequenter. Les Juifs sont dissemines sur tout le territoire
de notre pays... Si Ton obligeait les Juifs a etudier dans des ecoles
juives, cela provoquerait certainement parmi eux une grande indi-
gnation. Cela serait ressenti comme une sorte de ghetto 7 . »
5. PEJ, t. 8, p. 257.
6. Khrouchtchev, op. tit., p. 20.
7. Les propos de N.S. Khrouchtchev sont citds d'apres le compte rendu de 1'interprete
de la delegation franchise, Pierre Lotchak ; in Realties, Paris, mai 1957 [retraduit du russe].
448 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Trois mois plus tard, en aofit 1956, une delegation du Parti
communists canadien se rendit a son tour en URSS, « expressement
mandatee pour faire toute la lumiere sur la question juive ». Celle-
ci se trouvait done au centre des preoccupations des Partis com-
munistes occidentaux dans la periode dc l'apres-guerre. « Khrouch-
tchev rejeta com me calomnieuses a son egard et a l'egard du Parti
tous les accusations d'antisemitisme », cita les noms de plusicurs
Juifs occupant des postes de responsabilit£, « mentionna meme sa
belle-fille qui etait juive », mais aussitot, « de maniere plutot inat-
tendue..., enchaina sur la question des "qualites et defauts de
chaque peuple" et s'attarda sur "un certain nombre de defauts
propres aux Juifs" », parmi lesquels il cita « l'absence de fiabilite
politique », sans pour autant faire mention de leurs qualites ni parler
des autres peuples 8 .
Au cours de cet entretien, Khrouchtchev reprit a son compte la
decision de Staline de refuser la creation d'une Republique
autonome juive de Crimee en s'appuyant sur le meme argument
que celui-ci - le risque militaire que cela pouvait representer pour
l'Union sovietique. Ces propos furent tres mal ressentis par
l'opinion juive. La delegation canadienne insisla pour que le
Comite central du Parti communiste d' Union sovietique publie une
declaration specialement et exclusivement consacree aux souf-
frances endurees par les Juifs, - « mais elle se heurta a un refus
categorique » : « D'autres peuples et d'autres republiques qui ont
souffert des mefaits perpetres par Beria contre leur culture se
demanderaient pourquoi il n'est question que des Juifs dans cette
declaration. » (Le commentaire de S. Schwartz est sans appel : « La
faiblesse de cette argumentation saute aux yeux 9 ».)
Mais les questions ne s'arreterent pas la. « Des communistes
juifs de Tetranger tenterent d'user de leur influence occulte » pour
obtenir « des explications sur le sort de l'elite culturelle juive »,
et en octobre de la meme annee, vingt-six « leaders et ecrivains
progressistes juifs » occidentaux s'adresserent publiquement au
Premier ministre Boulganine et au « president » Vorochilov en leur
demandant de faire « une declaration publique et autorisee sur les
8. /. B. Salberg, Talks with Soviet Leaders on the Jewish Question, Jewish Life,
Febr. 1957.
9. 5. Schwartz*, op. cit., p. 250.
JUSQITA LA GUERRE DES SIX JOURS 449
injustices commises et sur les mesures prises en vue du retablis-
sement des institutions culturelles juives 10 ».
Mais la politique adoptee par le gouvernement sovietique a
l'egard des Juifs - aussi bien sous le regne des « sept boyards* »
(1953-57) que sous celui de Khrouchtchev - se caracterisa par son
incoherence, sa prudence et sa duplicite, ce qui ne manque pas de
susciter des attentes et des initiatives contradictoires.
L'6te 1956 fut riche en espoirs politiques de toutes sortes, y
compris pour les Juifs. Le secretaire de l'Union des ecrivains,
Sourkov, avait deja annonce a une maison d'edition communiste de
New York que Ton projetait de creer une maison d'edition juive,
un theatre juif, un journal, une revue trimestrielle, d'organiser une
conference pansovietique reunissant des ecrivains et des personna-
lites appartenant a la culture juive, et que d'ores et deja une
commission avait ete mise en place pour retablir la culture d'ex-
pression juive (en yiddish). En 1959, « il y avait de nouveau pas
mal d'ecrivains et de journalistes juifs a Moscou" ». « L'optimisme
que fit naitre en nous l'annee 1956 ne retomba pas de sitot 12 », se
souvient une personnalite juive de l'epoque.
Mais les autorites persistaient dans leurs hesitations et leurs ater-
moiements, freinant le developpement d'une culture juive
autonome. On peut penser que Khtrouchtchev en personne y fut
pour beaucoup.
Et la-dessus deboula une avalanche d'cvcncmcnts : l'affaire du
canal de Suez, la guerre menee par Israel, l'Angleterre et la France
contre l'Egypte (« Israel est en train de se suicider », declarait,
menacante, la presse sovietique), et le soulevement en Hongrie qui
revetit un caractere antijuif I3 - point presque passe sous silence par
les historiens -, peut-etre a cause du grand nombre de Juifs au sein
du KGB hongrois. (N'est-ce pas la une des raisons, meme si ce ne
10. Ibidem, pp. 249-251.
11. Ibidem, pp. 241, 272.
12. /. Stern, Sitouatsia neoustoi'tchivai'a i potomou opasna [La situation est instable et
done dangereusel, « 22 », Tel-Aviv, 1984, n" 38, p. 132.
13. Andrew Handler, Where Familiarity with Jews Breeds Contempt, in Red Star,
Blue Star : The Lives and Times of Jewish Students in Communist Hungary (1948-
1956), New York, Columbia University Press, 1997, pp. 36-37.
* La « direction collective » qui sucedda a Stalinc des sa mort. presidee par G. Malen-
kov.
450 DEUX SIECLES ENSEMBLE
fut peut-etre pas la principale, pour lesquelles l'Occident ne soutint
pas le soulevement hongrois ? - II faut dire qu'il etait trop occupe
par le probleme de Suez. Mais les dirigeants sovietiques ne
pouvaient-ils pas en tirer la conclusion que mieux valait etouffer la
question juive ?)
Un an plus tard, Khrouchtchev triompha de ses adversaires au
sommet du Parti, et Kaganovitch se trouva parmi ceux qui furent
evinces du pouvoir.
A premiere vue, ce n'etait pas grand-chose. II n'etait pas le seul
ni le plus important parmi les limoges. Et il ne le fut pas en tant
que Juif. Cependant, « du point de vue juif, son eviction marquait
la fin d'une epoque ». Les chiffres parlaient d'eux-memes : « Les
Juifs avaient disparu non seulement des organes dirigeants du Parti,
mais aussi de ceux du gouvernement' 4 . »
Pour les Juifs, le temps etait venu de s'interroger serieusement
sur 1' attitude a adopter en vers le pouvoir - ce pouvoir-la.
David Burg, qui avait emigre des 1956, formula la reponse a
cette question en des termes qui ne pouvaient que convenir au
pouvoir sovietique : « Certains pensent que l'antisemitisme "d'en
bas" est plus dangereux que l'antisemitisme "d'en haut" ; « certes,
le pouvoir pese sur nous, mais il tolere notre existence. Si une
revolution se produisait, il y aurait une periode d'anarchie au cours
de laquelle nous serions tout simplement massacres. C'est pourquoi
soutenons le pouvoir en place, aussi mauvais soit-il 15 . »
Des les annees 30, des craintes de ce genre s'etaient deja mani-
festoes a plusieurs reprises : les Juifs doivent soutenir le pouvoir
bolchevique en URSS parce que, sans lui, les choses seraient encore
bien pires. Et maintenant, quoique le pouvoir sovietique soit devenu
encore plus mauvais, les Juifs doivent continuer a s'y accrocher
comme devant !
Ces recommandations furent entendues en Occident, surtout aux
Etats-Unis, meme aux pires moments de la guerre froide. Par
ailleurs, I'Etat socialiste d' Israel nourrissait encore bien des sympa-
thies pour le communisme et pardonnait beaucoup de choses a
l'lJnion sovietique pour le role qu'elle avait joue dans l'ecrasement
14. L. Shapiro, Ievrei v SovctskoT Rossii posle Stalina [Les Juifs en Russie sovietique
apres Staline). LMJR-2, pp. 360-361.
15. David Burg, Die Judenfrage in Der Sowjetunion, Der Anti-kommunist, Munchen,
Juli-August 1957, n°12, p. 35.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 451
de l'AUemagne hitlerienne. Mais comment, dans ces conditions,
comprendre l'antisemitisme en URSS ? Les recommandations de
D. Burg et de ses semblables arrivaient a point nomine, permettant
de glisser de l'antisemitisme du gouvernement sovietique a l'« anti-
semitisme du peuple russe », eternel et maudit.
Certains parmi les Juifs evoquerent alors avec nostalgie la
fameuse Section juive, dissoute en 1930 (Dimanstcin et ses autres
dirigeants avaient 6t6 fusilles depuis belle lurette), qui, dans les
annees 20, passait pour trop communiste : la Section juive « prote-
geait d'une certaine facon les interets nationaux juifs..., c'etait un
organe dont l'activite avait des aspects positifs l6 ».
La politique de Khrouchtchev restait, quant a elle, plutdt incer-
taine et floue : on peut supposer qu'il n'aimait pas trop les Juifs,
mais qu'il ne cherchait pas non plus a les combattre, d'autant moins
qu'il se rcndait bien compte des inconvenients que cela pouvait
presenter sur le plan international. Des concerts et des lectures
publiques furent autorises en 1957-1958 dans un grand nombre de
villes (ainsi, « en 1961, pres de 300 000 personnes assisterent a des
soirees litteraires et a des recitals de chansons juives») 17 ; mais,
dans le meme temps, on interdit la diffusion en URSS du journal
Volkstimme, publie a Varsovie, coupant ainsi tout lien avec 1' ac-
tuality juive internationale lx . En 1954, apres une longue inter-
ruption, parut la traduction russe du Petit Motl de Cholem
Aleichem, puis d'autres livres du meme auteur traduits en plusieurs
langues ; ses oeuvres completes, publiees en 1959, beneficierent
d'un tirage important. Bien que d'orientation strictement officielle,
une revue en langue yiddish, Sovietisch Heimland, vit le jour a
Moscou en 1961. Les ceuvres d'auteurs juifs fusilles furent publiees
aussi bien en yiddish qu'en russe, et Ton put entendre des chansons
juives a la radio 1 ''. En 1966, « pres de cent ecrivains juifs vivent en
URSS », ils ecrivent en yiddish, mais « presque tous ces auteurs
s'expriment aussi en russe en tant que journalistes ou traducteurs »,
et « beaucoup enseignent dans les ecoles russes 2 " ». Le theatre juif
16. S. Schwartz*, p. 238.
17. Ibidem, pp. 283-87 ; PEJ, t. 8, p. 258.
18. S. Schwartz, p. 281.
19. E. Finkektein, levrei v SSSR : Pout v Dvadtsat pcrvyi' vek [Les Juifs en URSS :
vers le xxi 1 " Steele], Strana i mir, Munich. 1989, n" 1, pp. 65-66.
20. L Shapiro, pp. 379-380.
452 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ne se reconstitua qu'en 1966. Et en cette meme annee 1966,
S. Schwartz definit les Juifs comme des « orphelins culturels 21 ». II
est vrai qu'un autre auteur note avec amertume : « On ne peut
expliquer par la seule politique officielle le manque d'enthousiasme
et d'interet... de larges couches de la population juive» pour les
initiatives culturelles de l'epoque. « En ccs annees-la, les acteurs
juifs se produisaient, a de rares exceptions pres, devant des salles
a moitie vides. Les livres des ecrivains juifs se vendaient mal 22 . »
Pour ce qui concerne la religion juive, la politique de Khrouch-
tchev fut tout aussi retorse, mais beaucoup plus intransigeante. La
religion juive representait un objectif parmi d'autres dans l'assaut
mene" contre la religion en general, et on sait les dcgats qu'il causa
a la religion orthodoxe. Plus aucun etablissement de formation du
clerge a partir des annees 30, comme pour toutes les autres religions
avant la guerre. Une 6cole rabbinique fut ouverte a Moscou en
1957 ; elle n'accueillit que 35 etudiants qui furent par la suite syste-
matiquement expulses, notamment par la privation du droit de
resider a Moscou. La publication des livres de priere, la production
d'objets du culte furent soumises a toutes sortes d'entraves.
Jusqu'en 1956, les boulangeries d'Etat avaient fabrique le pain
azyme pour la Paque juive ; des mesures d' interdiction partielles
furent prises a partir de 1957, et furent generalisees en 1961.
Recevoir par la poste du pain azyme de l'etranger fut tantot
autorise, tantot interdit - on alia meme jusqu'a obliger les destina-
taires de ces envois a exprimer dans la presse leur refus indigne 23 .
- Des synagogues furent fermees dans de nombreuses villes. « En
1966, il ne restait plus que soixante-deux synagogues en URSS 24 . »
Cependant, les autorites n'oserent pas les fermer a Moscou,
Leningrad, Kiev, ni dans les capitales des autres republiques. Et
dans les annees 60, d'importantes ceremonies religieuses furent
celebrees a l'occasion des grandes fetes qui rassemblaient dans les
rues, autour des synagogues, des foules nombreuses (de dix a
quinze mille personnes 25 )- S. Schwartz note qu'au cours des
annees 60 la vie religieuse des Juifs sovietiques etait en plein
21. 5. Schwartz, pp. 280. 288.
22. E. Finkelsiein, p. 66.
23. S. Schwartz, pp. 304-308.
24. PEJ, t. 8, p. 259.
25. L Shapiro, p. 258.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 453
declin, mais, avec la largeur de vues qui le caracterise, il ajoute
qu'il s'agissait la de l'aboutissement d'un long processus dc secula-
risation des consciences initie des la fin du xix e Steele (il precise
encore que la meme evolution avait eu lieu en Pologne entre les
deux guerres, alors que ce pays etait tout sauf communiste 26 ). - La
confession juive en URSS tut privee d'une direction centrale
unique ; mais, en cas de besoin - lorsqu'il s'agissait de faire croire
au mondc que les Juifs d'URSS baignaient dans la prosperity ou
de s'elever avec indignation contre la menace de guerre atomique -,
le pouvoir sovietique savait faire pression efficacement sur les
rabbins les plus en vue 27 . « Le pouvoir sovietique a utilise plus
d'une fois les autorites religieuses pour servir ses fins en matiere
de politique etrangere. » C'est ainsi qu'«en novembre 1956, un
groupe de rabbins publia une protestation a propos de la campagne
du Sinai [d' Israel] 28 ».
Apres la crise de Suez, en 1956, la situation de la religion juive
en URSS devint encore plus difficile : la mode etait alors a la « lutte
contre le sionisme ». En tant que tel, comme une des variantes du
socialisme, le sionisme aurait pu entretenir des relations presque
fraternelles avec le Parti de Marx et de Lenine. Mais, ayant decide"
a partir du milieu des annees 50 de s'assurer l'amitie des peuples
arabes, les dirigeants sovietiques furent conduits a mener un combat
acharne contre le sionisme. Pour autant, aux yeux des masses sovie-
tiques, celui-ci ne representait qu'unc notion vague ct abstraite,
quelque chose de tres lointain. Alors, pour donner corps et consis-
tance a ce combat, on presenta le sionisme sous la forme d'un
condense des cliches traditionnels sur les Juifs. Aux attaques
dirigces contre ce pretendu sionisme se melerent ainsi des motifs
ouvertement antisemites. Si, au cours des annees 20 et 30,
la religion juive avait ete relativement moins persecuted que
l'orthodoxe, l'annee 1957 fut marquee, selon un observateur
etranger, par « une forte recrudescence de la lutte contre le
judai'sme », « un tournant dans la persecution de la religion juive »,
« des attaques non seulement contre la religion juive, mais contre
26. S. Schwartz, p. 290.
27. Ibidem, pp. 294-296.
28. PEJ. t. 8, p. 258.
454 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les Juifs en general 29 ». - Un Episode de cette campagne fit alors
grand bruit : la publication en 1 963, en ukrainien, par les editions
de 1'Academie des sciences d'Ukraine, d'une brochure intitulee
Le judaisme tel qu'il est, tiree a 12 000 exemplaires. Ses illustra-
tions - des caricatures explicitement antijuives - provoquerent un
tolle dans le monde entier, y compris parmi les « amis » commu-
nistes (finances par Moscou). Les leaders des Partis communistes
des Etats-Unis ct de Grande-Brctagne pousserent des cris indignes,
de meme que L'Humanite, L'Unita, un journal prochinois de
Bruxelles et de nombreuses autres voix, tandis que la Commission
des droits de l'homme de 1'ONU exigeait des explications du repre-
sentant de 1' Ukraine. De son cote, 1' Association culturelle juive
internationale reclama que l'auteur et l'illustrateur de cette
brochure fussent traduits en justice. La partie sovietique fit long-
temps la sourde oreille, arguant qu'a part les illustrations - et
encore - « ce livre [meritait] un jugement globalement positif 30 ».
Mais la Pravda dut finir par admettre que « cette brochure... mal
preparee » comportait « une serie de jugements errones... et que ses
illustrations pouvaient heurter les sentiments des croyants et preter
le flanc a des accusations d'antisemitisme », alors que, « comme
tout le monde le sait, ce probleme ne se pose pas et ne peut pas se
poser dans notre pays 31 » ; dans le meme temps, on pouvait lire
dans les lzvestia que, malgre les defauts du texte, « l'idee centrale...
ne peut soulever aucune contestation 32 ».
On proceda egalement a quelques arrestations de Juifs religieux,
accuses d'« espionnage au profit d'un Etat capitaliste » [Israel], et
les synagogues furent designees comme les « couvertures de
di verses "operations" criminelles" » - pour semer encore un peu
plus la peur parmi les autres Juifs.
29. AntisemitskiV pamflct v Sovctskom Soiouze [Le pamphlet antis^mite en Union
sovietique]. Sotsialislitcheskii vestnik, 1965, n"4, p. 67.
30. Ibidem, pp. 68-73.
31. La Pravda, 1964, 4 avril, p. 4.
32. Les lzvestia, 1964, 4 avril, p. 4.
33. 5. Schwartz, p. 303.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 455
II ne restait plus de Juifs aux postes les plus en vue, mais on
pouvait en trouvcr encore beaucoup a des postes de moindre
responsabilite, quoique tres convokes. (Et meme si, par exemple,
Veniamine Dymchitz resta a la tete du Gosplan a partir de 1962,
cumulant cette fonction avec celle de vice-president du Conseil des
ministres de l'URSS et de membre du Comite central de 1961 a
1986 34 ). II faut dire que les Juifs avaient ete si nombreux a entrer
« a la Tcheka, au NKVD, au ministere de l'lnterieur..., que meme
apres les purges les plus radicales, quelques-uns furent miraculeu-
sement preserves, comme par exemple le fameux capitaine Ioffe
qui avait oeuvre dans les camps de Mordovie' 5 ».
D'apres le recensement general de 1959, on comptait alors en
URSS 2 268 000 Juifs. (II est vrai que certains contestent ce
chiffre : « Tout le monde sait... qu'il y a plus de Juifs en URSS que
n'en denombrent les recensements », car le jour oil ceux-ci sont
effectues, chacun peut se declarer non pas d'apres son passeport,
mais comme il veuP b .) - 95,3 % d'entre eux vivaient dans les villes,
alors qu'ils etaient 82 % en 1926 et 87 % en 1939". On peut meme
ajouter, en anticipant de quelques annees, que, selon le recensement
de 1970, « l'augmentation du nombre des Juifs residant a Moscou
et Leningrad ne s'explique probablement pas par un accroissement
naturel de leur population, mais par la migration (malgre toutes les
limitations imposees par 1'autorisation de residence) en provenance
d'autres villes du pays ». Au cours de ces onze annees, la ville de
Kiev accueillit egalement « au moins plusieurs milliers de Juifs. Le
processus de concentration des Juifs dans les grandes villes se
poursuit depuis plusieurs decennies' 8 ».
A ceux qui connaissent la difference du niveau de vie en URSS
entre ville et campagne, ces donnees diront quelque chose.
G. Rosenblum, redacteur en chef du journal populaire israelien
Ediot Akhronot, cite le recit presque comique que fit l'un des
ambassadeurs d' Israel a Moscou de son voyage a travers l'URSS
34. EJR, t. l,p.448.
35. R. Rutman, Koltso obid [L'anneau des humiliations], Novyi' journal. New York.
1974, n° 117, p. 185.
36. /. Domalski, Tekhnologia nenavisti [Technologic de la haine], VM, 1978, n° 26.
pp. 113-114.
37. PEJ, t. 8, p. 298, 300.
38. /. Liast, Alia iz SSSR [L'alia d'URSS - provisions demographiques], « 22 », 1981.
n°21, pp. 112-113.
456 DEUX SIECLES ENSEMBLE
au milieu des annees 60. Dans un grand sovkhoze de la region de
Kichinev, on lui fait savoir que « les Juifs qui travaillent ici
souhaitent le rencontrer. II est fort rejoui d'apprendre que des Juifs
travaillent dans un sovkhoze » (pour Israel, aimer le travail de la
terre est bon signc). II poursuit son recit : « On me presenta trois
Juifs... : le premier etait caissier, le second redigeait le journal
mural du sovkhoze, et le troisieme s'occupait de gestion. Je n'en
vis pas d'autres. Autrcment dit, les Juifs continuaient de faire ce
qu'ils avaient toujours fait. » G. Rosenblum confirme ce propos :
« La masse des Juifs sovietiques s'est detournee du travail
manuel™. » - Et L. Shapiro de conclure : « Les tentatives d'orienter
les Juifs vers le travail de la terre, ce qu'on a appele le processus
d'agrarisation, se sont soldees par un echec malgre tous les efforts
deployes par les organisations juives et... les subventions de
l'Etat 40 . »
A Moscou, Leningrad, Kiev, les villes les mieux nanties a la fois
sur le plan materiel et sur le plan culturel - par comparaison avcc
le reste du pays, y compris les autres centres urbains -, les Juifs
representaient, d'apres le reccnsement de 1959, respectivement
3,9 %, 5,8 % et 13,9 % de la population - ce qui n'est pas peu, si
Ton considere qu'en 1959 les Juifs ne representaient plus que 1,1 %
de la population globale de l'URSS 41 .
C'est cette concentration tres elevce - a hauteur de 95 % - des
Juifs dans les villes, qui explique leur reaction douloureuse face au
« systeme d' interdictions et de limitations mis en place des le debut
des annees 40 », tel que nous l'avons mentionne au chapitre
precedent. Et, « bien que ces reglements limitatifs n'aient jamais
ete publies et que les autorites se soient toujours obstinees a nier
leur existence, ils empecherent reellement les Juifs d'acceder a de
nombreux domaines d'activite, de nombreuses professions, de
nombreux postes 42 ».
On raconte qu'une rumeur commenca a circuler alors parmi les
Juifs, selon laquelle Khrouchtchev aurait declare dans un discours
(non public) qu'« il y aurait autant de Juifs dans les universites que
39. G. Rosenblum, V. Perelman, Krouchenie tchouda : pritchiny i sledstvia* [L'effon-
drement d'un miracle : causes et consequences), VM. 1977, n° 24, p. 120.
40. L. Shapiro, p. 346.
41. PEJ, t. 8, p. 300.
42. E. Finkelstein, p. 65.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 457
dans les mines 4 ' ». II est possible que Khrouchtchev ait lache ce
genre de propos - c'etait tout a fait son style -, mais la mesure
qu'il impliquait ne fut jamais mise en ceuvre. En revanche, il est
vrai qu'au debut des annees 60, alors que le nombre d'etudiants
juifs avait augmente dans 1'absolu, lcur nombre relatif avait
diminue de fa^on significative par comparaison avec la situation
d'avant-guerre : alors qu'en 1936, la proportion des Juifs parmi les
etudiants etait 7,5 fois plus elevee que cclle des Juifs par rapport
au reste de la population du pays 44 , ce chiffre etait desormais tombe
a 2,7. Ces nouvelles statistiques sur la repartition par nationality
des etudiants et des eleves de Tense ignement secondaire furent
publiees pour la premiere fois apres la guerre dans 1'annuaire
L'Economie de I'URSS en 1963 45 , et mises a jour chaque annee
jusqu'en 1972. Au cours de l'annee universitaire 1962-1963, les
etudiants juifs occupaient, en donnees absolues, la quatrieme place
derriere les trois nations slaves : 79 300 sur 2 943 700 etudiants
(soit 2,69 % de l'ensemble). L'annee suivante, ils etaient 82 600,
alors que le nombre total d'etudiants en URSS etait de 3 260 700
(soit 2,53 %). Cette proportion resta pratiquement inchangee
jusqu'en 1969-1970 : 101 100 Juifs pour 4 549 900 etudiants, puis
elle commence a decroitre - en 1972-1973 : 88 500 pour 4 630 200
(soit 1,91 %Y'\ (Notons au passage que cette diminution coincide
chronologiquement avec le debut de 1'emigration juive vers Israel.)
La proportion des Juifs dans la recherche scientifique se mit
egalement a chuter au cours des annees 60 : 9,5 % en 1960 ; 6,1 %
en 1973 47 . - Au cours de cette periode, « l'art et la litt6rature sovie"-
tiques comptent des dizaines de milliers de noms juifs 48 » : 8,5 %
des ecrivains et des journalistes ; 7,7 % des artistes et des peintres.
Egalement plus de 10 % des juges et des avocats ; pres de 15 %
des medecins 4y . (Les Juifs sont par tradition nombreux a exercer la
43. N. Shapiro, Slovo riadovovo ievrei'a [Le temoignage d'un Juif ordinaire], Rousskii
antisemitizm i ievrei, Londres, 1968, p. 55.
44. PEJ, t. 8, p. 190.
45. Moscou, 1965, p. 579.
46. Statistiques pour ['annee 1969, Moscou, 1970, p. 690 ; pour l'annee 1972,
Moscou, 1972, p. 651.
47. /. Domalski, p. 120.
48. E. Finkelstein, p. 66.
49. A. Nov, J. Nioul, Ievrei'skoi'e nacelenie SSSR [La population juive d'URSS], Ievrei
v Sovietskoi Rossii (1917-1967), Israel, 1975, p. 180.
458 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
medecine, mais, a cette epoque ou la « psychiatrie sovietique », de
sinistra memoire, commen^ait a jeter des gens sains d'esprit dans
des asiles de fous, qui, helas, en constituait le personnel ? - Passant
en revue les « professions juives », M. Heifetz ecrit ceci : « La
psychiatrie, c'est le monopole des Juifs, m'a dit un ami psychiatre,
un Juif, peu avant mon arrestation ; mais, ces derniers temps, par
decision administrative, on s'est mis a nous envoyer des Russes. »
Et il cite des exemples : le psychiatre le plus important de
Leningrad, le professeur Averbuch, se rend regulierement au KGB
pour y effectuer des expertises ; a Moscou, c'est le fameux Lunz ;
a Kalouga, c'est Lifchitz et « toute sa clique juive ». - (Quand
Heifetz fut arrete, sa femme se mit a la recherche d'un avocat
« accredite », c'est-a-dire mandate par le KGB pour s'occuper d'af-
faires politiques, et « elle ne put trouver un seul Russe », tous les
avocats de ce genre etaient juifs 50 .)
En 1956, Fourtseva, qui exercait a l'epoque les fonctions de
premier secretaire du Parti a Moscou, « se plaignit de ce que, dans
certaines institutions, le personnel etait compose de Juifs pour plus
de la moitie 51 ». (Pour reequilibrer les plateaux de la balance, je
dirai ceci : a cette epoque-la, la presence des Juifs dans l'appareil
sovietique n'etait pas une mauvaise chose. Aussi obtuse qu'impi-
toyable, la bureaucratie sovietique a toujours ete tournee contre les
individualites, les personnes vivantes, les usagers. Et les fonction-
naires russes, figes dans leurs prerogatives, saisissaient n'importe
quel pretexte pour opposer leur refus categorique a toute requete ;
tandis que les fonctionnaires juifs etaient bien plus accessibles a
la dimension humaine des choses, avec eux les choses pouvaient
s'arranger.) - L. Shapiro rapporte que des plaintes s'eleverent parce
que, dans les republiques non russes, les Juifs etaient evinces des
structures de pouvoir par les elites locales 52 , - mais il s'agissait la
de la mise en ceuvre d'une politique generate qui touchait les
Russes de la meme maniere.
On ne peut s'empecher de penser a l'Amerique de ces annees-
la. En 1965, la section new-yorkaise du Comite juif americain mena
une enquete officieuse parmi plus de mille cadres superieurs de
50. M. Heifetz, Mesto i vremia (icvrei'skie zametki)* [Le lieu et le temps (recits d'un
Juif)). Paris, 1978, pp. 63-65, 67, 70.
51. /.. Shapiro, p. 363.
52. Ibidem.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 459
cinquante banques de cette ville, apres quoi elle adressa a celles-ci
une protestation parce qu'on ne comptait que 3 % de Juifs parmi
les personnes interrogces, alors que les Juifs representaient le quart
de la population new-yorkaise : autrement dit, le numerus clausus
n'etait pas respecte. Alors le president de 1' Union des banques de
l'Etat de New York lui repliqua que les banques ne recrutaient pas
leur personnel en fonction « de la race, de la confession, de la
couleur de peau ou de l'origine nationale », ni ne prenaient en
compte ces criteres. (Notons que, deux ans auparavant, le Comite
juif avait procede au meme type de sondage dans cinquante des
plus importants services municipaux des Etat-Unis, et en 1964 dans
des firmes industrielles de la region de Philadelphie 53 .)
Mais revenons aux Juifs sovietiques. Apres avoir Emigre hors
d'URSS, beaucoup d'entre eux se sont prevalus de leurs activites
passees dans la presse, l'edition, le cinema. C'est ainsi qu'un auteur
juif nous apprend que « c'est grace a lui [Syrokomski] que tous les
postes de responsabilite a la Literatournaia gazeta furent occupes
par des Juifs 54 ».
Cependant, vingt ans plus tard, on pouvait lire ceci : « Le nouvel
antisemitisme prenait de Tampleur... et dans la deuxieme moitie
des annees 60, il constituait une entreprise organisee de deconside-
ration, d'humiliation et d'isolemcnt de tout un peuple 55 . »
Alors, comment rassembler tous ces morceaux ? Comment se
forger une opinion impartiale ?
Mais voici que les spheres superieures de l'economie se mirent
a emettrc des signaux qui alarmerent fortement les Juifs. « La
tendance a la concentration des Juifs dans certains secteurs de la
vie economique, phenomene bien connu de la sociologie juive,
s'observait encore en URSS 56 . » Or, dans les annees 60, notre cher
Nikita se rendit soudain compte que l'economie sovietique avait
ete mise en coupe reglee par des voleurs et des filous.
« Lancee en 1961, la campagne contre le "pillage de la propriete
sovietique", revetit un caractere ouvertement antisemite 57 . » Le
53. New York Times, 1965, October 21, p. 47.
54. V. Perelmun, liberalakh v sovetskikh verkhakh [A propos des liberaux parmi
l'&ite sovietique], VM, New York, 1985, n° 87, p. 147.
55. E. Finkelstein, p. 66.
56. L. Shapiro, p. 362.
57. PEI.t.8, p. 261.
460 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Soviet supreme decreta une serie de mesures repressives, d'abord
contre le « trafic de devises », ensuite contre les pots-de-vin, qui
furent bientot rendus passibles de la peine capitale, puis celle-ci
fut etendue aux faits anterieurs a ces decisions (voir, par exemple,
1 'affaire Rokotov-Fa'ibichenko). Des la premiere annee, des
condamnations a mort furent prononcees - onze a Tissue des neuf
premiers proces, dont « six, peut-etre, a l'encontre de Juifs 58 ».
U Encyclopedic juive est plus affirmative : « En 1961-1964, 39 Juifs
furent condamnes a mort pour crimes dconomiques en RSFSR, 79
en Ukraine et 43 dans le reste des republiques de 1'URSS 59 . » Dans
ces proces, « l'ecrasante majorite des accuses etaient des Juifs ».
(Conformement a la procedure judiciaire, on publiait les noms
usuels des accuses precedes de leur prenom et de leur patronyme,
du coup « on voyait tout de suite que c'etaient des Juifs 60 ».)
Sur les 46 accuses du grand proces de Frounze, en 1962, 19
etaient probablement des Juifs. « II n'existe aucune raison de penser
que cette nouvelle politique fut orientee specifiquement contre les
Juifs. Mais elle revetit d'emblee un caractere antisemite » - sans
doute par suite de la publication de l'identite complete des accuses,
car ni les autorites judiciaires, ni le pouvoir, ni la presse ne se
permirent a aucun moment la moindre attaque explicite contre les
Juifs. Et si la Kirghizie sovietique a ecrit : « lis occupaient des
postes differents, mais etaient etroitement lies entre eux », on ne
peut que s'interroger : mais en quoi done etaient-ils etroitement
lies... ? De cela, le journal ne pipe mot, laissant au lecteur le soin
de le deviner, lui suggerant done simplement que le noyau de 1' or-
ganisation criminelle etait constitue de gens "etroitement lies entre
eux" - par quoi done ? « par leur nationalite juive » ? ou « pour
mettre en avant la responsabilite des Juifs 61 » ? Mais des gens
peuvent aussi bien etre « etroitement lies entre eux » par des
combines, des machinations, l'envie de se faire de l'argent. Et
comme e'est etrange : personne n'avance 1' argument de leur
possible innocence. Tandis que les nommer, e'est s'acharner contre
les Juifs !
58. 5. Schwartz, pp. 326-27, 329.
59. PEJ, 1.8, p. 261.
60. N. Shapiro, p. 55.
61. S. Schwartz, pp. 330-333.
JUSQITA LA GUERRE DES SIX JOURS 461
Puis vient 1' affaire des trafiquants de devises de Vilnius en
Janvier 1962. La, tons les accuses etaient des Juifs (au cours du
proces, on dissimula les noms des membres de la nomenklatura non
juive : precede typiquement sovietique). Cette fois, l'accusation
comportait un aspect ouvertement antijuif : « Les transactions
avaient lieu a la synagogue, les differends 6taient tranches par le
rabbin 62 . »
S. Schwartz ne veut voir dans ces proces que de l'antisemitisme
exacerbe, oubliant « la tendance a la concentration des Juifs dans
certains secteurs de la vie economique ». - L'ensemble de la prcsse
occidentale adopta le meme point de vue, parlant de violente
campagne dirigee contre les Juifs, de / 'humiliation et de la mise a
Vecart de tout un peuple ; et Bertrand Russell adressa une lettre de
protestation a Khrouchtchev - qui lui repondit publiqucment 6 '.
Mais, apres cela, les autorites sovietiques hesiterent fortement,
semble-t-il, a toucher aux Juifs.
On declara en Occident que rantisdmitisme officiel etait « le
problcme le plus grave » en URSS (sans voir qu'il existait dans ce
pays des problcmes peut-etre plus graves encore), voire « la
question la plus occultee ». (Des questions occultees, il y en avait
pourtant une foultitude, de la « dekoulakisation » massive a Y« ex-
perience » nucleaire effectuee sur des troupes sovietiques a Totsk
en 1954, en passant par T abandon a l'ennemi de trois millions de
soldats de TArmee rouge en 1941.) Bien sur, apres Staline, le Parti
communiste ne se permit plus de declarations ouvertement antise-
mites. Sans doute y eut-il des « conferences fermees » et des
« stances d' instruction » pour abonder dans ce sens - e'etait bien
dans le style sovietique. Mais e'est Salomon Schwartz qui a raison
quand il dresse le bilan de tout cela en ces termes : « La politique
antijuive du pouvoir sovietique n'a pas de fondement rationnel » et
sa volonte d'etouffer la culture juive « peut sembler etrange.
Comment expliquer une politique aussi insensee 64 ? ».
On peut l'expliquer en partie : alors que tout ce qu'il y avait de
vivant dans le pays etait etouffe, pouvait-on s'attendre a ce qu'un
peuple aussi vivant, aussi dynamique ne subisse pas le meme sort ?
62. Ibidem, pp. 333-34.
63. La Pravda. 1963, l« mars, p. 1.
64. S. Schwartz, pp. 421-22.
462 DEUX SIECLES ENSEMBLE
A cela s'ajouterent dans les annees 60 des considerations de poli-
tique internationale : il fallait faire campagne contre Israel. On
inventa un terme commode, ambigu et flou, l'«antisionisme», et
celui-ci fit figure d'« epee de Damocles suspendue au-dessus de
tous les Juifs sovietiques 65 ». Une campagne de presse contre le
« sionisme » devenait des lors inattaquable : comment prouver qu'il
ne s'agissait la, tout bonnement, que d'antisemitisme ? Cependant,
le danger etait bien reel : « Le sionisme est 1'arme de l'imperialisme
americain. » Les Juifs se trouverent contraints « d'apporter, direc-
tement ou indirectement, la preuve de lcur loyalisme, de persuader
d'une fa$on ou d'une autre leur entourage qu'ils n'entretenaient
aucun rapport avec leur propre identite juive, ni a plus forte raison
avec le sionisme 6 ''. »
Les Juifs sovietiques ordinaires sentaient de lourdes menaces
peser sur leurs epaules ; l'un d'eux a su trouver des mots tres justes
pour exprimer ce sentiment : « A la suite de toutes ces annees de
mauvais traitements et d'humiliations, les Juifs developperent une
sorte de complexe de persecution quand ils avaient affaire a des
non Juifs. Ils etaient prets a voir partout des allusions a lcur appar-
tenance nationale... Les Juifs ne peuvent jamais faire etat en public
de leur appartenance, et il est officiellement admis qu'il faut la taire
comme s 1 il s'agissait d'une sorte de tare, d'un passe criminel 67 . »
Les esprits furent profondement frappes par les evenements
survenus en octobrc 1959 a Malakhovka, bourgade « situee a une
demi-heure de Moscou..., qui comptait 30 000 habitants, dont prcs
de 10 % de Juifs... Dans la nuit du 4 octobre, un incendie se declara
dans les combles de la synagogue et... dans la maison du gardien
du cimetiere juif... La femme du gardien perit dans les flammes.
Au cours de la meme nuit, des tracts furent placardes sur les murs
et semes dans les rues de Malakhovka : "On ne veut plus de Juifs
dans le commerce... Nous les avons sauves des Allemands... Ils
sont devenus tellement arrogants que le peuple russe ne sait plus...
dans quel pays il vit 6S ».
Cettc atmosphere de plus en plus lourde entraina 1' apparition
d'un veritable syndrome, decrit en ces termes par D. Sturman : une
65. E. Finkelstein, p. 65.
66. Ibidem, pp. 66-67.
67. N. Shapiro, pp. 48. 55.
68. Sotsialislitchcskii vestnik, 1959, n" 12, pp. 240-41.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 463
partie « des Juifs en arrive a hair l'Etat d'Israel, considerant qu'il
est responsable de la politique antisemite de l'Union sovietique. Je
me souviens des propos d'une brillante enseignante juive : "II
faudrait jeter une bonne bombe sur ce fichu Israel, notre vie en
deviendrait plus facile 69 " ».
Mais cc genre d' attitude inacceptable reste exceptionnel. En
regie generate, la campagne antisioniste provoqua « le renfor-
cement de la conscience nationale des Juifs et un regain de
sympathie pour Israel, considere comme l'avant-poste de la
communaute juive dans son ensemble 70 ».
Certains avancent un autre type d'explication pour comprendre
la situation des Juifs au cours de ces annees-la : oui, sous
Khrouchtchev, « les Juifs cesserent de craindre pour leur vie », mais
« les fondements d'un nouvel antisemitisme furent poses » : la
jeune generation de la nomenklatura, combattant pour ses privileges
de caste, « s'efforcait d'occuper les postes de responsabilite dans
les domaines de la culture, de la science, du commerce, des
finances, etc. Et c'est la que se produisit la "rencontre" de la
nouvellc artistocratie sovietique avec les Juifs dont le role dans ces
spheres d'activite avait toujours ete important ». Car « la structure
sociale de la population juive, concentree essentiellement dans les
principaux centres du pays, rappelait a l'elite dirigeante sa propre
structure de classe 71 ».
Cette "rencontre" historique eut bel et bien lieu : ce fut la
« releve de la garde » au sommet de l'URSS, les Russes y
remplacant les Juifs. Et elle provoqua indubitablement des antago-
nismes : je me souviens de l'amertume que Ton ressentait dans les
milieux juifs, a l'epoque de Khrouchtchev, et des sarcasmes que
Ton y proferait a l'endroit de ces « moujiks » sortis de leur trou et
parvenus aux plus hauls postes.
Pourtant, dans l'ensemble, sous l'effet de diverses influences,
mais aussi de la grande prudence du pouvoir sovietique, autour de
l'annee 1965, « par son ampleur et son intensite, l'antisemitsime
sovietique [etait] bien inferieur » a ce que Ton avait pu observer
« durant les annees de guerre et la periode qui avait immediatement
69. D. Sturman, Sovictskii antiscmilizm - pritchiny i prognozy [L'antisemitisme
sovietique - causes et previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 180.
70. S. Schwartz, p. 395.
71. £ Finkelsiein, pp. 64-65.
464 DEUX SIECLES ENSEMBLE
suivi », et Ton assistait meme « a la disparition progressive du
numerus clausus 12 ». - Plusieurs auteurs nous disent que, pendant
les annees 60, les Juifs sovietiques avaient plutot bon moral. <Ce
qui contrebalance les propos cites plus haut sur la montee d'un
« nouvel antisemitisme » au cours de cette meme periode.) - Vingt
ans plus tard, un autre temoignage confirme cette impression :
« Pour "les Juifs en general", la penode de Khrouchtchev fut l'une
des plus paisibles de l'histoire sovietique". »
« De nombreux cercles sionistes virent le jour dans les annees
1956-1957 ; ils etaient frequentes par de jeunes Juifs qui, jusque-
la, n'avaient pas manifeste d'interet particulier pour les questions
juives ni pour le sionisme. La campagne du Sinai' [1956] marqua
chez les Juifs d'URSS une etape importante dans l'eveil du
sentiment national et de la solidarite avec Israel » ; un peu plus
tard, « le Festival international de la Jeunesse [Moscou, 1957] fut
un catalyseur de la renaissance du mouvement sioniste en URSS...
Au cours de la periode comprise entre le Festival et la guerre des
Six Jours [1967], le mouvement sioniste en URSS ne fit que
prendre de l'ampleur. Les contacts entre les Juifs sovietiques et
l'ambassade d'Israel se firent de plus en plus frequents et moins
risques », « le samizdat juif prit rapidement de l'importance 74 ».
Au tournant des annees 1950-1960, pendant le «degel»
khrouchtchevien, les Juifs d'URSS releverent la tete et se libererent
de la peur qui les avait tenailles pendant la periode de la lutte contre
le « cosmopolitisme » et l'« affaire des medecins » ; davantage
encore, « etre juif devint meme tres a la mode » dans la bonne
societe" moscovite. Le theme juif penetra dans le samizdat ainsi
que dans les soirees de poesie auxquelles la jeunesse se ruait en
foule, et Rimma Kazakova s'enhardit jusqu'a proclamer sur scene
ses origines juives. Prompt a flairer Fair du temps, Evtouchenko
composa son poeme Babi Yar 15 et se declara juif en esprit. Ce texte
eut un retentissement considerable aussi bien parmi les Juifs sovie-
tiques que dans le monde entier. Recite par son auteur au cours
d'innombrables soirees publiques, il souleva toujours des tonnerres
72. S. Schwartz, pp. 372. 409.
73. M. Heifetz, Novate „aristokratia" ? [Une nouvelle "aristocratie" ?], Grani,
Francfort-sur-le-Main, 1987, n" 146, p. 189.
74. PEJ, t. 8, pp. 262-63.
75. R. Rutman, Soviet Jewish Affaires, London, 1974, vol. 4, n°2, p. 11.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 465
d'applaudissements. - Chostavkovitch, qui s'6tait deja souvent
tourne vers des themes juifs, entreprit de transposer le poeme d'Ev-
touchenko en symphonic Celle-ci fut jouee devant un public
restreint. - Babi Yar fut ressenti par les Juifs d'URSS - et d'ailleurs
- comme une onde vivifiante, « un acte revolutionnaire..., une
contribution a l'eveil de I* opinion publique en Union sovietique »,
«l'evenement le plus important depuis la fin de 1' "affaire des
medecins" 7 '' ».
En 1963-1964, le theme juif reprit le chemin des maisons
d'edition avec la publication de L'Ete dans les pinedes, d'Anatoly
Rybakov, et du journal de Macha Polnik 77 (« un plagiat manifeste
du Journal d'Anne Frank 18 »).
« Apres la destitution de N. Khrouchtchev, la politique du
gouvernement a 1'egard des Juifs devint moins dure. La religion
juive fit l'objet d'attaques moins virulentes, les interdictions de
confectionner le pain azyme furent presque partout levees... La
campagne contre la criminalite economique cessa progressi-
vement... » Neanmoins, « la presse sovietique lanca une campagne
contre la propagande sioniste parmi les Juifs sovietiques et contre
leurs liens avec l'ambassade d' Israel 79 ».
Toutes ces fluctuations et ruptures au sein de la societe sovietique
ne passerent pas inapercues des Juifs, au contraire : ils les ressen-
tirent comme une avancee importante.
D'apres le recensement de 1959, seulement 21 % des Juifs decla-
rerent le yiddish comme langue maternelle (en 1926, ils etaient
72 %) 80 . Dans les annees 70, on pensait encore que « les Juifs de
Russie, naguere les plus juifs de tous les Juifs, etaient devenus les
moins juifs d'entre les Juifs 81 ». « L evolution actuelle de la societe
sovietique menace de detruire le potentiel intellecruel et spirituel des
Juifs 82 . » Un auteur plus tardif a une formule encore plus juste : aux
Juifs d'URSS « on ne permet ni de s'assimiler, ni d'etre juifs 81 ».
76. S. Schwartz, p. 371.
77. Rcspectivemeni Novy Mir, 1964, n° 12, et Zvezda, 1965, n os 2 et 3.
78. S. Schwartz, p. 373.
79. PEJ, t. 8, pp. 262, 264.
80. Ibidem, pp. 295, 302.
81. G. Rosenblum, p. 120.
82. L. Tsigelman-Dymerski, Sovietskii antisemitizm - pritchiny i prognozy [L'antis6-
mitisme sovietique - causes et previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 175.
83. /. Stern, op. cit., p. 135.
466 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Cependant, tout au long de la periode sovietique, la conscience
nationale juive ne s'est jamais completement eteinte.
En 1966, le tres officiel Sovietisch Heimland affirmait que
« meme les Juifs assimiles, parlant le russe, conservent leurs traits
particuliers, distincts de ceux des autres couches de la popu-
lation 84 ». Sans parler des Juifs d'Odessa, de Kiev, de Kharkov qui
« parfois n'hesitaient pas a se vanter d'etre juifs, allant meme
jusqu'a refuser de frequenter des goyim 85 ».
Leon Tumerman, savant 6migre en Israel, se souvient des
premieres annees du regime sovietique, quand lui-meme « rejetait
tout nationalisme ». Revenant maintenant sur son passe, il ecrit :
« Je prends conscience avec etonnement de ce qui m'echappait a
l'epoque : je croyais etre completement assimile, or tout le cercle
de mes plus proches amis, ceux a qui je pouvais tout dire, restait
compose de Juifs 8 ''. »
La sincerite de ce temoignage ne laisse pas de place au doute.
J'ai moi-meme pu constater cela, et plus d'une fois. Mais pourquoi
les Russes devraient-ils s'en offusquer ?
Un autre auteur juif note encore ceci : en URSS, « les Juifs non
religieux, toutes tendances confondues, s'accordaient a defendre le
principe de la "purete de la race" » - et il ajoute : « Rien de plus
naturel. Des gens pour qui la judeite n'est rien, et qui, de surcroit,
ne sont pas assimiles, on n'en rencontre pas beaucoup 87 . »
Tres revelateur egalement, l'aveu de Nathan Chtcharanski peu
apres son arrivee en Israel : « Je dois largement a ma famille de
me sentir juif. Notre famille etait assimilee mais n'en restait pas
moins juive. [Mon] pere etait un journaliste sovietique ordinaire »
qui « se passionna tellement pour les idees revolutionnaires, "le
bonheur pour tous" - et pas seulement pour les Juifs - qu'il en
devint un citoyen sovietique totalement loyal ». Mais en 1967,
apres la guerre des Six Jours, puis en 1968, apres l'invasion de la
Tchequoslovaquie, «j'ai soudain pris conscience de ce qui me
separait de mon entourage non juif..., le sentiment d'une difference
84. L Shapiro*, op. eft, p. 379.
85. /. Stern, Dvoi'nai'a otvetstvennost [La double respnnsabilit^l, « 22 », 1981, n°21,
p. 127.
86. «22»>*, 1978. n«'l,p. 204.
87. A. Eterman, Istina s blizkovo rasstoi'ania [La vcrite vue de pres] « 22 », 1987,
n«52,p. 112.
JUSQUA LA GUERRE DES SIX JOURS 467
fondamentale entre ma conscience a moi, Juif, et la conscience
nationale des Russes* 8 ».
Et voici encore un temoignage tres penetrant (1975) : « Les
efforts deployes par 1' intelligentsia juive au cours des cent dernieres
annees pour se couler dans la forme nationale russe ont 6te en verite
titanesques. II est vrai qu'elle n'y gagna pas rharmonic interieure,
au contraire, elle ressentit encore plus durement l'amertume d'etre
ecartelee entre deux identites nationales. » Et a la « question
tragique pos6e par Alexandre Blok : "O ma Russie, 6 ma vie,
devrons-nous errer ensemble ?" - une question a laquellc le Russe
donne generalement une rcponse sans equivoque -, a cette question
1' intelligentsia russo-juive repondait, parfois apres un temps de
reflexion : "Non, pas ensemble. Cote a cote, a certains moments,
mais pas ensemble !..." Une dette ne remplace pas une patrie ». Et
cela « permit aux Juifs de garder les mains libres a chaque tournant
de l'histoire russe 89 ».
Yoila des propos qui ont le m£rite d'etre honnetes. II ne reste
qu'a rever que tous les Juifs de Russie aient suffisamment de
lucidite pour reconnaitre l'existence de ce dilemme.
Mais, le plus souvent, la question se reduit a celle de l'antisemi-
tisme : « Alors meme qu'il nous tenait a l'ecart de tout ce qui est
specifiquement russe, l'antisemitisme [en URSS] nous a en meme
temps interdit de nous approcher de tout ce qui est specifiquement
juif... L'antisemitisme est moins dangereux par ce qu'il fait aux
Juifs (en leur imposant diverses limitations) que par ce qu'il fait
des Juifs - des etre nevroses, deprimes, complexes, amoindris 90 . »
En realitc, ceux qui ont pu sortir de cet etat morbide sont ceux
qui se sont pleinement assumes comme juifs.
La prise de conscience nationale des Juifs d'URSS avait
progresse au travers des epreuves que le xx e siecle avait imposees
a ce peuple. C' avait d'abord ete l'immense Catastrophe que repre-
senta pour lui la Seconde Guerre mondiale. (Les efforts deployes
par le pouvoir sovietique pour taire ou masquer la realite eurent
pour effet d'en retarder la prise de conscience parmi les Juifs.)
88. «22», 1986, n°49. pp. 111-112.
89. B. Orlov, Ne te vy outchili alfavity [Vous n'avcz pas appris le bon alphabet], VM,
Tel-Aviv, 1975, n" 1, pp. 129, 132-33.
90. V: Bogouslavski, « 22 >», 1985, n" 40, pp. 133, 134.
468 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Un deuxieme coup lui avait ete porte par la campagne contre les
« cosmopolites » en 1946-1950.
Puis c'avait ete la menace d'une terreur generalisee a laquelle
mit fin la mort du tyran, survenue aussitot apres.
Mais, avec le « degel » des annees Khrouchtchev, puis, sans lui,
pendant les annees 60, les Juifs sovietiques commencerent a
redresser la tete et a assumer leur identite.
Des la seconde moitie des annees 50, « la sensation grandissante
d'amertume qui avait envahi de larges couches de la population
juive sovietique » eut pour effet de « renforcer le sentiment de soli-
darite nationale 91 ».
Mais « ce n'est qu'a la fin des annees 60 qu'un tout petit groupe
d'intellectuels russes, scientifiques de surcroit (parmi lesquels
se detache incontestablement la figure d' Alexandre Voronel)
entreprit... de restaurer la conscience nationale juive en Russie 92 ».
Et c'est a ce moment-la qu'eclata, soudaine, rapide, victorieuse
- un veritable miracle ! - la guerre des Six Jours. Le prestige
d' Israel atteignit alors son le zenith aux ycux des Juifs sovietiques
qui se sentirent lies a lui par le cceur et par le sang.
Mais le pouvoir sovietique, exaspere par la defaite honteuse de
Nasser, declencherent aussitot une fracassante campagne dirigee
contre le « judaisme-sionisme-fascisme » : desormais, c'etait tout
juste si les Juifs n'etaient pas tous des « sionistes » ; le « complot
mondial » sioniste fut considcre comme « l'aboutissement neces-
saire et inevitable de toute l'histoire juive, de la religion juive
marquee par son caractere national » ; « le judai'sme est une religion
qui convient tres bien a ceux qui aspirent a la domination univer-
selle, parce qu'il a elabore systematiquement une ideologic de la
superiorite raciale et de l'apartheid 93 ».
A la campagne de presse s'ajouta la dramatiquc rupture des rela-
tions diplomatiques avec Israel. Les Juifs sovietiques eurent alors
de bonnes raisons d' avoir peur : « On avait l'impression qu'on etait
a la veille d'un appel au pogrom 94 . »
91. S. Schwartz, p. 415.
92. G. Fein, V roli vysokopostavlennykh chveilsarov [Dans le role de porticrs haut
places], VM, Tel-Aviv. 1976. n" 12. p. 144.
93. R. Nudelman, Sovietskii aiHisemilizm - pritchiny I prognozy [L'afitis^mitisme
sovielique - causes el previsions], « 22 », 1978, n° 3, p. 144.
94. E. Finkelstein, p. 67.
JUSQU'A LA GUERRE DES SIX JOURS 469
Mais cettc pcur n'etait que superficiclle, et ce qui se produisit,
en fait, ce fut une nouvelle et incoercible affirmation de leur identite
nationale par les Juifs.
« L'amertume, la rancccur, la colerc, la defiance s'etaient tel-
lement accumulees qu'elle finirent par eclater au grand jour et par
conduire a la rupture avec ce pays et cette societe - a Immi-
gration 95 . »
« La victoire de l'armee israelienne fit en sorte que des milliers
de Juifs completement assimiles prirent conscience de leur identite
nationale... Le processus de renaissance nationale se mit en route...
Dans de nombreuses villes, les groupes sionistes devinrent de plus
en plus actifs... En 1969, il y eut des tentatives pour creer une
organisation sioniste a 1'echelle de 1'URSS... Les Juifs qui deman-
daient a dmigrer en Israel etaient de plus en plus nombreux 96 . »
Les multiples refus opposes a ces demandes d'emigration
conduisirent a une tentative de detournement d'avion, le 15 juin
1970. Le proces qui s'ensuivit peut ctre considere comme ouvrant
une nouvelle etape dans l'histoire des Juifs sovietiques.
95. Ibidem.
96. PEJ, t. 8. p. 267.
Chapitre 24
EN RUPTURE
AVEC LE BOLCHEVISME
Au debut du xx c siecle, quand 1' Europe se voyait deja sur le
seuil de la Raison universelle, nul ne pouvait preVoir avec quelle
force allait exploser, justement en ce siecle, le sentiment national
chez tous les peuples de la Terre. Et aujourd'hui, un siecle plus tard,
nous sommes stupefaits, car il nous faut prevoir, non la disparition
imminente des sentiments nationaux (disparition dont nous ont
bourre le crane, un siecle durant, les socialistes internationalistes),
mais bien leur renforcement.
Mais enfin, la plurinationalite n'est-elle pas pour l'humanite une
richesse, une diversite ? L'erosion des nations ne serait-elle pas un
appauvrissement, une entropie de 1' esprit ? (Et les siecles de
cultures nationales ne seraient plus que des resserres abandonnees,
inutiles ?). C'est une idee indigente, purement materialiste, qui
laisse croire que quand tout sera pared, il sera plus facile d'orga-
niser la vie sur la planete. Peut-etre, mais vivre sera alors beaucoup
moins plaisant !
Cependant, dans l'empire sovietique, on nous a toujours, avec
une triomphante insistance, rebattu les oreilles avec la fusion, ['uni-
fication des nations ; on nous a rabache" que, « chez nous », il
n'existait pas de « questions nationales », ni a fortiori de
« question juive ».
Or, la question juive, la question de l'existence trois fois mille-
naire, hors du commun, d'une nation disseminee de par le monde
et totalement unie en esprit, qui vit en dehors de toutes les notions
d'Etat et de territorialite, et, avec cela, qui influe avec une vigueur,
472 DEUX SIECLES ENSEMBLE
une puissance inegalees sur toute l'histoire de l'humanite, en sorte
que 1'on a dit des Juifs qu'ils etaient l'«axe de l'histoire du
monde » - comment se ferait-il que cette question n'existat pas ?
Alors que toutes, rigoureusement toutes les questions nationales
surgisscnt, jusqu'a celle des Gagaouzcs... ?
Un doute aussi stupide n'eut jamais pu naitre si, autour dc la
question juive, a diverses epoques, ne s'etait engage un jeu poli-
tique, un jeu qui scrvait tel ou tel interet...
II en fut ainsi chez nous, en Russie. Dans la societe russe pre-
revolutionnaire, nous l'avons vu, rien que taire la question juive
etait considere comme de 1'antisemitisme. Mieux encore : dans la
conscience de la societe russe d' alors, la question juive, vue sous
Tangle de l'egalite des droits civiques, ou de I'acces a tous les
droits civiques, etait la question centrale de toute la vie publique
russe, en tout cas le point sensible dans la conscience de chacun,
une sorte de revelateur, de reactif.
Au contraire, avec la montee du socialisme en Europe, toute
question nationale n'etait plus considdree que comme un irritant
obstacle sur la voie tracee par cette noble doctrine - ct la question
juive (rejetee par Marx carrement sur le capitalisme) n'etait
a fortiori qu'une petite anicroche dont on avait fait une montagne.
Mommzen temoigne que dans les cercles « du judai'sme socialiste
occidentalo-russe », comme il dit, a la moindre tentative de debattre
de la question juive on etait traite de « reactionnaire » et d'« anti-
semite » (c' etait avant le Bund).
Ce genre de cliche socialiste en beton transmigra jusqu'en
URSS. A partir de 1918, sous les communistes, il fut strictement
interdit dans notre pays - sous peine d'emprisonnement, voire de
peine capitale - d'evoquer d'une fagon ou d'une autre la question
juive (exception faite de la sympathie envers les souffrances des
Juifs sous le tsar, et de l'emotion devant leur volonte agissante de
s'integrer au communisme). Et les consciences, dans l'intelli-
gentsia, suivirent librement et de bon gre ce nouveau canon ; les
autres le suivirent aussi, mais contraintes et forcees.
Ce prccepte, le pouvoir communiste le maintint sans broncher
pendant toute la duree de la guerre germano-sovietique : pourquoi
voulez-vous qu'une quelconque « question juive » ait surgi a ce
moment-la ? Et cela a dure, car, jusqu'a sa derniere heure, sous
Gorbatchev, les communistes ont continue a repeter obstinement :
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 473
il n'y a pas, il n'y a absolument pas de question juive ! (a la place
on avait mis la question « sioniste »).
Pourtant, des la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les
Juifs sovietiques prirent conscience de 1'ampleur de l'extermination
juive sous Hitler, et quand se dcploya a la fin des annees 40 la
campagne stalinienne contre le « cosmopolitisme », s'incrusta dans
1'esprit de 1' intelligentsia juive que, bien au contraire, la question
juive en URSS existait, et meme 6 combien ! Et refit surface la
conception d'avant la revolution : cette question est centrale pour
la societe russc dans son ensemble et pour la conscience morale de
chacun en particulier. Elle est tres exactement « la mesure de la
vraie humanite 1 ».
En Occident, seuls les chefs de file du sionisme (certains sans
rompre le lien avec ce socialisme europeen bute), ont parle avec
certitude, a partir de la fin du xix c siecle, du caractere historique
unique, dc 1' importance essentielle et immemoriale de la question
juive.
Avec 1' apparition de l'Etat d' Israel, les passions qui se sont
dcchainees autour de lui ont introduit le trouble dans la conscience
innoccnte des socialistes europeens.
Ici demandent a etre cites deux exemples modestes, mais qui ont
fait grand bruit a I'epoque et qui sont significatifs. Au cours de Tun
de ces fameux « dialogues entre l'Est et l'Ouest » (ceux-ci £taient
d'habiles creations de la periode de la guerre froide ou, pour
contredire les intervenants occidentaux, on donnait la parole a des
fonctionnaires chevronnes ou novices de 1' Europe de l'Est qui
faisaicnt passer le charabia officiel pour leurs propres emotions et
convictions), 1'ecrivain slovaque Ladislas Mniatchko - c'etait au
debut de 1967 -, qui represcntait dignement l'Est socialiste, declara
fort spirituellement qu'il n'avait jamais eu, ni dans sa vie profes-
sionnelle ni dans sa vie tout court, de confiit avec le pouvoir
communiste, sauf une fois, quand on lui avait retire le permis de
conduire pour infraction aux regies de la circulation. Son contra-
dicteur francais lui declara alors avec colere qu'il eut assurement
convenu qu'au moins une fois Mniatchko se rangeat dans 1' oppo-
sition : quand fut noyee dans le sang 1' insurrection des Hongrois,
1. V. Levilina, Rousski teatr i evrei [Le theatre russc et les Juifs], Jdrusalem.
Biblioteka-Alia, 1988, 1. 1, p. 24.
474 DEUX SIECLES ENSEMBLE
ses voisins. Mais non, la repression en Hongrie n'avait pas trouble
la paix de l'ame de Mniatchko, ne lui avait inspire aucune critique,
aucune audace. Plusieurs mois passerent apres ce « dialogue », et
ce fut la guerre des Six Jours. Le gouvernement tchecoslovaque de
Novotny - de fidelcs communistes - accusa Israel d'etre l'agresseur
et rompit les relations diplomatiques avec lui. Et que se passa-t-il ?
Mniatchko, Slovaque marie a une Juive, qui avait tres bien supporte
l'eerasement de la Hongrie, fut a ce point indigne, agite, qu'il quitta
sa patrie et, en signe de protestation, s'en alia vivre en Israel !
Le deuxieme cxemple se situe la me me annee. Le celebre socia-
liste fran9ais Daniel Meyer declara dans Le Monde, au moment de
la guerre des Six Jours, que dorenavant : 1) il a hontc d'etre socia-
liste puisque l'URSS se dit socialiste (mais quand en URSS on
exterminait - non pas le peuple, passe encore, mais les socialistes,
eh bien non, ca ne lui a pas fait honte) ; 2) il a honte d'etre /ran pa /s
(evidemment, a cause des mauvaiscs orientations de De Gaulle) ;
3) // a honte d'etre un homme (n'est-ce pas un tantinet exagere ?) ;
bref, il n'y a qu'une chose dont il n'a pas honte, c'est d'etre juif 2 .
Nous sommes tout prets a partager et 1' indignation de Mniatchko
et la colere de Meyer, et nous ne faisons ici que relever le caractere
extreme de leurs sentiments, compare a la longue periode de tole-
rance et de complaisance a l'egard du communisme qui avait
precede. En fait, l'ardeur de leurs sentiments reprcsente elle aussi
un aspect de la question juive au xx e siecle.
Et done, peut-on vraiment dire que de question juive « il n'y
avait pas » ?
Mais celui qui, tout au long des annees 1950-1980, ecoutait
les emissions americaines a destination de l'URSS, celui-la avait
l'impression qu'il n'existait pas dans notre pays d'autre question
aussi grave que la question juive. (Dans le meme temps, a l'inte-
rieur meme des Etats-Unis oii « les Juifs peuvent etre considered
comme la minorite la plus privilegiee » et ou ils « se sont hisses a
des positions sociales sans precedent, la majorite [des Juifs d'Ame-
rique] n'en considere pas moins l'aversion et la discrimination
emanant de leurs compatriotes Chretiens comme une compos ante
sinistre de la vie moderne 3 » ; mais affirmer cela a haute voix ne
2. Daniel Meyer, J'ai honte d'etre socialiste, in le Monde, 1967, 6 juin, p. 3.
3. Michael Medved, The Jewish Question, in National Review, 1997, July 28, p. 53.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 475
rendrait pas ici un son credible, et c'est pourquoi de question juive
il n'y a pas, et la soulever, en parler est inconvenant et d£place.)
II nous faut pourtant nous accoutumer a parler de la question
juive non pas peureusement et en chuchotant, mais clairement,
distinctement, en connaissance de cause. Sans nous laisser aller aux
passions, mais en essayant de penetrer par la sympathie a la fois la
destinee historique singuliere, tragique, a portee universelle, du
peuple juif, et notre histoire a nous, les Russes, gorgee elle aussi
d'immenses souffrances. C'est a cette condition que se dissiperont
les prejuges mutuels, parfois absolument monstrueux, et que s'ins-
taurera une paisible lucidite\
En travaillant a ce livre, j'ai acquis la conviction que la question
juive non seulement a ete presente toujours et partout dans l'histoire
du monde, mais, bien plus, qu'elle ne s'est jamais reduite au cadre
particulier de la seule nation, comme les autres questions natio-
nales, mais - est-ce du fait de la foi hebrai'que ? - qu'elle s'est
toujours imbriquee dans quelque chose qui rejoignait ce qu'il y a
de plus universel.
*
A la fin des annees 60, lorsque je testais mon impression que,
oui, le regime communiste etait bel et bien condamne, une obser-
vation me confortait dans cette idee - c'etait de voir combien de
Juifs s'etaient detournes de lui.
D y avait eu un temps ou, d'un commun accord et avec insis-
tance, ils s'etaient employes a soutenir le regime sovietique, et
1'avenir appartenait indubitablement a celui-ci. Mais voici que les
Juifs s'etaient mis a s'en detourner, les esprits pensants en premier,
puis la masse - et cela ne signifiait-il pas que ses annees etaient
comptees ? Oui, c'etait un signe.
Quand done cela s'est-il produit que, de soutien inconditionnel
au regime, les Juifs passerent a 1 'opposition ?
Faut-il ecrire que les Juifs ont toujours ete pour la liberte ? Non :
nous en avons vu un trop grand nombre parmi eux qui furent les
porte-clairons de notre fanatisme. Mais voila qu'ils se detournaient.
Et, sans eux, le fanatisme bolchevique, qui lui-meme prenait de
l'age et avait meme cesse d'etre un fanatisme, fut saisi d'une
nonchalance toute russe et d'une inertie toute brejnevienne.
476 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
Le pouvoir communiste, apres la guerre germano-sovietique,
n'avait pas repondu aux attentes des Juifs : il apparut que sous ce
regime, leur vie etait pire qu'avant. Nous avons vu les etapes
majeures de cette rupture : - Le soutien de 1' Union sovietique a
l'Etat nouveau-ne d'Israel galvanisa les Juifs sovietiques. - La
chasse aux « cosmopolites » (le communisme allait-il ecarter les
Juifs ? Commengait-il a les persecuter ?) les inquieta fortement,
mcme si ce furent les intellectuels qui s'emurent, plus que la masse
des braves gens. - Leffroyable menace du massacre stalinien fut
une secousse autrement forte, mais elle fut de courte dur6e et
bientot, miraculeusement, elle se desamor^a. - Pendant les « annees
des sept boyards* », suivies par celles de Khrouchtchev, les espoirs
des Juifs firent place au desenchantement, car on sentait qu'on etait
encore loin d'une amelioration durable.
Et voici qu'eclata la guerre des Six Jours qui, avec une violence
toute bibliquc, ebranla le judaisme mondial en general et le
judaisme sovietique en particulier. Et voici que resurgit et deboula
comme une avalanche la conscience nationale juive. Apres la
guerre des Six Jours, « beaucoup de choses changerent... une
impulsion avait etc donnec pour agir. Lettres et petitions affiuerent
dans les organismes sovietiques et internationaux. La vie nationale
reprit : les jours de fete, il devint difficile d'entrer dans les syna-
gogues, tant el les etaient bondees ; des cercles clandestins d'etude
de l'histoire, de la culture, de la langue hebrai'ques se constitue-
rent 4 ».
Et maintcnant - cette campagne grandissante contre le
« sionisme », campagne qui deja emboite le pas a celle contre
l'« imperialisme ». Elle fait apparaitre plus detestable que jamais
ce stupide bolchevismc dont on finit par se dire : mais d'ou sort-il
done, celui-la ?
Certes, bon nombre de Juifs instruits eprouverent de la peine a
rejeter ainsi le communisme, a se defaire de cet ideal : n'avait-il
4. Mikhail Kheifels, Mcsto i vremia (evreiskie zamelki) [Le lieu et I'heure (notes
juives]. Paris, Tretia volna, 1978, p. 174.
* Au cours de l'histoire russe du xvf siecle, et notamment au Temps des Troubles,
les inlerregnes furent appeles « Temps des sept boyards », du nom du Conseil de tutelle
designd par Vassili III en 1533, avant sa mort. Allusion ici a la Direction collective
assurant la succession de Staline apres sa mort.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 477
pas ete «une grandiose experience, inauguree en Russie en 1917,
nourrie d'idees seduisantes et apparemment sublimes, parmi
lesquelles toutes n'etaient pas, loin de la, nocives, et dont beaucoup
ont conserve jusqu'a ce jour leur signification positive... Le
marxisme presuppose l'instruction 5 » ?
Beaucoup de publicistes juifs se sont longtemps et passion-
nement raccroches au terme « stalinisme » qui permettait, par
contraste, de blanchir commodement le pouvoir sovietique a ses
debuts. Ce ne fut pas chose facile que de se defaire de cet affec-
tionne et coutumier vocable - mais est-il encore deracinable ?
II y eut des tentatives d'elargir l'influence des intellectuels sur
les tetes dirigeantes. L'une d'elles fut (en 1966) la « Lettre au
XXIII C Congres » du PCUS, redigee par G. Pomerants. L'auteur
proposait au Parti communiste de faire confiance a « 1' intelligentsia
scientifique et creatrice », laquelle « aspire non a l'anarchie, mais
a la legalite..., desire non point detruire le systeme existant, mais
le rendre plus souple, plus raisonnable, plus humain », et crier a
partir d'un noyau d'intellectuels un « centre theorique » consultatif
qui donnerait des conseils polyvalents a la direction et a ('admi-
nistration du pays 6 .
La tentative resta en suspens.
Beaucoup d'autres encore souffrirent longtemps du mal des
« heaumes poudreux des commissaires* ».
Mais ils n'avaient plus le choix, et les Juifs sovietiques se desoli-
dariserent du communisme.
C'est alors que, s'etant detournes de lui, ils se retournerent contre
lui. Et c'est la qu'ils auraient du, dans un mouvement de repentance
purificatrice, reconnattre la part active qu'ils avaient prise dans le
triomphe du regime sovietique, et le role cruel qu'ils avaient joue.
Mais non, ils ne le firent pas, quasiment pas. (Quelques excep-
tions - j'en parle ci-apres.) Le recueil de 1924, La Russie et les
Juifs, qui est si actuel, si a-propos, et qui vous perce le cceur - il
faut savoir qu'il fut a l'epoque stigmatise par l'opinion publique
juive. Et meme, aujourd'hui, de l'avis de l'erudit Shimon Markish,
« personne n'ose encore prendre la defense des commissaires au
5. lou.Kolker, Rousskaia Mysl [La Pens£e russe], 24 avril 1987, p. 12.
6. Ibidem.
* Ce vers est tire d'une chanson fameuse de Boulat Okoudjava.
478 DEUX SIECLES ENSEMBLE
nez busque et qui grasseyaient : etre traite de prosovietique, de
tchekiste est une chose terrible... Et malgre tout, je dirais sans la
moindre equivoque : la conduite de ces jeunes Juifs, filles et
gallons, qui rejoignirent les Rouges est mille fois plus comprehen-
sible que les raisonnements des auteurs du recueil ci-dessus
mentionne 7 ».
Certains auteurs juifs commencerent tout de meme a percevoir
quelque chose du passe, a prendre conscience de ce qu'il avait ete,
mais ils le dirent sous la forme la plus prudente qui soit : « II
touche a sa fin, le role de cette "intelligentsia russo-juive" qui s'est
constitute dans les annees d'avant la guerre et juste apres elle, qui
6tait porteuse - non sans une reelle conviction - de 1' ideologic
marxiste et qui confessait - sans doute timidement, en son for inte-
rieur, en contradiction avec la pratique - les ideaux de liberte, de
Tinternationalisme et de l'humanisme 8 . » Porteuse de 1' ideologic
marxiste ? Oui, certainement. Les ideaux de rinternationalisme ?
Oh, que oui ! Mais de la liberte et de l'humanisme ? - Seulement
apres l'ere stalinienne, et apres un serieux retour sur soi !
Cependant, la majorite des commentateurs juifs des dernieres
annees du regime sovietique ecrivent tout autre chose. Embrassant
du regard toutc l'ere sovietique depuis 1917, ils ne voient qu'une
longue serie de souffrances endurees par les Juifs sous ce regime :
« Parmi les nombreuses nationalites peuplant 1' Union sovietique,
les Juifs ont toujours ete consideres a part, comme l'element le
moins "fiable" 9 . »
De quelle amnesie ne faut-il pas etre frappe pour ecrire une chose
pareille en 1983 ? « Toujours » : meme dans les annees 20 ? meme
dans les annees 30 ? - et « consideres comme le moins fiable » ? !
Est-il possible d'avoir a ce point tout oublie ?
« Si... Ton contemple a vol d'oiseau l'histoire sovietique, celle-
ci est entierement marquee par une volonte" constante de broyer
et d'exterminer les Juifs » - « entierement » ? Mais nous l'avons
examinee, cette histoire, dans les chapitres pr<5c6dents, et nous
7. S. Markish, Echtcho raz o ncnavisti k samomou sebe [Encore a propos de la haine
de soi]. in « 22 », Tel-Aviv, 1980. n" 3, p. 147.
8. R. Noiidelman, Sovetski anlisemitizm - pritchiny i prognozy (Seminar) [L'antisdmi-
tisme sovi&ique - causes et pronostics) (Sfiminaire) in « 22 », 1978, n° 3, p. 147.
9. F. Kolker, Novyi plan pomochtchi sovetskomou evreistvou [Un nouveau plan d'aide
aux Juifs sovitStiques] in « 22 », 1983, n° 31, p. 145.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 479
avons bien vu que, sans parler des postes dirigeants, il y a bien eu
pour la plupart des Juifs une periode de bien-etre, une periode oil
ils S' installment massivement dans les villes, ou l'enseignement
superieur leur etait ouvert et le developpement cultural assure. Suit
il est vrai une restriction : « II y avait... des "fluctuations", mais
la tendance generate ne se dementait pas... Le pouvoir sovietique,
destructeur de toutes les nationalites en general, fut particulie-
rement dur envers les Juifs l0 . »
Et voici un autre auteur : l'aube meme du pouvoir sovietique, le
moment ou Lenine et le PCR (b) lancerent aux Juifs leur appel au
secours en les invitant a rejoindre l'appareil d'Etat, appel qui fut
entendu, et ou une enorme proportion de Juifs quitterent les lieux
delimites par la Zone de residence abhorree pour s' installer dans
les capitales et les grandes villes, au plus pres de l'avant-garde,
cette « mise sur pied du regime sovietique, lequel allait reduire les
Juifs a un "element declasse", qui les ruina, les deporta, qui
detruisit les families », tout cela apparait audit auteur comme « un
desastre quotidien » pour « le gros de la population juive ».
(Evidemment, tout depend avec quels yeux on regarde le tableau !
Du reste, 1' auteur lui-meme voit bien, quelques lignes plus bas :
dans les annees 20 et 30, « les enfants des petits-bourgeois juifs
declasses ont pu terminer des etudes... dans les ecoles superieures
de techniciens et les universites, pour devenir "chefs de travaux"
sur les "grands chantiers" ».) Et encore quelques autres considera-
tions fumeuses : « au debut du siecle, ce qui caracterisait principa-
lement l'activisme juif, c'etait 1'engouement pour l'idee de
l'edification d'une societe nouvelle et juste », - mais les soldats de
la revolution, ce furent « les rustres declares, tous ceux qui
"n'etaient rien" et qui, "apres la mise sur pied du regime", "reso-
lurent de mettre en application leur mot d'ordre" et de "devenir
tout", en se donnant leurs propres chefs... Ainsi fut institue le regne
des rustres - un totalitarisme sans limites ». (Et il ressort de tout le
contexte que les Juifs n'y ont ete absolumcnt pour rien, sauf quand,
de dirigeants, ils sont devenus victimes.) Et cette purge a dure
« quatre longues decennies », jusqu'au « milieu des annees 50 » ;
c'est a cette pdriode que l'auteur rapporte la derniere «et amere
10. lou. Chlern, Sitouatsia neoustoi'tchiva i poetopou opasna (interview) [La situation
est instable et done dangereuse] in « 22 », 1984, n° 38, p. 130.
480 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
pilule, le dernier des desenchantements assignes par l'histoire aux
Juifs "enchantes"" ». Toujours le meme regard : toute l'histoire
sovietique n'est que persecution et eviction des Juifs.
Aujourd'hui s'eleve de leur poitrine la gemissante et unanime
protestation : « Ca n'est pas nous qui avons choisi ce pouvoir ! »
On pretend meme qu'« il n'existait pas de moyen de susciter et
de cultiver parmi eux [les Juifs] une elite sovietique loyale vis-a-
vis du pouvoir' 2 ».
Mais, grands dieux, ce moyen, il a fonctionne sans coup ferir
trente annees durant, et il ne s'est mis en panne que plus tard ! D'ou
sortiraient done tous ces noms brillants et archicelebres ? - nous en
avons tout de meme vu defiler pas mal sous nos yeux !
Et comment se fait-il que, pendant trente a quarante ans, les yeux
d'une multitude de Juifs soient restes fermes sur la vraie nature du
regime sovietique, et qu'ils ne se dessillent que maintenant ? Qu'est
ce qui les a fait s'ouvrir ?
Mais e'est en ires grande partie le fait que ce regime a brus-
quement change de cap et s'est mis a brimer les Juifs, ceux des
milieux dirigeants comme ceux des milieux cultives, des grandes
ecoles scientifiques. « La disillusion etait si recente, si brulante
qu'on n'avait pas le courage d'en parler aux enfants. Quant aux
enfants..., presque tous continuerent a desirer progresser comme
devant : etudes supericures poussees, plan de carriere, etc 13 . »
II allait cependant falloir y regarder de plus pres.
Dans les annees 70, on assista a une sorte de jeu de resonances,
avec meme une concordance d'opinions inconcevable pendant tout
un demi-siecle.
Choulguine ecrivait par exemple en 1929 : « llfaut reconnoitre
ce qui a ete. La pure et simple denegation - non, les Juifs ne sont
en rien coupables ni de la revolution russe, ni de la consolidation
du bolchevisme, ni des horrcurs du communisme - est la voie la
pire a suivre... Ce serait deja faire un grand pas en avant que dc
11. V. Bogouslavski, V zachtchitou Kouniaeva [Pour la defense de Kounaev), in
«22»», 1980, n" 16. pp. 169-174.
12. lou. Chtern, Une situation instable..., in « 22 », 1984, n°38. p. 130.
13. V? Bogouslavski. ibidem, p. 175.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 481
pouvoir nuancer ce propos brutal qui accuse les Juifs dc tous les
maux dont a souffert la Russie. Ce serait deja bien si Ton pouvait
trouver des "nuances l4 ". »
Heureusement, de telles nuances - et d'autres plus nettes encore,
temoignant d'une prise de conscience, voire d'un veritable
repentir - ont €te exprimees par certains Juifs (et meme fort distinc-
tement), par des Juifs a l'esprit probe et ayant une sage experience
de la vie. Comme cela est hcureux ! Et comme cela nous emplit
d'espoir !
Voici ce qu'dcrit Dan Levine, un intellectuel americain qui s'est
installe en Israel : « On peut comprendre pourquoi pas un seul
parmi les ecrivains americains qui ont cherche" a decrire et a
expliquer ce qui est arrive aux Juifs sovietiques n'a jamais aborde
un sujet aussi grave que leur responsabilite dans le communisme...
En Russie, l'antisemitisme populaire decoule pour beaucoup du fait
que le peuple russe voit dans les Juifs la cause de tout ce que leur
a fait endurer la revolution. Les ecrivains americains, en revanche,
juifs et anciens communistes..., ne veulent pas ressusciter les
ombres du passe. Or, l'oubli du passe est une chose effroyable 15 . »
Au meme moment, un Juif emigre d'URSS publiait ceci : l'expe-
rience des Juifs de Russie (sovietique), a la difference de celle des
Juifs d'Europe qui est « l'experience de l'affrontement avec la
force d'un mal exterieur..., exige qu'on regarde non de l'interieur
vers l'exterieur, mais, au contraire, vers l'interieur de soi, et que
Ton cherche la » ; « dans la realite qui etait la notre, nous avons
ete confronted a une spiritualite juive, et c'etait celle du Commis-
saire, et elle avait pour nom : marxisme ». Et aussi ceci : a propos
de « nos jeunes sionistes qui savent montrer tant de mepris a la
Russie, reputee grossiere et barbare, en lui opposant ['antique
nation juive », « je vois tres clairement que ceux qui, aujourd'hui,
chantent ces hymnes arrogants a la gloire des Juifs en general (sans
le moindre sentiment de culpabilite ni la moindre velleite de
regarder au-dedans de soi), disaient hier : "Je n'aurais rien contre
le pouvoir sovietique, n'etait son antisemitisme", et, avant-hier, se
frappaient la poitrine en clamant : "Vive la grande fraternite entre
14. V. V. Choulguine. « Chto nam v nikh ne nravilsa ... Ob antiscmitizme v Rossii [Ce
qui ne nous plait pas en eux. Sur I'antistlmitisnie en Russie]. Paris, 1929, pp. 49-50.
15. Dan Uvine, Na kraiou soblazna [Au bord de la lenlationj (Interview), in « 22 »,
1978,1* I, p. 55.
482 DEUX SIECLES ENSEMBLE
les peuples ! Gloire eternelle a notre Pere et a notre Genial Ami, le
camarade Staline !" "' »
Or, si Ton voit clairement aujourd'hui que tant de Juifs se trou-
vaient aux postes de commande bolcheviques, et surtout au sein de
la direction ideologique chargee d'entrainer le pays sur un chemin
desastreux - la question de la responsabilite pour eux ne se pose-
t-elle done pas ? Une question qui, en gros, serait : n'existe-t-il pas
la une responsabilite morale - non point une complicate, mais bien
une responsabilite : se souvenir et reconnoitre ? - Voyez les Alle-
mands : les nouvelles generations se reconnaissent une responsa-
bilite vis-a-vis des Juifs, et moralement et materiellement, car ils
se sentent coupables en vers les victimes, et cela fait combien
d'annees qu'ils versent une compensation a l'Etat d' Israel et, indi-
viduellement, des sommes aux survivants ?
Et les Juifs, eux, que font-ils ? Quand Mikhail Khei'fets, que
nous citons plus d'une fois dans cet ouvrage, apres avoir fait son
temps dans les camps, a montre sa grandeur d'ame en faisant repen-
tance, au nom de son peuple, pour les actes commis par les Juifs
en URSS sous la banniere du communisme, on s'est moque de
lui mechamment.
Toute la societe instruite, les gens cultives, qui en toute bonne
foi, tout au long des annees 20 et 30, n'ont remarque aucune des
offenses infligees aux Russes, et qui n'admettaient pas qu'il ait pu
y en avoir, ont instantanement ressenti les offenses infligees aux
Juifs des que celles-ci sont apparues. Victor Perelman, qui edite
dans 1' emigration la revue juive antisovi&ique Vremia i my (« le
Temps et nous »), a servi le regime au sein d'une structure peu
recommandable : la Literatournaia Gazeta (« le Journal litteraire »)
de Tchakovski, et ce, jusqu'a ce que la question juive surgisse
devant lui. C'est alors qu'il s'esquiva.
A un niveau superieur, cela s'exprimait dans la formule generale
que voici : « La faillite... des illusions qui avaient laisse croire
qu'on pouvait s'introduire naturellement dans les mouvements
sociaux russes et qu'il ^tait possible de changer quoi que ce soit 17 . »
16. A. Soukonik, O religuioznom i ateistitcheskom soznanii [De la conscience reli-
gieuse et athdc] in Vesinik Rousskogo Khristianskogo Dvijeniia [Le Messager de
I'ACER], Paris - New York - Moscou, 1977, n" 123, pp. 43-46.
17. R. Noudelman, Oglianis v razdoumie... [Rctourne-toi et re"flechis...] (table ronde)
in « 22 », 1982, n° 24. p. 11 2.
EN RUPTURE AVF.C LF. BOLCHKVISMK 483
Ainsi, quand ils eurent pris conscience de la dissension manifeste
entre eux et le regime sovietique, les Juifs se placerent en oppo-
sition a lui, une opposition intellectuelle, en conformite avec leur
role dans la societe. Bien sur, ce ne sont pas eux, les acteurs de la
rebellion de Novotcherkassk, ni des troubles a Krasnodar,
Alexandrov, Mourom, Kostroma. Mais le cineaste M. Romm a eu
1'audace de parler sans ambiguite, dans un discours public, de la
fameuse campagne contre les « cosmopolites », et ce discours fut
l'un des premiers documents a etre diffuses en samizdat. (Romm
lui-meme, cinq fois laureat du prix Staline, auteur de Lenine en
Octobre [1937], Lenine en 1918 [1939], ne s'est affranchi que bien
tard, devenant alors en quelque sorte le leader spirituel du judaisme
sovietique). Depuis, les Juifs ont apporte" un grand renfort au
« mouvement democratique » et a la « dissidence » dont certains
ont ete des membres fort audacieux.
Maintenant emigre en Israel, un ancien membre actif de la dissi-
dence ecrit a propos de 1' ebullition moscovite de ces annees-la,
qu'il revoit en esprit : « Une grande partie des democrates russes,
pour ne pas dire la majeure partie, sont des Juifs d'origine... Ils ne
savent pas qu'ils sont juifs et ils ne comprennent pas que leur audi-
toire est, lui aussi, principalement juif 18 . »
C'est ainsi que les Juifs se retrouverent a nouveau dans les rangs
des revolutionnaires russes, heritiers de cette intelligentsia russe
que les Juifs bolcheviks avaient, avec un tel zele, contribue a
aneantir pendant la premiere decennie postrevolutionnaire ; ils
devinrent sincerement et v6ritablement le noyau de la toute
nouvelle opinion publiquc oppositionnelle. Ce qui signifie qu'aucun
mouvement progressiste ne put a nouveau se faire sans les Juifs.
Qui a stoppe le flux des proces politiques truques (et souvent a
huis semi-clos) ? Alexandre Guinzbourg. - A sa suite, Pavel
Litvinov et Larissa Bogoraz. II n'est pas exagere" de dire que leur
appel « A l'opinion publique mondiale » de Janvier 1968, appel qui
ne fut pas confie aux caprices du samizdat, mais tendu d'une main
temeraire, devant les cameras des tchekistes, aux journalistes occi-
dentaux, marque une etape decisive dans Thistoire de Tideologie
sovietique. Et qui furent ces sept braves qui, sur des semelles de
18. A. Voronel, Boudouchtchee rousskoi alii [L'avenir de Yalta russe] in « 22 », 1978,
n°2, p. 186.
484 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
plomb, portcrent leurs pas sur le Lobnoie Mesto* de la place
Rouge, le 25 aout 1968 ? - non point pour le succes de leur protes-
tation, mais pour laver de la honte tchecoslovaque, par leur
sacrifice, le nom de la Russie ? Quatre de ces sept etaient des Juifs
(or, dans la population, en 1970, ils etaient moins d'un pour cent,
ce qu'il ne faut pas manqucr de souligncr). - N'oublions pas non
plus Semion Glouzman qui n'hesita pas a payer de sa liberte son
combat contre les hopitaux psychiatriques transformed en prisons.
- Et un grand nombre d'intellectucls juifs de Moscou furent les
premiers a avoir 1'honneur d'etre chaties par le Parti.
Cependant, rares etaient les dissidents de qui Ton pouvait
entendre le moindre regret a propos du passe de leurs peres, ne fut-
ce que dans 1' intonation. P. Litvinov n'a jamais nulle part dit un
mot du role de propagandiste de son grand-pere. V. Belotserkovski
ne nous dira jamais combien d'innocentes victimes son pere tua
avec son lourd Mauser. La communiste Raissa Lert, qui s'est
plongee sur le tard dans la dissidence, a toujours ete fiere (meme
apres la lecture de L'Archipel) de son appartenance a ce meme Parti
« ou elle etait entree dans un elan d'enthousiasme et de probite »
dans sa jeunesse, « a qui elle avait consacre toute l'ardeur de son
ame, toutes ses forces et toutes ses pens^es », et qui lui avait inflige,
a elle aussi, des souffrances, - mais, maintenant, le Parti « n'est
plus le meme 1 ''*. II ne l'effleure pas que c'est bien cela : elle-
mcmc aspire en somme a etre impliquee dans la terreur exercee
dans les premieres annees par le Parti...
Le mouvement dissident fut rejoint, apres 1968, par Sakharov
qui se lanca dans son combat sans un regard en arriere. II y avait
parmi les causes qu'il defendait, pour lesquelles il elevait des
protestations, bon nombre de cas individuels, de cas particuliers, et
il s'agissait la plupart du temps de defendre des Juifs refuzniks
(ceux a qui avait ete refuse le visa pour Israel). Or, lorsqu'il tentait
d'elargir le debat - c'est lui qui, ingenument, me l'a raconte, sans
voir la pointc du propos -, il s'entendait rcpondre par l'academicien
19. R. Lert, Posdni opyl [Une experience tardive], in Syntaxis, Paris. 1980, n° 6,
pp. 5-6.
* Emplacement sur la place Rouge d*ou etaient proclames les ddits du tsar au Moyen
Age, et oil pouvaient aussi avoir lieu des executions. Une poign6e de manifestants y
manifesta en aout 1968 contre rinlcrvcntion sovidtique en Tch6coslovaquie,
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 485
Guelfand : « Nous sommes las d' aider ce pays a resoudre ses
problemes », ou par l'academicien Zeldovitch : « Je ne signerai pas
de petitions en faveur de ceux qui patissent d' avoir fait telle ou
telle chose, je garde intacte la possibilite de defendre ceux qui
patissent de leur appartenance a une nation. » Autrement dit : ne
defendre que les Juifs.
C'est alors qu'apparut une dissidence proprement juive, preoc-
cupee exclusivement des persecutions contre les Juifs et des
problemes de 1 'emigration. Nous en parlerons un peu plus loin.
Quand il se produit un tournant dans la conscience publique,
celui-ci se decouvre dans la societe des personnalit6s qui
deviennent ses porte-parole et ses inspirateurs. Tel fut le cas
d' Alexandre Galitch. II fut l'exact reflet de l'etat d'esprit de l'intel-
ligentsia en URSS dans les annees 60. (« Galitch, c'est un pseu-
donyme, nous explique N. Rubinstein. C'est la combinaison de sons
provenant de ses nom de famille, prenom et patronyme :
Guinzbourg Alexandre Arkadievitch. Le choix d'un pseudonyme
est chose delicate 20 . » Cela est vrai, et l'auteur, comme on peut le
supposer, comprenait qu'en sus de la « combinaison de sons » il y
avait aussi le nom d'une vieille ville russe*, un heritage slave venu
du fond des ages.) Galitch etait mu et soutenu par ce tournant
general au sein de 1' intelligentsia. Les enregistrements sur bandes
de ses textes mi-chantes, mi-psalmodies, accompagn^s a la guitare,
connurent une large diffusion et marquerent toute une epoque,
l'epoque du reveil des ann6es 60 ; ils l'exprimerent avec force,
voire avec violence. L'opinion des gens cultives etait unanime :
« c'est le poete populaire le plus aime », « le barde de la Russie
contemporaine ».
Galitch avait 22 ans quand commence la guerre germano-sovie-
tique. C'est lui qui raconte : dispense du service militaire pour
20. N. Rubinstein, Vyklioutchite magnitofon - pogovorim o pocte [Etcigncz lc magne-
tophone, parlons du poete], in Vremia i my [Le temps et nous] {infra : TN), Tel Aviv,
1975, n° 2, p. 164.
* Petite ville du nord de la Russie (region de Kostroma) qui existe depuis le
xm e siecle.
486 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mauvaise sante, il partit pour Grozny ; « la, avec une facilite inat-
tendue, j'ai trouve un poste de responsable litteraire au Theatre
municipal » ; en outre, « j'ai cree la un theatre de chansonniers » ;
puis il fut evacue et rejoignit Tchirtchik, pres de Tachkent, en
passant pas Krasnovodsk ; de la, il regagna Moscou avec une troupe
de theatre nouvellement constitute qui devait se produire au front
- et c'est avec cette troupe qu'il passa tout le reste de la guerre. II
se rememore qu'il a maintes fois monte un spectacle dans un train
sanitaire, qu'il a compose des refrains pour les blesses, qu'apres le
recital tous trinquaient avec le chef de convoi, un type sympathique,
dans son compartiment. « Tous ensemble, chacun a sa facon, nous
accomplissions une grande oeuvre commune : nous defcndions la
Patrie 21 . » La guerre finie, il devint un dramaturge sovietique
connu. Dix de ses pieces furent montees « par un grand nombre de
theatres en Union sovietique et a l'etranger » [216], - et il ecrivit
les scenarios de nombreux films. C'etait dans les ann€es 1940-
1950, ces annees de lethargie spirituelle generalisee - et,
reconnaissons-le, sans chercher a s'ebrouer. Un de ses films est sur
les tchekistes, et a ete prime.
Mais voila qu'a partir du debut des annees 60, un tournant se
produisit dans la vie de Galitch. II trouva en lui-meme le courage
de laisser la une vie de succes, une vie bien nourrie, et de « sortir
sur la place publique » [98]. C'est alors qu'il se mit a frequenter
les appartements moscovites pour y chanter ses chansons en s'ac-
compagnant a la guitare. II refusa de se faire publier ouvertement,
en depit de la tentation de « lire sur la couverture un nom de
famille : le mien ! » [216]
II ne fait pas de doute que ses chansons, incisives sur le plan
social, exigeantes sur le plan moral, orientees contre le regime, ont
beaucoup apporte a la societe et ont ebranle les esprits.
Ses chansons evoquent les dernieres annees de Staline et les
suivantes, elles n'egratignent pas le radieux passe leninien (avec
une exception, cependant : « Les charrettes avec leur charge
sanglante / grincent aux portes de Saint Nikita » [224]). - Dans les
meilleurs passages, il appelle la societe" a une purification morale,
21. Alexandre Galilch, Pesni. Slikhi. Poema. Piesa. Stati [Chansons. Poesies. Poeme.
Piece], I6katerinbourg, 1998, pp. 552, 556, 561-562. Les pages indiquees dans le texte
entrc crochets font reference a cette edition.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVIS.ME 487
a la resistance (La petite valse des chercheurs d'or [26], Je choisis
la liberie [226], La Ballade des mains propres [181], A force de
remplir des formulaires, nous avons les doigts pleins d'encre [90],
Chaque jour, un silence de fanfare celebre le profond vide de la
pensee [92]. - Parfois, c'est la dure verite sur le passe : Elle est
tombee pour rien, V infante rie, en 43 [21] ; parfois, ce sont « les
legendes rouges » : il fut un temps ou « pres du tiers des zeka
[= zeks] etaient du Tseka [= Comite" central] / II y eut un temps ou
pour la couleur rouge on vous collait dix ans de plus ! » [69] - et
ca y va, sur les pauvres communistes I Une seule petite fois, il est
question de la collectivisation (« le tout premier contingent - ceux
qu'on a prives de tout » [115]. - Mais le gros des attaques est dirige
contce, la nomenklatura d'aujourd'hui (« Hors de la ville - des
palissades et derriere elles - nos Chefs » [13]). La il est dur, et a
justetkre, mais, helas, il reduit le sujet a une critique de leur mode
de vie privilegie : on les voit boire, bafrer et faire la noce [151-
152] ; ces chansons sont grincantes, mais c'est un grincement des
plus mesquin, qui fait penser aux attaques frontales des slogans
« rouges proletaries ». Quand il quitte les chefs pour aller « au
peuple », il met en scene des caracteres humains qui sont presque
tous des sots, des timores, des coquins, des vendus... - un veri-
table cloaque.
Pour le « je » de l'auteur, il a trouve une forme de reincarnation
tout a fait dans le gout du temps : il s'est confondu avec tous ceux
qui ont souffert, qui ont ete persecutes, qui ont peri. « J'etais simple
soldat et je mourrai simple soldat » [248] ; « Nous, les troufions,
on est tues, au combat ». Et il ressort que ce qu'il a ete surtout,
c'est un zek, un prisonnier des camps. Dans beaucoup de chansons,
c'est un ancien zek qui s'exprime en son nom : « Et le second zek
- c'est moi en personne » [87] ; « Sur la piste du traineau / je suis
pris par le gel / pris dans la glace que j'ai cassee de ma pioche /
car pas moins de vingt ans /j'ai trime dans les camps » [24] :
« Nous mourions, nous crevions / : de simples numeros » ; « Nous,
du camp on nous envoie au front ! » [69], - de sorte que beaucoup
etaient convaincus que Galitch venait de la-bas : « on lui demandait
quand et ou il avait ete prisonnier des camps 22 . »
22. V. Voline, On vychel na plochtchad [II est sorti sur la place publique], in
Galitch, p. 632.
488 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Quelle conscience avait-il de son passe ? de sa durable partici-
pation au mensonge officiel sovietique, un mensonge qui a trompe,
abruti le peuple ? C'est ce qui m'a toujours le plus frappe : paralle-
lement a un tel pathos denonciateur, pas un atome de repentir
personnel, pas un mot de repentance dirigee contre soi, nulle part !
- Et lorsqu'il composait : «Ulliade du Parti! Un cadeau de
laquais ! » [216], comprenait-il qu'il parlait de lui-meme ? Et lors-
qu' il fredonnait : « Si tu fais commerce du mielleux » [40] - on
aurait vu qu'il s'agissait de conseils a un tiers, mais non, lui-meme
qui pendant la moitie de sa vie fit commerce du mielleux ! II aurait
pu renier ceux de ses pieces et de ses films qui furent plus ou moins
des commandes officielles - mais non ! « Nous n'avons pas chante
les louanges des bourreaux ! » [119] - he si, vous les avez
chantees ! - II est probable qu'il s'en rendait tout de meme comptc,
ou qu'il parvint petit a petit a cette prise de conscience, car plus
tard, apres avoir quitte la Russie, il disait : « J'ai ct6 un scenariste
sans problemes, un dramaturge sans problemes, un larbin sovietique
sans problemes. Et j'ai compris que cela ne pouvait pas durer, que
je devais enfin parler a pleine voix, clamer la verite\.. » [639].
Mais, a l'epoque, dans les annees 60, il lancmt hardiment son
pathetique courroux civique contre le commandement de l'Evangile
- « ne jugez pa's et vous ne serez pas juges » :
Non ! elle est meprisable jusqu'a la mocllc
Cette forme d' existence ! -
et, s'appuyant sur les souffrances celebrees dans ses chansons, il
prenait sans hesiter la pose de l'accusateur : « On ne m'a pas choisi.
Mais c'est moi le juge ! » [100]. - Et il s'installa tant et si bien
dans ce role que dans son long « Poeme sur Staline » (Legende de
Noel), dans lequel il fait alterner sans grand tact Staline et le Christ,
il composa sa formule agnostique, ces vers celebres qui trainerent
ensuite partout et qui firent tant de mal :
Ne craignez ni la fournaise ni l'enfer,
Craignez uniquement celui
Qui vous dira : « Je sais ce qu'il faut faire ! » [325]
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEV1SME 489
Mais ce qu'il faut faire, le Christ nous l'a appris... Cet
anarchisme intellectuel debride bride toute pensee claire, reprime
toute proposition, toute decision. II ne propose que de se laisser
porter par le courant comme un stupide (mais pluraliste) troupeau...
et vogue la galere ! - on aboutira bien quelque part.
Mais ce qui reellement lui cuisait et qui impregnait scs chansons,
c'etait le sentiment de sa consanguinite juive et du malheur juif :
« Notre train part pour Auschwitz aujourd'hui et chaque jour. » Sur
les fleuves de Babylone -, voila qui est sans faille, qui a une vraie
plenitude dramatique. Ou bien le poeme Kadish. Ou bien « Mon
etoile a six branches brille sur ma manche et ma poitrine ». Ou
bien les Souvenirs d'Odessa («Je voudrais allier Mandelstam et
Chagall »). Les intonations sont ici veritablement lyriques,
enflammees. « Votre compatriote et votre paria, /votre dernier
chantre de l'Exode », dit Galitch en s'adressant aux Juifs qui s'en
vont.
La memoire juive 1'impregne avec une telle force que meme
dans les poesies sur d'autres sujets, il lancait ici et la, en passant :
« depourvu d'un grand nez », « ni tatar ni juif » [115, 117], « tu
n'es toujours pas en Israel, vieille barbe ? » [294], et Arina Riodio-
novna* elle-meme le bercait en hebreu [101]. Mais pas un seul Juif
bien cote, installe, que personne ne persecute, qui travaille dans un
institut de recherche, a la redaction d'une revue ou dans le monde
du commerce, n'apparait dans ses vers. Le Juif chez lui est toujours
soit humilie et souffrant, soit prisonnier dans un camp et en train
de perir. Ainsi dans ces vers devenus eclebres :
« Jamais, Juifs, vous ne serez des chambellans...
Jamais vous ne siegerez ni au Synode ni au Senat.
Votre siege ce seront les Solovki, les Boutyrki [40]. »
Faut-il avoir la memoire courte ! - et Galitch n'est pas le seul,
tous ceux qui de tout leur cceur, sincerement, ecoutaient ces vers
sentimentaux, etaient dans le meme cas. Oil sont-elles done passees,
ces vingt annees durant lesquelles les Juifs sovietiques n'ont pas
* Arina Rodionovna esl le nom de la nourrice de Pouchkine qu'il a celebree dans
ses vers.
490 DEUX SIECLES ENSEMBLE
« siege" » aux Solovki, mais ont bel et bien parade, et comme
« chambellans » et « au Senat » ! ?
lis ont oublie. En toute bonne foi - ils ont totalement oublie. Ce
qu'on a fait de mal, comme c'est dur de se le rappeler !
Et puisque, panni ceux qui font carriere et profitent du regime,
il n'y a soi-disant plus un seul Juif, il n'y a plus que des Russes,
la satire de Galitch, inconsciemment ou consciemment, se rua sur
lcs Russes, sur les Klim Pctrovitch et les Paramonov de tous poils...
Toute son ire sociale, dirigee contre eux, souligne leur cote rustaud,
"moujik". II met en scene toute une kyrielle de delateurs, de garde-
chiourmes, de debauches, d' imbeciles et de poivrots, soit carica-
tures, soit evoques avec une note de pitie condescendante (que nous
meritons bien, helas). - « L'hote aux cheveux longs et sales/
Entonna une chanson sur Ermak II caquette comme un coq/ D
pretend discuter/ Du salut de la Russie » [117-118] -, tous ces gens
eternellement ivres qui ne distinguent plus la vodka de Talcool a
bruler, que rien n'occupe que les saouleries, ou qui sont tout
simplement deboussoles, benets. Or il passait - nous l'avons dit -
pour un poete populaire... Pas un seul soldat heroique, pas un seul
artisan, pas un seul intellectuel russe et meme pas un seul zek-
honnete homme (l'essentiel de ce qui concerne les zeks, il se Test
reserve) - car, a l'entendre, ce qui est russe est « engeance de
garde-chiourme » [118], ou bien se prelasse chez les chefs. - Et
voici des vers qui parlent carrcmcnt dc la Russie : « Tout beau-
parleur est un Messie [...] Et demande toujours : - Mais a-t-elle
jamais existe, les gars, cette Rus en Russie ? » - Remplie d'igno-
minie du haut jusque en bas. » - Et, tout de suite apres, avec
desespoir : « Mais c'est qu'elle doit surement / existcr quclque part
- Elle ? ! » Cette Russie invisible ou, « sous un ciel souriant, /
chacun partage avec chacun/ le pain et la parole de Dieu. »
« Je t'en supplie :
— Tiens bon !
Meme corruptible, reste vivant
Afin d'entendre, fut-ce dans ton cceur,
Ton Angelus, comme a Kiteje* [280-281]. »
* Legendaire ville engloulie sous les eaux, mais dont les cloches sonnent encore.
EN RUPTURE AVEC LE BOLCHEVISME 491
Ainsi, Iorsque se firent jour la possibility et la tentation du depart,
Galitch fut dechire entre la Kiteje engloutie et 1'ignominie d'au-
jourd'hui. « C'est toujours le meme cercle vicieux, le roeme "contc
du petit veau blanc*", l'anneau enchante que Ton ne peut ni ouvrir
ni fermer ! » [599]. II est parti. Avec ces mots : « L'on ne saurait,
au moyen du "cinquieme point**", me couper, moi, poete russe, de
la Russie ! » [588].
Mais certains candidats au depart avaient puise dans ses
chansons une dose empoisonnee de degout pour la Russie et de
mepris envers elle. Ou tout au moins la certitude que c'etait bien
de rompre avec elle. Ecoutons cette voix qui nous parvient d' Israel :
« Nous avons fait nos adieux a la Russie. Non sans douleur, mais
pour toujours... La Russie nous retient encore fortement. Mais...
dans un an, dans dix ans, dans cent ans, nous la quitterons cette
fois pour de bon, nous rejoindrons notre seuil a nous. En ecoutant
Galitch, nous comprenons une fois de plus a quel point cette voie
est la bonne 23 . »
23. N. Rubinstein, Eteignez le magnetophone.... in VM, Tel-Aviv, 1975, n° 2, p. 177.
* Un conte dont on ne connait jamais la fin.
** Celui qui, sur le passeport inlirieur sovietique, indiquait la nationality du porteur
(russe, ukrainienne, juive, etc.). Ce « point » a ete aboli en 1997.
Chapitre 25
QUAND LES ACCUSATIONS
SE RETOURNENT
CONTRE LA RUSSIE
Ce fut bien entendu un ev6nement historique en soi que le
moment ou les Juifs se detournercnt du communisme sovietique.
Dans les annees 20 et 30, on avait pu croire que la soudure des
Juifs sovietiques avec le bolchevisme etait indefinissable. Et voila
qu'ils divorcent ? Quelle joie !
Evidemment, comme c'est toujours le cas chez tous les hommes
et dans toutes les nations, il ne fallait pas s'attendre, apres ce retour-
nement, a des regrets concernant 1' engagement anterieur. N'em-
peche que, personnellement, je ne m'attendais absolument pas a
pareille derive : en rompant avec le bolchevisme, les Juifs n'ont
pas senti remuer dans leur ame le moindre repentir, nc fut-ce meme
qu'un peu d'embarras, mais ils se sont retournes avec fureur contre
le peuple russe : ce sont les Russes qui ont rue la democratic en
Russie (celle de Fevrier), ce sont les Russes qui sont responsables
de ce que ce pouvoir continue de se maintenir depuis 1918 !
Que nous ayons ete coupables, bien sur, et comment ! Et meme
bien avant : les scenes odieuses de la radieuse revolution de Fevrier
permettent assez de le dire. Mais ceux qui viennent de se convertir
a la necessite de lutter contre le bolchevisme exigent que,
desormais, tous reconnaissent qu'ils ont combattu ce pouvoir
depuis toujours, qu'on evite de rappeler qu'ils l'avaient jadis adule
et qu'ils avaient fort bien servi cette tyrannie ; non, ce sont bien les
« autochtones » qui, des l'origine, l'ont creee, fortifiee, ch6rie :
« Les dirigeants du coup d'Etat d'Octobre..., plutot menes que
meneurs ["menes" ? ce serait un Parti de Fer d'un nouveau type !],
494 DEUX SIECLES ENSEMBLE
etaient les interpretes et les agents des aspirations qui sommeillatent
dans les trefonds du subconscient populaire. » Ou encore : « Le
coup d'Etat d'Octobre a 6te pour la Russie un malheur. Le pays
aurait pu se developper d'une toute autre facon... A cette epoque
[c'est-a-dire dans le bouillonnement anarchique de Fevrier], l'Etat
a manifeste les premiers signes d'un respect de la d ignite humaine,
des premices du droit, de la liberte, tout ce qu'ensuite a balaye la
colere populaire ' . »
Mais voici une autre interpretation qui prete un sens eblouissant
a la presence des Juifs dans les rangs communistes : « Le bolche-
visme de Lenine et du Parti communiste n'a ete que la mise en
forme rationnelle et civilisee du bolchevisme de la "plebe" - et
sans le premier, c'est le second, bien plus terrible, qui 1'eut
emporte. » C'est pourquoi, « en participant sur une grande echclle
a la revolution bolchevique, en lui fournissant cadres intellectuels
et organisateurs, les Juifs ont saav€ la Russie d'une pougat-
chevschina* totale. lis ont donne au bolchevisme la variante la plus
humaine de toutes celles qui etaient possibles en ce temps-la 2 ».
Mais : « comme le pcuple revoke s'est servi du Parti de Lenine
pour renverser la democratic des intellectuels [quand done a-t-elle
existe, celle-la ?]..., le peuple soumis s'est servi de la bureaucratie
stalinienne pour essayer de se liberer de tout ce qui gardait encore
une trace de l'esprit libre de P intelligentsia 3 . » Oui, oui, allons-y :
« La responsabilite de 1' intelligentsia dans les deplorables evene-
ments de l'histoire russe qui ont suivi, a etc" tres exageree » ; du
reste, « s'il y a eu faute de sa part, c'est vis-a-vis d'elle-meme 4 »,
nullement a l'egard du peuple. A rebours, « il ne serait pas mauvais
que le peuple lui-meme sente sa faute envers l'intelligentsia 5 ».
1. B. Chraguine, Protivostoianie doukha [La Resistance de l'esprit], Londres, 1977,
pp. 160, 188-189.
2. N. Choulguine, Novoe rousskoe samosoznanie [La Nouvelle Conscience russc], in
Vek XX i mir, Moscou, 1990, n" 3. p. 27.
3. M. Meerson-Aksenov, Rqjdenie novoi intelligcntsii [Naissance d'une nouvelle intel-
ligentsia], in Samosoznanie [recueil d'articles]. New York. 1976, p. 102.
4. B. Chraguine, pp. 246, 249.
5. 0. Allaev, Dvoinoe soznanie intelligentsii i psevdo-koultoura [La double conscience
de 1' intelligentsia et la pseudo-culture], in Vcstnik Rousskogo Stoudentcheskogo Khris-
tianskogo Dvijenia, Paris-New York, 1970, n°97, p. 11.
* Terrible jacquerie, fomentee par le Cosaque Emilien Pougatchev, qui embrasa tout
le bassin de la Volga et l'Oural (1773-1775).
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 495
Plus explicitement encore : « Le pouvoir totalitaire, de par sa
nature et son origine, est le fait de tout le peuple 6 ; » « C'est un
pays totalitaire... Tel a ete le choix du peuple russe 7 . »
Et tout cela parce que « I'element tatar a envahi de 1'interieur
Tame de la Russie orthodoxe 8 » ; or « la structure sociale et spiri-
tuelle asiatique, transmise aux Russes par les Mongols... est
statique, inapte au developpement et au progres 9 ». II est vrai. Lev
Goumilev* a lui aussi developpe la theorie selon laquclle il n'y a
jamais eu de joug tatar, mais une amicale collaboration entre les
deux peuples.
A cela, la reponse la plus directe est donnee par le folklore
russe : tous les proverbes sans exception sur les Tatars les traitent
d'ennemis et d'oppresseurs (or le folklore ne trompe jamais, il n'est
pas aussi manipulablc qu'unc theorie scicntifique.) « Le coup d'Etat
d'Octobre a ete lui aussi une puissante intrusion de la substance
asiatique In . » Tous ceux qui veulent triturer et pietiner l'histoire
russe ont recours a leur maitre prefere, Tchaadaev (penseur in-
contestablement eminent). Le samizdat d'abord, puis les publi-
cations des emigres rechercherent, choisirent minutieusement,
reprirent avec passion ses textes publies et inedits (ceux qui leur
convenaient). Quant aux citations qui ne convenaient pas, et le fait
que les principaux contradicteurs de Tchadaaev n'etaient pas
Nicolas I cr et Benkendorf **, mais ses amis Pouchkine, Viazemski,
Karamzine, Iazykov, tout cela fut passe sous silence.
Au debut des annees 70, les attaques contre la Russie ne
cesserent de s'amplifier. Russisch-kulturisch (« une porcherie
humaine ») : 1' article anonyme, paru dans le samizdat, d'un certain
« S. Teleguine » (G. Kopylov), deborde dc mcpris pour la Russie,
6. M. Meerson-Aksenov, article cite, p. 102.
7. Beni Peled, My ne mojem esche jdat dve tysiatchi let [Nous ne pouvons pas
attendre encore deux mille ans] [Interview] in « 22 », 1981, n° 17, p. 1 14.
8. N. Prat, Emigrantskie kompleksy v istoritcheskom aspekte [Les complexes des
emigrants sous Tangle historique] in VM, 1980, n" 56, p. 191.
9. B. Chraguine, p. 304.
10. Ibidem, p. 304.
* Lev Goumilev (1912-1994), fils des cdlebrcs poetcs Goumilev et Akhmatova, a
passiS 12 ans dans les camps sovietiqucs. Plus historiosophe qu'historien, il a insisted sur
la specificite du continent russe. selon lui plus eurasicn qu'occidcntal.
** Alexandre, comte de Benkendorf (1783-1814), gendral dc cavalcrie, chef des
« gendarmes » et dc la police politique sous Nicolas I cr .
496 DEUX SIECLES ENSEMBLE
considered comme de la matiere brute dont on n'a plus rien a tirer.
Lors des grands incendies de foret de 1972, le merae « S. Tele-
guine », dans un tract du samizdat, lance sa malediction a toute la
Russie : les forets russes brulent ? tu paies la pour tes crimes ! !
- Tout le peuple s'est fondu en unc masse reactionnaire »
(G. Pomerants) ; « Les sons tant prises de l'accordeon me rendent
furibard, et au contact de cette masse je sens monter en moi une
sourde exasperation" » ; « Les Juifs, le destin des Juifs ne sont que
la paraphrase du destin de Fintelligentsia dans ce pays, du destin
de sa culture, et la solitude des Juifs n'est que le symbole d'une
autre solitude, spirituelle, resultant de l'effondrement de la foi tradi-
tionnelle parmi "le peuple" l2 ». - Comme il s'est transformed en
Russie, le sempiternel « probleme du peuple », entre le xix c et la
seconde moitie du xx c siecle ! Maintenant, on dcsigne sous le nom
de "peuple" la masse autochtone, stupidement satisfaite de son sort
et de ses dirigeants, au milieu de laquelle les Juifs, jet6s par un sort
malheureux dans ses villes, ont ete condamnes a souffrir. Aimer
cette masse est impossible, s'en preoccuper est contre nature. Le
meme Khazanov (qui, a l'epoque, n'avait pas encore emigre) en
juge ainsi : « La Russie que j'aime est une idee platonicienne ; dans
la realite, elle n'existe pas. La Russie que je vois autour de moi me
repugne... ce sont des ecuries d'Augias uniques en leur genre... ses
habitants pouilleux... un jour viendra ou elle subira un chatiment
terrible pour ce qu'elle represente aujourd'hui 13 . » L'expiation
viendra, oui. Mais pas pour l'etat deplorable dans lequel elle se
trouve. Lui, date de bien avant !
Dans les annees 60, au sein de 1' intelligentsia, on a beaucoup
reflechi, on s'est beaucoup exprime sur la situation en URSS, ses
perspectives, plus globalement sur la Russie elle-meme. Les dures
conditions creees par l'oeil omnipresent du gouvernement ont fait
que ces discussions et reflexions n'avaient place que dans des
conversations privees ou dans les articles du samizdat, et ces
11. M. Deitch, Zapiski postoronncgo [Les Carnets d'un etranger] in « 22 », 1982,
n°26, p. 156.
12. B. Khazanov, Novaia Rossia [La Russie nouvelle]. in VM, 1976. n°8, p. 143.
13. Ibidem, pp. 141, 142, 144.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSS1E 497
derniers paraissaient presque tous sous de timides pseudonymes.
Mais, avec le debut de 1'emigration juive, le fiel des accusations
a l'encontre de la Russie s'est deverse sans retenuc aucunc dans
1' Occident libre : parmi les intellectuels emigres, ce fut un courant
important et si bruyamment disert que, longtemps, il a recouvert
toutes les autres voix.
En 1968 s'enfuit a l'etranger Arcady Belinkov : un adversaire
farouche, semblait-il, du regime sovietique ? Mais n'etait-il pas
plutot celui du peuple russe ? Voici son article paru dans La Nouvelle
Cloche, un almanach qu'il avail lui-meme collige : « Pays
d'esclaves, pays de seigneurs... » Sur qui s'abat sa fureur ? (II est
vrai, convenons-en, qu'il avait redige son article alors qu'il se
trouvait encore en URSS, Tauteur n'avait pas encore acquis l'intre-
pidite qu'allait lui insuffler la vie a l'etranger : celle de vituperer a
plein gosier le regime). Pas une seule fois Belinkov n'utilise ici le
mot « sovietique », mais il emprunte les senders battus : la Russie
esclave depuis toujours ; « pour notre peuple, la liberte est pire que
de bouffer du verre pile » ; en Russie, « on pend soit par erreur,
soit maladroitement, et toujours trap peu ». Des les annees 20, « de
nombreux signes donnaient [pretendument] deja a penser qu'au
terme d'une evolution seculaire, la population [de la Russie]... se
transformerait en un troupeau de traitres, de delateurs, de bour-
reaux » ; « la peur etait russe : on preparait des habits chauds et on
atlendait qu'on vienne cogner a la porte » [meme la, la peur n'est
pas sovietique ! Avant la revolution, pouvait-on s'attendrc qu'on vtnt
de nuit cogner a votre porte ?] « Le tribunal en Russie ne juge pas,
il sait tout par avance. Aussi en Russie ne fait-il que condamner 14 . »
[Doit-on penser qu'il en a etc ainsi a la suite des reformes
d' Alexandre II ? et la cour d'assises ? et les juges de paix ? Que
voila une affirmation responsable, inurement pesec !]
Allons done ! Notre auteur se bile a tel point qu'il cloue au pilori
les ecrivains - Karamzine, Joukovski, Tioutchev, Pouchkine et la
societe russe tout entiere pour leur manque d'esprit revolution-
naire : « une societe miserable d'esclaves, de descendants
d'esclaves, d'aieuls d'esclaves », « une societe de betes qui trem-
blent de peur et de haine », « ils chiaient dans leur froc, effrayes
14. A. Belinkov. Strana rabov, strana gospod [Pays d'esclaves, pays de seigneurs] in
Novy Kolokol. Londres. 1972, pp. 323, 339. 346, 350.
498 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par ce qui pouvait survenir », « aux tentatives d'etouffer la liberte...
l'intelligentsia russe a toujours volontiers prete son concours 15 ».
Chez Mariette ils ont danse pour ensuite la tabasser.
Si Belinkov n'avait eu que 1'intention de « camoufler son antiso-
vietisme », de faire la nique sous cape, pourquoi, une fois a
l'etranger, n'a-t-il pas reecrit son texte ? Si sa pensee etait diffe-
rente, autre, pourquoi l'a-t-il laissee exprimee sous cette forme ?
Non, c'est bien sa haine qui s'est deversee la.
Ce serait done par cctte sorte de retournement qu'on abjura le
bolchevisme ?
A peu pres a la meme epoque, vers la fin des annees 60, parait
a Londres un recueil consacre aux problemes sovidtiques, dans
lequel nous pouvons lire une lettre recue d'URSS : « Dans les
profondcurs labyrinthiques de l'ame russe niche immanquablement
un fauteur de pogroms... Y nichent egalement un esclave et un
voyou "\ » Et voila que Belotserkovski ramasse avec empressement
une moqucric qui traine n'importe oil : « Les Russes sont un peuple
fort, seule leur cervelle est faible 17 ». « Que tous ces Russes, ces
Ukrainiens glapissent dans les beuveries avec leurs femmes, qu'ils
lapent la vodka et se pament devant les bluffs communistes... mais
qu'ils le fassent sans nous !... Ils rampaient a quatre pattes et se
prosternaient devant des arbres et des pierres alors que nous leur
avons donne le Dieu d' Abraham, d'Isaac et de Jacob 18 ... »
« Qui done vous imposera silence, la seule sagesse qui vous
convienne ! » (Job, 13:5)
Notons que tout jugement malveillant sur l'«ame russe » en
general, sur le « caractere russe » en general, ne suscite chez les
gens civilises aucune protestation, aucun doute. La question : « A-
t-on a le droit de juger une nation dans sa globalite ? » ne se
pose meme pas. Si untel n'aime pas tout ce qui est russe, ou meme
le tient en mepris, ou va jusqu'a dire dans les milieux progres-
sistes que « la Russie est un depotoir », en Russie cela n'est pas
immoral, cela ne parait pas antiprogressiste. Ici, personne ne
15. Ibidem, pp. 325-328, 337, 347, 355.
16. N. Shapiro, Slovo riadovogo sovleskogo evreia [La parole d'un Juif sovidtique
ordinaire], in Rousski antisemitism i evrei (recueil), Londres, 1968, pp. 50-51.
17. Novyi amerikanets, New York, 1982, 23-29 mars, n" 110, p. 11.
18. lakov lakir, la pichou Viclorou Krasinou IJ'ecris a Victor Krassine], in Nacha
strana, Tel Aviv. 1973, 12 dec. Cite d'apres Novy Journal, 1974, n° 117, p. 190.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSS1E 499
s'adresse sur-le-champ aux Presidents, aux Premiers ministres, aux
senateurs, aux membres du Congres pour leur demander anxieu-
sement : « Que pensez-vous de cette incitation a la haine d'un
groupe humain a raison de sa nationalite ? ? » Mais nous-memes,
nous nous sommes flagelles plus durement encore a partir du
xdc 5 siecle, surtout a la veille de la revolution. Notre tradition, sous
ce rapport, est d'une grande richesse.
Continuons notre lecture, pour notre gouvcrne : « Des predica-
teurs religieux semi-illettres », « 1'Orthodoxie n'a pas merite" la
confiance de 1' intelligentsia » (Teleguine). Les Russes « ont
aisement renie la foi de leurs peres, ils regardaient avec indifference
comment on dynamitait leurs eglises ». Bah ! encore une trou-
vaille ! « Le peuple russe ne se serait soumis a l'autorite du christia-
nisme que pour un temps », autrement dit pour 950 ans, « et
n'aurait attendu qu'une occasion pour s'en detacher 19 », autrement
dit l'heure de la revolution. Que d'inimitie doit s'accumuler dans
le coeur pour proferer des choses pareilles ! (Mais les publicistes
russes ont-ils eux-memes ete plus fermes dans ce champ de la
conscience biaisee ? Combien d'entre eux ne se sont pas laisse
entrainer, tel cet as du journalisme de la premiere vague de 1' emi-
gration, S. Rafalski, fils de pretre, disait-on ; il ecrivit de ce temps-
la : « La Sainte Russie orthodoxe a laisse pietiner ses lieux-saints
sans guere s'y opposer 20 . » Sans doute les rales de ceux que les
mitrailleuses des tchekistes avaient fauches lors des premieres
emeutes de fideles en 1918 ne s'entendaient-ils plus a Paris. Depuis,
ils n'ont plus eu la force de se relever ? Vrai ! Mais on aurait bien
voulu voir, en ces annees 20, en URSS, comment ce fils de pretre
aurait empeche les lieux-saints d'etre foules aux pieds !)
Certains se montrent plus directs : « L'Orthodoxie est une
religion de sauvages » (M. Grobman), ou bien : « Une barbaric
aromatisee par Roublev*, Denis** et Berdiaev*** » ; l'idee « de
restaurer 1'Orthodoxie historique russe traditionnelle » en effraie
19. Amram, in « 22 », 1979, n° 5, p. 201.
20. Novoc rousskoe slovo. New York, 1975, 30 novembre, p. 3.
* Andrei Roublev (env. 1360-1430), l'un des plus fameux peintres d'icones russes.
** Denis : Tun des derniers tres grands peintres d'icones russes (mort entre 1503 el
1508).
*** Philosophe Chretien russe (1874-1948), expulse" d'URSS en 1922.
500 DEUX SIECLES ENSEMBLE
plus d'un. « C'est l'avenir le plus noir pour le pays et pour le chris-
tianisme 21 . » Tel aussi le prosateur F. Gorcnstein : « En tant que
president d'honneur de l'Union du peuple russe figurait Jesus-
Christ qui passait pour etre le grand manitou cosaque universel 22 . »
Fais attention : a trop aiguiser, tu risques d'ebrecher !
De ces grossidretes sans fard il faut distinguer les ecrits publies
dans le samizdat par Grigori Pomerants, un philosophe-essayiste a
la plume de velours. II se situait a des hauteurs qui semblaient au-
dela de toute polemique, il traitait en general de la destinee de
1' intelligentsia, en general de la destinee des peuples originels (de
ces peuples il n'en reste plus nulle part, si ce n'est qui... les
Bushmen ?) Dans le samizdat des ann£es 60, j'ai lu sous sa
signature : « Le peuple ? une melasse qui a perdu toute saveur,
mais les vrais gisements de sel se trouvent en nous » - chez les
intellectuels. « La solidaritc de Fintelligentsia par-dela les fron-
tieres est bien plus reelle que la solidaritc de Fintelligentsia avec
le peuple. »
Voila qui rendait un son parfaitement actuel, semblait aussi
pertinent que nouveau. Mais, dans l'epreuve tchecoslovaque de
1968, c'est 1'union de Fintelligentsia « avec la melasse qui a perdu
toute saveur », avec son peuple inexistant, qui edifia un rempart
spirituel oublie par FEurope depuis belle lurette : une armee sovie-
tique de 750 000 hommes ne put Febranler, et ce sont les nerfs des
communistes tchecoslovaques qui lacherent. (Un an plus tard, la
meme experience se reproduisit en Pologne.)
Avec sa facon de se derober a la precision, la multitude de
reflexions parallcles n'arrive pas a dessiner une construction ferme
et claire ; Pomerants, me semble-t-il, ne parle pas une seule fois du
fait national, - oh que non ! « Nulle part nous ne sommes tout a
fait des etrangers. Nulle part nous ne sommes tout a fait chez
nous » - et de magnifier la diaspora en tant que telle, la diaspora
sous ses traits generaux, faite pour tout un chacun. 11 suit son
bonhomme de chemin a travers le relativisme, Fagnosticisme,
cvolue a des altitudes supraterrestres : « Tout appel a la foi, a la
tradition, au peuple, anathematise F appel contraire. » - « Selon les
21. M. Orlov. Pravoslavnoe gosoudarstvo i Tserkov [L"Elat russe et l'Eglise], in Pout,
New York, 1984. mai-juin, n° 3, pp. 12,15.
22. F. Gorenstein, Chestoi konets krasnoi zvezdy [La sixieme branche de Tetoile
rouge], in VM, 1982, n°65, p. 125.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 501
regies etablies a 1' intention des etudiants de Varsovie, on ne peut
aimer qu'une seule nation », inais « si, lie" a cette nation-la par le
sang, je venais a en aimer d'autres ? » bougonne Pomerants 23 .
II y a la un artifice subtil. Bien stir, on peut aimer plus d'un pays,
plus d'une nation, fut-ce meme dix. Mais on ne peut dependre, on
ne peut etre le fils que d'une seule patrie, comme on ne peut etre
le fils que d'une seule mere.
Pour mieux cerner l'objet de notre analyse, il est bon que je
relate ici mon echange de lettres avec les epoux Pomerants en 1967.
Cette annee la, mon roman Le Premier Cercle, qui n'etait alors
qu'un manuscrit proscrit, fut diffuse dans le samizdat ; G. Pome-
rants et sa femme Z. Mirkina furent les premiers a m'adresser leurs
objections : je les aurais blesses par ma maladresse et mes erreurs
dans revocation du problcme juif ; dans Le Cercle, j'aurais irreme-
diablement compromis les Juifs, et moi avec. En quoi les avais-je
compromis ? Je n'avais pas, a ce qu'il me semble, depeint ces Juifs
cruels qui s'etaient hisses aux sommets du pouvoir dans le flam-
boiement des premieres annees sovietiques. Mais les lettres des
Pomerants regorgeaient d' imputations en demi-teinte, de sous-
entendus, j'etais en somme accuse d'etre insensible a la souffrance
des Juifs.
Je leur ai repondu, et eux de meme. Nous avons discute, dans
cette correspondance, du droit de juger une nation globalement...
sans que je l'eusse fait dans mon roman.
Ce que Pomerants me proposait alors, a moi comme a tout autre
ecrivain, a qutconque emet un jugement social, psychologique,
humain, c'etait de se comporter et de reflechir comme s'il n'existait
sur terre aucune nation particuliere : non seulement done ne pas les
juger globalement, mais ignorer en tout homme sa nationality. « Ce
qui est naturel et excusable chez un Ivan Denissovitch (qui voyait
en Cesar Markovitch un non-Russe) est une honte pour un intel-
lectuel, et pour un chretien (non pour un baptise, mais pour un
Chretien) un peche mortel : "II n'y a pour moi ni Hellene ni Juif". »
Noble point de vue. Dieu fasse qu'un jour nous puissions tous y
acceder ! Mais hors un tel point de vue, rien de ce qui concerne
23. G. Pomerants, Tchelovek niotkouda [Un homme de nulle part], in G. Pomerants,
Neopoublikovannoe [Incdits], Francfort, 1972, pp. 143, 161-162.
502 DEUX SIECLES ENSEMBLE
l'ensemble de 1'humanite, entre autres le christianisme, n'aurait
done de sens ?
Or : une fois deja on nous avait convaincus que les nations
n'existaient pas, et on nous avait persuades de dctruire la notre. Ce
que, dans notre folie, nous avons fait.
Passe encore pour reflechir, mais comment peindre des hommes
concrets abstraction faite de leur appartenance nationale ? Sans
compter que, si les nations n'existent pas, les langues non plus
n'existeraient pas ? Aucun ecrivain tant soit peu artiste n'est
capable d'ecrire dans la premiere langue venue, si ce n'est dans la
sienne propre. Si les nations venaient a disparaitre, les langues fini-
raient par disparaitre a leur tour.
Dans une vaisselle vide, on ne boit ni ne mange.
J'ai remarquc que les Juifs, plus souvent que les autres, insistent a
tout prix pour qu'on ne prete pas attention a 1' appartenance natio-
nale ! Que vient faire 1' appartenance nationale ? repetent-ils. Les
« traits nationaux », le « caractere national » existent-ils d'ailleurs ?
Bon, je suis pret a jeter mon chapeau par terre : « D'accord !
Allons-y ! Des aujourd*hui... »
Mais il faut quand meme bien voir comment chemine notre
malheureux siecle. Les gens, on se demande pourquoi, ce qu'ils
discernent avant tout chez autrui, e'est 1'appartenance nationale. Et,
la main sur le coeur : ce sont precisement les Juifs qui scrutent et
s'evertuent a discerner les particularites nationales plus jalou-
sement, plus attentivement, plus secretement encore que les autres.
Celles de leur propre nation.
Bon, que faire alors de ce que vous venez de lire : avec le fait
que les Juifs jugent si souvent les Russes globalement, et presque
toujours en mauvaise part ? Pomerants, lui toujours : « Les traits
pathologiques du caractere russe », au nombre desquels l'« insta-
bility interieure ». (Sans fremir : pourtant, il juge la d'une nation
globalement. Et si quelqu'un s'aventurait a dire : « les traits patho-
logiques du caractere juif » ?) « La masse russe a laisse les horreurs
de V opritchnina* s'exercer a ses depens, de meme que, plus tard,
elle a laisse s'installer les camps de la mort staliniens 24 . » Ce ne
24. G. Pomerants, Sny zemli [Les songes de la Terre], in « 22 ->, 1980, n° 12, p. 129.
* Sorte d'armde personnelle d'lvan le Terrible, qui rnulliplia exactions et cruautes.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNF.NT CONTRE LA RUSSIE 503
sont pas lcs fonctionnaircs supranationaux aux sommets de l'Etat
qui ont laisse faire, non, non, ils s'y sont farouchement opposes,
- c'est la « masse obtuse »... Plus radicalement encore : « Le natio-
nalisme russe revetira ineluctablement un caractere agressif et
entratnera des pogroms 1 '' » -, autrement dit : tout Russe qui aime
sa patrie est un fauteur de pogroms en puissance !
Ainsi done, avec les personnages dc Tchekhov qui ont dfl
renoncer a la chasse matinale au tout debut du printemps, il ne nous
reste plus qu'a soupirer : « C'est trop tot ! »
Mais encore plus etonnante est la conclusion de la seconde lettre
adressee a moi par Pomerants, lui qui avait exige avec tant d'insis-
tance de ne point faire de distinction entre les nations. Dans cette
impetueuse missive de plusieurs pages (d'une ecriture appuyce,
temoignant d'une irritation extreme), il me suggerait, sous la forme
d'un ultimatum, la maniere dont je pouvais encore sauver ce detes-
table Premier Cercle. La solution etait la suivante : il fallait que je
fasse de Guerassimovitch un Juif (!), en sorte que Taction spiri-
tuelle la plus haute, dans le roman, soit accomplie par un Juif.
« Que Guerassimovitch ait ete peint d'apres un archetype russe n'a
strictement aucune importance » - c'est bien la ce qu'£crit ce
negateur des nations, seul l'italique est de moi. II est vrai, il me
fournissait une solution de rechange : si je laissais a Guerassimo-
vitch sa nationalite russe, il fallait que j'ajoute la figure, au moins
egale en force, d'un Juif noble et desinteresse. Et si je ne le faisais
pas, Pomerants menagait de me livrer une bataille publique. (A sa
proposition je ne repondis rien.)
Plus tard, cette bataille unilaterale, en la denommant « notre
polcmique », il l'a d'ailleurs menee dans des publications a
l'etranger, et, quand cela devint possible, en URSS meme, en se
repetant, en republiant ses articles apres avoir corrige les bevues
que lui avaient signalees ses contradicteurs. A ce stade, il se devoile
encore plus : a ses yeux, un seul Mai absolu a exists sur terre,
1'hitlerisme. La, notre philosophe n'est plus un relativiste, non. En
revanche, des qu'il s'agit du communisme, cet ancien detenu des
camps, qui jamais n'a ete communiste, se met soudain a balbutier
- mais avec plus de fermete a mesure que le temps passe et tout
en denongant ma propre intransigeance envers le communisme :
25. Du meme, « Tchelovck niotkouda », article cite. p. 157.
504 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le communisme ne represente pas un mal indubitable (1' esprit de
democratic aurait meme plane sur la jeune Tcheka 2 ''), non, le mal
indubitable, c'est 1'anticommunisme obstine, surtout lorsqu'il
s'appuie sur le nationalisme russe (lequel, comme il nous a et6 dit,
ne peut etre que fauteur de pogroms).
Voila ou il en est arrive, Pomerants, avec son insidieuse hauteur
et son rejet de toute nationality.
De telles outrances, une telle partialite peuvent-elles contribuer
a la comprehension mutuelle entre Russes et Juifs ?
La bosse d'autrui me fait rire, la mienne je l'admire.
Dans les mois ou je correspondais avec Pomerants, des mains
eclairees avaient fait une copie du rapport secret presente par les
denommes Scherbakov, Smirnov, Outekhine au Comite regional du
Parti de Leningrad, sur une pretendue « activite de sape sioniste » a
Leningrad et sur « des formes raffinees de diversion ideologique ».
« Comment combattre cela ? » me demanderent des Juifs de mes
connaissances. « Un seul moyen, repondis-je avant d' avoir lu le
document : le rendre public ! Le diffuser dans le samizdat ! Notre
force est dans la publicite, de jouer franc ! » Mais mes amis hesi-
terent : « Y aller comme cela, carrement ? Impossible, ce serait
mal recu. »
L'ayant lu, je compris leurs craintes. Le rapport montrait clai-
rement que la soiree litteraire organisee par des jeunes a la Maison
des Ecrivains, le 30 Janvier 1968, etait, d'un point de vue politique,
honnete et courageuse : tantot a decouvert, tantot a mi-mot, on
s'etait moque du gouvernement, de ses institutions, de son ideo-
logic Mais le texte faisait egalement apparaitre l'orientation
nationale des interventions (les jeunes paraissaient en majority
d'origine juive) : on y sentait vis-a-vis des Russes du depit, de
l'inimitie, peut-etre meme du mepris, mais aussi une nostalgie des
cimes de 1'esprit juif. C'est pour cette raison-la que les amis redou-
taient de confier le document au samizdat.
Or, moi, ce qui me laissait secoue, e'etait la verite de l'etat
d'esprit juif qui s'etait manifeste au cours de cette soiree. « La
Russie se refiete dans la vitrine des bistrots », aurait dit le poete
26. Du meme, Son o spravcdlivom vozmezdii [Reve d'un juste chalimenl], in
Synlaxis. Pans. 1980. n" 6, p. 21.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 505
Ufland*. Que c'est juste et terrible ! II apparaissait que, directement
ou indirectement, au detour d'un mot, d'une phrase, on avait accuse
les Russes de rouler sous le comptoir des cabarets avant de se faire
ramasser par leurs femmes dans la boue ; de se saouler a la vodka
jusqu'a en perdre conscience, d'etre des intrigants, des chapar-
deurs...
II est important que nous sachions nous observer de l'exterieur,
et voir tous ces defauts qui nous coulent. Soudainement, j'ai adopte
le point de vue juif, j'ai regarde autour de moi et ai ete effraye :
Dieu, ou avons-nous echoue, nous autres Russes ? Cartes, dominos,
bouche b€e devant les ecrans de television... Ce sont des betes qui
nous entourent, oui, de vcritables animaux. lis n'ont ni Dieu ni
aucun interet pour les choses de l'esprit. Et que de rancunes enva-
hissent notre ame de par les contraintes qu'ils nous imposent !
Mais c'est oublier que les vrais Russes ont ete abattus, ecrases,
extermines, et quant aux autres, ils ont ete abuses, aigris, pousses
a bout par les coupe-jarrets bolcheviques, non sans le concours
empresse des parents de ceux qui sont aujourd'hui les jeunes intel-
lectuels juifs. Ceux d'aujourd'hui sont revulses par les groins qui,
depuis les annees 40, se sont hisses au pouvoir et dirigent le pays,
or nous aussi ils nous revulsent ! Mais les meilleurs ont tous ele"
elimines, on n'en a pas laisse un seul.
« Ne te retourne pas en arriere, nous enseignait Pomerants dans
ses essais publics dans le samizdat ; ne te retourne pas, car c'est
ainsi qu'Orphee a perdu son Eurydice ! »
Mais nous, nous avons deja perdu bien plus qu'Eurydice !
Nous, des les annees 20, on nous apprenait, modernite oblige, a
jeter tout le passe par-dessus bord.
Or un dicton russe conseille : Va de l'avant, mais regarde en
arriere.
Absolument impossible de ne pas regarder en arriere. A defaut,
nous ne comprendrons plus rien.
Nous aurions beau faire 1' effort de ne pas regarder en arriere, on
nous rappellerait que « le pivot [du probleme russe] reside dans le
* Pocte russe dc Leningrad, a connu un certain succes dans les anniies 1970-1980.
506 DEUX SIECLES ENSEMBLE
complexe d'inferiorite de ceux qui, sans le moindre etat d'ame, ont
dirige le peuple tout au long de son histoire seculaire », car c'est lui
« qui a pousse le tsarisme a des guerres de conquete... Le complexe
d'inferioritc, c'est la maladie de la mediocrity 27 ». Or voulez-vous
savoir comment s'explique la revolution de 1917 en Russie ? Vous
n'avez pas devine ? C'est « le meme complexe d'inferiorite qui a
provoqu6 la revolution en Russie 28 ». (Et d'un, et de deux, et de
trois ! 6 Freud immortel, il nous aura tout explique de ce qui se
passe dans la vie...)
Plus generalement : « Le socialisme russe a et6 l'hentier direct
de l'absolutisme russe 29 » - direct, bien entendu, cela se passe de
preuve. Et de reprendre presque tous en chceur : « Entre le tsarisme
et le communtsme, il y a ... une filiation directe... une analogic
d'ordre qualitatif M . » Que peut-on attcndre « de l'histoire russe
petrie de sang et de provocations 31 ? » Dans le compte rendu du
livre fort interessant d'Agourski, L'ideologie du national-bolche-
visme, le moindre glissement de sens dans les appreciations modifie
tout le tableau, et voici ce que Ton obtient : « Dans l'histoire reelle
de la soci&e sovietique, tres tot les idees fondamentales tradition-
nelles de la conscience nationale russe ont commence a penetrer
1' ideologic et la pratique du Parti au pouvoir », « des le milieu des
annees 20 l'ideologie du Parti change de monture... ». Des le milieu
des annees 20 ? ! Comment avons-nous fait alors pour ne pas le
remarquer ? Le mot meme de « russe » - « je suis russe » - on
n'avait pas le droit de le prononcer, e'etait de la contrc-rcvolution,
je m'en souviens tres bien ! Or on pretend qu'a cette epoque, en
pleine persecution de tout ce qui est russe et orthodoxe, l'ideologie
du Parti « commence, dans sa pratique, avec de plus en plus d'insis-
tance et de conviction, a se laisser guidcr par l'idee nationale », « le
pouvoir sovietique, tout en gardant son masque internationaliste, en
27. L Frank, Esche raz o «rousskom voprose» [Encore une fois a propos du
problemc russe]. in Rousskaia Mysl. 1980, 19 mai, p. 13.
28. Antrum, Sovetskii anlisemitism - pritchiny i prognozy [L"antisemitisme sovie-
tique, causes et previsions], in « 22 », 1978, n" 3, p. 153.
29. V. Gousman, Perestroika : mify i realnost [La perestroika : mythes et realites], in
«22.», 1990, n» 70, p. 139, 142.
30. B. Chraguine, p. 99.
31. M. Amousine, Peterbourgskie strasti [Passions petersbourgeoises], in « 22 », 1995,
n°96, p. 191.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 507
realite ne fait que consolider l'Etat russe 32 ». He oui ! « En depit
des declarations internationalistes, la revolution en Russie est restee
une affaire nationale". » « Mise sens dessus dessous par la revo-
lution, la Russie n'en edifiait pas moins son Etat national 34 . »
National ? La langue ne leur a pas fourche ? Pourtant, tous ces
auteurs n'ignorent pas ce qu'a etc la Terreur rouge, les millions de
paysans qui perirent pendant la collectivisation, l'insatiable Goulag...
Eh bien non, la Russie est condamnee totalement, irremedia-
blement, sur toute l'etendue de son histoire et dans toutes ses mani-
festations. Elle est toujours suspecte : « L'idee russe » sans
l'antisemitisme « n'est pratiquement plus une idee, encore moins
une idee russe ». Mieux : « L' attitude hostile a la culture est une
specificite russe » ; « Que de fois nous les avons entendus pretendre
avoir ete les seuls ici-bas a preserver la purete et la chastete, les
seuls a preserver l'idee de Dieu parmi les abtmes de leur pays 35 » ;
« Cette terre mutilee aurait heberge une formidable chaleur
humaine. Cette chaleur-la nous est presentee comme un tresor
national, un produit unique, a l'instar du caviar press6 36 ! » Allez-
y, moquez-vous de nous, persiflez, nous pourrons toujours en tirer
quelque profit ! Dans ce que vous dites, il y a helas une part de
verite. Mais, tout en la disant, vous fallait-il done montrer tant de
haine ? Nous avions depuis longtemps conscience de 1'effroyable
decadence de notre peuple sous le regne communiste, et, preci-
sement en ces annees 70, nous avons timidement exprime l'espoir
d'une possible renaissance de nos valeurs morales et culturelles.
Mais voila qui ne va pas du tout : les auteurs juifs de cette
mouvance sont aussi tombes a bras raccourcis sur ladite renaissance
russe comme s'ils craignaient (et sans doute precisement le crai-
gnaient-ils) que la culture sovietique cede la place a la culture russe.
« J'ai peur que le reveil de ce pays incurable ne se revele pire que
son actuel [annees 1970-1980] declin". »
32. /. Serman [dans une recension] in « 22 », 1982, n°26, pp. 210-212.
33. B. Chraguine, p. 158.
34. M. Meerson-Aksenov. Rojdenie novoi intelligenlsii [Naissance d'une nouvelle
intelligentsia], in Samosoznanie. p. 102.
35. B. Khazanuv, Pisma bez chtempelia [Des lettres sans cachet], in VM. 1982. n" 69.
pp. 156. 158. 163.
36. De meme. Novaia Rossia [La Russie nouvelle], in VM, 1976, n" 8, p. 142.
37. M. Weisskopf, Sobstvennii Platon [Un Platon de chez nous], in « 22 », 1 98 1 ,
n°22, p. 168.
508 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Si Ton jette un regard en arriere du haut de nos annees democra-
tiques (annees 90), concedons qu'il y avait la quelque chose de
proph&ique... Mais etait-ce dit avec compassion ou bien avec une
joie mauvaise ?
Certains vont encore plus loin : « Soyez sur vos gardes : quand on
insiste sur l'amour de la patrie, cet amour-la est charge de haine...
Soyez sur vos gardes quand on vous dit qu'en Russie les Russes
vivent pire que tous, que les Russes ont ete les premiers a souffrir,
que le nombre des Russes est en diminution » - tout cela, comme
chacun sait, n'est que mensonges ! « Soyez prudents quand on vous
parle de Imminent homme politique... cruellement assassine »
(Stolypine) - mensonge, la aussi ? Non : « Les faits qu'on vous
expose ne sont certes pas errones », mais n'importe, mefiez-vous
aussi des faits vrais ! « Soyez prudents », « soyez sur vos gardes 38 ! »
Oui, ce torrent bouillonnant d'accusations tardives a de quoi
etonner.
Qui aurait pu penser, dans les flamboyantcs annees 20, qu'apres
la decrepitude et la chute du mirifique edifice bad par l'appareil du
pouvoir, tant de Juifs qui avaient souffert du communisme, qui deja
l'avaient semblait-il maudit, l'avaient deja fui, allaient, d' Israel,
d'Europe, d'au-dela l'Ocean, maudire et pietiner non pas le
communisme, mais nommement la Russie ? Juger avec tant d' assu-
rance et d'insistance de la culpabilite et de la perversite de la
Russie, de son inepuisable faute envers les Juifs, en croyant since-
rement au caractere indelebile de cette faute (oui, tenez-vous bien,
ils le pensent pratiquement tous) ; et, dans le meme temps, par une
silencieuse marche de biais, degager les leurs de toute responsa-
bilite' dans les executions de la Tcheka, les barges chargees de
condamnes que Ton envoyait par le fond dans les mers Blanche et
Caspienne, pour leur part prise a la collectivisation, a la famine en
Ukraine, pour toutes les turpitudes de 1' administration sovietique,
pour avoir servi avec zele et talent a cretiniser les « indigenes ».
Tout - a l'exact oppose d'une repentance.
Or cette responsabilite, nous devons la partager avec vous, nos
freres ou « allogenes »...
38. B. Khazanov, Po kom zvonit potonouvchii kolokol [Pour qui sonne la Cloche
engloutie], in Strana i Mir, Munich, 1986, n" 12, pp. 93-94.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 509
Oui, la repentance - une repentance mutuelle - pour la totalite de
ce qui a ete commis, aurait ete la voie la plus pure, la plus salutaire.
Et je ne cesserai d'y convier les Russes.
Mais j'y convie aussi les Juifs. Se repentir non pas pour Trotski-
Kamenev-Zinoviev, ils sont suffisamment connus, on peut toujours
s'en declarer quitte : « Ce n'etaient pas des Juifs ! » Mais en pretant
honnetement attention a toutes les couches de 1'appareil de
repression dans les premiers annees sovietiques, aux « inconnus »
comme Isai'e Davidovitch Berg qui crea la fameuse « chambre de
tortures 39 » pour le malheur des Juifs eux-memes, ou a des person-
nages encore moins remarquables qui se contentaient de classer les
papiers au sein de le bureaucratic sovietique et qui jamais n'appa-
rurent au grand jour.
Mais les Juifs cesseraient d'etre juifs s'ils n'offraient tous qu'un
seul visage.
La egalement, d'autres voix se sont fait entendre.
A la meme epoque, des le debut du grand exode des Juifs hors
des limites de l'URSS, pour I'honneur des Juifs et pour le plus
grand bonheur de tous, une fraction d'entre eux a depasse le cercle
des sentiments habituels et su montrer une vision plus globale de
l'Histoire. Comme on etait heureux de les ecouter ! de ne pas cesser
de les entendre ! Quel espoir pour 1'avenir ! Les rangs des Russes
etant troues, decimes a mort, comme leur comprehension et leur
soutien nous furent precieux !
Deja, a la fin du xix e sieclc, on pouvait entendre cette reflexion
desabusee :
« Tout pays a les Juifs qu'il merite 40 . »
Tout est affaire d'orientation des sentiments.
Si les voix de certains Juifs de la troisieme emigration ou dTsrael
ne s'etaient elevees, on aurait certes pu desesperer de la possibility,
pour les Juifs et les Russes, de s'expliquer et de se comprendre
un jour.
Roman Rutman, cyberneticien, se manifesta pour la premiere fois
39. E. Jirnov, « Protsedoura kazni nosila omerzitelnyi kharakier [La procedure de
I'execution revetait un caractcre odieux], in Komsomolskai'a Pravda. 1990, 28 oclobre.
p. 2.
40. M. Morgoulis, Evreiskii vopros v evo osnovaniakh i tchasnostiakh [Le problcme
juif dans scs fondements et ses particularites], in Voskhod, Saini-Pdiersbourg, 1881,
Janvier, livre 1, p. 18.
510 DEUX SIECLES ENSEMBLE
dans la presse emigree, shot apres son passage en Israel, par un recit
chaleureux et haut en couleurs sur la facon dont cette emigration est
nee, s'est developpee, et, des cet article, a fait montre de sentiments
chaleureux envers la Russie. L' article portait un titre expressif :
« Salut a celui qui part, Fraternite a celui qui reste 41 . » A la naissance
de Immigration, ecrit-il des ses premieres observations, on entendait
dire : « Nous sommes juifs ou russes ? » A l'heure de la separation :
« La Russie crucifiee pour l'humanite. »
L'annee suivante, en 1974, dans son article « La chaine des
offenses », il propose de reconsiderer « certaines idees recues sur
le "probleme juif ' » et de voir « le danger qu'il y aurait a les abso-
lutiser ». Les voici, au nombre de trois : 1) « Le dcstin exccptionnel
du peuple juif en a fait le symbole de la souffrance humaine » ;
2) « Le Juif en Russie a toujours ete la victime de persecutions
unilaterales » ; 3) « La societe russe est l'obligce du peuple juif. »
II cite a ce propos une phrase de mon A rchipel du Goulag : « Cette
guerre nous a fait globalement comprendre que, sur cette terre, le
pire sort est d'etre russe », et l'interpr6te avec comprehension :
« Cette phrase n'est ni creuse ni banale : elle vise les victimes
de cette guerre, le sort des prisonniers, et, avant cela, la terreur
revolutionnaire, les famines, "1' extermination stupide de l'elite
pensante de la nation et celle de son support, la paysannerie". »
Bien que la litterature russe contemporaine et le mouvement demo-
cratique soutiennent, afin d'expier les anciens pdches et les persecu-
tions, la these de la culpabilite de la societe russe vis-a-vis des
Juifs, notre auteur prefere le concept plus profond de « chaine des
offenses » « aux bredouillis attendris sur les malheurs du talentueux
peuple juif ». « Pour rompre cette "chaine des offenses", encore
faut-il la tirer par les deux bouts 42 . »
Voila une voix posee, amicale, reflechie.
Durant ces memes annecs, Michel Kheifets, un prisonnier recent
du Goulag, s'est exprime a plusieurs reprises d'une voix ferine :
« Tres attache a mon peuple, je ne puis pas ne pas sympathiser avec
41. R. Rutman, Oukhodiaschemou poklon, ostaiouschemousia-bratstvo [Salut a celui
qui pari, Fraternitd a celui qui resle !], in Novy Journal, New York, 1973, n° 112,
pp. 284-297.
42. R. Rutman, Kollso obid [La chaine des offenses], in Novyi Journal, 1974, n° 117,
pp. 178-189, en anglais in Soviet Jewish Affairs, London, 1974, vol. 4, n° 2, pp. 3-11.
QUAND LES ACCUSATIONS SF. RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 511
les nationalistes d'un autre peuple 4 '. » II a eu le courage de lancer
un appel a la repentance juive en utilisant la comparaison suivante :
« Le peuple allemand ne s'est pas detourne de son epouvantable
passe criminel, il n'a pas essaye de rejctcr la faute dc I'hitlcrisme sur
les autres, sur des etrangers, etc. ; en se purifiant continuellement
dans le feu de la repentance nationale, il a reussi a creer un Etat qui,
pour la premiere fois, a suscite l'admiration et 1'estime de l'humanite
a son cndroit. Cette experience, a mon avis, doit devenir un modele
pour les peuples qui ont participe aux crimes du bolchevisme. Entre
autres, les Juifs » ; « Nous, Juifs, devons tirer des conclusions
honnetes du jeu auquel se livrerent les Juifs, de cette union qui ne
leur allait pas, un jeu qu'avait predit de facon saisissante Z. Jabo-
tinski... 44 » M. Kheifets a montre une grande elevation d'ame en
parlant « de la faute reelle des Juifs envers les peuples des pays ou
ils vivent, faute qui ne permet pas, qui ne doit pas les autoriser a
vivre en toute quietude dans la diaspora ». A propos de ces Juifs des
annees 1920-1930 : « Qui a le droit de les condamner pour leur aber-
ration historique [leur participation active a 1'edification du commu-
nisme], pour le chatiment qu'ils ont fait subir a la Russie afin de lui
faire expier la Zone de residence et les pogroms, qui done, sinon
nous, leurs descendants, qui nous en repentons amerement 45 ? »
(Kheifets ajoute que B. Penson et M. Korenblit, ses codetenus avec
qui il avait refiechi et discute au camp, partageaient cet etat d'esprit.)
Ces propos de Kheifets, a cette epoque dans Immigration, coinci-
derent avec un vibrant appel a la repentance des Juifs, venu de
1'interieur de l'URSS, celui lance par Felix Svetov dans son roman
paru initialement dans le samizdat : Ouvre-moi les portes [du
repentir] 46 ». (Ce n'est pas par hasard, mais grace a l'agilite du
sentiment et de l'intelligence cultivee chez les Juifs, que F. Svetov
fut l'un des premiers a discerner la renaissance religieuse qui
pointait alors en Russie.)
Plus tardivement, au cours de la discussion passionnee suscitee
43. M. Kheifets, Russkii patriot Valdimir Ossipov [Vladimir Ossipov. un patriote
russe], in Kontinent, Paris. 1981, n° 27, p. 209.
44. Du meme, Nachi obschie ouroki [Nos legons communes], in «'22 », 1980, n° 14,
pp. 162-163.
45. Du meme, Mesto i vremia (evreiskie zametki) [Le lieu et le temps (notes juives)],
in Tretja volna, Paris, 1978, pp. 42, 45.
46. Felix Svetov, Otverzi mi dveri, Paris, Editeurs Reunis, 1978.
512 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par une confrontation entre Astafiev* et Eidelman**, Iouri Stein
evoqua « nos complexes specifiques d'ashkenazes, produits a la fois
par le sentiment d'appartenir a un peuple elu et par la psychologie
juive provinciale. D'ou la foi dans notre infaillibilite nationale, d'oii
aussi nos pretentions au monopole de la souffrance... II est temps
de prendre conscience que nous sommes une nation normalc, digne
a tous egards, mais non exempte de peches, comme tous les autres
peuples du monde. D'autant plus maintenant que nous avons notre
proprc Etat independant et que nous avons prouve au monde que
les Juifs savent, aussi bien que les autres grands peuples, et faire la
guerre et labourer 47 ».
Quand les liberaux de gauche entamerent leur campagne de deni-
grement contre V. Astafiev, V. Raspoutine*** et V. Belov****,
Marie Schneerson, historienne de la litterature, prit leur Parti avec
cceur : dans Immigration, elle avait garde pour la Russie un amour
fervent jusqu'a la nostalgie, et une intime comprehension des
problemes russes 48 .
Dans les annees 70 parut en Occident un livre hautement argu-
mente et d'une grande ampleur de vues sur les risques que faisait
peser la destruction de la nature perpetree par les communistes en
URSS. Son auteur vivait alors en Union sovietique et 1' avait natu-
rellement signe d'un pseudonyme, B. Komarov. Quelque temps
apres, l'auteur emigra et nous apprimes son nom : Zeev Wolfson.
Mieux, nous sumes qu'il avait etc l'un des auteurs de V Album des
eglises detruites et profanees dans la Russie centrale (Postface :
les limites du vandal isme)* 9 .
47. Iou. Stein, Lcttre a la rddaction, in Strana i mir, 1987, n°2, p. 112.
48. M. Schneerson, Raz.reschennaia pravda [Une vcrite aulorisee], in Konlinent, 1981,
n° 28. De la meme, Khoudojeslvennyi mir pisalelia i pisatel v mirou [L'univers arlislique
de 1'ccrivain el I'eCrivaiD dans le monde], in Konlinent, 1990, n"62.
49. B. Komarov, Ounitchtojenie prirody [La Destruction de la nature], Francfort,
Possev, 1978 ; Razrouehennye i oskvernennye khramy : Moskva i sredniaia Rossia/-
Posleslovie : Predely vandalizma [Eglises dctruite et profanees : Moscou et Russie cen-
trale/Postfaee : les limites du vandalisme], Francfort, Possev, 1980.
* Astafiev Victor (1924-1993), l'un des meilleurs prosatcurs russo-sovietiques de la
tendance « paysanne ».
** Eidelman : critique russc d'origine juive.
*** Valentin Raspoutine, ne en 1937 dans la region d'Irkoutsk. excellent ecrivain de
la tendance « paysanne ».
**** Basile Belov, nd en 1932 dans la region de Vologda, excellent ecrivain de la
tendance « paysanne ».
QUAND LES ACCUSATIONS SE RETOURNENT CONTRE LA RUSSIE 513
Dans la Russie mise a sac, il est reste si peu de forces russes
agissantes, et voila qu'elles recoivent le renfort de forces juives
amicales et sympathisantes ! Dans ce pays desertifie, encore soumis
a repression, le Fonds russe d'Aide sociale, auquel j'ai abandonne
tous les droits mondiaux de L'Archipel du Goulag, a commence
alors son action d'aide aux persecutes, et c'est Alexandre
Guinzbourg qui a ete son premier administrateur, competent et plein
d' abnegation ; parmi ses benevoles, le Fonds a compte" de
nombreux Juifs et demi-Juifs. (Ce qui a fourni 1' occasion a des
cercles russes aveugles par leur extremisme de stigmatiser le Fonds
comme etant « juif ».)
Pareillement ont participe a notre serie de livres intitulee
Etudes d'Histoire contemporaine* M. Bernstam, Iou. Feltchinski
et D. Sturman.
Dans la lutte contre le mensonge communiste, les divers articles
de M. Agourski, D. Sturman, A. Nekritch, M. Heller, A. Serebren-
nikov se sont distingues par une profonde penetration, la fraicheur
de la pens6e, leur ton digne et mesure.
C'est la aussi qu'il convient de rappeler Taction valeureuse du
professeur americain Julius Epstein, qui aura bien merite de la
Russie. Dans une Amerique hautaine, toujours sure de son bon
droit, et qui, dans sa lcgerete, n'a nulle conscience de ses propres
crimes, il a devoile, par ses efforts solitaires, l'« operation de
carenage » : le fait que les Americains, a partir de leur continent,
ont livre aux agents staliniens, pour extermination, apres la fin de
la guerre, des centaines, des milliers de Russes et de Cosaques qui
avaient nai'vement cru qu'ayant enfin atteint un pays fibre, ils
etaient desormais saufs 50 .
Tous ces exemples nous confortent dans l'idee d'une possible
connaissance reciproque, sincere et bienveillante, entre Russes et
Juifs, pourvu seulement que de part et d' autre nous ne la contrecar-
rions pas par notre intolerance et notre mechancete. Meme les plus
doux mouvements vers la memoration, la repentance, rimpartialite
suscitent de violentes protestations de la part des gardiens vigilants
50. Julius Epstein, Operation Keelhaul : The story of forced repatriation from 1944
to the present, Old Greenwich, Connecticut, 1973.
* Serie cre"ee par A. Soljenitsyne dans l'exil (aux editions YMCA-Press, a Paris).
Douze volumes publies entre 1980 et 1995.
514 DEUX SlECLES ENSEMBLE
du nationalisme aussi bien russe que juif. « Soljenitsyne n'a pas eu
le temps d'appeler a la repentance nationale », c'est-a-dire celle des
Russes, ce que tel auteur se garde de blamer, que, « contre toute
attente, les notres sont deja la aux premiers rangs ». II ne les appelle
pas par leurs noms, mais il a apparemment en vue en tout premier
lieu M. Kheifets : « II apparait done que nous sommes les plus
coupables de tous, que e'est nous qui avons aide... a instaurer..., ou
plutot non, pas aide, mais bel et bien instaure le pouvoir sovie-
tique... presents que nous etions de facon disproportionnee dans ses
differents organes sl . »
Ceux qui avaient adopte le langage de la repentance ont ete
furieusement vilipendes : « lis preferent excreter de leurs tripes
patriotiques une pleine bouchee de salive » [quel style, quelle
noblesse d'expression !] « et couvrir de crachats leurs "ai'eux",
toujours les memes, en maudissant Trotski et Bagritski, Kogan et
Dounaevski * » ; « M. Kheifets nous exhorte "a nous purifier par le
feu de la repentance nationale" [?!] 52 »
Et qu'est-ce qu'a deguste F. Svetov pour le heros de son roman
autobiographique ! « Ce livre sur la conversion au christianisme ne
va pas du tout contribuer a la recherche ideale des voies de la
repentance, mais incitera a l'antisemitisme le plus concret et a
bouffer du Juif... Ce livre est antisemite ! De quoi faut-il se
repentir ? s'indigne l'infatigable David Markish. Le heros de
Svetov voit une felonie dans le fait que nous "abandonnons" ce
pays dans un etat deplorable dont nous serions les seuls respon-
sables : ce seraient nous qui apparemment aurions manigance la-bas
une revolution sanglante, assassine le tsar, souille et viole l'Eglise
orthodoxe, et de surcroit fonde l'Archipel du Goulag. En est-il
vraiment ainsi ? Allons ! Premierement, tous ces camarades,
Trotski, Sverdlov, Berman et Frenkel, n'ont rien a voir avec le
monde juif. Deuxicmement, e'est une erreur de poser le probleme
en termes de responsabilite collective". »
51. VI. Zeev, Demonstraisia obektivnosti [Une demonstration d'objectivitd], in Novy
amerikanets, 1982, 1-7 juin. n° 120, p. 37.
52. V. Bogouslavski, V zashitou Kouniaeva [A la defense de Kounaev], in « 22 »,
1980, n° 16, pp. 166-167, 170.
53. D. Markish, Vykrest [Un converti), in « 22 », 1981, n° 18, p. 210.
* Edouard Bagritski (1895-1934), Paul Kogan (1918-1942 : poetes sovi6tiques
d'origine juive. Dounaevski : chansonnicr sovidtique.
QUAND LES ACCUSATIONS SE RET0UR.NENT CONTRE LA RUSSIE 515
Son frere, S. Markish, juge ainsi : « En ce qui conccrne la der-
niere vague de ceux qui ont emigre de Russie... pour se rendre en
Israel ou aux Etats-Unis, on ne remarque pas chez eux de veritable
russophobie, elle releve plutot du phantasme ; en revanche, la haine
de soi qui se transforme en veritable antisemitisme, on ne la voit
que trop 54 ! »
Et voila : si les Juifs se repentent, c'est deja de 1' antisemitisme
(une nouvelle variete de ce phenomene).
Quant aux Russes, eux, ils doivent comprendre que « leur idee
d'une repentance nationale ne saurait ctre effective sans une claire
conscience de la culpabilite nationale. Cette culpabilite est enorme,
et il ne faut pas la rejeter sur qui que ce soit d' autre. Elle concerne
non seulement le passe, mais aussi le present, alors que la Russie
commet suffisamment de sales coups, et qu'a l'avenir elle est
capable d'en fomenter encore plus », ecrit Chraguine dans les
annees 70 55 .
Eh bien, nous aussi, nous ne cessons d'en appcler aux Russes :
sans repentance, nous n'aurons pas d'avenir. Car n'ont pris
conscience des crimes du communisme que ceux qui en ont direc-
tement souffert, et leurs proches. Ceux que ces crimes n'ont pas
affected ont cherche" a ne point les remarquer, aujourd'hui ils les
ont oublies, pardonnes, et ne comprennent pas de quoi il faudrait
se repentir. (D'autant plus ceux qui ont commis ces memes crimes).
Chaque jour nous rougissons de honte pour notre peuple boiteux.
Mais nous l'aimons. Et ne cherchons pas a nous en passer.
Et, pour quelque raison mysterieuse, nous n'avons pas tout a fait
perdu foi en lui.
Mais est-ce qu'a notre immense faute, a la faillite de notre
histoire, vous n'auriez, vous, pris aucune part ?
Simon Markish reprend les propos de Jabotinski : dans ses
articles des annees 20, celui-ci, a plusieurs reprises (et en diffe-
rentes occasions) a fait remarquer : la Russie est un pays etranger,
l'interet que nous lui portons est exterieur, tiede, mais non exempt
de sympathie ; ses inquietudes, ses deceptions, ses joies ne sont pas
les notres, de meme que les notres ne sont pas les siennes » ;
54. Sh. Markish, O evreiskoi nenavisti k Rossii [De la haine des Juifs pour la Russie],
in«22», 1984, n° 38, p. 218.
55. B. Chraguine, p. 159.
516 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Markish ajoute : « C'est la prccisement mon attitude vis-a-vis de
ce qui inquiete les Russes. » Et il nous invite a « appeler enfin les
choses par leur nom. Du reste, les Russes libres en Occident sur ce
point delicat ne brillent pas par leur courage... Je prefere avoir
affaire a des ennemis 56 ».
Seulement, votre sentence, il faut la scinder en deux parties :
pourquoi « appeler les choses par leur nom », pourquoi parler franc
voudrait-il dire se conduire en ennemi ? Selon notre proverbe : fais
pas le flagorneur, prefere le contradicteur.
J'exhorte nous tous, Juifs y compris, a renoncer a cette dis-
torsion : croire que parler franc signifie guerroyer. Y renoncer histo-
riquement ! Y renoncer irrevocablement !
Moi-meme, dans ce livre, j'appelle precisement les choses par
leur nom. Or je ne ressens pas un seul instant que ce soit par
inimitie envers les Juifs. Et j'ecris la avec plus de sympathie que
de nombreux Juifs ne parlent en retour des Russes.
Le but de mon livre, qui se reflete dans son titre, est clair : il
faut que nous nous comprenions les uns les autres, il faut que nous
sachions nous mettre dans la situation et entrer dans les sentiments
des uns et des autres. Par cet ouvrage, je veux sceller et etendre
notre comprehension reciproquc pour tout notre avenir.
Mais que cela soit reciproque !
Le rapport entre les destinees juive et russe, qui se sont croisees
du xviir-' au xx e siecle, recele une clef historique profonde que nous
ne devons pas perdre dans notre avenir. Vraisemblablement un
Dessein mysterieux se trouve la cache, que nous devons chcrcher
a deviner et a accomplir.
II semble evident que la verite sur notre commun passe nous est,
Juifs comme Russes, moralement necessaire.
56. Sh. Markish. Eshe raz o ncnavisti k samomou scbe [Une nouvellc fois a propos
dc la haine de soil in « 22 », 1980. n" 16, pp. 178-179, 180.
Chapitre 26
DEBUT DE L'EXODE
L'epoque de l'Exode, comme les Juifs ont eu tot fait de la
nommer, s'est instauree pour ainsi dire en catimini : on fait
remonter ses debuts a 1'article des Izvestia de decembre 1966, qui,
de facon quelque peu specieuse, annon§ait 1' accord des autorite's a
« la reunion des families », formule qui perniettait aux Juifs de
quitter 1'URSS '. Six mois plus tard eclata, selon un processus histo-
rique qui lui etait propre, la guerre des Six Jours. - « Comme toute
epopee, l'Exode a commence par des miracles. Et, comme il sied
dans une epopee, les Juifs de Russie - la generation de l'Exode -
ont cu droit a trois miracles » : « le miracle de la formation de
l'Etat d' Israel », « le miracle de Pourim 1953 » (autrement dit : la
mort de Staline), et « celui de la victoire de 1967, joyeuse, brillante
et enivrante 2 ».
La guerre des Six Jours a donne une impulsion irreversible a la
conscience nationale des Juifs sovietiques et eteint chez beaucoup
la soif de l'assimilation. Elle a provoque un puissant attrait pour la
formation de cercles ou Ton traitait entre soi des problemes propres
a la nation, ainsi qu'a l'etude de l'hebreu. C'est en tout cas avec
elle qu'apparaissent les premieres tendances a 1'emigration.
Mais quel etait le sentiment de la majorite des Juifs a la fin
des annees 60, au seuil de l'Exode ? Non, ils ne travestissent pas
retrospectivement leurs sensations, ccs Juifs qui parlent d'un
1 . F. Kolker, Novyi plan pomoschi sovetskomou evreistvou [Nouveau plan d'aide aux
Juifs sovietiques], in « 22 », Tel Aviv. 1983, n° 31, p. 145.
2. V. Bogouslavski, Olsy I deli rousskoi alii [Les peres e! les (ils de TAIya russe], in
« 22 ... 1978, p. 176.
518 DEUX SIECLES ENSEMBLE
sentiment d'oppression ct de frustration : « Quand ils entendent le
nom de Juif, ils rentrent la tete dans les epaules comme s'ils s'atten-
daient a recevoir un coup. Ils s'efforcent d'utiliser le moins possible
ce mot si lourd a porter, ou bien le prononcent a la va-vite, d'une
voix etouffee, comme si on les prenait a la gorge... Parmi eux,
certains sont habites par une peur permanente, incrustee dans leur
subconscient et devenue inguerissable \ » Ou, comme F ecrit une
femme de lettres juive : toute sa vie professionnellc, elle l'a vccue
avec le sentiment que son travail ne verrait jamais le jour parce
qu'elle etait juive 4 . Chez de nombreux Juifs, en depit de situations
materielles nettement plus favorables que celles de la grande masse
de la population, ce sentiment d'etre opprimes etait tout a fait reel.
Au reste, les recriminations des Juifs cultives portent moins sur
d'eventuelles mesures de retorsion economiques que sur des
brimades d'ordre culturel. « Les Juifs sovietiques cherchent... a
maintenir leur participation elargie a la culture russe. Eux-memes
desirent garder la culture russe 5 . » Quand les Juifs russes dont les
centres d'inteYet sont rives a la Russic sc rctrouvent prives, tels des
imposteurs ou des intrus, et fut-ce seulement par ecrit ou en paroles,
du droit de s'occuper des affaires russes, de 1'histoire russe, ils
sont abasourdis et offenses. Avec 1' apparition du tamizdat et du
samizdat*, la xenophobie propre a certaines plumes a rencontre
des Juifs qui se sentent russes, s'est exprimee pour la premiere fois
depuis des annees non pas dans la rue ni du cote de la bureaucratie,
mais de la part de l'elite intellectuclle, y compris cclle de la dissi-
dence. Ce qui, naturellement, a ebranle les Juifs qui s'identifiaient
aux Russes 6 . » Galitch ecrit : « Tres nombreux etaient ceux qui,
eduques dans les annees 20, 30, 40, avaient pris 1' habitude, des leur
3. J. Domahki. Tekhnologia nenavisti [La technologic de la haine] in VM, 1978,
n°25. pp. 106-107.
4. N. Voronel, Ou kajdovo svoi dom [Chacun a sa maison] in « 22 », 1978, n" 2,
pp. 150-151.
5. J. Domalski, p. 129.
6. D. Sturman, Razmychlcnia nad roukopisiou [Reflexions sur un manuscril] in « 22 »,
1980, n" 12, p. 133.
* Tamizdat : litt£ralement « Editions dc la-bas », mot forg6 a I'dpoque poststalinicnne
pour designer les publications en langue russe a I'dtranger d'neuvres inlerdites en URSS.
Samizdat : littdralcment « auto-Cdition », mot forge" a la meme 6poque pour designer la
mise en circulation sous forme manuscrite ou dactylographies d'eeuvres interdites de
publication en URSS.
DEBUT DE L'EXODE 519
naissance, de se considerer comme russes... Toutes leurs pensees,
en effet, se rattachaient a la culture russe 7 . »
Un autre auteur decrit « le type moyen du Juif russe de notre
temps » de la facon suivantc : « II s'est penche avec attention sur ses
defauts. lis les a compris et ressentis... et cherche a s'en debarrasser...
II a cesse de gesticuler. II s'est debarrasse des intonations propres a
sa langue, mal supportees par les Russes... A un certain stade, il a
eprouve le desir de se mettre a egalite avec le Russe, de s'identifier
a lui. » Pourtant : « Des annees durant, vous pouvez ne pas avoir
entendu le mot "juif. Beaucoup sans doute ont meme oublie que
vous etes juif. Mais vous, vous ne 1'oubliez jamais. Le fait qu'on
n'en parle pas vous le rappelle immanquablement. II cree en vous un
tel champ de tensions que tout grain de poussiere risque d'y
provoquer une explosion. Quand vous entendez le mot "juif, il
sonne alors comme un coup du destin. » Voila qui est eloquent. Et le
meme auteur ne cele pas combien coute l'effort de se metamorphoser
en Russe : « On doit passer outre a tant de choses », ce qui est source
d'appauvrissement. « Aujourd'hui, vous avez besoin de mots tres
souples, polysemiques. Mais ils ne se trouvent pas a votre dispo-
sition. Quand vous ne parvenez pas a les trouver, quand vous n'en-
tendez pas ces mots necessaires, quelque chose meurt en vous », vous
perdez « les intonations mclodieuscs de la langue juive », et tout ce
qu'elle recele de gaiete, d'humour enjoue, de force vitale, d'ironie 8 ».
Bien entendu, ces sentiments n'ont pas ete eprouv6s, ni dans leur
totalite ni avec cette aprete, par tous les Juifs sovietiques, ils ne
concernaient qu'une faible minorite, la haute couche intellectuelle,
et ceux-la seulement qui reellement et opiniatrement voulaient
s'identifier aux Russes. G. Pomerants a pu dire de ces cercles, en
etendant sa reflexion a l'ensemble de 1' intelligentsia : « En tout lieu
nous ne sommes ni entierement des etrangers, ni entierement chez
nous » ; « des Juifs non israeliens, sans attaches sur terre, ayant
perdu toutes racines dans 1' existence quotidienne, voila ce que nous
sommes devenus 9 ».
7. Alexandre Galiich, Pesni. Stikhi. poemy. Kinopovest. Piesa. Statii [Chansons. Vers.
Poemes. Scenario. Piece. Articles], lekaterinenbourg. 1998, p. 586.
8. Rani Aren V rousskom galouie [Dans le galout russe], in « 22 », n° 19, pp. 133-
135-137
9. G. Pomerants, Tchelovek niotkouda [L'homme de nulle part] in Neopoubliko-
vannoe (Inddits), Francfort, 1972, pp. 161, 166.
520 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Voila en effet qui est bien dit.
Un autre article abonde dans le meme sens : « Je percois si
nettement le caractere illusoire de leur existence [celle des Juifs]
dans la Russie d'aujourd'hui" 1 . »
Et, la ou la fusion n'est pas atteinte, ineluctablement s'amplifie
le froid de la desunion.
Nathan Chtcharanski a repete plus d'une fois qu'il fut un temps
ou il se sentit different des habitants de ce pays.
L. Khnokh, lors du proces pour « detournement d'avions* », en
ddcembre 1970, declara sans ambages : « Vivre dans un pays que
je ne considere plus comme mien m'est devenu insupportable »
(et ce sentiment, de toute Evidence, n'a pas muri en lui en deux-
trois mois).
Quelle unite dans la pensee, quelle hardiesse dans l'expression !
Or ce type de sentiment s'est empare de plus en plus des Juifs
russes, jusqu'a attcindre des couches tres larges.
Plus tardivement, en 1982, un journaliste juif s'est exprime
ainsi : « Je suis un etranger... un etranger dans mon pays que j'aime
de fagon abstraite, mais que concretement je crains". »
Au debut des annees 70, Lydia Tchoukovskaia, dans une conver-
sation que nous avons eue, m'a dit (je l'ai note" a I'epoque) :
« L'exode actuel a ete impose aux Juifs a coups de bottes. J'eprouve
de la peine pour ceux que les Russes ont contraints a se prendre
pour juifs. Les Juifs avaient perdu leur spccificite nationale, et le
r£veil en eux de sentiments nationalistes me paratt artificiel. »
Non, non, il etait loin d'en etre ainsi ! - la, Lydia se trompait,
bien qu'elle eut beaucoup discute avec les Juifs des deux capitales.
Ce reveil des sentiments juifs 6tait tout a fait naturel, legitime par
rapport a l'Axe historique ; il n'a pas ete simplement provoque" « a
coups de bottes ». Un reveil soudain ? « "Juif aussi, cela peut
sonner fier 12 ! »
10. A. Voronel. Trcpct ioudeiskikh zabot [Le fremissement des soucis juifs], 2 C ed.
Moscou-Jcrusalcm, 1981, p. 122.
11. M. Deilch, Zapiski postoronnevo [Camels d"un etranger] in « 22 », 1982, n?26,
p. 156.
12. R. Rutman, Oukhodiaschemou poklon, ostaiouschemousia bratstvo [A celui qui
part - salut ! ; a celui qui resle - fraternite !), in Novy Journal, 1973, n° 1 12, p. 286.
* Le 15 juin 1970, ncuf Juifs et deux non-Juifs tentent sans succes de s'emparer d'un
avion pour cmigrer en Israel.
DEBUT DE L'EXODE 521
Un autre journaliste juif a cherche a comprendre le cheminement
suivi par la jeune generation : « Nous, les "petits-enfants" et hdri-
tiers de cette cruelle experience, nous qui avons perce de notre tete
la coquille pour sortir au grand jour, ici, en Israel, que pouvons-
nous dire de nos parents et de nos grands-parents ? Qu'ils ne nous
ont pas dispense" d'"education juive" ? Mais l'experience de leur
cheminement, de leur vie, telle que nous 1' avons recue et que
chacun d'entre nous l'a prolongee, fut-ce de nos petits pas de
gosses, depuis nos reves d'enfance jusqu'aux fureurs de l'age mur,
n'a-t-elle pas ete une education juive ? Le sentiment de notre
judeite nous est venu dans une large mesure comme resultat de
leurs echecs, de leurs catastrophes, de leur desespoir (des notres
aussi). Mors, pourquoi ne pas avoir de l'estime pour ce passe" ? Est-
ce a nous de jeter la pierre aux cranes brises des romantiques
d'hier 13 ? ! »
La s'exprime ouvertement et loyalement le lien hereditaire avec
les parents et les grands-parents qui avaient montrc tant d'enthou-
siasme dans les premieres annees du regime sovietique : ce qui
confere au tableau une toute autre ampleur. Et, en filigrane, a
travers tout 1' article, on percoit de 1' irritation vis- vis des biens et
privileges acquis par « la nouvelle classe qui a succede aux roman-
tiques d'alors ».
Un article du samizdat introduisit lui aussi une nuance tout a fait
pertinente : « Elle paratt fausse, vraiment, l'opinion selon laquelle
les sentiments nationalistes des Juifs sovietiques assimiles se sont
amplifies uniquement par suite de la resurgence de Tantisemitisme.
II s'agit la plutot d'une coincidence dans le temps 14 . »
Les participants a ce processus decrivent chacun de facon lege-
rement differente revolution de leur prise de conscience. Les uns
disent : « Presque tous, nous avions 1' impression que pratiquement
rien ne s'etait passe », autrement dit qu'il n'y avait pas eu de
mouvement en faveur d'un retour au judaisme ; neanmoins, « apres
la guerre de 1967, nous avons per^u comme un souffle nouveau ».
Mais « la breche s'est faite, j'en suis sur, apres le proces pour
1 3. V. Bogouslavski, V zaschitou Kouniaeva [En ddfense de Kounaev] in « 22 ». 1980.
n°16, p. 176.
14. N. Ilski, Istoria i samosoznanie [Les Juifs et leur conscience de soi], in Evrei v
SSSR, 1977, n° 15, cite" d'apres « 22 », 1978, n" 1, p. 202.
522 DEUX SIECLES ENSEMBLE
detourncment d'avion l5 ». D'autres disent : «A Leningrad,
Moscou, Riga, des groupes de Juifs se sont constitues des le milieu
des annees 60 », et, a la fin de ces annees-la, s'est deja forme a
Leningrad « un centre de conspiration juive ». Mais en quoi
consistait reellement la conspiration ? « Des cercles d'etudes de
l'hebreu et de 1'histoire juive se sont constitues'... non pas tant pour
6tudier la langue que pour permettre a ceux qui desiraient l'ap-
prendre de discuter entrc cux. L'etude n'allait pas au-dela de
quelque deux cents a trois cents mots... Tous sans exception etaient
des fonctionnaires, et ceux qui gravitaient autour d'eux etaient fort
eloignes non seulement de la religion, mais meme de la tradition
juive la plus elementaire. » « Les Juifs des annees 60 avaient une
idee tres vague du sionisme. » Cependant, « nous nous sentions
suffisamment juifs, sans eprouver la necessite de "cours de perfec-
tionnement" pour parfaire notre qualite de Juifs ». Contre les rafales
de la propagande anti-israclienne se renforcait « une sympathie
personnels a l'egard des Juifs et de l'Etat d'Israel... Si on nous
avait dit alors qu'Israel avait abandonne" un judai'sme desormais
revolu, a nos ycux il n'y aurait rien perdu ». Ensuite, ce
mouvement, « parti d'un cercle clandestin, s'est mue en
mouvement plus large... voire en un "phenomene de salon" ».
Toutefois, « personne ne croyait alors en la possibilite d'emigrer,
du moins a vue humaine ; en revanche, nous 6tions tous persuades
de la possibilite d'ecoper de quelques annees de camp 16 ». L'inter-
vieweur commente : « Helas, on ne peut dissocier ladite conspi-
ration des actes "criminels" ! - J'ai observe ?a dans le mouvement
juif des annees 70, apres les proces pour detournement d'avions ". »
L'apprentissage de la culture juive avait ainsi commence et conti-
nuait sans que Ton pensat ouvertement a emigrer ; il n'obliteYait ni
ne modifiait en rien la vie quotidienne des participants. « Je ne suis
pas sur que Talya [en hebreu, alya signifie ascension ; mais le mot
a re?u le sens de retour dans la patrie historique] ait commence
avec les sionistes » ; « les premiers groupes sionistes n'etaient pas
assez puissants pour cela ». « Dans une certaine mesure, c'est le
15. A. Eterman, Tretic pokolenie (La troisifemc generation) [interview], in « 22 »,
1986, n° 46, p. 124.
16. V Bogouslavski, Ou istokov [Aux sources], interview in «22», 1986, n°47,
pp. 102, 105-108.
17. Ibidem, p. 109.
DEBUT DE L'EXODE 523
pouvoir sovietique qui 1'a engendre en organisant une gigantesque
et bruyante campagne autour de la guerre des Six Jours. La presse
sovietique a presente l'image d'un Juif guerrier, vainqueur de tous,
et cctte image a compense le complexe d'inferiorite qui habitait les
Juifs sovietiques l8 . »
Mais cache « "ton fremissement juif ! que tes collaborateurs ne
le voient pas, que tes voisins ne l'entendent pas !" » Au debut, la
crainte est profonde : « Ces bouts de papier sur lesquels on grif-
fonne ses coordonnees en vue de recevoir une invitation officielle,
e'est comme si on signait une condamnation pour soi, pour ses
enfants et ses proches » ; mais, bientot, « fini les chuchotements,
on en parle a voix haute », « on se reunit pour observer les fetes
juives et pour apprendre dans les cercles l'histoire juive et
l'hebreu ». Et, des la fin de 1969, « les Juifs par dizaines et par
centaines se mettent a signer des petitions destinees "a l'opinion
publique etrangere". lis exigent qu'on les laisse "partir" pour
Israel l9 ».
« Coupes du judaisme mondial, entratnes dans la fournaise
fusionnelle... de l'empire pharaonique stalinien », les Juifs d'URSS
« semblaient definitivement perdus pour le judaisme quand, brus-
quement, survint la resurgence du mouvement sioniste en Russie, le
retour a l'antique appel de Moise : "Laisse partir mon peuple 20 !" »
Et, « en 1970, le monde entier s'est mis a parler des Juifs
russes ». lis « ont pris de l'assurance, ils ont acquis... l'esprit de
decision. Entre eux et leur reve, un seul mur : l'interdiction gouver-
nementale. Le percer, 1'enfoncer, le survoler, tel etait leur seul
desir... » "Fuyez la Babylone du nord !" - cet ordre a retenti dans
l'appel du groupe (E. Kouznetsov, M. Dymshits) qui avait cherche
a detourner un avion 21 . En decembre 1970, au proces qui se tint a
Leningrad, « ils ne se sont pas tus, ils ne se sont pas caches, ils ont
ouvertement declare leur intention de detourner un avion pour les
conduire a l'dtranger, en Israel. Ce qui pouvait impliquer pour eux
18. V. Bogouslavski, Oglianis v razdoumie [Prends le temps de r£H6chir], table ronde
in«22», 1982, n° 24, p. 113.
19. V. Bogouslavski, Otsy i deti rousskoi alii [Les peres ct les enfants de l'alya russe]
in«22», 1978, n" 24, p. 113.
20. /. Oren, Ispoved [Confession] in « 22 », 1979, n° 7, p. 140.
21. V. Bogouslavski, Otsy i deti rousskoi alii [Les peres et les (ils de l'alya russe] in
« 22 », 1978, n" 2, pp. 177-178.
524 DEUX SIECLES ENSEMBLE
une sentence de mort ! Leurs "aveux" etaient en fait des decla-
rations de sionisme 2 - ». Quelques mois plus tard, en mai 1971,
eut lieu un second proces, celui « d'une organisation sioniste de
Leningrad » ; ensuite d'autres encore eurent lieu a Riga et Kichinev.
Ces proces - surtout ceux de Leningrad - donnerent une nouvelle
et forte impulsion a la conscience nationale des Juifs. Peu apres
parait en samizdat la revue Les Juifs en URSS (a partir de 1972).
Tous les aspects de la lutte pour obtenir le droit d'emigrer en Israel,
de meme que l'exigence d'un libre developpement de la culture
juive pour ceux qui restent en URSS, y trouvent un vif echo.
Mais, la encore, l'idee d'une emigration possible etait loin, tres
loin d'avoir gagne" la majority des Juifs sovietiques. « Quand les
Juifs sovietiques savaient qu'ils n'avaient pas le choix, qu'il fallait
se resigner et s'adapter, ils avaient l'impression de vivre plus faci-
lement que maintenant qu'ils ont recu la liberte de choisir le lieu
oil vivre leur destin... La premiere vague de ceux qui ont fui
la Russie a la fin des ann6es 60 n'etait mue que par une
seule aspiration : passer le restant de leurs jours dans le seul pays
ou il n'y avait pas d'antisemitisme, en Israel. » (A l'exclusion de
ceux, precise neanmoins l'auteur, qui emigrerent par desir de
s'enrichir)".
Mais « une certaine fraction des Juifs sovietiques » etaient si
terrorises qu'ils etaient prets a renoncer avec all£gresse a leur
appartenance nationale, si on le leur permettait 24 ». A ces milieux
appartenaient les Juifs qui maudissaient « cet Israel » : c'est par sa
fauie que les Juifs respectueux de la loi ne recoivent pas, dans leur
profession, l'avancement qu'ils meritent ; « a cause de ceux qui
partent, notre situation, elle, va empirer ! »
Le gouvernement sovietique ne pouvait pas ne pas eprouver d' in-
quietude face a cette resurgence, inattendue pour lui - comme pour
le monde entier ! -, de la conscience nationale des Juifs sovietiques.
II renforca la propagande contre Israel et le sionisme pour faire
encore plus peur. En mars 1970, il eut recours a un « true » a la
sovietique, archi-use : contre-attaquer par la bouche « des citoyens
22. Ibidem. U istokov [Aux sources] in « 22 », 1986, n"47, p. 121
23. G. Fain, V roll vysokooplatchivaemykh chveilsarov [Dans lc role de portiers gras-
sement payds], in VM, Tel-Aviv, 1976, n° 12, p. 135.
24. /. Domalski, Tekhnologia nenavisti [La technologie de la haine] in VM. Tel-Aviv,
1978, n" 25, p. 106.
DEBUT DE L'EXODE 525
eux-memes », en I'occurrence « de nationality juive ». Au spectacle
de cette conference de presse publique se rendirent avec docilite
non seulement les « Juifs officiels » les plus compromis, comme
Vergelis, Dragounski, Tchakovski, Bezymenski, Dolmatovski, le
metteur en scene Donsko'i, les experts en sciences politiques Mitine
et Mintz, mais aussi l'homonyme de Bialik, 1'academicien
Froumkine, Kassirski, des musiciens de reputation mondiale
comme Flier, Zak, des artistes comme Plissetskai'a, Bystritskaia,
Ploutchek - si assures de leur situation qu'ils n'auraient risque
aucun naufrage s'ils avaient refuse de signer la « Declaration ». Et
cependant, ils la signerent... Ladite « Declaration » marquait du sceau
de l'infamie « l'agression des dirigeants israeliens... qui redonnent
vie a la barbarie hitlerienne », « le sionisme a toujours ete 1' ex-
pression des idees sionistes de la bourgeoisie juive et de ses elucubra-
tions judai'ques » ; les intervenants ont pour intention « d'ouvrir les
yeux aux victimes confiantes de la propagande sioniste » : « les
travailleurs juifs, sous la direction du Parti de Lenine, ont acquis une
liberte totale face au tsarisme haissable » - allons bon, les voila qui
reviennent cinquante ans en arriere, comme si e'etait a cette epoque-
la qu'avait sevi le principal oppresseur ? !
Cependant, les temps ont change. Une semaine plus tard, en
reponse aux « officiels », s'eleve la voix d'llya Silberberg, un jeune
ingenieur qui a decide de rompre sans retour avec ce pays et de
partir. II public dans le samizdat une reponse ouverte a la « Decla-
ration », traite ses signataires de « vils laquais », et renonce a ses
anciennes illusions : « C'est par naivete que nous avons place notre
espoir dans "nos" Juifs : les Kaganovitch, les Ehrenbourg et les
autres ». (Ils avaient done bel et bien place leurs espoirs en eux ?).
Mais, aussitot, en guise de reproche aux Russes : apres les
annees 50, « les Russes repentants et honteux..., apres avoir verse
une petite larme sur le passe..., n'avaient-ils pas jure amour et
fidelite a ces freres qu'ils venaient de retrouver ? » Silberberg, lui,
ne doute pas un seul instant que toute la faute est imputable aux
Russes.
Par la suite, il y eut plusieurs interventions du meme ordre. Un
an plus tard, une autre lettre ouverte fit fureur dans le samizdat,
6crite par Michel Kalik, un metteur en scene jusqu'alors a 1'aise
dans le regime, mais qui venait d'etre exclu de 1' Union des Artistes
sovietiques du cinema a la suite de son intention declaree d'emigrer
526 DEUX SIECLES ENSEMBLE
en Israel. Cette lettre sur sa fidelite a la culture juive, il l'adressait
de facon surprenahte « a l'intelligcntsia russe ». Comme s'il n'avait
pas vecu en URSS dans le milieu des nantis, comme si, des annees,
durant, il avait souffert avec les opprimes et lutte pour la liberti...
Voila que maintenant, a la veille de son depart, du haut de ses
sacrifices, il sermonnait ces intellectuels russes empotes : « Vous
allez rester... avec votre silence ? avec votre "docile enthou-
siasme" ? Qui repondra alors pour la sante morale de la nation, du
pays, de la societe ? » Six mois plus tard, une nouvelle lettre
ouverte paratt dans le samizdat, due a l'ecrivain sovietique Gregoire
Svirski. II est pousse a la derniere extremite car, en guise de
punition pour son intervention en 1968 a la Maison centrale des
ecrivains contre I'antisemitisme, il a ete interdit de publication
pendant plusieurs annees, et meme son nom n'a pas ete repris dans
V Encyclopedic litteraire : il appelle cela un « assassinat », oubliant
de jeter un regard en arriere sur ceux - nombreux, tres nombreux,
et d'un tout autre gabarit - qui, avant lui, avaient autrement
souffert. « Je ne sais plus desormais comment je vais vivre », ecrit-
il dans sa declaration a 1' Union des ecrivains. (Voila qui etait
commun aux 6 000 membres de 1' Union : ils consideraient que le
gouvemement avait pour devoir de les nourrir en leur procurant des
travaux litteraires retribues.) Telles ont ete « les raisons qui m'ont
force, moi, homme de culture russe, et, plus que cela, ecrivain russe
et specialiste de la litterature russe, a me considerer comme juif
et a prendre la decision irrevocable d'emigrer avec ma famille en
Israel »... oil « je veux devenir un ecrivain israelien ». (Mais une
telle reconversion professionnelle et nationale s'est revelee hasar-
deuse : comme beaucoup d'autres emigrants, Svirski ne s'attendait
pas a rencontrer des difficultes d'adaptation en Israel, il a du aussi
en partir...*)
Dans les nombreuses declarations exprimant l'eveil de la
conscience de soi des Juifs, les sentiments et arguments antirusses
etonnent, blessent l'oreille et le cceur. Dans ces sentiments « d'une
fureur bien pesee », ainsi que nous l'avons lu, nous ne voyons pas,
helas, que nos freres juifs se repentent, ne serait-ce que par rapport
aux annees 20. Ils ne manifestent pas 1' ombre d'une compassion
pour les Russes en tant que peuple souffrant. Or, par ailleurs, dans
* El s'installer au Canada...
DEBUT DE L'EXODE 527
le chapitre precedent, au milieu des cris de fureur, nous avons
entendu d'autres voix. Venant d'Israel, elles offraient sur cette
epoque des appreciations lucides : « Dans Les Juifs en URSS, nous
avons beaucoup trop cherche a regler nos comptes avec la
Russie »... et trop peu parle d'« Israel, de notre vie ici »... et « du
programme de nos actions futures 25 ».
Ceux qui, desarmes, menaient une vie quotidienne on ne peut
plus simple, comprenaient que vouloir percer la cuirasse d'acier
qui avait de toutes parts cercle l'URSS etait une tache impossible,
desesperee. Or voila que, mu par l'energie du desespoir, ca a
commence, 5a a marche ! Dans la lutte pour la liberte d'emigrer
en Israel, il a ete fait preuvc d'une tenacite et d'une inventivite
exceptionnelles par la diversite des moyens : requetes adressces au
presidium du Soviet supreme, demonstrations et greves de la faim
des refuzniki (c'est le nom que se donncrent les Juifs qui avaient
essuye" un refus a leur demande d'cmigration) ; seminaires de
savants juifs prives de leur travail, "pour maintenir leur qualifi-
cation" ; reunion a Moscou d'un symposium international de
savants (fin 1 976) ; enfin, refus de faire leur service militaire.
Bien sur, le succes dans cette lutte ne peut etre atteint que grace
a un puissant soutien international des Juifs. « L'existcncc dans le
monde de la solidarite juive a ete pour nous une decouverte eton-
nante, la seule qui nous ait redonne espoir dans une situation sans
issue », ainsi que le rappelle Tune des premieres refuznik 2b . Des le
debut, l'aide a ete egalement d'ordre financier : « A Moscou, le
milieu des refuzniki a connu une nouvelle forme d'independance,
fondee sur un fort soutien financier des Juifs de retranger 27 ».
D'autant plus on s'est mis k attendre de l'Occident : un soutien de
l'opinion publique non moins important, de meme qu'un soutien
politique.
La premiere epreuve serieuse que ce soutien eut a subir apparut
25. R. Noudelman, Oglianis v razdoumic [Prends le temps de r£fidchir] [table rondc]
in «22», 1982. n" 24, p. 141.
26. N. Rubinstein, Kto tchitatel [Qui est le lecteur?] in VM, Tel-Aviv, 1976, n°7,
p. 131
27. E. Manevitch [Lettre a l^diteur], in VM, New York, 1985, pp. 230-231.
528 DEUX SIECLES ENSEMBLE
en 1972. Un personnagc sovietique haut place" 6mit la reflexion
suivante : 1' intelligentsia juive qui emigre a recti en URSS gratui-
tement 1' instruction superieure, puis les conditions necessaires a
l'obtention de grades scientifiques, et maintenant elle va emporter
a 1'etranger tout ce bagage acquis a des conditions privilegiees, elle
va travailler au profit d'autres pays ? Dans ce cas, ne sierait-il pas
de la frapper d'un impot ? Pourquoi un pays devrait-il preparer
gratuitement des specialistes pour d'autres pays, en ecartant ses
habitants de souche qui, pourtant susceptibles de recevoir cette
instruction, n'y ont pas ete admis ? Une loi prevoyant ce type
d' impot fut mise en chantier. On ne fit pas mystere de ce projet de
loi, il devint largement connu, fut debattu avec vivacite dans les
milieux juifs - et entra dans les faits, le 3 aout 1972, de par l'oukase
du presidium du Soviet supreme de l'URSS intitulee « De la resti-
tution par les citoyens de l'URSS se rendant definitivement a
1'etranger des sommcs depensees par l'Etat pour leur instruction. »
On prevoyait de prelever, scion les categories des etablissements
d'enseignement supcrieur, de 3 600 a 9 800 roubles sovietiques
courants (3 600 roubles etait en ces annees-la le salaire moyen
annuel d'un collaborateur scientifique non titulaire d'un doctorat).
C'est un tolle planetaire. Au cours des cinquante-cinq annees
d'existence du regime sovietique, aucun de ses crimes les plus
massifs n'avait suscite une protestation mondiale aussi unanime et
violente que cet impot sur les emigrants nantis d'une instruction
superieure. Les academiciens amcricains, cinq millc professeurs
signent une protestation (automne 1972). Les deux tiers des sena-
teurs americains bloquent le traite commercial en preparation
accordant a l'URSS la clause de la nation la plus favorisee. Les
parlementaires europeens suivent. De leur cote, cinq cents Juifs
sovietiques envoient une lettre ouverte au secretaire general de
l'ONU, Kurt Waldheim (personne ne savait encore qu'il allait lui-
raeme etre sous peu vilipende) : « C'est une forme de servage
infligee a des gens pourvus d'une instruction superieure. » (Dans
cet effort pour parvenir a leurs fins, ils ne mesurent pas 1'effet que
peuvent avoir ce genre de mots dans un pays oil sevit un vrai
servage, dans les kolkhozes.)
Et le gouvernement sovietique cede. L'oukase cesse d'etre
applique.
DEBUT DE L'EXODE 529
Et le traite commercial avec ses clauses de la nation la plus favo-
risee ? En avril 1973, le leader syndical George Mennie cherche a
ddmontrer que ledit traite n'est pas avantageux pour les USA, qu'il
n'apporterait aucunc detente dans le climat de tension interna-
tionale, mais les senateurs, accapares par le seul probleme juif, ne
pretent pas l'oreille a ces arguments. lis donnent leur accord au
traite, mais a condition que soit adopte l'« amendement Jackson » :
ne pas le conclure tant que ne sera pas totalement libre Immigration
des Juifs d'URSS. Et a travers le monde entier se presentent de
neouveau les termes du marchandage du capital americain : nous
n'accorderons notre aide au gouvernement sovidtique que s'il
accepte de laisser partir du pays nommement les Juifs - et les
Juifs uniquement !
Et il ne se sera trouve personne pour dire a haute voix : Mes-
sieurs, il y a cinquante-cinq ans, ce ne sont pas des dizaines de
milliers, mais des millions de nos compatriotes qui n'ont pu voir
qu'en reve la possibilite de fuir ce regime sovietique abhorre, per-
sonne ici n'a jamais recu le droit d'emigrer et jamais, jamais les
hommes politiques, les hommes publics d'Occident ne s'en sont
^tonnes, n'ont protcste, ni meme propose de punir le gouvernement
sovietique ne serait-ce que par certaines limitations commerciales.
(Une seule campagne - mais qui fut un echec - eut lieu en 1931,
dirigee contre le dumping forestier sovietique - ecouler a vil prix
le travail d'abattage fourni par les detenus -, campagne plus vrai-
semblablement inspiree, du reste, par l'esprit de concurrence
commerciale.) Quinze millions de paysans furent extermines lors
de la « dekoulakisation », six millions de paysans furent accules a
la famine en 1932, sans parler des executions en masse et des
millions de gens qui finirent dans les camps, et pendant ce temps-
la on se plaisait a signer avec les dirigeants sovietiques des traites,
a leur accorder des prets, a serrer leurs mains honnetes, a queter
leur faveur, a s'en feliciter devant les parlements. Et e'est seu-
lement lorsque les Juifs seuls se sont trouvds leses dans leurs droits
que 1'Occident tout entier a ete saisi par le feu d'une vive
compassion et a commence a comprendre de quel bois etait fait ce
regime. (J'avais note sur un vilain bout de papier, en 1972 : « Grace
a Dieu, vous avez compris. Mais votre lucidite va-t-elle durer long-
ternps ? II suffirait que le probleme de l'emigration des Juifs soit
resolu pour que vous redeveniez sourds aux problemes russes sous
530 DEUX SIECLES ENSEMBLE
le communisme : de nouveau vous serez et sourds et aveugles, et
cesserez de comprendre quoi que ce soit. »)
Vous ne vous figurez pas avec quel enthousiasme les Juifs
accueillirent en Russie l'amendement Jackson : « On a enfin trouve
un puissant levier pour agir sur le pouvoir en URSS 28 ». Mais, subi-
tement, en 1975, l'amendcment Jackson rate son effet : contre toute
attente, les dirigeants sovietiques refusent de parapher le traite
commercial assorti de clauses privilegiees avec les Etats-Unis.
(Vraisemblablement, ils comptaient recevoir d'autres pays, grace
au jeu de la concurrence, des credits plus substantiels.)
Ce refus impressionna les activistes juifs en Russie comme a
l'etranger, mais pour peu de temps. En Amerique et en Europe, le
soutien a Immigration prenait de plus en plus d'ampleur. « Confe-
rence nationale americaine pour la defense des Juifs sovietiques. »
« Union des comites de solidarite avec les Juifs sovietiques. »
«Journee de solidarite nationale de 1' Amerique avec les Juifs
d'URSS » [avril 1975] : plus de cent mille manifestants ont defile
a Manhattan, entre autres les senateurs Jackson et Humphrey, tous
deux ex-candidats a la presidence. « Des manifestations de protes-
tation ont ete organisees par centaines et sous des formes variees...
Les plus massives furent les "dimanches de solidarite" annuels, ces
demonstrations et meetings a New York qui reunirent jusqu'a
250 000 participants (entre 1974 et 1987) 29 . » Une session de trois
jours a Oxford. Dix-huit prix Nobel interviennent en faveur de
Livitch, un electrochimiste membre correspondant de l'Academie
des sciences. Six cent cinquante autres savants, toujours en faveur
de Levitch, lequel est autorise a partir. En Janvier 1978, plus de
cent savants americains, dans un telegramme a Brejnev, exigent
qu'on laisse partir a l'etranger le professeur Meiman. Une autre
campagne mondiale, et Ton jubile lorsqu'elle aboutit : le mathema-
ticien Tchoudnovski recoit l'autorisation de suivre a l'etranger un
traitement medical inconnu en URSS. II ne s'agit pas seulement la
de personnalites notoires : l'espace de quelque temps retentissent a
travers le monde des noms parfaitement ignores jusqu'alors et tout
aussi rapidement oublies. Ainsi la presse mondiale (en mai 1978)
28. V Perelman, Krouchenie tchouda : pritchiny i sledstvia [Naufrage d'un miracle :
causes et consequences) [entrelien avec G. Rosenblum] in VM, Tel Aviv, n" 24, p. 128.
29. PEJ, 1996, t. 8, p. 380.
d£but de L'EXODE 531
attire a grands cris l'attention sur un cas particulierement touchant :
une petite fille moscovite de 7 ans, Jessica Katz, est atteinte d'une
maladie incurable, mais on ne la laisse pas partir avec ses parents
pour les Etats-Unis. Quel scandale ! Le senateur Edward Kennedy
intervient personnellement. Avec succes ! La presse s'enflamme.
Toutes les chatnes de television montrent dans leurs informations,
aux heures de grande ecoute, l'accueil a l'aeroport, les larmes de
bonheur, la fillette prise dans les bras. La Voix de VAmerique
consacre toute une emission en langue russe au sauvetage de Jessica
Katz (sans penser que les families russes qui ont des enfants
souffrant de maladies incurables restent face a un mur ine-
branlable). Soudain, a la suite d'une expertise medicale, on apprend
que Jessica ne souffre d'aucune maladie, que ses ruses parents ont
berne le monde entier pour etre stirs de pouvoir partir. (La radio en
souffle quelques mots entre les dents, a peine perceptibles, ni vu ni
connu. A qui done pardonnera-t-on a l'avenir un tel bluff?). Et du
pareil au meme : la greve de la faim en prison de V. Borissov
(dec. 1976), qui avait deja purge six ans dans un hopital psychia-
trique, est relatee par La Voix de VAmerique sur le meme plan que
« les quinze jours » d'un certain Uya Levine, reste en liberie, et
accorde a ce dernier beaucoup plus d'attention. II suffit a quelques
obscurs refuzniki de signer une declaration sur l'impossibilite
d'emigrer pour qu'elle soit aussitot retransmise par Radio-Liberte,
La Voix de VAmerique, la BBC au nombre des informations
mondiales les plus importantes. Encore aujourd'hui, on a peine a
croire a toute la publicite dont ils ont beneficie !
On remarque a juste titre que cette epopee des premiers pas
accomplis par les Juifs sovtetiques dans l'obtention de leur depart,
suscite dans le monde juif tout entier, mais principalement en
Amerique, une vive conscience de leur appartenance nationale.
« La solidarite enthousiaste des Juifs d' Occident a fait echo a la
tenacite prophetique des premiers sionistes » d'URSS. « Les Juifs
occidentaux virent leurs ideaux en actes. Ils avaient eu confiance
dans les Juifs russes... ce qui revient a dire qu'ils eurent confiance
dans leurs propres meilleures qualites... Tout ce que les Juifs occi-
dentaux auraient voulu voir en permanence autour d'eux mais...
qu'ils ne voyaient pas' . » II existe une autre interpretation qui
30. A. Voronel, Vmesto posleslovia [En guise dc postface] in « 22 », 1 983, n° 3 1 , p. 140.
532 DEUX SIECLES ENSEMBLE
recele une penetrantc ironie : « La marchandise proposee (V esprit
juifen pleine resurgence) a trouve des achetcurs enthousiastes (les
Juifs americains). Ni 1'Amerique ni les Juifs americains ne sont
guere interesses par les Juifs venus d'URSS en tant que tels. C'est
1' esprit de rebellion juif qui constitue la marchandise. Les Juifs
d'Amerique (et, avec eux, les Juifs de Londres, d' Amsterdam, de
Paris, etc.), chez qui les sentiments juifs ont ete reveilles par le
triomphe des Six Jours, ont cru voir la une chance de se faire un
allie... » Une « lutte confortable..., sans trop d'efforts 31 . »
Mais il faut l'admettre : les envolees des ames, ici et la-bas,
s'influen9ant rnutuellement, ebranlaient de plus en plus les parois
du blindage sovietique.
On considere que l'emigration juive de masse sortie d'URSS a
debute en 1971 : 13 000 personnes en un an (98 % d'entre elles se
rendant en Israel). En 1972, 32 000 ; en 1973, 35 000 (pendant ces
trois ans, de 85 a 100 % de departs pour Israel"). Cependant, la
plupart des partants ne venaient pas des centres russes, mais de
Georgie et des Etats bakes. (Bien que « la Georgie fut un pays
exempt d'antisemitisme », comme le declara un delegue juif au
Congres international ; de nombreux Juifs georgiens furent d'ail-
leurs decus a leur arrivee en Israel et voulurent rentrer). Les regions
centrales de l'URSS n'ont pas connu alors de puissant mouvement
d'emigration. Ce qui, plus tard, quand l'emigration devint plus
difficile, donna lieu a une forte amertume (R. Noudelman) : « Le
courage tardif des futurs refuzniki n'eut peut-etre pas ete necessaire
s'ils avaient en temps utile profite de la breche qui leur avait ete
frayee. » On lui r6torquera : « II faut du temps aux gens pour
murir... Combien de temps nous fut necessaire pour comprendre
qu'il ne fallait pas rester, que rester constituerait un veritable crime
vis-a-vis de nos propres enfants 33 ? »
31. V. Bogouslavski, Oni nitchevo ne poniali [lis n'ont rien compris] in « 22 », 1984,
n" 38. p. 156.
32. F. Kolker, Novii plan pomoschi sovetskomou evreistvou [Un nouveau plan d'aide
aux Juifs sovietiques] in « 22 », 1983, n° 31. p. 144.
33. /. Stern, Silualsia neoustoitchiva i potomou opasna [La situation est instable,
partant dangereuse], (interview] in « 22 », 1984, n° 38, pp. 132, 133.
DEBUT DE L'EXODE 533
« Hola ! Hola ! Fuyez du pays du Nord »
- oracle de Yahve (Za. 2 ; 10).
Desormais, cependant, 1' agitation Suscitee par la possibility
d'emigrer sc propage a toute vitesse dans les villes russes et ukrai-
niennes. En mars 1973, sept cent mille demandes d'emigration ont
6t6 deposees. Toutefois, a l'automne 1973, a lieu la guerre du
Kippour, et a cet instant le desir d'emigrer « connaft une fracture ».
« La face d' Israel apres cette guerre changea brusquement. Au lieu
d'unc nation courageuse et sure d'elle-meme, avec son aisance
materielle, sa foi dans l'avenir, sa direction monolithique, Israel
apparut inopincmcnt au monde comme desempard, mou, dechire
par des contradictions internes. Le niveau de vie de la population
y chuta drastiquement ,4 . »
Aussi, en 1974, seulement quelque 20 000 Juifs quittent l'URSS.
Et en 1975-1976, en transitant par Viennc, « jusqu'a 50 % de Juifs
sovietiques evitent de se rendre en Israel. Cette epoque voit naitre
un nouveau terme, priamiki (les "directs") 35 , c'est-a-dire ceux qui
se rendent directement aux Etats-Unis. Apr6s 1977, lcur proportion
« oscille entre 70 et 98 % M ».
« A dire vrai, cela peut se comprendre. L'Etat juif a etc con$u
comme un refuge national pour les Juifs du monde entier. Un refuge
qui, en premier lieu, leur garantit une existence sans danger. Mais
tel n'a pas etc le cas. Le pays s'est trouve pour de longues annees
sur la ligne de feu". »
Par aillcurs, « il apparut bientot qu' Israel avait besoin non pas
de Juifs intellectuels..., mais d'une intelligentsia juive ». Des lors,
« tout Juif reflechi... comprit avec horreur que, de par ses qualitds
propres, il n'avait rien a faire en Israel ». II apparut qu'en Israel il
fallait etre impregne de culture nationale juive ; des lors, « les
nouveaux arrives eurent conscience d' avoir commis une erreur
tragique : 9a n'avait eu aucun sens de quitter la Russie » (du fait
aussi qu'ils y avaient perdu leur statut social' 8 ), et les lettres
adressees au pays le firent savoir a ceux qui n'etaient pas encore
34. T. Manevilch, pp. 107-108.
35. F. Kolker, p. 144.
36. V. Perelman. p. 152.
37. S. Tsyroulnikuv, Izrail-god 1986 [Israel, an 1986] in VM, 1985. n" 88, p. 135.
38. G. Fain, pp. 135-136.
534 DEUX SIECLES ENSEMBLE
partis. « Le ton et le contenu de ces lettres etaient presque tous
negatifs a 1'egard d' Israel. Israel est un pays dans lequel l'Etat
s'immisce dans tous les aspects de la vie du citoyen, et cherche a
les prendre en charge' 9 . » «Des preventions contre l'emigration
en Israel se sont fait jour chez beaucoup des le milieu des
annees 70 40 . » « Les milieux de l'intelligentsia de Moscou et
Leningrad ont acquis la ferme conviction qu'Israel est une societe
close, spirituellement pauvre, repliee sur ses problemes nationaux
etriques, et qui subordonne la culture aux interets ideologiques de
l'actualite... Au mieux... une province culturelle, au pire... un
nouveau gouvernement totalitaire, mais depourvu d'appareil
repressif 41 . » Non sans raisons, de nombreux Juifs sovietiques
eurent l'impression, en debarquant en Israel, qu'ils avaient troque
un regime autoritaire pour un autre 42 .
Quand, en 1972-1973, il arrivait en Israel, chaque annee, plus de
30 000 Juifs sovietiques, Golda Meir venait en personne les
accueillir a l'acroport et versait des larmes, et les joumaux israe-
liens designaient leur arrivee massive comme « le Miracle du
xx 12 siecle ». A cette epoque, « tous se rendaient bel et bien en
Israel. Et Ton montrait du doigt ceux qui prenaient une correspon-
dance pour Rome » - autrement dit, choisissaient de ne pas aller
en Israel. « Mais, d'une annee sur 1' autre, le nombre de ceux qui
arrivaient se mit a chuter de dizaines de milliers a quelques milliers,
de quelques milliers a quelques centaines, puis a quelques unites.
Et a Vienne on montrait desormais du doigt non pas ceux qui
prenaient une correspondance pour Rome, mais les quelques
"isoles", des "originaux", des "toques", qui continuaient a se rendre
en Israel 4 '. » « Auparavant, Israel etait la norme, et il fallait
expliqucr pourquoi on n'y allait pas ; aujourd'hui, au contraire, sont
sommes de s'expliquer ceux qui ont 1' intention d'y aller 44 . »
« Seule la premiere vague etait mue par un ideal » ; a compter
39. E. Manevitch Novaia emigratsia : sloukhi i realnost [La nouvelle Emigration : ce
qu'on en dit et ce qu'il en est] in VM, 1985, n° 87, p. 111.
40. E. Finkektein, Most, kotorii roukhnoul [Un pont qui s'est effondrS] in « 22 »,
1984.
41. E. Sotnikova. [Lettre a la redaction] in VM, 1978, n°25, p. 214.
42. M. Noudler. Prends le temps de rertechir. [table ronde], op. dr., p. 138.
43. V. Perelman [Courricr des lecteurs] in VM, 1977, n"23, p. 217.
44. /. Stern, Dvoinaia otvetstvennost [Une double responsabilitS] [Interview] in « 22 »,
1981. n" 2, p. 126.
DEBUT DE L'EXODE 535
de 1974 et au-dela, sont partis d'URSS ceux qu'on pourrait appeler
le second niveau des Juifs, qui ne cherissaient Israel que de loin 45 . »
Et, a la reflexion : « L' apparition du neshira [neshira : les defec-
tions sur le chcmin d' Israel ; de noshrim, les renegats] est peut-Stre
liee au fait qu'au debut 1'ernigration venait essentiellement de la
peripheric [de l'URSS] ou les traditions [juives] etaient solides,
alors qu'elle venait maintenant du centre ou les Juifs s' etaient nota-
blement detaches de leur tradition 46 ? »
D'une facon ou d'une autre, plus les portes de 1' emigration s'ou-
vraient large, moins il y avait d'esprit juif dans ce torrent ; « la
plupart des migrants ne savaient pratiquement rien de 1' alphabet
hebreu 47 . La principale raison qui les poussait a l'emigration n'etait
pas l'envie d'acquerir la judeite, mais plutot de s'en defaire 48 . »
En Israel, on ironise : « Le monde ne s'est pas rempli du bruit
des pas des Juifs qui s'empressaient d'aller faire leur nid en Israel...
Ceux qui lui ont emboite le pas ont eu vite fait de comprendre les
erreurs de 1' avant-garde : en masse ils se sont precipites habilement
la ou des mains etrangeres leur avaient amenage une vie etrangere.
En masse, precisement - et voila en quoi s'est enfin manifested la
fameuse unite juive 4 ". » Eh bien oui, ces gens-la « ont emigre
d'URSS pour jouir de la liberie intellectuelle, aussi se doivent-ils
de vivre en Allemagne ou en Angleterre™ », ou plus simplement
encore de s'installer aux Etats-Unis. Dans une perspective plus
large : la diaspora est a tout le moins necessaire « parce qu'il faut
bien que quelqu'un apporte un peu d'argent a un Israel depourvu
de ressources, ou fassc du tapage quand on l'agresse ! Mais, d'un
autre cote, cette diaspora perpetue l'antiscmitisme 51 ».
A. Voronel en vient a des generalisations plus elevees : « La
situation des Juifs russes et le probleme de leur emancipation ne
font que refieter la crise de tout le monde juif... Le probleme des
Juifs soviet.iques nous aide a mieux voir le trouble qui affecte nos
45. E. Manevitch, pp. 109-110.
46. G. Freiman, Dialog ob alie i emigratsii [Dialogue sur I'alya et Immigration] [avec
A. Voronel], in « 22 ». 1983, n° 31, p. 119.
47. A. Eterman, p. 126.
48. B. Orlov, Pouti-dorogui « rimskikh piligrimov » [Les diffdrentes voies des
« pelerins de Rome »], in VM, 1977, n° 14, p. 126.
49. N. Voronel, Prends le temps de rdfldchir, article cite" [table rondc], pp. 117, 118.
50. Z. Uvine, p, 127,
51. A. Dobroviich (Lettre a l'editeur), in « 22 », 1989, n" 67, p. 218.
536 DEUX SIECLES ENSEMBLE
propres rangs » ; « le cynisme des Juifs sovietiques », qui utilisent
de fausses invitations envoyees d'Israel au lieu « de se soumettre a
un destin qui leur indique le chemin de l'honneur, ne fait que
refleter le cynisme et la depravation qui atteignent tout le monde
juif (et non juif) » ; « sous 1' influence du business, de la concur-
rence, des possibility illimitees du Monde libre, les problemes de
conscience sont de plus en plus ignores 52 ».
H s'agissait en fait de fuir en masse une vie sovietique pleine de
difficultes, pour celle, plus facile, de l'Occident, ce qui, d'un point
de vue humain, se comprend tout a fait. Mais que signifie alors le
« rapatriement » ? En quoi consiste la superiorite morale de ceux
qui ont decide de quitter le « pays des esclaves » ? Les Juifs sovie-
tiques qui cherchaient en ces annees-la a obtenir le droit d'emigrer
clamaient hautement : « Laisse partir mon peuple ! » Mais c'etait
une citation tronquee. Dans la Bible, il est dit : « Laisse partir mon
peuple, qu'il celebre une fete pour moi dans le desert ! » (Ex.,
5 ; 1). Or trop de ceux qu'on laissait partir allerent non pas dans le
desert, mais dans Topulente Amerique.
*
Mais au tout debut, dans les annees heureuses de cette
emigration inopinee, sont-ce les convictions sionistes, l'aspiration
a rejoindre Israel qui furent les principaux facteurs a stimuler de
1'exode ? Differents auteurs juifs temoignent du contraire.
« A la fin des annees 60, la situation en Union sovietique relevait
de Valya plutot que du mouvement sioniste. 11 y avait toute une
vague de gens prcts, en leur for, a fuir l'URSS. C'est au sein de
cette vague que s'est fait jour ce qu'on peut appeler un mouvement
sioniste". » Aux dynamiques cercles d'etude de l'histoire et de la
culture juives participaient ceux dont « le signe distinctif etait pour
le moins une totale absence de ce carrierisme si repandu dans les
milieux de 1' intelligentsia juive russe. Aussi donnaient-ils tout leur
temps libre aux affaires juives 54 ». Pour ceux-la, des la fin des
annees 70, debuta « 1'ere des professeurs d'hebreu », et, dans les
52. A. Voroncl, En guise d' introduction, article cit6. pp. 139-141.
53. V. Bogouslavski. Prends le lemps de rellechir [table ronde citee], p. 139.
54. Du meme. Aux sources, interview citee, p. 105.
DEBUT DE L'EXODE 537
annees 80, « ceux qui enseignaient la Tora etaient les seuls a
continuer a exercer encore une certaine influence sur les esprits 55 ».
Les motivations qui poussent certains a emigrer s'expliquent
ainsi : « Le pouvoir sovidtique a dresse des obstacles a ce qui etait
pour les Juifs le plus important : l'avancement professionnel » ; en
consequence, « les Juifs etaient menaces d'etre retrogrades 56 ».
« Une fatalite administrative aveugle les a rejetis d'abord vers la
judeite, ensuite vers le sionisme. Nombreux etaient ceux qui... ne
s'etaient jamais heurtes jusque-la a l'antisemitisme ou a des perse-
cutions politiques 57 . » « lis etaient accables par l'absence de
perspectives dans leur existence de Juifs russes, laquelle recelait
une contradiction... a laquelle ils ne pouvaient echapper ni par 1' as-
similation ni par la judeite 58 . » Ils ressentaient avec de plus en plus
d'amertume cette incompatibilite : « Des dizaines et des dizaines
de nullards... te tirent vers l'inconnu... te repoussent vers le
fond 59 . » D'ou le ddsir de s'echapper coute que coute d'Union
sovietique, « et la perspective exaltante, quand d'une soumission
totale au pouvoir sovietique on va brusquement devenir, en trois
mois, un homme libre..., agissait comme un puissant declen-
cheur 60 ».
Bien entendu, une atmosphere complexe entourait ces departs.
Certains ecrivaient : la majorite juive « a profite de la porte ouverte
par les sionistes..., elle quitte avec nostalgie une Russie a laquelle
elle s'etait bien adaptee, a laquelle elle s'etait faite 61 » (le sens
transparatt a travers le participe employe ; l'auteur veut dire : a
laquelle elle avait du se frotter de gre ou de force). D'autres
disaient : « Pour l'ecrasante majorite, la decision d'emigrer etait de
nature cerebrale, alors que l'envie de s'y opposer venait des
55. A. Eterman, interview citee, pp. 136, 140.
56. A. Voronel, Dialog ob alie i emigratsii [Dialogue sur l'alya et I' emigration] [avec
G. Freiman] in « 22 », 1983, n° 31, p. 119.
57. Lev Kopelev, O pravde i terpimosti [De la verite et de la tolerance]. New York,
1982, p. 61.
58. [R. Noudelman] Kolonka redaktora [Le billet du redacteur] in « 22 », 1979, n° 7,
p. 97.
59. E. Angeniiz, Spousk v bezdnou [Descente vers l'abime] in « 22 », 1980. n° 15,
pp. 166, 167.
60. A. Eterman, La troisieme gen6ration [interview cit6e], p. 125.
61. V. Bogouslavski, V zaschitou Kounaeva [En deTense de Kounaev] in « 22 », 1989,
n° 16, p. 175.
538 DEUX SIECLES ENSEMBLE
tripes 62 », de la sensation de faire corps avec le pays et ses tradi-
tions. S'agissait-il la de la majorite, nul ne saurait le preciser. Mais
les sentiments qui nous sont connus oscillaient entre les vers de
bon aloi de Lia Vladimirova :
A vous mes bien-aimes, a vous qui etes fiers,
Je legue la memoire, je vous legue ce depart,
et une plaisanterie alors en vogue : « Qui partira le dernier ne devra
pas oublier d'eteindre la lumidre. »
L'attrait des Juifs sovietiques pour Immigration coincida avec le
debut du mouvement de la dissidence en URSS. II y avait la comme
un lien organique : « Pour certains de ces [intellectuels juifs], la
conscience nationale des Juifs en URSS » en « est une forme parti-
culiere, une excroissance..., une nouvelle forme de non-confor-
misme 63 » ; ils estimaient que leur hate a s'arrachcr a ce pays
soldait en meme temps une lutte politique desesperee. En fait, on
retrouvait la le dilemme qu' avait connu le sionisme au debut du
xx e siecle : le but est de quitter le pays, mais faut-il entre-temps
poursuivre le combat politique ? A cette epoque, on penchait plutot
pour raffirmative, ce qui n'etait plus le cas desormais. Mais les
actes temeraires en vue d'obtenir le droit a l'emigration ne
pouvaient pas ne pas stimuler aussi l'audace politique, et il arrivait
que les acteurs fussent les memes.
Ainsi, par exemple (mais plus tard, en 1976), des militants du
mouvement juif- V. Roubine, A. Chtcharanski, V. Slepak - prirent
sur eux de soutenir le « groupe des dissidents d' Helsinki » - mais,
« dans les milieux juifs, cette decision fut jugee comme un risque
deraisonnable et injustifie », car elle pouvait conduire « a une
reprise immediate et totale des mesures de repression a l'encontre
des militants juifs », et elle menacait de surcrott de transformer le
mouvement juif « en un appendice de la dissidence 64 ».
Par ailleurs, de nombreux dissidents profiterent de la simultaneity
des deux mouvements pour fuir le champ de bataille et assurer leur
62. V. Lioubarski, Chto delat, a ne kto vinovat [Que faire, et non pas qui est
coupable ?], in VM, 1990, n" 109, p. 129.
63. B. Khazanov, Novaia Rossia [Une Russie nouvelle], in VM, 1976, N°8, p. 143.
64. V Lazaris, Ironitcheskaia pesenka [Une chanson satirique] in « 22 », 1978, n°2,
p. 207.
DEBUT DE L'EXODE 539
salut individuel. Des fondements theoriques furent avarices pour
legitimer pareille attitude. « Tout homme honnete en URSS doit se
sentir a jamais lc debiteur dTsrael, et voici pourquoi... La breche
de Immigration ouverte dans le rideau de fer grace a Israel...
garantit ses arrieres au petit groupe de gens qui sont prets a s' op-
poser a la tyrannie impitoyable du Parti communiste sovietique et
a defendre les droits de 1' homme en URSS. L' absence d* "issue de
secours" aurait eu aujourd'hui les effets les plus nefastes sur le
mouvcment democratique 65 . »
Avouons-le : cynique, cette explication rendait un bien mauvais
service a la dissidence. Un contradicteur epingle son caractere falla-
cieux : « Ainsi, les adversaires [du PCUS] joueraient un jeu plutot
etrange : ils s'engageraient dans le mouvement democratique, etant
surs a l'avance de l'existence d'une "sortie de secours". Par la, ils
montraient le caractere provisoire et inconsequent dc leur action...
Des emigrants potentiels ont-ils le droit de parler ainsi des change-
ments en Russie, et, qui est plus est, au nom de la Russie 66 ? »
Un dissident un peu trop imaginatif (dans 1 'emigration, il sera
ordonne pretre orthodoxe) concut l'echafaudage suivant : l'emi-
gration juive provoque « une revolution dans la mentalite de
1' homme sovietique » ; « le Juif qui lutte pour le droit a l'emi-
gration se transforme en combattant pour la liberte » en general...
« Le mouvement juif devient cette glande sociale qui commence a
secreter dans les esprits les hormones de l'etat de droit », il devient
« en quelquc sorte le fennent du progres continu de la dissidence ».
Mais « la Russie se vide », « l'etranger, espace jusque-la mytholo-
gique, se peuple de gens de notre bord... », « l'Exode juif... refoule
progressivement le totalitarisme sovietique en Moscovie, a l'ecart
des vastes espaces de liberte 67 ».
Ce point de vue fut accueilli avec empressement ; pendant des
annees, on claironna : « Le droit a 1' emigration est le tout premier
des droits de 1' homme... » On ne cessait de repeter en chceur qu'il
s'agissait la « d'une fuite sous la contrainte », et quant a « affirmer
que la situation des Juifs est privilegiee, ce serait un blaspheme 68 » !
65. /. Meltchouk [Lettrc 5 Tdditeur] in VM, 1977, pp. 213-214.
66. V. Lazaris, article cite. p. 200.
67. M. Aksenov-Meerson, Evreiskii iskhod v rossiiskoi perspektive [L'Exode juif dans
une perspective russe], in VM, 1979, n°41.
68. G. Soukharevskaia [Lettre a 1'editeurj, in Sem dnei, New York, 1984.
540 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Oui, quitter un navire en perdition a bord de canots de sauvetage
est assurement un acte force. Mais disposer d'un canot constitue
un immense privilege. Or, au bout d'un demi-siecle extenuant sous
le regime sovietique, les Juifs 1'ont soudain obtenu, les autres non.
Les plus delicats exprimaient un sentiment plus responsable :
« On peut lutter pour le rapatriement des Juifs, cela se comprend ;
on peut lutter pour que le droit a 1'emigration soit accorde a tous,
cela se comprend aussi ; mais il ne convient pas de lutter pour un
droit a 1'emigration reserve aux seuls Juifs b '>. »
En depit des theoriciens attendris de 1'emigration pour lesqucls,
de cette facon, tous les Sovietiques participaient a la vie de
1' Occident et, de ce fait, se sentaient en URSS plus libres, les
Sovietiques, bien au contraire, desorrnais se sentaient davantage
encore dans 1' impasse, encore plus floues et plus esclaves. Parmi
les emigrants, certains le comprenaient : « L' element le plus insi-
dieux, dans cette situation, c'est que ne partem que les Juifs. De
facon inepte, le probleme s'est reduit a quelque chose comme une
verification de l'authenticite des intentions de depart 70 . »
C'etait bien cela. Mais, par aveuglement, on ne l'a pas remarque.
Or, que devaient penser les habitants restes dans la « Moscovie
totalitaire » ? L'cventail des attitudes est large, depuis l'irritation
populaire (a vous, Juifs, on le permet, a nous, non...) jusqu'aux
sentiments desoles des intellectuels, comme me 1'exprima dans une
conversation privee L. K. Tchoukovskai'a ; « Des dizaines de gens
de grande valeur s'en vont, en l'absencc desquels des liens intc-
rieurs tres importants pour le pays viennent a se rompre. Des nceuds
qui formaient son tissu culturel se dechirent... »
Comme nous venons de le lire : « La Russie se vide. »
Penchons-nous sur les reflexions profondes d'un emigre juif sur
cet Exode : « Les Juifs dc Russie ont vecu une experience sans
precedent de fusion avec le peuple et la culture russes, ils ont
participe au destin et a 1'histoire de la Russie, pour ensuite s'en
ecarter brusquement, comme en physique un corps s'ecarte d'un
corps de meme charge, et s'en aller ». (Quelle pertinence, quelle
profondeur dans cette analogie !). « Le plus etonnant, dans cet
69. J. Chlomovilch, Oglianis v razdoumic [Prends le letups dc reflcchir] [table ronde]
in«22>». 1982. n° 24. p. 138.
70. B. Khasanov, Novaia Rossia [La Nouvelle Russie]. in VM, 1976, n"8, p. 139.
DEBUT DE L'EXODE 541
Exode, c'est qu'il a &e volontaire et s'est produit au moment oil
1' assimilation etait a son point le plus haut... Caractere pathetique
de 1'alya russe des annees 70... Nous n'avons pas 6te expulses du
pays par quelque d^cret royal ou par la decision d'un parti ou d'un
gouvernement, nous n'avons pas fui la fureur debordante d'un
pogrom populaire... Cet aspect ne vient pas d'emblee a la
conscience de ceux qui ont pris part a ces evencments... 71 »
Et cependant, Immigration des Juifs de l'URSS inaugura indubi-
tablement un important mouvement de portee universelle. Le debut
de 1'Exode marque la limite de ces deux siecles ou Juifs et Russes
durent vivre ensemble. Desormais, tout Juif russe a acquis la possi-
bilite de decider par lui-meme s'il va vivre en Russie ou hors d'elle.
Vers le milieu des annees 80, la liberte d'emigrer en Israel sera
totale, on n'aura plus besoin de lutter pour l'obtenir. Tout ce qui
s'est passe au cours de ces deux siecles avec les Juifs en Russie
- la Zone de residence et son extinction progressive, la renaissance,
1'elevation jusqu'aux sommets du pouvoir russe, la nouvelle
oppression, suivie de 1'Exode - n'a pas ete le jouet de circons-
tances fortuites a la peripheric de l'Histoire. Les Juifs ont boucle
le cycle de leur dispersion autour de la Mediterranee jusqu'aux
regions orientales de l'Europe, puis se sont mis en mouvement pour
regagner la terre d'ou ils etaient partis.
Dans ce cycle et son achevement perce un dessein suprahumain.
II appartiendra peut-etre a nos descendants de le discerner plus
nettement. Et d'en deviner le sens.
71. B. Orlov, Ne te oulchili vy alfavity [Vous n'avez pas appris les bons alphabets],
in VM, 1975. n° 1. pp. 127-128.
Chapitre 27
DE L'ASSIMILATION
Quand et comment a commence cette situation particuliere aux
Juifs : partout se sentir « n'etre que des notes » ? La plupart des
gens croient dur comme fer que la multiseculaire dispersion des Juifs
a pour origine la destruction du temple de Jerusalem par Titus en
Fan 70 apres J.-C. : que, des lors, depossedes de force de leur terre
natale, les Juifs furent contraints d'errer de par le monde. Mais non
- « a cette epoque, une imposante majority de Juifs vivaient deja
dans la dispersion, il ne restait en Palestine tout au plus que la
huitieme partie du peuple 1 ». Les debuts de la dispersion juive sont
beaucoup plus anciens : « Des 1' epoque de la captivite a Baby lone
[vr 5 s. avant J.-C] », sans doute meme avant, « les Juifs etaient dans
leur majorite un peuple disperse ; la Palestine n'etait pour eux que
leur centre religieux et, dans une certaine mesure, culturel 2 ».
La dispersion des Juifs avait ete predite des les textes les plus
anciens de la Bible. « Vous, je vous disperserai parmi les nations »
(Lev. 26, 33) ; « Dieu vous dispersera parmi les peuples, et il ne
restera de vous qu'un petit nombre au milieu des nations »
(Deut. 4, 27).
« Seule une fraction negligeable des Juifs est rentree de la cap-
tivite [babylonienne], beaucoup d'entre eux resterent a Babylone
pour ne pas abandonner leurs biens. » De nombreux centres de
1 . I. M. Biekerman, K samopoznaniou evreia : ichem my byli, tchem my stali, tchem
my doljny byt [Le Juif Icl qu'il sc ressent : ce que nous avons 6\£, ce que nous sommes
devenus, ce que nous devons toe], Paris, 1939, p. 17.
2. S.Ia. Laurie, Anlisemitizm v drevnem mire [L* antisemitisme dans I'Antiquitl], Tel-
Aviv, 1976, p. 160 [l« ed., Pelrograd, 1922].
544 DEUX SIECLES ENSEMBLE
peuplement se creent hors de la Palestine : « Les Juifs se sont
retrouves en grand nombre... dans les grands centres commerciaux
et artisanaux du monde antique » (par exemple a Alexandrie, sous
les Ptolemees, les Juifs representaient les deux cinquiemes de la
population, « en majorite des commercants et des artisans- 1 ». Le
philosophe judeo-hcllene Philon d' Alexandrie (mort au milieu du
F siecle, vingt ans avant la destruction du Temple) temoigne :
« [Les Juifs] tiennent pour leur metropole la Ville sainte qui abrite
le temple du Dieu Tres-Haut, mais considered comme leur patrie
les pays qui sont devenus teur lieu de sejour, celui de leurs peres,
grands-peres et arriere-grands-peres, ou d'ancetres encore plus
eloignes, et ou eux-memes sont nes et ont ete eduqueV. »
Michel Gerschenson a ecrit dans ses reflexions sur les destinies
post-babyloniennes du peuple juif : les Juifs « s'adaptaient bien
dans les pays etrangers et ne s'empressaient pas de rejoindre leur
vieille patrie, contrairement a ce qu'on aurait pu croire ». « Sou-
venez-vous : le royaume juif subsistait encore quand la majorite
des Juifs etaient deja disperses a travers tous les pays orientaux ; le
Second Temple resplendissait encore dans toute sa gloire quand,
dans les rues et les maisons de Jerusalem, on n'entendait plus la
langue biblique : toute la population parlait soit le syriaque, soit le
grec. » Des ce temps-la, les Juifs, semble-t-il, avaient pris
conscience «qu'il ne fallait pas cherir l'independance nationale,
mais apprendre a s'en passer sous un pouvoir etranger, qu'il ne
fallait pas s'attacher ni a un lieu, ni a une langue uniques 5 ».
Les historiens juifs actuels ne se sont pas departis de ce point de
vue : « Les Juifs de 1' Antiquite" se sont disperses et ont cree des
centres importants dans la diaspora avant l'effondrement de l'Etat
juif 6 . »
« Le peuple qui avait recu la Loi ne voulait pas retourner dans
son pays. II y a la quelque chose de tres profond que nous n'avons
pas encore tout a fait elucide. II est tellement plus facile de discourir
sur les valeurs juives et la preservation de la judeite que d'expliquer
3. Ibidem, pp.64, 122, 159.
4. S. la.Lourie-*, p. 160. .
5. M. Gerschenson. Soudby rousskogo naroda [Les destin6es du peuple juif], in
« 22 », n" 19, pp. 109-1 10.
6. S. Tsyroulnikov, Filosofia evreiskoi anomalii [La philosophic de I'anomalie juive]
in VM, 1984, n° 77, p. 148.
DE L'ASSIMILATION 545
les vraies raisons de la si longue existence du galout 1 . » (Le mot
veut dire « exil ». Jusqu'au milieu du xx c siecle, l'hebreu n'a pas
eu de mot pour signifier la « diaspora » en tant qu' existence dans
une dispersion librement consentie, mais uniquement ce galout,
signifiant « exil ».)
Ces temoignages historiques nous montrent que la dispersion des
Juifs n'a pas ete exclusivement une fatalite malheureuse, mais une
libre recherche. Non pas seulement une infortune sur laquelle on
gemissait, mais aussi, peut-etre, un moyen de se menager une vie
plus facile. Ce qui est important pour bien comprendre la diaspora.
Chez les Juifs, aujourd'hui encore, il n'y a pas de consensus sur
la fa§on d'envisager la diaspora : a-t-elle ete un bien ou une male-
diction ?
Des son apparition et jusqu'a la formation de son ideologic, le
sionisme repond avec assurance : « Notre dispersion constitue pour
nous-memes une malediction terrible, aux autres elle n'apporte rien
de bien, rien d'utile, aucune paix... Partout nous ne sommes que
des hotes... et de toute facon nous sommes indesirables, on veut se
debarrasser de nous 8 . » « Des gens sans foyer sentant partout qu'ils
ne sont que des hotes, voila la veritable malediction de la dis-
persion, son gout vraiment amer 9 ! » « D'aucuns disent : avoir plu-
sieurs "foyers" augmcntc pour les Juifs les chances de survie. A
mon sens, un peuple qui est l'hote de plusieurs foyers etrangers et
qui n'a pas cure de son propre foyer, ne peut tabler sur sa securitc.
Le fait d' avoir plusieurs foyers a sa disposition ne fait que cor-
rompre '". »
Mais l'opinion contraire offre une vision plus large et, semble-
t-il, plus realiste. « Vraisemblablement, le peuple juifs'est conserve
et a r^siste" non en depit de son exil et de sa dispersion, mais grSce
a eux » ; « La dispersion juive n'est pas une peripetie, mais un
element constitutif de l'histoire juive" »; «I1 faut se poser la
question : le peuple juif s'est-il conserve dans toute son originalite
7. A. Ioshua, Golos pisatelia [La Voix d'un ccrivain] in « 22 », 1982, n° 27, p. 158.
8. Max Brod, Lioubov na rasstoianie [Un amour a distance], VM, 1976, n°ll,
pp. 197-198.
9. Amos Oz, Ovremeni i o sebe [Sur I'cpoque et sur moi-memej, Kontinent, M, 1 991,
n° 66, p. 260.
10. A.B. Ioshua, p. 159.
11.5. Tsyroulnikov. Filosofia evrciskoi anomalii [La philosophic de l'anomalie juive],
VM, 1984, n° 77, pp. 149-150.
546 DEUX S1ECLES ENSEMBLE
nonobstant son exil et sa dispersion, ou grace a eux ? » << La
tragedie qui s'est deroulee a Jerusalem en l'an 70 a detruit l'Etat,
mais a 6l6 l'indispensablc condition du salut du peuple » ; « l'ins-
tinct d'autoconservation nationale, porte a son point extreme »,
nous a conduits au salut a travers la diaspora 12 . « Les Juifs n'ont
jamais eu une vision tout a fait claire de leur situation et de ses
origines. L'exil etait considere comme l'expiation des peches
commis, mais il devenait aussi une grace particuliere par laquelle
Dieu avait distingue Son peuple. Par la diaspora, le Juif a obtenu
le sceau de l'election qu'il avait entrevu par avance sur son visage...
Sa situation de peuple disperse ne lui paraissait pas contre nature...
... Meme aux epoques ou leur statut d'Etat connut sa meilleure
extension, les Juifs laissaient sur leur route des garnisons,
envoyaient aux quatre coins des avant-gardes, comme s'ils pressen-
taient l'exil et se preparaient a se retirer sur des positions preparees
a l'avance » ; « Ainsi, la diaspora est une forme specifique de
l'existence des Juifs dans le temps et l'espace terrestres 11 ». Et dans
la diaspora elle-meme, comme les Juifs sont mobiles ! « Le peuple
juif ne fait son nid nulle part, meme passe plusieurs generations ,4 . »
S'etant retrouves dans une si vaste dispersion en petites enclaves
au sein d'autres peuples, les Juifs se devaient d'elaborer une
attitude bien claire a regard de ces peuples, une ligne de conduite
a leur endroit : devaient-ils chercher 1' union totale, une fusion avec
ces peuples, ou s'en ecarter, s'en preserver? De nombreux pre-
ceptes de 1'Ecriture sainte recommandent la separation. Les Juifs
de Judee avaient, a l'egard de leurs voisins les plus proches, une
attitude a tel point intransigeante qu'ils se gardaient d'en recevoir
meme un morccau de pain. Les manages mixtes etaient formel-
letnent proscrits. « Nous ne donnerons plus nos filles aux peuples
du pays et ne prendrons plus leurs filles pour nos fils » (Ne. 10, 30).
Esdras, lui, ordonnait de rompre les manages deja conclus, meme
s'il y avait des enfants !
Vivant dans la diaspora, les Juifs, des millenaires durant, ne se
sont pas melanges avec ces peuples, comme le beurre ne se
12. P. Samorodnitski. Strannii narodets (Un curicux petit peuple], « 22 », 1980. n° 15,
p. 153, 154.
13. E. Fkhtein. Iz galouta s liouboviou [Du galout avec amour], « 22 », 1985, n° 40,
pp. 112-114.
14. M. Shamir, Sto let voiny [Cent ans de guerre], « 22 », 1982, n" 27, p. 167.
DE UASSIMILATION 547
melange pas avec l'eau mais remonte pour se maintenir en surface.
Tout au long de ces siecles, ils se sentaient comme separes et,
jusqu'au xvm e , « les Juifs en tant que peuple jamais n'ont montre
de penchant pour l'assimilation ». L' Encyclopedic juive parue avant
la revolution cite le jugement de Marx selon lequel « les Juifs ne
s'assimilaient pas parce qu'ils representaient un type economique
superieur, autrement dit une classe capitaliste au milieu de peuples
paysans ct pctits-bourgeois », mais le conteste : l'economie a ete
un facteur secondaire, « les Juifs de la diaspora ont cree une
economie qui les preservait de l'assimilation. Ils l'ont fait parce
qu'ils avaient conscience de leur superioritc culturelle », laquelle
decoulait « du contenu spirituel du judai'sme dans sa forme la plus
achevee, ce qui prevenait de toute imitation 15 ».
Mais, a partir du xvm e siecle, les Juifs commencent a croire en
l'assimilation, laquelle, dans l'Europe occidcntale du xix* siecle,
« devient deja un ferment de desagregation de la nation juive ».
L'assimilation commence « des que la culture environnante atteint
le niveau auquel se trouve la culture juive, ou quand les Juifs
cessent de creer de nouvelles valeurs ». Chez les Juifs d' Europe,
« depuis la fin du xvm e siecle, la determination nationale faiblit :
une trap longue attente 1'a emoussee. Les autres peuples ont
entrepris de creer une brillante culture qui a eclipse celle des
Juifs 16 ». Precisement a cette epoque, a partir de Napoleon, toute
l'Europe s'est engagce dans la voie de l'emancipation ; dans un
pays apres l'autre, les Juifs recevaient, a terme, la possibility
d'obtenir l'egalite, ce qui rendait leur assimilation plus naturelle.
(La s'ajoute une consideration de poids : « II n'y a pas, il ne peut
y avoir d'assimilation unilaterale », « les Juifs qui s'assimilaient
ont commence a apporter leurs propres particularites nationales aux
cultures etrangeres ». Heine et Berne, Ricardo et Marx, Bea-
consfield-Disraeli et Lassale, Meyerbeer et Mendelssohn, en s'assi-
milant a leurs milieux, les ont enrichis d'clements juifs 17 .)
Dans certains cas particuliers, l'assimilation permet que des
capacites creatrices individuelles se manifestent avec plus d'eclat.
Mais, vue dans son ensemble, « l'assimilation a ete le prix paye
15. EJ, St-Petersbourg, 1906-1913, 1. 3, p. 312.
16. Ibidem, p. 31 3.
17. Ibidem.
548 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par les Juifs pour les bienfaits que leur a valus leur participation a
la culture europeenne », et les Juifs cultives se sont eux-memes
convaincus que « les Juifs ne sont pas une nation, juste un groupe
confessionnel 18 ». « Le peuple juif, en s'integrant a la famille des
nations europeennes, a peu a peu perdu sa personnalite... Seul le
ghetto se distinguait par des traits nationaux accuses... Quant au
Juif cultive, il cherchait a toute force a ne point ressembler a un
Juif. » Ainsi s'est repandue la theorie selon laquelle il n'y aurait
pas de nation juive, mais uniquement « des Polonais, des Francois,
des Allemands relevant de la loi de Moise 19 ».
Marx, puis Lenine ont vu la solution du probleme juif dans une
assimilation totale des Juifs aux pays ou ils resident.
A la difference de l'esprit obtus de ces ideologues, les considera-
tions de M. Gerschenson exprimees en 1920, c'est-a-dire a la fin
de sa vie, presentent un interet d'autant plus grand que leur auteur
n'est pas seulemcnt un penseur profond, mais aussi un des Juifs
russes les mieux assimiles. Or le probleme juif ne s'est ni etiole ni
eteint en lui, bien au contraire, il s'est manifeste avec eclat. Je veux
evoquer ici son article « Les destinees du peuple juif ».
En depit de ce qu'affirmait V Encyclopedic juive de son temps,
Gerschenson estime que 1' assimilation des Juifs est un phenomene
tres ancien qui remonte a la nuit des temps. Depuis toujours et sans
discontinuer, une voix «exhorta [le Juif] a se melanger a son
milieu, d'ou, chez le Juif, depuis les temps les plus recules, un desir
inderacinable de s'assimiler ». Une autre voix « exigeait qu'il prit
soin de sa specificite nationale plus encore que de sa vie. Toute
l'histoire de la diaspora tient dans l'affrontement continuel entre
ces deux volontes chez les Juifs : humaine et surhumaine, indivi-
duelle et nationale... Les exigences imposees par la volonte
nationale a l'individu etaient si impitoyables, surpassant meme les
forces humaines, que, sans une grande esperance partagee par tous,
le Juif pouvait a chaque pas succomber au desespoir et etait tente
de se demarquer de ses freres et de l'eprouvante cause commune ».
A 1' oppose de ceux qui pensent que le debut de l'assimilation, a la
fin du xvm c siecle, est un phenomene explicable, Gerschenson, lui,
18. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii [Le nationalisme et l'assi-
milation dans l'histoire juive], Le Monde juif, annuaire 1939. Pans, p. 187.
19. /./.. Klausner, Litcratoura na ivrite v Rossii [La litterature en hdbreu en Russie],
Kniga o rousskom evreistve. New York, 1960, p. 506.
DE LASSIMILATION 549
s'en etonne : « N'est-il pas etrange que l'assimilation ait considera-
blement progresse ces cent dernieres annees, et s'accelere d'heure
en heure, bien qu'aujourd'hui, par la suite de l'octroi aux Juifs de
l'egalite - en droits, la tentation de se demarquer ait incompara-
blement diminue ? » Non, d'apres lui, « ce n'est pas quelque force
exterieure qui desagrege le monde juif, il se decompose de l'inte-
rieur. C'est le pivot central - 1' unite" religieuse du peuple juif- qui
a vieilli, s'est dclite ». Comment se passe cette assimilation, sur
quoi debouche-t-elle ? « II semble... que [les Juifs] soient pendtres
jusqu'a la moelle des os par un esprit cosmopolite ou, dans le
mcillcur des cas, par l'esprit de la culture locale. » Mais non, « ils
aiment ce qu'aiment les autres, mais differemment... Us sont
vraiment possedes par un d6sir passionne de croire en des dieux
etrangers... Ils s'efforcent d'aimer ce dont vit la soci&e" instruite
contemporaine. Ils font mine de 1' aimer deja, de l'aimer pour de
vrai, et s'en persuadent ». Mais non encore : on n'aimc que la foi
qui vous tient aux entrailles, « celle que Tame, dans la souffrance,
a engendree dans ses profondeurs 20 ».
Les auteurs juifs expriment sans fard cette souffrance de l'ame
qu'eprouve le Juif lorsqu'il s'assimile : « Si vous avez decide de
feindre de n'etre pas juif ou d'embrasser une autre religion, vous
etes conduit a mener en permanence une lutte interieure avec votre
judeite... Vous vivez dans une tension extreme... En un sens, c'est
amoral, vous vous faites d'une certaine facon spirituellemcnt
violence a vous-meme 21 . » (Ce drame est remarquablement relate
par Tchekhov dans son recit Le Pankaut.) « La mechante maratre
- l'assimilation - ... contraignait a s'adapter a tout : dans la compre-
hension du sens de la vie et des relations humaines, dans les
exigences et les besoins, dans le mode de vie et les habitudes. Elle
deformait la psychologie du peuple en general et... de 1' intelli-
gentsia en particulier. » Elle incitait « a renoncer a soi-meme et
menait en definitive a l'idee d'autodissolution 22 », a « la recherche
20. M. Gerschenxon, Soudby evreiskogo naroda [Les destinees du peuple juif], « 22 ».
1981, n° 19, pp. 111-115.
21. N. Podgorets, Evrei v sovremennom mire [Les Juifs dans le monde contemporain]
(In(erview), VM, 1985. n°86, p. 117.
22. V. Levilina, Stoilo li sjigat svoi khram [Valait-il la peine de boiler son propre
temple ?], « 22 », 1984, n" 34, p. 194.
550 DEUX SIECLES ENSEMBLE
douloureuse et humiliante d'un "Nous 23 " ». Mais meme « l'assimi-
lation la plus complete est ephemere : elle ne devient jamais une
nature », n'exempte pas « de la necessite d'etre perpetuellement sur
ses gardes 24 ».
C'est un manque de confiance du peuple de souche qui vous
entoure. Ce sont les griefs emanant des votres, de Juifs : « develop-
pement des attitudes de consommation, de compromis », « envie
de fuir sa judeite, de s'en delester », qui va «jusqu'a renier son
appartenancc nationale 25 ».
Neanmoins, on peut dire qu'au xix c siecle, tout tendait a ce que
l'assimilation fut possible, necessaire, annoncee, et qu'elle dut meme
advenir. Mais le sionisme, lorsqu'il apparut, donna au probleme un
eclairage tout a fait nouveau. Avant l'apparition du sionisme, « une
douloureuse ambivalence... caracterisait tous les Juifs 26 », un ecarte-
lement entre tradition religieuse et monde environnant.
Jabotinski note au debut du xx c siecle : « Quand le Juif assimile
une culture etrangere..., il ne faut pas sc fier a la profondeur ni a la
solidite de cette transformation. Un Juif assimile cede des la
premiere poussee, il abandonne la culture empruntee sans la
moindre resistance des qu'il se convainc que son regne est
termine..., qu'il ne peut plus servir de soutien a cette culture ». Et
d'invoquer un exemple probant : dans I'Autriche-Hongrie germa-
nis6e, a mesure que s'affirmaient les cultures tcheque, hongroise,
polonaise, les Juifs germanises s'adapterent aces cultures nouvelles.
« II s'agit la de ces phenomenes objectifs qui creent un lien reel,
intime entre Thomme et sa culture, celle qui a etc engendree par
ses aieux 27 . » Cette observation est assurement juste ; mais parler la
de « phenomenes objectifs » sonne un peu trop sechement. (Jabo-
tinski s'est a plusieurs reprises eleve contre l'assimilation, il adjurait
23. V. Bogouslavski, Zamclki na poliakh [Notes dans les marges], « 22 », 1984,
n" 35, p. 125.
24. O. Rappopori. Simptomy odnoi bolezni [Les symptomes d'une certaine maladie),
«22», 1978, n°l, p. 122.
25. L Tsigelman-Dymerskaia, Sovilskii antisemitism - pritchiny i prognozy [L'antis6-
mitisme sovietique - causes et previsions] (seminaire), « 22 », 1978, n° 3, pp. 173-174.
26. G. Shaked, Troudno li sokhranit izrailskouiou koultourou v konfrontatsii s
drougimi koultourami [Est-il difficile de conserver la culture juive dans la confrontation
avec les autres cultures ?] « 22 », 1982, n° 23, p. 135.
27. VI. Jabotinski, Na lojnom pouti [Sur une fausse route], VI. Feuilletons, StP, 1913,
pp. 251, 260-263.
DE L' ASSIMILATION 551
les Juifs avec insistance de ne point se lancer dans la politique, la
litterature et Tart russes : car, d'ici quelques annees, inevitablement,
les Russes rejetteraient en bloc leurs services 28 .) De nombreux
exemples collectifs et individuels, en Europe comme en Russie, par
le passe comme tout recemment, montrent de fait a quel point 1'assi-
milation est un phenomene precaire.
Tenez : Benjamin Disraeli, ce fils d'un pere agnostique, lui-
merae baptise durant l'adolescence, ne s'est pas contente de s'in-
tegrer a la vie anglaise, il est devenu le symbole meme de 1' Empire
britannique ; mais a quoi pense-t-il dans ses moments de loisirs,
quand il s'adonne a sa passion de romancier ? Aux merites excep-
tionnels et au messianisme des Juifs, et dans son amour ardent pour
la Palestine, il reve d'un retablissement de la patrie d' Israel 29 .
Et Gerschenson ? Historien eminent de la culture russe, specia-
liste de Pouchkine, tance pour avoir exprime des idees « Sla-
vophiles », il ecrit a la fin de sa vie : « Des l'enfance initie a la
culture europeenne, je me suis profondement impregne de son
esprit... et je me suis sincerement attache a elle a bien des egards...
Mais, dans les trefonds de ma conscience, je vis tout autrement.
Voila bien des annees que j'entends continuellement et obstindment
monter de ces profondeurs une voix secrete : "Ce n'est pas cela, ce
n'est pas cela !" Une autre volonte en moi se detourne de la culture,
de tout ce qui se dit et se fait autour de moi... Je suis pareil a
l'etranger qui s'est acclimate a un pays qui n'est pas le sien ; je
suis aime des autochtones, je les aime egalement, je travaille avec
zele a leur bien..., mais je me sais etranger, et soupire en secret
apres les champs de ma patrie' . »
Cet aveu de Gerschenson permet de revenir a l'idee que
presuppose ce chapitre des ses premieres pages : dans l'« assimi-
lation », il conviendrait apparemment de distinguer cellc qui releve
de la societe civile et des mceurs, quand l'assimile entre de plain-
pied dans le torrent de la vie et des interets du peuple autochtone
(en ce sens-la, sans nul doute, l'ecrasante majorite des Juifs de
28. Tchetyre slalii o « tchirikovskom intsidente » (1909) IQuatre articles a propos de
l'incidenl Tchourikov*), ibidem, p.76.
29. EJ. I. 4. pp. 560, 566-568.
30. Viatcheslav Ivanov et M. Gerschenson, Perepiska iz dvoukh ouglov [Correspon-
dance d'un coin a l'autrc], Petrograd, 1921, pp. 60-61. Trad, francaise, Paris, 1931,
precidee d'une introduction de Gabriel Marcel.
552 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Russie, d'Europe et d'Amerique se diraient aujourd'hui assimiles),
celle qui relive de la culture, et enfin celle, plus integrate encore,
qui touche aux profondeurs de l'esprit ; ces deux deraieres sont
beaucoup plus rares, mais neanmoins existent. Le troisieme cas,
plus complexe, ne derive pas des deux premiers. (Ainsi la Corres-
pondence d'un coin a I 'autre entre Viatcheslav Ivanov et
M. Gerschenson, « ce petit livre d'une importance enorme »,
montrerait, d'apres un critique, « une assimilation spirituelle
incomplete, en depit d'une assimilation culturelle evidente 31 ».)
Revolutionnaire dans sa jeunesse, apres la revolution un emigre
« converti » s'etonne comme d'un miracle que les Juifs russes, dans
les nouveaux pays ou ils ont emigre, « aient fait preuve d'une fabu-
leuse reserve d'energie nationale » et y « aient edifie une culture
juive sp6cifique ». Meme a Londres ils avaient leurs 6coles
hebraiques, leurs organisations sociales, une base 6conomique
solide ; ils ne se sont pas fondus dans la vie anglaise, se contentant
de s'adapter a ses exigences en confortant les Juifs anglais de
souche (lesquels, avec leur Conseil britannique des Juifs, avaient
developpe la notion d'une « communaute juive de Grande-
Bretagne », et ce, dans ce pays ou Ton considerait 1' assimilation
comme pratiquement achevee.) Pour notre auteur, il en allait de
meme en France. Et aux Etats-Unis tout particulierement, « leur
action 6tait admirable" ».
A cela s'ajoute 1'entraide juive, constante, sure et indefectible,
aptitude remarquable qui concourt a preserver le peuple juif. Or
d'elle aussi vient l'instabilite de l'assimilation.
Ce n'est done pas seulement le renforccment du sionisme, e'est
tout le cours du xx e siecle qui a incite" les Juifs a se detourner
de l'assimilation.
Max Brod, sioniste convaincu, ecrivait en 1939, a la veille de la
Seconde Guerre mondiale : « Au xix* siecle, quand les Etats etaient
loin d'etre pleinement developpes, on pouvait encore avancer la
theorie de l'assimilation », mais « cette theoric a perdu tout son sens
a partir du moment ou les peuples ont consolide leur unite » ; « nous
autres Juifs, nous serons ineluctablement lamines par les peuples
31. O. Rappopori.p. 123.
32. M. Krol, Natsionalism i assimiliatsia v evreiskoi istorii [Le nationalisme et l'assi-
milation dans l'histoire juive], Le Monde juif-1, pp. 191-193.
DE L'ASSIMILATION 553
inspires par 1 'esprit belliqueux du nationalisme si nous ne pensons
pas a nous-memes, si nous ne nous retirons pas a temps" ».
Martin Buber a emis un jugement tres severe (1941) : « Jusqu'a
present, notre existence suffisait a elle seule a ebranler les trones
des idoles, non a edifier le trone du Seigneur. C'est en vertu de cela
que notre existence au milieu des autres peuples est si mysterieuse.
Nous pretendons leur inculquer 1'absolu, mais, en realite, nous nous
contentons de dire "non" aux autres peuples, ou plus exactement
nous ne sommes que cette negation, rien de plus. Voila pourquoi
nous sommes devenus le cauchemar des nations M . »
Puis deux profonds sillons sont venus traverser l'histoire juive :
la Catastrophe, et, peu apres, la creation de l'Etat d' Israel. Ces
evenements ont jcte une lumiere nouvelle et crue sur le probleme
de I' assimilation.
Dans son livre Espoir et realisation : la Palestine de 1917 a
1949 et dans son article « Judas a la croisee des chemins », Arthur
Koestler n'a pas tarde a mediter sur la creation de l'Etat d' Israel et
a en tirer des conclusions non ambigues pour le monde juif.
Sioniste plein de zele dans sa jeunesse, parti de Vienne pour
rejoindre un kibboutz en Palestine, puis, pendant quelques annees,
journaliste k Jerusalem, charge d'unc rubrique en hebreu dans le
journal de Jabotinski, correspondant de plusieurs journaux alle-
mands, il a ecrit ceci : « Si Ton exclut de la religion juive la
nostalgie mystique d'un retour dans la Terre promise, on fait dispa-
rattre le fondement meme et l'essence de cette religion... Voila
pourquoi l'ecrasante majorite des prieres juives, des rites et des
symboles ont perdu leur sens apres le retablissement de l'Etat juif...
Le Dieu d' Israel a rempli Son engagement de restituer la terre de
Canaan a la semence d'Abraham... » Si un Juif croyant « refuse
d'executer le commandement de revenir au pays des ancetres, il
enfreint le contrat et... encourt l'anatheme et l'exclusion du rang
des Juifs ». Or, pour ceux des Juifs « qui ne se seraient pas definis »
par rapport a la religion, il est difficile de comprendre pourquoi il
faut endurer des sacrifices afin de preserver des « valeurs juives »
qui ne sont pas inscrites dans la doctrine religieuse. « La religion
33. Max Brod, pp. 198-199.
34. Martin Buber, Natsionalnye bogi i Israil [Les dieux nalionaux el le Dieu d'Israel],
VM, 1976, n° 4, p. 117.
554 DEUX SIECLES ENSEMBLE
perd son sens si vous continuez a prier pour le retour a Sion alors
meme que vous avez fermement decide de ne pas y revenir. Oui,
le choix est douloureux, mais il doit etre fait sur-le-champ, pour la
generation suivante... Est-ce que je veux m'etablir en Israel ? Si je
ne le veux pas, de quel droit vais-je desormais me dire juif et
infliger par la a mes enfants le sceau du communautarisme ? » « Le
monde entier va saluer sincerement l'assimilation des Juifs », et,
a partir, disons, de la troisieme generation, « le probleme juif va
progressivement disparattre 3S ».
Le Jewish Chronicle, journal juif de Londres, replique a
Koestler : et si, « pour le Juif de la diaspora, il etait bien mieux,
bien plus raisonnable et plus digne de continuer a vivre comme
devant, mais en aidant dans le meme temps a l'edification de l'Etat
d'Israel ? » Koestler reste inebranlable : autrement dit, « ils veulent
tout a la fois conserver le gateau entier et s'en delecter. C'est le
chemin de la perdition ,6 ».
Mais le journal lui retorque : toutes les precedentes tentatives
d'assimilation ont echou6 ; pourquoi en serait-il autrement aujour-
d'hui ? - Parce que « toutes les tentatives d'assimilation entreprises
jusqu'a ce jour ont ete des demi-mesures fondees sur une premisse
fausse selon laquelle les Juifs peuvent devenir de plein droit les fils
du peuple-gouvernant tout en conservant leur religion et en restant
le "peuple 61u" ». Or « l'assimilation ethnique est incompatible
avec le maintien de lafoijuive ; lafoijuive se detruit avec l'assimi-
lation ethnique. La religion juive perennise le particularisme
national, on n'y pourra rien ». Aussi, « jusqu'a la restauration
d'Israel, renier la judeitc equivalait a refuser de se montrer solidaire
avec les persecutes et pouvait etre considere comme une lache capi-
tulation » ; mais, « aujourd'hui, il s'agit non plus d'une capitu-
lation, mais d'un libre choix" ».
Et Koestler de proposer aux Juifs de la diaspora un choix abrupt :
« ou bien devenir citoyens israeliens, ou bien cesser d'etre juifs.
Lui-meme a choisi le second terme- ,8 » (Inutile dc dire que, dans
35. Arthur Koestler, Judas a la crois^e des chemins ; textc russe : VM, n" 33, pp. 104-
107, 110.
36. Ibidem, p. 112.
37. Idem, pp. 117, 126.
38. V Bogouslavski, Galoutou - s nadejdoi [Au Galout - avec espoir], « 22 », 1985,
n°40, p. 135.
DE L'ASSI.MILATION 555
la diaspora, les conclusions de Koestler furent violemment
attaquees.)
Mais ceux qui ont choisi la premiere solution, les citoyens de
l'Etat d'Israel, ont recu un nouveau soutien qui leur a permis
d'adopter un point de vue neuf sur ce sempiternel probleme. Un
auteur contemporain ecrit sans management : « Un Juif "galout"
est un etre amoral. II beneficie de tous les bienfaits du pays qui l'a
accueilli, mais, dans le meme temps, il ne s'identifie pas comple-
tement a lui » ; « ces gens exigent un statut special que ne possede
aucun peuple au monde : qu'il leur soit permis d'avoir deux patries,
l'une dans laquelle ils vivent, 1' autre dans laquelle "vit leur cceur".
i'i
»
Apres quoi, ils s'etonnent d'etre hai's
Mais oui, ils s'en etonnent encore et encore : « Pourquoi,
pourquoi done le Juif est-il si peu aime (non, on ne l'aime pas, rien
a faire, autrement nous n'aurions nul besoin de nous affranchir) ?
Mais de nous affranchir de quoi ? Non pas de notre judeite, cela va
de soi... » ; « nous savons pertinemment qu'il nous faut obligatoi-
rement nous affranchir, mais montrez-nous du doigt de quoi...
Jusqu'a present, nous n'avons pas su le faire 40 . »
On pose plus rarement une question qui parait toutc naturelle :
comment faire pour qu'on nous aime ? Plus souvent les auteurs
juifs constatent l'hostilite du monde alentour et s'abandonnent au
desespoir : « Le monde est partage entre ceux qui sympathised
avec le peuple juif et ceux qui cherchent a le detruire 41 . » Voire a
un orgueil desespere : « II est humiliant d'escompter que le pouvoir
prenne ta defense vis-a-vis de ce peuple qui ne t'aime pas, humi-
liant de se repandre en gratitude aux meilleurs, aux plus dignes
representants de ce peuple parce qu'ils auraient prononce quelques
mots en ta faveur 42 . »
Mais un autre auteur israelien verse de l'eau sur ces braises : « Le
monde ne se divise pas uniquement selon l'attitude adoptee envers
les Juifs, comme il nous semble parfois du fait de notre sensibilite
39. A.B. Joshua, article cite", p. 159.
40. J. Viner, Khotchetsia osvobodilsia [On voudrait s"affranchir], « 22 », 1983, n° 32,
pp. 204-205.
41. M. Goldstein, Mysli vsloukh [Pensees a voix haute], Rousskaia mysl, 1968,
29 fewer, p. 5.
42. M. Kaganskaia, Nache gostepriimstvo [Notre hospitality, « 22 », 1990, n° 70,
p. 111.
556 DEUX SIECLES ENSEMBLE
excessive. » A. Voronel : « Les Juifs preterit trop d'attention aux
antisemites, et trop peu a eux-memes 43 . »
Notre Etat, Israel, doit devenir le centre qui garantira l'avenir
aux Juifs du monde entier - dans les annees 20, qui a ecrit cela ?
Einstein ! Et a qui ? A un ancien socialiste-revolutionnaire, appa-
remment l'auteur principal de la petition du 9 Janvier 1905, le
compagnon de Gapone* dans la manifestation et qui fut ensuite son
bourreau, un certain Petr Ruttenberg, parti plus tard rcconstruire la
Palestine : « Avant tout, il faut que soit protegee votre vie [celle
des colonisateurs de la Palestine], car vous vous offrez en sacrifice
au nom de 1' Esprit et au nom du respect du a 1'enscmble du peuple
juif. II est indispensable de montrer que nous sommes un peuple
qui possede assez de vitalite et de force pour realiser un grand
dessein qui se transformera en moyen d'unir et proteger les gene-
rations a venir. Pour nous et nos descendants, le Pays doit avoir
la meme signification supreme qu'eut le Temple pour nos ai'eux 44 . »
Les auteurs israelicns etayent cette conviction de facon variee :
« Le probleme juif ne peut apparemment trouver de solution sure
en dehors d'un Etat juif 45 . » L'idee est « d'etablir Israel en tant que
centre garantissant l'avenir des Juifs du monde entier 46 ». « Seul
Israel est le lieu qui convient aux Juifs, car e'est le seul ou le
processus historique ne se conclut pas en fiasco historique 47 . »
Et de ce petit pays assiege en permanence on entend dire comme
une rumeur montant de sous la terre : « Cette Catastrophe dont le
spectre hante en permanence le subconscient des Israeliens 48 ... »
43. A. Voronel, Oglianis v razdoumie... [Prends la peine de reflechir] (Table ronde),
«22», 1982. n° 24, p. 131.
44. A. Tcherniak, Neizvestnoe pismo Einslcina [Une lctlrc incdite d'Einstein], « 22 »,
1994. n u 92. p. 212.
45. -4. Katsenelenboigen, Antisemitism i evreiskoe gosoudarstvo [L'Antis6mitisme et
le gouvernement juif], « 22 », 1989, n" 64, p. 180.
46. /. Libler, Israil - diaspora : krisis identifikatsii [Israel - diaspora : une crise identi-
taire], « 22 », 1995, n»95, p. 168
47. N. Goutina, Dvousmyslennaia sviaz [Un lien ambigii], « 22 », 1981, n° 19, p. 124.
48. M. Kaganskaia, Mif proliv realnosti [Le mylhe conire la rcalite], « 22 », 1988,
n"58, p. 141.
* Georges Gapone (1870-1906), pretre orthodoxe, fondateur du « Social isme
policier », mena le 9 Janvier 1905 une manifestation d'ouvricrs qui devaient presenter au
tsar une petition plutot provocatrice. La manifestation fut accueillie par des tirs nourris
de la police, ce qui fit de ce •< dimanche rouge » le declencheur de la revolution.
Assassinc" en 1906 par P. Ruttenberg.
DE L'ASSIMILATION 557
Quel est aujourd'hui le rapport ente l'assimilation, la diaspora et
Israel, quels sont les espoirs, vers quoi penche la balance ?
Globalement, dans les annees 90 du xx e siecle, T assimilation
etait deja tres avancee. Par exemple, « pour 80 a 90 % des Ameri-
cains, les tendances contemporaines de la vie juive prefigurent une
assimilation progressive ». Et non seulement aux Etats-Unis : « La
vie juive s'estompe peu a peu dans la majorite des communaut£s
de la diaspora. » Chez la majorite des Juifs d'aujourd'hui tendent
a s'effacer les souvenirs douloureux de la Catastrophe... lis sont
beaucoup moins solidaires de l'Etat d' Israel que leurs parents. Inde-
niable est la tendance « a une diminution drastique du role de la
diaspora, a la perte ineluctable de ses caracteristiques essentielles ».
« Nos pctits-enfants seront-ils encore juifs... ? La diaspora survivra-
t-elle longtemps, passe ce millenaire ? Pav Adin Shteinsalz, l'un
des plus grands didascales de notre epoque..., avertit que les Juifs
de la diaspora ont cesse d'etre un groupe dont la sejeurite" ne serait
pas garantie. » Aussi, paradoxalement, « se trouvent-ils deja en
passe de disparaitre » en participant « a la Catastrophe de l'autodis-
solution ». Ajoutez a cela que « l'antisemitisme en Occident ne peut
plus etre considcre comme un element qui renforce la conscience
juive. La discrimination antisemite en politique, dans les affaires,
les universites, les clubs prives, etc., est pratiquement revolue 49 ».
Dans l'Europe actuelle, il y a « suffisamment de Juifs qui ne se
sentent pas juifs et qui sont allergiques a toute tentative de les
associer a une communaute creee artificiellement » ; « un Juif
assimile refuse de se sentir etre juif, il rejette les traits de sa race »
[selon Sartre] 5 ". N'ecartons pas ce jugement acere du meme auteur :
« Les Juifs d' Europe ne se reconnaissent pas comme Juifs, ils
considerent qu'ils sont contraints a la judeite par Tantisemitisme.
D'ou cette contradiction : le Juif ne se considere en tant que Juif
que quand un danger le menace. Alors il cherche son salut en tant
49. /. Libler, article cite\ pp. 149-150. 154, 157.
50. Sonya Margolina, Das Ende dcr Liigen : Russland und die Juden im 20,
Jahrhundert, Berlin, 1992, pp. 95, 99.
558 DEUX SIECLES ENSEMBLE
que Juif. Mais, quand il devient lui-meme source de danger, il n'est
plus juif 51 . »
Ainsi « les traits marquant une decomposition de la diaspora
commencent a se dessiner avec precision au moment meme oh les
Juifs jouissent en Occident de la plus grande liberte, de l'aisance,
et sont - du moins en apparence - plus forts qu'ils n'ont jamais ete
dans l'histoire juive ». « Si les tendances actuelles ne changent pas,
la plus grande partie de la diaspora va tout bonnement disparaftre. II
faut accepter la reelle probabilite d'une autodestruction progressive,
humiliante, quoique volontaire, de la diaspora... Arthur Koestler,
partisan de 1'assimilation, avait predit dans les annees 50 la faillite
de la diaspora ; il se peut bien qu'il ait eu raison 52 . »
Mais, dans le meme temps, « les Juifs, a travers le monde entier
- et ils s'en etonnent parfois -, se sentent personnellement
impliques dans les destinees d' Israel » ; et « si, a Dieu ne plaise,
Israel venait a etre detruit, les Juifs vivant dans les autres pays
disparaitraient a leur tour. Je ne saurais dire pourquoi, mais les Juifs
ne survivraient pas a une seconde Catastrophe dans notre siecle 53 ».
Un autre auteur met precisement en relation « le mythe juif d'une
ineluctable Catastrophe » avec la vie au sein de la diaspora, et, de
fait, « les Juifs americains (et sovietiques) s'expriment souvent en
ce sens, ils se prcparent, au cas ou Israel tomberait, a reprendre le
drapeau de leur peuple S4 ». Nombreuses sont les hypotheses qui
cherchent a explicitcr la finalite de la diaspora juive, mais presque
toutes voient « sa fonctionnalite dans le fait qu'elle rend les Juifs
pratiquement indestructible s, et leur garantit la perennitc dans les
limites de l'existence du genre humain 55 ».
II arrive aussi qu'on rencontre une defense acharnee du principe
meme de la diaspora : « Nous sommes contre l'exigence historique
de nous soumettre a Valya. Nous ne nous sentons pas en exil »,
ecrit le professeur americain Leonard Fein. En juin 1994, «le
president du Congres juif mondial, Shoshana Cardin, a apostrophe
51. S. Margolina, Germania i evrei : vtoraia popytka [L'Allemagnc el les Juifs : une
seconde tentative], Strana i mir, 1991, n° 3, p. 143.
52. /. Libler. article cite, pp. 150-155.
53. N. Bodgoreis, article cite, pp. 113-120.
54. Z. Bar-Sella. Islamskii foudamentalism i evreiskoe gosoudarstvo [Le fondamenta-
lisme islamique et l'Etat juif), « 22 ». 1988, n° 58, pp. 182-184.
55. T. Fishstein, article cite, p. 114.
DE L' ASSIMILATION 559
les Israeliens avec agressivite : "Nous ne sommes pas disposes a
devenir une alya nourriciere d' Israel, et nous doutons que vous
soyez bien renseignes sur le niveau de vie et la qualite de vie des
Juifs d'Amerique"^». Puis, sur un ton plus path&ique : «Si
vraiment nous interessons en quoi que ce soit le monde, ce n'est
pas par la forme de notre Etat, mais par la diaspora qui est reconnue
pour etre Tun des plus grands miracles de l'histoire universelle 57 . »
Tantot aussi avec ironie : « Un petit malin a imagine une legiti-
mation elegante : l'election du peuple juif consisterait precisement
a vivre indefiniment en diaspora 58 . » « Le miracle de la restauration
de l'Etat d'Israel a confere apres coup a la diaspora un sens
nouveau, fournissant par la un denouement a un theme qui menacait
de s'enliser, en un mot il est venu couronner le miracle de la
diaspora. II l'a couronne, mais ne l'a pas aboli 59 . » Mais, la aussi,
il y a un brin d' ironie dans la mesure ou « les buts que nous avons
si durement recherches et qui nous remplissaient de fierte et du
sentiment de notre vocation exceptionnelle, sont desormais
atteints 60 ».
Comprendre et predire les destinees de la diaspora depend pour
une bonne part des manages mixtes. Ces derniers sont le moyen le
plus puissant, le plus sur de realiser I'assimilation. Ce n'est pas un
hasard si la Bible les interdit si severement : « lis ont trahi le
Seigneur, car ils ont donne naissance a des enfants etrangers »
(Os. 5, 7.) Quand Arnold Toynbce a propose les manages mixtes
comme moyen de combattre l'antisemitisme, des centaines de
rabbins se sont eleves contre : « Des que les manages mixtes
deviennent un phenomene de masse, ils signifient la fin des
Juifs 61 . »
On note un net accroissement de ces manages mixtes dans les
pays occidentaux : « Des donnees statistiques fiables sur "la dispa-
rition" [des Juifs] donnent le frisson. En 1960, le pourcentage des
56. /. Libler, article cite\ p. 152.
57. E. Fishstein, Gliadim nazad my bez boiazni [Nous regardons en arriere sans
crainte], « 22 », 1984, n 6 39, p. 135.
58. N. Voronel, article cite\ p. 118.
59. E. Fishtein, Iz Galouta s liouboviou [Du galout avec amour], « 22 », 1985.
n°40, p. 114.
60. /. Libler, article cite\ p. 156.
61. Ed. Norden, Peresschityvaia evreev* [En denombrant les Juifs], «22», 1991.
n°79, p. 126.
560 DEUX SIECLES ENSEMBLE
mariages mixtes aux Etats-Unis, ou vit la plus grande communaute
juive du mondc, etait estime a environ 6 %. Aujourd'hui [dans les
annees 90], passe une seule generation, il est de 60 %, soit dix fois
plus. Le niveau moyen des mariages mixtes en Europe et en
Amcrique latine est a peu pres le meme... Mieux, si Ton fait
exception des [Juifs] orthodoxes, dans presque toutes les families
juives d'Occident la natalite est devenue extremement faible. » En
outre, « seul un pourcentage negligeable d'enfants issus des
mariages mixtes sont prets a mener une vie qui serait typiquement
juive 62 ».
Et en Russie ? L' Encyclopedic israelienne fournit les chiffres
suivants : en 1988, en RSFSR, 73 % d'epoux juifs et 63 %
d'epouses juives avaient contracte des mariages mixtes (soit une
augmentation de 13 % pour les hommes et de 20 % pour les
femmes par rapport a 1978). « Ceux qui ont conclu ce type de
mariage perdent bien plus vite le sens de leur judeite et sont plus
sou vent enclins, lors des recensements, a se declarer d'une natio-
63
. »
nalite autre que la nationalitc juive
Ainsi, presque partout, tantot plus, tantot moins, « la vie juive
s'erode » : « Les divisions ethniques, religieuses, raciales qui,
jusqu'a ces derniers temps, servaient de barriere a l'assimilation et
aux mariages mixtes, s'effacent. » Aujourd'hui « que l'antisemi-
tisme ordinaire a drastiquement diminue, de nombreux grands prin-
cipes qui servaient par le passe de puissants soutiens a l'auto-
identification se sont perdus 64 ».
Les Juifs galout suscitent tres souvent de vives critiques de la
part des Isracliens. Trente a quarante ans apres la creation de l'Etat
d' Israel, on a entendu de la-bas des questions parfois sarcastiques,
parfois courroucees, adressees a la diaspora : « Que va-t-il se passer
avec les Juifs d'aujourd'hui ? Nul doute qu'ils resteront pour
toujours dans leur patrie actuelle - le galout 65 . » « Les Juifs d'Al-
gerie ont prefere la France a Israel, puis les Juifs d'Iran qui ont
quitte le pays de Khomeiny sont massivement passes a cote
d'Israel » ; « quittant les lieux oil ils 6taient implantes, ils cherchent
des pays au niveau de vie et de civilisation plus eleve. L' amour
62. /. Libler, article cile\ pp. 151-152.
63. PEJ. 1996, i. 8, p. 303, tableau 15.
64. /. Libler. article cM, p. 156.
65. N. Goutina, Un lien ambigu, article cite, p. 125.
DE L'ASSIMILATION 561
qu'ils portent a Sion ne suffit pas 66 ». « L'image classique et sempi-
ternelle d'une "catastrophe imminente" n'attire plus les Juifs en
Israel ( ' 7 » - « Les Juifs sont un peuple perverti par une existence
qui s'est deroulee sans Etat, hors histoire 68 ». « Les Juifs n'ont pas
supporte l'epreuve. Comme auparavant, ils n'entendent pas rentrer
dans leur patrie. Ils preferent rester dans le galout et se plaindre de
l'antisemitisme chaque fois qu'on les critique... Et que personne
non plus n'ose dire du mal d'Israel, car critiquer Israel c'est de
'Tantisemitisme" ! S'ils souffrent tant pour Israel, pourquoi ne
viennent-ils pas y vivre ? Mais non, c'est bien ce qu'ils ne veulent
pas 6y ! » « La majorite des Juifs de par le monde a deja choisi : ils
ne veulent pas etre independants... Jette ton regard sur les Juifs de
Russie. Une partie d'entre eux a voulu l'independance, les autres
veulent vivre la vie d'une tique sur le corps du chien russe. Mais
si le chien russe devient un tantinet malade, un tantinet mechant,
ils se cherchent un chien americain. En fin de compte, les Juifs ont
vecu deux mille ans de cette facon-la 70 . »
Aussi, « face a un Israelien, le Juif de la diaspora a souvent des
complexes, il est pret a se coltiner une lourde et indistincte culpa-
bilite..., car il ne se decide pas a partager avec l'lsraelien sa
destinee. Cette insuffisance, il la compense en accentuant sa
judeite\.., en arborant ostensiblement une symbolique juive
secondaire » ; mais, par ailleurs, « le Juif de la diaspora prend sur
soi le risque specifiquc de s'opposer en solitaire aux elements anti-
semites » ; « quelle que soit 1 'attitude de l'lsraelien, la diaspora n'a
cependant pas d'autre issue que de venir se placer sans bruit
derriere son dos pour le soutenir, comme une femme fidele mais
mal aimeV ».
Un pronostic parmi d' autres : « En 2001, la diaspora, selon toute
probability, aura diminue encore d'un million d'ames et de corps. »
« Les processus en cours dans les profondeurs de l'histoire juive...
rendent vraisemblable une nouvelle baisse du nombre des Juifs de
66. S. Tsyroulnikov, La philosophic de I'anomalie juive. article cile\ p. 148.
67. /. Libler, article cile\ p. 165.
68. E. Bar-Sele, article cite, p. 184.
69. A.B. Joshua, La Voix d'un ecrivain, article citii, p. 158.
70. Beni Peled, Soglachenie ne s tem partncrom [Un accord pass6 avec le mauvais
partenaire], « 22 », 1983, n° 30, p. 15.
71. Ed. Norden, En dt5nombrant les Juifs, article citc\ pp. 115, 116.
562 DEUX SIECLES ENSEMBLE
par le monde et done leur concentration progressive non plus dans
la diaspora, mais a Sion 72 . »
Mais, qui sait, peut-etre en sera-t-il tout autrement ? Le Juif russe
I. M. Biekerman avait ra'son lorsqu'il affirmait avec assurance que
la diaspora etait indestructible : « J'accepte le galout dans lequel
nous avons vecu deux mille ans, seul lieu oil nous avons realise
une vraie unite, ou nous avons a vivre et a nous manifester dans le
futur". » Les deux voix qui, selon Gerschenson, resonnent toujours
aux oreilles du Juif - se fondre dans le milieu, ou sauvegarder son
caractere exclusif - vont-elles retentir etcrncllement ?
Un historien de poids tire, apres la Sccondc Guerre mondialc, la
conclusion suivante : « Le paradoxe, dans la vie des Juifs d'au-
jourd'hui, tient a ce que leur enracinement grandissant dans la vie
des autres peuples n'affaiblit pas leur conscience nationale, mais
parfois meme l'accentue 74 . »
Voici quelques temoignages issus de differents milieux juifs
a l'epoque de l'« internationalisme » sovictique : « Je mc suis
toujours intensement resscnti comme juif... J'ai adhere des dix-sept
ans, ayant a peine quitte l'ecole, a des cercles ou le probleme juif
etait le theme de discussion principal. » Son pere « avait des incli-
nations juives tres fortes. II n'avait certes aucun sens des traditions,
n'observait pas le mitsvot, ignorait la langue, mais... tout ce qu'il
savait etait subordonne d'une certaine facon, en son for interieur
de Juif, a son auto-identification juive 75 . »
Arcadi Lvov, ecrivain originaire d'Odessa : « Quand j'dtais un
garconnet de dix ans, je cherchais quels etaient les Juifs parmi les
savants, les ecrivains, les hommes politiques, et - jeune pionnier ! -
avant tout parmi les membres du gouvernement : Lazare Kagano-
vitch occupait la troisieme place, precedant Vorochilov et Kalinine,
et j'etais fier de ce commissaire du peuple, le stalinien Kagano-
vitch... J'etais fier de Sverdlov, d'Ouritski... Fier aussi de Trotski ?
mais oui, de Trotski ! » II croyait qu'Osterman (au temps de Pierre
le Grand) etait juif; quand il apprit qu'il etait allemand, « il
72. Ibidem, pp. 120. 130-131.
73. /. M. Biekerman, op. til., p. 62.
74. Sh. Ettinger, Noveichii period [Periode contemporaine], Istoria evreiskogo naroda
[Histoire du peuple juif]. Jerusalem, 2001. p. 587.
75. A. Eterman, Tretie pokolenie [La troisieme generation] (Interview), « 22 », 1986,
n°47, pp. 123-124.
DE L" ASSIMILATION 563
eprouva un vif sentiment de depit, de frustration » ; en revanche,
« il disait a tout le monde avec fierte : Chafirov, lui, il est juif 76 ».
Mais qu'ils furent nombreux, les Juifs de Russie qui ne craignirent
pas « de se noyer dans 1'immensite de ce corps assimilateur" »,
qui se laisserent gagner integralement par l'environnement et la
culture russes !
Autrefois, seuls quelques rares Juifs avaient connu ce destin :
Antokolski*, Levitan**, Rubinstein***, d'autres encore; plus
tard, ils furent plus nombreux. Comme ils avaient profondement
compris la Russie grace a 1' intuition seculaire et raffinee de leur
intelligence et de leur coeur ! La Russie s'offrait a leur compre-
hension dans tout son eclat, dans le jeu enigmatiquc des rayons et
des ombres, dans ses luttes et ses souffrances. Elle attirait leur coeur
par la lutte dramatique en elle du Bien et du Mai, par ses fulgu-
rances menacantes, ses faiblesses, sa force, son charme. II y a
quelques decennies, ce n'est plus par unites, mais par milliers que
les Juifs vinrent rejoindre le champ de la culture russe... Nombre
d'entre eux se sont sentis tres sincerement russes dans l'ame, les
pensees, les gouts, les habitudes... Neanmoins, il y a dans l'ame
d'un Juif comme une note unique, une dissonance, une mince felure
qui laisse en fin de compte s'infiltrer de 1'exteneur la mefiance, les
moqueries, l'hostilite ; et, de l'interieur, comme un vieux souvenir :
« Qui suis-je ? Qui suis-je done ? Je suis russe ?
Non, non. Je suis un Juif russe™. »
Oui, de toute evidence, l'assimilation a ses limites infranchis-
sables : ce qui differencie l'assimilation spirituelle parfaite de
l'assimilation culturelle, et davantage encore de l'assimilation
76. A. Lvov, Vedi za soboiou otsa tvoevo [Emmene ton pere avec toi] ; VM, 1980,
n°52, pp. 183-184.
77. VI. Jabotinski, article cite", p. 251.
78. Rani Aren, V rousskom galoute [Dans le galout russe], « 22 », 1981, n" 19,
pp. 135-136.
* Paul Antokolski (1896-1978), poete sovi&ique, entra au PC en 1943 apres la mort
de son fils au front.
** Isaac Levitan (1860-1900), peintre russe celebre pour le lyrisme inSgale" de ses
paysages russes.
*** Anton Rubinstein (1830-1894), celebre pianiste et compositeur russe, auteur de
vingt operas (dont le Demon), six symphonies, cinq concertos pour piano, etc.
564 DEUX SIECLES ENSEMBLE
courantc, qui releve de la vie civile et du quotidien. De fagon provi-
dentielle pour la judeite, les Juifs se preservent eux-memes ; quels
que soient chez eux les signes exterieurs d'assimilation, ils gardcnt
« en leur for interieur une physionomie juive » (Solomon Louri6).
Le mouvement qui les pousse a se fondre jusqu'au bout avec le
reste de l'humanite, en depit des dures barrieres de la Loi, semble
naturel : obeir a la vie. Mais est-il realisable ? Au xx c siecle, un
Juif croyait encore que « 1' unite de toute l'humanite est l'ideal du
messianisme judai'que 79 ». Mais en est-il vraiment ainsi ?
Cet ideal a-t-il jamais existe ?
On entend davantage d'energiques objections : « Personne ne me
conduira ni ne me forcera a renoncer a mon point de vue juif, a
sacrifier les interets juifs qui sont miens au profit d'un ideal
universel, que ce soit r"internationalisme proletarien" (auquel,
dans notre betise, nous avons cru dans les annees 20), la "Grande
Russie", le "triomphe du christianisme", le "bien de toute l'hu-
manite", et ainsi de suite 80 . »
Nous rencontrons encore d'autres attitudes parmi 1' intelligentsia
juive non sioniste et agnostique, assimilee aux trois quarts. Ainsi,
une femmc des plus evoluee, passionnge par les grands problemes
politiques, T. M. L., m'a tenu a Moscou, en 1967, les propos
suivants : « II serait terrible de vivre dans un milieu exclusivement
juif. Ce que nous avons de plus precieux dans notre peuple, c'est
le cosmopolitisme. II serait terrible qu'ils se regroupent tous dans
un petit Etat militariste. Pour les Juifs assimiles, ce serait tout a fait
incomprehensible. » Je hasardai timidement : « Mais, pour les Juifs
assimiles, il n'y plus la de probleme, ils ne sont plus juifs... » Elle :
« Non, mais il nous reste des genes ! »
La clef du probleme ne reside pas dans la fatalite li6e a l'origine,
elle ne se trouve ni dans le sang ni dans les genes, mais dans le
point de savoir vers quelles souffrances va le plus votre coeur :
celles des Juifs ou celles des habitants du pays ou vous avez ete
eleve ? « L'appartenance nationale ne se limite pas a la connais-
sance de la langue, ni a l'adhesion a la culture, ni meme a l'atta-
chement a la nature et au genre de vie du pays. Elle a une autre
79. G. Sliosberg, Dela minouvchikh dnci : Zapiski rousskogo evreia [Actions du temps
passe : les carnets d'un juif russe], en 3 vol, Paris, 1933-34, t. 1, p. 4.
80. S. Markish, Esche raz o nenavisti k samomou sebe [Encore un fois, a propos de
la haine de soi], « 22 », 1980, n° 16, p. 189.
DE L'ASSIMILATION 565
dimension : la communaute de destin historique qui, pour chaque
homme, se definit par le degre de participation a l'histoire et au
destin de son peuple. Mais si, pour les autres, cette participation
intime est donnee des l'origine, pour le Juif elle se presente
sous divers aspects, c'est une question de choix, et un choix
difficile 81 . »
Pour l'heure, a cet 6gard, l'assimilation ne s'est pas encore
traduite de facon absolument convaincante. Tous ceux qui avaient
montre les voies d'une assimilation generate ont fait faillite. Le
probleme de l'assimilation reste done dans sa difficulty. Et bien
qu'a 1'aune universelle le processus semble bien avance\ on ne
saurait encore en conclure qu'il va abolir la diaspora.
« La vie sovtetique... [elle-meme] n'a pas engendre de Juif assi-
mile a cent pour cent, jusqu'au fin fond de son etre psychique 82 . »
Un critique juif de conclure : « Ou qu'on regarde, on tombe toujours,
dans le liquide assimile, sur un grumeau juif indissoluble 83 . »
Mais de remarquables destinees isolees, des individus plei-
nement assimiles, il en existe ! Nous, en Russie, les saluons de tout
notre coeur.
*
« Un Juif russe... Un Juif, un Russc... Que de sang, que de larmes
ont ete verses autour de cette union/desunion, que d'indicibles souf-
frances se sont accumulees sans que Ton en vote la fin, mais aussi
combien cela a donne de joie et de progres spirituel et culrurel... JJ
y a eu, il reste encore de nombreux Juifs a s'etre charges de ce lourd
fardeau : etre a la fois juif et russe. Deux amours, deux passions,
deux combats. N'est-ce pas trop pour un seul coeur? Oui, c'est
trop. Mais c'est la que reside le caractere fatal et tragique de cette
bi-unite\ Comme le mot l'indique, la bi-unite n'est cependant pas
l'unite. L'equilibre ici n'est pas donne, il est a creer 84 . »
81. L. Tsigelmcm-Dymerskaia, article cite. p. 175.
82. J. Stern, Dvoinaia otvetstvennost [Une double responsabilite], «22», 1981,
n°21,p. 127.
83. O. Rappoport, Les symptomes d'une maladie, article cit6, p. 123.
84. St. hanovitch. Semen Iouchkevitch i evrei [S. Iouchkevitch et les Juifs], Evrei v
koultoure rousskogo zaroubejia [Les Juifs dans la culture des Russes de Immigration],
Jerusalem, 1992, t. 1, p. 29.
566 DEUX SIECLES ENSEMBLE
Ces lignes, qui visaient la Russie pre-revolutionnaire, ont ete
ecrites dans Immigration, a Paris, en 1927.
Cinquante ans ont passe, et un autre Juif russe qui a passe sa vie
en Russie sovietique ecrit d' Israel :
« Nous, Juifs, nous avons grandi en Russie, nous sommes une
curieuse entite hybride : des Juifs russes... On dit de nous : juifs
par la nationality russes de culture. La culture et la nationality
serait-ce comme un costume ajuste sur un mannequin... ? Quand
une presse monstrueuse emboutit un metal dans un autre, on ne
peut ensuite les detacher, quand bien meme on les decoupe. Nous
avons ete soumis a une presse enorme pendant des dizaines
d'annees. Mon sentiment national ne peut desormais s'exprimer
que dans ma culture. Ma culture est sillonnee de part en part par
mes veinules nationales. Partagez-moi en deux et je serai moi aussi
curieux de savoir quelles cellules de mon ame sont colorees de
teintes russes, quelles autres de teintes juives. Mais il n'y a pas eu
que la contrainte, la soudure par compression, il y a eu aussi une
inattendue affinite de principes qui se compenetraient dans les
couches les plus profondes de notre ame. Comme s'ils se comple-
taient les uns les autres pour realiser une nouvelle plenitude :
l'espace par le temps, l'etendue de Tame par la profondeur, l'accep-
tation de tout par la negation de tout. II y avait aussi emulation sur
le point de savoir qui etait le peuple elu. C'est pourquoi je n'ai pas
deux ames qui seraient en confiit, qui s'affaibliraient Tune l'autre,
qui me d^doubleraient. Je n'ai qu'une seule ame..., ni double ni
dcdoublee, ni melangee, mais bel et bien une seule 85 . »
Et de Russie on lui fait echo :
« Je crois que ce n'est pas par hasard que, dans les destinies de
la Russie, Tame juive et Tame slave se sont rencontrees : il y avait
la quelque chose de providentiel 86 . »
85. [R. Noudelman], Kolonka redaktora [Editorial], « 22 », 1979, n°7, pp. 95-96.
86. L-ski. Pisma iz Rossii [Lettre de Russie], « 22 »>, 1981, « 22 », p. 150.
POSTFACE DE L'AUTEUR
En 1990, quand, achevant Avril dix-sept, je mettais de l'ordre
dans l'enorme masse de materiaux restee inutilisee dans La Roue
rouge, j'ai pris la decision de presenter une partie de ces materiaux
sous la forme d'un essai historique sur les Juifs dans la revolution
russe.
D'emblee, il apparut evident que, pour la comprehension de ce
qui s'etait passe, l'essai devait necessairement remonter dans le
temps -jusqu'a la premiere inclusion des Juifs dans 1' Empire russe,
en 1772 : ce fut son point de depart ; d'un autre cote, la revolution
de 1917 a donne une impulsion dynamique au destin des Juifs en
Russie, et l'essai, naturellement, s'est etendu jusqu'a la periode
post-revolutionnaire. Ainsi est ne le titre : Deux Siecles ensemble.
Toutefois, je n'ai pas eu d'emblee une juste appreciation des
limites historiques posees par l'emigration massive des Juifs hors
de l'URSS, qui a commence dans les annees 70 du xx e siecle, preci-
sement vers le 200 e anniversaire du sejour des Juifs en Russie, et
qui devint tout a fait libre vers 1987. Cette limite marquait pour la
premiere fois l'abolition de toute contrainte vis-a-vis des Juifs
russes ; ils n'6taient plus assignes a vivre ici, Israel les attendait,
tous les autres pays du monde leur devenaient accessibles. Une fois
bien precisee, cette frontiere a apporte un correctif a mon projet de
mener ce recit jusqu'au milieu des annees 90, car la conception
meme du livre £tait depassee : avec l'Exode disparaissait le
caractere unique des liens qui s'etaient tisses entre Russes et Juifs.
Desormais s'est ouverte une periode radicalement nouvelle dans
l'histoire des Juifs russes, devenus libres, et de leurs relations avec
568 DEUX SIECLES ENSEMBLE
la Russie nouvelle. Cette periode a fait apparaitre des changements
rapides et substantiels, mais elle est encore trop courte pour en
prevoir les resultats lointains et pour decider si les traits caracteris-
tiques des relations entre Juifs et Russes subsisteront ou cederont
la place aux lois universelles de la diaspora juive. Suivre le d6ve-
loppement de ce nouveau theme depasse le temps de vie imparti
a 1'auteur.
A.S.
INDEX DES TOMES I ET II
Abakoimov, Victor Seminovitch : II,
432 et n.*.
Abramova, Nina : I, 261 n. 63.
Abramovitch, Aron : II, 81 n. 91, 135
et n. 4, 232 n. 48, 313 n. 42, 386 n. 50,
387 n. 54, 388 n. 61, 392, 395 n. 82.
Abramovitch, R., leader menchevik : I,
275; II, 59. 120, 182; cercle - : I.
259.
Abrampolskj, G. la., fonde de pouvoir
regional du Guepeou-NKVD : II,
318,320.
Abramson, L. M. : II, 319, 320.
Abtchouk, Abram, professeur de yid-
dish : II, 338.
Achad-Haam : voir Finzberg, A.
Achkson, Dean : II, 440.
AtOSTA : I, 30.
Adelbert, general de la suite d' Alexan-
dre III : I, 311.
Adjkmov, M., commissairc de la
Douma : II, 30.
Adler, Fricdrich : II, 120.
Agourski, M. : I, 265 et n. 77 ; II, 90 et
n. 15, 91 et n. 18, 104, 117 et n.**,
191, 218 et n.6, 224 et n. 22. 225
n.29, 226 et n. 34, 227 n. 36, 239
n. 75, 282, 283 et n. 212, 291 et n. 245
et246, 356,506, 513.
Agourski, Samuel : II, 117, 118, 325.
Agranov, Jacob S., adjoint de Iagoda,
chef du Dcpartcment politique secret
du GUGB du NKVD : II, 315, 316,
320.
Ahad Haam [pseudonymc d'Asher
Guinzberg] : I. 286 et n.*, 287, 289,
290, 296, 373.
AIkhenwai.d, J., critique littdraire : II,
182, 185.
Aizenstadt, M (noms de plume : Jelez-
nov, puis Argus), collaborateur de
Segodnia : II, 183.
AlZlKOVTTCH, Scmion, constructeur
d'avions : II, 351.
AKman, David : I, 430 n. 123 ; II, 33,
62.
Akhmatova, Anna Andre'i'evna Gorenko,
dite Anna : II, 495 n.*.
Akimov : I, 395.
Aksakov, Ivan S. : I, 197 et n. 208 et n.*.
Aksenov-Meerson, M. : II, 539 n. 67.
Aktil, A. d', auteur de chansons : n,
290.
Aldanov, Marc A. (pseudonyme de
Landau) : I, 176 n. 103, 180 et n. 123,
188 et n. 169 et n.** ; H, 124, 185.
Aleichem, Cholem : II, 373, 451.
Alexandra, Fedorovna, nde Alix de
Hesse, epouse de Nicolas II, impera-
trice de Russie : I, 547 n.*, 550, 551 ;
n. 63.
Alexandre de la neva, grand-due de
Novgorod, puis grand-prince de Vladi-
mir : I, 21 et n.*.
Alexandre \ cr Kazimirovitch (Alexan-
dre I cr Jagellon), roi de Pologne : I, 36.
A 1 1 \ Andre i er Pavlovitch, tsar de
Russie : I. 51 n.*, 63-66, 67-106. 107.
114, 127 n.*, 134, 155, 156.
Alexandre II NicolaVevitch, tsar de
Russie : I, 107, 149-201, 203, 204,
213-215, 220, 222, 228, 231, 232, 235
et n.**, 237 n.**, 239 n.***, 246-249,
254 ct n.*, 257, 374, 384 ; II, 75 n.*,
395, 497.
570
INDEX
Alexandre III Alexandrovilch, tsar de
Russie : I, 157, 207, 208, 212, 215,
218, 230, 254 et n.**, 259, 299, 302
et n.*, 309-312. 320 n.*, 321. 322,
352, 395 n.***, 471.
Alexandrova, V. : II, 249 et n. 99. 400
n.97.
Alexandrovski, V. : n, 296.
AlexeIev, Michel, general : I, 550 et n.* ;
n, 162.
Alexis I' r Mikhaflovitch, tsar de Russie :
I. 17 n.*. 28 et n.***, 30 n.*****, 31
n.***, 107.
Alexis Nicolai'evitch, tsarevitch, tils de
Nicolas II : I, 384.
Alexis Petroviteh, tsarevitch, fils de
Pierre I" : I, 30 n.****, 203.
Alexis, pope : I, 22, 23.
Alianski, M. : n, 349.
Aleilouieva, Svetlana, fille dc Stalinc :
n, 353.
Alperine, A., negociant : II, 162.
Alperovitch, A. : II, 58.
Alperovitch, Soura ; n, 62,
Altaev, O. : n, 494 n. 5.
AltanslaIa, Zinaide : I, 265.
Alter, Viktor, dirigcant du Bund polo-
nais : II, 383, 384.
Amousine, M. : II. 506 n. 31.
Amram : II. 499 n. 19, 506 n. 28.
Amsterdam, Abram : I, 272.
Andre Vladimirovitch, grand-due : I,
547.
Andreev, Lionid : I, 67 n. 2, 128 n. 55,
150 n.6, 327 n. 89, 510, 511, 536,
537 n. 34.
Andreiev, E. M. : II, 418 n. 166.
AndreIev, V. V. : n, 70.
Anet, Claude, diplomate francais : II, 46
et n. 43.
Anfilov, V. : n, 386 n. 29.
Angel: II, 159.
Angenit/., E. : II, 537 n. 59.
Anguert, membre dirigeant du Goulag :
n, 364.
Anna Ivannovna, impcratrice de
Russie : I, 30 et n.*****, 31 et n.**.
Anna Leopoldovna : I, 31 et n.***, 34
n.***.
Anna Petrovna : I, 34 n.*****.
Annenski : I, 406.
An-Ski-Rappoport : I, 394, 399.
Antoine [Krapovitski], l'e\'eque : I, 363
etn. 214.
Antokolski, Paul, poete : n, 563 et n.*.
Antonov-Ovseenko, Vladimir : II, 139.
Aptekman, O. V. : I, 237 n. 3, 239, 240,
242, 244 et n. 19. 245 et n. 21 et 23,
246 n. 24, 248 et n. 30.
Araiiajine : I, 406, 514.
Arad. Itskhak : II, 232 n. 49, 374 n. 7,
375 n.9, 378 n. 23, 380 n. 27, 382
n. 34, 386 n. 51, 387 et n. 57, 390, 391
n. 68, 392 et n. 72 et 73, 393 et n. 75,
395 n. 81 et 84, 396 n. 85, 410 n. 144,
413, 417 etn. 163.
AraIS, charge dc la construction du
tunnel vers Tile de Sakhaline : II, 364.
Araktcheev, Alexis, comte : I, 127 et
n.*.
Arcwnov, conseiller de Makhno : II,
159.
Aren, Rani : II, 563 n. 78.
Arendt. Hannah : II. 22 et n. 13, 298,
420,421.
Arganov, Iakov : II, 229.
Arkhanuorodski, A. : II, 163.
Arm, lieutenant-colonel, chef de l'Admi-
nistralion miniere de Tchai-Ourinski :
II, 364.
Arnchtam, Lev, realisateur : II, 347.
Aronchtam, Lazare, incmbrc du Service
politique central de l*Armee rouge : II,
313, 325.
Aronov, meunier : II, 145.
Aronovitch, Frenkel Naftali, g6ne>al
majot des services techniques et du
genie du Goulag : II, 385.
Aronson, Gnigoire J. : I, 181 n. 128, 185
n. 153, 187 n. 163, 188, 189 n. 170,
190 n. 177, 191 n. 184, 194 n. 197 et
202, 198 et n. 214, 227 et n. 94, 244
n. 18, 271 n. 92. 273 n. 99, 294 n. 51,
342 et n. 143, 345 n. 157, 246 n. 159
et 161, 347 n. 169, 348 n. 171, 351
n. 180, 387 n. 44, 390 n. 54, 392 n. 61
et 63, 520 n. 52, 536 n. 30, 542 n. 56,
543 n. 57 et 59 ; II, 41 et n. 33 et 34,
51 n. 9, 64 n. 46, 66 n. 51 et 53. 99
n. 38, 118 n. 86 et 87, 182, 221, 222
n. 16, 255 n. 116, 257 n. 123, 267
n. 148. 268 n. 154, 272 et n. 170, 344
n. 115, 345 et n. 122, 346 n. 123, 355
n. 153, 376 n. 15, 380 n. 30, 384 n. 40.
386 n. 50, 387 n. 53, 434 et n. 37 et
38. 439 n. 55, 440 n. 57.
Aronson, M. : I, 250.
Aronson, Solomon : I, 241, 249.
Arontchik, Ai'zik : I, 240, 254.
Arsenev, K. : I, 511.
INDEX
571
Artemiev, A. P. : II. 398 n. 90.
Arzon, major : II, 389.
Asch, Sholom : II, 234.
Aschberg, Olof : II. 261.
Ashkenazi, les : I, 1 76.
Astafiev, Victor : II, 512 ct n.*.
Astrakhan, Kh. M. : II. 81 n. 90.
AVBRBACH, L. L. : II, 363 n. 8.
Averbakii, pere : I, 470.
AvERBUCH, Pr. Wolf, psychiatre : II,
339, 458.
AviNiiRi, Chlomo : II, 111 n. 66.
Avneri, Uri : II, 420 n. 173.
Avskentiev, N., S.-R., ministre dc l'lnle-
rieur. membrc dirigeant dcs Sovre-
mennye zapiski : II, 64, 74, 185, 213.
Avtorkhanov, A. : II. 443 et n. 66.
Axakov, I. S. : I, 216, 217 el n. 57, 235
n.***.
Axelrod, A. : II, 1 14.
Axelrod, Ida : I, 240.
Axelrod, L., frere de Paul : I, 186.
Axelrod, Lioubov Isaakovna, dite
« I'Orthodoxe » : I. 240, 250 et n.*.
Axelrod, Paul Borissovitch, fondateur
de « Liberation du travail » : I, 1 37 et
n.*. 186, 228, 239, 240, 242, 257,
261,285.
Axelrod, Zelik : II, 338.
Azbel, David : I, 544 et n. 61 ; II, 119,
120 n. 93, 126.229.230n.45.
Azbel, Ida, tante de D. Azbel : II, 1 26.
Azbel, Liolia, tante de D. Azbel : II,
126.
Azbel, Mark : II, 126, 127 n. 108.
AZBEL, Micha, oncle de D. Azbel : II.
Azee, Azef Evno, terrorisle et agent
double : I, 186, 394 n. 71. 504 et n*.
Azov, VI. (V. Achkenazi), humoriste :
n, 184.
Babel : II, 196.
« Babouchkink » [pseudonyme], sucrier
de Kiev : I, 502.
Badash, Semion, compagnon de deten-
tion de A.S. a Ekibastouz : II, 359 et
n. 1.
Bagristski, Edouard, poete : II, 123,
514 n.*.
Bakounine, Mikhail Alexandrovitch : I,
238, 239, 253, 396.
Bak, I. B., fiditeur de Retch : I, 455, 469.
Bak, surnomme' le « garcon boucher »,
tchiSkiste : II.
Bakhmetiev, ambassadeur de Russie :
n, 59.
Bakst, N. : I. 228, 229.
Balachov. dsipule' a la Douma : I, 476.
Bai.akhovski, les ; I, 176.
Balfour, Arthur James, I er comte de :
n, 122.
Bai iTSKi, V. A., membre du NKVD : II,
315.
Balk, A., dernier gouverneur de Petro-
grad : II, 42 et n. 37 et n.**.
Balmachov, le S.-R. : I, 322 n.*, 395.
Balmont, Konstantine Dimitrievitch :
n, 179.
Bandera. Stepan, chef de I'Organisation
dcs Nctionalistcs ukrainiens : II, 406,
407, 428.
Bannikov, B. L., commissaire du
peuple : U, 436.
Barnekhovski : I, 262.
Baron, Aran, chef de l'dtat-major de
Makhno : D. 159.
Bak-Shxe, E. : II, 561 n. 68.
Bar-Shlla, Z. : II, 558 n. 54.
Barukh, Ben : II, 420 n. 172.
Basile, oncle de Dimitri : I, 23 n.****,
25.
Bassov, A. R- garde rouge : II, 132.
Batault, Georges, gendre de Plekhanov :
II, 189, 190 etn. 32.
Batiouchine, general : I, 550 ; II, 34 ;
commission : I, 552 ; n, 34.
Batkine, marin : II, 79.
Bazov, Guertsl, ecrivain : II, 338.
BnDNYl, Demian (Efim Pridvorov) : II,
106.
Bek : I, 262.
Bf.kman, general russe : I, 359.
Belenki. Abram, tchekiste : II, 320.
Belenki, Boris : II, 325.
Belenki, B. S., diplomate : II, 313.
Belenki, Grigori : II, 325.
BELENKI: II, 309.
BELENKI, Mark, directeur du Commis-
sariat du peuple an Ravitaillemcnt :
H, 325.
Belenki. Zakar, Commissaire du peuple
a la Commission du Controle sovid-
tique : : H. 305, 307, 325.
Belinkov, Arcady, detenu du Goulag : II,
359, 497 et n. 14, 498 et n. 15.
Belloc, Hilaire : II. 190 et n. 34.
Belotserkovski, V. : II, 484, 498.
572
INDEX
Belotski, Maurice, premier secretaire du
ComitS central de Kirghizie : II, 235,
325.
Belov, Basile, ccrivain : n, 512 et
n.****.
Belski, Lev N„ fonde de pouvoir regio-
nal du Guepeou-NKVD : II, 315, 318.
Belski, Tou via : II, 416.
Belski-Levine, Lev, tchdkiste : II. 229,
320.
Ben-Ami : I, 373.
Bendik, A. I., directeur de la Chambre
du Livre : II, 349.
Benediktov, M. : II, 264 n. 137.
Ben Goukion, David : II, 17, 440.
Benkendorf, Alexandre, comte : I, 105
et n.* ; n, 495 et n.**.
Benkendoke, ambassadeur de Russie a
Londres : I, 454.
Ben-Khoirin : I, 397 n. 80.
Ben- Tsvi. 1. : I, 277 n. 1 18, 346 n. 163.
Berchader, Isaac, commandant d'un
camp : II. 366-368.
Berdiaev, Nicolas : I, 466 et n. 23, 510
et n. 31, 511 ; n, 15 et n. 33. 17 et
n. 43, 21 et n. 58, 499 et n.***.
Berenson, L. I., chef du Service finan-
cier du Goulag : II, 318, 364.
Berg, Isai'e Davidovitch, chef du Service
economique du NKVD : II, 321-322.
509.
Berguelson, David, membre du CAJ :
II, 277, 372, 384, 439.
Berguer, lossif, detenu dans un camp :
II. 361, 362 n. 6.
Beria, Lavrenti Pavlovitch : II. 32 1 . 427,
437. 443, 445. 446, 448.
Bekkhine-Benediktov, M., collaborateur
de Poslednie novosti : II, 1 84.
Berline, Iakov, « banquicr bolchevi-
que » : II, 115.
Berline, Leon, commissaire dans la
flottede la Baltique : II. 137.
Berman, Boris, tchekiste : II, 144, 315.
Berman, Marvei, tchdkistc, chef du
Goulag : II, 229, 316, 320. 362, 514.
Berman, Mathieu, tchekiste, adjoint de
lejov : II, 144.
Bernadski, M.. cconomiste : I, 479-480
et n. 61 et 62, 481 n. 66.
Berne : II, 547.
Bernstam, M. : II, 513.
Bernstein, Ans, ddtenu du Goulag : II,
360.
Bernstein, Nathan, musicologue : II,
329.
Bernstein-Lilina, Zlata. epouse de Zi-
noviev : II, 94, 1 26.
Bernstam, M. : n, 120 n. 94.
Bervi-Flevovski, Vassili Vassilievitch :
I, 245 et n.**.
Bespalov, Samuel, rabbin : II, 372.
Bespalov, Shoulim, armateur : II, 79,
170.
Bessonov, general russc : I, 421.
Bestoujev-Rioumine : I, 228.
Bestoujev-Rioumine, A., grand chance-
lier : I, 34.
Bestoujev-Rioumine, Fdodor, curateur a
l'universite de Moscou : I, 34.
Bf.yi.iss, Menahem Mendel : I, 490, 491,
495-497 : affaire : I, 489, 496-497,
527 n.** ; II, 35, 46, 145, 192, 241,
420.
Biy.ak. gouverneur general : I. 311.
Bezymenski : II, 525.
Biai.ik, Khayim Nahmane : I, 346, 373,
378 ; II, 277, 525.
Biberoal, Alexandre : I, 241. 261.
Biekerman, lossif Menassidvitch : I, 39
n. 97, 48 n. 127, 186 n. 155, 269 n. 86,
291. 331, 338. 339 n. 129, 360 et
n. 198, 370, 482 et n. 67, 483, 494 et
n. 86, 506 n. 20 ; II, 10 n.7, 15 et
n. 32, 16 et n. 39, 25 n. 74, 109 et
n.59et 60, 110 n. 61, 113, 114 n. 75,
119 et n.92, 128 n. 111. 158 et n.51
et 52, 166 et n.74 et 77, 170 n. 86,
173, 174 n. 99, 175 n. 103, 184, 189 et
n. 30, 194 et n.49 et 51, 195, 197 et
n.61, 198 et n. 62, 199 et n. 66. 201
et n. 76. 202 n. 77 et 79, 203 n. 83,
204-205, 208 n. 91, 210 et n. 98, 213,
219 et n. 11, 220 et n. 14, 241 n. 77,
273, 281 n. 203 et 204, 423 n. 1. 543
n. 1.562n.73.
BlEUENKl, Abram, chef de la garde
personnelle de Lcninc : II, 96.
Bielienki, Efim : II, 96.
Bielienki, Grigori, rcsponsable de 1' agit-
prop au Komintern : n, 96.
Biellnski, Vissarion Grigorievitch : I,
151 et n.**, 235 n.***, 242.
Bieloborodov, president du Soviet de
TOural : II, 100, 102.
Biely, Boris Bougai'cv, dit Andre : I, 472
et n. 43.
Binstix-k, Grigori : II. 94, 120.
INDEX
573
Biron, favori de l'imperatrice Anne : I,
31 et n.** et n.***.
Bismarck, Olton, prince von : I, 200.
Bitker, G. : II, 136.
Bitker, Herman : II, 325.
Bl.AN'K, Israel (Alexandre) Davidovitch,
grand-perc matcrnel de Lenine : II, 84.
Blanter, Matfei", compositeur de chan-
sons : II, 347.
Blat, Iossif M., fondd de pouvoir regio-
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 320.
Bllichman, Y, dirigeant des anarchistes :
II, 75.
Bi.inkova, M. : II, 426 n. 10.
Bliokh, 1., banquier : I, 176, 335, 336.
Blok, Alexandre : II, 467.
Blondes, Paffaire : 1, 491.
Bloudov, Y: I. 151.
BlOcher, Basile : II, 139.
Blum, Leon : H, 264.
Blum, V. : n, 296.
Blumenfeld, G. : II, 64.
Bodgorets, N. : II, 558 n. 53.
Bogatine, Iossif, rabbin dc Saratov : II,
340.
Bogdanov-Malinovski, Boris Ossipo-
vitch Bogdanov, alias : II, 71. 326-
327.
Bogdanovitcii, gouverneur : I, 395.
Bogolepov, Nikolai Pavlovitch, minitre
de I'Education nationale : I, 306 et
n.*, 388.
Bogolioubski, Andre, Grand-prince de
Vladimir ct de Souzdal : I, 20 et n.**.
Bogolioubski, Georges : I, 20.
Bogoraz. Larissa : II, 483.
Bogoraz, Tan : I, 245, 250, 251, 387.
Bogoraz, Vladimir : I, 241.
Bogouslavski, V. : II, 81 n. 87, 239
n. 73, 31 1 n. 36, 440 n. 58, 467 n. 90,
480 n. 11 et 13, 517 n. 2, 521 n. 13,
522 n. 16 et 17, 523 n. 18, 19 et 21,
524 n. 22, 532 n. 31, 536 n. 53 et 54,
537 n. 61, 550 n. 23, 554 n. 38.
Bogrov, Dmitri Grigorievitch, terroriste :
I. 267 et n.*, 397, 484-489, 493, 504
et n.** ; affaire - : I, 397 et n.*, 490.
B(X3ROV-pere : I, 485.
Bogrov. Vladimir, frere de D. G.
Bogrov : I. 487 et n. 75.
Bokii, Gleb, tchdkiste : II.
Bokl, Y : I, 186.
Boleslav le Prude, roi de Pologne : I,
36.
Bolotina, A. : I, 255.
Bomacii, Meier, membre de la Douma
d'Etat : I. 398 ; II, 33.
BONAPARTE, Napoldon : voir Napoleon.
Bontcii-BrouIevitch, Vladimir : I, 493
et n.*.
Borissov, V, gniviste dc la faim : II,
531.
BoRoiMl, Itska : I, 195.
Boroukhovtch, Zalman, rabbin : I, 48.
Boschek. Y., chef de la section Dmi-
trovski du Canal de la Volga : II, 364.
Boudienny, Semen : II, 139, 173, 174,
289.
Boudnitski, Oleg : II, 193 n. 46.
Bougakov, Mikhail Afanassievitch : I,
291 et n.40.
Boukharine, Nikolai Ivanovitch : II, 66.
101, 222 et n. 18, 223, 236, 291, 295,
305 ; proccs : II, 440.
Bouloakov, P. Serge : II, 14 et n. 29, 22
et n. 60, 107 et n. 56, 108 n. 57, 1 14 et
n. 76, 289.
Bouloanine, Nikolai, marechal. Premier
ministrc : II, 448.
Boulyguine, A., ministre de lTnterieur :
I, 395, 403 et n.*.
Bounce, N. X., ministre des Finances
d'Alexandre III : I, 222.
Bounine, Ivan Alexeievitch : n, 179.
Bourchtein, David, maitrc de chan'.icr
d'un camp : II, 366-368.
Bourtsev, A. : I, 504 n.*.
Bourtsev, V. L. : II, 21 n. 57, 58, 192
n.40, 193 et n. 46, 205.
Brahman, Jacques : I, 182, 183, 195,
196.
Braguinski, M. : I, 255.
Braham, D. D. I, 367-369.
Brams, J. : II, 183.
Bramson, L. : I, 361, 391, 460 ; H, 31,
64.
Bramson, M. : I, 255.
Brandeis, Louis : II, 14.
Brandenbourgski-Goldzinski, Iakov :
H.97.
Branover, professeur : II, 421.
Bratia.nu, Y., Premier ministre roumain :
II, 39.
Brauix), Alexandre Issaievitch : I, 361.
389, 537.
Brazoul-Brouchkovski, journaliste : I,
493.
Brejnev, Leonid Hitch : n, 530.
Brenner, Y., diplomate : n, 312.
Brilliant, Dora : I, 394.
574
INDEX
Brillant-Sokolnikov : II, 136.
Bkockaus, Y. : I, 23 et n. 28.
Brod, Max : n, 26 et n. 77, 545 n. 8,
552, 553 n. 33.
Brodski, Alexandre : I, 418.
Brodski, A. M. : I, 186.
Brodski, Isaac Israflevitch, peintre,
directeur de PAcademie des Beaux-
Arts de Leningrad : H, 93, 108, 289,
308 et n.*.
Brodski, Israel : I, 330, 333.
Brodski, Lazare : I, 134, 333, 334.
Brodski, Lev : I, 134, 333, 334, 418.
Brodski, V. la., ndgociant en the" : II,
328.
Brodski, les : I, 176, 313 ; II, 50.
Bronshtein, Malfei, physicien : II, 329.
Bronstein, Y, architecte : II, 340.
Bronstein, David, pcrc de Trotski : I,
328, 329.
Broutskous, B. D., dconomiste : II, 237,
238 n. 66, 257-259, 260 n. 127, 261 et
n. 132 et 133, 297.
Brozerman, Iakov, chef du Service spe-
cial du NKVD central : II, 319.
Brutskus, Julius D. : I, 15 et n. 1, 16,
17 et n. 7, 18 n. 7, 20 et n. 14 et 16,
26 n. 46.
Buber, Martin : II, 553 et n. 34.
Buchanan, Y., ambassadeur de Grandc-
Bretagne : I, 550.
Buchbinder, N. A. : I. 258 n. 59, 276
n. 112, 374 n. 6 et 7, 378 n. 12, 379,
400 et n. 92.
Budker, Y, acad^micien : II, 438.
Bukle, Y. : I, 242.
BudvidaIte-Kutokgene, E.. medecin
lituanien : II, 404.
Burg, David : II, 450 et n. 15, 451.
BystritskaTa : II, 525.
Cardin. Shoshana : II, 558.
Carnegie, Andrew : II, 302.
Casimir III i.e Grand, roi de Pologne :
1,36.
Catherine I re , impdratrice de Russie : I,
30 et n.**, 32 n.*.
Catherine II la Grande, impdratrice de
russie, nee Sophie d'Anhalt-Zerbst : I,
34 n .*****, 35, 36, 38 et n.*, 41-43,
45, 47-50, 51 n.*, 59, 60, 68 n.*, 77,
79, 130, 179 n.**.
Chaferan, Igor, poete-auleur de chan-
sons : II, 347.
Chafirov, Pierre : I, 29.
Charrov, Y. : n, 563.
Chagall, Marc, peintre : II, 289, 489.
Chaievitch, Khuna : I, 276.
ChaImovitch, Avigdor, rabbin : I, 48.
ChaInski, Vladimir, compositeur : II,
347.
ChakhovskoI, V., ministre de l*Int6-
rieur : EL, 79.
Chalykov : I, 375.
Chanine, A. M., chef du Departement
des transports du GUGB du NKVD :
n, 315,316.
Chanzer, V. L. : I, 396.
Chatskine, Lazare, leader du Kosomol,
puis de I'lnternationale communiste de
la Jeunesse : II, 91, 326.
Chavf.lski, Georges, aumonier de l'ar-
m6e russe : I, 531 et n. 15, 532 et
n. 19, 533 n. 21, 534 etn. 26.
Cheftel, FeMicie : I, 240, 262.
Cheftel, Y., membre du Conseii munici-
pal de Kiev : I. 546.
Chlglovitov, Ivan Grigorievitch, mi-
nistre de la Justice : I, 31 1 et n.*, 496.
Cheinine, L. : II, 349.
CheInis, Zinovi : II, 354 n. 148.
Cheinman, Mikhail : II, 398.
Chekhtman, I. : II, 279 n. 195, 280
n. 200, 281 n. 202, 355 n. 154, 373
n. 1, 376 n. 14 et 17, 379 n. 24 et 25,
406 n. 130, 410 n. 142.
Chentsis, Sofia : I, 262.
Chi rechi vski, Dr N. : II. 441 .
Chestov, Leon : n, 110.
Chetinine, B. A., prince : I, 319 n. 67.
CHEVTSOV, S. P., doyen des deputes : II,
93.
Chiiron, A. S., fonde" de pouvoir regional
du Guepeou-NKVD : n, 318.
Chimeliovitch, B., membre du CAJ :
n, 439.
Chingariov, Andr6 I., leader du parti
Cadet : I. 473. 538 et n.*, 554 et n.*,
555, 557; II, 132 etn.*.
Chingariova, A. I. : II, 132 n. 120.
Chkliar, Grigori I., fonde" de pouvoir re-
gional du Gu^peou-NKVD : II, 318,
321.
Chliapnikov, A. G. : I, 537.
CitLOMOvrrcH, J. : II, 540 n. 69.
Chmakov, A., avocat : I, 166, 167 n. 70.
Chmoui.evitch, Y : I, 259.
Cholokov, Mikhail Alexandrovitch : I,
265 n.*.
INDIA
575
Chostavkovitch, Dmitri Dmitricvitch,
compositeur : n, 465.
CHOUB, D. : I, 215 n. 54 ; II, 111 n. 65.
Choub, Esphir : II, 287.
Chou-enlaT : II, 117.
Choulguine, Basilc : I, 527 et n.**.
Choulguine, V. V. : I, 74, 75 n. 27, 264
et n. 74, 324 et n. 81, 335 et n. 119,
385 n. 36, 438 n. 133, 445, 456, 461
n. 8, 480, 481 n. 65, 492, 512 et n. 37,
528 n. 7; n, 139 et n. 10 et II, 147
n. 24, 149, 150 n. 27, 165. 166 et n. 73
et75, 169n.82, 184 et n. 16,212,213
n. 108,214etn. 111,245 el n. 88,480,
481 n. 14, 494 n. 2.
Choulim, Dam : II, 399, 400.
Choulman, chef du dcpartement special
dans tin camp : II, 360.
Choumiatski, B., fondateur de la Repu-
blique de Mongolie : n, 287. 348.
Chourmak, G. : II, 299 n. 264.
Chouvalov, P., diplomate : I, 395 et
n.****.
Chpiguklglas, Serguei, adjoint de A.A.
Sloutski :H 315, 321.
Chpii.rein, Emile, biologiste : n, 330.
Chfii.rein, Isaac, psychologue : II, 330.
Ciii'ilrein, Yan, mathematicien : II, 330.
Chimtsherg, Y, magistrat inslructeur,
charge des « affaires* dc TEglise :
n, 107.
Chraguine, B. : II, 494 n. 1 et 4, 495
n.9 et 10, 506 n. 30, 507 n. 33, 515
et n. 55.
Chtcharanski, Nathan : II, 25 et n. 73,
466, 520, 538.
Cutchepkine, Y, profcsseur d' univer-
sity : 1,431,438,440.
Chtern, Grigori, chef d'&at-major du
front extreme-oriental : II, 324.
Chtern, Iou. : II, 479 n. 10. 480 n. 12.
Chtern, Lina, savant : n, 384.
Chtern, Manfred, surnomme' « Ie gene-
ral K16ber » : II, 324.
Chtiglits, Ludwig : I, 311.
Chtourman, K. : n, 443 n. 67.
Chtijrmann, Dora S. : II, 1 12 n. 67, 129
et n. 115.
Churchill, sir Winston Leonard
Spencer: II, 116, 122, 170.
Chveibich, S. : II, 381 n. 31, 382 n. 35.
Chvernik, Y : II, 376.
Clemenceau, Georges : I, 395.
Cohen, Michael J. : II, 171 n 89.
Cohn, Norman : II, 191 et n. 38.
Collins, Y : I, 29.
Comtb, Auguste. philosophe : I, 186.
Conquest, Robert : n, 92 n. 20, 305 n. 8,
315 n.47, 322 n. 64, 323 n. 66, 324
n. 68, 351 n. 139, 441 et n. 60.
Courtenay, Baudoin de : I, 513.
Cremieux, Adolphc : I, 195-197.
Cronstadt, le R Jean dc, hierarque : I,
363 etn. 213.
Czartoryski, Adam, prince : I, 63.
Cyrili.e Vi.adimirovitch, grand-due : I,
261 n.**.
DACHEVSKI, Pinhas : I, 362 ; II, 339.
DaT-Shtokliand, Mark, tchekiste : II,
320.
Dalinu, D. :II, 182.
Dan, F. : I, 186, 275, 396 ; II, 64, 67.
182.
Danilevski. Y : I. 522.
Danilov : voir Schotman, Y.
Darski. L. E. : II, 418 n. 166.
Daudet. Alphonse : I. 252.
Davidov, Y., de la Banque pour le Com-
merce exterieur : II, 1 15.
Davidovna, Ekaterina. (Golda Gorbman)
cpouse de Vorochilov : II, 432.
Davidson, S., rcdacteur du journal de la
division du « Corps des Cosaques
vermeils » : II, 138.
Davydov, A. : I, 383 n. 27.
Deborine, Abram : II, 121.
Degoen, lona : II. 399.
Deitch, Lev : I, 64 n. 162, 137 et n. 82
et 86. 138 etn. 88, 1 55 et n. 22 et 23.
175 n. 101, 179 etn. 116, 186.
Deitch, M. : II, 496 n. 1 1, 520 n. 1 1 .
Delaunay, Sonia : II, 179.
Delevski, Iou. (J. Ioudelevski) : II, 184,
193 etn. 45, 196 n. 56, 201 n. 75.
Delianov, Y., ministre de I'lnstruction ;
I, 301, 306.
Dembo, Y. : I, 262.
Demtchenko, V. 1. : I, 546.
Denikine, Anton Ivanovitch, g6n«5ral
russe : I, 198 et n. 212, 342, 386 et
n. 39 ; II. 57 et n. 27, 69 n. 59, 141,
160, 161, 164, 169. 170, 171, 173,
212.
Denis, N., peintrc d'icones russes : II,
499 et ii.**.
Denis, pope : I, 22, 23.
Denissov, de I'ex-Banque de Siberie :
II, 115.
576
INDEX
Dennett, T. : I, 382 n. 23.
Dennis, P. B. : n, 116.
Deribas, T. D., membre du NKVD : II,
280, 315.
Derjavine, Gabriel Romanovitch : I, 50-
52 et n. 134 et 135, 53 n. 136 a 138,
54-59 et n. 152 et 153, 61 et n. 154,
155 et 157, 63 et n. 158, 160 et 161,
65 et n. 168, 66 et n. 170, 67, 69, 71
n. 13, 114, 117.
Deutsch, Leon : I. 236 et n. I, 238 et
n. 4, 239 et n. 5 et 6, 240, 241 n. 9 et
10, 242 n. 1 1, 243 n. 15, 244 et n. 20,
245-248 et n. 31 , 249 n. 32 et 34, 250
n. 35 et 37, 252 et n. 40 et 41, 254 et
n.49, 256 n. 54, 257, 261 et n. 64,
275, 285 etn. 10; 11,59.
Deutsch, M. : II. 309.
Deutsch, Mark, directeur du Trust
Charbon : II, 325.
Deutsch, Mendel : I, 277.
Delevski, J. (J. Ioudelevski), collabora-
teur de Poslednic novosti : II.
Deviere, Antoine : I, 30.
Diderot, Denis : : I, 35.
Diekler, Frank, detenu du Goulag : II,
359.
Dijour, I. M. : I, 28 n. 54. 134 n. 71 et
73, 175 n. 100, 225 n. 84 et 85, 331
n. 102, 332 n, 103 et 106, 334 n. 115,
335 n. 121, 336 n. 123, 337 n. 126.
Dillon, Leisen : I, 92.
Dimanstein, Semion (Shimon) : I, 271,
275, 277 n. 115. 293 n.47, 317 n. 62,
374 n. 5, 398 n. 82 et 85, 400 n. 91,
401 et n. 93 a 95 et 97, 402 n. 102 et
103, 403 n. 104 et 105, 404 et n. 106
a 108. 438 n. 132, 442 et n. 142, 452
et n. 163, 450 n 160, 454 n. 168 ; II,
60, 87, 96, 105 et n.48, 118, 119
n. 90, 268, 276, 325, 337, 343, 451.
Dimitri, fils de Jean le Jeune : I, 23 et
n.****, 25.
Dimitri V, Ivanovitch, fils d'lvan IV : I,
27 et n.***. 28.
Dimitri. dit Le Faux Dimitri : I, 27 et
n.*, 28.
Dimitri, dit Le Second Faux Dimitri (le
« Brigand de Touchino » ou « L'Usur-
pateur ») : I, 27 el n.***, 28, 353 et
n.**.
Dinour. B. C. : I, 101 n. 91, 102 n. 93 et
94, 103 n. 100, 104 n. 106, 139 n. 93,
145 n. 108, 161 n. 52, 499 n. 1.
Dioneo-Chklovski, Isaac : II, 184.
Disraeli, Benjamin : I, 200, 461 ; II,
547,551.
Dmokhovski, Y : I, 239.
Dobicovski, le S.-R. : II, 118.
DoBROUOUBOV, Nikolai Alexandrovitch :
1,242.
Dobrouvine, Y., le Dr, president de
l'Union du peuple russe : II.
Dobrovitch, A. : II, 535 n. 51.
Dobrovolski, demier ministre tsariste de
la Justice : I, 561.
« Dohry » [pseudonyme], sucrier de
Kiev : I, 502.
DobryI, A. : I, 336.
Doiman, A., adjoint de Berenson : II,
364.
DoLCiOROLKOV, R, prince : I, 460.
Dolgoroukov, V. A., prince, gouvemeur
general de Moscou : I, 318, 319.
Dolgouchine, Y : I, 239, 244, 246.
Domalski, I. : n, 437 n. 46, 455 n. 36,
457 n. 47, 518 n. 3 et 5, 524 n. 24.
Doi.matovski, Y : n, 525.
Don-Aminado, Y. (Schpolianski), humo-
riste : II, 1 84.
DonskoI, Y., metteur en scene : n, 525.
Dorochevski, Dr : I, 364.
Dosser, Zinovi : I, 396.
DosTOtevsKi, Fedor Mikha'ilovitch : I,
236 n.**, 308, 471, 500 et n. 2 ; II, 20
et n. 54.
Doubenko. Paul : II, 139.
Doubnov, S. M., historien : I, 33 et n. 77,
38 n. 94, 155, 186, 207 et n. 22, 351,
368, 373, 391, 398, 455, 506 ; U, 50,
183,273,371.
Doubossar, I'affaire de : I, 491.
Doubrovine, le Dr. president de l'Union
du peuple russe : I, 470 n.*, 474 ; II,
35.
Doukelski, S., chef de la Direction
centrale de I'lndustric cinematogra-
phique : II, 287, 348.
Doumbaze, G. S., capitaine : I, 532 et
n. 18.
Doumenko, Boris : II, 139.
Dounaievski, Isaac, compositeur de
chansons : II, 346-347, 441, 514 et
n.*.
Dounditch, Oleko : II, 139.
Dol'nets, Kh., critique : II, 338.
Dolrnovo, Piotr Nakolaievitch, chef du
departement de la Police, ministre de
rintcricur : I, 318, 321, 395 et n.****,
443, 525.
I\l>! X
577
Dourov, ataman d'Orenbourg : II, 96.
Drabkine, A., rabbin : I, 229.
Drabkine. Y : II, 93.
Drabkine-Goussev, J. : n, 135, 137.
Dragounski, Y. : II, 525.
Drake, Y., geneYal russe : I, 415, 418.
DRLrrsER, E. A., chef de la garde person-
nelle de Trotski : II, 92, 325.
Dreyfus, Alfred, capitainc : I, 287 ; af-
faire : I, 287, 348, 350.
Drjdzo-Lozovski, S., leader du Prolin-
tern :n,91, 117,353.
Dkohnis, Iakov, membre du Comitd cen-
tral : n, 73.
Drumont, Edouard : I, 349.
DOhring, Karl Eugen : I, 349 et n.*.
Dulles, F. R. : I, 381 n. 21.
DvoIlatski, Sholom, repre^entant com-
mercial en France : II, 309, 325.
Dymchitz, Veniamine : n, 455.
Dymswts, M. : II, 523.
Dymov-Perelman, Ossip : n, 182.
Dzerjinski, Felix Edmundovitch, direc-
ted de la Tcheka : II, 101, 102, 140,
143, 144, 152, 228, 230, 279, 285,
441.
Edelstein, Moi'se : I, 249.
Efimov, Boris, caricaturiste ; II, 349.
EfroImson, Vladimir, geneticien, ddtenu
du Goulag : II, 365.
Efron, Y : I, 23 et n. 28.
Ehrenbourg, Ilya : n, 312, 370, 379,
383, 430. 431 et n. 26, 439, 441, 525.
Eichenbaum-Voi.ine, Boris, chef du dc-
partement de la Propagande de
Makhnov : II, 62, 159.
EiCHMAN.s, Y : II, 231.
Eidelman, B. : I, 270.
Eideiman, Y., critique : II. 512 et n.**.
Eidman, Y., responsable de la propa-
gande du comite regional de la Tcheka
de Tambov : II, 147.
EIkhe, Robert, commissaire a I' Agri-
culture : II, 23 1 .
Einstein, Albert : II, 384, 556.
Einstein, Anna : I, 237.
Eisenstein, Serguei, realisateur : II,
288, 383.
EIsmont, Y : II, 230.
Eisner, Kurt : II, 152.
Elaguine, louri : II, 347 n. 1 27.
Eldad, Israel : II, 24 n. 69, 27 n. 81, 79
n.84.
Eline, Guelinker, alias Aron : I, 397,
_ 450.
Elisabeth Petrovna, imperatrice de
Russie : I. 32-35.
Engels, Friedrich : I, 349 et n.* ; II, 103.
Epstein, Albert : I, 337 : U, 297-298.
Epstein, I., dirccteur de la construction
du combinat de Kouznets : II, 309.
Epstein. Julius, professeur amencain : II,
513 etn. 50.
Epstein, Shakhno, tchdkistc : n, 384,
427.
Erlich, Rachel : n. 390 n. 67, 401 n. 104
et 105.
Erlikii. Hcinrich, membre du Bund : II,
383.
Er.makov, Piotr : II, 101, 102.
Ermi.fr, Fridrikh, realisateur : II, 288,
347.
Essenine, Serge : II, 124.
Estedt, Anna Beata, arriere-grand-mere
maternelle de Lenine : II, 84.
Estrovitch, O. : I, 255.
Eterman, A. : II, 17 n. 42, 466 n. 87,
522 n. 15, 535 n. 47, 537 n. 55 et 61,
r 562 n. 75.
Etienne I er Bathory, roi de Pologne : I,
36.
Etingon, Naoum (Leonid), tch£kiste : II,
144,315,
Etlis. Miron Markovitch : II, 370.
Ettinger, S. : II, 19 n.49, 255 n. 118,
294 et n. 255, 562 n. 74.
Evert; general russe : I, 420.
Evtouchenko, Eugene, poctc. autcur de
Babi Yar : II, 464-465.
Faberge, Carl : 11,261.
Fadeev, Alexandre Alexandrovitch, ecri-
vain, president de l'Union des ecri-
vains : II, 434.
FaIerman, commandant : I, 496.
FaIn, G. : II, 524 n. 23. 533 n. 38.
Fainberg, Evgucni, secretaire du Comit6
Central du Komsomol : II, 306, 326.
Fainerman, Boris Izrailevitch : n, 389,
400.
FaIvilovitch, Leonid la., fondd de pou-
voir regional du Guepeou-NKVD : II,
318.321.
Falike, Tatiana Moissecvna, dclenue du
Goulag : II, 365.
Farbhr, Nissel. anarchiste : I, 450, 451.
Fast, Howard : II, 447.
578
INDEX
Fedotov, G. P. : I, 264 ct n. 76 ; II, 186.
224 et n. 23.
Fefer, Itzik, poete : O. 339. 384. 426,
427.431.433,439.
Feiguine, Litman, marchand : I, 105,
115, 142.
Feiguine, Vladimir G., vice-commissaire
du Commissariat a l'Agriculture : II,
308, 326.
Fein, G. : II. 468 n. 92.
Fein, Leonard : II, 558.
Fei.dbine, Lev : II. 315.
Feldman, B. : II, 349.
Feldman, Boris, chef du Service des
cffectifs de 1'Armec rouge : II, 314,
326.
Feldman. Konstantin : I, 424.
Feltchinski, lou. : II, 513.
Feltsman, Oscar, compositeur dc chan-
sons : n, 347.
Feodor III, AlexeTevitch, tsar de Russie :
I, 29 et n.*.
Ferdinand II d'Aragon lc Catholiquc :
I, 536.
Feuchtwanger, Lion : II, 381.
Filippeo : I, 262.
Filler, Samuel, tchdkiste : II, 96.
Finkelstein. E., dit Iasny : I, 237, 339
n. 130 ; II, 434. 451 n. 19, 452 n. 22,
456 n. 42, 457 n. 48. 459 n. 55, 462
n. 65 et 66, 463 n. 71, 468 n. 94, 469
n. 95, 534 n. 40 ; voir aussi Iasny.
Finzberg, Achad-Haam, dit Asher : I,
241 et n.**.
Firine, Scmcion, chef du Belbalt, puis du
Dmitlag : n, 362, 363 n. 8.
FiSANOvrrcH, Izrail, commandant de
sous-marin : II. 388.
Fischman, Jacob Markovitch. S.-R. de
gauche: II, 44, 61, 136,326.
Fishman, rcdacteur en chef du Morning
Journal : II, 264.
Fishtein, E. : n, 546 n. 13, 558 n.55,
559 n. 57 et 59.
Fi.akke, dentiste : I, 543.
Flaksermann : II, 85.
Flier, Iakov, musicien : n, 346, 525.
Flikser, Abram, chef du Service finan-
cier du Goulag : II, 319.
Fochane, chef des armees frontalieres du
NKVD :n. 318.
Fondaminski-Bolinakov, Ilya, S.-R.,
membre dirigeant des Sovremennye
zapiski : II, 179, 185-186.
Ford, Henry : II, 191.
Fourman, Joseph : II, 135.
Folrmanov : II, 233.
Fourtseva, Premier secretaire du parti :
n, 458.
Frank, Anne : II, 465.
Frank, L. : II, 506 n. 27.
Frank, Ilya : I, 55, 56. 58.
Frank, Leo : I, 496.
Frank, S. L. : I. 508.
Frank. Simon, philosophe : II, 110.
Frankll, Ian, compositeur : II.
Frankfurt, S., directeur de la construc-
tion du combinat dc Kouznets : II,
309.
Frankfurt, Salomon : I. 545.
Flavien, le m6tropolite : I, 417.
Fourtseva, premier secretaire du parti a
Moscou : II.
Frederic II le Grand, roi de Prusse I, 43.
Freilikh, Scmion, membre du M1FLI :
II, 389 et n. 62, 400.
Freiman, G. : n, 535 n. 46.
Frenkei., commissionnaire : I, 546.
Frenkei., miklecin du Service sanitaire
de Kichinev : I, 364.
Frf.nkeu, Ian, compositeur : II. 347.
Frenkei., Ilya, poete-auteur de chan-
sons : n, 347.
Frenkei., Naftali, chef des travaux du
chantier de la Mer Blanche : II, 362,
363 et n.9, 369.514.
Freud. Sigmund : II, 506.
Friedberg, fonde de pouvoir regional du
Guepeou-NKVD : 11,318.
Friedman, architecte : II, 340.
Friedman, N.. depute' a la Douma
d'Etat : I, 466, 556, 559 ; II, 32, 33,
65.
Friman, complable : II. 60.
Frisel, gouverncur lithuanien : I, 40
n. 101.
Fritche : n, 295.
Froumkina-Esther, Maria : II, 118,
326, 337.
Froumkine, B. : I, 243 n. 13.
Froumkine, J. G. : I. 181 n. 130, 356
n. 194, 360 n. 197, 372 n. 242, 380
n. 20, 385 n. 33, 443 et n. 144, 530
n. 11.
Froumkine. academicien : II, 384.
Froumkine, Moi'se, vice-commissaire au
Commerce extericur : II, 97, 236, 310,
326, 525.
INDEX
579
Frounze, Mikhail Vassilievitch, com-
mandant de l'Armde rouge, puis com-
missairc a la Guerre : II, 139, 227,
233, 289 ; proces : II, 460.
Fundaminski, M. : I, 255.
GaI, M. I., membre du NKVD : II. 315.
Galanter, Bentsion : I, 360.
Galitcii, Alexandre : voir Guinzbourg,
Alexandre.
Galkine, president de « L'Aigle a deux
tetes » : I, 486.
Galkine, Guillel n, II n. II. 12 n. 16.
Galperine, Moi'se : I, 333.
Gamaknik, Ian, vicc-commissaire du
Commissarial a la Defense : II, 95,
307, 313, 324, 325.
Gammerov, Bona, ddtenu du Goulag : II,
365, 389.
Gamov : I, 239, 246.
Ganetski, aveniurier : II, 94.
Ganfman, M., r^dacieur en chef de
Segodnia : II, 183.
Gapone, Georges, pretre orthodoxe : I,
396 et n.*. 399, 549 ; H, 59, 556 et
n*.
Gar, I. : n, 193 n. 47, 404 n. 116.
Garbai, Shandor : II, 153.
Garkavi, Avrakham : I, 16.
GarveI-Altus : I, 471.
Garvi. P. : II, 182.
Gaskovitch-Lachf.vitch, Michel : II,
137.
Gaulle, Charles de, general : II, 474.
Gausman, A. : I, 255.
Gelfman, Guessia : I, 241.
Gendelman : II, 67, 75, 76.
Gendine, Semion : II.
George V, roi de Grande-Bretagne et
d'Irlande : II, 100.
Gerschenson, M. O. : I, 508 ; II, 544
et n.5, 548, 549 n. 20, 551 et n. 30,
552, 562.
Gershuni, G. : I, 186, 266.
Gerson, V. L. : II. 228.
Gertz, T. : I, 116 n. 32.
Gerzenstein, Y : I, 509.
Gillerson, avocat : I, 453.
Glasberg, Naoum : n, 64.
Glazman, assistant de Troski : II. 92.
Glazounov, directeur du Conservatoire
de Moscou : II, 290.
Glezarov, L. : II, 1 36.
Gi.iksman, Dr. Jerzy : II, 390 n. 65, 401
n. 102.
Glinka-Iantchevski, Mikhai'1 Ivano-
vitch : II. 35.
Gliner, E. : I. 120 n. 40.
Globatchev, K. I. : I, 561 et n. 103.
Globatchev, general : II, 1 92 n. 40.
Glouzman, Semion : II, 484.
Gnedine, Evgueni, diplomate, fils de
Parvus : H, 312, 325, 350.
Gnhssine, les sccurs, directrices de I'lns-
lilut de musique : II, 346.
Gnessine, Mikhail, compositeur : n,
289, 346.
Gobineau. Joseph Arthur, comte de : I,
511.
Gobst, Aron : I, 254.
Goons, Rouja : II, 425.
Goethe, Johann Wolfgang von : I. 184.
GOGLtDZE, S. A., membre du NKVD :
n. 315.
GOGOL, Nicolas Vassilievitch : I, 151.
GolKHBARO, Alexandre : II, 121, 295.
Goldberg, Boris : II, 137.
GOLDBERG, B. Ts., correspondant de Der
Tog : II, 373.
Goldendach, David, dit Riazanov : voir
Riazanov.
Goldenberg, Grigori : I, 249, 254.
Goldenbrrg, Joseph, membre du Comite
executif du Soviet des deputes
ouvriers et soldats : II, 46.
Goldenberg-Getroitman, Lazare : I,
241,242,248.250.
Goldenweiser, A. A. : I, 155 n. 24, 306
n. 24. 310 n. 32, 316 n. 56, 318 n.63,
466 n. 26, 536 n. 30.
Goldenweizer, A. B. : II, 381.
GOLDINB, J., commissaire regional du
comite regional de la TchiSka de Tam-
bov : H, 147, 325.
Goldman, A. G., academicien : II, 352.
Goldman, B. I. : I, 456 et n. 177.
Goldman, Nahum : II, 197.
Goldstein, A. A. : n, 373 n. 2, 408
n. 137, 410 n. 144.
Goldstein, L. I. journaliste : I, 470.
Goldstein, M., avocat : II, 43, 184.
Goldstein, Mikhail, musicien : II, 397
et n. 88, 555 n.41.
Goi.itsyne, Alexandre Nikolai'evitch,
prince, ministre de l'lnstruction et des
Cultes : I, 76, 77, 89, 94.
Golitsyne, Nikolai Serguei'evitch,
prince : 1,70 n. 9 a II.
580
TNDEX
Golitsyne : I, 228.
Golman, M., sous-lieulenant : II, 68.
Golochtchokine, Philippe : II, 100-102.
323, 325.
Goloubev, V. : I, 5 15 et n. 42, 519 n. 48,
521 et n.55 et 56, 522 n. 57, 522
a 57.
Golovine, Y, chef de la police : I, 432.
Goi.ovinski, Matthieu : II, 191.
Goltsman, A. : II, 305, 314.
Gomberc-Zorine, peintre en batiment.
President du Tribunal revolutionnaire
de Petrograd : II, 60.
Gomel : II, 230.
Gonta, dirigeant du soulevement des
Gaidamaksen 1768 : U, 158.
Gontchakov, Leonid, major general :
II, 98.
Gopner, Seraphin : II, 155.
Gorbatchev, Mikhail Serguci'cvitch : II,
370.
Gokdine, V. : I, 397.
Gordon : n, 93.
Gordon, B., proprietaire de la Banque
« La Region d"Azov », puis directeur
de 1' Illiousirirovannaia Rossia : II,
185.
Gordon, I. : I, 194.
Gordon, Lev : II, 185, 314, 325.
Gorelik, Y, detenu du Goulag : II, 359.
Goremikyne, Ivan, Premier ministre : I,
549 et n.**.
Goremykine, V. N., procureur de tribu-
nal : I. 355, 362.
Gokhnstkin, R, prosateur : II, 500 et
n. 22.
Gorianski, ecrivain : II, 196.
Gorki, Maxime : I, 67 n. 2, 128 n. 55,
150 n. 6, 327 n. 89, 510, 512, 537 ; II,
105, 234, 244, 278, 363 n. 8.
Gorodestski, M. B. : I, 470.
Gorski, directeur de deparlemcnt de
l'lnstitut Physico-technique : II, 351.
Gortchakov, Alexandre Mikailovitch,
prince, ministre de Affaires etrangeres
d' Alexandre II : I, 200 et n.*.
Gorvitch : I, 316.
GoTTWALD, Klement. president de la
Republique tchecoslovaque : II. 440
et n.*.
Gotz, les freres, terroristes : I, 267.
Gotz, Abraham, terroriste : I, 394, 395 ;
II. 65, 67, 68, 76, 328.
Gotz, Mikhail Rafai'lovitch, leader du
parti S.R. : I, 186, 255 et n.**, 267,
394 ; H, 328.
Gotz. Vera : I, 255.
Goubelman-Iaroslavski : n, 107.
Goubiy : I, 431.
Goucsuel, Iakov, directeur de la
Construction du combinat sideYur-
gique gerant de Magnitogorsk : II,
309, 325.
Goukassov : II, 185.
Goukovski, A., S.-R., membre dirigeant
des Sovremennye zapiski : II, 185.
Goul, Roman : II, 1 79 n. 8, 186 n. 20.
Goumii.ev, Lev : II, 144, 495 et n.*,
495 n.*.
Goumii.ev, Nicolas, poete : II, 143 et n.*.
Gourevitch, Alexandre : II, 325.
Gourevitch, detenu du Goulag : II,
359, 398.
Gourevitch, A. : I, 255.
Gourevitch, Grigori : I, 239, 240, 250,
252, 278, 558, 559 ; II, 68.
Gourevitch, J. : n, 33, 64.
Gourevitch, Sofia : I, 255.
Gourevitch, V. : n, 64.
Gourievitch, Alexandre, vice-commis-
saire au Commissariat de l'industrie
metallurgique : II, 307.
Gourvitch, Isaac : I, 256-259 et n.61,
460.
Gourko, proprietaire terrien : I, 65.
Gourko, Vladimir Iossifovitch : I, 335 et
n. 120 et n.*.
Gourland, I. I., alias « Vassiliev » : I,
475.
Gourovitch, A., avocat : I, 312 ; n, 283.
Gousman, V : II, 506 n. 29.
Goutchkov, Alexandre I., fondateur du
parti Octobriste : I. 267 et n. 82, 466
n.*, 467, 486 et n. 76, 527 n.**, 546
et n.*.
Goutchkov, ministre de la Guerre : n,
30.
Gouttna, N. : I, 291 n. 37, 292 n. 42 ; II,
419 n. 169, 556 n. 47, 560 n. 65.
Goutnik, Serge, du parti cadet : n, 156.
Gouzenko, S., transfuge : n, 354.
Grabar, Igor : II, 296.
Graijovski, le Pr. : I, 67.
Gradovski. journaliste : I, 522.
Graham, Steven : I, 530.
Granovski, Alexandre : I, 151, 235
n.***.
Graertz, Heinrich : I, 33, 39 et n. 98.
INDF.X
581
Gratch, fonde de pouvoirs extra-
ordinaire du Goulag pour la region
d'Extreme-Orient : II, 364.
Gredinger, senateur : I, 312.
Gremine (N. Gerchel), 1c capitaine,
« chef de camp » : II, 361.
Gretz, G., historien : I, 284.
Greyvs, Philip : II, 191.
Grigoriev, gen6ral russe : I. 555.
Grigoriev, chef cosaque : II, 159, 160.
Grinberg, Christine (Khasia) : I, 240,
254.
Grinberg, Isaac, chef de la section ope-
rationnelle du « Corps des Cosaques
vermeils » : II, 313, 325.
Grinberg, Morse, directeur des emis-
sions musicales dc la radio d'Etat :
II, 290.
Grindrerg, Isaac, membre du Service
politique central de l'Armee rouge :
II, 138.
Grindberg, Zorakh, commissaire a
rinstruction et aux Beaux-Arts de la
Commune du Nord : II, 96.
Grindberg, chef du camp : II, 360.
Grinfest, Saul : I, 247.
Grjngaouz, S. : n, 86 n. 3.
Grisolfie, Zacharie de : I, 25.
Grjebine, Zinovi : I, 471 ; II, 183.
Grobman, M. : E, 499.
Grodzenski, lakov Davidovitch, d&cnu
du Goulag : n, 365.
Gromyko, Andrei' Andrei'evitch : II, 429.
Groschopf, Anna lohannonvna
(Ivanovna), grand-mere matcrnelle de
Lenine : II, 84.
Grossman, Rosa : I, 254.
Grossman-Rochtchine, Judas : I, 397 et
n.79, 452 et n. 164,454.
Grossman, V. : II, 214, 388, 431, 441.
Grouzenberg, O. O., avocat : I, 309,
370, 398, 494 ; H. 32, 34, 64, 65, 79.
GrOnstein, marchand saxon : I, 34.
Grusenberg, O. : I. 186.
Grusenberg : n, 81.
Gruzenberg-Borodine, M. M, alias
Borodine : II, 117 et n.*, 233.
Gubelman-Iaroslavski : n, 297.
Gue, Alexandre : I, 397.
Guekker, Naoum : I, 251.
Guelfand, academicien : II, 485.
Guelfand, Israel, dit Parvus : voir
Parvus.
Guelinker : voir Eline, Aran.
Guen : I, 236.
Guendelman, Mikhail Iakovlevitch, SR,
avocat : n, 328.
Gukndine, Semion, tcheJdste : II, 229,
320.
Guenkine, detenu du Goulag : II, 359.
Cuennadius, archeveque de Novgorod :
I, 24, 26.
Guenrikh-Liouchkov, adjoint au chef du
Departement politique secret du GUGB
du nkvd : II, 316.
GuiiRCHKOvncii, Alexandre, lieutenant :
O. 396.
GOERCHOUNI, Evgueni : II, 397.
Guerchouni, Volodia. detenu du Gou-
lag : II, 319, 365.
Guershoum, Vladimir : n, 130.
Guercholiny, Grigori : I, 394, 395 ; n,
59.
Guerman, P., auteur de la marche de
I'Aviation sovienque : II, 290.
Guer.schknson, Michel, historien : I, 120
et n. 41 ; H, 15 et n. 34, 19 n. 48, 20
etn.53, 110.
Guer.SON, Benjamin, secr6taire particu-
lier de Dzerjinski : II, 143, 320.
Guf.rtchikov, Mikhail G, directeur du
Trust des cereales : II, 308, 325.
GUF.RZENSTEIN I I, 470.
Gueseanovski, instituteur a Varsovie : I,
105, 142.
Guetsov, Joseph : I. 240. 247. 250.
Guilels, Emile, musicien : II. 346, 441.
Guillaume II, roi de Prusse et empereur
d'Allemagne : I. 489 ; II, 45.
Guimmer-Solkhanov, Nikolai, dirigeant
du Comite executif du Soviet des de-
putes ouvriers et soldats : II, 44, 69 et
n. 60, 121,326.
Guintkr, Serguei, architecte : II, 329.
Guinzberg, Asher : voir Ahad Haam.
Guinzbourg, Alexandre : I, 334.
Guinzbourg, Alexandre Arkadi^vitch,
alios Alexandre Galitch : II, 483-491,
518, 519 n. 7.
Guinzbourg, Alexandre : II, 366, 513.
Guinzbourg, Alfred : I, 334, 335.
Guinzbourg, Clara : II. 50.
Guinzbourg, David, baron : I, 334.
Guinzbourg, Evsel : I, 115, 157, 176,
186, 334, 336.
Guinzbourg, G.. O. baron : I, 212, 383.
Guinzbourg, Grigori, musicien : II. 346.
Guinzbourg, Horace, baron : I. 159,
228, 334.
582
INDEX
Guinzbourg, le(s) baron(s) : I, 115. 176,
330, 334, 335, 339, 418, 547 ; II, 50.
Guinzbourg, Saul : I, 186.
Guinzbourg, Semion, ministre de la
Construction des entreprises de
guerre : II. 307, 386.
Guinzbourg, S. M. : I. 184 n. 174, 185
n. 152, 187 n. 164, 194 n. 201, 205
n. 13, 277 n. 1 19. 295 n. 53 et 54, 346
n. 162, 347 n. 164 ; II, 215 n. 112.
Guinzbourg, Sofia : I, 254.
Guinzbourg, S. Z., commissaire du
peuple : II, 436.
Guinzbourg, Vladimir : I, 334.
Guinzburg-Naoumov, A. : II, 64, 66.
Guirchfeld, medecin : I, 259.
Guirchfeld, Arthur : voir Stachevski-
Guirchfeld, Arthur.
Govzdev, Kozma, dit aussi Kouzma
Gvosdiov. leader menchevique : I, 560
et n.*.
Hadrien, empcrcur romain : I, 16.
Halperine : I, 418.
Halperine, Alexandre et Salome" : II,
179.
Halpern, A. : II, 64.
Halpern, J. M. : 1,228,311.
Hammer, Armand : II, 261.
Handler, Andrew : II, 449 n. 13.
Hartman. Edouard : I, 349.
Hearst, William : I, 366.
Hegel, Georg Wilhclm Fricdrich : I,
186,311.
Heiden et de Bekhteev, le comte de : I,
331.
Heifets, Abram : II, 119.
Heifets, Mikhail : II, 101 et n.41, 102
n.42 et 43, 122 n. 101, 280 n. 199,
421 n. 174, 438 et n. 48, 458 et n. 50,
464 n. 73.
Heifets, Grimmeril, agent de la Tchcka :
n. 229.
Heine, Maximilien, mddecin militaire :
1,311.
Heine, Heinrich : I, 186 ; II, 547.
HEKKER : II, 230.
Helene, veuve de Jean le Jeune : I, 23,
25.
Heller, M. : II, 513.
Hepshtein, S. : n, 122 n. 100.
Hermann, E. : I, 33 et n. 80.
Herzen, Alexandre Ivanovitch : I, 151 et
n.*, 235 et n.**** et n.*****, 238 n.*.
Herzenstein, M, depute" a la Douma : I,
449, 460.
Herzl, Theodor : I, 263, 283 n.*, 287-
291,295, 296, 392; II, 122.
HESSliN, Joseph. V., r6dacteur en chef de
Recht : I, 22, 23 n. 27, 26 et n. 45, 27
et n. 48 el 49, 28 el n. 52, 29 n. 27, 30
n. 65 et 66, 31 n. 67, 32 n. 72 et 74,
33 n. 76, 35 n. 87, 36 n. 88 et 89, 37
n. 90 et 93, 38, 39 n. 96 et 99, 40 et
n. 100 et 101, 41 n. 102 a 104, 42
n. 105 et 106, 43 n. 107, 109 et 110,
44 n. 112 a 114, 45 n. 117,46 n. 119,
47 n. 121, 122 el 124, 49 n. 128 et
129, 50 n. 132, 54 et n. 140, 56 n. 142
et 143, 58 n. 147, 62 n. 156, 64 n. 165
et 166, 65 n. 167, 67 n. 1, 68, 69 n. 3,
5et7,70,71n. 14, 72 n. 17, 73 n, 22,
76 n. 30, 77 n. 37, 92 n 67, 93 n. 68 et
69, 94 n. 71, 95 n. 73, 96 n. 74 a 77,
97 n. 78, 98 n. 79 a 82, 99 n. 84 et 85,
100 n. 86 a 88, 101 n. 89 et 90, 104
n. 101 a 103 et 105, 105 et n. 107, 106
n. 108 et 109, 108 n. 3, 109 n. 8, 110
et n. 11 et 14, 111 n. 15 et 17, 112 et
n. 18 et 19, 115 n. 26, 129 n. 58. 130
n. 60et61, 131 et n. 65 a 67, 135 n. 74
a 76, 136 n. 77 a 79 et 81, 137 n. 84
el 85, 138 et n. 90 et 91, 139 n. 94.
140 et n.96 et 98, 141 n. 99, 142
n. 101 et 102, 143 n. 104 et 105, 144
n. 106 et 107, 145 n. 109 et 110, 146
n. 113, 147 n. 115, 116et 118, 150 n. 3
et 5, 152 n.9 et 10, 153 n. II et 12,
156 n.25, 27 et 28, 157 n. 29, 158
n. 34 a 38, 160, 161 n. 50 ct 51, 162
n. 54 a 56, 164 n. 59, 177 et n. 107 a
109, 179 n. 115 et 119, 180 n. 124,
181 n. 129 et 131, 182 n. 133 a 185,
183 n. 137 et 141, 184 et n. 145 et
146, 187 et n. 159. 161, 162 et 165,
188 et n. 166 et 167, 189 n. 173 et
174, 190 n. 175, 193 n. 193, 194
n. 196, 198 et 200, 204 n. 2 et 3, 207
n. 19, 208 et n. 28, 209 n. 30, 211 et
n. 38 et 40, 212 n. 42, 213 n. 46, 214
n. 49, 215 et n. 52, 219 n. 63, 65 et 67,
221 n.73, 222, 223 n. 76, 226 n. 92,
232 n. 108, 253 et n. 46 et 47, 263 et
n. 69, 283 n. 6, 285 n. 12, 300 n. 3,
315 n. 52, 318 n. 66, 347 n. 166, 467,
469, 501, 534 ; II, 179, 182, 183. 207
n. 85.
Hetman, chef ukrainien : I, 17 n.*.
Hrrrz, F. : I, 351 n. 181.
INDEX
583
Heydrich, Reinhard : II, 409.
Hildenbkandt, lexhiill, baron von : I,
327.
Himmer, Y : n, 85.
Himmler, Heinrich : II, 412.
Hippies, Zenaide : II, 185.
Hms, les : I, 312.
Hirsh, Morits, baron von : I, 302, 341,
343, 347.
Hitler. Adolf : II, 203. 304, 321, 336,
353, 355, 361, 371, 372. 378, 379,
381, 391, 400, 404, 409, 416, 424,
429, 473.
Hobsberg, von, chef dc la police : I, 432.
Hokstein, David, poete, membre du
CAJ : H, 276-277, 439.
HoLSTEiN-GoTTORP, Karl-Friedrich, due
de : I, 34 n.*****.
Hugo, Victor : I, 186.
Humphrey, senatcur : II, 530.
Iachounski, lossif, directeur de lycee :
n, 372.
IaOODA, Genrikh H., vice-president du
Guepeou, puis chef du NKVD : II,
228, 229, 307, 314, 315, 321, 362,
434,441.
Iakir. lakov:n.498n,18.
Iakir. Iona, general : II, 136, 314, 331.
Iakoubovitch-Melchine, P. F. : I, 352.
Iakovi.ev, instructeur : II, 319.
Iakovlev, dit Holzman. eerivain : II,
434.
Iakovlev, I. [pseudonyme d'l. I. Pav-
lovski] : voir Pavlovski, Isaac.
Iakovlev-Epstein, Jacob : II, 292, 293,
307, 308, 323, 326.
Ianokh, etudiant : II, 43.
Ianouchkevitch, general russe : I, 529,
530, 533-535.
Iaronson, G. J. : I, 292 n. 44 et 45, 293
n.46.
Iarochevski : II, 63.
I arose av Vladimirovitch le Sage : 1, 19.
Iaroslavski-Gubelman, E. : II, 136,
284, 292 et n. 248, 305.
Iartchouk, Efim : II, 61.
« Iasny » [pseudonyme], editeur : I,
502 ; voir Finkclstein.
Iatseik : II, 159.
Iazykov, Nikolai' Mikhailovitch, poete :
n, 495.
Ibraimov, Veli, pr6sident du Comite
Central executif dc la Republique de
Crimee : II, 266.
Iejov, Nicolai Ivanovitch, chef du
NKVD, commissaire du pcuple a I'in-
terieurrn, 316, 345.362,434.
Ienoukjdze : II, 292.
Ignatiev, Nicolai Pavlovitch, comte.
ministre de 1' Instruction : I, 188, 206,
210 et n.*, 218, 220-223. 225, 228,
558.
IGNATIEV-RIOUMINE : II, 445.
Ignatov : I, 261.
Igor, prince : I, 16 et n.**, 17, 22 n.*.
Iliachevitch, I. : I, 257 n. 55.
Ilier. Menashe, talmudiste : I, 100.
Ilinski, P. D. : I. 304 n. 10.
Ilski, N. : II, 521 n. 14.
Indenbaum, Y : II, 98, 243.
Ingal, professeur de lettres, detenu du
Goulag : n, 365.
Ingerman : I, 261.
Injir, Lev Hitch, delateur : II, 361-362,
364.
Iofan, Boris : II, 340.
Ioffe, A. F, academicien : II, 91, 298,
351,436.455.
Ioffe, Dina, historien : II, 372.
Iohelson, Vladimir : I, 236. 244 n. 1 6 et
17, 246 n. 27, 251.
Iollos, G. B. : I, 470, 473, 509 ; II, 36.
Ionov (Bernstein), I. : II, 349.
Ioshua. A. B. : II, 545 n. 7 et 10.
lossELEvrrcH, Alexandre, tchekiste : II,
320.
Iouchkevitch, commercant : II. 145.
Iouchkevitch, Semion. surnommS « le
Gogol juif » :II, 185.278.
IoucHTCHrNSKi, Andrei' : I, 490, 493-495.
IounovsKi, V. : II, 95.
IouRovsKt, Iakov : n, 100-102.
Iourovskj, Leonid, docteur en economic
politique : II, 330.
loussis, I. : n. 231.
IouTKtivrrcH, S., realisateur : II, 288,
347.
Iouzefovitch, I. D., general : n, 64.
Ipatiev, Vladimir, academicien : II, 234
et n. 53 et 55.
Ippo, Boris, chef de 1'armee du Caucase :
H, 137, 313, 325.
Iretski, Vladimir : II, 182.
Lsabelle I rc la Catholique : I, 536.
Itskovitch, K. : I, 191 n. 181.
584
INDEX
Ivan III le Grand, grand-prince de
Moscou : I, 23-25.
Ivan IV le Terrible : I, 26-27 et n.*, 353
n.** ; H, 502 n.*.
Ivan VI Antonovitch : I, 203.
IvanChintsev, conseiller d'Etat : I, 171.
Ivanov, etudianl assassin^ en 1869 : I.
236 n.**.
Ivanov, Ivan Pdtrovitch : II, 242.
Ivanov, Pavel, lieutenant de gendar-
merie : I, 493.
Ivanov, V. : I, 512.
Ivanov, Viatcheslav : II, 551 n. 30, 552.
Ivanovitch, S. : I, 388 n. 16, 507 n. 21.
Ivanovitch, St. (nom de plume de
S. Portougueis) : II, 182, 197 n. 60,
213, 238 n. 70, 282 n. 209, 331 et
n. 72 et 73, 335, 336 et n. 84 ct 85,
565 n. 84.
Izakson, B. : n, 350.
Izgoev-Lande, A. S. : I, 508.
Jabotinski, V. : I, 272 et n, 97, 281 et
n. 1, 292. 345 n. 155, 373 et n. 1 et 2,
392 et n. 65, 429 et n. 122, 469, 472,
473 n. 44, 474, 476, 477 n. 48. 503 et
n. 10 et 1 1, 504 n. 12 et 13, 505 n. 14
et 15, 506, 513, 514 n.40, 515-517,
519, 520 et n. 51 et 53, 523, 536 ; n,
16, 17 n.41, 38, 53, 122, 181, 182,
184, 185,511,515, 550 et n. 27, 553,
563 n. 77.
Jackson, Jessie, secateur : n, 530 ;
« amendcment - » : II, 530.
Jean JJI, grand-prince : I, 23 n.*** et
n.****.
Jean LE Jkune : I, 23 et n.***.
Jelezniak, Maxime, chef cosaque : U,
158 etn.*.
Jelezniakov, matelot : II, 93.
Jeliabov, Andrei Ivanovitch : I, 239 et
n.***.
Jemtchoujina, Pauline, epouse de Molo-
tov, commissaire a la Peche, commis-
saire a la Metal lurgie lourde : II, 432.
Jesus-Christ : I, 22, 24, 268 ; II.
Jevalkine, l'inggnieur : II, 297.
Jidiata, Luc : I, 18.
Jirnov, E. : n, 322 n. 63, 509 n. 39.
Jitlovski, K. : I, 394.
JrvoTOvsKi, Abram : II. 11 5.
Jloba, Dimitri : II, 139.
Johnson, Paul : I, 458 n. 179.
JOLY, Maurice : II, 191.
Joshua, A. B. : II, 555 n. 39, 561 n. 69.
Joujkov, Nikolai : II, 102.
Joukovski, Semeion, secretaire de Koui-
bychev : II, 96. 325.
Joukovski, Vassili Andre'ievitch, poete :
II, 497.
Jung, Carl : II, 372.
Kafafov, directeur par interim du Depar-
tcment de la police : I, 552, 554.
Kafi-:nhailshn, Lev : I, 396.
Kagan, Abraham, redacteur en chef de
Forwards : II, 59.
Kagan, Ebragem : II, 72.
Kagan. patron d'alelier : I, 451.
Kagan, V. : II, 399 n. 94 et 95.
KaGANOV, Ilzhak, detenu du Goulag : II,
365-366.
Kaganova, Emma, epouse de P. Soudo-
platov : II, 349.
Kaganovitch. Iouli, vice-commissaire
du peuple au Commerce exterieur :
D, 305.
Kaganovitch, Lazare, membre du Polit-
buro : II, 95, 297, 304-307. 309. 323,
353, 427, 428, 436, 450, 562.
Kaganovitch. les : II, 525.
Kaganovitch, Mikhail, Commissaire du
peuple a Tlndustrie de guerre et de
I'lndustrie aeronotique : II, 305, 325,
386.
Kaganovitch, Moshe, partisan : n, 373,
374 n. 5, 413-416.
KaganskaIa, M. : n, 419 n. 168 et 170,
555 n. 42, 556 n. 48.
Kagnkk, membre dirigcant du Goulag :
H, 364.
Kahn, Fritz : I, 268.
KaIourov, V. : I. 547 et n. 71 .
Kakhanov, general russe : I, 424, 425,
427.
Kakourine, chef de Tdtat-major de
Toukhatchevski : II, 147.
Kalachkine, banquier : II, 261.
Kaledine, Alexei Maximovilch, general,
ataman du Don : II, 162.
Kalganovttch, Mo'issei : II, 308, 325.
Kai.ik, Michel, metteur en scene : II,
525.
Kai.tkman, Rosa, trafiquante : II, 368.
Km. inine, Mikhail Ivanovitch, president
du Soviet supreme : II, 106-108. 149,
245, 265, 269, 285, 307, 562 ; « De-
claration de -» : 265.
INDEX
585
Kalmanovitch, Mo'isei, president du
Conseil d'administration dc la Banque
centrale d'URSS : H, 97, 308, 323.
Kalmanovitch, S., avocat : I, 370, 380.
Kalmykova, A. : I, 511.
Kamenev, Lev Borissovitch Rosenfeld,
dit Lev Borissovitch, bolchevik : II,
67. 71, 77, 81, 85,91, 101, 115, 229,
244,291,312,323,509.
Kamenev, S. S., general : II, 93.
Kameneva, Olga, soeur de Trotski ; II,
287.
Kamenka, B. A., de la Banque Azov-
Don : 1,480; II, 115.
Kamenski, Abram, responsable au sein
du commissariat aux Finances : II,
235, 325.
Kaminer, Isaac, m&lecin : I, 241.
Kaminer, les sceurs : I, 239.
Kaminka, A. : II, 182, 183.
Kaminka, B., banquier : I, 336.
KaminskaIa, Betty : I, 240, 247.
Kaminski, Grigori, Commissaire du
peuple a la Sant6 : II, 235, 307. 325.
441.
Kaminski, M. G., tchdkiste : II, 307, 320.
Kamkov-Kats, Boris Davydovitch : II,
81, 327-328.
Kamster, le doctcur : I, 320.
Kankrine, E. T., ministre dcs Finances
de Nicolas II : I, 109, 120.
Kannegiesser, Leonid : n, 123, 124.
Kannegiesser, Rosalia Edouardovna,
mere du precedent : II, 124.
Kantor, R. : I, 207 n. 24, 211 n. 39.
Kantor. anarchiste : II. 118.
Kantorovitcii, A. : II. 349. 350.
Kantorovitch, I. : n, 77.
Kantorovitch, VI. A. : II, 43 n. 39.
Kaoulbars, baron, general russe : 1, 430,
432, 437, 439, 440.
Kaplan, anarchiste : II, 11 8.
Kaplan, chef du NKVD de la Dvina :
H, 319.
Kaplan, Fanny : I, 31 1 n.* ; II, 123, 124.
Kaploun, homme de main de Zinoviev :
II, 43.
Kakabtchievski, Iouri : II, 13 et n. 24.
Karabchevski, M., avocat : I, 370, 494.
Karakozov, Dmitri Vladimirovitch : I,
235 et n.**, 236.
Karamzine, Nikolai Mikhailovitch : I,
17. 18 n. 6, 19 et n. 10, 20 n. 13, 21
n. 19, 22 n. 23, 24 et 26, 23 n. 30 et
32. 24 n. 34 et 36, 28 n. 50 et 53, 252
n.*, 353 et n. 187 el n.* ; H, 495, 497.
Karanoozov, gouverneur general : I,
424.
Karass, general russe : I, 415, 416,
421, 422.
Kareline, Vladimir. S.-R. : II. 91.
Kari.kine : n. 231.
Karmen, R., documentaliste : n, 348,
349.
Karpovitch, P. : I, 306 n.*, 395.
Kartachev, A. V. : I, 25 n. 38 ; n, 21 et
n. 57, 193 et n. 44 et 46.
KASSEL, G., conseiller aupres de la
« Roskombank » : II, 26 1 .
Kassil, L., ecrivain : II, 349.
Kassirski : II, 525.
Katchalov, mcttcur en scene : II, 289.
Katkov, Mikhai'1 Nikitorovitch : I, 74,
116. 216 etn.*, 235 n.***.
Katsenelenbaum, Zakharii', fondateur de
la Gosbank d'URSS : D, 236, 237.
Katsnelsohn, Zinovi B., fonde de pou-
voir regional du Guepdou-NKVD : II,
229,315,317,318, 320.
Katz. Boris, alias Kamkov : II, 71.
Katz. Jessica : 11,531.
Katz, S. : I, 270.
Katzman, de la premiere division de
Koutepov : II, 163.
Katznelson, Zinovi, vice-ministre de
I'lntencur ukrainien : II, 143.
Katzenelenboigen, Aron : II, 12 n. 21,
556 n. 45.
Kaufman-Tourkestanski, general russe :
1,312.
Kautski, Karl : I, 275.
Kazakevitch, Emmanuel, ecrivain : II,
342, 430.
Kazakov, Dr I. : II, 440.
Kazakova, Rimma : II, 464.
Keguels, m&anicien en chef de I'usinc
dans un camp : II, 361.
Keller. Guerch, meneur de l'insurrec-
tion de Kenguir : II, 365.
Kennedy, Edward, sSnateur : II, 531.
Kerenski, Alexandre Fedorovitch,
ministre de la justice : II, 31, 35, 59,
68-71, 76. 163 et n.*, 182 ; le gouver-
nement - : n, 40.
Ketsenelson, D, rabbin de Leningrad :
II, 286.
KhaIkis, L6on : II, 233, 326.
Khait, auteur de la marche de l'Aviation
sovi6tique : II, 290.
586
INDEX
Khanoukaiev, Avenir : n, 137-138, 326.
KHARrroN, B., nSdacteur en chef de
Sagodnia vetcherom : II, 183.
Kharitonov, Moi'se : II, 60, 326.
Kharkova, T. L. : H, 418 n. 166.
Kharouv, D. : II, 178 n. 3.
Kharyka, I., 6crivain : n. 338.
Kkassine, Victor : II. 390.
Khassis, Abraham, vice-consul : n, 233.
KhataIevitch, Mendel, membre du
Comite" central : II, 306, 326.
Khazanov, B. : II, 496 et n. 12 et 13, 507
n. 35, 508 n. 38, 538 n. 63, 540 n. 70.
Kheifets, Mikhail : n, 88 n. 8. 238, 239
n. 71 et 72, 332 n. 75, 360 et n. 4, 476
n. 4, 482, 510-511 et n.43 a 45, 514.
KkeIftts, I., realisateur : II, 348.
Khesine : I, 336.
Khetsrov, Ilya, hygidniste et dpidemio-
logiste : II. 330.
Khintchouk, Lev, directeur de 1" Union
centrale : n, 66, 309.
Khmelnistki. Bogdan Mikhailovitch,
hetman d" Ukraine du xvn c : I, 17, 37,
486 ; n, 150 et n.*, 158, 333 et n.*,
421 n. 177.
Khmei.nitski, D. : II.
Khnokh, L. : II, 520.
KnoDASSEvrrcH, Vladislav Felitsiano-
vitch : I, 183 ct n.*.
KiiODOROvrrcii, general : II, 37.
Khodorovski, Dr I. : II, 136, 441.
Khodski : I, 406.
Khoi.odov, E., dit Meierovitch, ecrivain :
II. 434.
Khomhiny. Ruhollah : II, 560.
KhoROSH, Mordukh, membre du Service
politique central dc l'Armce rouge :
n. 313.
Khotinski, Alexandre : I, 239-241, 247,
250.
Khourguinu, Isai'e : II, 236.
Khourguine, Moi'se : I, 257.
Khkouchtchev, Nikita Sergueievitch :
II, 261, 268, 319, 380, 425, 427, 428,
446-452, 456. 457. 459, 461, 463-465,
468, 476.
Khroui.iov, gendral russe : I, 312.
Khroustalev-NossarEv, homme de
paille : I, 407.
Kiivusine, Tikhon : II, 136.
Khvostov junior, Alexis, ministre de
l'lnterieur : I, 549 et n.***.
Kichinev : II.
Kikvuxse. Basile : II. 139.
Kiper, Motl, membre de la Section euro-
peenne pres le Comite Central du
PCR : II, 337.
Kirpitchnikov, Timothee, sous-officier :
11,43.
Kissilev, P., comte : I, 121, 122, 126,
127, 142, 143, 151. 170.
Kissine, J. : I, 103 n. 98.
Kissis: n, 231.
Krr-VilTENKO. Ilya : II, 121, 325.
KiZEi-STEiN, Isaac Samoi'lovitch : II, 98.
Klausner, I. L. : I, 282 n. 3 ; n, 548
n. 19.
Kleigels, gouverneur general : I, 414-
417.
KleTkman : II, 310.
Kleiner, I. M., president du Comite des
commandes de l'£tat : U, 308, 325.
Klementiev, V, capitaine : n.
Klementiev, Vassili Fiodorovitch, capi-
taine : n, 125 etn. 106,212.
Ki.ioutchnikov, le professeur Y. V. : II,
223, 224.
Knorine, Hugo Wilhelm. dit, respon-
sable du Comintern, adjoint de Piatnit-
ski :II, 231.
KOESTLER, Arthur : II, 10 ct n. 8, 553,
554 et n. 35 a 37. 558.
Kogan, A. E. : II, 1 83.
KOGAN, Dr B. : n, 441.
KOGAN, Evgueniia, epouse de Kouiby-
chev : II, 96, 325.
Kogan, German, fondateur de l'ecole
philosophique de Marburg : II, 1 9.
Kogan, Lazare, president du soviet de
Gouliaipole, chef du Goulag : II, 121,
159,317, 320,362.
Kogan. Paul, poete : II, 514 et n.*.
Kogan-Bernstein, L. : I, 255.
Kogan-Bernstein, N. : I, 255.
Kogan-Semkov, Semeion : II, 61.
Kohn, F. :I, 271.
Kohn, Isidore : II, 115.
Kokine, Mikhail, orientaliste : II, 329,
338.
Kokochkine, F., leader du parti Cadet :
I, 511 ;H, 132 etn.**.
Kokos, Khozi : I, 25.
Kokoi.rine, A. : II, 317 n. 53, 318 n. 55.
Kokovtsov, Premier ministre : I, 486.
Kolenuerg, Lazare : II, 212.
Kolker. F. : I, 292 n. 41 ; II, 478 n. 9,
517 n. 1, 532 n. 32, 533 n. 35.
Koi.ker, Iou. : II, 396 n. 86, 477 n. 5 et 6.
INDEX
587
Kolman, E. la, le « philosophe-
gangstcr » : II, 352.
Kolpaschikov, Ivan : II, 102.
Koltchak, Alexandre : II. 121, 149,
161, 167.
Koltsov-Friedland, Mikhail, membre
duNKVD : II, 316, 320.
Koltun, Anatoli (Isaac) : II, 96-97.
Kolychko, agent allemand : II, 34.
Komarov, B. [pseudonyme de Zeev
Wolfson] : II, 226, 512 et n. 49.
KomissarjevskaU, actrice : II, 288.
Komissarov, M. S., fonctionnaire charge
des missions speciales : I, 443.
Kon, F. : II, 152.
Kondratiev, Nikolai' Dmitrievitch, eco-
nomiste : II, 293, 330.
Komaev, Nikolai : II, 124 n. 105.
Konovalov, ministre du Commerce et de
l'lndustie : n, 30, 79.
Kopascwkov, Ivan : II.
Kopel, Zelman : I, 545.
Kopelev, Lev, major : n, 389.
Kopolev, L., detenu du Goulag, ami de
A.S. : n. 349 n. 133, 359, 537 n. 57.
Kordonski. Chik : II, 389.
Korenhi.it, M., derenu du Goulag : II,
511.
Korjavine, Naoum : II, 90.
Koknkitchouk, Alexandre Ievdokomo-
vitch : n, 381.
Kornilov, L., general : II, 62-63, 68, 69.
79, 163 etn.*, 178, 205.
Kornilova-Moriz, A. J. : I, 238 n.***.
Korobkov, K. : I, 114 n. 23.
KOR.OLENKO, Vladimir Galaktionovitch :
I, 351 et n.*, 360 et n. 200, 364, 366 ;
II. 99 et n. 37, 145 et n.*.
Korsounski, Wolf : n, 390.
Kossyguine, Alexei Nikolai'evitch : II,
376.
Kostomarov, N. I. : I, 37, 74.
KosTYRTCHENKO, G. B., historien : II.
164 n. 67 et 69, 173 n. 95, 320 n. 58.
345. 345 n. 120, 375 n. 11, 383 n. 38,
384 n. 39 et 43, 387 n. 56, 401. 424
n. 3, 425, 426 n. 11, 427 et n. 13 et 16.
430 n. 23, 431 n. 27, 432 n. 28 a 30,
434, 437 et n. 44, 439 n. 54 et 56. 440
n. 59, 440 n. 59, 442 et n. 62 et 64.
Koi ( houbeI, le comte, ministre de 1'Inte-
rieur d' Alexandre V : I, 63.
Kotuar, Leonti, chef du Service g^ndral
du genie militaire de l'Armce rouge :
II. 314.
Kotuar, Salomon : II, 119.
Kotovski, Gregoire : II, 1 39.
KOTZ, Arkadi : I, 400.
Kol'Tbychev, Valenan Vladimirovitch.
membre du Politburo, president du
Caspian : U, 233 et n.*, 310, 441.
Koulbak, Moise : II, 277, 338.
Kouliabka, chef de la security de Kiev :
1,415,490.
Koulicher, A. : I, 473, 474 n. 45.
Koulicher, E. M. : II, 354 n. 150, 373.
Koui.icher, M. I.: I. 189,383.391.
KoiiLiKHER-IouNius, A. : II, 182, 184.
209 n. 94.
Kolpovetski, M., demographe : II. 374
etn. 6, 375 n. 8. 417. 418 n. 166.
Kouritsyne, Fedor : I, 25.
KouROPATHNE, A. N., general russe : I,
385 et n. 34.
Kouskova, E., socialiste : II, 187, 241,
242 et n. 79.
KoUTAlS, I'affaire de : I, 491.
KoiiTCHERov, S. L. : I, 309 n. 30, 310
n. 33, 35 et 36.
KouTiiPOv. general : II, 163 et n.**.
KorisHi RSKi, V. Alexandre : II, 10 n. 9,
24 n. 72.
Koi/MiNSKi. sdnateur : I, 423, 439 ; rap-
port - : I, 428, 430, 436-438, 441
n. 134.
Kouznetsov, E. : II, 433, 523.
Kovai evski, M. : I, 67 n. 2, 78 n. 39, 128
n.55et57, 150 n. 6. 157 n. 32.
Koverda. Boris : II, 212.
Kovnkr, A., publiciste : I, 188.
Kovttoukh, Epiphane : II, 139.
KOZAKOV, Mikhail : II. 245 et n. 87.
Ko/iniskv, G., realisateur : II, 288.
Kozyr-Zyrka : II, 159.
KraIni, Leon : EL 141.
Krasikov, commissaire a la Justice : II,
107.
Krasnochtchokov-Tobinson, Alexan-
dre : II, 325.
Krasnyi, Pinhas. ministre dans le DiTec-
toire de Petlioura : II, 339.
Krasnyi-Aumoni. G.. historien : I, 207,
368.
Krassovsh : I, 491-493.
Kraus, president de la loge B"nai B'rith :
I, 387.
Krein, Alexandre, compositeur : II, 289.
Km in, G.. compositeur : II, 289. 346.
Kreisberg : II. 155.
Kremer, A. : I. 270.
588
INDEX
Krepliak, J. : I, 259 n. 62.
Krestinski : II, 142.
Kretovski, Vsevolod : I, 350.
KriegeR, journaliste : II, 379.
Krioukov, Fiodor Dmilrievitch ; I, 265
et n.*.
Kritsman, Lev : II, 293, 325.
Kristchevski, Ilya, microbiologiste : II,
329.
Kritchevski, L. Iou. : II, 142 n. 16, 143
n. 17, 227 n. 39, 228 n. 40, 314 n. 45,
323 n. 65, 385 n. 46.
Krivocheine, A. V, ministre de 1'Agri-
culture : I, 479 et n. 59, 480 et n. 64,
540 et n.*.
Krohl, M. avocat : I, 361 et n. 202, 204
et 205, 362 n. 206 a 209, 365 n. 220 a
222, 370 n. 235. 371 n. 236, 373 n. 3,
374 n. 4, 380, 389 et n. 50, 394 n. 71.
Krol. M. : I, 138, 139 et n. 92, 186, 189
n. 171, 209 n.33, 251, 310, 339
n. 113 ; II, 548 n. 18. 552 n. 32.
Kroneberg, banquier : I, 549.
Krongold : I, 337.
Kropotkine, Piotr Alex6evitch : I, 238 et
n.** et n.****, 397.
Krouchevank, journaliste : I, 362.
Krouchinski : II, 67.
Krouglikov, Solomon, president du
Conseil d' administration de la Gos-
bank : n, 308, 325.
Kroukovski, fond£ de pouvoir regional
du Gudpeou-NKVD : II. 318, 320.
Kryjanovski, maire d"Odessa : I, 431,
437.
Kryjanoski, S. E., secretaire d'Etat : I.
465 et n. 20, 475.
Krylenko, N. V. : I, 278 et n. 121. 493
n. 83, 494 n. 84, 497 et n. 92.
Krylov. Ivan Andreievitch. publiciste et
fabuliste : I, 320 et n.**.
Krym, Salomon Samoilovitch : I, 466.
Kugel, A., critique dramatique : II. 278.
Kugel, Iona, retlacteur en chef de
Kievskaia Mysl : I, 470.
Kun, Bela : II. 136. 152, 153, 322.
Kupernik, avocat : I, 380.
Kvitko, Le'ib, ecrivain, membre du CAJ :
II, 277, 384, 439.
Lachevitch, M. : II, 1 36.
Ladovski. architecte : II. 340.
Ladyjnikov, J. : II, 183.
Lampe, A. von, general Wane : II, 165
et ti. 71.
Landa, Mikhail, chef de section poli-
tique de la region militaire de la Sibd-
rie, r6dacteur en chef de Y&oile
rouge: II, 137, 313,325.
Landau, A. E., etliteur et journaliste :
H, 206.
Landau, Gregoire (Gabriel) Adolfo-
vitch : I. 266 et n. 79, 267 et n. 81,
336, 391, 418, 456 n. 174, 501 n. 7 ;
II, 16 et n. 40, 44 et n. 42, 65, 77, 78
n. 81, llOetn. 62, 112n. 69, 125, 126
n. 107, 127 n. 110, 134 n. 1, 146 et
n.21, 151 n. 31, 154 et n. 39, 182,
198, 200 n. 70 et 71, 201 n. 73, 206-
207, 209 et n. 92, 245 n. 85, 253 et
n. 110. 282 n. 206.
Landau, Lev Davidovitch, physicien,
directeur de departement de l'lnstitut
Physico-technique : II, 351, 441.
Landauer, G.. ideologue anarchiste : II,
114, 152.
LanskoI, ministre de l'lnteneur
d' Alexandre II : I, 151.
Larine, I. : voir Lourie-Larine, I.
Larine,Y. : n, 60, 95 n. 30.
Lassale, Ferdinand : I, 242 et n.* ; II,
547.
Latsis, M„ tchekiste : II, 140,231.
Laurancay, general : I, 73.
LaURIS, Matvei : n, 98.
Lavrov, Piotr Lavrovitch : I, 237-239,
253, 257.
Lazarev, Lazare, critique litl6raire : II,
389 et n. 63, 400.
Lazarevitch, Vladimir : n, 136, 325.
Lazaris, V. : I, 496 n. 88 ; II, 538 n. 64,
539 n. 66.
Leipounski, directeur de departement de
l'lnstitut Physico-technique : II, 351.
Leitis, K. : I, 186 n. 156, 242 n, 12,
Lekkert. Guirsh. terroriste : I. 276, 509 ;
II. 288.
Lelevitch, G. : n, 68.
Lemke, Mikhail, sous-lieutenant, bol-
chevik : I. 472, 531-533 et n. 23, 535,
537, 544 n. 62, 545 n. 65 et 66.
Lenine, Vladimir Hitch Oulianov, dit : I,
238, 254 n.**, 269 et n.*, 270 et n. 90,
273-275, 277, 311 n.*, 444, 489. 526
et n. 2 ; II, 58, 60, 61, 66, 74 et n. 72,
81 et n. 88, 84-87 et n. 6, 92, 94-96,
100, 101, 103-106, 114, 115, 118, 120,
122-124, 129, 142, 149, 155 et n. 42,
INDEX
589
257, 260 el n. 129, 261 et n. 131 , 278,
285, 287, 289, 294, 295. 308, 311,
329, 333, 347, 362, 372, 453, 479,
494, 548.
Lenkavski, Stepan : II. 407.
Leon XIII [Gioacchino Pccci], pape : I,
321.
Leontovitch, le Pr. V. V. : I, 323, 324
n.80.
Leplevski, Grigori, vice-procureur gene-
ral de TURSS : II, 119,318.
Leplevski, Israel M., chef du Departe-
ment special du GUGB du NKVD : II,
119, 143,306. 315, 316,318,320.
Lermontov, Mikha'il Iourie\itch : I, 184,
244 et n.*.
Lert, Rai'ssa : II, 484 et n. 19.
Lescinski, J. D. : I, 226 n. 90.
Lesin, A. : 1,213 n. 47.
Leskov, Nicolas Semenovitch : I. 116
n.33, 131, 172. 173 n. 95, 240.
Lesman : I, 557.
Lessine, Grigori, « banquier bolche-
vique» : II, 115.
Levachev, le Pr, depute d'Odessa : I,
558.
Levanda, L., publiciste : I, 187, 188,
193.
Levenson : I, 557.
Leventis : I, 262.
Levine, B. : n, 349.
Levine, Baruch, partisan : II, 415. 416.
Levine, Dan : II, 12 n. 15, 24 n. 68, 421
etn. 176,481 el n. 15.
Levine, Eugene : II, 114, 153.
Levine, reprfisentanl plcnipotcntiaire dc
la V&chika dans la province de Tam-
bov, puis chef des Armecs du Service
interieur du NKVD : II, 147.
Levine, Ilya : II, 531.
Levine, Isaac Ossipovitch : I, 267. 268
n. 83, 450 n. 159 ; II, 65 et n. 49, 94.
112 n. 68, 114 et n. 77, 130, 131
n. 118, 170 et n. 85, 173 n. 97, 182,
198, 199 et n. 65, 206, 281 n. 205.
Levine, Israel Solomonovitch, directeur
de I'usine adronautique de Saratov : II,
435, 436.
Levine, Dr Lev : n, 440, 441.
Levine, M. : II, 114, 153.
Levine, Rouvim, commissaire-adjoint
aux Finances d'URSS : II, 236, 325.
Levine, Z. : II, 535 n. 50.
Levine-Bei-Ski, Lev, tch£kiste, vice-mi-
rtistre de TURSS : II, 143.
Levinson, Isaac-Ber : I, 80, 104-105,
142.
Levitan, Isaac, peintre : n, 110, 563 et
n.**.
Levitane, Iouri, acteur, speaker : II, 183
n. 13, 346.
Levitch, 6lectrochimiste : II, 530.
Levite, Solomon, orientaliste : II, 330.
Levitina, V. : H, 278 n. 194, 473 n. 1,
549 n. 22.
Levitine-Krasnov, ddtenu du Goulag :
II, 359.
Levitov, Mikhail N., dernier comman-
dant du regiment de Kornilov : II,
163, 178.
Levkov, Saul : I, 247.
Levy, ingenieur : I, 546.
Levy, Lipman, financier : I, 31.
Lewendal, K., baron : I, 362, 367.
Liadov : voir Mandelstam.
Liadov : I, 275.
Liakhovetski-MaTski, I. : II, 121.
Liast, I. : II, 455 n. 38.
Libler, I. : O, 12 n. 20, 556 n. 46, 557
n. 49, 558 n. 52, 559 n. 56 et 60, 560
n.62et64, 561 n. 67.
Liciivits, fonde de pouvoir regional du
Guepeou-NKVD : II, 318.
Lieber, Mark (Mikhail Isaakovitch
Goldman), fondateur du Bund : I, 272,
275 ; n, 59, 64, 65, 67, 329.
Liebermann, A. : I, 236, 252.
Liebknecht, Karl : II, 153.
LiFcmr/. Iakov, vice-president du
Gudpeou d'Ukraine : II, 121, 144,
325.
Lifchitz, le Dr : II, 458.
Lipchitz, petit patron : I. 45 1 .
Liliental, Max : I, 135, 136.
Lincoln, Bruce : II, 150.
Linskj, D. O. : I. 314 et n. 51, 501 n. 6,
508 n. 26; II, 112 n. 70, 167, 168
n. 80, 169 et n. 83, 174 n. 102, 198,
199 et n. 64, 202 n. 78, 203 n. 81, 207,
208 n. 90.
Lioubarski, V. : II. 150 n. 29. 538 n. 62.
Lioubimov, N. D. : I, 296.
Lioubosh, journaliste : I, 513.
Liova, cadet : II, 230.
Lisovski, Moissei : II, 136, 325.
LissrrsKi, El, peintre : II, 289.
Litovtsev, S. : II, 188 et n. 27, 214 et
n. 110.
Litvanov, M. : II, 118,337.
590
INDEX
Litvine, Mikhail, chef du Departement
politique seeret du GUGB du NKVD :
H, 316, 320.
Litvine-Sedo), Zinovi : I, 396.
Litvinov. Pavel : II. 483, 484.
LrrviNov, V., Commissaire du peuple aux
Affaires etrangeres : II, 1 60 n. 58,
233, 307, 312, 424, 432.
l.(i win i hal, Lciscr : I, 239, 241, 247,
250.
Lu-wenthal, Nahnian : I, 239, 241, 247
I
Loiivitski, membre dirigeant du Gou-
lag : II. 364.
Lomonossov, Mikhail Vassilicvitch : I,
300 ct n.*.
LOPOI khinh, A, A. : I, 362, 364, 368,
Lokis-Mllikov, Mikhail Tarpelovitch,
ministre de l'lnlcrieur : I, 200 ct n.**,
206, 207, 210 n.*, 211 etn.*, 251.
Lotchak. Pierre : II, 447 n. 7.
Loubotski-ZaoosK], dil Zagorsk : I, 396
cl n.**.
LouKOMSKl, general : I, 552.
Lounatcharski : II, 96, 278.
Louuin, Gens, perc de Semion Lourie :
1,240,241.
LouRiH, Semion : I, 239, 240, 242, 248,
250.
LOURIE, Salomon la. : I, 499 ; II, 10, 11
n. 10, 64, 564.
Loukie-Lakine, 1. : I, 154 n. 18, 172
n. 93. 225 n. 83 ct 86, 263, 299 n. 1,
315 n. 54, 330 n. 99. 331 n. 101, 332
ct n. 104. 444 el n. 146. 469; II, 71,
89 n. 11, 104 n. 45, 105 el n. 47, 151
n. 33, 159 n. 55, 172 et n. 91, 218 et
n. 5, 219 n. 8. 222, 223 n. 19, 224 et
n. 20 et 21, 225 et n. 26 et 27, 226 ct
n.32 et 34. 238 et n. 67. 240, 241
n. 78. 245 et n. 89. 246 et n. 91 el 92.
247 n. 93 a 96, 248 ct n. 97, 249, 250
n. 102, 251 n. 103 et 104, 252 n. 105,
255 n. 115 et 117, 263 n. 134, 264
n. 138. 265-267 et n. 149 et 150, 269
n. 159. 270 ct n. 161 et 163, 274
n. 181, 283 n. 215, 286 et n. 230, 293,
295. 344 ct n. 1 16. 400 et n. 96, 543
iv. 2, 544 n. 3 ct 4.
Loutski, M. M. : H, 228.
Lozinski, Semion : I, 208 ; II, 275.
Lozovski, Salomon Abramovitch
Dridzo, dit, chef en second du Bureau
d'information de l'Union, vice-
ministre des Affaires Etrangeres : II,
384,385,426,431-433,439.
Lukas, Djerd : n, 153.
LuNZ : II, 458.
Luxemburg, Rosa : II, 152, 153.
Lvov, A. : I, 208 n. 25, 304 n. 15.
Lvov, Arcadi : II, 562. 563 n, 76.
Lvov, Georgui Evgenievitch, prince,
ministre des Affaires etrangeres puis
president du gouvcrncment provisoire,
puis president du gouverment russe de
I' Extreme-Orient : II, 30, 40, 70, 162,
217 n. 2.
Lvovitch, D. : I, 542.
Machkevitoi, juge d'instruction : II, 35.
Magnes, le rabbin Juda : II, 113.
Maguidov, Boris : II, 121.
MaJakovski, Vladimir Vladimirovitch :
D, 267.
Maiants, rabbin : I, 377.
MaI-Makvski, V. : II, 164.
Main-Bosh, Eugenie : II, 138.
MaIro.novski, Grigori, directeur du « La-
boratoire X », d'un service special du
NKVD: H, 321.
Maisch-Rozmirovitch, Helene : II. 1 38.
MaIski, Ivan, diplomate, ambassadcur a
Londres, puis vice-ministrc des Affai-
res etrangeres : II. 312, 432.
Makarov, ministre de la Justice : I, 551
ct n.*.
Makiino, Nestor, anarchiste ukrainien :
II, 62, 159-160.
Maklakov, Basile, commissaire de la
Douma : II, 30.
Maklakov, N. A., ministre de I'lntc-
rieur : I, 471.
Maklakov, V. A., avocat : I, 314 et
n. 50, 462 n. 14, 494, 508, 509 n. 27.
Makov, ministre de Tlnterieur d*Alexan-
dre II : I, 159.
Makovitski, D. P. : I, 445 n. 149.
Malenkov, Gueorgui Maximilianovitch :
II, 449 n.*.
Maliantovitch, P. : I, 511.
MautskaIa, marchande : I, 375.
Malkine, B. : II, 349.
Malraux, Andr6 : II, 117 n.*.
Manasseine, ministre de la Justice
d' Alexandre III : I, 309.
Manassevitch-ManouIlov, aventurier :
1,549,551.
INI11 X
591
Manuel, V. S. : I, 192 n. 188 ct 190. 268
et n. 84, 269 n. 85, 279 et n. 122, 315
n.55, 501 n.5; H, 127 n. 109, 198,
202 n. 80, 207, 208 n. 87.
Mandelbaum : II, 147.
Mandbustam, A. N., directeur du
Premier ddpartemenl du ministere des
Affaires 6lrangercs : II, 64, 67.
Mandelstam, avocat : I, 262, 380.
Mandelstam, Ossip Emilievitch : II,
119,489.
Mandelstam-Liadov, Martin, alias Lia-
dov : 1,396; 11,71,222.
Manevitch, E. : H, 527 n. 27, 534 n. 39,
535 n. 45.
Manevitch, Lev, alias le colonel Staros-
line, espion sovietique : II, 398.
Manevitch, T. : II, 533 n. 34.
Manouilov, ministre de ['Instruction :
II, 30.
Mansykbv, Kn. S. P., depute, fondateur
du « Cercle » : I, 512 el n. 34.
Manus, I. P., industriel : I. 547, 549,
551 ; n, 34 ; affaire - : D, 34.
Mao-Tse-toung : II, 117.
Marbourg, plan : II, 302.
« Marc le Sage » : I, 238.
Marciiak, Jacob, joaillier : I, 266, 267
n. 80, 305.
Marchak, Samoui'l Iakovlevitch : I, 305
et n.*;U, 383, 441.
Margoi.ina, Sonja : n, 27 n. 80, 130
n. 117, 282 n. 211, 293 n. 252, 297
n. 258, 332 n. 76, 421 n. 175, 422
n. 178 et 179, 438 et n. 47, 557 n. 50,
558 n. 51.
Margoline, avocat : I, 493.
Margoline, Arnold : II. 157.
Margoline, David : I. 335.
Margoline, lou : II, 323 n. 67, 337 et
n.87.
Margoline, Nathan, chef du dfitache-
ment des requisitions du comite" regio-
nal de la Tcheka de Tambov : II,
147, 320.
Mariassine, Lion, adjoint du commis-
saire aux Finances, puis president du
Conseil d'administration de la Gos-
bank : II, 235, 308, 325.
Mark, lou. : n, 338 n. 90, 339 n. 94 et
95.
Mark, J. : I, 102 n. 95, 185 n. 149. 345
n. 156, 346 n. 158, 347 n. 168.
Mark : H, 275 n. 183, 277 n. 186.
Markevitch. Guiller : I, 96, 98, 105,
256 n. 53.
Markhi.evski, lou. : II. 152.
Markish, joaillier : I, 418.
Markish, David : II, 514 et n. 53.
Markish, Esther : II, 427 et n. 12.
Markish, Peretz : II, 277, 342, 383, 384,
427, 439.
Markish, Shimon : I, 217 n. 60 ; II, 210
n. 97, 477, 478 n. 7, 515 et n. 54, 516
et n. 56. 564 n. 80.
Markous, Fried : II, 325.
Markov, Andrei : II, 102.
Markov, Nicolas, depute" a la Douma, dit
« Markov-II >. : I, 546, 555 et n.**,
558 ; n, 35 et n.***, 58.
MaRKUS, diplomate : II, 312.
Marshall, Louis, juriste : I, 386, 388-
389 ; n, 264.
Marshall, plan : II, 439.
Martov, Iouli Ossipovitch Zederbaoum,
dit, leader des mencheviks : I, 258 et
n. 58, 269, 270 et n. 87, 274, 275 ; D.
182.
Martynov, Alexandre, alias Samuel
Pikker : I, 275 ; II, 94-95.
Marx, Karl : I, 253, 268, 269, 271, 349
et n.* ; II, 103, 301, 304, 453, 472,
547, 548.
Maskalik, lakov-Zakhariia : n, 340.
Masi.ennikov, depute 1 : II, 77.
Maslov, S. S., le S.-R. : II, 94 n. 22, 107
n. 55, 145 n. 19, 147 n. 22, 150 et
n. 28, 158 et n. 54. 159 n. 56, 174
n. 100, 187 et n. 25, 241-244 et n. 82.
Massamed, Iogue\ detenu du Goulag :
n, 365.
Maze, le rabbin : I, 494 ; II, 285.
Mazine, Emmanuel, lieutenant : II, 388.
Meimlih, Chmariagu, grand rabbin de
Moscou : II, 340.
Medai.ie. Moishe : II, 340.
Mei>tner, Nicolas : II. 13 et n.*.
MEDVED, Michael : II. 474 n. 3.
MLWBDiiv, Pavel : II, 101.
Meerson-Aksenov, M. : II, 494 n. 3, 507
et n. 34.
MeI, Marc : II, 261.
Meierson, chef du Service economique
duNKVD : 11,318.
Meiman. professeur : II, 530.
Meik, Golda : II, 430, 431, 534.
592
INDEX
Mokiius, Lev Z., generalissime directeur
du Service politique central de l'Ar-
m6e rouge : II, 123, 292. 306, 313,
324, 386, 436.
Melgounov, S. P. : I, 469 et n. 34, 549
et n. 76 et 79, 550 n. 80 ; II, 140, 141
et n. 13 et 14, 148 n. 25.
MeuKHOV, Alexandre : II, 16 n. 38.
Melnik, chef de l'Organisation des
Nationalistes ukrainiens : II, 406. 407.
Melnikov, dit Milman, ecrivain : II, 434.
Melnitchanski, Grigori, joaillier : II,
60, 325.
Meltchouk, I. : II, 539 n. 65.
Menchikov, Alexandre : I, 30 et n.**.
Menchikov, Michel, journaliste : I, 467.
485.511 etn.*.
Mendeleev, Dimitri Ivanovitch : I, 198
et n.*.
Mendelssohn, les : I, 336.
Mendelssohn, banquier allemand : I,
545.
Mendelssohn, Moisc : I, 40 : II, 547.
Mendjeritski, E. : II, 21 n. 56.
Menvedev, Pavel : II.
Menes, A. : I, 333 n. 107, 420 n. 171.
Mengli-Guire, le khan : I, 25.
Menjinski, V. Rudolfovitch, president du
Guepeou : 11,229,280.441.
Mennie, George, leader syndical : II,
529.
Mentor, correspondent permanent du
Jewish Chronicle : II, 113.
Merejkovski, D. : I, 511, 512 ; II, 185.
Metchnikov, Ilya : II, 13 et n.**.
Meves. colonel de la garde : I, 311.
Meyer, Daniel : n, 474 et n. 2.
Meyer, Lev : II, 229.
Meyerbeer, Jacob Liemann Beer, dit
Giacomo : II, 547.
Meyerhold, Vscvolod Emilievitch,
metteur en scene : II, 288.
Miasnikov, Gavriil : n, 102.
MiassoTedov : I, 555, 556.
Michel III Feodorovitch. premier tsar de
Russie : I, 28 et n.**.
Michtchouk : I. 490. 491.
MikhaIl Alexandrovitch, grand-due.
frere de Nicolas II : II, 102.
MikhaIlov, Alexandre : I, 238.
MikhaIlov, Lev Mikhailovitch, alias
Politikus, de son vrai nom Elinson :
II, 98.
Mikhelson, A. : II, 64.
Mikhoels, Solomon M. : I, 236 ; II, 278,
381, 383, 384, 426, 427, 432, 433.
Mikoyan, Anastase Ivanovitch : II, 308,
309, 312.
Milioukov. Pavel Nikolai'evitch, ministre
des Affaires 6trang6res de Nicolas II :
I, 264, 327 et n. 89, 461, 511, 517-
519, 531, 538, 539, 553 ; II, 29, 32,
70, 182, 184, 193, 210 et n. 99, 211 et
n. 100, 213.
Milrl'd, M., redacteur en chef de Segod-
nia : II, 183.
Minaiev-Tsikanovski, A., chef du depar-
tement du Contre-espionnage du
GUGB et du NKVD : H, 317, 320.
Mine : I, 395.
Minine : I, 522 et n.* ; H, 296.
Mininuerg, L. L. : II, 351 n. 138, 377
n. 20, 388 n. 58, 436 n. 40 et 41, 437
n.42.
Minkine-Menson, Alexandre, typo-
graphe : II. 60. 325.
Minor, Ossip S. : I, 255 et n. 51, 394 ;
II, 66.
Minski, N. : I, 188, 291 et n. 39.
Mintslov, O. : II, 182.
Mints, I. I., academician : II, 435.
Mints, J. J., chef de la section politique
du « Corps des Cosaques vermeils » :
n, 138.
Mintz, expert en sciences politiques :
II, 525.
Mintz, Max : n, 359.
Mintz, Paul, homme d'Etat letton : II,
372.
Mintz, Vladimir, chirurgien : II, 372.
Mirkina, Z., 6pouse de G Pomerants :
n, 501.
Mirkine, meunier : II. 145.
Mirkine-Guetsevitch, B. (nom de
plume : Boris Mirski), collaborates
de Poslednie novosti : II, 139 a. 12,
184, 188 n. 26, 209 n. 95, 238 n. 69.
Mikonov-Kagan, Lev G, chef du dfipar-
tement des Contre-espionnage du
GUGB du NKVD : II, 315, 316, 321.
Mironov, le sous-lieutenant : II, 366.
Mironov, M., fondateur de Vlllioustriro-
vannaia Rossia : II, 185.
Mironov, Philippe : n, 139.
Mironov-Korol, Serguei, fonde' de pou-
voir regional du Gudpdou-NKVD : II,
318,321.
Mironova, G. : II, 364 n. 10.
Mirski, B. : voir Mirkine-Guesdvitch, B.
iM)i:x
593
Mirski. Sviatopolk, ministre de I'lntd-
ricur : I, 327.
Mitiiridate : I, 16 n.*.
Mitink, expert en sciences politiqucs :
O, 525.
Mlodetskj : I, 254.
Mniatchko, Ladislas, 6crivain slovaque :
n. 473, 474.
Mocher-Sefarim, Mendelc : I, 345.
Mocuilevski, Solomon, tchekiste : II,
143.
Moizitch, Efrem : I, 20.
Moltchanov, G. A., membre du NKVD :
II. 315.
Molotov, Vialcheslav Mikha'ilovitch
Skriabine, dit : II, 292, 304. 308, 335,
354, 380, 424, 426, 427, 432.
MOMMZEN : II.
Monteeiore, sir Moses : I, 142, 145,
200, 367.
Montefiore, Claude : I.. 389.
Mordovtsev, D. : I, 218.
Moreinis, Fanny : I, 240.
Morgan, John Pierpont, financier : II,
302.
Morgenthau, Henry, ministre des Finan-
ces de Roosevelt : II, 440.
MORGOULIS, M. : II, 509 n. 40.
Morgulis, M. G. : I. 191.
Moroz, Iakov, chef a la construction de
la voie fcrrce Kotlas Vorkouta : II,
364.
Morozov, Grigori, premier gendre de
Staline : II, 432.
Morozova, M. F. : I, 353.
Mouravikv, M. N„ gouverneur de la
region Nord-Ouest : I, 192.
Moukaviev, Mikhai'l : II, 139.
Mouraviev, Nikita, decabriste : I, 95.
Mol raviev, N. V., ministre de la Justice
d" Alexandre III : I, 310.
Mouromets, Ilya : I, 20.
Mousafai : I, 34, 35.
« Moustafa » : II, 266.
Muller, Jerry : II, 16 n. 37. 1 17 n. 82.
MOller, John : H, 153 n. 35, 37 et 38,
159 n. 57.
Mutnik, A. : I, 270.
Muzam, T. : II, 152, 153.
Nabokovep, V. D., juriste, cofondaleur
du parti Cadet : II, 42 et n.***.
Nabokov, D. N., ministre de la Justice
d'Alexandre HI : I, 222.
Nabokov, V. D. : II, 42 n. 36, 64, 74 et
n.71, 182.
Nachatyr : n, 66.
Nagel, Ludwig : I, 262.
Najivine, Ivan F. : II, 72 et n. 66, 99 ct
n. 36.
Nakhamkis, O. : I, 396.
Nakhamki.s-Sveti.ov, louri, dirigeant du
Comitc" cxccutif du Soviet des deputes
ouvriers et soldats : II, 44, 67, 71, 77,
91. 151 etn.32, 164.326.
Nakhimson, Semion : D, 81, 96, 108,
136,220.
Napoleon I" : I, 71, 72, 471, 526, 547.
Napoleon III : II, 191.
Nasser, Gamal Abdel : II. 468.
Nassimovitch, N. : voir Tchoujak-Nassi-
movitch, N.
Natanson, Mark, dit « Marc Ic Sage » :
I, 237-241, 244, 255, 394 ; II, 58. 65,
81.
Nathan. Paul : I, 389.
Nebe, Arthur, le Brigadenfiirher SS :
H, 409.
Negrltov, P. I. : n, 99 n. 37, 145 n. 20.
Neimark, « artisan » : I, 316.
Neirat, O. : II, 152.
Nekhamkine, la famille des : II, 229-
230.
Nekrassov, Nikolai Alexeievitch : I,
242.
Nekriicii. A. : 11,435 n. 39, 513.
Nemanov, L.. correspondanl genevois de
Segodnia : H, 183.
Nemirovitch-Dantchenko : II, 289.
Nepriakwne, commissaire au Com-
merce : 11,310.
Neratov : n, 91.
Nesselrod, K., comte, ministre des
Affaires efrangeres : I, 311.
NetchaIev, Serguei Guennadievitch : I,
236 et a**, 237, 308 n.*.
Neudhart, gouverneur d'Odessa : 1, 424,
427. 428, 430-433. 435, 438, 439.
Nevakhovitch, Leiba : I, 63, 64.
NevskU, V. : I, 399 n. 88.
Nicolas I cr Pavlovitch, tsar de Russie : I,
72, 105 em.*, 107-148, 150, 159,231,
311, 411. 426; II, 495 et n.**.
Nicolas II Alexandrovitch, tsar de
Russie : I, 295, 300, 302 n.*, 380, 387,
395 et n.***, 402, 404-407, 410-414,
417-419, 433, 441, 445, 454, 455, 464,
465, 475, 478, 484, 485, 489. 495,
594
INDl-X
520, 525, 527 n.**, 528, 529, 533,
550, 561, 562 ; H, 30, 37. 45. 62. 100-
102, 108, 188, 192. 251, 349, 372.
Nicolas Nicolai'evitch, grand-prince : I,
529, 530, 548 ; n.
Nicolski : II, 67.
Nikitine, V. N. : I, 70 n. 8. 80 et n. 42,
8 1 n. 43 et 45, 82 n. 46 et 47, 83 n. 48,
84 n. 49 a 51, 85 n. 52 et 53, 86 n. 54,
87-89 et n. 58 a 60, 90 n. 62 et 63, 91
n. 64 a 66, 109 n. 9. 118 n. 36 et 37.
119 n.38. 120 n.39, 121 n.42 a 44,
122 n. 46 et 47, 123 n. 48, 124 n. 49.
125 n. 51. 126 n. 52. 127 et n. 53, 153
n. 14, 168 n. 74 k 76, 169 n. 77 et 78,
170 n. 79, 81 et 83, 171 n. 84, 85 et
87 a 89, 172 etn. 90 a 92 el 94.
NiKiTTTCH, Dobrynia : I. 20.
Nikon, le patriarche : I, 311 n.**, 457
et n.*.
Niout, J. : n. 457 n. 49.
Nisknson, famille du comptable : I. 360.
Nisselovitch, depute : I, 466, 487.
Nistor, Der (Pinkhos Kaganovitch),
ecrivain : n, 277, 384.
Noguine, membre du Politburo : II, 227.
Nolde : II, 78.
Nordau, Max : I, 288-290, 297.
Norden, Edward : II, 10 n. 4 et 5, 15
n. 35, 559 n. 61, 561 n. 71, 562 n. 72.
Notkine. Nota Khai'movitch : I, 56, 63-
65, 80.
Notovitch : I, 406.
Noudelman, R. : I, 350 n. 177 ; II. 478
n. 8, 482 n. 17, 527 n. 25. 532, 537
n. 58. 566 n. 85.
Noudler, M. : II, 534 n. 42.
Nousbaum, Laslo. radiologue : II. 359.
Nov, A. : H, 457 n. 49.
Novomirski, lakov : I, 397.
Novotny. Antonin, president de la Rcpu-
bliquc tchcquc : II.
Nudelman, R. : I, 489 n. 78 ; II. 12
n. 15. 26 n. 73, 468 n. 93.
Obmanovy, les : I, 470.
Obolenski, A. P. : I, 405.
ObOLENSKI, V. A., gouvemeur : I, 395,
405, 461, 462 n. 14.
Oborjne, Lev, musicicn : II, 346.
Ocherovitch, M. : I, 185 n. 151.
Ogariov, Nikolai Platonovitch : I, 235 et
n.*****, 238 n.*.
Ohlendorf, O., le Statulartenfiirher SS :
H, 409.
OIstrakh, David, musicien : II, 346,
441.
Okoidiava, Boulat : II, 477 n.*.
Qldenbouro, S. S. : I, 545 n. 67.
Oi.eg LE Sage, prince de Kiev : I, 16
n.**.
Olga, princesse de Kiev, sainte : I, 22
et n.*.
Orchanski, I. G., journalistc : I, 8 1 et
n. 44, 90 et n. 61, 98 n. 83, 117 et n. 34
et 35, 124 et n. 50. 132 et n. 68, 153
et n, 13. 154 n. 19, 162 n. 57, 163
n.58, 165, 166 n. 64, 173, 174 et
n. 98, 193, 206 etn. 15.
Ordjonikidze. Grigori Konstantinovitch.
dit Scrgo, rcsponsablc du Bureau
eaucasicn du PC, puis directeur du
commissariat a 1" Industrie lourde : II.
219, 292. 308, 310.312,441.
Oren. I. : II. 523 n. 20.
Ori.ov, juriste de la commission
Batiouchine : I, 552.
Orlov, Alexandre [pseudonyme] : II,
315, 316 n. 49.
Orlov, Boris : I, 185 n. 150, 193 n. 195,
448 n. 156 ; H, 33 n. 16, 124 n. 104,
272 n. 172, 336 n. 86, 467 n. 90, 535
n. 48, 541 n. 71.
Orlov, M. : I, 255.
Ortov, M. : II, 500 n. 21.
OerovI, M. : I, 226 n. 89.
Ossorcuine. Michel : II, 179-181 et
n. 10.
Ostapov. jeune garcon : I. 359.
OsTERMAN : II, 562.
OSTROMENSKI, officier de police : I, 420.
OstrovskaIa, Nadejda, chef de la
section politique dc la 10 c armee : II,
138,325.
Ouborevitch. Jerome : II. 139.
Ouchanski, K., diplomate : II, 312.
Ouglanov, secretaire du Comite regional
du parti (Petrograd) : II, 226, 227,
291,305.
Ouuanov, Alexandre Hitch : I, 254
n.** ; groupe - : 254 et n.**.
OUUANOV, Nikolai' Vassili6viich, grand-
pere paternel de L6nine : II. 84.
Ouritski, M. : II, 60.
Ouritski, Scmion, directeur du Service
de l'espionnage de l'Armee rouge : II,
85, 93, 108. 123, 124, 136, 314, 326,
562.
INDKX
595
Ourousov, S.. prince : I, 363, 368.
Ouspenski, Gleb : I, 212 et n. 43.
Oussychkine, M. M. : I, 296.
Outekhine : II, 504.
Outine, Nikolai Isaakovitch : I, 236 et
n.*.
Outine, S. J., premier procureur du
Senat: I, 311,336.
Outiossov, Leonid, chanteur : II, 290.
Ouvakov, minislre de TEduealion de Ni-
colas II : I, 137.
Overmen, Commission : n, 116 n. 81.
Ovsianikov-Koulikovski, D„ acadcmi-
cien :I, 511.
Oz, Amos : I, 292 n. 43 ; II, 1 1 ct n. 14,
14 et n. 28 et 30, 15 n. 31, 20 et n. 52,
545 n. 9.
Pahlen, Constantin, comtc : I, 172 ct n.*,
220 ; commission - : I, 229, 230, 232,
311.325,240.
Pai.hn.ogue, Maurice, ambassadeur de
France a Petrograd : I, 547 et n. 72.
Panine, la comtesse : II, 93.
PaOUKER, Karl V., chef du departement
des Gardes du corps du GUGB du
NKVD : 11.315, 316, 321.
Parks, James : I, 38 n. 94, 189 n. 172,
289 n. 27, 291 n. 36, 323 et n. 79, 324
et n. 82, 348 n. 172, 349 n. 174; II,
178 n. 2.
Parvus, Israel Guelfand, dil : I, 261 , 265,
407; II, 94, 312,350.
Pas.manik, Daniil Samoi'lovitch : I, 370
et n. 234, 392 et n. 62, 482, 483 n. 68
et 69, 529 et n. 9, 530 et n. 13 ; II, 54,
67, 68 n. 55 et 56, 78 n. 82, 79 et
n.85. 85 et n. 2, 89 et n. 12, 108 et
n.58. 111-113 et n.71 et 72, 128
n. 112 et 113, 129 n. 114, 131 et
n. 119, 157, 158 n. 50, 162 et n. 63,
164 et n.68 et 70, 166 et n.76, 167
n. 78. 168 et n. 81, 169 et n. 84, 170
n. 87, 188-190 et n. 33, 35 et 36, 194
n. 50, 196 n. 57, 198. 199 et n. 63 et
67, 201 n. 74. 203 n. 82 et 84, 205,
208 n. 88 et 89, 209 n. 93, 213. 232
n. 50, 244 et n. 83 et 84, 245 n. 86,
260 et n. 128, 273 et n. 175 el 176,
280 etn. 201.
Passover, A. J. : I, 309.
Pasternak, B. : J3, 13, 109-110, 119.
Pauker, Karl : II, 229.
Paul, saint : n, 22.
Paul I" Petrovitch, tsar de Russie : I, 49-
52, 62, 63 et n.*, 69, 70, 203.
Pavlovski, agent de police : I, 424.
Pavlovski, Isaac Iakovlevitch, dit I. Ia-
kovlev: 1,241 et n.*, 251, 252.
Peciiekhonov : II, 74.
PELBD, Beni, general israelien : II, 344,
561 n.70.
Penson, B.. detenu du Goulag : II, 5 1 1 .
Perazitch, Y : II, 94.
Perelman, la., chef des camps de Bou-
riepolomski : II, 350.
Perelman, Victor : n, 360, 433 n. 35,
459 n. 54, 482, 530 n. 28, 533 n. 36,
534 n. 43.
Perets, Abram, fermier : I, 48, 63, 159,
312.
Perets, E. A. : I, 159.
Perets, secretaire d'£tat : I, 312.
Peretz, Itzhak-Lcibush : I, 346.
Pereverzev. P., avocat : I, 370.
Pergament, O. I., membre de la Douma
d"Empirc : I, 173 n. 96, 432, 507.
Perly, Pauline : I, 255.
PerovskaIa, Sofia Lvovna : I, 237 et
n.**.
Pervolkhine : II, 376.
Pestel, Paul I., d6cabriste : I, 64 ct n.**,
76, 77 n. 31 a 36, 94, 95 et n. 72.
Petcherski, Lev : II, 136, 325.
Peters, tchekiste : II, 231.
Petliol'Ra, Semion Vassilievitch, natio-
naliste ukrainien : II, 156-158, 160,
166, 167. 172, 211, 212, 339, 406.
Petrachevski : I, 235.
Petrounkevitch, 1. 1. : n, 332 n. 74.
Petrousevitch : I, 270.
Petrov, N. : II, 317 n. 53, 318 n. 55.
Petrovski : II, 101.
Phiixin iVAlexandrie : II, 544.
Piatakov, Georges : II, 155.
Piatnitskj. E. : II, 136.
Piatnitski-Tarchis, I. : II, 95, 325.
Pierre I m Alexdevitch, dit Pierre le
Grand : I, 19 n.*, 29-31, 32 n.*, 34
n.** et n.*****, 112, 142, 176, 203,
264, 457 ; II, 562.
Pierre II Alexeevitch, tsar de Russie : I,
30 etn.****, 31 etn.**.
Pierre III Fedorovitch, tsar dc Russie : I,
34 et n.****, 203.
Pikkek, Samuel : voir Martynov, Alexan-
dre.
Pikhno, D. I., r6dacteur en chef de Le
Kevien : 1.471.
596
INDEX
Pilliar, R. A., membre du NKVD : II,
315.
Pinson, I., secretaire du comite regional
de la Tch£ka de Tambov : II, 147, 325.
PDtSKBR, Lev : I, 228, 282, 285.
Pinski, professeur de lettres, d&enu du
Goulag : II, 359.
Pinkhous-Simanovski, Ch. : voir Sima-
novski. P. Ch.
Pirogov, Nicolas, chirurgien : I, 179 ct
n.*, 190.
Pissarrv, Dimilri : I, 188 ct n.*, 242.
Pissarjevski, notairc : I, 362.
Plastinina-MaIzel, Rebecca : II, 138,
146-147.
Platon, l'eveque : I, 418.
Platonov, S. F. : I, 26 ct n. 43.
Plehve, Viatcheslav Konstantinovitch,
ministre de ITnt^rieur : I, 276 et n.**,
294-296, 322, 328, 361 , 363, 368, 369,
371, 383, 384, 388, 392, 395.
Plekhanov, Gueorgy Valentinovitch : I,
137, 261, 270, 274 et n.*, 275 ; n,
74, 189.
Pletnev, Pr. D., ancien cadet : II, 440,
441.
Pliner, Israel, chef du Goulag : n, 317,
321.
Plioutch, Leonid : II.
PlissetskaIa, Maia Mikha'flovna : II,
525.
Ploutchek : II, 525.
Pobedonostsev, Konstantin Petrovitch :
I, 302 et n.*, 395 et n.***.
PorxioRirrs, Norman, redacteur en chef
de Commentary : II, 18 et n.*, 114
a. 78, 549 n. 21.
Pogooine, A. : I, 522 ct n. 58 et 60.
523 n. 63.
Pojarski, Dimitri : II, 296.
Pokrassa, Daniil et Dmitri, composi-
teurs de chansons : II, 347.
Pokrovski, M. N., historien : I, 19, 263 ;
n, 295.
Poliak, B. : n, 183.
Poliak, les freres S. et M. : I, 336.
Poliakov, A. : II, 184.
Poliakov, Jacob, banquier : I, 335, 336.
Poliakov, Lazare Salomonovitch,
banquier: I, 319,335,336.
Poliakov, les : I, 176.
Poliakov, Samuel, banquier : I, 176,
228, 335, 336, 340.
Poliakov-Litovtsev, S., collaborateur de
Poslednie novosti : II, 1 84.
Polner, T. I. : n, 162 n. 64.
Poi.nik, Macha : II, 465.
Poi.onski, I., menchevik : II, 66.
Polouboiarinov : II, 35.
Pomerants. Grigori. philosophe-
essayiste : II, 238 n. 69, 477, 496. 500,
501 et n. 23, 502 n. 24, 503-505, 519
et n. 9.
Pofkov, Piotr, secretaire du PC de Lenin-
grad : n, 433.
Popov, A. : I, 454 n. 170.
Popov, le senateur : 71, 97.
Popovski, M. : II, 217 n. 1, 286 n. 233,
294 n. 253.
Portougalov, Benjamin, mddecin et
publiciste: I, 191,211.
Portougueis, S. (nom de plume : St. Iva-
novitch) : II, 1 82 ; voir Ivanovitch, St.
Posen, senateur : I, 3 1 2.
Posekn, Boris, tchdkiste : II, 144.
Posse, V. : 1,312 n. 41.
Potocki, Seweryn, comte : I, 63.
Potok, Chaim : II, 118 n. 85.
Pouchkine, Alexandre Serguei'evitch : I,
51 n.*, 184, 353 n.* ; n, 489 n.*, 495,
497,551.
Pougatch, le soldat : n, 389.
Pougatchev, Emilien, cosaque : II, 494
n.*.
Pougo : II, 231.
PolirichkEvitch, Vladimir, leader l'ex-
treme droite russc : I, 447 et n.*, 469,
470 n.*, 473, 475, 492, 527 et n.* ; LI,
36 et n.*.
Pournis, fonde de pouvoir regional du
Guepemi-NKVD : n, 318.
Poznanski, clerc : I, 544.
Poznf.k, S. V. : I, 72 n. 19, 101 n. 92,
306 n. 22, 361, 478 n. 55; H, 186,210
n. 96, 283 n. 214, 334 n. 82, 345
n. 119.
PranaItis, pretre catholique : I, 495.
PraLsman, L. : I, 214 n. 50, 355 n. 191,
379 n. 13, 430 n. 124, 442 n. 140, 446
n. 151, 453 n. 167.
Prat, N. : II, 495 n. 8.
Pregei., Sophie : II, 179.
Priceman, L. : I, 204 n. 5.
Primakov, Vital, chef du « Corps des Co-
saques vermeils » : II, 138, 139.
Prochian, Proch, S.-R. : n, 91.
Prokofiev, G. E., membre du NKVD :
II, 315.
Pronine, marchand : I, 362.
INDEX
597
Propper, S. M. directeur dcs Nouvelles
de la Bourse : I, 406, 446, 469.
Protopopov, Alexandre, dernier ministre
tsariste dc I'lntencur : I, 550, 551,
561 ; II, 34.
Ptolemees, la dynastie des : n, 544.
Raaben, gouverneur von : I, 359, 362,
367,368,371.
Rabinovitch, Moi'se : I, 240, 241.
Rabinovitch, Ossip : I, 186, 187.
Rachmanov, secretaire du Comite central
du Komsomol : II, 252.
Radek, Karl Bernardovitch Sobclsohn,
dit Karl : II, 295, 331, 349.
Radtchenko : I, 270.
Radzivilovski, Alexandre, membre du
D6partement politique secret du
GUGB du NKVD, « charge des mis-
sions speciales » : II, 316, 321.
Rauziwill, le prince : I, 50.
RafaIlov, I., assistant de M. Froumkine :
n, 97.
Rafalski, vice-gouvemeur : I, 414.
Rafalski, S., joumaliste : II, 499.
Rafes, Moissei : I, 266 et n. 78 ; II,
118,325.
Raichman, D. : II, 155.
Raiev-Kaminsici, Mikhail G., fonde de
pouvoir regional du Guepeou-NKVD :
II, 318, 321.
Raisin, Max : I, 209 et n. 34.
RaIski-Lkkhtman, Naoum. fonde de
pouvoir regional du Gucpcou-NKVD :
11,318,321.
RaIsman, Y., r6alisateur : II, 288.
RaTvid, P., secretaire du comite regional
de la Tcheka de Tambov : n, 147.
Rakosi, Matlias : II, 153.
Rakovski, communiste : II, 39.
Rappoport, Grigori, tchekiste : II, 321.
RapPOPOBT, lakov, chef de la construction
en second du Bel bait : n, 362.
Rappoport, K. : n, 349.
Rappoport. M. G., fonde de pouvoir
regional du Guepeou-NKVD : II, 318.
Rappoport, O. : H, 5S0 n. 24, 552 n. 31,
565 n. 83.
Rasch, O., le Standartenfiirher SS : II,
409.
Raspoutine, Grigori lefimovitch
Novykh, dit : I, 495, 527 n.*, 547-551,
555 n.* ; II, 34, 36 et n.*.
Raspoutine, Valentin, ecrivain : II, 512
et n.***.
Ratchkovski, P. : II, 191.
Rating S. : I, 255.
Ratnrr, avocat : I, 380, 410. 412.
Ravrrbe, lokhiel, physicien et chimiste :
II, 330, 338.
RazGON, Israel : II, 1 37.
Razgon, Lev, joumaliste, detenu du
Goulag : II. 325. 359.
Razolmovski, Alexis : I, 34.
Rechtzammer, Simon : I, 399.
Redens, S. F., membre du NKVD : II,
315.
Reinchtein, Boris : I, 262.
Remizov, Alexis : II, 148 et n.*, 149
n. 26, 179.
Renan, Ernest : II, 27.
Ressine, Ilya S., fonde de pouvoir regio-
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 321.
Rezanov, colonel, juriste de la commis-
sion Batiouchine : I, 552 ; II, 34.
Reznik, Joseph : I, 257-259.
Riabolchinsk! : II, 79.
Riazanov-Goldenbach, David Borisso-
vitch Goldendach, dit David, bolche-
vik : I, 262. 502 ; II, 323, 326.
Ribbentrop-Molotov, pacte : n, 354,
382.
Ricardo, David, financier et econo-
miste : II. 547.
Richelieu, le gouverneur : I, 82, 84.
Rieman : I, 395.
Rimsky, G. : II, 245 n. 90.
Riodk inovna, Arina, nourrice de
Pouchkine : JX 489 et n.*.
Riourik, prince varegue : I, 27 n.**.
Rioutine, Martemian, ancien dirigeant
du soviet de Kharbine. puis membre
du Comite de Moscou : II, 305.
Roberti, E. V. dc : I, 509.
Robespierre, Maximilien de : I, 239
n.*** ; II, 140.
Rochal, G., realisateur : II, 288.
ROCHAL, M. G., membre du college du
Commissariat a I' Agriculture : n,
108, 308.
Rochal, S. G., neurologue : n. 43.
Rockfeller, John Davison : II, 302,
303.
Rodionov, Nikolai : LI, 433.
Roditchev, E, dirigeant cadet : I, 445 ;
n, 193.
Rodzianko, M., president de la Douma :
I, 560 et n.** ; II, 30, 42 et n.*.
598
INDEX
Rogaller, L6on : I, 257.
Rocuinskj, Procureur de l'URSS : n,
230.
RoIsenman, Boris : II, 305, 311, 325-
326,
Rokotov-FaIbichenko, affaire : n, 460
sq.
Rolland, Romain : II. 298.
Romanov, la dynastic des : I, 27 n.**, 28
n.**, 150.
Romm. Maxime : I, 237, 250.
Romm, Mikhail, rdalisaleur : II, 347,
441,483.
Roosevelt, Theodore, president des
Etats-Unis : I, 381, 382, 386, 387,
538 ; n, 354.
Rosenblum, G„ redacteur en chef
d'Ediot Aklnonot : II, 455, 456 et
n. 39, 465 n. 81.
Rosengoltz, Arkadi R. assistant de
Trotski, directeur du Commissariat au
Commerce exteneur : II, 96, 135, 305,
308,310.
Rosenstein, Anne : I, 240, 251.
Rosenthal, L. : I, 159.
Rostopchine, Fedor Vassilicvitch,
comte : I, 553 et n.**.
Rotchtein, Fiodor A., membre du
college du Commissariat aux Affaires
elrangeres : II, 233, 312.
Rotenberg, A. I. : II, 152.
Rothschild, le baron de, banquier : I,
286, 287, 297, 320, 336, 383, 486.
538 ; H, 50.
Rothschild, lord : I. 538.
Rothschild, les : I, 336. 454.
Rotstein, Fiodor : II, 295.
Rol'banovitch. Ilya : I, 394 ; II. 68.
Rol'binine, E., diplomate : II, 326.
Roubine, V, militant du mouvement
juif : n, 312, 538.
Roubinov, Iakov. chef du departement
administratif de l'etat-major du
« Corps des Cosaques vermeils » : II,
138, 326.
Roublev, Andre, pcintrc d'icones
russes : n, 499 et n.*.
Roudevitch : I, 262.
Roudnev, V, S.-R., membre dirigeant
des Sovremennye zapiski : II, 185.
Roudzievski : I, 376.
Roudzoutak, Jan E., bolchevik : II,
230.
Roufelevitch, Aron, dit Taratut : II, 98.
RouKHiMOvrrcH, Moise, vice-pr6sident
du Soviet pan-russe de l'economie : II,
236, 292, 323, 326.
Roukhinovttch, M. : n. 309.
Roukhlov : I, 540.
Roul : II, 263 n. 136.
Rohman, directeur de departement de
l'lnstitut Physico-technique : II, 351.
Routenberc;, Pinkous (Piotr), assassin de
Gapone : I, 396 ; II, 59, 64.
Routkovski, A., fonde de pouvoir regio-
nal du Guepeou-NKVD : II, 318, 321.
Rovnitsky : I, 373.
ROZANOV, V. V. : I, 486, 492 et n. 82,
512.
Rozenberg, Marcel, diplomate : II, 312,
325.
Rozengoi.ts, Arcadi P. : II, 325.
Rozenoer, T., administrateur des Pitro-
les : II, 309.
Rozovski, Naoum, procureur general de
I'Armee rouge : II, 313, 325.
Rubinstein, Anton, pianiste : II, 563 et
n.***.
Rubinstein, B. : II, 183.
Rubinstein, Dmitri L., banquier : I, 547-
55 1 ; II, ; affaire - : I, 552 ; H, 34,
115.
Rubinstein, les freres : II, 110.
Rubinstein, Modeste, chef de section
politique de corps d'armee : II, 137.
Rubinstein, N. : II, 485 et n. 20, 491
n. 23. 527 n. 26.
Russell, Bertrand : II, 461.
Rutman, Roman, cyberneiicien : II, 239
n. 74, 455 n. 35, 464 n. 75, 509. 510
n.41 et42, 520 n. 12.
Ruttenbkro, Petr : II, 556 et n.*.
Rybakov, Anatoly, ecrivain : II, 465.
Rykline, G. : n, 196 n. 58, 349.
Rykov, Alexei Ivanovitch, prdsidenl du
Conseil des commissaires du peuple,
membre du Commissariat a l'lnstruc-
tion publiquc : II, 280, 305.
Ryss, Pierre, collaborateur de Poslednie
novosti : II, 184.
Ryvkine, Oscar, leader du Komsomol :
H, 91, 326.
Saakian : n, 67.
Sakharov, Andrei' Dmitrievitch : II, 484.
Salberg, J. B. : II, 448 n. 8.
Salomon : I. 16 „.*******.
Salomon, ecuyer : I, 312.
INDIA
599
Saltykov-Schedrin, M. E. : I, 217 et
n. 58.
Sai.tykov-Chtchedrine, Mikhail Ievgra-
fovitch Saltykov, dit : II, 84, 305.
Samorodnitskj, Pinhas : n, 22 n. 61, 23
n. 64, 546 n. 12.
SAMOSOUD, Samuil, chef d'orchestre du
Bolchoi : II, 346.
Samueu, Tibor : II, 153.
Sandetskj, general russe : I, 535.
Sandler, Assir : n, 370 et n. 12.
Sarah, fcmme du pope Alexis : I, 22.
Saratov, 1'affaire de : I, 491.
Sartre, Jean-Paul : II, 15 n. 36, 557.
Satanover, Mendel : I, 63.
Satton, E. : II, 261 n. 130.
Savinkov, B. : I, 395 ; II, 212.
Savski : n, 63.
ScHACirr, Hjalmar, president de la
Reichsbank : II, 264.
Sckadenko, Efim : II, 139.
Schapiro, Leonard : II, 88 n. 7, 91 n. 17,
155, 272 n. 173.
Scheftei., conseiller municipal : I, 412.
Schekhtman, G., nationaliste : II, 210,
211.
Schekhtman, J. B. : II, 154 n. 40, 155
n.41 et43.
Scheinman, president du Directoire de la
Gosbank d'URSS : II, 237.
Scher, sous-lieutenant : II.
Scherbak, grand-pere de Soljenitsyne :
I, 329.
Scherbakov : II, 504.
Schiff, Jacob, banquier : I, 297, 282,
283, 386, 388, 539 ; II, 40, 50, 53.
Schiller, Friedrich von : I, 184.
Schilman, A., chef de la section opera-
tionnelle du « Corps des Cosaques
vermeils » : II, 138.
Schimkine, V., dditeur de Novoe
rousskoe slovo : II, 1 86.
Schirwindt, Evse'i, chef de la Direction
g^nerale des lieux de detention de
l'URSS : II, 229.
SarLEiSNER, Olga : I, 237.
Schlesinger, banquier : II, 261.
Schukhter, Alexandre : I, 410-412 ; II,
147, 266, 292.
Schmidt, V. : II, 101.
Schneerson, Marie, historienne de la
literature : II, 512 et n. 48.
Scholom-Aleichem : I, 345.
Schors, Nicolas : n, 139.
Schotman, puis Danilov, social-d6mo-
crate : II, 7 1 .
Schreider, G. : II, 66.
Schthiberg, I. : II, 1 83.
Schtoleker, F„, le Standartenfiirher SS :
n, 403, 409.
Schturman, D. : n, 12 n. 19.
Schub, D. : I, 237 n. 2, 257 n. 56 et 57,
259, 271 n. 91, 394 et n. 72 ; II, 89 et
n. 10, 385etn.45.
SchOt/., I. 1. : II, 225 n. 30.
Schwarz : II, 141.
Schwarz, Isaak (Simon), premier presi-
dent de la Tcheka : II. 144.
Schwarz, Naoum, psychiatre : n, 330.
Schwarz, Salomon M., menchevik : I,
185 n. 154, 353 n. 186 ; II, 12etn. 18,
64, 149, 174 et n. 101, 219 et n. 10,
220 n. 12, 248 et n. 98, 249 n. 100,
252 etn. 106 a 108. 253 n. 109 et 111,
274 n. 180, 333, 334 et n. 78, 335
n. 85, 341 n. 104, 342 n. 105 et 106,
343 n. 109, 111 et 112, 353 et n. 145,
354 n. 147, 355 n. 151, 373 n.4, 374,
375 n. 10 et 13, 377 et n. 19, 377
n. 21, 378 n. 22, 380 n. 29, 384 n. 42,
385 n. 44, 388 et n. 59, 390 n. 64, 401
n. 98, 99. 101 a 103, 402 n. 106 a 109,
403 et n. Ill et 114, 404 n. 118, 405
etn. 121. 123 et 125, 406 n. 127 a 129,
407 n. 134, 408 et n. 136, 138 et 139,
410 n. 141, 413 et n. 152, 414 n. 153
et 156, 415-417 et n. 162, 423 n. 2,
425 n. 5, 428 n. 18 et 19, 429 n. 20 a
22. 438 et n. 49 et 50, 446 n. 2 et 3,
448 et n. 9. 449 n. 10 et 1 1, 451 n. 16
a 18. 452 et n. 21 et 23, 453 n. 26 et
27, 454 n. 33, 460 n. 58 et 61, 461 et
n. 62 et 64, 463 n. 70, 464 n. 72, 465
n. 76 et 78, 468 n. 91.
Schwarz. Simon : II, 155. 229.
Schwartz., etudiant : I, 258.
Schwartzbard, Samuel, assassin de
Petlioura : II, 211, 212,406.
Schweitzer, Maximilian : I, 395.
Scwartz, 1. : II, 309.
Sedykh, Andr6 (J. Tsvibak), correspon-
dant parisien de Segodnia : II, 178 n. 5
et 6, 181 n. II, 182 n. 12, 183-185 et
n. 18, 186 n. 23, 187 n. 24.
Segre, Dan : II, 24 n. 67.
Segur, Sophie Rostopchine, comtesse
de : I, 553 n.**.
Seligmann. banquier : I. 321.
Semennikov, V. N. : I, 550 n. 81.
600
INDHX
SEMBNOV, J., directeur de Rossia : II,
187.
Semienovski, le regiment : I, 447.
Semionov, tchekiste : II, 226.
Serebrennikov, A. : II, 513.
Serebriannikov, A. M. : n, 95 n. 25.
Serge Alexandrovitch, grand-due, frere
d' Alexandre III, gouverneur general
de Moscou : I, 320 et n.*, 322, 395.
Serge de Radoneje, saint : I, 458 ; II,
287.
Serman, I. : n. 507 n. 32.
Sermuks, assistant de Trotski : II, 92.
Sevastianov, rnagasinicr au Goulag : II,
367.
Sevski : n. 63.
Sgovio, Thomas : II, 364.
Shared. G. : II, 550 n. 26.
Shamir, M. : n, 546 n. 14.
Shapiro, Isaac, chef du Ddpartcment
special du GUGB du NKVD : II, 1 18,
316-318.
Shapiro, Leonard : I, 253 n. 43 ; II, 231
et n.46, 403 n. 112, 443 n. 65, 450
D. 14, 45 1 n. 20, 452 n. 25. 456 et
n.40. 457 n. 43. 458 et n. 51 et 52.
459 n. 56. 460 n. 60. 462 n. 67. 466
n. 84, 498 n. 16.
SheIman, chef a la construction de la
voie ferree Kotlas Vorkouta : II, 364.
Shekhtman, I. B. : D, 122 n. 98 et 99,
173 n. 96.
Shirvindt, Evsei', tchekiste : II, 321.
Sholem, Gersom : II. 23.
Shtein. B., diplomate : II. 312.
Shtuinsalz, Pav Adin. didascale : II,
557.
Shtifter, « banquier bolchcvique » : II,
115.
Shub. D. : II.
Sigismond I" Jagellon, dit lc Vieux ou le
Grand, roi de Pologne : I, 36.
Sigismond II Auguste Jagellon, roi de
Pologne : I, 26, 27.
Silberberg, Ilya : II, 525.
Silberman, I. : II, 253.
Sii.kov, paysan : I, 376.
Silberberg, Ilya, ingenieur ; II.
Simanovski, P. Ch., fonde" de pouvoir
regional du Guep6ou-NKVD : II,
318,321.
Simanovitch, Aron : I, 548 et n. 73 et
75, 551 ; II, 34 ; affaire - : II. 34.
SiMiANSKi, colonel ; I, 455.
Simon, G. : U. 224 n. 24, 257 et n. 125.
Simon. James : I. 389.
Simonov, Kirill Mikha'ilovitch, dit
Konstantin, ecrivain : II, 388.
Simons, lc Dr A., pasteur methodiste : II.
42, 92.
Sinegoub, junker : II, 80.
Singer, Leon : n, 219.
Sipiaguine. Dmitri Sergci'evitch, ministre
de rintdrieur : I, 322 et n.*. 328, 388,
395 et n.**.
Sirota, Guerschon, rabbin : II, 372.
Skharia : I, 22, 25.
Skrypnikova, A. P., d<5tcnu du Goulag :
II, 364.
Sklianski, Ephraim : II, 92-94, 135.
Skorkine, K. V. : II.
Skoropadski, le hetman : I. 30.
Skoropadski, le hetman (en 1918) : II,
156.
Skoud, M., collaborates du Complcxe
militaro-industriel : II, 35 1 .
Skoundine, Boris, suppliant du chef de
la section politique de la premiere
armee de cavalerie : II, 137.
Skvirski, Boris, diplomate : II. 312, 326.
Skvortsov-Stepanov : II, 295.
Slanski, Rudolf, Secretaire general du
PC tcheque : II, 440.
Slatchev, general blanc passe" aux Sovid-
liques : II, 212.
Si-avine, Iossif : n, 136, 326.
Slavine, Avrom-Levik : II, 340.
Slavinski, M. : I, 5 19 n. 49, 523 et n. 62.
Slepak, Salomon : II, 117.
Slepak, Vladimir, militant du mouvc-
mentjuif :n, 117,538.
Slianski, Efrai'm : II, 147.
Sliosberg, A. G. : I, 138.
Si.iosbkrg, G. B., avocat : I, 33 et n. 81,
154 et n. 20, 159 n. 41, 165 n. 62, 176
n. 102 et 104, 186, 201 et n. 220, 209,
210 n. 35, 227 et n.93. 272 et n.95,
273 et n. 102, 278 n. 120, 279, 296 et
n. 86, 300 n. 2, 301 et n. 6, 302 et n. 7,
304-306 et n.23 et 25, 311, 312 et
n. 40 et 42, 314 et n. 47 a 49, 316 n. 57
a 59, 318-320 et n. 69 a 71, 321 n. 75,
326 n.85, 327 et n. 88, 334 n. 113,
339 n. 131, 341 n. 138, 342 et n. 141,
343 et n. 144 et 145, 346 n. 160, 347
et n. 165, 361 et n. 203, 366 et n. 224,
367 n. 225, 371 n. 237, 379, 380 et
n. 18, 282 n.24, 283 et n. 29, 384
n. 31, 388-391 et n. 59. 392 et n. 66,
393 et n.67 a 69, 394 n. 70, 405
INDEX
601
n. 113. 442 et n. 141, 443 n. 143, 455
n. 173, 460 n. 5, 466 n. 24. 469 et
n.33, 485 n. 72, 486 et n. 73, 489
n. 77, 491. 492 n. 80, 495 n. 87, 507 et
n. 23 & 25, 5 10 ct n. 32, 529, 530 n. 10
et 12, 534 n. 28, 536 n. 33, 537 n. 35
et 36, 538 n. 38. 541 et n. 50 et 52.
543 n. 60. 548 n. 74 ; II, 11 et n. 12,
19 etn. 51,31 etn.9, 33 et n. 15,65,
282 n. 208, 564 n. 79.
SUOSBERG, Heinrich : I, 212 n.*.
Suva, le sous-lieutenant : II, 164.
Slonim, Marc : II, 213.
Sloutski, A. A., chef du Departement de
TEtranger du GUGB du NKVD : II,
315,316.
Sloutski, Boris, poete : II, 389.
Sloutski, I. : II, 274 n. 178, 277 n. 187,
286 n. 231.
Sloutskine, directeur de departement de
l'lnstitut Physico-technique : II, 351.
Smidovitch, membre du Comite 1 Executif
central : II. 280.
Smilga : II.
Smirnov : II, 504.
Smirnova, Anna Alckseicvna, grand-
mere paternelle de Ldnine : II, 84.
Smiznov, le Dr : I, 352.
Smolenskine, Perets : I, 194, 281, 282,
285; II, 21.
Smoliar. Girsh : II, 430.
Smouchkevitch, lakov, sumommc « le
general Douglas », inspecteur des
Forces armees aeriennes : II, 324-325.
Sobolev, L. : n, 381.
Sokolnikov-Brilliant, Grigori : II, 85,
136, 326.
Sokolov : II. 159.
Sokolovskaia. Alexandra : I, 396.
Sokolinski, D. M., fonde de pouvoir
regional du Gucpeou-NKVD : II, 318.
Sokolski-Grinberg, Matias, inspecteur
principal de la musique au Commissa-
riat a 1'Instruction publique : II, 290.
Souenitsyne, Alexandre : I, 369, 443,
488, 539, 540 n. 45 ; II. 42, 44-45. 53,
74, 117 n.**, 296, 304, 357, 363, 365,
366, 368-370 et n.*, 399, 513 n.*, 514,
516, 529; son pere: I, 559.
Sologoub, Fedor : I, 67 n. 2, 128 n. 55,
150 n. 6, 327 n. 89; II, 30 et n.*.
Solokov, N., D. avocat : I, 370, 379.
Solomine, Ilya, sergent : II. 389.
Solomon, G. A. : II, 43, 234 et n. 54.
Solomonov, Solomon, chef comptable
de camp : II, 366-369.
Soloveitchik, A., banquier : I, 336.
SoloveItchik, Raphael : I, 261.
Soloveitchouk, S. ; II, 182.
Soloviev, S. M. : I, 18 n. 6, 20 n. 15. 22
et n. 25, 23 n. 31, 25 n. 37, 29 n. 61,
30 n. 62, 32 n. 71 et 73, 33 n. 75, 34
n. 83, 35 n. 84 et 85, 38 n. 95.
Soloviev, Vladimir I. : I, 1 16 et n. 32.
Soloviev, Vladimir S. : I, 350-351 et
n. 179 et 181, 500, 515. 522 ; H, 17
et n. 44.
Soloviov : I, 247.
SOLOVIOV-SedoI, compositeur de chan-
sons : n, 347.
Soltz, A., assistant de Vychinski : : II,
305.
Soltz, Isaac, vice-commissairc du Com-
missariat a la Justice : H. 307, 326.
Sombart, Werner : I, 278.
Sonnenberg, Ziindel : I, 92.
Sophie Paleologue, princesse : I, 23
n.****, 25.
Sorine : I, 496.
Sorkine, Naoum : II, 136, 326.
Sorokin. Pitirim : II, 135 n. 2.
Sorokine, Ivan : II, 139.
Sosnovski, Lev : U, 249, 326.
Sotnikova, E. : II, 534 n. 41.
Soudarski, Itzkhok, membre de la
Section europdenne pr6s le Comite'
Central du PCR : II. 337.
Soudoplatov, Pavel Anatolievitch, agent
du NKVD, coorganisateur de I'assassi-
nat de Trotsky : II, 321 n. 21, 349 et
n. 135, 384 n. 41, 427.
Soukhanov, NikolaT : voir Guimmer-
Soukhanov, Nikolai.
Soukharevskaia, G. : II, 539 n. 68.
Soukhodolski : II, 63.
Soukiiomlinov, Vladimir, g6ndral russe,
ministre de la Guerre : 1, 416. 529, 555
et n.*.
Soukhotine, N. N„ g£n6ral russe : I,
263.
Soukomk, A. : II, 482 n. 16.
Soukovnlne, ancien gouverneur de
Kiev : n.
Souretz, la., diplomate : n, 312.
Sourkov, secretaire du 1'Union des
ecrivains : II, 449.
Souvorine, publiciste : I, 252, 469, 475,
549; II. 186.
602
INI5HX
Sozonov, S. R., tcrroristc : I, 276 n.**,
395.
SPBNCBR, Herbert : I, 1 86.
Spengler, Oswald : II, 207.
Speranski : I, 228.
Speranski, Michel, ministre de la lustice
d'Alexandre I" : I, 63 et n.**, 66.
Spiegelglas, Sergei, chef du ddparte-
ment exterieur du NKVD : II, 229.
Si'iKi .rein, Sabina. psychanalyste et col-
laboratrice de C. Jung : n, 372.
Srebrennikov, A. : I, 246.
Stachevski-Guirchfeld, Arthur, diplo-
mate : D, 312, 326.
Staline, Iossip Vissarionovitch Djou-
gachvili, dit : I, 148; II, 86, 91, 118,
119, 122, 123, 142, 235, 261, 288,
291-293, 297, 304, 305, 307, 308, 312,
315, 334-336, 339. 345, 352-354, 363,
379, 380, 384, 386, 391, 400, 423-444,
445, 448, 449 n.*, 461, 476 n.*, 482,
486,488,517.
Stalinski, E. : II, 385 n. 47, 388 n. 60,
391 n.69.
Stanislavski, Y : II, 278.
Stankevitch, B. V., membre du Comite'
executif : II, 47, 68 et n. 58.
Stankievitcii, Nikolai Vladimirovitch :
I, 235 et n.***.
Stefanovitch : I, 239.
Stein, Boris Efimovitch : II, 232. 312.
Stein, louri : II, 5 1 2 et n. 47.
Steinberg : II, 81.
Steinsalz, Rabbi S. : II, 18 n. 45, 19
n. 47.
Stepoun, F. A. : I, 268 ; H. 186.
Stephen, Theodore : II, 207 n. 86.
Stern. I. : H. 449 n. 12, 465 n. 83, 466
n. 85. 532 n. 33. 534 n. 44, 565 n. 82.
Sternberg, Leon : I, 250-251, 391.
Stolypine, Piotr Arkadievitch, ministre
de l'lnterieur puis Premier ministre de
Nicolas II : I. 267 n.*, 307, 330, 415.
442, 447, 448, 457, 459, 464, 467,
476, 478. 479. 481, 483-489, 493, 504
n.**, 511 n.*, 5250 527, 528, 540 n.*,
556 ; II, 36 et n.**, 102, 192, 508.
Stoutchka, du Commissariat a la
Justice : II. 101.
Strauss, Oscar : I, 386.
Stroganov. gouverneur general dc Nou-
vclle Russic : I, 151.
Stromine-StroIev, Albert : II, 229.
Struk : II, 159.
Struvu, Glcb : II, 178 n. 4, 186 n. 21.
Struve, Nikila : II, 22 n. 59.
Struve, Pierre B., redacteur de Rossia :
I, 513. 516, 517 n.43, 518 et n. 15,
519 et n.47, 521 et n. 54 ; II, 185.
187, 206, 263 etn. 135.
Sturman. Dora : II, 297, 298 n. 261.
462, 463 n. 69, 513, 518 n. 6.
Sturmer, Boris, Premier ministre, puis
ministre des Affaires etrangeres : I,
549 et n.*.
Slme.nson, Evgu^niia : II. 94.
Sun-Yat-sen : II. 117.
Sltton, Anthony : II. 59 n. 33, 115 et
n. 79, 302 et n. 3 et 4.
Svanidze, Alexandre, diplomate : II,
312.
Sverdlov, Benjamin : II, 60, 326.
Svekulov, lakov M., secretaire du
Comite central et adjoint gouveme-
mcntal de Lenine : I, 150, 470 ; II, 60,
85, 91, 93, 100, 101, 108, 135, 136,
514,562.
SvERDi.ov-pere : II, 137.
Svet, Gershom : I, 228 n. 95, 263 n. 72,
287. 392 n. 64 ; D, 13 n. 22. 183, 278
n. 189 et 192, 284 n. 219, 285 n. 222
et 225, 286 n. 228, 340 n. 99, 346
n. 125.
Sveti.ov-Nakhamkis, louri : voir
Nakhamkis-Svetlov, louri.
Svetov, Felix, dit Scheidman, ecrivain :
II, 434,511 etn. 46, 514.
Sviatloslav, prince de Kiev : I, 15 n.*,
16 et n.**, 17 n.**, 18, 19, 22 n.*.
Sviatopoi.k Iziarlavitch, prince de Po-
lovsk, puis de Tomov et de Kiev : I,
18 etn.*.
Sviatopolk-Mirski, ministre de ITnte-
rieur : I, 384.
Svirski, Grdgoire, ecrivain : II, 526.
Syrokomski : n, 459.
Syrtsov, Serguei I., president du Conseil
des commissaircs du peuple dc Russie,
membre suppldant du Bureau poli-
tique : II. 305.
Szafran, le Dr : I, 352.
TaJrov-Kornblit, A., mcttcur en scene :
H. 289.
Tal, Boris, vice-commissaire a la
Defense et chef de la Direction politi-
que de l'Arm6e rouge : II, 306, 326.
Tameri.an : I, 16.
Talmi, L., membre du CAJ : II, 439.
INDEX
603
Tanitch, Mikhail, poete-auteur de chan-
sons : II, 347.
Tankelevitch, Aron Moi'sseievitch : II,
242.
Taranovski, chef d'&at-major : II, 159.
Tarassov, paysan : I, 560.
Tarchis, Iossif Aronovitch, dit Piatnit-
ski : H, 98.
TARi.fi, E„ historien : II, 41.
Tatischev, V. N. : I, 19 et n. I! et 12
et n.*.
Tchaadaev, Petr Iakovievitch, philo-
sophe russe : n, 495.
TchaIanov, A. V., economiste : II, 293
et n.*, 330.
TchaIkovski, Nikolai' (socialiste-popu-
laire) : I, 237 ; II, 74.
Tchakovski : II, 482, 525.
Tchang-KaI-shek : II, 117.
TchapaIev, Vassili : II, 139.
Tchaplinski, procureur : I, 492 ; n, 35.
Tcheglovitov, ministre de la Justice :
II, 35.
Tchekhov, Anton Pavlovitch : II, 503,
549.
Tchemerisski, Alexandre, membre de la
Section europeenne pres le Comite
Central du PCR : II, 337.
Tcherebiak, les fils : I, 493.
Tcherebiak, Vera : I, 493, 497.
Tcherniak, A. : II, 556 n. 44.
Tchernomordikov, David : II, 290, 349.
Tchernov, Viktor Mikhai'lovitch, presi-
dent dc 1' Assemble en 1917, commis-
saire du peuple : II, 64.
Tcherny, Lion : I, 397.
Tcherny, Sacha (A. Gliksberg), humo-
riste : n, 184.
Tchernychevski : I, 242, 238 n.* ; U,
84.
Tchertkov, D. : n, 66.
Tchertok, S. : II, 397 n. 87.
Tchiguili, A. : n, 291.
Tchirikov : I, 513, 514 ; affaire - : 513,
515,516.
Tchitcherine, Georgui : n, 232, 233,
279.
Tchkheidze, Nikolai' Semionovitch,
leader menchevique, president du so-
viet : I, 553 ; H, 67.
Tchorba, medecin : I, 364.
Tchoubine, Iakov, 1" secretaire du
Comite Central de Turkemnie : n,
306, 326.
TCHOUDNOVSKI, Grigori : II, 80, 136,
155.
Tchoudnovski, Solomon : I, 241, 242.
TCHOUDNOVSKI, mathematicien : II, 530.
Tchoujak-Nassimovitch, N. : n, 66,
326.
TchoukovskaIa, Lydia K. : II, 329,
520, 540.
Tefhi : II, 179.
Teitel, J. L. : I, 178 et n. 113, 192, 193
n. 191, 306, 307 n. 26. 310, 316, 317
n.60, 319, 352 et n. 184, 442 n. 139,
500 etn. 3, 541 n. 51.
Teleguine, S. (G. Kopylov) : II, 495,
496. 499.
Telnikov, V I. : I, 21 et n. 79, 226.
Temirov, 1. E. : I, 304 n. 13, 354 n. 189.
Teouch, V. L. : H, 368, 369.
TEOUMINB, E.. membre du CAJ : II, 439.
Teper, le S.-R. : I, 426.
Ternovski, banquier : n, 261.
Terechtchenko, ministre des finances :
H, 49.
Tess : II, 349.
Tikhomirov, L. : 237, 472.
Tikhon, YBclavine, le Patriarche : n,
106, 107.
Timochenko, Scmion : II, 139.
Tioutchev, Fedor Ivanovitch, poete : II,
497.
Tioutiounik : II, 159.
Tirkova-Williams, A., membre du parti
K.D. : II.
Titus : EL
Tkatchev, Piotr Nikitich : I, 214 n.**,
238.
Tobinson-Kasnochtchekov, chef du
gouvernement de la r6gion de PEx-
treme-Orient sovidtique : II, 61.
Toller, Ernst : H, 1 14, 152, 153.
Tolstoi, Alexei Konstantinovitch : n,
381.
Tolstoi, Dimitri A., ministre de
I'lnstruction d'Alexandre U, puis de
rinterieur d'Alexandre III : I, 180,
223, 230.
Tolstoi, Leon Nikolaievitch : I, 173 et
n. 96. 208, 292, 351, 444, 445, 509 ;
n, 84.
Tomskj, Mikhail Pavlovitch, secretaire
du Conseil central des syndicats : II,
305.
Toporov, V N. : I, 17 n. 5, 18 n. 8, 24
n. 33.
Tol'khatchevski, Mikhail : II, 139, 147.
604
INDEX
Tour, les freres : II, 349.
Toukau, sdnateur : 1, 408, 421, 422 ; rap-
port - : I, 410, 413, 441 n. 135.
Tourgueniev, I van Scrguei'evitch : I, 174
n.*, 242 et n.**, 251, 252 ; II, 84.
Tourovski, Semion, chef d'ctat-major du
« Corps des Cosaques vermeils » : II,
138,326.
Toynbee, Arnold : II, 559.
Trahtenberg, G. I., premier procureur
du Senat : I, 311.
Trauberg, L„ realisateur ; II, 288, 348.
Treitschke, Heinrich von, historien : I,
349.
Trepov, D., vice-ministre de 1'InuSrieur :
I. 395 et n.****.
Trepov, general, gouverneur general de
Saint-Petersbourg : I, 406, 416.
Trepper : II, 398.
Triusser, Meir, alias Mikhail Moskvine,
adjoint de Iagoda, puis membre du
presidium du NKVD : I, 394 ; II, 66,
226,228,229, 305, 321.
TroIanovski, membre du Politburo : II,
227.
Troitski. I. M, : I, 104 n. 104, 106
n. Ill, 137 n.87, 160 n. 45, 178
n. 114. 180 n. 127, 181 n. 126, 186
n. 158, 192 n. 189, 303 n. 9, 307 n. 27,
344 n. 149. 479 n. 58, 494, 542 n. 56,
543 n. 58; II, 157 n. 47 a 49.
Trotski, Lev Davidoviieh Bronstein. dit
Trotski, Lion : I, 253, 275, 328. 329
et n. 94, 396, 407, 470 ; II, 59-61. 66.
71, 80, 81, 82 n. 92, 85, 91-93, 101 et
n.40, 115, 117, 122, 123, 126, 129,
130, 133. 135, 142, 144, 149, 164,
167, 182, 244. 287, 289, 291, 305,
315, 318, 331, 354, 354 n. 149, 509,
514, 562.
TroubetskoI, G„ prince : n, 171, 172
n. 90.
TroubetskoI. S. E. : II, 94 n. 23.
Trumpeedor, Iossif : I, 386 ; n, 53, 77.
Truman, Harry S. : II, 440.
Tsai.kovitch, Isai'e, commissaire mili-
taire : II, 138, 326.
Tsarinnik. M. : II, 333 n. 77.
Tsatskis, A. : II, 1 83.
Tsekhanovski : II. 63.
Tsesarski, Vladimir, fond6 de pouvoir
regional du Gucp£ou-NKVD : II.
Tsetune, Efim, directeur du secretariat
de Boukharine : II, 236, 326.
Tsetline, Michel (Amari) : II, 179, 185.
Tsetune, Marie : n, 179.
Tserderbaum, Julius : I, 269.
Tseretelli, Irakli Georgievitch. dirigeant
menchevik, ministre de 1'InteYieur :
n, 77.
Tsesarki, V.. chef du Departement des
Registres du GUGB du NKVD : II,
316,318.
Tsiavlovski, M. A. : II, 95 n. 25.
Tsigelman-Dymerski, L. : II, 465 n. 82,
550 n. 25. 565 n. 81.
Tsikhotski, colonel, chef de la police de
Kiev : 1,415,416, 421.
Tsipkine : I, 424.
Tsukerman, Leiser : I, 249.
Tsyroulnikov, S. : II, 23 n. 62, 24 n. 71,
90 et n. 16, 376 n. 16. 430 n. 24 et 25,
533 n. 37, 544 n. 6, 545 n. 11, 561
n.66.
Turati, Filippo : I, 251 et et n .******.
Tumerman, Leon : II. 466.
Tyrkova-Williams, Ariadna, membre
du parti Cadet : I, 461 et n. 9, 468 et
n. 32; II, 116 et n. 80, 123 et n. 103,
187, 288, 289 n. 237.
Upland, Y, poete : II, 505 et n.*.
Ufland, M. : I, 255.
Ulrjch, voisin des Azbcl : II, 126.
Unschlichte, Commissaire-adjoint a la
Marine de guerre en 1925 : II, 228,
230, 310.
Vaiman. D. : II, 1 36.
Vaiman, Naum : II, 19 n. 50.
Vainer, les freres : I, 250.
VaIs, A. : II, 406 n. 131, 407 n. 132 et
133.
Valt-Lessine, Abam : I, 251, 253, 279
etn. 123.
VaNNIKOV, Boris, commissaire du peuple
aux Munitions : II, 386.
Varchavski. A. : I, 159. 176.
Valouev, ministre de l'lnteneur
d' Alexandre II : I, 151.
Vannovski : I, 270.
Varchavski ; I, 316, 335.
Vas.sii.enko, Dr, medecin du Kremlin :
H, 99.
Vassili III, grand-prince de Moscou : II,
476 n.*.
Vassiijev, A. T, directeur du dcparte-
mcnt de la Police : II, 34.
INDEX
605
Vassiliev, le Dr : I, 364.
Vatenberg, I., membrc du CAJ : II, 439.
Vatenberg-Ostrovski, T„ membre du
CAJ : n, 439.
Vatsetis, 1. 1., chef d'&at-major : II, 230.
Vavelberg : I, 336.
Veller, Moi'se : I, 25 1 .
Venguerov, S., critique : I, 188.
Veni amine, le mdtropolite : II.
Verevkine, Matthieu : I, 27.
Vergelis : II, 525.
Verite. I. : II. 349.
Verkhovski, Girshfeld-Stachevski, dit,
chef dc l'agence de renseignement du
Front de 1'ouest : II, 61.
Vernadski, Vladimir I., fondateur du
parti Cadet et dc Tlnstitut du radium a
Leningrad, acadtimicien : II, 224, 225
n. 25, 332 n. 74.
Vernatski, M. : I, 335.
Vertov, Dziga, realisateur : II, 287, 347.
Veselovski, Abram : I, 30.
Veselovski, Isaac, diplomate : I, 30, 34.
Vesnik, Iakov, dircctcur du combinat
siderurgique de Krivoi Rog : II, 309,
325.
Vetlouguine, A. : I, 397 n. 78.
Viazemski, les princes : I, 352.
Viazf.mski, Petr Andreievitch, poctc :
D, 495.
Vichniak. Mark, S.-R., membre dirigeant
des Sovremennye zapiski : II, 74, 1 82,
183, 185, 197,386, 387 n. 52.
Vichnitser, M. L. : I, 388 n. 45.
Victoria, reine de Grande-Brctagnc et
d"Irlande, imperatrice des Indes :
I, 142.
Victorov, dit Zlotchevski, ecrivain :
D, 434.
ViLBOUCHEvrrcH, Maria : I, 276.
Vilenkine, Alexandre Abramovitch :
II, 125.
Vilenkine, G. A. : I, 382.
Vinaver, Maxime : n, 32, 33, 51, 55, 64,
78, 184, 186.
Vinaver, Rosa Georguievna : 32, 33
n. 13.
Viner, J. : II, 555 n. 40.
Vinisttchenko : II, 156, 158, 167.
Vinnitski, Moi'se, dit « Michka le
Jap' >» : n, 138, 147, 172.
Vinogradov, Dr V. : II, 441.
Vipper, procureur : I, 493, 494, 497 ; II,
35.
Vipper, R„ professeur d'histoire medi£-
vale : I, 497.
Vissarionov : I, 312.
Vissn. Rut : H, 23 n. 65.
Vitkovski, D. P., detenu du Goulag : II,
319,364.
Vivrt-RE : I, 30.
Vizner, Ignacc, tchdkiste : II, 143.
Vladimir, saint : I, 17 et n.** ; II, 296.
Vladimir Monomaque : I, 18-19, 22.
Vladimir Alexandrovitch, grand-due,
fitre d'AIexandre 111 : I, 212, 261 et
n.**, 395.
Vladimirski, M., directeur de la Com-
mission de revision du Comite'
Central : II, 101,306.
Vi.adimirova, Lia : II. 538.
Vladimirov-Cheinfinkel, Miron : II,
97, 236.
Vladislav, roi polonais : I, 28 et n*.
Vladislav J agellon, roi de Pologne : I,
36.
VoIkov, P. L., bolchevique : II. 101, 212.
VoiTiNSKi, emissairc du Comite' exdeutif :
n, 74.
Voline, V. : II, 487 n. 22.
Voline-Eichenbaum, Vsevolod : II, 62.
Voline-Fradkine, B. M., chef du
Glavlit : II, 349.
Volkov-Mouromtsf.v, N. V : I, 304
n. 12317 n. 61.
Volkovysski, N., correspondant berli-
nois dc Segodnia : II, 182. 183.
Volodarski, V : U, 60. 91, 108, 136.
Volokolamsk, Joseph de : I, 22.
Volpe, Abram, directeur du Service de
I'administration et la mobilisation dc
1'Armec rouge : II, 314.
Volynets : II, 159.
Vorochilov, Kliment Efremovitch,
marshal : II. 139, 289, 308, 324, 427,
432, 448, 562.
Voronel, Alexandre, d6tenu du Goulag :
I, 512 n. 35, 526 n. 3 ; II, 10 n. 3, 23
n.63 et 66, 24 n.70, 26 n. 79, 27
n. 83, 28 n. 84, 297 et n. 259, 303 n. 5,
360 ct n. 3, 391 n. 70, 468, 483, 518
n. 4, 520 n. 10, 531 n. 30, 535 et n. 49,
536 n.52, 537 n. 56, 556 et n.43,
559 n. 58.
Voronel, Nina : n, 27 n. 82.
Vorontsov, M., comte : I, 144.
Vorovski : n, 108.
Voskov; Semion : n, 97.
Vostokov, archipretre : II.
606
INDEX
Voul, Leonid, « directeur » de la milice
deMoscou : II, 229,318, 320.
Vovsi, DrM. : II, 441.
Voznitsyne, capitainc dc rarmce impd-
riale : I, 108,
Vychinski, Andrei Ianouarevitch, procu-
reur general : II . 305.
Vyroubova, Anna, demoiselle d'hon-
neur d'Alix de Hesse, impdralrice de
Russie : I, 547 et n.*.
Vysotski, V., marchand dc the" ; II, 185.
Vyssotski, grand-pere des freres Gotz :
I, 267.
Wagner, Richard : I, 349.
Waldheim, Kurt, secretaire general de
l'ONU : H, 528.
Warburg, les : I, 336.
Warburg, Paul, banquier : II, 264.
Wartburg, M. : I, 284, 290 n. 32 ; II,
18.
Weber, colonel : I, 320.
Weil, Louis, avocat : I, 93.
Weinbaum, M., redacteur en chef de
Novoe rousskoe slovo : II, 1 86.
Weininger, Otto : I, 291.
Weinreich : I, 45 1 .
Weinstock, la., chef du Departement des
Prisons du GUGB du NKVD : II,
316, 320.
EINSTEIN, Aron Isaakievitch (Rakhmicl),
membre du Bund, niembre du
directoire du Commissariat aux Finan-
ces d'URSS : D, 66, 118, 120, 236,
325.
Weinstein, Semion : II, 120.
Weinstein, G. E. : I, 466.
Weisberg, directeur de departement de
I'lnstitut Physico-technique : II, 351.
Weisman, Meer : I, 360.
Weisskopf, M. : n, 507 n. 37.
Weitsblit, Ilya, d6mographe : II, 342.
Weitser, Izrail la., Commissaire du
peuple aux Sovkho/.es : II, 307, 325.
Wetzman, Chaim : n, 384.
Wilson, Thomas Woodrow, president
des Etats-Unis : I, 484, 539.
Winaver, Maxime Moi'sseievitch, avo-
cat : I, 309 et n.**, 361, 372. 383, 388,
389, 391, 460, 462, 506, 519. 523.
Witte, Serguei Ioulievitch : I, 263, 381
et n. 22, 283 et n. 28, 386 et n. 41, 387
et n.43. 405, 406. 407 n. 115, 432,
446, 455, 460, 468, 471 et n. 40, 475
et n. 46, 527.
Wittenberg, Solomon : I, 254.
Wolf, chef de la premiere section dc la
construction du Belomor : II, 364.
Wolf, Konrad. realisateur : II, 348.
Wolf, Markus, espion sovietique : II,
348.
Wolf, M. M., membre du college du
Commissariat a l'Agriculture : II, 308.
Woi.fson, M : II, 349.
Wolfson, Zeev : voir Komarov, B.
Wolpe. Abram : II, 325.
Woolf. Lucine : I, 389.
Wrangel, Piotr Nikolai'evitch, comte de,
general, adjoint puis successeur de
Dcnikine : I, 555 ; II, 141, 161, 170,
171 ;armee-: I. 444.
Wrangel, Vostokov, archipretre : II,
170.
Youzefovitch, I., membre du CAJ : II,
439.
Zadov-Zinkovski, Leon, chef du Contre-
espionnage de Makhno : II, 159, 320.
Zagorski, V. : II, 95.
ZaItsev : I, 490, 492 ; les - : I, 176.
Zak, A. 1. : I. 176, 336.
Zak, lakov, musicicn : II, 346, 525.
Zakharine, G. A., professeur de mede-
cine : I, 157.
Zakmakov-Meier, Lev, tchgkiste : II,
320.
Zakovski, L. M„ membre du NKVD :
n, 315.
Zaks, Samuel, beau-frere de Zinovicv :
II, 94, 325.
Zalchoupine, M., collaborateur de
Poslednie novosti : II, 184.
Zaline-Levine, Lev B.. fonde de pouvoir
regional du Guepcou-NKVD : II, 229,
315,318, 320.
Zalkind, Ivan : II, 61.
Zalkind, le Dr : I, 377.
Zai.kind-Zf.mliatchka, Rosalia : II, 95,
152.
Zai.kine, I. : D, 91.
Zalpeter, A., chef du Departement ope-
rational du gugb du NKVD : II, 316,
320.
INDPX
607
Zaltsman, Isaac, commissaire du peuple
a 1' Industrie dcs blindes : II, 386.
Zamyslovski, deput6 : I, 476 ; II, 35 et
n.****.
Zangwill, Zinovi : n, 237, 325.
Zangwill, Israel : I, 297.
Zantchevski, recteur : I, 426.
Zarki, A., realisateur : II, 348.
ZarolbejnyI, M. : II, 231 n.47, 234,
235 el n. 57.
Zaroldny, A., avocal : I, 361, 362, 366.
370, 379, 494.
Zaslavski, David O. : I. 470: II. 43
n. 39, 119,296, 349,439.
Zassoulitch, Vera Ivanovna : I. 261,
308 et n.*.
Zavadski. S. V., senatcur : I, 552 et n. 83.
Zavarsine. P. P. : I, 368 n. 230.
Zeev, VI. : II. 514 n. 51.
Zeldovttch, academicien : II. 485.
Zelenine, Dr V. : II, 441.
Zelenski, Isaac, secretaire pour I'Asie
centrale : II, 95, 97, 309, 325.
Zeleny : II, 159.
Zeukman, fondc de pouvoir regional du
Guepeou-NKVD : II, 318, 320.
Zelikson-Bourovskaia, Cecile, chef du
deparlement militaire du comitd mos-
covite du parti communistc russe : II,
138.
Zemliatchka, Rosalia, vicc-presidente
du Sovnarkom : II, 305. 353.
Zilberberg, L. : I, 394.
Zilbermints, Veniamiiie, geochimiste el
mineralogiste : II, 329.
Zinoviev, Grigori levsei'evitch Rado-
mylski. dit : II, 43, 71, 85, 91, 94. 101.
124, 126, 144, 149. 226. 229. 291,
323, 325,331,509.
Zion, etudiant : I, 396.
Zisman, Abraham : I, 533.
Zisman, Abram, ingenieur, ddtenu dans
un camp : n, 361 et n. 5.
Ziv, G. A., socialiste : I, 538 et n. 39.
Ziv, V. eeonomiste, collaborates de
Segodnia : II, 183.
Zlatopolski, les frercs Leon et Savcli :
I, 254.
Zola, femile : I, 252.
ZONDfiu-viTCH, A., tetTorisle : I. 236,
254.
Zorine-Gomberg, S., secretaire du
Comite 1 regional du parti (Petrograd) :
II, 226, 325.
ZoRiTCit, favori de Catherine II : I, 50.
ZOSIME, archimandrite : I, 23-25.
ZOTOV, N. : I, 255.
Zoubatov, Scrguei Vassilievitch, chef de
la police secrete : I, 276 et n.*, 395
el n.*.
Zouhov, Valcrien. comte : I, 63.
ZoundelEvitch, Aron : I. 249, 251. 252 ;
II, 59.
Zoundelevitch, I : II, 298 n. 262.
Zourabov : n. 94.
Zouskine, membre du CAJ : II, 433,
439.
Zousmanovitch, Grigori : II, 97.
ZVESMTCH, P. : II, 182.
Zvirine, Jacob : I, 259.
ZWEIG, Arnold : II, 298.
Zweig, Stefan : I, 287 et n. 21, 288 et
n. 23 ; II, 25. 26 et n. 76.
Zwilling, Samuel : II, 96.
TABLE
Mentions abrggees des principales sources citees en notes
par I'auteur 7
Tentative de clarification 9
13. Dans la revolution de fevrier 29
14. Anl'anl917 49
15. Aux cotes des Bolcheviks 83
16. Dans la guerre civile 133
17. Dans Immigration entre les deux guerres 177
18. Les annees vingt 235
19. Dans les annees trente 301
20. Dans les camps du goulag 357
21. Dans la guerre avec l'Allemagne 371
22. De la fin de la guerre a la mort de Staline 423
23. Jusqu' a la guerre des Six Jours 445
24. En rupture avec le bolchevisme 471
25. Quand les accusations se retournent contre la Russie 493
26. D6but de l'exode 517
27. De 1' assimilation 543
Postace de I'auteur 567
Index 569
Composition et mise en pages re'alise'es
par Etmnne Composition
a Montrouge
Impression realisee stir CAMERON par
BRODARDETTAUPIN
La Fleche
pour le compte des Editions Fayard
en aout 2003
Imprime en France
Depot legal : septembre 2003
N° d'edition : 3 1727 - N° d'impression : 20225
ISBN: 2-213-61518-7
35-57-1718-2/01
Le second et dernier volume de l'etude considerable
d'Alexandre Soljenitsyne sur les relations entre Juifs et Russes est
consacre a la periode sovietique de 1917a 1972.
Sur treize chapitres, il expose et analyse successivement la part
prise par les Juifs de Russie a la revolution de Fevrier, puis a celle
d'Ociobre aux cotes des bolcheviks, puis a la guerre civile et aux
evenements dramatiques des annees 20 et 30 ; il se penche sur le
dossier douloureux et jusque-la « intcrdit » de la participation de
certains, trop nombreux, a l'appareil repressif sovietique et a l'admi-
nistration du Goulag, sans omettre d'aborder egalement, pour finir,
les consequences du pacte germano-sovietique, puis de la « Grande
Guerre patriotique », et l'essor de rantisemitisme stalinien a la fin
des annees 40. A la suite de la guerre des Six jours et de la politique
indecise du gouvernement sovietique, la communaute juive d'URSS
se detache de plus en plus du communisme, mais, parallelement,
rejette la faute de I'echec de la revolution sur les specificites de
I'histoire et du caractere des Russes. Les deux derniers chapitres
sont consacres, d'une part, au debut de I'exode a destination d'Israel
ou de l'Occident, d'autre part, aux problemes de rassimilation de
ceux qui restent.
Si l'auteur arrete son analyse en 1972, c'est qu'avec la liberie de
mouvemcnt recouvree, les Juifs ne se trouvent plus astreints a vivre
en Russie : desormais, les rapports entre les deux communautes se
situent dans une perspective nouvelle.
La methode suivic est identique a celle du premier volume.
Soljenitsyne s'appuie principalement et parfois meme quasi exclu-
sivement sur les sources juives et offre un tableau aussi precis que
contraste des penodes etudiees. Une veritable somme, la premiere
du genre, qui, vu son ampleur, pourrait bien etre reconnue comme
definitive.
Prix Nobel de lilleralure, reinstalle en Russie apres un exit de mngl
ans, l'auteur du Premier Cercle et du Pavilion des canccrcux, apres
avoir boucle ses deux enlreprises lilleraires geantes, LArchipel du
Goulag el La Roue rouge (six lomes sur huil deja publiis en trance) et
tout en poursuivant la redaction de ses memoires (deux volets publies, sans
doute encore deux a venir), a renoue depuis peu avec le genre court -,
notamment avec Deux Recits de guerre - ainsi qu'avec I'histoire et la
critique lilleraires.
l*on Ifouky |dflwt6me a gouchcl
35-1718-2 IX-2003 inspe<* lei K»jp«i6 Mokou, 1918.
29 € prix TTC France © Benmorai/Coitm.
9"782213"615189